État bourgeois
L'État bourgeois est la caractérisation que font de nombreux marxistes des États de l'époque du capitalisme et de l'accession de la bourgeoisie au statut de classe dominante. Il peut revêtir des formes politiques assez variées selon les besoins de la bourgeoisie et les rapports de force, mais il conserve sa fonction principale de maintenir l'ordre établi. C'est pourquoi il est un obstacle qu'une révolution socialiste devra mettra à bas.
1 Les grandes fonctions de l’État bourgeois[modifier | modifier le wikicode]
1.1 Fonction militaire et répressive[modifier | modifier le wikicode]
L’armée a pour rôle de défendre, le cas échéant, les intérêts de chaque bourgeoisie face aux intérêts des autres classes dominantes ou des peuples en lutte pour leur liberté, voire de mener des guerres impérialistes.
Mais plus fondamentalement, c'est l'ordre à l'intérieur du pays que l'État est chargé de maintenir. Cet ordre est potentiellement menacé par la lutte de classe, d'où la nécessité pour la bourgeoisie de défendre avec des « bandes d'hommes en armes » (Engels) l'état d'exploitation actuel. C'est pourquoi la population doit être désarmée[1] et la force publique doit avoir le « le monopole de la violence légale ».[2] Ces corps spéciaux de répression (armée, police…) doivent être distincts de la population et relativement isolés de celle-ci (casernes...). La défense de la propriété privée en général et particulièrement des richesses et capitaux de la classe dominante[3] sont la tâche première des "forces de l'ordre" et du système judiciaire et pénitentiaire.
« La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans un poing invisible. McDonald’s ne peut prospérer sans McDonnell Douglas, qui a conçu le F-15 de l’Armée de l’Air des États-Unis. Quant au poing invisible qui assure la sécurité dans le monde, afin qu’y prospèrent les technologies de la Silicon Valley, il porte à tour de rôle les noms d’Armée des États-Unis, Aviation des États-Unis, Marine des États-Unis, Corps de Marines des États-Unis ». [4]
Les luttes sociales, qui ont historiquement arraché le droit d'être tolérées par l'État, sont maintenues dans des limites supportables par la propriété capitaliste. Dans une période où la lutte et la conscience de classe sont limitées, comme celle dont nous sortons, cette fonction apparaît sans doute moins clairement. Mais il ne fait aucun doute que la violence d'État éclatera au grand jour dès que des révoltes sociales d'ampleur surgiront.
1.2 Fonction idéologique[modifier | modifier le wikicode]
Mais la violence seule ne suffit pas pour maintenir une société de domination. Les capitalistes cherchent à ce que les travailleurs ignorent, ou acceptent comme inévitable et juste le fait qu’ils sont exploités. La plupart des individus réfléchissent à leur situation à l’aide d’idées apprises à l’école, l’église ou aux média dominants, qui ne permettent pas de penser les contradictions fondamentales du système. La production d’idées, ou de système d’idées appelées idéologies est limitée : c’est une petite minorité de la société qui a le pouvoir de le faire. Depuis les prêtres et sorciers des temps anciens jusqu’aux journalistes, aux universitaires, aux institutions diverses d’aujourd’hui, l’idéologie est fabriquée et diffusée par des gens rétribués pour cette fonction. L'idéologie dominante, voire la morale dominante, est celle de la classe dominante.
"Partout où existe une classe dominante, c’est de ses intérêts de classe et de ses sentiments de supériorité de classe qu'émane une large part de la moralité publique." John Stuart Mill
1.3 Fonction économique[modifier | modifier le wikicode]
Les bourgeois sont divisés par la concurrence au sein du marché, mais le développement même du capitalisme exige que certaines fonctions économiques soient prises en charge par l'État :
- une gestion de la monnaie et du crédit, via les Banques centrales,
- une règlementation des marchés, des poids et mesures, des transactions...
- investissement et entretien de productions non immédiatement rentables : éducation, santé, énergie, communications, transports, etc.. [5]
- une certaine part d'interventionnisme (rigueur, taxes, relance...) adaptée.
C’est l’État qui définit et met en œuvre la politique économique qui permet ce développement, qui assure ces fonctions. La bourgeoisie a besoin d’un arbitre, d’une structure qui dépasse les intérêts immédiats et corporatistes : les sommets de l’appareil d’État assument plus ou moins bien cette fonction, tout en étant, en pratique, soumis aux lobbies les plus puissants.
Par exemple, 20% de l'accumulation du capital en France est un effet des marchés publics.
2 Le part d'autonomie de l’État[modifier | modifier le wikicode]
2.1 L'intérêt général des capitalistes ou de certaines couches[modifier | modifier le wikicode]
Dans le capitalisme libéral, la domination directe du capital (dans l'entreprise) est partiellement séparée de sa domination politique[6]. C’est une caractéristique nouvelle par rapport à d’autres sociétés dans lesquelles les dominations économiques et dominations politiques sont réunies.
L’État, contrairement à une entreprise en particulier ou une famille de bourgeois donnée, exprime l'intérêt de l'ensemble de la bourgeoisie du pays. Ses décisions peuvent parfois nuire à une entreprise ou un secteur d'activité. Chaque entreprise et chaque bourgeois consent d'ailleurs à payer certaines taxes pour que l’État gère ses fonctions régaliennes, même si en pratique ils cherchent à reporter l'essentiel du fardeau sur les travailleur-se-s via des impôts régressifs.
Évidemment cette façon générale de présenter les choses doit être affinée en analysant des cas concrets. Dans certains pays l’État est aux mains de certaines couches de la bourgeoisie, parfois très réduites (le clan Ben Ali-Trabelsi en Tunisie, le clan Assad en Syrie qui détient environ 50% des richesses...).
La grande bourgeoisie veut utiliser L’État pour soutenir les multinationales issues du pays, mais fait aussi pression pour que l’État ne fixe pas trop de règles qui nuisent à la circulation des capitaux, pour qu'elles puissent s'étendre à l'étranger. L’État peut aussi avoir intérêt à laisser des entreprises étrangères s'implanter sur son territoire, pour stimuler sa croissance, créer des emplois, etc. Il y a donc une tendance de L’État et de la grande bourgeoisie à favoriser le libéralisme et l'internationalisation du capital. Mais d'autres secteurs subissent fortement la concurrence internationale et demandent plus de protectionnisme. L’État exprime ces demandes parfois contradictoires de la bourgeoisie.
L’État peut aussi, partiellement, tenter de défendre les intérêts de moyen et long terme de la bourgeoisie. Par exemple, en décidant de subventionner tels ou tels investissements dans des secteurs jugés prometteurs, en préparant des reconversions industrielles, en essayant de préserver certaines ressources stratégiques (non pas pour des raisons écologiques mais pour des raisons économiques), en essayant de contrer certains effets de la pression foncière[7]...
Il y a parfois des rivalités au sein de la bureaucratie d’État. Par exemple aux États-Unis entre les différents départements d’État, ou en France entre des ministères : sur les ventes d’armes en 1996, le ministère des affaires étrangères disait « attention, on ne va pas quand même pas vendre des armes qui puissent compromettre notre politique étrangère », alors que la Défense avait intérêt à vendre des armes à n'importe quelle dictature, et y parvenait presque toujours. La politique étrangère étant aujourd’hui directement dictée par les ventes d’armes, la question ne se pose plus.
2.2 L'autonomie de la bureaucratie[modifier | modifier le wikicode]
Il y a deux écueils possibles :
- Présenter l’État comme une entité planant au dessus de la société, comme le fait l'idéologie dominante, y compris les socialistes réformistes qui fantasment une République neutre, ou qui pourrait devenir neutre, voire sociale. Dans cette vision, l’État ne sert pas structurellement la classe dominante (il n'est pas un État bourgeois), et le changement social pourrait se faire sans rupture avec l’État actuel.
- Présenter l’État bourgeois comme un pur instrument manœuvré par les capitalistes. Lorsqu'elle est caricaturée et qu'elle décrit une bourgeoisie tirant consciemment toutes les ficelles, cette vision peut être très proche du complotisme. Les analyses marxistes les plus convaincantes insistent sur des mécanismes sociologiques (reproduction sociale des élites) et économiques : les politiques économiques ont une certaine rationalité dans le cadre du système.[8]
Marx n'a pas eu le temps de développer sur la nature de l’État, comme il comptait le faire dans un des tomes du Capital. Dans son travail économique, il s'est attaché à dégager des lois générales, des tendances du capital. Ces tendances sont des abstractions, nécessaires, mais qui ne peuvent dispenser d'études concrètes du fonctionnement de la société et de l’État.
En particulier, on peut remarquer que dans Le 18 brumaire, où Marx observe et commente le régime de Napoléon III, il insiste sur la puissance de la bureaucratie d’État, cet « effroyable corps parasite qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores ». Marx soutient que cette bureaucratie s’est constituée sous la monarchie absolue, et que les révolutions successives n'ont fait que la renforcer, là où le prolétariat devra la « briser ». Pour lui, la bureaucratie de l’État s'autonomise partiellement de la société (donc partiellement y compris de la bourgeoisie), même si son existence est liée au capitalisme et a pour effet de le perpétuer.
Pour certains, Engels est parfois réducteur lorsqu'il qualifie l’État de « conseil d'administration de la bourgeoisie ».
« C’est une formule que je ne désapprouve pas mais qui n’est pas suffisante. Dans les lettres à Bloch et à d’autres correspondants, Engels lui-même donne de la chair à cette phrase, chair qui devrait l’exonérer des reproches de « schématisme » qu’on a pu lui faire. »[9]
En France par exemple, le développement d’une bureaucratie d’État avec ses ‘technocrates’ (gestionnaires, ingénieurs), ses d’élites politiques a été très puissant, davantage qu’il ne l’a été aux États-Unis ou en Allemagne.
2.3 L'État reflet du rapport de force ?[modifier | modifier le wikicode]
Il est certain qu'il y a dans l'État des éléments qui reflètent en partie un certain rapport de force acquis historiquement par la classe travailleuse. En particulier, certaines structures (éducation nationale, entreprises publiques...) et fonctions (redistribution fiscale, inspection du travail...). Ces éléments ont eu tendance à croître au fil du temps, par rapport à l'État du 19e siècle par exemple, qui se réduisait beaucoup plus à ses fonctions répressives.
Cependant, aucun de ces éléments n'est unilatéralement au service de la classe travailleuse. L'éducation est aussi une nécessité pour le patronat, l'inspection du travail est aussi nécessaire pour éviter de trop grosses distorsions de concurrence entre entreprises (si l'une d'elle pouvait surexploiter en toute impunité ses salariés, cela lui donnerait un avantage « hors norme » du point de vue capitaliste...).
Il est utile pour s'en convaincre de voir à quel point ces mêmes institutions, lors d'une période dictatoriale, peuvent être maintenues et réorganisées dans une optique purement capitaliste et réactionnaire.
Seul le rapport de force réel, toujours vivant, en termes de puissance de mobilisation de la classe travailleuse, peut garantir non seulement le progrès social mais la conversion des acquis (qui sont toujours menacés, notamment lors des crises). Or, les acquis d'hier peuvent se transformer en facteurs de démobilisation du lendemain, en favorisant le réformisme et les illusions dans l'État.
Plus fondamentalement, si l'État bourgeois intègre partiellement des éléments issus du rapport de force, il ne peut être définit comme un simple reflet. C'est par exemple la théorisation réformiste développée par Poulantzas, lorsqu'il affirme que l'État est « la condensation matérielle d'un rapport de forces entre classes et fractions de classes »[10].
L'État reste en dernière instance un instrument qui est bien plus lié matériellement et idéologiquement à la classe dominante.
3 Les différentes formes de l’État bourgeois[modifier | modifier le wikicode]
L'État bourgeois a bien sûr une forme politique assez différente selon les pays et les époques. Ses variations sont dues à deux paramètres principaux : les besoins de la bourgeoisie et la contestation sociale.
On peut distinguer rapidement :
- la démocratie bourgeoise (République, Monarchie constitutionnelle...)
- le bonapartisme (1er Empire, 2nd Empire)
- le fascisme
3.1 19e siècle[modifier | modifier le wikicode]
Au 19e siècle, la révolution industrielle a provoqué de profonds bouleversements en Angleterre, et dans un premier temps le capital était quasiment entièrement libre d'exploiter à sa guise. Avant même que la classe ouvrière ait un poids suffisant pour imposer des réformes sociales, des courants bourgeois eux-mêmes se sont mis à défendre la nécessité de poser des bornes à l'exploitation. En effet la condition physique des masses pauvres était en train de s'étioler dans tout le pays, menaçant y compris l'avenir du pays (en cas de mobilisation générale, une grande partie de la population serait tout simplement inapte à se battre). La concurrence entre capitalistes créé une situation dans laquelle aucun d'eux n'est capable de résister à la sur-exploitation.
« [L]e capital, qui a de si « bonnes raisons » pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l'entoure, est aussi peu ou tout autant influencé dans sa pratique par la perspective de la pourriture de l'humanité et finalement de sa dépopulation, que par la chute possible de la terre sur le soleil. Dans toute affaire de spéculation, chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu'elle emportera son voisin après qu'il aura lui-même recueilli la pluie d'or au passage et l'aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s'inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s'il n'y est pas contraint par la société. »[11]
Quoi qu'en disent les ultra-libéraux, c'est donc le capitalisme lui-même qui a engendré la nécessité d'une régulation par l'État.
Politiquement, le 19e siècle a aussi vu naître d'intenses luttes de classes, non seulement entre bourgeoisie et jeune prolétariat, mais aussi entre différentes bourgeoises (foncière, industrielle...). La forme du nouvel État oscillait entre Restauration et République au grès de ces luttes.[12] Mais même lorsque la République était proclamée, la domination bourgeoise était claire (cf Printemps des peuples). Le bonapartisme a signifié un renforcement de l'État bourgeois qui s'érige en maître pour conserver le système menacé par les luttes politiques.[13]
Il n’était pas difficile d’expliquer aux travailleurs que l’État n’était pas « neutre » mais était un instrument de défense des intérêts du capital contre ceux du travail. Seule la bourgeoisie avait le droit de vote (suffrage censitaire) et les parlementaires, juges, hauts officiers, hauts fonctionnaires, évêques, tous venaient de la même classe sociale, tous étaient liés entre eux par les liens d’intérêt. Dès que les ouvriers se mettaient en grève, on envoyait les gendarmes ou l’armée, on leur tirait dessus, on les emprisonnait.
Dans les années 1870, l'appareil d'État était composé de 6 ministères, des directions nationales et des services parisiens des grandes administrations dont les effectifs pour la France entière étaient de l’ordre de 250 000 (dont près de 40 000 ministres du culte).
3.2 20e siècle[modifier | modifier le wikicode]
Au début du 20e siècle, la démocratie bourgeoise se stabilise dans plusieurs pays d'Europe et d'Amérique, qui connaissent une relative croissance économique. Au parlement les partis bourgeois ou les partis ouvriers bourgeois peuvent gérer le système avec une bien plus grande stabilité. Les révisionnistes en viennent à théoriser que la révolution n'est plus nécessaire.
L'État se renforce, et par ailleurs il joue un rôle de plus en plus grand dans l'économie (Lénine et Boukharine parleront de « capitalisme d'Etat », en se basant notamment sur l'expérience de l'économie de guerre en 1914-1918).
Sur l'analyse de l'Etat, Boukharine disait en 1922 :
« Il faut que nous déclarions ouvertement que dans la théorie marxiste et même chez les marxistes les plus orthodoxes, la question de l’État n'est, en général, pas assez fouillée. (...) Parce que la théorie marxiste est née dans une période ayant une forte teinture de manchesterianisme. C’était le régime complet de la concurrence libre. (...) Le rôle de l’État est maintenant primordial, qu’on le considère du point de vue bourgeois ou du point de vue prolétarien. D’un côté, il s’agit pour nous de détruire une organisation et, d’un autre côté, cette question est de première importance quand il s’agit de construire un édifice nouveau en employant notre pouvoir politique comme un levier pour modifier les conditions économiques. »[14]
3.3 Les "30 Glorieuses"[modifier | modifier le wikicode]
Au sortir de la Deuxième guerre mondiale, le mouvement ouvrier est très développé dans les pays industrialisés : les syndicats comportent de nombreux adhérents, de puissants Partis communistes sont renforcés... Les directions sociales-démocrates ou staliniennes de ce mouvement ouvrier ont activement participé à la Reconstruction d’États bourgeois forts, tout en négociant d'importants acquis sociaux pour calmer leur base. Elles parlaient alors "d'État social", de "démocratie avancée"... D'un côté cela reflétait de réels acquis institutionnalisés au sein de l'Etat, de l'autre cela véhiculait l'illusion réformiste d'un capitalisme à visage à humain, faisant oublier que l'État restait en dernière analyse un État bourgeois.
3.4 Le tournant néolibéral[modifier | modifier le wikicode]
Le capitalisme connaît un fort ralentissement économique au cours des années 1970, qui provoque une montée du chômage, et un basculement idéologique progressif, le tournant néolibéral. Lorsque le rapport de forces devient moins favorable aux travailleurs à partir des années 1980, la bourgeoisie commence à remettre brutalement en cause le compromis social qu'elle avait dû accepter.
De nombreuses entreprises sont privatisées, des secteurs industriels entiers comme les mines ou la sidérurgie sont "restructurés" (fermetures de nombreux sites peu rentables dans les vieux pays pays impérialistes), des défaites majeures sont infligées aux syndicats (sous Thatcher et Reagan d'abord).
Les néolibéraux prônent la libéralisation comme garant d'efficacité et combattent toute idée de planification et d'interventionnisme d'Etat. Tout ce qui est rentable doit être privatisé. Sur ce qui n’est pas rentable, l'État doit prendre en charge mais faire le maximum d’économies pour ne pas faire peser de charge fiscale sur l'économie privée.
Une offensive est menée contre les régulations de toutes sortes (le code du travail par exemple), d'autant plus que celles-ci ont par ailleurs tendance à augmenter sous l'effet des revendications sociales, mais aussi environnementales qui émergent dans les années 1970.
Pour neutraliser les législations potentiellement coûteuses, les néolibéraux et lobbyistes des multinationales vont développer la tendance des soft laws : plutôt que des réglementations contraignantes, des principes vagues, la mise en avant de "l’auto responsabilisation"… Des idéologues comme Murray Weidenbaum[15] vont définir la "sur régulation" comme “lorsque les coûts pour la société excèdent les bénéfices”. C'est l'essor des bilans coûts avantages aux façades lisses mais au contenu cynique. Dans le cas d’une entreprise dont les pollutions dégradent la santé des riverains, il n'y a pas forcément lieu de réguler si le surcoût pour soigner les riverains est inférieur au surcoût de meilleurs filtres anti-pollution. Ce tournant idéologique s'est opéré progressivement et au travers de luttes d'influence entre différentes institutions.
Exemple : en 1977, une étude épidémiologique parue dans The Lancet montra que des travailleurs d’une usine de films plastiques alimentaires avaient un risque de leucémie plus important que la moyenne. Ils étaient pourtant exposés à des niveaux de benzène inférieurs aux seuils réglementaires. L’organisme gouvernemental chargé de la santé publique, l’OSHA, abaissa aussitôt les niveaux réglementaires. Un procès l’oblige à annuler cette régulation au nom de l’absence de bilan coût avantage. Il a fallu attendre dix ans pour que le seuil réglementaire soit abaissé à nouveau. Selon l’expert Peter Infante, ce délai a causé plus de 200 morts par leucémie et myélome.[16]
Mais quand elles y trouvent leur compte, les multinationales en appellent aussi à des hard laws : pour défendre la propriété intellectuelle (brevets), la répression... Ainsi il ne faut pas, comme le font certains anti-libéraux réformistes, présenter unilatéralement le tournant néolibéral comme un "affaiblissement de l'Etat".
4 Les révolutionnaires et l'État[modifier | modifier le wikicode]
4.1 Défense de la démocratie bourgeoise[modifier | modifier le wikicode]
Même si ces régimes politiques ont le point commun d'être au service de la bourgeoisie, les communistes révolutionnaires ne sont pas indifférents à la forme que prend l’État bourgeois. Nous défendons la démocratie bourgeoise contre la réaction, car les "droits de l'homme" et la liberté politique sont non seulement humainement préférables, mais ils facilitent le militantisme et l'émancipation des travailleurs. Nous défendons également les réformes tendant à plus de démocratie comme :
- la réduction des pouvoirs de l’exécutif par rapport au Parlement,
- la fin du présidentialisme,
- élections plus fréquentes, élections à la proportionnelle...
- réduction des salaires des élus, etc.
- plus de transparence dans les décisions et actions des élus et de l’administration
Mais nous n’avons pas d’illusion, pour mettre en place une société socialiste il faudra aller plus loin.
4.2 Renversement de l'État bourgeois[modifier | modifier le wikicode]
Sous le capitalisme, non seulement la démocratie est très limitée, mais elle s'arrête aux portes des entreprises, c'est d'ailleurs une contradiction fondamentale. L'aliénation et l'idéologie dominante tendent à détourner le mouvement ouvrier de la prise du pouvoir. Mais lors de crises révolutionnaires, il apparaît clairement que l'État s'oppose à l'expropriation des capitalistes par les travailleurs auto-organisés et qu'il est une institution hors de contrôle de la population.
C'est pourquoi la Révolution socialiste est inséparable du renversement de l'État bourgeois et son remplacement par le gouvernement des travailleurs auto-organisés. En abolissant les classes, ce nouvel État ouvrier s'abolirait lui-même, et parachèverait la démocratie, non plus formelle mais réelle et impliquant la fin de tout État au dessus de la société.
A l'inverse, les socialistes réformistes ne font pas de distinction entre démocratie bourgeoise et démocratie ouvrière. Certains « centristes » (courants marxistes entre réformisme et révolution) font cette différence, mais avec des subtilités. Par exemple Kautsky écrivait :
« Quand, jusqu’ici, nous distinguions entre démocratie bourgeoise et démocratie prolétarienne, nous entendions par là deux partis de composition diverse, mais jamais deux formes d’État différentes. »[17]
Ainsi pour lui, il n'y a pas d'État bourgeois, et si un parti ouvrier devient majoritaire, il y a passage immédiat de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne.
4.3 Méfiance vis-à-vis de la bureaucratie[modifier | modifier le wikicode]
Dans le prolongement de la critique radicale de Marx, selon laquelle il est nécessaire de « briser » l'appareil bureaucratique de l'État, les marxistes ont généralement été méfiants vis-à-vis de la bureaucratie de l'État. A l'inverse, des socialistes non marxistes, qui voient dans l'État un instrument neutre, sont plutôt portés à opposer au marché capitaliste le « bon État », que ce soit pour réguler l'économie ou la nationaliser.
Kautsky, qui n'était pourtant pas un révolutionnaire, écrivait ainsi :
« Le socialisme doit naître du capitalisme. Il doit s'organiser sur la base de l'expérience acquise par les organisations économiques que l'époque capitaliste a fait naître, les organisations économiques des salariés, des syndicats et des coopératives, et les organisations économiques du capital.
Le socialisme ne doit pas naître de l'appareil gouvernemental que l'absolutisme du XVIIIe siècle a créé, ni même des services qu'il a créés pour l'extraction de la plus-value, c'est-à-dire de ses services fiscaux. »[18]
On peut noter que chez les marxistes révolutionnaires, qui veulent « renverser l'État bourgeois », il peut y avoir le risque qu'une fois la prise du pouvoir effectuée, la méfiance vis-à-vis de l'État soit affaiblie, puisque ce serait désormais un « État ouvrier ». C'est en grande partie ce qui s'est passé en Russie soviétique. Il faut souligner cependant que Lénine avait perçu certains risques, et conservait une certaine méfiance vis-à-vis de la bureaucratie de l'État (justifiée selon lui par le fait que l'État soviétique, vu les conditions socio-économiques, présentait des déformations bureaucratiques). Ainsi il a tenu à ce que les syndicats conservent un minimum d'autonomie vis-à-vis des directeurs d'entreprises nommés par l'État, et conservent le droit de grève. Il attachait aussi beaucoup d'importance à « l'inspection ouvrière et paysanne », un organe censé permettre à des travailleur·ses de contrôler le fonctionnement de l'État.
5 Sur la notion d'État bourgeois[modifier | modifier le wikicode]
Les marxistes qui utilisent la notion d'État bourgeois le font principalement en référence à la vision léniniste exprimée dans L'État et la Révolution :
« Les formes d'Etats bourgeois sont extrêmement variées, mais leur essence est une : en dernière analyse, tous ces Etats sont, d'une manière ou d'une autre, mais nécessairement, une dictature de la bourgeoisie. »
Marx a employé la formule de « dictature de la bourgeoisie ».[19]
Kautsky utilisait le terme « d'État bourgeois » (middle class State), mais dans un sens plus historique (État issu d'une révolution bourgeoise) que politique. Face à la vision de Lénine, il écrivait :
« La description de l’État bourgeois comme « dictature de la bourgeoisie » est une des fictions les plus absurdes que notre époque ait produites. Elle montre clairement la grossièreté de la pensée bolchevique, qui réduit la totalité des luttes économiques et politiques de notre époque à l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie. »[18]
6 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
- Karl Marx, La guerre civile en France, 1871
- Lénine, L’État et la révolution, septembre 1917
- Ernest Mandel, « Introduction au marxisme » et « Démocratie socialiste et dictature du prolétariat »
- Auguste Blanqui, Le toast de Londres, 1851
- Nature et forme de l'État capitaliste, avril 2015
- ↑ Le cas des armes en vente libre aux États-Unis est un peu particulier, mais la
- ↑ Le Savant et le politique, Max Weber, 1919
- ↑ L'État n'a aucun soucis réel de la sécurité des plus miséreux par contre-exemple...
- ↑ Thomas Friedman, A Manifesto for the Fast World, New York Times Magazine, March 28, 1999
- ↑ Pour mettre en place ces activités il faut des investissements supérieurs à ce que peuvent fournir des capitaux privés, ce qui n'empêche pas a posteriori des privatisations partielles.
- ↑ Ce point a notamment été étudié par Ellen Meiksins Wood.
- ↑ Chambre de commerce et d'industrie, La logistique urbaine, fonction vitale pour la métropole parisienne, 2010
- ↑ Cf. par exemple Fred L. Block, The Ruling Class Does Not Rule, 1977 (recension dans Jacobin Magazine n°41, avril 2021)
- ↑ Claude Serfati, Qui s’intéresse encore à l’impérialisme français ?, 2016
- ↑ Nicos Poulantzas, L'État, le pouvoir, le socialisme, Paris, PUF, 1978
- ↑ Karl Marx, Livre I - Chapitre X : La journée de travail, 1867
- ↑ Voir Les luttes de classes en France, Karl Marx
- ↑ Voir Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx, 1851
- ↑ Boukharine, Rapport sur la question du programme - IVe Congrès, 1922
- ↑ The High Cost of Government Regulation, Busines Horizons, vol 18, n°4, août 1975
- ↑ Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, 2018
- ↑ Karl Kautsky, Rosa Luxemburg et le bolchevisme, 1922
- ↑ 18,0 et 18,1 Karl Kautsky, The Labour Revolution, June 1922
- ↑ Karl Marx, L'indifférence en matière politique, janvier 1873