Social-démocratie
La social-démocratie désigne à l'origine un courant du socialisme, plutôt dominé par la vision marxiste et par l'objectif d'une révolution instaurant une république socialiste. Au début du 20e siècle, ce courant a une influence de masse dans la classe ouvrière et les syndicats, en Allemagne et dans de nombreux pays impérialistes, avec la Deuxième internationale. Mais derrière les mots d'ordre officiels, la pratique des cadres social-démocrates est de plus en plus opportuniste vis-à-vis des bourgeoisies et des États en place.
Après la première guerre mondiale et la révolution russe de 1917, le mouvement se sépare en deux, l'aile gauche prenant la dénomination de communistes.
La social-démocratie continue pendant des décennies à se dire officiellement pour une révolution, tout en justifiant que le moment n'est jamais venu. Dans la pratique, les partis social-démocrates accèdent de plus en plus souvent au pouvoir, et mènent des politiques capitalistes teintées de quelques réformes sociales. A partir du tournant néolibéral et plus encore avec la fin du bloc de l'Est, ces partis ont abandonné toute référence à la lutte de classe. Aujourd'hui, ces partis font tout autant passer des mesures pro-capitalistes (privatisations, dérégulation, précarisation du travail...) que les partis bourgeois traditionnels. Lorsqu'ils promettent des mesures sociales, c'est toujours via des mécanismes de marché (« social-libéralisme »). Le vote ouvrier en faveur de ces partis a fini par quasiment disparaître, si bien que beaucoup de marxistes considèrent que ces partis ont cessé d'être des partis ouvriers réformistes et sont devenus des partis bourgeois vaguement de gauche (ils sont, dans le discours, plus en faveur des droits démocratiques, du féminisme, etc.).
1 Historique[modifier | modifier le wikicode]
Le terme de social-démocratie est proche de celui de socialisme[1]. Le terme de socialisme est plus ancien et plus général. Le terme de social-démocratie a un moment plutôt désigné un courant marxiste, ouvrier et révolutionnaire du socialisme (par oppositions à d'autres courants utopistes par exemple), pour, ironiquement, finir par désigner aujourd'hui un courant quasiment étranger au socialisme et au mouvement ouvrier.
1.1 Premières utilisations du terme[modifier | modifier le wikicode]
Vers le milieu du 19e siècle, Karl Marx emploie parfois le terme de social-démocratie, comme un néologisme, et de façon critique.
Dans les révolutions européennes de 1848, les mouvements visent avant tout des revendications nationales et démocratiques, mais les idées socialistes sont en plein essor. En France en particulier, les républicains de gauche sont appelés « démocrates-socialistes ». Ce courant s'opposait au courant républicain majoritaire, bourgeois et libéral, qui voulait se limiter à des mesures de démocratie politique (surtout l'instauration du suffrage universel)[2]. Mais malgré ses bons sentiments pour l'amélioration de la condition ouvrière, ce courant est dominé par la petite-bourgeoisie. Marx décrit ainsi le contexte de l'époque : « une coalition entre petits-bourgeois et ouvriers [...] enleva aux revendications sociales du prolétariat leur pointe révolutionnaire et [...] leur donna une tournure démocratique. On enleva aux revendications démocratiques de la petite-bourgeoisie leur forme purement politique et on fit ressortir leur pointe socialiste. C’est ainsi que fut créée la social-démocratie. »[3]
Dans ses textes de l'époque, Marx parlait de « la démocratie » pour désigner non pas le concept mais le courant petit-bourgeois qui était porteur d'idées démocratiques-populaires un peu confuses. Quand il parle de « social-démocratie » il est tout aussi critique, considérant que le vernis social ne fait que masquer la confusion politique des petit-bourgeois. Par exemple, leur combat dans la Ligue des communistes était de promouvoir une vision matérialiste du socialisme, qu'ils appelaient communisme. Lorsque la période révolutionnaire se referme, une minorité de la Ligue veut s'entêter à préparer des insurrections vouées à l'échec. Marx et Engels estiment que leur ligne aventuriste et opportuniste les éloigne des positions du Manifeste : « les conceptions qu'ils expriment en ce moment [sont] anticommunistes et peuvent, à la rigueur, être appelées social-démocrates. »[4]
1.2 Première internationale[modifier | modifier le wikicode]
Durant les décennies suivantes, le mouvement socialiste, réprimé en Europe continentale après la fin du Printemps des peuples, se reconstitue progressivement, mais n'est pas unifié idéologiquement. Pour Marx et Engels, la priorité est d'aider à l'émergence d'un mouvement ouvrier solide, car ses victoires permettront de renforcer sa confiance de classe bien mieux que plusieurs sectes socialistes séparées. Ils se consacrent donc à l'Association internationale des travailleurs, fondée en 1864. Cette structure large qui restera connue comme la Première internationale, était de nature hybride entre parti et syndicat, et regroupaient des militant·es ouvrier·ères sans exiger d'adhésion à une doctrine précise.
Cependant, au fur et à mesure que se posaient des questions politiques concrètes, des prises de position devaient être actées, ce qui conduisait à des débats entre courants et à des évolutions. Les partisans du mutuellisme de Proudhon sont mis en minorité par les « collectivistes » (Marx et Bakounine).
Les proudhoniens se trouvaient plutôt parmi les milieux « ouvriers-artisans » (France, Suisse, Espagne...), qui passeront progressivement aux idées de Bakounine. Les partisans de Marx se trouvaient plutôt en Allemagne et parmi les émigrés allemands, et minoritairement en France.
Au Royaume-Uni, après le reflux du chartisme, le mouvement ouvrier se dote de syndicats plus forts, unis dans le Trades Union Congress (1868), mais assez éloignés du socialisme.
Après la répression de la Commune en 1871, se déchire entre marxistes et bakouninistes. C'est à partir de ce moment que ces derniers vont se désigner comme « socialistes anti-autoritaires », puis anarchistes.
1.3 Essor de la social-démocratie allemande[modifier | modifier le wikicode]
En parallèle, un mouvement ouvrier socialiste se développe en Allemagne. L'Association générale des travailleurs allemands (ADAV), est fondée en 1863 par Lassalle. Mais ce dernier vire très vite à l'opportunisme, en promouvant un socialisme d'État réalisé, non par la révolution, mais en coopération le gouvernement de Bismarck.
A la fin des années 1860, August Bebel et Wilhelm Liebknecht, qui sont convaincus par le marxisme, cherchent à construire un « grand parti ouvrier révolutionnaire ». Pour cela, ils militent dans un regroupement d'associations ouvrières (la VDAV) non alignées sur Lassalle. Ils poussent pour qu'elles soient indépendantes des forces bourgeoises et petite-bourgeoises (comme le Parti populaire), et s'inscrivent dans l'Internationale.
En août 1869 est créé, lors du congrès de la Fédération à Eisenach, le Parti ouvrier social-démocrate (Sozialdemokratische Arbeiterpartei, SDAP). Par la suite, en Allemagne, en Autriche et en Europe du Nord, c'est ce terme de social-démocratie qui sera majoritairement utilisé par les partis socialistes qui se constituent.
Wilhelm Liebknecht, un des leaders du SDAP, expliquait qu'ils employaient le terme de social-démocratie pour se distinguer des démocrates (bourgeois) qui avaient trahi bien trop souvent les révolutions, et qui ne voulaient pas de l'égalité économique (condition de l'égalité politique). « La social-démocratie est donc la démocratie réelle. »[5]
En 1875, les mouvements socialistes allemands, objets de diverses poursuites de la part des autorités de l'Empire allemand, fusionnent lors d'un congrès à Gotha, formant le Parti socialiste ouvrier d'Allemagne. Le programme adopté lors de l'absorption de l'ADAV par le SDAP est un texte de compromis d'inspiration marxiste, mais faisant une large place aux idées lassalliennes. Marx et Engels avaient poussé pour cette fusion, mais se montrent mécontents de ce programme, qui leur paraît opportuniste et antiscientifique. Marx rédige à cette occasion la Critique du programme de Gotha, texte connu à l'époque de quelques initiés seulement et dans lequel il dénonce les idées lassalliennes et affine la notion de dictature révolutionnaire du prolétariat.
En 1878, Bismarck fait voter une loi d'exception contre les sociaux-démocrates, qui restreint leurs activités sans leur interdire de faire élire des députés au Reichstag et d'y siéger. Après la fin de cette législation et le départ de Bismarck en 1890, les syndicats se développent en Allemagne ; le parti allemand, qui prend en 1890 son nom définitif de Parti social-démocrate d'Allemagne (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD), apparaît bientôt comme le modèle des autres partis européens.
La social-démocratie se définit alors comme une alliance étroite formée par le parti politique socialiste et les syndicats pour constituer une expression politique du mouvement ouvrier, uni pour obtenir des réformes socialistes et à terme mener la révolution socialiste, l'abolition du salariat[5]. La social-démocratie allemande se caractérise par la constitution d'un vaste réseau d'organisations parallèles - coopératives de consommation, sociétés d'éducation... - qui font bientôt figure de « contre-société » ouvrière dans l'Empire allemand. Sur le plan idéologique, les restes d'idées lassaliennes régressent, jusqu'à ce que le marxisme devienne hégémonique. Engels assure, après la mort de Marx en 1883 et jusqu'à son propre décès en 1895, une sorte de protection paternelle et intellectuelle aux socialistes allemands. Il écrivait en 1894, à propos de textes publiés en 1871-1875 :
« On remarquera que dans tous ces essais, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie pas de social-démocrate, mais de ‘communiste’. Ceci parce qu’alors, dans différents pays, des gens s’appelaient ‘sociaux-démocrates’, qui n’avaient en aucune façon inscrit sur leurs drapeaux l’appropriation par la société de l’ensemble des moyens de production. […] Pour Marx comme pour moi, il était tout à fait impossible de choisir une expression aussi élastique, pour exprimer notre point de vue particulier. Aujourd’hui, il en va autrement et ainsi le terme peut passer, bien qu’il reste impropre pour un parti dont le programme économique n’est pas simplement socialiste en général, mais directement communiste et dont le but politique final est de surmonter l’État dans sa totalité, et donc aussi la démocratie »[6]
Le SPD réalise des progrès électoraux constants : en 1912, le parti compte plus d'un million d'adhérents et devient le premier parti du Reichstag, avec 35 % des suffrages et 110 députés.
L'historien Michel Winock définit la social-démocratie, telle qu'elle apparaît avec le « modèle allemand » comme « une contre-société ouverte » fondée sur « un profond enracinement dans la classe laborieuse, lequel s'opère grâce à l'alliance, l'osmose ou simplement l'articulation entre parti et syndicat »[7].
1.4 Deuxième internationale[modifier | modifier le wikicode]
Divers partis directement inspirés du modèle allemand apparaissent en Europe à la fin du 19e siècle, utilisant ou non l'appellation social-démocrate mais s'employant à reproduire une organisation comparable[8]. La plupart des organisations socialistes étaient alors influencées par le marxisme, même si la référence était souvent plus officialisée dans les partis qui se dénommaient social-démocrates.
En 1889, des délégués de ces différents partis socialistes européens s'unissent pour fonder une deuxième internationale, qui sera appelée « Internationale ouvrière » ou « Internationale socialiste ». L'internationale était de fait dominée moralement par la social-démocratie, même si elle n'était pas centralisée (elle n'avait pas de réel pouvoir sur les partis membres).
La social-démocratie de type allemand s'implante tout particulièrement en Autriche-Hongrie et en Scandinavie. Le Parti social-démocrate d'Autriche (SPÖ) se distingue par la vitalité de sa réflexion sur la théorie marxiste, donnant naissance au courant connu sous le nom d'austromarxisme, qui se distingue par une réhabilitation de l'idée de nation[9]. La Suède se signale comme dans le cas de la social-démocratie allemande par une forte complémentarité, voire une osmose, entre le Parti social-démocrate suédois des travailleurs et la Confédération des syndicats suédois. Cependant, dès sa création, le mouvement social-démocrate suédois s'écarte de la tradition marxiste en rejetant toute idée de révolution violente : si la référence marxiste est présente, elle demeure ensuite lettre morte[10].
Au Royaume-Uni, ce sont les syndicats qui créent en 1900 un parti pour les représenter au parlement, le Parti travailliste (le Labour). Celui-ci est d'emblée réformiste, se limitant à une fonction de lobbying pour les intérêts ouvriers dans le cadre du capitalisme, même si une minorité socialiste révolutionnaire assez marginale existe en son sein.[11] Le Labour fera cependant partie de l'Internationale. En Australie, la trajectoire sera très similaire.[12]
En France, le mouvement socialiste était très divisé. Un des premiers partis fut le Parti ouvrier français de Guesde et Lafargue, qui se revendiquait marxiste. Il était cependant loin d'être hégémonique, face aux autres courants socialistes (Brousse, Allemane, Jaurès...), et face à la CGT qui était alors dominée par un courant syndicaliste révolutionnaire méfiant vis-à-vis de ces « sectes » socialistes. Les socialistes finissent par s'unifier en 1905 dans un parti, qui prend le nom de Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) pour marquer son internationalisme. La SFIO est cependant d'emblée un parti réformiste, avec peu de solidité sur ses principes.
1.5 Evolution vers le réformisme[modifier | modifier le wikicode]
1.5.1 Les facteurs structurels[modifier | modifier le wikicode]
Si le phare de l'Internationale était le SPD allemand, parti qui semblait à la fois puissant et ferme sur ses principes, la réalité était cependant moins reluisante.
Employant de nombreux permanents, les syndicats allemands et le SPD ont un fonctionnement de moins en moins démocratique et toujours plus bureaucratique. Leurs succès les rendent conservateurs : les dirigeants syndicaux freinent les grèves et cogèrent de plus en plus pacifiquement avec le patronat, les députés (qui sont pour la plupart des petit-bourgeois ou des chefs syndicaux) cherchent de plus en plus à se montrer « respectables et raisonnables » face aux partis bourgeois et à l'État.
L'institutionnalisation de la social-démocratie fait apparaître un goufre de plus en plus flagrant entre le discours officiellement révolutionnaire une pratique politique de plus en plus réformiste.
Les mêmes facteurs structurels jouent à des degrés divers dans les autres pays, y compris hors de l'Internationale. Par exemple en France, la pratique réformiste progresse dans la CGT malgré sa direction officiellement syndicaliste révolutionnaire.
En Angleterre ce sont les syndicats qui créent le Labour, tandis qu'en Allemagne ce sont les militants social-démocrates qui ont créé les syndicats. L'idéologie était donc plus forte dans les syndicats allemands. Cependant l'impact de cette différence de conditions initiales allait en diminuant. Les syndicats allemands, devenant beaucoup plus massifs que le SPD, ont vite obtenu une autonomie de fait, qu'ils utilisaient pour mener une politique de collaboration de classe de plus en plus poussée. La tendance à la constitution d'une aristocratie du travail, qui avait été plus précoce dans l'Angleterre pionnière de la révolution industrielle, gagnait tous les pays.
1.5.2 La « querelle réformiste »[modifier | modifier le wikicode]
Le premier à chercher à résoudre cette contradiction entre théorie et pratique fut Eduard Bernstein. Ce théoricien du SPD qui fut exécuteur testamentaire d'Engels, publie une série d'articles « révisionnistes » entre 1896 et 1898. Il constate que le capitalisme ne semble plus subir de grande crise et en déduit que l'hypothèse stratégique de la « catastrophe » débouchant sur la révolution ne tient plus. A la place, il soutient qu'il faut seulement poursuivre la conquête de réformes démocratiques et sociales, et que l'État n'est plus à conquérir, mais à « libérer » de son contenu de classe. Il ajoute que la social-démocratie doit cesser de se penser comme le parti du prolétariat pour devenir un vaste parti populaire et démocratique englobant les classes moyennes.
Ces thèses sont vivement combattues par les dirigeants du parti, comme August Bebel et Karl Kautsky, qui sont vus comme des marxistes orthodoxes. Bebel déclare alors : « Je ne tolérerai pas qu'on brise la colonne vertébrale de la social-démocratie, qu'on remplace son principe : la lutte de classe contre les classes possédantes et contre le pouvoir d'État, par une tactique boiteuse et par la poursuite exclusive de buts soi-disant pratiques ». La tendance de Bernstein est mise en minorité en 1899, mais sa défaite n'est qu'une apparence. Kautsky prône le maintien de la ligne « révolutionnaire », mais donne un sens très édulcoré et non violent au terme de révolution[13],[14]. Comme un dirigeant syndical le dit à Bernstein, ces choses là se pratiquent, mais il ne faut pas le dire. Bernstein avait trop d'avance, mais ce qu'il théorisait - avec une certaine honnêteté - allait plus tard devenir la politique officielle de la social-démocratie pendant la plupart du 20e siècle.
Une des premières à critiquer radicalement les conceptions de Bernstein au nom d'une analyse révolutionnaire actualisée fut Rosa Luxemburg. Militante de la social-démocratie polonaise et allemande, elle fut particulièrement attentive aux grèves de masse et à leur rôle essentiel pour que la conscience de classe fasse des sauts qualitatifs. Elle souligna que l'organisation (appareil des partis / syndicats), tout en reflétant le progrès de la conscience, pouvait finir par jouer un rôle conservateur face aux actions spontanées des masses. Dans la plupart des autres partis de l'Internationale, il y avait des courants qui exprimaient d'une façon ou d'une autre des idées réformistes proches (Jaurès en France, Turati en Italie...). Mais l'impact fut majeur en Allemagne car le SPD était le parti de loin le plus massif et semblait unifié derrière une doctrine, le marxisme.
1.5.3 Particularité de la social-démocratie russe[modifier | modifier le wikicode]
Dans l'Empire russe, le marxisme a un fort succès dans l'intelligentsia, et un Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) est créé. Mais le régime tsariste impose des conditions de militantisme très difficiles, et le parti est condamné à la clandestinité, ce qui ne laisse pas d'autre option qu'une position révolutionnaire. La situation évolue un peu suite à la révolution avortée de 1905 : de maigres possibilités d'expression légales sont concédées, et une partie de la tendance menchévik mise tout là dessus, tournant le dos à l'activité révolutionnaire. Pour cette raison, le clivage entre réformistes et révolutionnaires débouche sur deux organisations bien distinctes (la scission est actée en 1912 à l'initiative des bolchéviks de Lénine).
Il faut toutefois avoir en tête qu'à cette époque, aussi bien menchéviks que bolchéviks pensent que le clivage est spécifique à la Russie. Lénine pense que le SPD est révolutionnaire, et il répétera à plusieurs reprises : « Où et quand ai-je prétendu avoir créé un courant particulier quelconque de la social-démocratie internationale, distinct du courant de Bebel et de Kautsky ? »[15]. Chliapnikov témoigne que, dans leur propagande auprès des ouvriers, les bolcheviks faisaient des social-démocrates allemands leurs modèles. Piatnitski a décrit ses sentiments admiratifs de bolchevik émigré devant le fonctionnement de l'organisation social-démocrate allemande, et comment il était choqué quand il entendait des critiques formulées en privé lui contre tel ou tel aspect de sa politique. La rancœur des bolcheviks sera d'autant plus vive après août 1914, lorsqu'ils devront revenir sur leur appréciation du courant Bebel-Kautsky et admettre que Luxembourg, en qui Lénine verra alors la « représentante du marxisme le plus authentique », avait eu raison contre eux sur ce point.
Avant cette date, même si Lénine était de fait proche de Luxemburg, les divergences entre eux étaient nombreuses et ils ne se percevaient pas du tout comme incarnant ensemble une fraction révolutionnaire dans la social-démocratie internationale. Seule l'analyse historique rétrospective permet de les regrouper comme un courant distinct du centrisme de Bebel et Kautsky.
1.5.4 La rupture de la guerre de 1914 et de la révolution d'Octobre[modifier | modifier le wikicode]
L'évolution réformiste du SPD s'accentue en 1913, lorsque Friedrich Ebert prend la tête du parti. Une tendance d'extrême gauche, menée notamment par Luxemburg, Zetkin et Karl Liebknecht (fils de Wilhelm), se développe cependant au sein du parti, en estimant que le parti peut être redressé.
La Première Guerre mondiale va être le détonateur et le révélateur des profondes divergences qui s'étaient accumulées dans la social-démocratie de la Deuxième internationale. Les partis socialistes se rangent dans leur majorité à la politique d'Union sacrée, soutenant l'engagement guerrier de leurs gouvernements respectifs, voire participant au pouvoir dans ce contexte. L'Internationale cesse de fait d'exister pendant les hostilités, à l'exception de quelques efforts de coordination de la gauche (Zimmerwald, Kienthal...).
Les socialistes et sociaux-démocrates pacifistes sont minoritaires ; une autre tendance, représentée notamment par Lénine, prône un « défaitisme révolutionnaire » qui conduirait les partis socialistes à souhaiter la défaite de leur propre gouvernement, le conflit étant l'occasion d'amener à la révolution prolétarienne. Si la ligne de Lénine demeure minoritaire, l'opposition à la guerre gagne du terrain à mesure que dure un conflit particulièrement meurtrier : les sociaux-démocrates allemands se divisent et les pacifistes, exclus, fondent le Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne (USPD) au sein duquel l'extrême-gauche constitue une tendance autonome, la Ligue Spartacus[16],[17],[18].
La chute de l'Empire russe en 1917 lors de la révolution de Février bouleverse la situation politique européenne. La lutte de classe ne fait que s'accentuer dans le pays et les social-démocrates russes se divisent plus que jamais : les menchéviks finissent par se discréditer totalement en soutenant le gouvernement provisoire qui maintient la guerre et refuse les revendications sociales. A l'inverse, les bolcheviks se montrent fermes et finissent par représenter les aspirations majoritaires des ouvriers et des paysans, jusqu'à prendre le pouvoir lors de la Révolution d'Octobre.
En mars 1918, sous l'impulsion de Lénine, les bolchéviks adoptent le nom de Parti communiste, afin d'affirmer leur identité révolutionnaire et de se distinguer des autres partis socialistes compromis durant la guerre[19],[20].
La Finlande, tout juste indépendante, connaît dans le courant de l'année 1918 sa propre guerre civile : une partie des militants du Parti social-démocrate de Finlande, situé dans son ensemble nettement plus à gauche que le reste de la social-démocratie scandinave, constitue des gardes rouges et affronte les gardes civiques fidèles au Sénat conservateur. Les sociaux-démocrates révolutionnaires sont battus et, une fois réfugiés sur le sol russe, y constituent le Parti communiste de Finlande[21].
En Allemagne, l'Empire tombe lors de la révolution de novembre : le SPD, qui souhaite éviter une situation révolutionnaire du type russe, canalise avec succès la révolution, Friedrich Ebert, devenu chef du gouvernement, s'employant à favoriser une transition démocratique. Les spartakistes, qui appellent à une révolution radicale et à la mise en place d'une « République des conseils », sont désavoués par les conseils ouvriers constitués durant la révolution, qui suivent dans leur majorité la ligne du SPD. L'extrême-gauche constitue alors le Parti communiste d'Allemagne (KPD). En janvier 1919, Karl Liebknecht croit à une situation révolutionnaire à Berlin et les communistes s'engagent dans une révolte ouverte, que le gouvernement SPD écrase avec l'aide des corps francs. D'autres tentatives révolutionnaires sont réprimées en Allemagne dans le courant de 1918. La fin sanglante des spartakistes - Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, notamment, sont assassinés par des militaires - scinde de manière irrémédiable la mouvance socialiste allemande, la social-démocratie, toujours officiellement marxiste mais ayant dans les faits rejeté la révolution, étant désormais concurrencée sur sa gauche par un fort Parti communiste[22],[23]. En Hongrie, le Parti social-démocrate de Hongrie s'allie en 1919 avec les communistes pour animer l'éphémère République des conseils de Hongrie[24].
La révolution d'Octobre divise profondément le mouvement socialiste international. Les bolchéviks ont le prestige d'avoir tenu sur des positions anti-guerre et d'avoir réalisé la première révolution socialiste à l'échelle d'un pays. Cela génère beaucoup d'enthousiasme dans les forces socialistes du monde entier (des partis social-démocrates jusqu'aux syndicalistes révolutionnaires). En revanche, la plupart des dirigeants réformistes montrent une hostilité envers les bolchéviks, qu'ils accusent de ne pas respecter la démocratie (ils se limitent la plupart du temps à vision « libérale » et bourgeoise de la démocratie).
En mars 1919, les bolcheviks fondent à Moscou l'Internationale communiste et appellent les révolutionnaires à la rejoindre : les partis de la Deuxième internationale vont alors presque tous scissionner, s'ils ne l'avaient pas déjà fait pendant la guerre.
1.5.5 Hésitations centristes[modifier | modifier le wikicode]
La Deuxième internationale tente de son côté de se reformer telle quelle, mais subit de profondes critiques internes. Un certain nombre de courants socialistes (« centristes ») rompent avec les social-chauvins tout en voulant garder leurs distance avec les bolchéviks. Ils vont notamment former l'Union des partis socialistes pour l'action internationale, connu sous le nom « d'Union de Vienne », et raillée par les communistes comme « Internationale deux et demie ».
L'USPD se divise entre ceux qui rejoignent les communistes et ceux qui retourent au SPD. En 1923, les derniers partis membres de l'Internationale ouvrière se rassembleront avec ceux de l'Union de Vienne pour former l'Internationale ouvrière socialiste.
1.6 La social-démocratie de plus en plus intégrée à l'État[modifier | modifier le wikicode]
1.6.1 Vers des partis de gouvernement[modifier | modifier le wikicode]
Les partis sociaux-démocrates et socialistes tendent partout à évoluer vers des pratiques de collaboration de classe de plus en plus assumées. Leur électorat tend avec le temps à se déplacer vers les couches supérieures du salariat et la petite-bourgeoisie, les communistes devenant souvent majoritaires dans les milieux ouvriers.
En Allemagne, après avoir étouffé toute possibilité révolutionnaire d'aller vers le socialisme, le SPD participe à plusieurs gouvernements sous la République de Weimar (1918-1933), et devient un parti de gouvernement à l'attitude de plus en plus proche de celle d'un parti bourgeois. Soit par sa participation directe aux gouvernements (et leur nombreuses politiques d'austérité), soit par une attitude d'opposition molle, la social-démocratie officielle (SPD et majorité des syndicats) est co-responsable des politiques pro-capitalistes qui exaspèrent les masses populaires.
En France, la SFIO se rapproche des radicaux (parti bourgeois de gauche). Dans un premier temps elle ne participe pas au gouvernement (Cartel des gauches de 1924), de peur d'être discréditée par les communistes. Puis, lors du Front populaire (1936), elle dirige le gouvernement avec les radicaux, soutenue par les communistes (qui ont dérivé vers la droite avec la stalinisation). Seule la grève générale de juin 1936 permet d'arracher des acquis (congés payés) qui n'étaient absolument pas au programme, avant qu'un tournant austéritaire fasse perdre ce qui restait d'enthousiasme dans le mouvement ouvrier en France.
1.6.2 Hypocrisie de la ligne officielle[modifier | modifier le wikicode]
Cependant les partis socialistes restent des partis ouvriers de masse, malgré leur direction bourgeoise (« partis ouvriers bourgeois »). Pour conserver leur influence, menacée par les communistes, ils continuent à justifier que leur politique est orientée vers l'objectif du socialisme, voire de la révolution socialiste, et ils continuent à défendre (en misant de moins en moins sur le rapport de force extraparlementaire) des réformes sociales, même si du fait de leur adaptation au capitalisme (en faible croissance à cette époque) ces réformes sont bientôt vidées de toute substance.
Les politiciens bourgeois qui dirigent les partis socialistes sont cependant de moins en moins capables de la moindre contribution crédible au marxisme. En Autriche le SPÖ, bastion de l'austromarxisme, tente de maintenir l'illusion formelle d'une orthodoxie. Le leader et théoricien Otto Bauer condamne à la fois la violence des bolchéviks (accusés de ne pas avoir attendu d'être majoritaires) et la dérive de Karl Renner, qui veut assumer un révisionnisme inspiré de Bernstein.
Pour justifier sa politique, le leader de la SFIO Léon Blum théorise la distinction entre « exercice du pouvoir » (dans le cadre du capitalisme, comme avec le Front populaire), et « conquête du pouvoir » (pour plus tard).
1.6.3 L'échec face au nazisme et la guerre[modifier | modifier le wikicode]
La montée du nazisme montre à quel point la social-démocratie, après avoir barré la voie au socialisme au nom de la démocratie bourgeoise, se retrouve incapable sauver cette dernière et coule avec elle. Le SPD, qui était dans les premières années de la République de Weimar le premier parti d'Allemagne, regarde passivement son soutien s'éroder. Tout comme le KPD, enfermé dans son sectarisme, il ne cherche pas à constituer un front unique ouvrier, seul moyen qui aurait pu inverser la dynamique. Impuissant, il est dissous après l'arrivée de Hitler au pouvoir. Les sociaux-démocrates autrichiens sont dissous en 1934. L'Internationale ouvrière socialiste est incapable de définir une ligne commune.
Après que la social-démocratie et le stalinisme aient conduit à l'écrasement du mouvement ouvrier en Allemagne, et à sa démoralisation en France, il n'y a plus d'obstacle sérieux à la dynamique réactionnaire et fasciste qui déferle sur l'Europe, et qui débouche sur la Deuxième guerre mondiale en 1939.
[modifier | modifier le wikicode]
En Scandinavie, la social-démocratie bénéficie d'une configuration particulière. Dans ces pays globalement neutres, peu peuplés, dotés de nombreuses ressources naturelles, et idéalement placés pour le commerce, les social-démocrates parviennent à créer assez tôt un relatif « État providence » stable[25],[26],[27].
En Suède, les sociaux-démocrates suédois arrivent au pouvoir en 1932 et y restent quasiment sans interruption jusqu'en 1976. L'État applique une politique fortement interventionniste pour assurer la redistribution des richesses, l'instruction et le logement. Comme en Allemagne, l'alliance entre parti et syndicats est particulièrement forte, 90 % des travailleurs suédois étant syndiqués à la Confédération des syndicats suédois. La social-démocratie suédoise sera une des premières à assumer si clairement de se limiter à un « capitalisme social », mais ironiquement du fait de sa stabilité, elle se retrouvera après le tournant néolibéral à être une des social-démocraties les plus à gauche.
Beaucoup vantent la Suède comme l'exemple le plus achevé du « modèle scandinave » social-démocrate, un modèle d'harmonie sociale et de consensus, qui prouverait qu'il n'y besoin ni de révolution ni de lutte des classes pour améliorer le sort des travailleur·ses. Ainsi les pays qui ne parviendraient pas au même niveau d'État providence manqueraient simplement de syndicats ayant une culture du compromis.[28]
En Norvège, les travaillistes accèdent au pouvoir en 1935. Une charte est signée entre syndicats et patronat pour établir une procédure de règlement dans les conflits du travail et la Norvège entreprend de bâtir son propre État-providence. Au Danemark, les sociaux-démocrates suivent la même voie mais sans avoir la majorité absolue, et connaissent des oppositions de la part des syndicats[29],[30],[31].
1.6.5 Après la seconde guerre mondiale[modifier | modifier le wikicode]
Après la Seconde Guerre mondiale, l'abandon de la posture révolutionnaire se poursuit chez les socialistes européens, d'autant plus que le contexte de forte croissance des « 30 glorieuses » permet au patronat d'accepter relativement facilement des politiques sociales (ce qui est parfois appelé « compromis fordiste »). Les sociaux-démocrates, malgré leurs nuances idéologiques selon les pays et à des vitesses différentes, finiront tous par admettre qu'ils ne visent plus à dépasser le capitalisme.
Kurt Schumacher, leader du SPD reconstitué après la chute du nazisme, plaide pour un « socialisme antitotalitaire » alors que le stalinisme s'est étendu en Europe de l'Est. Dès sa fondation en 1951, l'Internationale socialiste se positionne fortement contre la conception du « socialisme » au sein des régimes du bloc de l'Est et, dans le contexte de la guerre froide, se positionne clairement en faveur de l'alliance avec les États-Unis. Les partis socialistes européens se mettent alors tous à proclamer qu'ils défendent un « socialisme démocratique ».
Lors de son congrès de Bad Godesberg (1959), le SPD abandonne toute référence au marxisme et à la lutte des classes dans son programme. Le keynésianisme et les principes de l'économie mixte deviennent la ligne de l'ensemble des partis sociaux-démocrates en matière économique[32],[33]. Le SPD d'Helmut Schmidt suit une politique très modérée concentrée sur la croissance économique. Le parti définit en 1975 d'insipides « valeurs du socialisme démocratique » sur trois axes : la « liberté » (limitée à la notion de droit-liberté), la « justice », entendue comme simple égalité des droits, et la solidarité (un vague devoir de redistribution). Le socialisme est néanmoins défini comme une « tâche inachevable », pour faire plaisir aux quelques militants qui tiennent à l'idée d'un objectif lointain. Le SPD rejette à la fois le libéralisme intégral et l'économie planifiée, et prône la cogestion paritaire et la participation des salariés au capital des entreprises. Willy Brandt, chancelier de la RFA à partir de 1969, s'attache à l'échelle internationale à la recherche de la paix et, dans le cadre de la détente, suit la ligne de l'ostpolitik qui consiste à pacifier et à normaliser les rapports avec le bloc de l'Est et la RDA en particulier[34]. En Autriche, le Parti socialiste d'Autriche (ex Parti social-démocrate) obtient la majorité absolue en 1970 et Bruno Kreisky devient chancelier, adoptant une politique directement inspirée du modèle suédois, et recherchant le compromis social dans la lignée du pragmatisme des Allemands et des Suédois[35].
Au Royaume-Uni, la gauche du Parti travailliste refuse de transiger sur la clause IV du programme du parti qui prévoit la propriété collective des moyens de production : les travaillistes britanniques adoptent néanmoins en 1960 le principe d'une extension de la propriété publique, non pas systématique, mais au cas par cas et selon les circonstances. Cette nouvelle position du Labour se traduit dans les faits par la politique modérée suivie par Harold Wilson après le retour au pouvoir du Labour en 1964 : tout en renationalisant la sidérurgie, le Premier ministre travailliste consacre l'essentiel de son action à la « modernisation » (du capitalisme)[36].
En France, où la dénomination social-démocrate n'avait jamais été adoptée, le terme se mettait à évoquer ce qu'était devenu le SPD, et le modèle scandinave, c'est-à-dire l'idée que le « dialogue social » permettrait d'obtenir à la fois un bon niveau de croissance et de redistribution. Etant donné le poids du PCF et les longues années passées dans l'opposition, le PS était poussé à se présenter comme porteur d'une alternative plus radicale. Par conséquent, c'est plutôt la voie d'une alliance (Programme commun) avec le PCF qui a été recherchée, et Mitterrand à cette époque réaffirme hypocritement que le PS est pour la « rupture avec le capitalisme ». De façon significative, ceux du PS qui refusent cette ligne forment un marginal Parti social-démocrate, qui intègrera l'UDF. Jacques Delors, qui se définit comme proche de la social-démocratie, considère a posteriori que les conditions n'étaient alors pas réunies en France. Il définit la social-démocratie comme un double compromis entre l'État et le marché d'une part et entre le patronat et les syndicats d'autre part[37]. Cependant, la ligne social-démocrate, incarnée entre autres par Michel Rocard, existe au sein du Parti socialiste, prônant le progrès social moins par les nationalisations que par la négociation collective et tentant de s'imposer au sein du gouvernement socialiste après 1981[37],[38].
1.7 De la social-démocratie au social-libéralisme[modifier | modifier le wikicode]
1.7.1 Tournant néolibéral[modifier | modifier le wikicode]
Dans les années 1970, la crise économique consécutive marque le début d'une évolution profonde au sein des partis sociaux-démocrates : le keynésianisme et le système de l'État-providence apparaissent impuissants (la baisse des taux de profits ne permet plus aux capitalistes de tolérer des prélèvements importants). Cela amène une crise de l'identité social-démocrate, qui conduit progressivement les partis à se convertir durant les années 1980-1990, de manière plus ou moins rapide et ouverte selon les pays, aux conceptions néolibérales en matière économique[39].
L'arrivée au pouvoir de Mitterrand en 1981 suscite beaucoup d'espoirs dans la classe ouvrière. Mais après une série de réformes sociales, la crise du capitalisme français s'aggrave. Devant cet échec cuisant du keynésianisme, le PS (avec le PCF) décide le tournant de la rigueur : austérité budgétaire, licenciements massifs avalisés voire pilotés par l'État, privatisations... La vision d'un « socialisme français » comme une idéologie distincte et plus radicale que la social-démocratie en prend un coup.
1.7.2 Chute du bloc de l'Est[modifier | modifier le wikicode]
La mue idéologique des partis socialistes et sociaux-démocrates s'accélère après la chute des régimes du bloc de l'Est. Celle-ci provoque une profonde désillusion des militant·es qui croyaient encore dans le « communisme » réellement existant, et en affaiblissant les partis communistes, libère les partis socialistes d'une concurrence sur leur gauche. Les conceptions économiquement libérales s'imposent, provoquant parfois des heurts comme en Autriche où Bruno Kreisky démissionne de son poste de président d'honneur à vie du parti. Dans le cadre de son évolution idéologique, le Parti socialiste d'Autriche reprend son ancien nom de Parti social-démocrate.
Pierre Mauroy, alors premier secrétaire du PS, déclare en 1991 : « Le Parti socialiste peut être pleinement lui-même, c'est-à-dire social-démocrate. […] Nous l'étions depuis toujours, mais sous la pression d'un fort Parti communiste, nous ne pouvions pas l'être complètement »[40].
1.7.3 L'ère des contre-réformes[modifier | modifier le wikicode]
Avec la poursuite de la stagnation économique, les principaux leviers qu'utilisent les bourgeoisies pour retrouver de la croissance sont de faciliter l'exploitation des salarié·es, et de faciliter la concurrence (européenne, mondiale...). Non seulement les capitalistes refusent plus que jamais les réformes sociales, mais ils demandent des réformes anti-sociales. Celles-ci seront parfois menées par des partis de droite avec des affrontements sociaux importants (Reagan, Thatcher...), mais bien vite, des partis socialistes aussi se charger de cette besogne. En en sens, ils avaient même l'avantage de leurs liens historiques avec les syndicats et les travailleur·ses, leur permettant de mieux faire passer la pilule.
Le parti qui pousse le plus loin sa conversion est le Parti travailliste britannique, où Tony Blair et son entourage mènent une réflexion idéologique de fond, qui les conduit à adopter très ouvertement le capitalisme libéral, le « blairisme » s'affirmant bientôt comme l'un des principaux axes idéologiques du centre gauche européen. En Allemagne, le SPD poursuit une évolution comparable, qui se traduit par la politique suivie par Gerhard Schröder, devenu chancelier en 1998. Il fera notamment passer les réformes Hartz qui augmentent brutalement la précarité du travail (au nom de l'emploi). En 1999, Blair et Schröder publient un manifeste commun fortement empreint d'idées libérales et plaidant pour « une Europe flexible et compétitive »[41],[42].
En France, le Premier ministre (PS) de l'époque, Jospin, se démarque de la tendance de Blair et Schröder et juge que la social-démocratie – soit le « socialisme moderne » ne se définit plus comme un « système », mais « une inspiration, une façon d'agir, une référence constante à des valeurs démocratiques et sociales » et « une façon de réguler la société et de mettre l'économie de marché au service des hommes ». L'économie de marché est vue comme indépassable « car c'est la façon la plus efficace à condition qu'elle soit régulée d'allouer les ressources, de stimuler l'initiative, de récompenser le travail ». La social-démocratie doit par contre refuser la « société de marché » : le marché ne peut être le seul « animateur » de la société car « il ne produit en soi ni solidarité, ni valeurs, ni projet, ni sens ». Le socialisme de Jospin est donc réduit à des « valeurs », dont on sait pourtant combien elles ne valent pas grand chose face aux lois économiques du capitalisme.[43]
Dans les faits le gouvernement PS-PCF-Verts du même Jospin mène aussi des politiques pro-patronales, simplement à un rythme plus lent.
Malgré l'hypocrisie des socialistes français, la convergence du PS avec les autres partis social-démocrates est en marche. Le quotidien Libération définit comme « social-démocrate » le programme de François Hollande en 2012[44], et en 2014, Hollande emploie pour la première fois le terme pour se désigner[45].[46]
Beaucoup de commentateurs caractérisent la politique actuelle des partis socialistes et social-démocrates comme « social-libérale », pour insister sur le fait que le libéralisme économique est désormais enraciné dans l'ADN de ces partis (le « social » en revanche est difficile à trouver).
Ironiquement, alors que certains courants comme le PS français des années 1970 prétendaient donner à leur « socialisme » un contenu plus à gauche que la « social-démocratie », le terme de social-démocratie est aujourd'hui utilisé pour se prétendre plus à gauche que le « social-libéralisme » (terme qui n'est presque assumé par personne).
1.7.4 Tendance au déclin[modifier | modifier le wikicode]
La participation répétée des partis social-démocrates et socialistes à des gouvernements de casse sociale tend à les faire décliner, tout comme leurs alliés des bureaucraties syndicales tendent à décliner. Parfois, cela a donné lieu à de spectaculaires effrondrements électoraux (PASOK, PS...). Dans certains cas, de nouveaux partis ont émergé à leur gauche (Podemos, Die Linke, France insoumise...), qui sur le plan du programme et des forces sociales qu'ils représentent sont proches de ce que pouvaient être les partis social-démocrates dans les années 1980.
1.7.5 Utilisations du terme aujourd'hui[modifier | modifier le wikicode]
En Scandinavie, la social-démocratie désigne toujours l'idée d'État providence. Il en va de même au Canada, particulièrement dans la province de Québec.
Mais dans la plupart des pays, notamment européens, le terme de social-démocratie a fini par désigner une simple politique de centre gauche, ce qui dans le contexte actuel ne signifie rien de plus qu'une politique bourgeoise avec proclamation de quelques « valeurs » (solidarité réduite à la de la charité, antiracisme moral, féminisme libéral...). A tel point que le terme de social-démocrate est parfois employé pour parler de courants politiques qui n'ont pas de filiation historique avec l'ancienne « social-démocratie ».[42]
Dans certains pays, comme en France, le terme de social-démocratie a parfois une connotation négative (surtout sous la forme « sauce-dem »), lorsqu'il est utilisée pour critiquer l'abandon de toute visée « socialiste »[7],[47]. Le mot socialiste tend toutefois lui aussi à être vidé de son sens[48],[49], sauf dans des pays commes les États-Unis où il lui reste une connotation radicale.
2 Notes et références[modifier | modifier le wikicode]
Voir aussi
Bibliographie
- Michel Winock, Le Socialisme en France et en Europe, Seuil, (ISBN 978-2020146586)
- L'espace restreint de la social-démocratie, in L'étiolement du politique, revue Futur Antérieur no 28, L'Harmattan, février 1995
- Jacques Droz (directeur), Histoire générale du socialisme, tome 1 : des origines à 1875, Presses universitaires de France, (ISBN 978-2130361503)
- Jacques Droz (directeur), Histoire générale du socialisme, tome 2 : de 1875 à 1918, Presses universitaires de France, (ISBN 978-2130363699)
- Jacques Droz (directeur), Histoire générale du socialisme, tome 3 : de 1918 à 1945, Presses universitaires de France, (ISBN 978-2130348757)
- Jacques Droz (directeur), Histoire générale du socialisme, tome 4 : de 1945 à nos jours, Presses universitaires de France, (ISBN 2-13-048428-X)
- Gilles Candar, Le Socialisme, Milan, coll. « Les essentiels », (ISBN 978-2841134625)
- Alain Bergounioux et Bernard Manin, Le Régime social-démocrate, Presses universitaires de France, (ISBN 978-2130428848)
- Dmitri Georges Lavroff, Les Grandes étapes de la pensée politique, Dalloz, coll. « Droit public, science politique », (ISBN 978-2247024667)
- Michel Dreyfus, L'Europe des socialistes, Complexe, (ISBN 978-2870274057)
- Gerassimos Moschonas, La Social-démocratie de 1945 à nos jours, Montchrestien, 1994
- Georg Fülberth et Jürgen Harrer, Die Deutsche Sozialdemokratie 1890-1933, Luchterhand Literaturverlag, 1974
- J. Richards et coll. (dir.), Social Democracy Without Illusions, 1991
- Joseph Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, Paris, Seuil, 1978
- Paul Pasteur, Pratiques politiques et militantes de la social-démocratie autrichienne 1888-1934, Belin, 2003
Notes
- ↑ Candar 1996, p.31
- ↑ Bergounioux et Manin 1989, p.158
- ↑ Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852
- ↑ Karl Marx, Réunion du Conseil central de la Ligue des communistes, 17 septembre 1850 (in Marx-Engels, Werke, 8)
- ↑ 5,0 et 5,1 Wilhelm Liebknecht, Manifesto of the Gotha Program, 1875
- ↑ Friedrich Engels, Preface à « Internationales aus dem "Volksstaat" » (1871-75), 1894
- ↑ 7,0 et 7,1 Winock 1992, p.107-112
- ↑ Droz 1974, p.73-131
- ↑ Winock 1992, p.115-117
- ↑ Winock 1992, p.117-119
- ↑ Winock 1992, p.120-122
- ↑ Social Democracy in Australia sur Marxists.org
- ↑ Winock 1992, p.112-115
- ↑ Bergounioux et Manin 1989, p.34
- ↑ Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, 1905
- ↑ Winock 1992, p.128-141
- ↑ Dreyfus 1991, p.67-69
- ↑ Droz 1974, p.585-646
- ↑ Winock 1992, p.146-166
- ↑ Droz 1977, p.21-68
- ↑ Droz 1977, p.171-173
- ↑ Droz 1977, p.199-212
- ↑ Candar 1996, p.33
- ↑ Droz 1977, p.242-248
- ↑ Candar 1996, p.34
- ↑ Dreyfus 1991, p.116-117
- ↑ Lavroff 1999, p.583
- ↑ Gilles Martinet, Une certaine idée de la gauche (1936 1997), Odile Jacob, 1997, pages 123-125
- ↑ Candar 1996, p.32
- ↑ Bergounioux et Manin 1989, p.64
- ↑ Winock 1992, p.117-32
- ↑ Dreyfus 1991, p.190-209
- ↑ Winock 1992, p.114
- ↑ Bergounioux et Manin 1989, p.128-130
- ↑ Bergounioux et Manin 1989, p.100-119
- ↑ Bergounioux et Manin 1989, p.67-68
- ↑ 37,0 et 37,1 Jacques Delors, Dominique Wolton, L'unité d'un homme, Odile Jacob, 1994, page 360.
- ↑ Serge Berstein, Pierre Milza, Histoire de la France au XXe siècle : Tome 5, De 1974 à nos jours, 2006, Complexe, page 118
- ↑ Bergounioux et Manin 1989, p.8-9
- ↑ Winock 1992, p.123-125.
- ↑ Thomas Piketty, « Economiques. Blair et Schröder en font trop. », Libération, 14 juin 1999
- ↑ 42,0 et 42,1 Éric Dupin, Sortir la gauche du coma, Flammarion, 2002, pages 167-186
- ↑ Lionel Jospin, Ma Social-démocratie, texte écrit pour la Fabian Society, reproduit dans Libération, 19 novembre 1999
- ↑ Hollande, social-démocrate assumé, Libération, 27 janvier 2012
- ↑ Social-démocrate», François Hollande nie tout virage, Le Figaro, 14 janvier 2014
- ↑ Le JDD, Hollande : être "social-démocrate" c'est quoi ?, 2014
- ↑ Philippe Marlière, La social-démocratie telle qu’elle est, Revue Contretemps, mai 2009
- ↑ Winock 1992, p.164-166
- ↑ Lavroff 1999, p.584-586