Le Parti à contre-courant (1850-1863)

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

Lorsqu'après la défaite de la révolution de 1848-1849 vint le moment où il devint de plus en plus impossible d'agir en direction de l'Allemagne à partir de l'étranger, notre parti abandonna à la démocratie vulgaire le terrain des querelles d'émigration, qui demeuraient la seule action possible. Tandis que celle-ci se lançait à corps perdu dans une agitation frénétique, se chamaillant aujourd'hui, fraternisant le lendemain, et étalant de nouveau, le surlendemain, son linge sale devant tout le monde ; tandis qu'elle allait mendier quelques sous en Amérique, afin de préparer de nouveaux scandales dès qu'elle les dépenserait ‑ notre parti était heureux de retrouver un peu de calme pour ses études. Il avait le grand avantage de disposer pour base théorique d'une conception scientifique nouvelle, et son élaboration lui donnait suffisamment à faire. Ne serait-ce que pour cette raison, il ne put jamais tomber aussi bas que les « grands hommes » de l'émigration.

Le premier fruit de ces travaux est le présent ouvrage [sur la critique de l'économie politique].

Engels, Das Volk, 6 août 1859

Scission au sein de la Ligue des Communistes[modifier le wikicode]

Réunion du Conseil central, 15-9-1850[modifier le wikicode]

Des papiers saisis chez les accusés, ainsi que de leurs aveux, il résultait qu'il avait existé une société communiste allemande dont le Conseil central siégeait primitivement à Londres[1]. Le 18 septembre 1850, ce Conseil fit scission. La majorité ‑ l'acte d'accusation l'appelle le parti Marx ‑ transféra le siège du Conseil central à Cologne. La minorité ‑ exclue plus tard de la Ligue par le Conseil de Cologne ‑ s'établit à Londres comme Conseil central indépendant et créa, dans cette ville et sur le continent, une Ligue séparatiste. Cette minorité et ses adhérents, l'accusation les appelle le parti Willich-Schapper.

Saedt et Seckendorf prétendent que la scission du Conseil de Londres n'était due qu'à des antipathies purement personnelles. Longtemps avant Saedt et Seckendorf, le « chevaleresque Willich » avait déjà clabaudé sur les motifs de la scission et répandu, parmi les émigrés de Londres, les bruits les plus infâmes ; il avait trouvé en M. Arnold Ruge, cette cinquième roue du char d'État de la démocratie européenne[2], ainsi que dans les gens du même acabit, des canaux tous disposés à déverser ces bruits dans la presse allemande et américaine. La démocratie comprit avec quelle facilité elle remporterait la victoire sur les communistes si elle improvisait, pour la circonstance, « le chevaleresque Willich » représentant du communisme. « Le chevaleresque Willich « comprit de son côté que le « parti Marx » ne pouvait dévoiler les raisons de la scission sans trahir l'organisation secrète en Allemagne, et tout spécialement sans livrer le Conseil central de Cologne à la sollicitude paternelle de la police prussienne. Ces conditions n'existent plus, et c'est pourquoi nous citons quelques passages du dernier procès-verbal du Conseil central de Londres, séance du 15 septembre 1850[3].

Dans l'exposé des motifs de sa proposition de scission, Marx, entre autres choses, dit textuellement :

« À la place de la conception critique, la minorité met une conception dogmatique, et à la place de la conception matérialiste, une conception idéaliste. Au lieu des conditions réelles, c'est la simple volonté qui devient la force motrice de la révolution. Nous, nous disons aux ouvriers : ‘Vous avez à traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes entre les peuples, non seulement pour changer les conditions existantes, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes à la direction politique’. Vous, au contraire, vous dites ‘Il nous faut immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous n'avons plus qu'à aller nous coucher[4]’. Nous, nous attirons tout spécialement l'attention des ouvriers allemands sur le faible développement du prolétariat allemand. Vous, vous flattez de la façon la plus grossière le sentiment national et les préjugés corporatifs des artisans allemands, ce qui est évidemment plus populaire. De même que les démocrates ont fait du mot peuple une formule sacrée, vous faites, vous, une formule sacrée du mot prolétariat[5]. Tout comme les démocrates, vous substituez au développement révolutionnaire la phraséologie révolutionnaire, etc. »

Dans sa réponse, Schapper dit textuellement :

« J'ai exprimé le point de vue critiqué ici, parce qu'en général je suis enthousiaste pour la cause. Il s'agit de savoir si, au commencement, nous coupons la tête ou nous aurons la tête coupée (Schapper prédit même qu'il serait guillotiné dans un an, donc le 15 septembre 1851). En France, les ouvriers arriveront au pouvoir, et à leur suite nous y arriverons en Allemagne. Si ce n'était pas le cas, j'irais bel et bien me coucher et me consacrerais de tout autre manière à mon gagne-pain. Si c'est notre tour, nous pouvons prendre des mesures telles que nous assurerons le règne du prolétariat. Je suis fanatiquement attaché à cette opinion. Or, le Conseil central a voulu le contraire, etc. »

On le voit : ce ne furent pas des raisons personnelles qui créèrent la scission du Conseil central. Mais il serait faux de parler de divergences de principes : le parti Willich-Schapper n'a jamais revendiqué l'honneur d'avoir des idées à lui. Ce qui lui appartient en propre, c'est sa façon toute particulière de déformer les idées d'autrui, de les fixer en articles de foi et de se les approprier comme phraséologie. Il serait tout aussi faux d'appliquer au parti Willich-Schapper l'épithète de « parti de l'action », à moins que l'on entende par action une oisiveté cachée sous les gueulantes de cabarets, les considérations inventées de toutes pièces et les semblants de conjurations oiseuses.

Réunion du Conseil central, 17-9-1850[modifier le wikicode]

Présents : Marx, Engels, Schramm, Pfänder, Bauer, Eccarius, Schapper, Willich, Lehmann. Excusé : Fränkel[6].

Cette réunion étant extraordinaire, on ne dispose pas encore du procès-verbal de la dernière réunion ; il ne peut donc être lu.

Marx : La réunion de vendredi n'a pas pu se tenir à cause du conflit avec la commission de l'Association[7]. Willich ayant convoqué une réunion de district, ce dont je ne recherche pas ici la validité, la réunion doit avoir lieu aujourd'hui.

Je présente donc la proposition suivante qui se subdivise en trois points :

1. Le Conseil central est transféré de Londres à Cologne et passe au conseil de district de cette localité, sitôt que la réunion d'aujourd'hui du Conseil central sera terminée. Cette décision sera communiquée aux membres de la Ligue à Paris, en Belgique et en Suisse. Le nouveau Conseil central la communiquera lui-même aux membres d'Allemagne.

Motifs : afin de ne pas troubler l'unité du pouvoir central, je me suis opposé au projet de Schapper qui veut installer à Cologne un conseil de district pour l'ensemble de l'Allemagne[8]. Dans notre projet, cette question ne se pose plus. Mais une série de nouvelles questions se posent. La minorité du Conseil central est en rébellion ouverte contre la majorité, comme cela s'est manifesté aussi bien lors du vote de blâme de la dernière réunion que lors de la réunion générale convoquée aujourd'hui par le district, aussi bien à l'Association qu'au Comité des réfugiés. C'est pourquoi la présence du Conseil central est devenue impossible à Londres. L'unité du Conseil central ne peut plus être sauvegardée, il devrait se scinder et former deux Ligues ; comme l'intérêt du parti prévaut, je propose cette issue au conflit.

2. Les statuts de la Ligue ayant été en vigueur jusqu'ici sont abolis. Il incombera au nouveau Conseil central de faire de nouveaux statuts.

Motifs : les statuts du Congrès de 1847 ont été modifiés par le Conseil central de 1848. À présent, les conditions de l'époque sont de nouveau changées. Les derniers statuts de Londres ont affaibli la portée des articles des statuts formulant les principes. Çà et là, on applique les deux statuts ; à certains endroits, on n'en applique aucun, et l'on agit suivant ses propres moyens ; bref, c'est l'anarchie dans la Ligue. En outre, les derniers statuts sont publiés et ainsi ne peuvent plus servir. Je propose donc, en substance, qu'à l'absence de statuts on substitue de véritables statuts[9].

3. On formera deux districts à Londres qui n'auront absolument aucune relation entre eux, sinon celle qu'ils sont tous deux dans la Ligue et correspondent avec le même Conseil central.

Motifs : précisément pour sauvegarder l'unité de la Ligue, il est nécessaire de former deux districts ici. Aux antagonismes entre personnes ont fini par s'ajouter des antagonismes de principes au sein de l'Association. Précisément, lors du dernier débat sur la question « de la position du prolétariat allemand dans la prochaine révolution », des membres de la minorité du Conseil central ont exprimé des points de vue qui sont en contradiction directe avec l'avant-dernière circulaire[10], voire avec le Manifeste. Ils ont substitué à la conception internationale du Manifeste une conception nationale et allemande, en flattant le sentiment national de l'artisan allemand. À la place de la conception matérialiste du Manifeste, ils ont une conception idéaliste : au lieu de la situation réelle, c'est la volonté qui devient la force motrice de la révolution[11]. Tandis que nous disons aux ouvriers : il vous faut traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles pour changer les conditions existantes et vous rendre aptes à la domination sociale, ils disent au contraire : nous devons immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous pouvons aller nous coucher ! À la manière dont les démocrates utilisent le mot « peuple », ils utilisent le mot « prolétariat », comme une simple phrase. Pour réaliser cette phrase, il faudrait proclamer prolétaires tous les petits-bourgeois, c'est-à-dire représenter la petite bourgeoisie, et non le prolétariat. À la place du développement historique réel, il faudrait mettre la phrase « révolution ».

Ces débats ont enfin prouvé quelles étaient les divergences de principes qui constituaient l'arrière-fond des chamailleries personnelles, et maintenant le moment est venu d'intervenir. Précisément ces antagonismes sont devenus les mots d'ordre de lutte des deux fractions, et les défenseurs du Manifeste sont traités de réactionnaires par certains membres de la Ligue ; l'on a ainsi cherché à les rendre impopulaires, mais cela leur est parfaitement indifférent, étant donné qu'ils ne recherchent aucune popularité. En conséquence, la majorité aurait le droit de dissoudre le district de Londres et d'exclure la minorité comme étant en contradiction avec les principes de la Ligue. Cependant, je ne fais pas cette proposition, parce qu'elle susciterait d'inutiles chamailleries et que ces gens sont encore des communistes de par leur conviction, bien que les conceptions qu'ils expriment en ce moment soient anticommunistes et peuvent, à la rigueur, être appelées social-démocrates.

On comprendra cependant que ce serait pure perte de temps que de rester encore ensemble. Schapper a souvent parlé de nous séparer, bien ‑ je prends au sérieux sa parole de séparation. Je crois avoir trouvé la voie grâce à laquelle nous nous séparons sans faire éclater le parti.

Je déclare qu'à mon sens je souhaite tout au plus que douze personnes passent dans notre district, le moins possible, et j'abandonne volontiers toute la volée à la minorité. Si cette proposition est adoptée, il est manifeste que nous ne pourrons pas rester dans l'Association ; la majorité et moi-même, nous quitterons l'Association de la Great Windmill Street[12]. Enfin, il ne s'agit pas d'établir des relations d'hostilité entre les deux fractions, mais au contraire de résorber les tensions, donc toutes les relations. Nous demeurons ensemble dans la Ligue et le parti, mais non dans des relations uniquement malfaisantes.

SCHAPPER : De même que le prolétariat se sépare en France de la Montagne et de La Presse[13] les gens qui représentent les principes du parti se séparent ici de ceux qui organisent le prolétariat. Je suis pour le transfert du Conseil central, de même que pour le changement des statuts. Les camarades de Cologne connaissent la situation en Allemagne. Mais je crois que la nouvelle révolution suscitera des gens qui se dirigeront eux-mêmes, mieux que tous les gens qui ont eu un nom en 1848.

En ce qui concerne les questions de principes, Eccarius a posé la question qui a suscité cette discussion. J'ai exprimé le point de vue critiqué ici, parce qu'en général je suis enthousiaste pour la cause. II s'agit de savoir si, au commencement, nous coupons les têtes ou nous aurons la tête coupée. En France, les ouvriers arriveront au pouvoir, et à leur suite nous y arriverons en Allemagne. Si ce n'était pas le cas, j'irais bel et bien me coucher et me consacrerais à mon gagne-pain de tout autre manière. Si c'est notre tour, nous pouvons prendre des mesures telles que nous assurerons le règne du prolétariat. Je suis fanatiquement attaché à cette opinion. Or, le Conseil central a voulu le contraire. Mais si vous ne voulez plus rien avoir à faire avec nous, bien, ‑ nous nous séparons alors. Je serai certainement guillotiné dans la prochaine révolution, mais j'irai en Allemagne.

Mais si vous voulez former deux districts, bien ‑ mais lors c'en est fait de la Ligue, nous nous retrouverons en Allemagne, et nous pourrons peut-être de nouveau marcher ensemble. Je suis un ami personnel de Marx, mais si vous voulez que nous nous séparions, bien ‑ alors nous irons seuls, et vous irez seuls. Nous aurons alors créé deux Ligues. L'une pour ceux qui agissent avec la plume, l'autre pour ceux qui agissent autrement. Je ne suis pas d'avis que les bourgeois arriveront au pouvoir en Allemagne[14], et sur ce point je suis fanatiquement enthousiaste ; si je ne l'étais pas, je ne donnerais pas un centime pour toute l'histoire. Mais à deux districts ici à Londres, deux associations, deux comités de réfugiés, nous préférons deux Ligues, et une séparation complète.

Marx : Schapper a mal compris ma proposition. Sitôt qu'elle sera adoptée, nous nous séparerons, les deux districts se sépareront, et les personnes ne seront plus en relation entre elles. Mais ils resteront dans la même Ligue et sous le même Conseil central. Vous pouvez même garder la grande masse des membres de la Ligue. En ce qui concerne les sacrifices personnels, j'en ai fait autant que n'importe qui, mais pour la classe, non pour des personnes.

En ce qui concerne l'enthousiasme, il n'en faut pas beaucoup pour adhérer à un parti dont on pense qu'il arrivera au pouvoir. J'ai toujours tenu tête à l'opinion momentanée du prolétariat. Nous nous dévouons à un parti qui, pour son plus grand bien précisément, ne peut pas encore arriver au pouvoir. S'il arrivait au pouvoir, le prolétariat ne prendrait pas des mesures directement prolétariennes, mais petites-bourgeoises. Notre parti ne pourra arriver au pouvoir que lorsque les conditions lui permettront d'appliquer ses idées. Louis Blanc fournit le meilleur exemple de ce que l'on arrive à faire, lorsqu'on arrive trop tôt au pouvoir[15]. Au reste, en France, ce n'est pas le seul prolétariat, mais avec lui la paysannerie et la petite bourgeoisie qui arriveront au pouvoir, et le prolétariat devra appliquer leurs mesures, et non les siennes. La Commune de Paris[16] démontre que l'on n'a pas besoin d'être au gouvernement pour faire quelque chose.

Au reste, pourquoi nul autre parmi les membres de la minorité qui ont unanimement ratifié la circulaire ‑ notamment Willich ‑ ne prend-il la parole ? Nous ne pouvons pas scinder la Ligue, et nous ne le voulons pas : il suffit de diviser le district de Londres en deux.

Eccarius : J'ai effectivement posé la question avec la claire intention de mettre les choses sur le tapis. En ce qui concerne la conception de Schapper, j'ai exposé dans l'Association pourquoi je la tiens pour une illusion et pourquoi je ne pense pas que notre parti viendra au pouvoir dès la prochaine révolution. Notre parti sera alors plus important dans les clubs qu'au gouvernement.

Le citoyen Lehmann quitte la salle, sans dire un mot, de même le citoyen Willich.

Art. 1 : adopté par tous. Schapper ne participe pas au vote.

Art. 2 : adopté par tous. Schapper de même.

Art. 3 : adopté par tous. Schapper de même.

Schapper élève une protestation contre tous. Nous sommes maintenant tout à fait séparés. J'ai des amis et connaissances à Cologne qui me suivront plus que vous.

Marx : Nous avons réglé cette affaire conformément aux statuts, et les décisions du Conseil central sont valables.

Après lecture du procès-verbal, Marx et Schapper déclarent qu'ils n'ont pas écrit à Cologne à propos de cette affaire.

On demande à Schapper s'il a une objection à élever contre le procès-verbal. Il déclare n'avoir rien à objecter, étant donné qu'il tient toute objection pour inutile.

Eccarius demande que le procès-verbal soit signé de tous. Adopté. Schapper déclare qu'il ne le signerait pas.

Ainsi fait à Londres, le 15 septembre 1850.

Lu, ratifié et signé

K. Marx, président du Conseil central

F. Engels, secrétaire

J.G.Eccarius

Henry Bauer

K. Schramm

K. Pfäender

Contribution à l'histoire de la Ligue des communistes[modifier le wikicode]

Le rideau tomba sur la première période du mouvement autonome des ouvriers allemands en 1852, lorsque furent condamnés les communistes de Cologne[17]. Cette période a pratiquement sombré dans l'oubli aujourd'hui. Et pourtant ce mouvement tint de 1836 à 1856 et, du fait de l'éparpillement des ouvriers allemands à l'étranger, il retentit sur tous les pays du monde civilisé. Mais ce n'est pas tout. L'actuelle Internationale est au fond la continuation directe du mouvement allemand d'alors, qui fut en somme la première organisation ouvrière internationale, dont sont issus de nombreux militants qui jouèrent un rôle directeur dans l'Association internationale des travailleurs. De même, les principes théoriques que, dans le Manifeste du parti communiste de 1848, la Ligue des communistes inscrivit sur son étendard forment aujourd'hui, pour tout le mouvement prolétarien d'Europe et d'Amérique, le moyen de liaison international le plus puissant.

Il n'existe jusqu'ici qu'une seule source importante pour l'histoire homogène de ce mouvement : le livre noir, de Wermuth et Stieber, intitulé Les Conjurations communistes du XIXe siècle, Berlin, deux volumes, 1853 et 1854[18]. Ce factum, élucubré par deux des plus misérables fripouilles policières de notre siècle, n'est qu'un ramassis de mensonges et fourmille de faux volontaires. C'est pourquoi il sert aujourd'hui encore de référence suprême pour tous les écrits non communistes sur cette période.

La seule contribution que je puisse y donner, c'est une esquisse qui, à vrai dire, ne se rapporte qu'à la Ligue et représente le strict nécessaire à l'intelligence des Révélations[19]. J'espère qu'il me sera possible un jour de mettre en forme la riche documentation que, Marx et moi, nous avons réunie pour servir à l'histoire de cette glorieuse période de jeunesse du mouvement ouvrier international.

Des réfugiés allemands fondèrent en 1834, à Paris, l'association démocratique et républicaine des « Bannis », dont les éléments les plus extrêmes, en majeure partie prolétariens, firent scission en 1836 pour créer une organisation nouvelle, secrète : la Ligue des justes. L'association-mère, où étaient restés les bonnets de nuit à la Jacques Venedey, s'endormit bientôt complètement : lorsqu'en 1840 la police en éventa quelques sections en Allemagne, ce n'était plus qu'une ombre à peine. La nouvelle Ligue, en revanche, eut un développement relativement rapide. Ce fut pour commencer un rejeton allemand du communisme ouvrier français, inspiré de réminiscences babouvistes, qui refleurissait à cette même époque à Paris : la communauté des biens était exigée comme conséquence nécessaire de l'égalité. Les buts en étaient ceux des sociétés parisiennes secrètes de cette époque, à mi-chemin entre l'association de propagande et la société de conjuration, Paris restant cependant toujours le centre de l'activité révolutionnaire, bien que l'on n'excluât nullement, à l'occasion, la préparation d'un putsch en Allemagne. Quoi qu'il en soit, comme Paris restait le champ de bataille décisif, la Ligue n'était alors, en fait, qu'une section allemande des sociétés secrètes françaises, notamment de la Société des saisons dirigée par Barbès et Blanqui, avec laquelle elle était en relations étroites. Les Français lancèrent une grande action le 12 mai 1839 : les sections de la Ligue y participèrent et furent donc entraînées dans la défaite commune.

Parmi les Allemands, on avait arrêté notamment Karl Schapper et Heinrich Bauer ; après une détention assez longue, le gouvernement de Louis-Philippe se contenta de les expulser. Tous deux se rendirent à Londres.

Karl Schapper, originaire de Weilburg (Nassau), participa en 1832, alors qu'il étudiait les sciences sylvicoles, à la conspiration ourdie par Georges Büchner. Il prit part, le 3 avril 1833, à l'assaut de la Garde du Constable de Francfort[20], réussit à passer à l'étranger et participa, en février 1839, à l'expédition de Mazzini en Savoie[21]. D'une taille de géant, décidé et énergique, toujours prêt à mettre en jeu son existence et à sacrifier ses intérêts matériels, il était le modèle du révolutionnaire professionnel tel qu'il apparaît dans les années 1830. Malgré une certaine lourdeur de pensée, il était ouvert à une vision théorique plus juste comme le démontre l'évolution qu'il a suivie entre l'époque où il était un « démagogue[22] » et celle où il devint communiste : une fois une leçon assimilée, il s'y accrochait avec d'autant plus d'entêtement. Tout cela explique que sa passion révolutionnaire l'emportait parfois sur sa raison, mais il a toujours fini par comprendre son erreur, et n'hésitait pas à le reconnaître. C'était un homme dans toute la force du terme, et sa contribution à la création du mouvement ouvrier allemand restera inoubliable.

Heinrich Bauer, de Franconie, était cordonnier. Il avait un esprit vif, éveillé, et était plein de malice. Beaucoup de finesse et de décision se cachait dans cet homme de petite taille.

Réfugié à Londres, il y rencontra Schapper, qui avait été typographe à Paris et essayait maintenant de gagner sa vie comme professeur de langues. Ensemble, ils renouèrent les fils rompus de l'organisation, et firent de Londres le centre de la Ligue. L'horloger Joseph Moll, originaire de Cologne, les rejoignit à Londres, s'il ne l'avait déjà fait à Paris. C'était un hercule de taille moyenne ‑ combien de fois lui et Schapper n'ont-ils pas défendu victorieusement la porte d'une salle de réunion contre la poussée de cent adversaires ! ‑ et, s'il égalait ses deux compagnons pour ce qui est de l'énergie et la décision, il les surpassait tous deux en intelligence théorique. Il était non seulement un diplomate né, comme le prouve le succès des nombreuses missions dont il fut chargé, mais il était encore, plus que tous les autres, ouvert aux idées théoriques. À Londres, en 1843, je fis leur connaissance à tous trois : ils étaient les premiers prolétaires révolutionnaires que j'aie rencontrés. Certes, nos conceptions divergeaient alors sur quelques points de détail, mais j'opposais à leur communisme égalitaire borné[23] une bonne part d'orgueil philosophique non moins borné. Quoi qu'il en soit, je n'oublierai jamais l'impression énorme que ces trois hommes véritables firent sur moi alors que j'étais seulement en train de devenir un homme.

À Londres ‑ comme en Suisse, mais dans une mesure moindre ‑, ils profitèrent de la liberté d'association et de réunion. Dès le 7 février 1840, ils fondèrent l'Association allemande pour la formation des ouvriers[24] qui existe encore aujourd'hui. Cette association servit à la Ligue de terrain de recrutement et, comme toujours, les communistes étant les militants les plus actifs et les plus intelligents sa direction aboutit tout naturellement entre les mains de la Ligue, qui eut bientôt à Londres plusieurs communes ou, comme on disait alors, « ateliers ». Cette tactique qui s'imposait d'elle-même, on la suivit aussi en Suisse et ailleurs. Partout où il était possible de fonder des associations ouvrières, on les utilisa de cette façon. Dans les pays où la loi l'interdisait, on contactait les sociétés de gymnastique, de chant, etc.

La liaison était essentiellement maintenue par les compagnons qui allaient de ville en ville pour leur métier et qui, en cas de besoin, jouaient le rôle d'émissaires. À tous les points de vue, la Ligue fut grandement aidée par les sages gouvernements qui, en expulsant tout ouvrier indésirable ‑ et neuf fois sur dix c'était un membre de la Ligue ‑, en faisaient un émissaire.

La Ligue ainsi reconstituée prit une extension considérable. En Suisse notamment, Weitling, August Becker ‑ cerveau peu commun, mais qui, comme tant d'Allemands, fut victime de son inconsistance intérieure ‑ et d'autres avaient créé une organisation affiliée plus ou moins au réseau communiste de Weitling. Ce n'est pas le lieu ici de critiquer la conception communiste de Weitling. Mais, pour ce qui est de son importance en tant que première manifestation théorique indépendante du prolétariat allemand, je souscris aujourd'hui encore à l'appréciation de Marx dans le Vorwärts de Paris, en 1844 : « Jamais la bourgeoisie allemande ‑ ses philosophes et savants y compris ‑ n'a écrit sur l'émancipation de la bourgeoisie, soit l'émancipation politique, un ouvrage comparable à celui de Weitling sur les Garanties de l'harmonie et de la liberté. Si l'on compare la médiocrité froide et plate de la littérature politique allemande avec le gigantesque et éclatant début littéraire des ouvriers allemands, si l'on compare ces bottes de géant de l'enfant prolétaire avec les chaussures de nain déjà éculées de la bourgeoisie allemande, on ne peut que prédire une figure athlétique au cendrillon allemand[25]. »

Le prolétariat allemand possède aujourd’hui cette taille de géant, et il n'a pas fini de grandir.

Il existait également en Allemagne de nombreuses sections qui, par la force des choses, avaient un caractère plus éphémère. Mais celles qui naissaient faisaient plus que compenser celles qui disparaissaient. Ce ne fut qu'au bout de sept ans, fin 1846, que la police de Berlin (Mentel) et de Magdebourg (Beck) tomba sur les traces de la Ligue, mais fut incapable de les suivre très loin.

À Paris, où il vivait en 1840 avant son séjour en Suisse, Weitling regroupa les éléments dispersés.

Le noyau de la Ligue était formé par les ouvriers tailleurs allemands qui travaillaient partout, en Suisse, à Londres aussi bien qu'à Paris. Dans cette dernière ville, la langue allemande était si courante dans ce corps de métier qu'un tailleur norvégien, qui, en 1846, était passé directement par mer de Drontheim en France, apprit, en dix-huit mois, fort bien l'allemand, mais ne sut jamais dire un mot de français. En 1847, deux des communes de Paris se composaient essentiellement de tailleurs, et une autre d'ouvriers ébénistes.

Depuis que le centre de gravité était passé de Paris à Londres, un autre phénomène apparaissait de plus en plus clairement : d'allemande la Ligue devenait progressivement internationale. L'Association ouvrière était le lieu de rencontre non seulement des Allemands et des Suisses, mais encore d'adhérents de toutes les nationalités qui se servaient de la langue allemande dans leurs relations avec les étrangers, notamment des Scandinaves, des Hollandais, des Tchèques, des Slaves du Sud, ainsi que des Russes et des Alsaciens. En 1847, il y avait, entre autre, un grenadier de la Garde anglaise qui assistait régulièrement aux réunions en uniforme. L'organisation s'appela bientôt Association communiste des ouvriers allemands, et les cartes d'adhésion portaient la mention : « Tous les hommes sont frères », en une bonne vingtaine de langues écrites non sans quelques fautes par-ci par-là. À l'exemple de l'Association publique, la Ligue secrète prit un tour plus international, d'abord en un sens encore limité ‑ le fait des diverses nationalités de ses membres et la conscience de ce que toute révolution devait être européenne pour triompher. On n'alla pas plus loin, mais la base était jetée.

Des liaisons étroites se nouèrent avec les révolutionnaires français, par le truchement des militants qui avaient participé à la journée du 12 mai 1839 et avaient dû se réfugier à Londres après leur échec. Puis ce furent des contacts avec les Polonais de l'aile la plus radicale. Comme il est normal, l'émigration polonaise officielle ainsi que Mazzini étaient plutôt des adversaires que des alliés de la Ligue. En raison du caractère spécifiquement anglais de leur agitation, les chartistes anglais étaient alors négligés, étant considérés comme non révolutionnaires. Ce n'est que plus tard, par mon intermédiaire, que les dirigeants londoniens de la Ligue entrèrent en liaison avec eux.

À d'autres égards encore, la Ligue changea de caractère au fur et à mesure des événements. Bien que l'on considérât toujours ‑ à juste titre d'ailleurs, à cette époque ‑ Paris comme la ville-mère de la révolution, on s'était libéré de la tutelle des conspirateurs parisiens. À mesure que la Ligue gagnait du terrain, la conscience politique de ses membres s'élevait. On sentait que l'on plongeait des racines de plus en plus profondes dans la classe ouvrière allemande, et que ces ouvriers étaient appelés historiquement à devenir le porte-drapeau de la génération suivante des ouvriers du nord et de l'est de l'Europe. On avait en Weitling un théoricien communiste que l'on pouvait comparer en tous points à ses homologues français de l'époque. Enfin, on avait appris, grâce à l'expérience du 12 mai, qu'il fallait renoncer pour le moment aux tentatives de putsch. Même si l'on continuait de voir en chaque événement l'indice d'une tempête imminente et si l'on s'en tenait en général aux anciens statuts de caractère mi-conspiratif, la faute en était surtout à l'ancien esprit de contestation révolutionnaire qui commençait cependant à faire place à une compréhension nouvelle plus large et plus profonde.

En revanche, la doctrine sociale de la Ligue, toute imprécise qu'elle fût, contenait une très grave lacune, due aux conditions mêmes de l'époque. Ses adhérents, ceux du moins qui étaient des travailleurs, étaient presque exclusivement des artisans proprement dits. Même dans les très grandes villes de l'époque, le patron qui les exploitait n'était la plupart du temps qu'un petit maître-artisan. C'est à peine que naissait à Londres l'exploitation de la couture en grand, ce que l'on appelle la confection, avec la transformation du métier en industrie à domicile pour le compte d'un grand capitaliste. Bref, d'une part, l'exploiteur de ces artisans était un petit patron, d'autre part, chacun pouvait espérer se transformer lui-même un jour en petit patron. C'est pourquoi les artisans allemands de ce temps-là étaient encore infestés d'une foule d'idées héritées des anciennes corporations. Ce qui fait leur plus grand honneur, c'est que, eux, qui n'étaient pas encore des prolétaires dans toute l'acception du terme, mais un prolongement de la petite bourgeoisie en train d'évoluer vers le prolétariat moderne sans être encore en opposition directe avec la bourgeoisie, c'est-à-dire le grand capital, c'est que ces artisans aient été capables d'anticiper instinctivement leur développement futur et de se constituer en parti du prolétariat, bien que ce ne fût pas encore avec une pleine conscience.

Il était donc inévitable que leurs vieux préjugés d'artisans vinssent à tout moment leur faire quelque croche-pied, notamment lorsqu'il s'agissait de critiquer les divers aspects de la société existante, c'est-à-dire de saisir les faits économiques. Je ne crois pas qu'à cette date la Ligue ait compté un seul membre ayant jamais lu un traité d'économie politique. Mais cela ne provoqua pas de désastre : pour l'heure, l' « égalité », la « fraternité » et la « justice » étaient d'un bon secours pour franchir les obstacles sur le plan théorique.

Dans l'intervalle, il s'était développé, à côté du communisme de la Ligue et de Weitling, un autre communisme, tout à fait différent. À Manchester, je me trouvais nez à nez avec les réalités économiques auxquelles les historiens n'ont jusqu'ici attribué qu'un rôle tout à fait mineur, quand ils leur en attribuaient un. De fait, elles constituent, du moins dans le monde moderne, une puissance historique décisive, puisqu'elles représentent le fondement sur lequel s'élèvent les actuels antagonismes de classe qui, dans les pays où la grande industrie en a suscité le plein épanouissement, comme en Angleterre notamment, représentent à leur tour la base de formation des partis politiques, des luttes de parti et, en conséquence, de toute la vie politique.

Non seulement Marx avait abouti à la même conception, mais dès 1844 il l'avait systématisée dans les Annales franco-allemandes [26]. En général, ce n'est pas l'État qui conditionne et règle la société bourgeoise, mais la société bourgeoise qui conditionne et règle l'État, de sorte qu'il faut expliquer la politique et l'histoire par les conditions économiques et leur développement, et non l'inverse. Lorsqu'en été 1844 je rencontrai Marx à Paris, nous constatâmes que nous étions en accord complet sur tous les problèmes théoriques, et c'est de là que date notre collaboration. Quand nous nous retrouvâmes à Bruxelles au printemps 1845, Marx avait déjà construit toute sa théorie matérialiste de l'histoire sur les principes énoncés ci-dessus, et il ne nous restait plus qu'à nous mettre en devoir d'expliciter la nouvelle conception dans les détails et dans les directions les plus diverses.

Or, il se trouve que cette découverte révolutionnaire pour la science historique, due pour l'essentiel à Marx et pour une très faible part à moi, avait une importance directe pour le mouvement ouvrier de l'époque. Le communisme chez les Français et les Allemands, et le chartisme chez les Anglais n'apparaissaient plus dès lors comme le simple fait du hasard, comme quelque chose qui aurait aussi bien pu ne pas se produire. Au contraire, ces mouvements se présentèrent comme le mouvement de la classe opprimée des temps modernes, du prolétariat, comme les formes plus ou moins développées de sa lutte historiquement inévitable contre la bourgeoisie, comme les formes de la lutte des classes qui désormais se distinguent de toutes les anciennes luttes de classes sur ce point précis : l'actuelle classe opprimée ne peut réaliser son émancipation sans émanciper en même temps toute la société de la division en classes, donc mettre fin à la lutte des classes. Communisme ne signifie plus désormais élucubration par un effort d'imagination d'un idéal de société aussi parfaite que possible, mais compréhension de la nature, des conditions de la lutte prolétarienne et des buts généraux qui en découlent.

Cependant, nous n'avions absolument pas l'intention de chuchoter, par le truchement de gros volumes, ces nouveaux résultats scientifiques aux oreilles du monde savant. Au contraire. Tous deux, nous étions déjà profondément engagés dans le mouvement politique, nous avions certains contacts avec des intellectuels, dans l'ouest de l'Allemagne notamment, et une solide liaison avec le prolétariat organisé. Notre tâche était de donner une base scientifique à notre conception. Mais il ne nous importait pas moins de gagner à notre conviction le prolétariat européen, et pour commencer celui d'Allemagne. Après que nous eûmes clarifié les idées pour nous-mêmes, nous nous mîmes à l'ouvrage. À Bruxelles, nous fondâmes une association ouvrière allemande, et nous nous emparâmes de la Deutsche Brüsseler Zeitung[27], dont nous fîmes notre porte-parole jusqu'à la révolution de février. Nous nouâmes des liaisons avec la fraction révolutionnaire des chartistes anglais par le truchement de Julian Harney, rédacteur de l'organe central du mouvement chartiste, The Northern Star[28], auquel je collaborais. De même, nous avions formé une sorte de cartel avec les démocrates bruxellois (Marx était vice-président de la Société démocratique) et les social-démocrates français de La Réforme[29] dans laquelle je publiais des informations sur les mouvements anglais et allemands. En somme, nos liaisons avec les organisations et la presse radicales et prolétariennes comblaient nos vœux.

En ce qui concerne la Ligue des justes, notre position était la suivante. Nous connaissions bien entendu l'existence de la Ligue : en 1843, Schapper m'avait proposé d'y adhérer, mais j'avais alors, cela va de soi, décliné son offre. Cependant, nous entretînmes non seulement une correspondance suivie avec le groupe de Londres, mais nous gardions encore des relations étroites avec le docteur Ewerbeck, qui dirigeait alors les communes parisiennes. Même si nous ne nous préoccupions pas des affaires particulières de la Ligue, nous étions au courant de tout ce qui s'y passait d'important. En outre, nous influions, par la parole, la correspondance et la presse, sur les conceptions théoriques des membres les plus importants de la Ligue. Lorsqu'il s'agissait des affaires internes du parti communiste en formation, nous utilisions le système des circulaires par procédé lithographique, afin d'informer tous nos amis et correspondants dans le monde. Il nous arrivait parfois dans ces circulaires de mettre en cause la Ligue elle-même. Par exemple, un jeune intellectuel de Westphalie ‑ Hermann Kriege ‑ qui alla en Amérique et s'y présenta comme émissaire de la Ligue. S'étant associé avec un vieux fou du nom de Harro Harring pour révolutionner l'Amérique par le truchement de la Ligue, il fonda un journal[30] et prêcha, au nom de la Ligue, un communisme tout pétri d'amour, débordant même d'amour et farci de rêverie amoureuse. Nous y allâmes de notre circulaire qui ne manqua pas de produire son effet : la Ligue fut débarrassée de Kriege[31].

Plus tard, Weitling vint à Bruxelles. Mais ce n'était plus le jeune et naïf compagnon tailleur, tout étonné de son propre talent, qui cherchait à se faire une image claire de ce que pouvait être la société communiste. C'était le grand homme persécuté par les envieux en raison de sa supériorité. Il flairait partout des rivaux, des ennemis cachés et des pièges. C'était le prophète, traqué de pays en pays, qui avait en poche une recette toute prête pour réaliser le paradis sur terre, et s'imaginait que chacun ne songeait qu'à lui voler sa panacée. À Londres, il s'était déjà brouillé avec les membres de la Ligue. De même, à Bruxelles, où notamment Marx et sa femme lui témoignèrent une amitié mêlée d'une patience surhumaine. Mais il ne pouvait s'entendre avec personne. Aussi finit-il par se rendre en Amérique pour y mettre à l'épreuve ses idées de prophète.

Toutes ces circonstances contribuèrent à opérer sans bruit une révolution au sein de la Ligue, et notamment parmi les dirigeants de Londres. Ceux-ci se rendaient de plus en plus compte des insuffisances des anciennes conceptions du communisme simplement égalitaire des Français aussi bien que du communisme préconisé par Weitling. La tentative de Weitling de ramener le communisme au christianisme primitif, en dépit de certains traits de génie que l'on rencontre dans son Évangile du pauvre pécheur, n'avait abouti en Suisse qu'à mettre le mouvement entre les mains d'illuminés tels qu'Albrecht, ainsi que d'autres prophètes et charlatans qui exploitèrent plus ou moins ouvertement leurs adeptes. Les vieux révolutionnaires de la Ligue ne pouvaient qu'être écœurés par toute la veulerie et la flagornerie de ce « vrai socialisme » débité par quelques gens de lettres qui transcrivaient en un mauvais allemand hégélien les rêveries sentimentales mêlées aux formules socialistes françaises (cf. le chapitre sur le socialisme allemand ou « vrai socialisme » dans le Manifeste communiste) que Kriege et la lecture de cette littérature introduisaient dans la Ligue. Devant l'inconsistance des anciennes doctrines théoriques qui aboutissaient dans la pratique à de telles aberrations, on se rendit de plus en plus compte à Londres qu'elles ne tenaient plus debout et que, Marx et moi, nous avions raison avec notre nouvelle théorie. Cette prise de conscience se trouva indubitablement accélérée par l'action, parmi les dirigeants de Londres, de deux hommes qui dépassaient tous ceux que nous avons cités jusqu'ici en capacité d'assimilation théorique : le peintre miniaturiste Karl Pfänder de Heilbronn et le tailleur Georges Eccarius de Thuringe[32].

Bref, au printemps 1847, Moll alla trouver Marx à Bruxelles, puis vint me voir ensuite à Paris, afin de nous inviter une nouvelle fois au nom de ses camarades à entrer dans la Ligue. Ils étaient, nous disait-il, convaincus en général de l'exactitude de notre conception tout autant que de la nécessité de soustraire la Ligue aux anciens usages et procédés conspiratifs. Si nous voulions adhérer, l'occasion nous serait offerte de développer, à un congrès de la Ligue, notre communisme critique dans une proclamation qui serait ensuite publiée comme manifeste de la Ligue ; de la sorte, nous pourrions contribuer avec nos forces à substituer à l'organisation surannée de la Ligue une organisation nouvelle, conforme aux exigences de l'époque aussi bien qu'au but du communisme.

II ne faisait pas le moindre doute qu'il fallait une organisation au sein de la classe ouvrière allemande, ne fût-ce que pour la propagande. Cependant, dans la mesure où elle n'était pas purement locale, ce ne pouvait être qu'une association secrète, même si elle existait aussi hors d'Allemagne. Or, la Ligue constituait précisément une organisation de ce genre. Ce que nous avions critiqué jusqu'alors dans la Ligue, les représentants de la Ligue le considéraient eux aussi comme erroné et se disaient prêts à le sacrifier. Et l'on nous invitait à contribuer à cette réorganisation. Pouvions-nous refuser ? Évidemment non. Nous entrâmes donc dans la Ligue. À Bruxelles, Marx créa une commune avec nos sympathisants, tandis que je rendis visite aux trois communes de Paris.

En été 1847, la Ligue tint son premier congrès à Londres. G. Wolff y représentait la commune de Bruxelles, et moi celle de Paris. On y mena d'abord à bonne fin la réorganisation de la Ligue. Toutes les vieilles formules mystiques datant du temps de la conspiration furent éliminées ; la Ligue s'organisa en communes, cercles, cercles dirigeants, Conseil central et Congrès, et prit le nom de Ligue des communistes. Le premier article des statuts proclamait[33] : « Le but de la Ligue est le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, l'abolition de la vieille société bourgeoise, fondée sur les antagonismes de classes, et l'instauration d'une société nouvelle, sans classes et sans propriété privée. »

L'organisation était parfaitement démocratique, ses dirigeants étant élus et à tout moment révocables ; ce seul fait barrait la route à toutes les velléités de conspiration qui impliquent une dictature, et transformait la Ligue ‑ du moins pour les temps de paix ordinaires ‑ en une simple association de propagande. On procéda alors si démocratiquement que ces nouveaux statuts furent soumis à la discussion des communes, puis aux débats du deuxième congrès qui les adopta définitivement le 8 décembre 1847. Wermuth et Stieber les reproduisirent dans leur ouvrage, I, p. 239, annexe VIII.

Le second congrès siégea de fin novembre à début décembre de la même année. Marx y assistait aussi et défendit la nouvelle théorie tout au long des débats qui durèrent une bonne dizaine de jours. Toutes les objections et les doutes furent levés, les nouveaux principes furent adoptés à l'unanimité, et l'on nous chargea, Marx et moi, d'élaborer le Manifeste. C'est ce qui fut fait rapidement. Quelques semaines avant la révolution de février, il fut envoyé à Londres pour être imprimé. Il a fait, depuis lors, le tour du monde ; traduit dans presque toutes les langues, il sert aujourd'hui encore, dans les pays les plus divers, de guide au mouvement prolétarien. L'ancienne devise de la Ligue : « Tous les hommes sont frères », y était remplacée par le nouveau cri de guerre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », qui proclame ouvertement le caractère international de la lutte. Dix-sept ans plus tard, ce cri de guerre résonnait dans le monde comme mot d'ordre de ralliement pour la lutte de l'Association internationale des travailleurs, et aujourd'hui le prolétariat militant de tous les pays l'a inscrit sur sa bannière.

Or donc, la révolution de février éclata. Aussitôt le Conseil central de Londres délégua ses pouvoirs au cercle directeur de Bruxelles. Mais cette décision intervint à un moment où Bruxelles était soumis à un véritable état de siège et où les Allemands en particulier ne pouvaient plus se réunir nulle part. Quoi qu'il en soit, nous étions tous sur le point de nous rendre à Paris. Le nouveau Conseil central résolut donc de se dissoudre, afin de remettre tous ses pouvoirs à Marx, l'habilitant à constituer immédiatement à Paris un nouveau Conseil central. Les cinq camarades qui avaient pris cette résolution (3 mars 1848) venaient à peine de se séparer que la police envahit le logis de Marx pour l'arrêter et le mettre en demeure de partir le lendemain en France, où il avait précisément l'intention de se rendre.

Nous nous retrouvâmes donc tous bientôt à Paris. Et c'est là que fut rédigé le document suivant, signé des membres du nouveau conseil central et diffusé dans toute l'Allemagne. De nos jours encore, il est plein d'enseignements à plus d'un titre :

Revendications du parti communiste en Allemagne [34]

« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

1. L'Allemagne entière sera proclamée République une et indivisible.

[2. Tout Allemand de vingt et un ans sera électeur et éligible, à condition de ne pas avoir été frappé d'une peine criminelle.]

3. Les représentants du peuple seront rétribués, afin que l'ouvrier puisse lui aussi siéger au parlement du peuple allemand.

4. Tout le peuple sera en armes. [À l'avenir, les armées seront en même temps des armées d'ouvriers. Ainsi, l'armée ne consommera pas seulement comme par le passé, mais produira encore plus que ce qu'il lui faut pour son entretien. C'est, en outre, un moyen d'organiser le travail dans la société.]

[5. L'administration de la justice sera gratuite.

6. Toutes les charges féodales, avec toutes les contributions, corvées, dîmes, etc., qui ont pesé jusqu'ici sur la population rurale, seront supprimées sans qu'il y ait lieu au moindre dédommagement.]

7. Les domaines des princes et autres féodaux, toutes les mines, carrières, etc., seront transformés en propriété d'État. Dans ces domaines, l'exploitation agricole s'effectuera en grand avec les procédés les plus modernes de la science au profit de la collectivité entière.

8. Les hypothèques pesant sur les biens des paysans seront déclarées propriété d'État. Les paysans paieront à l'État les intérêts de ces hypothèques.

9. Dans les régions où le régime des baux à ferme est développé, la rente foncière ou le fermage sera payé à l'État sous la forme d'un impôt.

[Toutes les mesures indiquées aux numéros 6, 7, 8 et 9 seront prises pour diminuer les charges publiques ainsi que celles des cultivateurs et des petits fermiers, sans diminuer les ressources nécessaires à l'État pour couvrir ses frais, ni compromettre la production. Le propriétaire foncier proprement dit, à savoir celui qui n'est ni cultivateur ni fermier, ne contribue aucunement à la production, de sorte que sa consommation est un simple abus.

10. Une banque d'État, dont la monnaie aura cours forcé, prendra la place de toutes les banques privées.

Cette mesure permettra de régler dans l'intérêt de tout le peuple le système de crédit, et sapera la domination des gros financiers. En substituant progressivement à l'or et à l'argent du papier-monnaie, elle fait baisser le coût de l'instrument indispensable au mode de distribution bourgeois, de l'étalon d'échange, et permet d'utiliser l'or et l'argent dans les échanges avec l'étranger. Cette mesure est finalement nécessaire pour river les intérêts de la bourgeoisie conservatrice à la révolution.]

11. Tous les moyens de transport ‑ chemins de fer, canaux, bateaux à vapeur, routes, postes, etc. ‑ seront pris en main par l'État. Ils seront transformés en propriété d'État et les classes les plus démunies pourront les utiliser gratuitement.

[12. La seule différence à introduire dans le système des traitements des fonctionnaires, c'est que ceux qui ont une famille, c'est-à-dire plus de besoins, toucheront un traitement supérieur aux autres.

13. Séparation totale entre l'Église et l'État. Les ministres de toutes les confessions seront rétribués uniquement par les largesses de leurs coreligionnaires.]

14. Restriction du droit de succession.

15. Introduction d'impôts fortement progressifs, et suppression des impôts sur la consommation.

16. Création d'ateliers nationaux. L'État garantit l'existence à tous les travailleurs et assure l'entretien de ceux qui sont inaptes au travail.

17. Instruction générale et gratuite.

Il est de l'intérêt du prolétariat, des petits-bourgeois et petits cultivateurs allemands d'œuvrer de toute leur énergie à la réalisation des mesures ci-dessus énoncées. C'est uniquement en les réalisant que des millions d'Allemands, exploités jusqu'ici par un petit nombre d'individus désireux de perpétuer l'oppression, pourront obtenir justice et conquérir le pouvoir qui leur revient, puisqu'ils produisent toute la richesse dans la société.

Le Comité

Karl Marx, Karl Schapper, Heinrich Bauer, Friedrich Engels, Joseph Moll, Wilhelm Wolff

À Paris sévissait alors la manie des légions révolutionnaires. Espagnols, Italiens, Belges, Hollandais, Polonais, Allemands se constituaient en troupes pour délivrer leurs patries respectives. La légion allemande était dirigée par Herwegh, Bornstedt, Börnstein. Étant donné que tous les travailleurs étrangers se trouvèrent, au lendemain de la révolution, non seulement sans travail, mais encore en butte aux tracasseries du public, l'afflux vers ces légions était considérable. Le nouveau gouvernement y voyait un moyen de se débarrasser des travailleurs étrangers, si bien qu'il leur accorda l'étape du soldat [35], soit une indemnité de 50 centimes par jour de marche jusqu'à la frontière, où le ministre des Affaires extérieures, le beau parleur Lamartine qui avait toujours la larme à l'œil, trouverait toujours une occasion pour les trahir et les livrer à leurs gouvernements respectifs.

C'est de la manière la plus nette que nous prîmes parti contre cet enfantillage révolutionnaire. Entreprendre une invasion au beau milieu de l'effervescence allemande du moment afin d'y importer de l'étranger la révolution de vive force, c'était donner un croc-en-jambe à la révolution en Allemagne même, consolider les gouvernements en place et enfin ‑ Lamartine en était le plus sûr garant – livrer sans défense les légionnaires aux coups de l'armée allemande. De fait, lorsque la révolution vainquit ensuite à Berlin et à Vienne, la légion fut plus inutile que jamais. Comme on avait commencé, ainsi continua-t-on de jouer[36].

Nous fondâmes un club communiste allemand[37], afin de donner aux ouvriers le conseil de gagner isolément l'Allemagne et d'y faire de la propagande pour le mouvement, plutôt que de s'engager dans la légion. Notre vieil ami Flocon, qui faisait partie du Gouvernement provisoire, réussit à obtenir pour les ouvriers rapatriés par nos soins les mêmes avantages de voyage qu'aux légionnaires. Nous fîmes ainsi rentrer trois à quatre cents ouvriers, en grande majorité membres de la Ligue.

Comme il était facilement prévisible, la Ligue s'avéra comme un levier pratiquement dérisoire face aux masses populaires jetées dans le tourbillon révolutionnaire. Les trois quarts des membres de la Ligue avaient changé de domicile du fait de leur retour en Allemagne, et la plupart des communes auxquelles ils avaient adhéré jusqu'alors se trouvèrent automatiquement dissoutes, de sorte qu'ils perdirent toute liaison avec la Ligue. Les plus ambitieux ne cherchèrent même pas à rétablir cette liaison, mais se mirent à créer, pour leur propre compte, de petits mouvements séparés dans leur localité. Enfin, dans chacun des innombrables États en lesquels l'Allemagne était alors divisée, dans chaque province, dans chaque ville, la situation était à son tour si particulière que la Ligue eût été, de toute façon, dans l'impossibilité de donner autre chose que des consignes générales qu'il était en somme plus commode de diffuser par voie de presse. En fin de compte, dès l'instant où cessaient les causes qui avaient rendu nécessaire la clandestinité, la Ligue n'avait plus besoin d'être une organisation secrète. Ceux qui devaient en être le moins surpris, c'était ceux qui venaient précisément d'enlever à la Ligue ses derniers aspects conspirateurs.

Il s'avéra aussitôt que la Ligue avait été une excellente école d'action révolutionnaire. Sur le Rhin, où La Nouvelle Gazette rhénane constituait un point de ralliement solide[38], dans le Nassau, la Hesse rhénane, etc., des membres de la Ligue avaient pris partout la tête du mouvement démocratique extrémiste. De même à Hambourg. En Allemagne méridionale, la petite bourgeoisie démocratique prépondérante nous barrait la route. À Breslau, Wilhelm Wolff déploya une activité très fructueuse jusqu'à l'été 1848 et obtint un mandat pour représenter la Silésie au parlement de Francfort. À Berlin, enfin, Stephan Born, ancien membre très actif de la Ligue à Bruxelles et à Paris, fonda une Association fraternelle ouvrière qui prit une grande extension et subsista jusqu'en 1850. Hélas, Born, encore jeune et plein de talent, fut trop pressé de devenir une sommité politique et fraternisa avec le tiers et le quart simplement pour rassembler beaucoup de monde. Il n'était pas homme à mettre de l'unité dans les tendances opposées, ni de la clarté dans le chaos. Ainsi, dans les publications officielles de cette association, s'entremêlent en un fouillis inextricable des idées exposées dans le Manifeste communiste, des réminiscences et revendications datant des vieilles corporations, des bribes des constructions de Louis Blanc et de Proudhon, des idées protectionnistes, etc. ; bref, il voulait être de tous les mouvements et n'était que la mouche du coche. On lança des grèves, des coopératives ouvrières, des associations de production, en oubliant qu'il s'agissait, avant tout, de commencer par conquérir, grâce à des victoires politiques, un terrain sur lequel tout cela pouvait être réalisé à long terme. Or, lorsque les victoires de la réaction firent comprendre aux dirigeants de cette Association fraternelle des ouvriers qu'il fallait intervenir directement dans la lutte révolutionnaire, ils furent naturellement lâchés par la masse confuse qu'ils avaient rassemblée autour d'eux. Born participa à l'insurrection de Dresde en mai 1849[39], et parvint à en sortir sain et sauf. Mais l'Association fraternelle ouvrière était restée à l'écart du grand mouvement politique du prolétariat, comme une organisation particulière, qui n'existait guère que sur le papier. Son rôle fut si effacé que la réaction ne jugea nécessaire de la combattre qu'en 1850, et de liquider ce qui en restait quelques années plus tard seulement. Born ‑ Buttermilch de son vrai nom ‑ ne devint pas un grand homme politique, mais un petit professeur suisse qui, au lieu de traduire Marx dans le langage des artisans, traduisit le tendre Renan en son propre allemand à l'eau de rose.

Le 13 juin 1849 à Paris[40], la défaite des soulèvements allemands de mai[41], l'écrasement de la révolution hongroise par les Russes[42] marquèrent la fin d'une grande période de la révolution de 1848. Cependant, la victoire de la réaction n'en était pas pour autant définitive, loin de là. Une réorganisation des forces révolutionnaires, dispersées par une première défaite, s'imposait, et par suite aussi celle de la Ligue. Mais, tout comme avant 1848, les conditions du moment interdisaient au prolétariat de s'organiser au grand jour : il fallut donc recourir de nouveau à l'organisation secrète.

Au cours de l'automne 1849, la plupart des membres des anciens conseils centraux et des congrès se retrouvèrent à Londres. Il ne manquait plus que Schapper (qui était détenu à Wiesbaden, mais nous rejoignit également au printemps 1850, après son acquittement), ainsi que Moll qui, après avoir rempli une série de missions et de tournées d'agitation les plus dangereuses ‑ en dernier, il recrutait des canonniers montés pour l'artillerie du Palatinat[43] au sein même de l'armée prussienne ‑, s'engagea dans la compagnie ouvrière de Besançon du corps d'armée de Willich et fut tué d'une balle dans la tête au cours de l'accrochage de la Murg, près du pont de Rotenfels.

Willich fait contraste sur ce point. C'était l'un de ces communistes de sentiment si nombreux après 1845 en Allemagne occidentale. Ne serait-ce que pour cette raison, il était en opposition instinctive et secrète avec notre tendance critique. Qui plus est, c'était littéralement un prophète, convaincu de sa mission personnelle de libérateur prédestiné du prolétariat allemand et, en tant que tel, prétendant direct à la dictature aussi bien militaire que politique. À côté du communisme de type christianisme primitif de Weitling, on vit donc s'instituer une sorte d'islam communiste. Cependant, la propagande en faveur de la nouvelle religion se limita tout d'abord à la caserne de réfugiés commandée par Willich.

Or donc, la Ligue fut réorganisée, lors de la publication de l'Adresse de mars 1850[44] et de l'envoi en Allemagne de notre émissaire H. Bauer. Cette adresse, élaborée par Marx et moi, présente aujourd'hui encore un intérêt, du fait que la démocratie petite-bourgeoise continue de former le parti qui doit arriver au pouvoir pour sauver la société de l'emprise des ouvriers communistes, lors de la prochaine secousse dont l'échéance ne saurait tarder maintenant (l'échéance des révolutions européennes allant de quinze à dix-huit ans au cours de ce siècle, par exemple 1815-1830, 1848-1852, 1870). Sur plus d'un point, cette adresse est encore valable aujourd'hui. La tournée de Heinrich Bauer fut un succès complet. Le joyeux petit cordonnier était un diplomate né. Il fit revenir dans l'organisation active les anciens membres de la Ligue, dont les uns s'étaient lassés, et dont les autres opéraient à leur propre compte, notamment les chefs actuels de l'Association fraternelle des travailleurs. La Ligue joua un rôle prépondérant dans les sociétés d'ouvriers, de paysans ou de gymnastique, et ce avec plus de succès qu'avant 1848. Ainsi l'Adresse trimestrielle suivante aux communes (juin 1850)[45] put constater que l'estudiantin Schurz, de Bonn (plus tard ministre aux États-Unis), qui parcourait l'Allemagne au profit de la démocratie petite-bourgeoise, aurait « trouvé toutes les forces utilisables déjà entre les mains de la Ligue ». Celle-ci, comme on le voit, était indubitablement la seule organisation révolutionnaire ayant une importance en Allemagne.

Le sort de cette organisation était directement lié aux perspectives d'une reprise révolutionnaire. Or, celles-ci devenaient de plus en plus incertaines, voire contraires au cours de l'année 1850. La crise industrielle de 1847 qui avait préparé la révolution de 1848 était surmontée, et il s'ouvrait une nouvelle période de prospérité industrielle sans pareille jusqu'ici. Quiconque avait des yeux pour voir, et s'en servait, s'apercevait clairement que la tempête révolutionnaire de 1848 s'apaisait progressivement. Dans la revue de mai à octobre 1850[46], Marx et moi nous écrivions : « Du fait de la prospérité générale, au cours de laquelle les forces productives de la société bourgeoise se développent avec toute la luxuriance possible au sein des rapports bourgeois, il ne peut être question d'une véritable révolution. Celle-ci n'est possible qu'aux périodes de conflit ouvert entre ces deux facteurs : les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises. Les différentes querelles auxquelles se livrent actuellement les représentants des diverses factions du parti de l'ordre sur le continent, et dans lesquelles elles se discréditent les unes les autres, bien loin de fournir de nouvelles occasions de révolution, ne sont au contraire possibles que parce que la base des rapports sociaux est en ce moment bien assurée et ‑ ce que la réaction ignore ‑ solidement bourgeoise. Les multiples tentatives entreprises par la réaction pour endiguer l'essor social de la bourgeoisie viendront s'échouer contre cette base, et ce tout aussi sûrement que toute l'indignation morale et les proclamations enthousiastes de la démocratie. »

Cette froide appréciation de la situation fut considérée comme une hérésie, à une époque où les Ledru-Rollin, Louis Blanc, Mazzini, Kossuth et, parmi les lumières allemandes de second ordre, Ruge, Kinkel, Gügg et tutti quanti constituaient en série à Londres de futurs gouvernements provisoires, non seulement pour leurs patries respectives, mais encore pour l'Europe entière : il ne leur restait plus qu'à rassembler, grâce à un emprunt révolutionnaire, émis en Amérique, l'argent nécessaire pour réaliser en un clin d'œil la révolution européenne ainsi que les différentes républiques qui en découlaient tout naturellement. Qui pourrait s'étonner de ce qu'un homme tel que Willich ait donné dans le panneau, que Schapper lui-même, en raison de ses vieux élans révolutionnaires, se soit laissé griser, et que la majeure partie des ouvriers de Londres, pour la plupart des réfugiés, les aient suivis dans le camp des faiseurs de révolution de la démocratie bourgeoise ? En un mot, la circonspection que nous préconisions n'était pas du goût de ces gens-là : il fallait se mettre à faire des révolutions. Nous nous y refusâmes catégoriquement. Il s'ensuivit une scission, et la suite est à lire dans les Révélations

[47]

Puis ce fut l'arrestation de Nothjung d'abord, de Haupt à Hambourg ensuite. Ce dernier trahit, en donnant les noms du Comité central de Cologne et en servant de témoin principal dans le procès. Cependant, les membres de sa famille ne voulurent pas subir pareille honte et l'expédièrent à Rio de Janeiro, où il trouva à s'établir dans le commerce et finit par être nommé consul général de la Prusse, puis de l'Allemagne, en récompense de ses hauts faits. Il est actuellement de retour en Europe.

Pour faciliter l'intelligence de ce qui va suivre, voici la liste des accusés de Cologne : 1. P. G. Röser, ouvrier cigarier ; 2. Heinrich Bürgers, mort en 1878 comme député progressiste au Landtag ; 3. Peter Nothjung, tailleur, mort il y a quelques années à Breslau, comme photographe ; 4. W. J. Reiff ; 5. Dr Hermann Becker, aujourd'hui mayeur de Cologne et membre de la Chambre haute ; 6. Dr Roland Daniels, médecin, mort, quelques années après le procès, de phtisie contractée en prison ; 7. Karl Otto, chimiste ; 8. Dr Abraham Jacoby, actuellement médecin à New York ; 9. Dr J. J. Klein, actuellement médecin et échevin à Cologne ; 10. Ferdinand Freiligrath, qui résidait autrefois déjà à Londres ; 11. J. L. Ehr.hard, commis ; 12. Friedrich Lessner, tailleur, actuellement à Londres.

Les débats publics devant les jurés durèrent du 4 octobre au 12 novembre 1852, et s'achevèrent par les condamnations suivantes pour tentative de haute trahison : Röser, Bürgers et Nothjung à 6 ans de forteresse, Reiff, Otto, Becker à 5 ans, et Lessner à 3 ans de la même peine. Daniels, Klein, Jacoby et Ehrhard furent acquittés.

Le procès de Cologne clôt cette première période du mouvement ouvrier communiste allemand. À peine les condamnations étaient-elles prononcées que nous décidâmes de dissoudre notre Ligue ; quelques mois plus tard, la Ligue séparatiste[48] de Willich-Schapper sombra dans le repos éternel.

Entre cette première période et l'actuelle s'est écoulée une génération. Dans l'intervalle, d'un pays d'artisanat et d'industrie domestique à base de travail manuel, l'Allemagne est devenue un grand pays industriel en transformation économique et technique ininterrompue. En ce temps-là, il fallait recruter un par un les ouvriers susceptibles de saisir leur condition d'ouvriers et l'antagonisme historique et économique qui les oppose au capital, parce que cet antagonisme lui-même n'était encore qu'en voie de formation. Aujourd'hui, il faut soumettre tout le prolétariat allemand aux lois d'exception pour retarder d'un rien le processus par lequel il prendra une conscience complète de sa condition de classe opprimée.

En ce temps-là, les rares hommes qui, à force de ténacité, s'étaient haussé à l'intelligence du rôle historique du prolétariat devaient s'organiser en secret dans de petites communes de trois à vingt hommes et se réunir en catimini. Aujourd'hui, le prolétariat allemand n'a pas besoin d'organisation constituée, ni publique ni secrète[49] : la simple association, qui va de soi, de membres de la même classe professant les mêmes idées suffit à ébranler tout l'Empire allemand, même sans statuts, ni comité directeur, ni résolutions, ni autres formalités. Bismarck est devenu l'arbitre de l'Europe, hors des frontières de l'Allemagne ; à l'intérieur, en revanche, il se voit menacé chaque jour davantage par la figure athlétique du prolétariat allemand, dont Marx avait prévu les proportions gigantesques dès 1844. D'ores et déjà, il se trouve à l'étroit dans le cadre de l'Empire tracé à la mesure du philistin bourgeois. Dans un proche avenir, lorsque sa stature puissante et ses larges épaules se seront encore développées, il n'aura qu'à se soulever de son siège pour faire sauter tout l'édifice constitutionnel de l'Empire.

Qui plus est, le mouvement international du prolétariat européen et américain est devenu maintenant si puissant que non seulement sa forme première, forme étriquée ‑ la Ligue secrète ‑ mais encore sa forme seconde, infiniment plus large ‑ l'Association internationale des travailleurs de caractère public ‑, lui seraient une entrave. De fait, le simple sentiment de solidarité, fondé sur la reconnaissance de l'identité de la condition de classe parmi les ouvriers de tous les pays et de toutes les langues, suffit à créer et à souder un seul et même grand parti du prolétariat[50].

Les leçons que la Ligue a retenues et défendues de 1847 à 1852, et que les philistins, dans leur sagesse, pouvaient, avec des haussements d'épaules, décrier comme des chimères écloses dans les folles têtes extrémistes, ou comme la doctrine ésotérique de quelques sectaires disséminés aux quatre coins du pays, ces théories ont aujourd'hui d'innombrables partisans dans tous les pays civilisés du monde, parmi les parias des mines de Sibérie aussi bien que les chercheurs d’or de Californie[51]. Et le fondateur de cette doctrine, l'homme le plus haï et le plus calomnié de son temps ‑ Karl Marx ‑, était, au moment de sa mort, le conseiller toujours recherché et toujours disponible du prolétariat des deux mondes.

Bilan de la défaite de 1848‑1849[modifier le wikicode]

On a peine à imaginer défaite plus écrasante que celle que vient de subir sur le continent le parti révolutionnaire ‑ ou plus exactement les différents partis révolutionnaires ‑, et ce sur tous les fronts de la bataille[52]. Mais qu'est-ce à dire ? La lutte de la bourgeoisie britannique pour la suprématie politique et sociale n'a-t-elle pas embrassé une période longue de quarante-huit ans, et celle de la bourgeoisie française une période de quarante ans de luttes sans pareilles ? Et leur victoire fut-elle jamais aussi proche qu'au moment même où la monarchie restaurée se croyait plus solidement établie au pouvoir que jamais ?

Les temps sont passés et bien passés où la superstition attribuait les révolutions à la malignité d'une bande d'agitateurs. Chacun sait, de nos jours, que derrière toute convulsion révolutionnaire il existe forcément un besoin social, dont les institutions surannées ne peuvent assurer la satisfaction. Il se peut que ce besoin ne soit pas actuellement assez urgent et général pour chercher à s'imposer immédiatement[53]. Néanmoins, toute tentative de la réprimer par la violence ne peut que le faire resurgir avec plus de force, jusqu'à ce qu'il brise ses entraves.

Si nous avons été battus, tout ce que nous avons donc à faire, c'est de recommencer par le début. Et, par chance, l'intervalle de répit ‑ de très courte durée sans doute[54] ‑ qui nous est accordé entre la fin du premier et le commencement du second acte du mouvement, nous laisse le temps de faire un travail des plus utiles : l'analyse des causes qui rendirent inéluctables aussi bien le récent soulèvement que sa défaite, causes qu'il ne faut pas rechercher dans les efforts, talents, erreurs ou trahisons accidentels de quelques-uns des chefs, mais dans les conditions sociales générales de vie de chacune des nations ébranlées par la crise.

On s'accorde généralement à reconnaître que les mouvements subits de février et de mars 1848 n'ont pas été l'œuvre d'individus isolés, mais des manifestations spontanées, irrépressibles, de nécessités et de besoins nationaux plus ou moins clairement compris, mais très distinctement ressentis par toute une série de classes dans tous les pays. Néanmoins, lorsque l'on s'enquiert des causes des succès de la contre-révolution, on obtient de tous les côtés la réponse commode que c'est Monsieur Un Tel ou le citoyen Tel Autre qui a « trahi » le peuple (ce qui d'ailleurs peut être vrai ou non, selon le cas). Mais, en aucun cas, cette réponse n'explique quoi que ce soit, qui plus est, elle ne permet même pas de comprendre comment il s'est fait que le « peuple » se soit laissé trahir de la sorte. Mais combien piètres sont les perspectives d'avenir d'un parti politique dont le seul inventaire politique se résume dans le fait que le citoyen tel ou tel n'est pas digne de confiance[55] !

Déclaration de rupture organisationnelle[modifier le wikicode]

À Messieurs Adam, Barthélémy et Vidil,

Nous avons l'honneur de vous informer que nous considérons l'association dont vous parlez comme étant depuis longtemps dissoute de facto[56]. Tout ce qui reste encore à faire, c'est de détruire le contrat de base. MM. Adam ou Vidil auront peut-être l'obligeance de venir trouver M. Engels ‑ Macclefield Street n° 6, Soho ‑ dimanche prochain, le 13 octobre dans l'après-midi pour cela.

Nous avons l'honneur, chers Messieurs, d'être vos serviteurs dévoués.

Londres, le 9-10-1850

Engels, Marx, Harney

Au président de séance du mardi de l'Association allemande de formation des ouvriers de Londres, Great Windmill Street.

Les signataires vous annoncent par la présente qu'ils quittent la Société.

Londres, 17-9-1850

H. Bauer, K. Pfäender, J. G. Eccarius, K. Marx, S. Seiler, K. Schramm, F. Engels F. Wolff, W. Liebknecht, H. Haupt, G. Klose

Il semble bien que la marche de sept cents gueux sur Paris, annoncée à cor et à cri par la presse, ne soit qu'une blague. Le petit Louis Blanc, lui aussi, à en juger par les nouvelles lamentations qu'il publie dans le Daily News d'aujourd'hui, est, sinon à Londres, du moins en sécurité. Ses premières lamentations étaient encore sublimes à côté de celles d'aujourd'hui[57].

Peuple français ‑ noble fierté ‑ courage indomptable ‑ éternel amour de la liberté ‑ honneur au courage malheureux [58] ‑ et, tout en disant cela, notre petit bonhomme exécute un demi-tour à droite [59] et prône la confiance et l'union du peuple et de la bourgeoisie. Tout comme Proudhon, cf. « Appel à la bourgeoisie[60] », p. 2. Et que dire de cette façon de raisonner : si les insurgés ont été battus, cela vient de ce qu'ils n'étaient pas le vrai peuple[61], car le vrai peuple ne peut pas être battu. Or, si le vrai peuple ne s'est pas battu, c'est qu'il ne voulait pas se battre pour l'Assemblée nationale. (À cela on peut fort bien objecter que, s'il avait triomphé, le vrai peuple eût lui-même exercé une dictature, mais s'il n'a pas eu le temps même d'y songer, c'est parce qu'il a été surpris par le déroulement des événements, et d'ailleurs il a si souvent été dupé !)

C'est toujours la vieille et basse argumentation des démocrates qui s'étale à chaque fois que le parti révolutionnaire subit une défaite. Le fait est, me semble-t-il, que s'il ne s'est pas battu en masse cette fois-ci, le prolétariat était parfaitement conscient de sa propre faiblesse et de son impuissance[62], de sorte qu'il s'est résigné avec fatalisme au cycle renouvelé République, Empire, Restauration, puis nouvelle révolution, jusqu'à ce que, après un certain nombre d'années de misère où règne le plus grand ordre possible, il ait repris de nouvelles forces. Je ne dis pas que les choses se passeront ainsi, mais je crois que c'est ce qui, au fond, a prévalu d'instinct chez le peuple de Paris mardi et mercredi, et après le rétablissement du scrutin secret, et la reculade de la bourgeoisie qui s'ensuivit, vendredi. Mais il serait absurde de prétendre qu'une occasion n'existait pas à ce moment-là pour le peuple.

Si le prolétariat veut attendre que ce soit le gouvernement qui pose son propre problème, et s'il attend ensuite que survienne un heurt qui donne au conflit une forme plus aiguë et plus nette qu'en juin 1848 ‑ il peut attendre encore longtemps. La dernière occasion où le problème s'est posé avec quelque netteté entre le prolétariat et la bourgeoisie, ce fut lors de la loi électorale de 1850[63]. Or, le peuple a préféré ne pas se battre à ce moment-là. Cette renonciation ainsi que le fait de tout renvoyer à 1852 étaient déjà en soi une preuve de passivité qui, mis à part le cas d'une crise économique, devraient nous suffire à diagnostiquer une perspective assez noire même pour 1852. Après l'abolition du suffrage universel et l'élimination du prolétariat de la scène officielle, c'est vraiment demander beaucoup aux partis officiels que de compter sur eux pour poser le problème en des termes qui conviennent au prolétariat !

Comment le problème se posait-il en février 1848 ? À cette date, le peuple était tout autant hors de cause [64] qu'aujourd'hui. Or, on ne saurait nier que, si le parti révolutionnaire commence à laisser passer, dans une situation révolutionnaire, des moments décisifs sans dire son mot, ou s'il intervient sans arracher la victoire, on peut considérer avec une relative certitude qu'il est fichu pour un certain temps[65]. Je n'en veux pas d'autre preuve que les insurrections après Thermidor et les soulèvements de 1830. Cela étant, ces messieurs qui proclament si bruyamment que le vrai peuple attend son occasion risquent fort de tomber au niveau des Jacobins impuissants de 1795 et 1799 et des Républicains de 1831 et 1839, et de se couvrir de ridicule.

De même, il est indéniable que le rétablissement du scrutin secret a produit son effet sur la bourgeoisie, la petite bourgeoisie et, au bout du compte aussi, sur bon nombre de prolétaires (comme il ressort de tous les rapports), ce qui jette un jour étrange sur ce que l'on dit sur l'état d'esprit des Parisiens, leur courage et leur perspicacité. Il saute aux yeux que beaucoup ne se sont pas rendu compte de la stupidité de la question posée par Louis-Napoléon et ne se sont pas demandé ce qui garantissait l'exactitude du décompte des voix. En fait, la plupart ont certainement percé à jour le bluff : seulement ils se sont fait accroire à eux-mêmes que tout allait bien alors, à seule fin d'avoir un prétexte pour ne pas se battre [66].

Enfin, nous avons de nouveau l'occasion, pour la première fois depuis longtemps, de montrer que nous n'avons besoin ni de popularité ni du soutien d'aucun parti de quelque pays que ce soit, nos positions n'ayant absolument rien à voir avec ces considérations dégradantes[67]. Désormais, nous ne sommes plus responsables que vis-à-vis de nous-mêmes, et lorsque le moment sera venu où ces messieurs auront besoin de nous, alors nous serons en mesure de dicter nos conditions. Au moins jusque-là nous serons tranquilles, voire dans une certaine mesure isolés ‑ mon Dieu[68], je jouis depuis près de trois mois déjà de la solitude ici à Manchester, et je m'y suis fait ; par-dessus le marché, je suis un véritable célibataire, ce que l'on tient ici pour fort ennuyeux[69].

Au reste, nous aurions mauvaise grâce, au fond, de nous plaindre de ce que les petits grands hommes[70] nous évitent avec effroi. N'avons-nous pas fait depuis des années comme si le ban et l'arrière-ban étaient organisés dans notre parti, alors que nous manquions d'un parti, les gens que nous comptions comme de notre parti, tout au moins officiellement ‑ sous réserve de les appeler des bêtes incorrigibles [71] ‑, n'ayant pas saisi le premier mot de notre doctrine.

Comment pourrions-nous être d'un « parti », nous qui fuyons comme la peste les postes officiels ? Que nous chaut un « parti », à nous qui crachons sur la popularité, à nous qui doutons de nous-mêmes dès que nous commençons à devenir populaires ? Que nous chaut un « parti », c'est-à-dire une bande d'ânes qui ne jurent que par nous, parce qu'ils nous tiennent pour leurs semblables ? En fait, ce ne sera pas une perte, lorsque nous ne passerons plus pour être « l'expression exacte et conforme » de cette meute bornée à laquelle on nous a associés toutes ces dernières années[72].

Une révolution est un phénomène purement naturel, commandé par des lois physiques, plutôt que des règles qui déterminent en temps ordinaire le cours de la société, mieux, ces règles prennent dans les révolutions un caractère beaucoup plus physique, la force matérielle de la nécessité s'y manifestant avec plus de violence. Or, à peine se manifeste-t-on comme représentant d'un parti que l'on est entraîné dans ce tourbillon de l'irrésistible nécessité qui règne dans la nature. Par le simple fait que l'on reste indépendant et révolutionnaire en étant plus que les autres attaché à la cause, il est possible ‑ pour un temps du moins ‑ de préserver son autonomie vis-à-vis de ce tourbillon, où l'on finit tout de même à la longue par être entraîné[73].

Cette position, nous pouvons et nous devons l'adopter à la première occasion : pas de fonction officielle dans l'État, ni ‑ aussi longtemps que possible ‑ dans le parti, pas de siège dans les comités etc., nulle responsabilité pour ce que font les ânes ; critique impitoyable vis-à-vis de tout le monde, et par-dessus le marché garder cette sérénité que toutes les intrigues de ces imbéciles ne peuvent nous faire perdre. Et cela, nous le pouvons. Nous pouvons toujours objectivement être plus révolutionnaires que ces phraseurs, parce que nous avons appris quelque chose et eux non, parce que nous savons ce que nous voulons et eux non, et parce que, après l'expérience que nous avons faite au cours de ces trois dernières années, nous prendrons les événements avec plus de calme que n'importe quel individu directement intéressé par ce qui se passe.

Pour l'heure, l'essentiel c'est que nous ayons la possibilité de nous faire imprimer, soit dans une revue trimestrielle dans laquelle nous attaquerons directement et où nous assurerons nos positions face aux personnes, soit dans de gros ouvrages où nous pourrons faire la même chose, sans avoir besoin même de mentionner l'un quelconque de ces cafards. L'une comme l'autre de ces solutions me convient ; encore qu'il me semble que si la réaction tend à se renforcer, la première éventualité s'avérera moins sûre à la longue, et la seconde constituera de plus en plus la seule ressource sur laquelle nous devrons nous rabattre[74].

Que restera-t-il des cancans et stupidités que toute la racaille des émigrés pourra bien colporter sur ton compte, lorsque tu y répondras par ton Économie ?

On s'aperçoit de plus en plus que l'émigration est une institution qui transforme chacun en fou, âne ou fripouille[75]. Il faut donc s'en tenir à l'écart, et se contenter d'écrire en toute indépendance, se moquant même comme d'une guigne du prétendu parti révolutionnaire. C'est une véritable pépinière de scandales et de bassesses dans laquelle le premier âne venu se fait passer pour le sauveur de la patrie. Quoi qu'il en soit, nous réglerons son compte à ce petit chasseur de popularité ‑ Louis Blanc ‑dès que nous aurons de nouveau un organe de presse.

Nous, en revanche, nous avons la satisfaction d'être débarrassés de toute la racaille des réfugiés londoniens, forts en gueule, confus et impuissants, et nous pouvons enfin de nouveau travailler sans être dérangés[76]. Les bassesses innombrables de la vie privée de cette canaille peuvent nous laisser froids. De tout temps, nous étions supérieurs à ces gens-là, et nous les avons dominés à chaque fois qu'on avait affaire à un mouvement sérieux. Mais depuis 1848, la pratique nous a appris énormément de choses, et nous avons dûment utilisé le calme qui s'est instauré depuis 1850 pour nous remettre à bûcher ferme.

Lorsque le mouvement reprendra de nouveau, nous aurons un avantage encore plus grand sur eux que la première fois, et ce dans des domaines auxquels ils ne songent même pas. Et abstraction faite de tout cela, nous avons sur eux l'énorme avantage qu'ils sont tous des chasseurs de bons postes, et nous pas. On ne comprend pas qu'après toutes les expériences que nous avons faites il puisse encore y avoir des ânes, dont l'ambition suprême est, le lendemain même de la première insurrection victorieuse (ce qu'ils appellent une révolution), d'entrer dans n'importe quel gouvernement pour être foulés aux pieds et éjectés le mois suivant, après s'être couverts de honte, comme Louis Blanc et Flocon en 1848 ! Et pour corser le tout, un gouvernement Schapper-Gebert-Meyen-Haude-Willich ! Hélas, ces pauvres bougres n'auront jamais cette satisfaction : ils se retrouveront de nouveau à la queue du mouvement, et ces mouches du coche ne feront que semer un peu de confusion dans les petites villes et parmi les paysans.

Travaux d'exilés[modifier le wikicode]

Durant de nombreuses années, l'une de mes occupations principales a été l'étude des sciences militaires : le succès qu'a pu avoir l'un de mes articles sur la campagne de Hongrie[77], publié à l'époque dans la presse allemande, me renforce dans la croyance que je n'avais pas perdu mon temps en travaillant ces questions. Je me suis plus ou moins familiarisé avec la plupart des langues européennes, y compris le russe, le serbe et même, dans une certaine mesure, le roumain. C'est ce qui me permet de prendre connaissance des sources d'information les plus sûres, et je pourrais peut-être aussi vous être utile dans d'autres domaines. Mes articles eux-mêmes indiqueront naturellement dans quelle mesure je suis capable d'écrire l'anglais de manière courante et correcte[78].

Ce que tu m'écris à propos de Jones me fait grand plaisir ‑ hélas, je n'ai, pour le moment, que fort peu de temps, sans quoi je lui enverrais un plus grand nombre d'articles[79]. Mais Charles Roesgen n'est pas encore rentré en Allemagne, et ensuite, lui envoyer régulièrement ‑ à lui ou à Weydemeyer ‑ un article par semaine, alors que j'en fais déjà un pour la Tribune, sans parler du rapport hebdomadaire sur la marche de l'entreprise que je dois faire à mon « vieux » c'est un peu beaucoup pour quelqu'un qui trime toute la journée à son bureau. De plus, il faut que j'en termine enfin avec mes histoires slaves[80]. Je n'ai guère fait de progrès depuis un an, étant donné que j'ai travaillé en dilettante. Or, puisque j'ai commencé et que je suis trop avancé pour tout laisser en plan, il faut enfin que je m'y mette régulièrement pendant un bout de temps. Depuis quinze jours, j'ai sérieusement bûché le russe, et je suis maintenant à peu près à la hauteur en grammaire : deux ou trois mois de travail me procureront le vocabulaire nécessaire, et alors je pourrai en faire quelque chose. Il faut que j'en finisse cette année avec les langues slaves qui, au fond, ne sont pas si difficiles que cela.

Outre l'intérêt linguistique que ce travail présente pour moi, je suis guidé par cette considération : que, dans le prochain grand conflit d'États, l'un de nous au moins connaisse les langues, l'histoire, la littérature et les détails des institutions sociales des nations précisément avec lesquelles on se trouvera tout de suite en conflit. En fait, Bakounine n'est devenu un personnage que parce que personne ne savait le russe. Or, la vieille fumisterie des pan-slavistes, à savoir présenter comme communiste la vieille propriété foncière slave en nous faisant accroire que le paysan russe est un communiste né, a toutes les chances de faire son effet pendant longtemps encore.

Au reste, Jones a raison ‑ maintenant que le vieil O'Connor a définitivement perdu la boussole ‑ d'y mettre le paquet. En ce moment, il a la chance pour lui ; et pour peu que le citoyen Hip Hip Hourrah (Harney) laisse tomber le mouvement, il est certain de son affaire.

Nous venons de fonder une nouvelle section locale chartiste à Londres[81]. Ces Anglais manient les formes démocratiques avec beaucoup moins de scrupules que nous autres braves et timides Allemands. Nous étions treize, et l'on décida aussitôt d'élire un conseil avec les membres présents. Là-dessus, chacun proposa l'un des membres présents, et comme, naturellement, je déclinai la proposition, on a élu à ma place un camarade absent, et en moins de cinq minutes toutes ces personnes privées s'étaient transformées en un comité officiel, où chacun se trouvait effectivement élu. Tout cela s'est fait avec le plus grand sérieux, comme quelque chose qui va de soi. Nous verrons prochainement ce qu'il en adviendra. Bonne chance, en attendant.

Désagrégation du parti chartiste[modifier le wikicode]

D'après tout ce que je vois, les chartistes sont si complètement désorganisés et désorientés, et souffrent en même temps d'un tel manque de gens utilisables, qu'ils vont ou bien se désagréger tout à fait et se décomposer en factions, autrement dit devenir inévitablement dans la pratique de simples caudataires des Financial Reformers, ou bien se reconstruire sur une base toute nouvelle par un gaillard de valeur[82]. Jones est tout à fait dans la bonne voie, et nous pouvons dire, certes, qu'il ne s'y serait jamais engagé sans notre doctrine, pas plus qu'il n'aurait jamais trouvé comment ‑ d'une part ‑ il faut non seulement conserver, mais encore approfondir la seule base de reconstruction possible du parti chartiste, à savoir la haine de classe instinctive des ouvriers contre les bourgeois industriels en en faisant le fond même de la propagande de formation théorique, et ‑ d'autre part ‑ être tout de même progressif en s'opposant aux velléités réactionnaires des ouvriers et à leurs préjugés.

Jones joue un rôle très niais. Tu sais que, sans autre intention déterminée que celle de trouver à notre époque trop amorphe un prétexte à agitation, il avait, bien avant la crise, organisé une conférence chartiste, où devaient aussi être invités des radicaux bourgeois (non seulement Bright, mais encore des personnages tels que Cunningham)[83]. On devait, en somme, conclure avec les bourgeois un compromis leur accordant le vote au bulletin secret, s'ils concédaient aux ouvriers le suffrage universel pour les adultes du sexe masculin. Cette proposition provoqua des scissions dans le parti chartiste qui, à leur tour, poussèrent Jones plus en avant dans son projet. Or, au lieu de profiter de cette crise pour substituer à un prétexte mal choisi d'agitation une agitation véritable, il s'accroche à son absurde projet, choque les ouvriers en leur prêchant la collaboration avec les bourgeois, cependant qu'il n'inspire même pas la moindre confiance à ces derniers. Quelques-unes des feuilles radicales le cajolent pour le ruiner complètement. Dans son propre journal, le vieil âne de Frost, dont, à force de déclamations, il a fait un héros et qu'il a nommé président de sa conférence, prit position contre lui dans une lettre d'une grossièreté inouïe, dans laquelle il écrit entre autres : s'il juge nécessaire la collaboration de la bourgeoisie ‑ sans laquelle d'ailleurs il n'y a rien à faire ‑ il se doit d'agir de bonne foi ; qui lui a donné le droit d'établir le programme de la conférence sans le concours des alliés ? De quel droit a-t-il nommé Frost président, tandis qu'il joue lui-même au dictateur, etc. ? Le voilà donc dans un beau pétrin et, pour la première fois, il joue un rôle non seulement niais, mais double.

II y a longtemps que je ne l'ai pas vu, mais je vais lui rendre visite maintenant. Or, comme un personnage public ne peut, en Angleterre, se rendre impossible par des sottises, etc., il s'agit simplement pour lui de se tirer du piège qu'il s'est tendu à lui-même.

Il faut qu'il commence par créer un parti, et pour ce faire il doit se rendre dans les districts industriels. Après cela, ce seront les bourgeois qui viendront le trouver pour lui proposer des compromis. Salut.

Au reste, il me semble que la dernière manœuvre de Jones s'apparente aux tentatives plus ou moins fructueuses d'antan pour réaliser une telle alliance [avec la bourgeoisie], mais tout cela est déterminé par le fait que le prolétariat anglais est embourgeoisé au point que la plus bourgeoise de toutes les nations veut finalement en arriver à posséder une aristocratie (terrienne) bourgeoise et un prolétariat bourgeois à côté de la bourgeoisie[84]. Cela s'explique d'ailleurs d'une certaine manière pour une nation qui exploite le monde entier[85]. Seules quelques années foncièrement mauvaises peuvent y remédier, et il semble qu'elles ne soient pas à portée de main depuis les découvertes d'or. II faut tout de même observer que je ne saisis pas encore clairement le mécanisme grâce auquel la bourgeoisie a réussi à résorber la surproduction massive qui avait suscité la crise : on n'a encore jamais vu un reflux aussi rapide après une tempête aussi violente.

Je viens de rompre avec Ernest Jones[86]. Malgré mes avertissements répétés, et bien que je lui aie prédit exactement ce qui est arrivé ‑ à savoir qu'il se discréditerait lui-même et désorganiserait le parti chartiste ‑, il s'est embarqué dans des tentatives de compromis avec les radicaux bourgeois. C'est maintenant un homme ruiné[87], mais le dommage qu'il a fait au prolétariat est extraordinaire. La brèche sera naturellement de nouveau réparée, mais on a perdu un moment très favorable pour l'action. Imagine-toi une armée dont le général passe dans le camp adverse la veille de la bataille[88].

Que les destinées s'accomplissent : l'agitation en Allemagne[modifier le wikicode]

Le second but de la mission de Lévy, c'était de me donner des renseignements sur la situation ouvrière en Rhénanie[89]. Les ouvriers de Dusseldorf sont toujours en relation avec ceux de Cologne, d'où tous les « petits messieurs » ont disparu. L'essentiel de la propagande s'effectue maintenant parmi les ouvriers industriels de Solingen, Iserlohn et la région environnante, Elberfeld et la Westphalie. Dans les régions de métallurgie, les gars veulent à toute force déclencher une action : la seule chose qui les retienne, c'est la perspective d'une révolution en France et le fait que « les camarades de Londres ne croient pas encore le moment venu ». Si la situation dure sans s'améliorer, il sera difficile, d'après Lévy, d'empêcher une émeute. En tout cas, ce serait une insurrection parisienne qui donnerait le signal. Ces gens croient fermement que, dès le premier moment, nous et nos amis nous nous empresserons d'aller les rejoindre. Ils éprouvent naturellement le besoin de chefs politiques et militaires[90]. On ne saurait leur en vouloir. Mais je crains fort qu'avec leurs plans tout à fait chimériques ils aient le temps de se faire battre complètement avant même qu'il nous soit possible de quitter l'Angleterre.

On leur doit, en tout cas, de leur exposer nettement, du point de vue militaire, ce qui est faisable et non faisable. J'ai déclaré évidemment que si les circonstances le permettaient, nous rejoindrions les ouvriers rhénans ; que toute émeute effectuée par eux seuls, sans que Paris, Vienne ou Berlin ait pris l'initiative, serait une stupidité ; qu'au cas où Paris donnerait le signal, il serait bon de risquer le coup, étant donné que dans ces conditions même la défaite et ses conséquences désagréables ne pourraient être que momentanées ; qu'avec mes amis je m'attacherais sérieusement à déterminer ce que l'on pourrait faire en Rhénanie à partir d'une action directement ouvrière ; enfin, je les ai invités à nous envoyer dans quelque temps une nouvelle délégation à Londres, mais de ne rien entreprendre sans s'être mis d'accord avec nous au préalable[91].

Les tanneurs d'Elberfeld ‑ ou de Barmen ? ‑ sont à l'heure qu'il est d'humeur tout à fait révolutionnaire, alors qu'ils étaient parfaitement réactionnaires en 1848 et 1849. Lévy m'a assuré que les ouvriers de la vallée de la Wupper te considéraient personnellement comme « leur » homme. Sur les bords du Rhin, on semble d'ailleurs croire très généralement qu'une révolution est sur le point d'éclater en France, et les bourgeois eux-mêmes disent que, cette fois, cela marchera autrement qu'en 1848. Cette fois, on aura des hommes tels que Robespierre, etc., au lieu de bavards comme en 1848. En tout cas, la considération dont jouissait la démocratie a bien baissé sur les bords du Rhin. Salut.

C'est une fort bonne chose que notre parti puisse, cette fois-ci, se manifester sous de tout autres auspices[92]. Toutes les bêtises « socialistes » que nous avons été obligés de défendre en 1848 encore vis-à-vis des purs démocrates et des républicains de l'Allemagne du Sud, les sottises de Louis Blanc, etc., que nous étions obligés de revendiquer ne serait-ce que pour trouver dans la confuse situation allemande un point permettant d'enchaîner avec nos conceptions ‑ tout cela est maintenant réclamé par nos adversaires, Messieurs Ruge, Heinzen, Kinkel et consorts.

Les préliminaires de la révolution prolétarienne, les mesures qui nous préparent le champ de bataille et balaient la scène historique ‑ la république une et indivisible, etc., revendications que nous devions affirmer autrefois contre des gens dont c'eût été la vocation normale de les réaliser, ou du moins de les exiger ‑, tout cela est maintenant convenu[93], et ces messieurs l'ont appris. Cette fois-ci, nous commencerons tout de suite avec le Manifeste, grâce aussi notamment au procès de Cologne dans lequel le communisme allemand (particulièrement en la personne de Röser) a passé avec succès son examen de fin d'études secondaires.

Tout cela ne concerne naturellement que la théorie. Dans la pratique, nous serons toujours amenés à prôner et à utiliser des mesures radicales sans nous laisser arrêter par quelque considération théorique que ce soit. Et c'est bien là le malheur, car j'ai bien peur que notre parti, en raison de l'indécision et de la mollesse de tous les autres, soit un beau matin forcé à une fonction gouvernementale, afin d'exécuter finalement tout de même les tâches qui ne sont pas directement les nôtres[94], mais sont révolutionnaires pour l'ensemble historique et correspondent aux intérêts spécifiquement petits-bourgeois. Or, à cette occasion, on serait contraint par le peuple prolétarien, par ses propres revendications et plans interprétés plus ou moins faussement, sous la poussée d'une lutte de parti plus ou moins passionnée, à tenter de faire des bonds en procédant à des expériences communistes, dont on sait mieux que quiconque que leur temps n'est pas encore venu. Ce faisant, on perd la tête ‑ et il est à souhaiter que ce ne soit que physiquement parlant ‑, puis vient la réaction, et jusqu'à ce que le monde soit en mesure de donner son jugement historique sur de tels événements, on n'est plus considéré que comme une bête enragée (ce dont on se fiche), et pire encore comme bête tout court, ce qui est bien plus grave[95]. J'espère que nous n'en viendrons pas là.

Si un pays arriéré comme l'Allemagne, disposant d'un parti avancé, se trouve entraîné dans une révolution au côté d'un pays avancé comme la France, il arrivera forcément, au premier conflit sérieux et sitôt qu'apparaîtra un danger réel, que le parti avancé occupe le pouvoir. Or, ce serait avant son heure normale. Cependant, tout cela est une salade, et le mieux c'est qu'en prévision d'un tel cas nous ayons déjà à l'avance motivé sa réhabilitation dans l'histoire par la théorie au niveau de la littérature de notre parti.

Au reste, c'est avec plus de dignité que la fois précédente que nous apparaîtrons sur la scène. Premièrement, en ce qui concerne les personnes, nous sommes heureusement débarrassés de toutes les vieilles badernes : Schapper, Willich et consorts ; deuxièmement, nous nous sommes relativement renforcés ; troisièmement, nous pouvons compter sur de jeunes recrues en Allemagne (s'il n'a servi à rien d'autre, le procès de Cologne nous aura au moins garanti cela[96]), et, enfin nous avons tous bien mis à profit le temps passé en exil. Il y a naturellement aussi des gens chez nous qui partent du principe : à quoi bon nous crever au boulot, pour cela nous avons le père Marx, dont la tâche est de tout savoir. Néanmoins, en général, le parti Marx travaille assez bien, et si l'on considère les autres ânes de l'émigration qui se gargarisent de grands mots et, à force de proclamations contradictoires, se trouvent eux-mêmes dans la plus grande confusion, il est clair que la supériorité de notre parti a augmenté aussi bien de manière absolue que relative. Mais nous en avons bien besoin, car la besogne sera rude [97].

Le « parti Marx »[modifier le wikicode]

J'ai demandé à nos gens d'ici d'apporter leur contribution : je crois que Dronke et Piepper vous ont déjà envoyé quelque chose[98]. Je parlerai avec Jones. Dans l'ensemble, il nous est difficile de faire quelque chose. Moi-même, je suis surmené. Les autres sont, hélas, rebutés par les expériences précédentes. Wolff a des conditions de vie misérables. Eccarius fait son métier de tailleur de 5 heures du matin à 8 heures du soir, et souffre d'une très grave maladie pulmonaire. Lorsqu'il n'est pas lié à son travail de bureau, Engels est entièrement absorbé par ses études : il n'est certainement pas encore tout à fait remis des ennuis que lui a causés la presse américaine.

Notre parti est, hélas, bien pauvre. Je m'adresserai aussi à l'ex-lieutenant Steffen qui est intervenu dans le procès de Cologne comme témoin de la défense et occupe actuellement un poste d'instituteur dans la région de Londres. C'est lui qui a le plus de temps de libre, et il est plein de zèle. Pieper n'a pas encore terminé l'article que tu lui as demandé : c'est ce qui explique que tu ne l'aies pas encore reçu à ce jour.

Le parti a la guigne depuis quelque temps[99]. Steffen a perdu sa place à Brighton, le directeur de l'institution où il travaillait ayant fait faillite. La question se pose même de savoir s'il touchera le salaire qu'on lui doit. Pieper a perdu sa place de correspondant, car M. Pierce est également en faillite, et ses journaux n'ont plus d'argent pour les correspondants étrangers. Mac Gowan, l'imprimeur et commanditaire de Jones, est mort du choléra : c'est un coup dur pour Jones. Tout cela n'est pas drôle !

Je ne connais pas tous les détails de l'histoire d'Imandt. De plus amples recherches ne feraient qu'apparaître une merde plus grande encore. Mais je couperai court désormais sitôt qu'on me parlera de quelque chose qui soit lié à la personne de Dronke. Dronke ne vaut pas la peine d'en parler [100].

Dronke ‑ entre nous [101] par manque de stimulation intellectuelle », passe son temps à faire une enquête sur « Steffen » auquel il fait dire toutes sortes de choses dans ses lettres à Imandt afin d'établir qu'il est politiquement « suspect ». Je n'ai guère eu de mal à démontrer à Imandt l'absurdité de toutes les élucubrations de Dronke. Tout cela est absurde[102]. Je considère Steffen comme une excellente acquisition pour notre parti. Il a du caractère et des connaissances. Il a des idées très originales en géographie comparée, dont il a fait sa spécialité. Malheureusement, il a laissé à Cologne le manuscrit dans lequel il avait concrétisé son travail.

Que fait Wolff ? Miquel n'est pas venu ici comme il en avait manifesté l'intention[103] : il a eu à Paris deux accès de choléra...

Si je pouvais vivre à l'aise ou du moins sans soucis, je me moquerais de toutes ces basses stupidités[104]. Mais que cette merde bourgeoise vienne encore, année après année, s'ajouter à mes ennuis domestiques, c'est un peu fort [105]. J'ai l'intention, à la première occasion, de déclarer publiquement que je ne suis lié à aucun parti. Je ne veux pas que, sous prétexte d'affaires de parti, n'importe quel imbécile puisse se permettre de m'insulter.

Je dois d'abord te dire que, depuis 1851, je n'ai plus la moindre relation avec aucune des sociétés ouvrières publiques (même celles que l'on appelle communistes[106]). Les seuls ouvriers que je rencontre sont vingt à trente hommes sélectionnés auxquels je fais en privé des exposés d'économie politique. Or, Liebknecht est président de la Société ouvrière avec l'aide de laquelle Biskamp a fondé le journal Das Volk[107].

Quelques jours après la fondation de ce journal, Biskamp accompagné de Liebknecht vint me voir et réclama ma collaboration. Je refusai alors catégoriquement, en partie parce que je manque de temps, en partie parce que j'étais sur le point de quitter Londres pour un temps assez long. Je promis simplement de leur procurer quelques fonds chez des amis en Angleterre, ce qui fut fait. À cette occasion, je leur racontai aussi ce que Blind, profondément indigné, m'avait un jour raconté sur Vogt[108], en citant naturellement ma source. Biskamp en fit un article, comme je le vis plus tard.

Si Lassalle se permet de parler au nom du parti, il faut qu'il s'attende dorénavant à se voir désavoué complètement par nous[109]. La situation est, en effet, trop grave pour que nous puissions prendre des gants ; au lieu d'obéir à ses inspirations moitié feu, moitié logique[110], il faudra qu'il prenne au préalable l'avis qu'ont d'autres que lui sur la question. Nous sommes dans la nécessité absolue maintenant de nous en tenir à la discipline de parti, si nous ne voulons pas que tout aille à vau-l'eau...

Tu te souviens que M. Liebknecht a présenté ce clown d'Edgar Bauer à la société dite communiste[111] au moment où j'ai rompu officiellement avec elle, et que ce clown a pris la direction de la Neue Zeit, où ce lourdaud ignorant ridiculise notre parti en outrant les quelques formules communistes apprises de Scherzer. Tout cela m'était très déplaisant, non à cause des quelques badernes de Londres, mais en raison des ricanements de joie mauvaise des démocrates, de la confusion jetée par quelques exemplaires de l'ignoble feuille adroitement distribués en Allemagne et aux États-Unis, de la connaissance précise que ce clown a de la situation lamentable du parti, et enfin des relations qu'il a nouées avec le comité international de Londres...

Après l'abandon du clown, Biskamp créa Das Volk. Lui et les vieilles badernes s'adressèrent à moi par le truchement de Liebknecht, puis Biskamp lui-même vint me voir directement.

Je lui déclarai que nous ne pouvions collaborer directement à aucun petit journal, ni même à aucun journal de parti, à moins que nous ne le rédigions nous-mêmes. Mais qu'en ce moment toutes les conditions pour cela faisaient défaut. En revanche, il ne tenait qu'à M. Liebknecht de faire profiter Biskamp de son activité. Certes, j'approuvai entièrement son intention de ne pas céder la place à Gottfried Kinkel et de contrecarrer ses sales calculs. Tout ce à quoi je m'engageai, c'était : de les faire profiter de temps à autre des articles déjà parus dans la Tribune, d'inviter mes connaissances à soutenir la feuille, enfin de leur donner de vive voix des nouvelles, indications et conseils sur ce qui est de mon ressort. D'autre part, j'exigeai que Biskamp publiât, avec preuves à l'appui, la combinaison malpropre de Bauer et de Kinkel (ce qui sera fait dans le prochain numéro). Je fis ainsi d'une pierre deux coups, même si la feuille cesse de paraître. J'ajoutai qu'il fallait passer outre à la grandeur objective du clown et engager contre lui une polémique sur un ton aussi humoristique que possible.

Je te prie donc de t'abonner et de faire abonner Wolff, Cumpert et tous ceux que vous pourrez à Das Volk en présentant le journal comme étant dirigé contre Kinkel, sans que nous y soyons liés...

Le moment peut d'ailleurs venir ‑ et très vite ‑ où il sera d'une importance décisive que nos adversaires ne soient pas seuls à pouvoir exprimer leurs idées dans un journal de Londres, mais que nous puissions le faire aussi...

J'ai donné une très belle leçon à ces badernes de l'Association. Cet âne de Scherzer, qui est toujours empreint des vieilles idées de Weitling, se figurait qu'il lui appartenait à lui de désigner les représentants du parti. Lors de mon entrevue avec une délégation de ces vieilles badernes, j'ai refusé d'entrer dans une organisation quelconque, présidée par Liebknecht, d'une part, et par Anders, de l'autre, en leur déclarant tout crûment : c'est de nous seuls que nous tenons notre mission de représentants du parti prolétarien, mais celle-ci est contresignée par la haine exclusive et générale que nous vouent toutes les fractions et tous les partis de l'ancien monde. Tu peux t'imaginer la stupeur de ces lourdauds...

Je ne puis naturellement approfondir la question comme il conviendrait, et je te soumets simplement quelques points[112]. Mais tu me permettras de faire une observation : les événements peuvent bientôt de nouveau conduire à une crise. Dans ces conditions, de deux choses l'une : ou bien nul n'intervient au nom du parti sans avoir consulté au préalable les autres camarades, ou bien chacun a le droit d'exposer son opinion sans se soucier de quiconque. Cette dernière éventualité n'est pas à conseiller en ce moment, étant donné qu'une polémique publique ne pourrait être supportée par un parti aussi peu nombreux que le nôtre (mais dont l'énergie remplace, espérons-le, ce qui lui manque sur le plan numérique). Tout ce que je puis dire, c'est qu'au cours de mon voyage, cet été, en Angleterre et en Écosse, je n'ai rencontré aucun de nos vieux camarades de parti qui n'eût souhaité que tu modifies ta brochure sur de nombreux points[113]. Je m'explique cela tout simplement par le fait que précisément la politique extérieure se présente sous un autre jour en Angleterre que sur le continent. Salut.

Le vent de la révolution qui commence à souffler sur le continent a naturellement tiré de leur sommeil hivernal tous les grands hommes (du camp de la démocratie)[114].

En même temps que cette lettre, j'en envoie une autre ‑ la première ‑ à Komp[115]. J'ai renoncé à participer aux groupements organisés. Ici, en revanche, après les bassesses que j'ai subies de la part des badernes qui se laissent utiliser comme purs instruments au service d'un Kinkel, Willich et autres farceurs, je me suis complètement retiré dans mon cabinet d'études depuis le procès de Cologne. Mon temps m'est trop précieux pour le gaspiller en vains efforts et en chamailleries mesquines.

En ce qui concerne les affaires du parti, je suis habitué à ce que toute la presse me couvre de merde pour tout le parti et que mes intérêts privés soient constamment lésés pour des raisons de parti ; d'autre part, je suis tout aussi habitué à ne pas attendre que l'on ait des égards pour moi dans le parti[116].

Distinction entre parti formel et parti historique[modifier le wikicode]

En conséquence, les Révélations que ce procès apporte grâce à mon « matériel » libèrent les anciens membres de la Ligue de l'apparence même d'une faute juridique, et révèlent la nature du système policier prussien qui, mis en place par le « procès de Cologne » et l'infâme lâcheté des jurés de Cologne, s'est développé jusqu'à devenir une puissance en Prusse[117]. Or, celle-ci a pris de telles proportions qu'elle est devenue insupportable finalement aux bourgeois eux-mêmes, voire au ministère Auerswald. Voilà tout...

2. Mon procès contre la National-Zeitung.

Je te ferai d'abord observer qu'après que, sur ma demande, la Ligue eut été dissoute en novembre 1852, je n'ai appartenu ‑ ni n'appartiens ‑ à aucune organisation secrète ou publique ; autrement dit, le parti, dans le sens tout à fait éphémère du terme, a cessé d'exister pour moi depuis huit ans. Les exposés d'économie politique que j'ai faits depuis la parution de mon ouvrage (automne 1859) devant quelques ouvriers bien choisis, parmi lesquels figurent d'anciens membres de la Ligue, n'avaient rien de commun avec l'activité d'une société fermée, moins même que les exposés de M. Gerstenberg au comité de Schiller, par exemple.

Tu te souviens de la lettre que j'ai reçue des dirigeants de la société communiste de New York aux multiples ramifications (entre autres d'Albrecht Komp, manager de la General Bank, 44, Exchange Place, New York), lettre qui est passée entre tes mains et qui me sollicitait de réorganiser, pour ainsi dire, la vieille Ligue. Il s'est écoulé toute une année avant que je réponde, et encore ai-je écrit que je n'avais plus de liaison avec une quelconque association depuis 1852, et que j'avais la ferme conviction que mes travaux théoriques servaient davantage la classe ouvrière que mon entrée dans des associations qui ont fait leur temps sur le continent. À la suite de quoi, j'ai été attaqué à plusieurs reprises, sinon ouvertement, du moins de façon compréhensible, à cause de mon « inactivité ».

Lorsque Levy de Dusseldorf ‑ qui te fréquentait également à l'époque ‑ vint me voir pour la première fois, il m'offrit même sur un plateau d'argent une insurrection ouvrière à Iserlohn, Solingen, etc. Je m'opposais avec rudesse à des folies aussi vaines et dangereuses. En outre, je lui déclarai que je n'appartenais plus à aucune « Ligue » ; à cause des dangers aussi que couraient les gens avec lesquels j'aurais eu des contacts en Allemagne, je ne pouvais absolument pas me laisser entraîner dans leurs projets. Levy retourna à Dusseldorf et ‑ comme on me l'écrivit aussitôt après ‑ il s'exprima en termes fort élogieux sur toi, tandis qu'il me dénonçait comme doctrinaire.

En conséquence, du « parti » tel que tu m'en parles dans ta lettre, je ne sais plus rien depuis 1852. Si tu es un poète, je suis un critique, et j'en avais vraiment assez pour tirer la leçon des expériences faites de 1849 à 1852. La Ligue aussi bien que la Société des saisons de Paris et cent autres organisations n'ont été qu'un épisode dans l'histoire du parti qui naît spontanément[118] du sol de la société moderne.

Ce que je veux démontrer au procès de Berlin, c'est deux choses : d'abord que, depuis 1852, il n'a existé aucune organisation à laquelle j'aie appartenu ; ensuite que M. Vogt est un fieffé calomniateur lorsqu'il salit l'organisation communiste qui a existé jusqu'en novembre 1852 avec des immondices du genre de celles du mouchard Tellering. Sur ce dernier point, tu es en l'occurrence mon témoin, et ta lettre à Ruge (été 1851) démontre qu'au cours de cette période, dont seul il s'agit ici, tu considérais ce genre d'attaques comme dirigées aussi contre toi...

Tellering, Bangya, Fleury, etc., n'ont jamais appartenu à la Ligue. Il est indéniable que des saletés sont soulevées dans la tempête, qu'aucune période révolutionnaire ne sent l'eau de rose, qu'ici ou là il y a de la merde qui peut nous éclabousser. Il faut choisir. Au reste, si l'on pense aux efforts inouïs que déploie contre nous le monde bourgeois officiel qui, pour nous ruiner, n'a pas seulement égratigné le Code pénal, mais l'a amplement lacéré ; si l'on pense aux langues de vipère de la « démocratie de la bêtise » qui n'a jamais pu pardonner à notre parti d'avoir plus d'intelligence et de caractère qu'elle ; si l'on connaît les dessous de l'histoire officielle de tous les autres partis ; enfin, si l'on se demande ce que l'on peut vraiment reprocher au parti dans ‑son ensemble (et non pas les infamies d'un Vogt ou Tellering que l'on peut réfuter devant un tribunal) on en arrive à cette conclusion que, dans ce XIXe siècle, il tranche par sa propreté. Peut-on échapper à la boue dans les relations et les échanges bourgeois ? En fait, c'est dans cette ambiance qu'elle jaillit et se développe. Il suffit de lire le livre bleu parlementaire sur les corruptions électorales, cf. R. Carden... Selon moi, Bangya était plus convenable que Klapka : il entretenait une maîtresse, tandis que Klapka s'est fait entretenir pendant des années par une maîtresse, etc. L'ordure de Tellering peut compenser la propreté de Beta, et les écarts de Reiff peuvent trouver leur compensation dans la droiture de Paulo, qui de toute façon n'était pas membre du parti, ni n'a jamais prétendu l'être. Quoi qu'il en soit, l'honnête infamie ou l'infâme honnêteté solvable (toute relative d'ailleurs, comme on le voit à la première crise commerciale venue), je ne la place pas un centimètre plus haut que l'infamie non respectable, dont ni les premières communautés chrétiennes, ni le Club des Jacobins, ni même notre vieille Ligue n'ont jamais pu s'affranchir entièrement. Seulement, on s'habitue dans les relations bourgeoises à perdre le sens de la respectable infamie ou de la respectabilité infâme...

Et malgré tout, pour ce qui nous concerne, nous préférerons toujours être au-dessus du philistin plutôt qu'au-dessous de lui [119].

J'ai exprimé ouvertement mon opinion que tu partages pour l'essentiel, je l'espère. En outre, j'ai essayé d'écarter ce malentendu qui ferait comprendre par « parti » une Ligue morte depuis huit ans ou une rédaction de journal dissoute depuis douze ans[120]. Lorsque je parle cependant de parti, j'entends le terme parti dans son large historique.

Mûrissement des conditions pour un nouveau parti du prolétariat[modifier le wikicode]

Les affaires ont l'air de marcher moins bien ces derniers temps en Pologne[121]. Le mouvement en Lituanie et en Petite-Russie est manifestement faible, et les insurgés ne semblent pas progresser en Pologne. Les chefs sont tous tués ou pris et fusillés, ‑ ce qui semble prouver qu'ils doivent s'exposer le plus possible pour entraîner leurs hommes. Du point de vue qualitatif, les insurgés ne sont plus ce qu'ils étaient en mars et en avril, les meilleurs d'entre eux ont été décimés. Cependant, ces Polonais défient toute prévision, et les choses peuvent tout de même prendre encore une tournure heureuse, bien que leurs chances diminuent manifestement. S'ils parviennent à tenir, ils peuvent encore être emportés par le mouvement général européen qui les sauvera alors ; en revanche, si les choses tournent mal, la Pologne sera fichue pour dix ans : une insurrection comme celle-ci épuise pour de longues années la population susceptible de se battre. Un mouvement européen me semble très probable, parce que le bourgeois a de nouveau perdu toute crainte des communistes et, en cas de besoin, se lancerait lui aussi dans la bataille.


  1. Cf. Marx, Révélations sur le procès des communistes, 1852.
    Les textes de la révolution de 1848‑1849 s'achèvent avec les procès-verbaux des réunions de parti. L'échec de la tentative révolutionnaire se répercute sur l'organisation, qui se désagrège et s'éteint pour une période assez longue.
    Les débats des rares procès-verbaux qui sont parvenus jusqu'à nous ont le plus haut intérêt : toutes les thèses qui sont passées par l'épreuve du feu révolutionnaire s'y heurtent et y sont soumises à une critique impitoyable. L'organisation formelle du parti n'y résistera pas, en dépit des efforts de Marx. Cependant, la prochaine organisation qui naîtra profitera de la lutte et de l'expérience de ces batailles de parti, et n'en sera que plus forte.
    Ces combats révolutionnaires d'arrière-garde au sein même de l'organisation constituent les sommets de l'activité du parti ; c'est là où s'effectue la synthèse vibrante de l'expérience d'une classe qui vient de vivre ses moments les plus dramatiques et cruciaux.
  2. Marx fait allusion au comité central de la démocratie européenne, fondée à Londres en juin 1850 à l'initiative de Mazzini et rassemblant les émigrés politiques de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie des divers pays du continent.
  3. Faute d'avoir trouvé ce procès-verbal dans le texte original, nous le reprenons de la plume de Marx. Notons que certains passages en sont similaires à ceux du procès-verbal de la réunion du 17 septembre, mais des détails diffèrent, et ils ne manquent pas d'intérêt, ce qui saute aux yeux si l'on complète un texte par l'autre.
  4. Cette formule définit l'opportunisme, dont l'un des traits fondamentaux est de préférer la voie la plus courte, la plus commode et la moins ardue à la voie la plus longue, la plus difficile et la plus hérissée d'obstacles, mais la plus directe. La voie directe est celle où l'action pratique immédiate, dans la situation donnée du moment, répond le mieux aux principes et au programme communistes, c'est-à-dire au but historique du prolétariat.
    L'opportunisme n'est pas une tare morale, mais l'expression de la prédominance politique dans les rangs ouvriers de couches proches de la petite bourgeoisie (comme Marx et Engels le montrent ici : la prédominance d'artisans de type petit-bourgeois, et plus tard en Angleterre : l'aristocratie ouvrière), dont les positions sont plus ou moins consciemment inspirées par les idées-mères de la classe dominante, et donc par ses intérêts sociaux.
    De l'expérience amère de tous les opportunismes successifs à l'échelle historique, il faut tirer aujourd'hui cet avertissement : le parti doit éviter toute décision et tout choix qui pourraient être dictés par le désir d'obtenir de bons résultats pour un travail et un sacrifice moindres. Un tel désir peut sembler innocent, mais il traduit la tendance des petits-bourgeois à la paresse, et il obéit au principe fondamental du capitalisme qui est d'obtenir le maximum de profit pour le minimum de frais. Marx et Engels ont fait de la règle contraire leur maxime de vie, prenant sur eux les tâches ingrates de « taupe », et fuyant la facilité et la popularité. Il pourrait sembler que cette position ne se trouve pas à la lettre dans la tactique de Lénine ; mais elle n'est qu'une généralisation poussée de l'expérience historique, et Lénine était à l'école de l'histoire.
    Dans la Critique du projet de programme social-démocrate de 1891, Engels définit l'opportunisme ou immédiatisme d'une manière classique : « Cet oubli des grandes considérations essentielles devant les intérêts passagers du jour, cette course aux succès éphémères et la lutte qui se livre tout autour, sans souci des conséquences ultérieures [sur le programme et le but communistes], cet abandon de l'avenir du mouvement que l'on sacrifie au présent, tout cela a peut-être des mobiles honnêtes. Mais cela est et reste de l'opportunisme. Or, l'opportunisme 'honnête' est sans doute le plus dangereux de tous. »
    À chaque phase successive du mouvement ouvrier, les tâches deviennent non plus faciles, mais au contraire plus amples et difficiles. L'opportunisme est alors toujours en retard d'une phase.
    La phase de l'insurrection armée et de la transformation économique de la société arrachée par la violence au contrôle du capital est certes plus difficile que celle de la préparation révolutionnaire, de la constitution du prolétariat en classe. L'opportunisme qui se présente toujours comme parti d'action, de construction et de réalisme ne s'active alors que dans les réformes possibles, reculant devant les tâches révolutionnaires difficiles. En période de préparation révolutionnaire, il évite ainsi comme la peste le travail illégal et ingrat pour se pavaner sur la scène politique du parlement où il excelle, trouvant dans la méthode démocratique la forme commode d'une action légale et rituelle.
    Les braves artisans comme Schapper, qui exprimaient avec une certaine logique leur impatience et leur paresse, étaient moins dangereux et ne sévissaient qu'en période révolutionnaire. C'est pourquoi leur emprise idéologique sur les masses était bien moins ample, comme Marx le notera dans la suite de son exposé. La social-démocratie, qui donnera infiniment plus de fil à retordre à Marx-Engels, n'apparaîtra que bien plus tard, au cours de la période de développement idyllique du capitalisme, et ‑ hélas ‑ ne fera que se gonfler au cours de la phase impérialiste et sénile du capital.
  5. Si la lecture de Marx-Engels a un sens plus d'un siècle après qu'ils ont écrit leur théorie dans le feu de la bataille, dans ses phases les plus diverses, leur critique des fétichistes du peuple s'applique aujourd'hui à tous les communistes dégénérés, qu'ils relèvent de Moscou ou de Pékin, mais qui se retrouvent tous pour tourner le dos au prolétariat vivant et actuel pour adorer la masse confuse et hybride du peuple cher aux démocrates bourgeois classiques, mais surannés.
  6. Cf. Marx-Engels, Werke, 8, texte établi d'après le manuscrit.
  7. Il s'agit de l'Association allemande pour la formation des ouvriers que Marx-Engels quitteront ce jour même, parce qu'elle s'était rangée aux côtés de la minorité Willich-Schapper de la Ligue des communistes.
  8. De fait, le projet de Schapper, en coiffant toutes les communes d'Allemagne par une direction à Cologne, brisait l'unité et le principe de centralisation de la Ligue des communistes. En transférant le centre pour les différents pays à Cologne, le projet de Marx maintenait, au contraire, son unité, sa centralisation et son internationalisme.
  9. En décembre 1850, le Conseil central de Cologne rédigera de nouveaux statuts d'après les indications de Marx. Cf. Werke, 7, p. 565-567.
  10. Marx fait allusion à l' « Adresse du Conseil central à la Ligue » (mars 1850) que nous ne reproduisons pas ici, ainsi que celle fort importante de juin 1850, cf. en traduction française en annexe du volume édité par Costes, Karl Marx devant les jurés de Cologne.
  11. Marx définit l'action politique comme le domaine de la volonté par excellence. Dans la conception idéaliste bourgeoise, l'État découle de l'acte des innombrables volontés souveraines des libres citoyens d'un pays. Toute décision politique découle de même d'une volonté et d’une conscience : toute déviation ou déformation de la vision révolutionnaire marxiste tend à cette conception volontariste du développement social. Au reste, tous les rapports de la société bourgeoise suggèrent irrésistiblement l'idée d'un choix politique, bien ou mal fait, par la ou les volontés. De la sorte, tout opportunisme repose sur l'idée qu'il existe une autre voie ‑ plus courte et plus rapide ‑ que la volonté doit imposer, ou qu'on peut modifier son influence l'accroître ‑ auprès du grand nombre par des manœuvres, des manipulations de programme, quitte à revenir sur la voie initiale, comme si tout cela n'entraînait pas ses conséquences (qui sont trop matérielles pour être effacées par un acte de volonté).
    Certes, comme le dit Marx, les hommes font leur histoire, mais non comme ils le pensent ni comme ils le veulent. Toute la question est, en effet, de savoir comment les hommes interviennent dans leur histoire. Aux yeux du marxisme, ce sont les classes qui sont les grandes forces de l'histoire, et leur lutte constitue le moteur du développement. Dans la classe, l'uniformité et le parallélisme des conditions créent une force et constituent une cause du développement historique. Mais là encore l'action précède la volonté, et à plus forte raison la conscience de classe.
    La classe devient sujet de conscience (c'est-à-dire de buts programmatiques) quand s'est formé le parti, quand s'est formée la doctrine, au travers de dures luttes. C'est dans la collectivité plus restreinte constituée par le parti que l'on commence, en tant qu'organe unitaire, à trouver un sujet d'interprétation de l'histoire, de ses possibilités et de ses voies. L'intervention révolutionnaire ne peut s'effectuer à tous moments, mais seulement dans de rares situations dues à la complète maturation des contradictions de la base productive. C'est alors que le parti est non seulement un sujet de conscience, mais de volonté ‑ liée à des déterminations matérielles et à l'action passée et cette volonté est politique, en s'appuyant sur des forces ou superstructures de l'organisation de parti ou d'État. La classe trouve, dans l'histoire, un guide dans la mesure où les facteurs matériels qui la meuvent se cristallisent dans le parti, et où celui-ci possède une théorie complète et continue, une organisation elle aussi universelle et continue, qui ne se fait ni ne se défait à chaque tournant par des agrégations et des scissions.
  12. Marx fait allusion à l'Association allemande pour la formation des ouvriers.
  13. De 1848 à 1851 le parti radical-démocratique petit-bourgeois de Ledru-Rollin porta le nom de Montagne, en souvenir de l’aile radicale des Jacobins siégeant à l'Assemblée nationale de la Révolution française.
    La Presse, organe des républicains bourgeois de 1848‑1849, puis des bonapartistes.
  14. Les positions du parti révolutionnaire ‑ ou mieux de classe ‑ ne doivent pas seulement synthétiser l'expérience et les tâches de la révolution, mais encore celles de la contre-révolution. Schapper en fournit un exemple ici, qui éclate dans les divergences séparant les deux tendances de la Ligue.
    Les positions exprimées par Marx sur la nature de la révolution en Allemagne, à savoir le déroulement selon des phases économiques, politiques et sociales nécessaires (d'abord phase bourgeoise, puis prolétarienne), sont dictées non par les désirs ou la volonté, mais par le cours matériel de 1’histoire vivante. La théorie révolutionnaire doit englober les phases de la contre-révolution : les positions de Marx-Engels dans la tourmente révolutionnaire impliquaient effectivement qu'en cas d'échec de la tentative prolétarienne l'histoire mettrait à l'ordre du jour la lutte pour la révolution bourgeoise nationale, effectuée finalement par Bismarck et achevée par la formation de l'Empire unitaire allemand. La position de Schapper, en revanche, heurte toute l'évolution ultérieure, donc tous ses apports positifs et négatifs, qui forment la base de l'assaut futur.
  15. Le 26 janvier 1894 encore, Engels écrivait à ce propos à Turati : « Après la victoire commune, on pourrait nous offrir quelques sièges au gouvernement, mais toujours en minorité. Cela est le plus grand danger. Après février 1848 les démocrates socialistes français (La Réforme, Ledru-Rollin, L. Blanc, Flocon, etc.) ont commis la faute d'accepter de pareils sièges. Minorité au gouvernement des républicains purs (National, Marrast, Bastide, Marie), ils ont partagé volontairement toutes les infamies votées et commises par la majorité, toutes les trahisons de la classe ouvrière à l'intérieur. Et pendant que tout cela se passait, la classe ouvrière était paralysée par la présence au gouvernement de ces messieurs qui prétendaient l'y représenter. »
  16. De 1792 à 1794, la Commune dirigea en fait la lutte des masses vers l'application de diverses mesures révolutionnaires par « une pression de l'extérieur ». Elle joua un rôle important dans le renversement de la monarchie, l'instauration de la dictature jacobine, l'introduction des prix maxima, l'adoption de la loi des suspects dirigée contre les éléments contre-révolutionnaires, etc. L'organisation de la Commune fut mise en pièces lors du coup d'État contre-révolutionnaire du 9 Thermidor (27‑7‑1794).
  17. Cf. Engels, introduction à la troisième édition allemande de l'ouvrage de Marx, Révélations sur le procès des communistes de Cologne, Londres, le 8 octobre 1885.
    Ce texte et celui de Marx de La Nouvelle Gazette ont été écrits par Engels bien après l'événement comme contribution à l'histoire du mouvement ouvrier allemand afin que l'expérience des années héroïques ne soit pas perdue pour les générations ultérieures. N'étant pas écrits dans le feu de l'action, ils forment une sorte de synthèse et de conclusion des luttes révolutionnaires de la première avant-garde communiste du mouvement ouvrier moderne.
  18. Le premier tome renferme l' « histoire » du mouvement ouvrier à l'intention des policiers ; les annexes reproduisent les documents de la Ligue des communistes tombés entre les mains de la police. Le second tome reproduit une « liste noire » avec des indications biographiques sur les personnes qui étaient en relation avec le mouvement ouvrier et le mouvement démocratique.
  19. Cf. traduction française : Karl Marx devant les jurés de Cologne (9 février 1849) suivi de Révélations sur le procès des communistes (4 octobre 1852), par J. Molitor, Paris, éd. Costes, 1939. Ce volume contient en annexe les deux « Adresses du Conseil central à la Ligue » (mars et juin 1850), le tout est précédé de la préface d'Engels de 1885.
  20. Engels fait allusion à un épisode caractéristique de la lutte des démocrates allemands contre la réaction qui avait relevé la tête après le Congrès de Vienne. Le 3 avril 1833, un groupe d'éléments radicaux, essentiellement étudiants, tenta, en attaquant la Garde du Constable et la Grande-Garde de Francfort, de donner le signal à un assaut contre le siège de la Diète et, par là, à un soulèvement révolutionnaire dans toute l'Allemagne. L'entreprise, insuffisamment préparée, voire trahie au préalable, ne donna aucun résultat révolutionnaire.
  21. En février 1834, le démocrate bourgeois Mazzini, en liaison avec des membres de la ligue secrète Jeune Italie (qu'il avait fondée en 1831) et un groupe d'émigrés révolutionnaires, réfugiés en Suisse, tenta de pénétrer en Savoie qui faisait alors partie du royaume de Sardaigne (Piémont). Il voulait y organiser un soulèvement populaire afin d'unifier l'Italie et d'y instaurer une république démocratique bourgeoise. Les troupes piémontaises mirent en pièces le groupe révolutionnaire.
  22. Nom donné par les autorités prussiennes, après la défaite de Napoléon Ier et la victoire de la monarchie constitutionnelle de Prusse, aux patriotes allemands qui voulaient poursuivre la lutte pour l'indépendance et l'unité de l'Allemagne. En 1819, les autorités instaurèrent une commission spéciale afin d'enquêter sur les « méfaits des démagogues » dans tous les États allemands. La répression fut extrêmement dure contre les éléments libéraux et démocratiques.
  23. Comme je l'ai déjà dit, j'entends par communisme égalitaire celui qui s'appuie exclusivement ou essentiellement sur la revendication de l'égalité. (Note d'Engels.)
  24. Cette association fut fondée à Londres le 7 février 1840 par Karl Schapper, Joseph Moll, Heinrich Bauer et d'autres membres de la Ligue des justes. Marx et Engels prirent une part active au travail de cette association en 1847 et 1849-1850. Le 17 septembre, Marx, Engels et quelques-uns de leurs amis quittèrent l'Association, parce que la majorité avait pris parti pour la fraction Willich-Schapper qui s'opposait au Conseil central de Marx-Engels dans la Ligue des communistes. Marx-Engels reprirent leur activité dans l'Association vers 1860. Le gouvernement anglais interdit l'Association en 1918 ; de nombreux réfugiés russes animaient alors les activités de cette association.
  25. Engels cite un extrait des « Notes critiques relatives à l'article Le roi de Prusse et la Réforme sociale. Par un Prussien » écrites par Marx et publiées le 7 août 1844 dans le Vorwärts (trad. fr. : Écrits militaires, p. 156‑176).
    Vorwärts !, journal allemand bihebdomadaire qui parut à Paris de janvier à décembre 1844 et auquel Marx-Engels collaborèrent. Sous l'influence de Marx qui fit partie de la rédaction à partir de l'été 1844, le journal prit un tour communiste. À la demande du gouvernement prussien, le ministère Guizot décréta l'expulsion de Marx et de quelques autres collaborateurs du Vorwärts en janvier 1845, date à laquelle le journal cessa de paraître.
  26. Les Annales franco-allemandes, publiées en langue allemande à Paris sous la direction de Marx et de Ruge. Le premier numéro sortit en double livraison en février 1844, et renfermait « La Question juive »» et la « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, introduction » de Marx, ainsi que l'étude d'Engels, « Esquisse d'une critique de l’économie politique » et « La Situation de l'Angleterre. Passé et Présent par Thomas Carlyle », Londres, 1843. La revue cessa de paraître à la suite des divergences théoriques survenues entre Marx et le radical bourgeois Ruge.
  27. Il s'agit d'un journal bihebdomadaire, fondé par des réfugiés politiques allemands à Bruxelles. Il parut du 3 janvier 1847 à février 1848. Son orientation était d'abord déterminée par le démocrate petit-bourgeois Adalbert von Bornstedt qui s'efforçait de concilier entre elles les diverses tendances du camp radical et démocratique. Cependant, sous l'influence de Marx-Engels, à partir de 1’été 1847, ce journal devint de plus en plus le porte-parole des éléments démocratiques-révolutionnaires et communistes. En septembre 1847, Marx-Engels collaborèrent en permanence au journal et eurent une influence déterminante sur son orientation. Ils prirent pratiquement la tête du journal au cours des derniers mois de 1817. Sous leur influence, le journal devint l'organe du parti révolutionnaire en formation : la Ligue des communistes.
  28. Hebdomadaire anglais, organe central des chartistes, de 1837 à 1852, paraissant d'abord à Leeds, puis à Londres à partir de novembre 1844. Le fondateur et le directeur en fut Feargus O'Connor ; au cours des années 1840, ce fut George Julian Harney qui se chargea de la rédaction. Engels collabora à ce journal de septembre 1845 à mars 1848.
  29. Quotidien français, porte-parole des démocrates petits-bourgeois, des républicains ainsi que des socialistes petits-bourgeois. Il parut de 1843 à 1830 à Paris ; d'octobre 1847 à janvier 1848, Engels y publia plusieurs articles.
  30. Il s'agit de l'hebdomadaire Der Volks-Tribun, fondé par les « vrais socialistes » à New York et publié du 5 janvier au 31 décembre 1846.
  31. Cf. la circulaire rédigée par Marx-Engels expliquant la résolution d'exclusion de Hermann Kriege, Bruxelles le 11-5-1846. Traduction française : Cahiers de l'I. S. E. A., Série S, Études de marxologie, no 4.
  32. Pfänder est mort en 1876 à Londres. C'était un homme d'une profonde finesse d'esprit plein d'humour et d'ironie, à la dialectique subtile. Comme on le sait, Eccarius fut plus tard secrétaire général de l’Association internationale des travailleurs, dont le Conseil général comprenait, entre autres, les membres suivants de l'ancienne Ligue : Eccarius Pfänder, Lessner, Lochner, Marx et moi-même. Par la suite, Eccarius se consacra exclusivement au mouvement syndical anglais. (Note d'Engels.)
  33. L'ancien article 1 exprimait une vague aspiration au communisme, sans aucune liaison avec la réalité économique et sociale, bref, de manière toute utopique et sentimentale, sans aucun caractère de classe : « La Ligue a pour but la suppression de l'esclavage des hommes par la diffusion de la théorie de la communauté des biens et, dès que possible, par son introduction dans la pratique. »
  34. Marx et Engels élaborèrent le texte de ces revendications entre le 21 et 29 mars 1848. Ce fut le programme politique de la Ligue des communistes dans la phase bourgeoise de la révolution en Allemagne. On peut comparer ces revendications à celles établies en avril 1917 par Lénine, cf. « Les Tâches du prolétariat dans notre révolution » Œuvres, t. XXIV, p. 47-84 Nous avons placé entre crochets les passages omis par Engels dans son texte de 1885.
  35. En français dans le texte.
  36. Une fois une orientation politique prise, la praxis consécutive donne du poids au choix réalisé et fait suivre aux protagonistes une dialectique propre qui les entraîne dans le courant où ils se sont engagés. C'est de la sorte aussi que la théorie, dans un sens comme dans l'autre, devient une force matérielle, ayant ses lois propres qui s'imposent ensuite aux hommes. En fonction de cette expérience, le marxisme juge à l'avance ‑ dès le premier principe énoncé ‑ le sort ultérieur de tel ou tel organisme politique ou économique. D'où l'importance de la critique de toutes les positions tant soit peu erronées dans l'activité du parti. Cette vision matérialiste du devenir des principes s'intègre dans la prévision générale du cours historique matériel des diverses forces en présence.
  37. Engels fait allusion au Club des ouvriers allemands, fondé début mars 1848 par des représentants de la Ligue des communistes. Marx, qui dirigeait ce club, s'efforça d’y regrouper les ouvriers allemands émigrés à Paris, et leur exposa la tactique à suivre par le prolétariat dans la révolution bourgeoise démocrate qui éclatait en Allemagne.
  38. L'article d'Engels sur le rôle de Marx à la tête de La Nouvelle Gazette rhénane complète tout naturellement le présent texte.
  39. Le soulèvement armé de Dresde se produisit du 3 au 8 mai 1849. La cause en était le refus du roi de Saxe de reconnaître la Constitution impériale et la nomination de l'archi-réactionnaire Zschinsky comme Premier ministre. La bourgeoisie et la petite bourgeoisie ne prirent pratiquement aucune part à la lutte, de sorte que les ouvriers et artisans luttèrent seuls sur les barricades. L'insurrection fut réprimée par la troupe saxonne et prussienne. Ce soulèvement fut le début des luttes armées pour la défense de la Constitution impériale qui se déroulèrent de mai à juillet 1849 en Allemagne méridionale et occidentale, et s'achevèrent par la défaite des forces démocratiques.
  40. Le 13 juin 1849, le parti petit-bourgeois de la Montagne appela à une démonstration pacifique à Paris pour protester contre l'envoi de troupes françaises en Italie pour mater la révolution. L'article 4 de la Constitution française interdisait en effet l'envoi de troupes dans un pays étranger pour y réprimer la liberté. Ayant été purement et simplement dispersée par la troupe, cette manifestation rendit patent l'échec de la démocratie petite-bourgeoise. Après le 13 juin, de nombreux dirigeants du parti de la Montagne, ainsi que des démocrates petits-bourgeois étrangers, furent arrêtés ou expulsés.
  41. Cf. l'ouvrage d'Engels sur « La Campagne pour la constitution du Reich », La Révolution démocratique-bourgeoise en Allemagne, Éd sociales, Paris, 1952, p 115-200, ainsi que, dans le même volume, « Révolution et contre-révolution en Allemagne » p. 203-307.
  42. Cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 221-268.
  43. À l'époque d'Engels, la cavalerie était une arme dans laquelle la troupe était essentiellement réactionnaire, donc peu favorable au travail de noyautage révolutionnaire. En revanche, le génie ou l'artillerie étaient des armes modernes, dans lesquelles le travail s'alliait aux connaissances techniques et à l’esprit d'initiative. La troupe y avait donc un esprit plus ouvert aux choses et idées nouvelles, non-conformistes. Ce qui est plus important encore et justifie les efforts des révolutionnaires de la Ligue en vue de gagner la sympathie des artilleurs et leur neutralité, c'est qu'« on ne peut pas employer utilement la cavalerie dans les combats de barricades : or, c'est la lutte sur les barricades des grandes villes, et surtout l'attitude qu'y adoptent l'infanterie et l'artillerie, qui, de nos jours, décident du sort de tous les coups d'État » (Engels, « La Question militaire prussienne et le parti ouvrier allemand » , in Marx-Engels, Écrits militaires, p. 462-463).
  44. Nous n'avons pas reproduit les deux « Adresses du Conseil central à la Ligue » rédigées par Marx en mars et juin 1850, en dépit de leur importance. Le lecteur les trouvera, en traduction française, dans Marx-Engels, Karl Marx devant les jurés de Cologne, éd. Costes, en annexe, p. 237-261.
  45. Ibid., p. 253.
  46. De décembre 1849 à novembre 1850, Marx et Engels publièrent La Nouvelle Gazette rhénane ‑ Revue politique et économique. Ce fut l’organe politique et économique de la Ligue des communistes la continuation, sous forme de revue, du grand journal dirigé par Marx-Engels au cours de la révolution de 1848-1849, La Nouvelle Gazette rhénane. Ils y tirèrent les leçons de la grande révolution européenne, y analysèrent le nouveau rapport de forces et définirent la nouvelle tactique à suivre au cours de la phase historique nouvelle (1850 à 1871), d'où l'importance des études publiées dans les six cahiers de la revue, par exemple « Les Luttes de classe en France », « La Guerre des paysans » « Révolution et contre-révolution en Allemagne ». À la suite des chicanes policières en Allemagne et d'ennuis financiers, la revue cessa de paraître, en même temps que s'éteignait la dernière vague révolutionnaire de cette période tourmentée.
    La partie politique de la revue de mai à octobre 1850 a été insérée par Engels dans la réédition des Luttes de classe en France, chap. 4 (1895), à l'exception de quelques passages. La partie économique a été traduite en français et publiée dans Études de marxologie, 7, p. 135-158.
  47. Schapper mourut à Londres vers 1870. Willich se distingua au cours de la guerre civile américaine. Il participa à la bataille de Murfresboro (Tennessee) avec le grade de général de brigade, et y fut touché d'une balle en pleine poitrine. Il en réchappa néanmoins et mourut il y a, quelque dix ans en Amérique. Quant aux autres que j'ai cités plus haut, remarquons que Heinrich Bauer a disparu en Australie et que Weitling et Ewerbeck sont morts en Amérique. (Note d'Engels.)
    En ce qui concerne la participation à la guerre de Sécession des anciens amis de Marx et d'Engels ou des militants allemands en général, cf. Marx-Engels, La Guerre civile aux États-Unis, 1861-1865, 10/18, note 58, p. 267-268.
  48. Engels qualifie de « Ligue séparatiste » la fraction de Willich-Schapper de caractère sectaire qui se forma en organisation particulière après la scission intervenue dans la Ligue des communistes le 15 septembre 1850. L'expression fait allusion à l'analogie de son mode d'organisation avec celui des confédérations séparatistes des cantons catholiques réactionnaires de Suisse des années 1840.
  49. Comme il ressort de toute son activité et de toute sa conception, Engels n'entend nullement par là que l'organisation de parti est superflue à ce stade historique. Il ironise bien plutôt à l'intention de la politique anti-ouvrière de Bismarck qui, comme on le verra pour la période de la loi antisocialiste, a contribué à aguerrir l'avant-garde de la classe ouvrière allemande, plutôt qu'à l'affaiblir.
  50. Engels fait allusion à la solidarité toute matérielle de la classe ouvrière de tous les pays, du simple fait de son existence objective, vivante. C'est sur cette réalité gigantesque que doit se fonder le parti, ou mieux l'Internationale, s'il ne veut pas être une secte, mais un mouvement réel.
  51. La Ligue des communistes a essaimé jusqu'aux États-Unis, et la contribution des anciens membres de la Ligue émigrés en Amérique à la formation du parti ouvrier américain a été considérable. Nous ne pouvons reproduire dans ce recueil les textes de Marx-Engels relatifs à la formation du mouvement ouvrier des États-Unis. Ils représenteraient, à eux tout seuls, tout un volume.
    En ce qui concerne la contribution des anciens de la Ligue des communistes à la formation des organisations ouvrières américaines, cf. Karl Obermann, « The Communist League : A Forerunner of the American Labor Movement », in Science & Society, vol. XXX, no 4, p. 433-446.
  52. Engels, Révolution et contre-révolution en Allemagne, premier article du 25-10-1851, in New York Tribune.
  53. La question d'un changement radical de tactique se pose pour le parti à l'occasion de la défaite du mouvement révolutionnaire soit sur le terrain brûlant de la lutte physique, soit sur celui, plus dégradant, de la dégénérescence du parti ou des organisations ouvrières (ce dernier type de défaite est le plus grave qui soit, étant donné que le prolétariat y perd jusqu'à son programme et la claire vision de sa nature propre et de son but historique, en même temps que des moyens, et des voies pour parvenir à son émancipation). La tâche première du parti, dans ces moments, n'est pas sans liaison avec ses tâches militaires de la période de lutte révolutionnaire directe : sauver de la débâcle ce qui peut l'être, et organiser, autant que faire se peut, les forces qui restent, en vue du prochain assaut qui ne saurait manquer d'advenir au bout d'un laps de temps plus ou moins long.
    L'idée de périodes de flux et de reflux de la vague révolutionnaire implique la vision de cycles historiques de crise révolutionnaire générale de la société et de triomphe de la contre-révolution. Cette vision rejoint évidemment la conception de cycles déterminés de l'économie.
    Le stalinisme a purement et simplement effacé du marxisme la méthode qui consiste à analyser l'économie et la société dans des buts révolutionnaires, à des fins politiques. Il ne parle plus de période de flux ou de reflux, ni de prévision, donc de direction consciente du mouvement, révolutionnaire. Le trotskysme a hérité certaines positions de la phase initiale de dégénérescence de l'Internationale communiste, notamment l'idée selon laquelle «la situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat », les contions économiques étant archi-mûres, au point que le capitalisme est désormais en déclin. Pour le marxisme, le capitalisme se caractérise par la production de plus-value, donc par la surproduction, c'est dire qu'il ne peut pas stagner longtemps. Au reste le capitalisme ne peut changer sur un point aussi fondamental sa caractéristique première.
    Le seul mouvement qui ait continué l'œuvre révolutionnaire dans la voie tracée par Marx-Engels est la gauche communiste italienne (qui, au reste, a défendu avec vigueur le grand Trotski face à Staline lui-même, par exemple dans les séances de l'exécutif élargi). Celle-ci, s'étant rendue pleinement compte de l'ampleur de la dégénérescence politique de l'Internationale communiste après Lénine, n'a pas craint de confronter le recul du mouvement ouvrier avec la montée extraordinaire du capitalisme, et notamment de la production qui ‑ à l'Est comme à l’Ouest battit tous ses records après la Seconde Guerre mondiale qui scella la défaite complète du prolétariat. Cette gauche fit un travail théorique immense. non seulement au niveau de la lutte des principes, mais encore de l'analyse des conditions réelles et des perspectives politiques qui en découlent pour le mouvement mondial. Cf., par exemple, la série d'articles relatifs à l'évolution économique de la production mondiale, par pays les plus importants, à long et court terme, dans Programma communista.
  54. Étant particulièrement bien placés au cœur de la mêlée, et n'ayant jamais cessé d appliquer au cours révolutionnaire la méthode d'analyse scientifique pour en tirer les mots d'ordre d'action, Marx et Engels s'aperçurent bientôt de l'immensité de la crise et de l'ampleur du recul général du mouvement ouvrier.
    Certes, ils ne virent pas, au premier coup d'œil, que le règne de la contre-révolution durerait aussi longtemps. Mais il n'est pas si grave qu'un révolutionnaire soit trop optimiste sur l'arrivée de la prochaine crise. Ce qui serait grave, en effet, c'est qu'il désespère de ne jamais la vivre.
    En attendant, ce qui importe c'est que Marx-Engels, malgré leur relatif optimisme, n'ont pas cédé aux impulsions occasionnelles pour lancer des mots d'ordre « aventuristes » Leur correcte vision d'ensemble du mouvement ‑ liaison dialectique entre économie et politique ‑ les incita à se pencher « en dernier ressort » sur les causes fondamentales, l'évolution de la base économique. Certes, ils espéraient, en 1858, à la veille de la crise générale de surproduction économique, qu'une révolution politique s'y rattacherait. Cependant, l’analyse des faits leur apprit que crise économique et crise politique ne coïncident pas forcément, ce qui d'ailleurs s'explique par la nature contradictoire de l'activité sociale, divisée en base économique et superstructures politiques.
  55. L'homme s'imagine toujours que l'histoire dépend de l'homme, et surtout de sa volonté, parce qu'il croit agir par sa tête. C'est pourquoi l'homme résiste difficilement à l'envie de changer par la pensée ce qui pourtant devait inexorablement se produire ; en fait, personne n'y échappe, et ce n'est qu'après des ruminations répétées que l'on réussit à tirer cette conclusion matérialiste : ce qui est arrivé devait arriver.
    Cela n'a donc pas grand sens de se demander comment « il aurait fallu faire » pour empêcher ce résultat. Il est plus raisonnable de rechercher quelles causes ont, au tournant révolutionnaire de l'histoire, poussé le mouvement dans une voie donnée, et d'en tirer les enseignements pour le moment où les forces révolutionnaires entreront de nouveau en action, afin de ne pas renouveler les erreurs (qui s'expliquaient alors peut-être par l'immaturité des conditions économiques et sociales, donc l'inexpérience politique des organes dirigeants et des masses).
    « La liberté n'est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées [ce qui n'est pas possible à l'échelle individuelle trop atomistique, mais à échelle de la classe du prolétariat par sa constitution en parti conscient et agissant]. Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l'existence physique et psychique de l’homme lui-même [non de l'homme aliéné de la société capitaliste, mais de l'homme universel de la société communiste] ‑ deux catégories de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation mais non dans la réalité. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement ; tandis que l'incertitude reposant sur l’ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l'objet qu’elle devrait justement se soumettre. La liberté consiste par conséquent dans l'empire sur nous-mêmes et sur la nature extérieure, fondée sur la connaissance des nécessités naturelles ; ainsi, elle est nécessairement un produit du développement historique. » (Engels, Anti-Dühring, Éd. sociales, p. 146‑147.)
  56. Allusion à la Société universelle des communistes révolutionnaires, fondée en avril 1850 par les blanquistes, Harney et les dirigeants de la Ligue des communistes, dont Marx-Engels.
    En ce qui concerne le rapport entre Marx-Engels, d'une part, et les blanquistes, d'autre part, cf. le recueil sur Le Mouvement ouvrier français, Petite Collection Maspero. (À paraître.)
  57. Cf. Engels à Marx, 11 décembre 1851.
  58. En français dans le texte.
  59. En français dans le texte.
  60. Engels fait allusion à l'introduction : « À la bourgeoisie » écrite par Proudhon pour son livre Idée générale de la révolution au XIXe siècle.
  61. En français dans le texte.
  62. Engels s'est penché longuement sur les raisons pour lesquelles le prolétariat français, déjà exsangue après la terrible bataille de juin 1848. n'a pas jeté ses forces dans la balance pour éviter l'instauration progressive et sournoise du bonapartisme, avec le coup d’État final du 10 décembre. Cf. Engels, « Les Véritables Raisons de l'inactivité relative du prolétariat français au mois de décembre dernier », dans Notes to the People, février 1852, Cf. Marx-Engels, Le Mouvement ouvrier français, Maspero. (À paraître.)
  63. Dans son article du Notes to the People du 21 février 1852, Engels écrit à ce propos : « La loi électorale ? Mais elle leur avait déjà été enlevée par la loi de mai 1850. La liberté de réunion ? Les classes les plus "sûres" et les "mieux intentionnées" de la société étaient les seules à en jouir depuis longtemps déjà. La liberté de la presse ? Eh bien, la presse véritablement prolétarienne avait été étouffée dans le sang des insurgés au cours de la grande bataille de juin.»
  64. En français dans le texte.
  65. L'analyse d'Engels des causes de l'apathie du prolétariat français lors des crises sociales de 1850 à 1852, qui apparemment ont présenté des occasions révolutionnaires que les ouvriers parisiens n'ont pas saisies, permet de dégager plusieurs facteurs qui interviennent pour une action révolutionnaire : d'abord l'élément fondamental de la crise sociale, économique ou politique qui existait alors indubitablement ; ensuite, la volonté du prolétariat (qui peut se manifester dans ses organisations économiques et politiques de classe) d'intervenir dans la crise pour lui donner un sens révolutionnaire. Cette volonté est indubitablement liée à la force et à la santé du prolétariat. Or, c'est précisément ce dernier élément qui avait été durement ébranlé par la défaite du prolétariat en juin 1848 et explique toute la période consécutive du bonapartisme, « forme nécessaire de l’État dans un pays où la classe ouvrière, très développée dans les villes, mais numériquement inférieure aux petits paysans à la campagne, a été vaincue dans un grand combat révolutionnaire par la classe des capitalistes, la petite bourgeoisie et l'armée. Lorsqu'en France les ouvriers de Paris furent écrasés dans la lutte gigantesque de juin 1848, la bourgeoisie se trouva, elle aussi, complètement épuisée par sa victoire... La caractéristique du bonapartisme vis-à-vis des ouvriers comme des capitalistes, c'est qu’il les empêche de se battre entre eux... Tout ce qu'un tel régime puisse apporter aux ouvriers et à la bourgeoisie est qu'ils se reposent de la lutte et que l'industrie se développe puissamment [si les conditions s'y prêtent], de sorte que se forment les éléments d'une nouvelle lutte, plus violente encore ; bref, que cette lutte éclate dès que le besoin d'un tel temps de repos disparaît. » (Engels, La Question militaire prussienne et le parti ouvrier allemand, trad. fr. : Écrits militaires, p. 482-484.)
  66. Engels fait remarquer ici que les illusions ou auto-mystifications du prolétariat qui le fourvoient ont une base objective si le prolétariat admet qu'on lui jette en pâture un expédient aussi artificieux que les élections pour le détourner des tâches de la révolution, et s'il y mord (ou fait semblant d'y croire), c'est que le prolétariat est affaibli physiquement aussi (soit des suites d'un combat sanglant, soit d’un lent procès de dégénérescence ou de corruption). Dès lors, de nombreuses crises économiques ne servent pas d'occasion révolutionnaire.
    Dans Un chapitre inédit du « Capital » (10/18 p. 246-56), Marx montre que la mystification est un processus dicté par les conditions matérielles de fonctionnement du capital et qu'elle porte sur l'ouvrier lui-même. Les conditions dites subjectives sont de nature toute matérielle et se relient aux rapports de vie et de production réelle. Toute autre vision aboutit à l'idéalisme, qui est la prémisse du volontarisme en politique.
  67. Engels à Marx, 13 février 1851.
    La doctrine du parti n'est pas seulement théorie de la révolution, mais encore de la contre-révolution (qui, dans les sociétés de classe, forment un cycle du développement social). De fait, c'est seulement l'ensemble de la vie et de la production sociales qui permet de ne pas perdre le fil de l'évolution et de préparer les phases d'avancée révolutionnaire ‑ ce qui est par excellence œuvre de parti.
  68. En français dans le texte.
  69. Pour le marxiste véritable, les phases de recul de la vague révolutionnaire ne signifient nullement un démenti à ses positions, ni donc un motif de découragement voire de démoralisation. Ce n'est même pas une phase d'inactivité forcée ‑ à moins que l'on entende uniquement par activité le prosélytisme, l'agitation ou la lutte physique directe.
  70. En français dans le texte.
  71. En français dans le texte.
  72. L'une des difficultés inhérentes à ce recueil de textes sur le parti, c'est qu'il se compose d'écrits ou de passages disparates, extraits des sources les plus diverses (correspondance officielle ou privée, textes publics ou messages confidentiels de parti, ouvrages théoriques ou polémiques) et, pire encore, détachés de leur contexte littéraire ou matériel.
    Dans cette lettre, par exemple, Engels n'explicite pas les faits qui étayent son raisonnement, ceux-ci étant parfaitement connus de son correspondant. De même, il ne prend pas de gant et ne craint pas que son correspondant généralise ou interprète ce qu'il écrit autrement que lui-même.
    On ne saurait déduire de ce passage qu'à partir de cette période ou au cours de celle-ci, Engels ait rejeté, l'idée d'appartenir à un parti. (N'écrit-il pas lui-même que ces messieurs viendront bientôt faire appel à lui et à Marx ?) Il fait sans doute allusion au gros des inscrits du parti qui suit les dirigeants sans trop comprendre et constitue la masse qui lâche l’organisation au moment du reflux, ou fait nombre lors des scissions. Cette catégorie gonfle démesurément dans les partis de masse ou les partis moins radicaux.
  73. En matérialiste et dialecticien, Engels admet parfaitement que la volonté, la passion et la conscience révolutionnaires puissent se maintenir contre le courant général, mais seulement dans une minorité qui progressivement s'amenuise. Et même, ajoute Engels, la volonté et les individus ne peuvent tenir à la longue, sans la confirmation de leurs positions par les bouleversements matériels de la société.
    Il ressort clairement des textes de Marx qu'aucune forme d'organisation ne peut maintenir l'influence du parti sur les masses (et sur les effectifs de ses militants) en cas de reflux de la vague révolutionnaire : la conscience et l'activité révolutionnaires sont liées à la base matérielle ‑ sinon en rapport direct, du moins indirect ‑ et aucune astuce d'organisation ne peut suppléer aux conditions générales défavorables. À la limite, la forme parti elle-même ne peut garantir contre le dévoiement et la dégénérescence du mouvement ouvrier et de son programme révolutionnaire. Surtout en l'absence de traditions et de fermeté dans l'action et les principes, elle subit rapidement le contrecoup de la situation objective. Plutôt que les règles d'organisations (qui aboutissent à un fétichisme conventionnel et artificiel si elles ne sont pas corroborées par une pratique et un programme révolutionnaires), c'est la fidélité au programme historique du communisme qui, dans les limites tracées par Engels, demeure en fin de compte la seule et unique « garantie ».
  74. Tout le contenu de cette lettre implique une prévision du cours historique. En effet les directives qu'Engels assigne à l'action pour toute la période qui suit la révolution de 1848-1849, en ce qui concerne des questions tout à fait pratiques, découlent d'une vision déterminée de l'avenir économique et politique de la société.
    Selon l'idée que l'on se fait du temps dont on dispose, on se fixe des tâches différentes. Une erreur d'appréciation aboutit donc à se fixer des tâches erronées. En ce sens déjà, la prévision est le fondement de l'action révolutionnaire, et pour le parti la condition sine qua non de sa faculté de diriger les forces révolutionnaires et les masses.
    Si Engels condamne avec violence les réfugiés politiques qui, en dépit des conditions générales foncièrement défavorables, continuent à lancer des mots d'ordre de subversion, à ourdir des machinations politiques et à préparer des coups de main révolutionnaires, cela ne s'explique pas du fait que le marxisme condamne le prosélytisme, la violence, les coups de mains hardis, la subversion de groupes forcément limités. À certains moments, ce ne sont que des substituts de l'action qu'exige impérieusement la période historique, et c'est le moyen le plus sûr de dévoyer l'action révolutionnaire et de démoraliser les quelques forces disponibles
  75. Engels à Marx, 12 février 1851.
  76. Après 1849, ceux qui avaient le plus tendance à continuer l'agitation, même en 1’absence de crise plus ou moins grave ou de mouvement social réel, c'était évidemment les réfugiés politiques démocrates bourgeois qui avaient le plus failli à leur tâche au cours de la révolution même.
    Ce n'est donc pas aux réfugiés politiques en général que Marx et Engels dénient la possibilité de faire œuvre utile ‑ eux-mêmes ne faisaient-ils pas partie du lot ?
  77. Cf. Engels au directeur du Daily News, H. J. Lincoln, 30 mars 1854.
    Engels fait allusion aux articles « Le Journal de Cologne et la lutte des Magyars » « La Guerre en Italie et en Hongrie »
    « Hongrie », ainsi qu’aux diverses études sur les événements militaires de Hongrie parues dans La Nouvelle Gazette rhénane de février à mai 1849. Cf. Écrits militaires, p. 225-242.
  78. Pour sa part, Marx apprendra l'espagnol (plus tard seulement, le russe) afin de suivre les événements révolutionnaires qui se déroulent en 1853 dans la péninsule Ibérique. Il se lancera essentiellement dans les études économiques, notamment la rente foncière et la production agricole en général qui expliquent l'attitude des masses humaines des campagnes et des pays précapitalistes.
    Cependant, c'est à ses travaux théoriques que Marx s'attachera surtout. À propos de ceux-ci, il affirmera :
    « En ce qui me concerne, ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert ni l'existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles. Bien avant moi, des historiens bourgeois ont décrit le développement historique de cette lutte des classes, et des économistes bourgeois en ont présenté l'anatomie économique.
    « Ce que j'ai fait de nouveau, c'est : 1. de démontrer que l'existence des classes n'est liée qu'à des phases déterminées du développement historique de la production ; 2. que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat ; que cette dictature elle-même ne constitue qu'une transition à l'abolition de toutes les classes et à une société sans classes. » (Marx à Joseph Weydemeyer, 5 mars 1852.)
  79. Cf. Engels à Marx, 8 mars 1852.
  80. Dans cette lettre, Engels donne un échantillon significatif de ses travaux de « taupe », en période de reflux révolutionnaire : ces « études » ont un caractère tout à fait pratique pour la préparation du prochain assaut révolutionnaire.
    C'est en apprenant une quinzaine de langues qu'Engels put devenir le conseiller de tous les partis ouvriers européens, dont il connaissait non seulement la presse locale, mais souvent les conditions historiques, économiques, diplomatiques et politiques propres.
    Engels apprit les langues slaves entre 1851 et 1854 (le russe, le serbe, le slovène et le tchèque) et voulut même écrire une grammaire comparée des langues slaves. En même temps qu'il apprenait ces langues, il étudia l'histoire et la civilisation de ces peuples. Par exemple, Engels apprit la langue russe en autodidacte jusqu'au printemps 1852, puis il prit des leçons de conversation avec un émigré russe ‑ Pindar ‑, se familiarisa avec la grammaire et se mit en devoir de lire les classiques de la littérature russe dans l'original.
  81. Cf. Engels à Marx, 12 février 1851.
  82. Cf. Engels à Marx, 18 mars 1852.
    Engels trace, dans ce passage, les grandes lignes de l'action à entreprendre pour maintenir l'influence du parti sur les masses ouvrières dans un pays de capitalisme développé où, après une défaite, les organisations ouvrières n'ont pas été détruites et réduites au silence.
    Il apparaît, cependant, qu'en gros les effets d'une grande défaite du prolétariat dans une révolution se font sentir irrépressiblement sur tous les pays, même ceux qui n'en ont pas été touchés directement.
  83. Cf. Marx à Engels, 24 novembre 1857.
    Marx trace ici les limites de la revendication démocratique de la charte : en faisant du suffrage universel le but de son action, Jones est amené à s'allier avec la bourgeoisie, croyant relancer un mouvement de masse, mais ruinant en réalité le parti chartiste. Marx rompt désormais ses liens personnels avec Jones.
    L'impatience d'agir, lorsque les conditions de l'action n'existent pas est le plus souvent le premier pas qui mène à la perte : On prendra peut-être pour un paradoxe l'affirmation qui consisterait à dire que le trait psychologique de l'opportunisme, c'est son INCAPACITÉ D'ATTENDRE. Il en est pourtant ainsi. Dans les périodes où les forces sociales alliées et adversaires, par leur antagonisme comme par leurs réactions mutuelles, amènent, en politique, un calme plat ; quand le travail moléculaire du développement économique, renforçant encore les contradictions, au lieu de rompre l'équilibre POLITIQUE, semble plutôt l'affermir provisoirement et lui assurer une sorte de pérennité ‑ l'opportunisme, dévoré d'impatience, cherche autour de lui de ‘nouvelles’ voies, de ‘nouveaux’ moyens pour réaliser. Il s'épuise en plaintes sur l'insuffisance et l'incertitude de ses propres forces en même temps qu'il recherche des ‘alliés’. » (Trotski, 1905.)
  84. Cf. Marx à Engels, 8 octobre 1858.
  85. À l'exploitation des prolétaires par le capital s'ajoutent toutes sortes d'autres exploitations, dont la moins importante n'est pas celle d'une nation par l'autre. Dans les Fondements de 1859, Marx consacre tout un chapitre au problème suivant : « Deux nations peuvent procéder entre elles à des échanges d'après la loi du profit, de telle sorte qu'elles y gagnent toutes les deux; bien que l'une exploite et vole constamment l'autre. » (T. II, p. 426-436.)
  86. Marx à Joseph Weydemeyer, en février 1859
  87. En anglais dans le texte.
  88. Certes, Marx explique la faillite de Jones par des raisons matérielles : « La seule excuse de Jones est la mollesse et l'apathie dont la classe ouvrière d'Angleterre fait preuve en ce moment. Quoi qu'il en soit, s'il continue sur la même voie, il sera dupe de la bourgeoisie ou renégat. » (Marx à Engels, 16 janvier 1858.)
    Parmi les causes objectives qui ont abouti à ce que la grave crise économique et sociale de 1858 ait passé sans intervention du prolétariat anglais, Marx fait figurer le facteur de volonté et de conscience du parti qui intervient au cours de l'évolution. Or, ce facteur n'est pas seulement le résultat du rapport de forces général entre bourgeoisie et prolétariat, dicté en grande partie par les conditions économiques cycliques, mais encore le produit de toute l'évolution politique antérieure, peu brillante en Angleterre depuis l'échec du chartisme en 1848. Tous ces avatars successifs expliquent en dernière instance, que le facteur conscient et volontaire du parti ait lui-même été si faible, dépendant apparemment d'une poignée d'individus, voire de Jones.
  89. Cf. Marx à Engels, 5 mars 1856.
    Les ouvriers de Dusseldorf avaient envoyé Lévy chez Marx à Londres, pour dénoncer les agissements de Lassalle (« utilisant le parti à des fins privées ») et leur rendre compte de la situation.
  90. Marx et Engels relieront toujours les tâches de direction politique à celles de la direction militaire, en dernière analyse, les deux se rejoignant dans l'activité révolutionnaire. Ainsi, pressentant une crise, Engels écrivait à Marx le 15 novembre 1857 : « Je constate dès à présent que la crise me fait corporellement autant de bien qu'un bain de mer. En 1848 nous disions, notre temps à nous vient maintenant, et il en fut ainsi en un certain sens. Mais, cette fois-ci, il vient complètement : l'enjeu est à présent la tête même. Mes Études militaires deviennent tout à fait pratiques. Je me précipite derechef sur l'analyse de l'organisation et les éléments de tactique des armées prussienne, autrichienne, bavaroise et française. » En 1871, Engels ne put accepter l'offre de diriger les forces armées de la Commune, pour la raison idiote, mais péremptoire, qu'à la première défaite il eût été suspecté d'être un agent prussien : or, « aucun général ne peut garantir de gagner toutes les batailles sur le chemin de la victoire ». Cf. Engels, Études militaires, en préparation aux éditions Maspero.
  91. Cet épisode est particulièrement significatif de la conception générale de la révolution et de la contre-révolution et du rôle du parti de Marx-Engels. La révolution ne peut éclater avec des chances sérieuses d'être autre chose qu'une simple révolte, voire un putsch, qu'à un certain cycle du développement économique et social ans lequel la phase contre-révolutionnaire elle-même est un élément nécessaire. La révolution ne peut s'accomplir que si l’économie a développé au maximum les contradictions entre l'appropriation privée et la production sociale de la période historique en question. Il faut donc que les « destinées se fassent ».
    Aux époques de contre-révolution correspondent des tâches bien déterminées pour le parti, et il peut arriver que l'activisme ou une tentative de révolution soit alors nuisible. En effet, le parti doit diriger l'activité de l'avant-garde (et des masses, si possible) à tout moment, et dans les périodes de reflux en prêchant le travail en profondeur et non l'agitation.
    Si en 1848, Marx eût applaudi à l'initiative d'un coup de main en Rhénanie, il ne le pouvait plus en 1856.
  92. Cf. Engels à Joseph Weydemer, 12 avril 1853.
  93. En français dans le texte.
    Engels: est, naturellement, optimiste. En réalité, la bourgeoisie, afin de prolonger son règne, en esquivant la lutte frontale entre prolétariat et bourgeoisie, tend sans cesse à ralentir la marche de l'histoire, et même l'instauration de ses propres pleines conditions de domination. En 1863 encore, Engels écrira : « Au cas extrême où, par peur des ouvriers, la bourgeoisie se réfugierait dans le giron de la réaction, en faisant appel à la puissance de ses ennemis pour se protéger des ouvriers, il ne resterait au parti ouvrier qu'à poursuivre, en dépit des bourgeois, l'agitation trahie par eux en faveur des libertés bourgeoises, de la presse, du droit d'association et de réunion. Sans ces libertés, il ne peut avoir lui-même les coudées franches ; il y a lutte pour son élément vital pour l'air qu'il lui faut afin de respirer. Il va de soi que, dans toutes ces hypothèses, le parti ouvrier n'interviendra pas en simple appendice de la bourgeoisie, mais en parti indépendant, absolument distinct d'elle. » (La Question militaire prussienne et le Parti ouvrier allemand, trad. fr. : Écrits militaires, p. 490.)
  94. Engels reprend sur ce point la conclusion tirée par Marx de l'expérience révolutionnaire du prolétariat français : « Si donc le prolétariat renverse le pouvoir politique de la bourgeoisie, sa victoire ne sera que passagère, un simple facteur au service de la révolution bourgeoise elle-même, tout comme en 1794 ; et il en sera ainsi tant que, dans le cours de l'histoire et du mouvement, ne se trouvent pas produites les conditions matérielles qui rendent nécessaires la déchéance du mode de production bourgeois, et donc la chute définitive du pouvoir politique de la bourgeoisie. »
  95. Lorsqu'il déclare qu'il vaut mieux perdre la tête physiquement que de perdre la juste vision programmatique, ou qu'il vaut mieux être pris pour une bête enragée que pour bête tout court, Engels suppose qu'il est glus grave d'être pris en défaut sur le programme que d'être vaincu physiquement dans la lutte des classes. En d'autres termes : une défaite progressive accompagnée d'une édulcoration du programme qui jette la confusion sur le but et le sens du communisme est pire qu'une défaite sanglante sur le terrain de classe, en revendiquant bien haut les principes (Commune de Paris, par exemple).
    Ainsi Rosa Luxemburg écrivait, à propos des conséquences de la falsification des principes qui entraîna les prolétaires dans le carnage de la guerre impérialiste au nom du socialisme et de la défense de la patrie : « La fleur du mouvement ouvrier, la force juvénile de centaines de milliers d'hommes, dont la formation socialiste en Angleterre, France, Belgique, Allemagne et Russie était le produit de décennies de travail d'éducation et d'agitation, est fauchée et pourrit misérablement sur les champs de bataille. Elle meurt sans espoir dans les ténèbres où ne luit plus l'espoir, théorique ou sentimental, du véritable socialisme. » Brochure de Junius, 1915.)
  96. Les tâches de parti auxquelles Marx ‑ plus que tout autre socialiste ‑ a été le plus sensible, bien qu'elles fussent les plus ingrates et les plus absorbantes, c'est le secours aux réfugiés politiques, ainsi que la préparation des dossiers et la défense des accusés dans les procès politiques. Au reste, ses propres défenses sont un modèle classique insurpassable. Cf. S. Czobel, et C. Cahn, Karl Marx as Labor Defender, 1848‑1871, New York, 1933.
    En ce qui concerne le procès des communistes de Cologne, nous renvoyons le lecteur à l'échange de lettres entre Marx et Engels (en traduction française aux éditions Costes, t. III) en date des 13, 17, 20-7-1851, 23-9-1851, 14-11-1851, 25, 27, 29-4-1852, 10-8-1852, 10, 27, 28-10-1852 4, 5, 13-11-1852, et 7-12-1855, ainsi qu'au volume intitulé Révélations sur le procès des communistes (4 octobre 1852) suivi de Karl Marx devant les jurés de Cologne (9 février 1849).
  97. En français dans le texte.
  98. Marx à Adolf Cluss, 17 avril 1853.
    On a écrit toute sorte de choses sur le « parti Marx », le petit groupe de fidèles restés en contact avec Marx-Engels après le reflux de la vague révolutionnaire de 1849. Or, cette situation n'a rien de particulier, ni de personnel. Elle s'est reproduite lors de l'effondrement de la IIe Internationale, après la trahison de ses chefs au moment de la déclaration de la guerre de 1914. À ce moment, Lénine, par exemple, n'a pu réunir que sept signatures pour son manifeste sur les Tâches de la social‑démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne, il a fallu attendre 1970 pour trouver une réimpression des importants articles de Lénine et de Zinoviev dans le recueil intitulé de manière significative Contre le courant (Maspero, 2 volumes). Évidemment, on a moins écrit encore sur les communistes restés fidèles aux positions marxistes révolutionnaires de la IIIe Internationale après la dégénérescence du mouvement lié à Moscou, notamment la gauche communiste italienne dirigée par Bordiga.
    Mais il y a plus : Marx a théorisé cette situation d'isolement après l'échec du mouvement révolutionnaire général dans la lettre à Freiligrath que nous reproduisons ci-après, en distinguant entre parti formel et parti historique, l'un étant le parti programmatique, l'autre le parti d'action organisé. Pour éviter toute équivoque, notons que le parti programmatique lui-même n'est pas un parti abstrait pouvant, par exemple, se réduire à une sorte de bibliothèque où seraient consignés tous les ouvrages fondamentaux du socialisme. Lui-même est vivant et assure une continuité essentielle dans l'activité d'un groupe de militants, et non d'érudits : cf. « En mémoire d'Amadeo Bordiga », Fil du temps, novembre 1970, no 7, p. 1-15. Marx-Engels eux-mêmes insisteront sur l'importance fondamentale du maintien d'un réseau de quelques militants dispersés dans la plupart des pays civilisés du monde. On ne saurait nouer avec 1e programme originel sans un lien vivant avec lui et une analyse des événements, des partis et groupes de la période de reflux à partir des positions révolutionnaires orthodoxes : la reprise ne peut s'effectuer spontanément.
  99. Cf. Marx à Engels, 13 septembre 1853.
    Le parti étant réduit à une poignée d'individus, il est inévitable que les questions personnelles ‑ « les misères de la vie privée bourgeoise » ‑ viennent interférer dans les questions de parti. Au reste, Marx et Engels ont organisé toute leur vie privée en fonction du meilleur travail possible pour le parti, sans jamais dépendre financièrement de la caisse de l'organisation en se transformant en fonctionnaires du parti.
    « Je vis très isolé ici, étant donné qu'en dehors de Freiligrath tous mes amis ont quitté Londres. Au reste, je ne souhaite pas avoir de fréquentations... Je suis forcé de travailler la journée pour gagner ma vie. Il ne me reste que la nuit pour mes travaux véritables, et c'est là où ma mauvaise santé a le plus de répercussion. » (Marx à Lassalle, 21 décembre 1837.)
  100. En français dans le texte.
  101. En français dans le texte.
  102. Cf. Marx à Engels, 2 septembre 1854.
  103. Miquel, ancien de la Ligue des communistes, devint plus tard ministre de Bismarck. Néanmoins, il resta toujours attaché à Marx et lui fit parvenir des informations politiques en confidence : en juillet-août 1851, il informa Marx (de l’effet de l'arrestation des communistes sur les démocrates allemands ; par le truchement de Kugelmann, il prévient ensuite Marx que s'il faisait un voyage en Allemagne, il serait arrêté (15-4-1871), enfin, c'est à Miquel auquel Marx fait allusion en écrivant : « Le 11 mai, dix jours avant la catastrophe [la chute de la Commune] , j'ai envoyé par le même canal tous les détails de l'accord secret entre Bismarck et Favre à Francfort. L'information m'avait été transmise par un collaborateur direct de Bismarck qui appartint jadis à une société secrète (1848‑1852) que je dirigeais. Cet homme sait que je détiens encore tous les rapports qu'il m'a expédiés d'Allemagne sur la situation de ce pays, en sorte qu'il dépend de ma discrétion. » (Marx à E. S. Beesly, 12-6-1871, in La Commune de 1871, 10/18, p. 133.)
  104. Marx à Engels, 8 octobre 1853.
  105. En français dans le texte.
  106. Cf. Marx à Ferdinand Lasalle, 6 novembre 1859.
  107. Même durant la période où Marx-Engels n'appartinrent plus formellement à une organisation quelconque, ils ne freinèrent pas leur activité. Cependant, comme il faut tenir compte du rapport de forces existant, c'est-à-dire des éléments dont on dispose, et que ceux-ci sont réduits au maximum, l'activité que l'on peut et doit développer à tout prix, c'est la clarification théorique, l'analyse objective de la situation et des forces en mouvement, la liaison internationale et la propagande écrite, sinon orale. Marx-Engels ont consacré l'essentiel de leurs forces, durant cette période, à ces tâches primordiales. Cependant, dans leurs interventions à l'extérieur, ils n'ont pas imité ceux qu'ils critiquaient si vivement, en utilisant la première occasion venue pour faire connaître leurs idées et accrocher les gens. Au contraire reliant solidement la théorie à la pratique, ils ne prenaient parole que sur des faits fondamentaux devant déterminer le sens de l'action des masses dans la période successive : s'il n'est pas d'action ni de parti révolutionnaires sans prévision historique, il n'est pas de prévision historique sans action et connaissance théorique préalables.
    Tout en refusant de renouer avec l'organisation dont il émane, parce que ces relations ne représenteraient qu'une perte de temps et d'énergie (qu'il faut réserver pour l'essentiel), Marx collaborera finalement à Das Volk, dont il prendra en fait la direction puisqu'il en déterminera l'orientation tout entière. Le choix de cette activité a été déterminé par l'ensemble de la conception et de l'analyse de Marx-Engels. Dans Das Volk, Marx pourra aborder la question qui représente le nœud où convergent les lignes de force de toute la période historique, question qui prélude aux futurs affrontements de masse sur les champs de bataille, question qui permet le plus clairement de se délimiter des autres forces, notamment de celles qui se prétendent les plus proches. Cette façon de procéder dans les interventions extérieures et la propagande caractérise le mieux le parti marxiste, face à tous les partis opportunistes ou immédiatistes, qui courent toujours après l'événement qui passionne un instant et tombe aussitôt après dans l'oubli, remplacé par un autre.
  108. La grande tâche historique des années 1860 à 1871 sur le continent fut la réalisation de l'unité nationale de l'Allemagne, de la Pologne, de la Hongrie, de l'Italie, de l'Espagne, etc., prélude à l'affrontement des classes. L'occasion saisie par Marx pour exposer la position du parti sur cette grande tâche historique fut l'affaire Vogt. Cet agent stipendié de Napoléon III prônait dans ses écrits une unité de type fédératif et petit-bourgeois, qui avait une certaine résonance en Allemagne méridionale, très particulariste, donc perméable aux influences françaises. En passant, Marx pouvait attaquer le bonapartisme en la personne de l'un de ses agents le plus en vue, et démontrer le caractère trompeur de la solution nationale réglée avec l'aide de l'impérialisme français.
    En même temps, il étendra cette polémique à Lassalle qui, précisément, est en train de créer en Allemagne un parti ouvrier sur des positions qui, hélas, furent loin d'être véritablement révolutionnaires ou communistes. Et c'est encore en collaborant avec les puissances établies de l'État que Lassalle estime pouvoir lancer le mouvement ouvrier (dogme lassalléen de l'aide de l'État aux coopératives, soutien ouvrier à la politique d'unification nationale de Bismarck, sous l'égide de la Prusse, donc révolution par le haut, en échange du démocratique suffrage universel).
    Marx et Engels, en revanche, prônaient l'unité nationale bourgeoise en Allemagne (et ailleurs) comme révolution qui met en mouvement les masses, la crise mettant en branle des forces de plus en plus radicales qui arracheraient la direction des opérations aux États officiels, autrichien et prussien, et finalement à la bourgeoisie elle-même. Ainsi la question du parti est étroitement liée, qu'on le veuille ou non, à la conception générale aussi bien qu'à la situation historique tout entière. En faisant confiance à l'État établi, au lieu de s'appuyer uniquement sur les masses, Lassalle, non seulement contribua à la mise en place d'institutions politiques, administratives prussiennes dans la future Allemagne, mais il fourvoya encore le mouvement ouvrier : « Il s'avéra très vite, écrivit Marx à Kugelmann, le 23 février 1865, que Lassalle avait, en fait, trahi le parti, et nous en reçûmes bientôt la preuve. Il avait conclu un accord formel avec Bismarck (et naturellement sans recevoir de ce dernier aucune espèce de garantie). En effet, il devait se rendre à Hambourg, fin septembre 1864, pour y rencontrer l'imbécile de Schramm et l'espion de police prussien Marr, afin de pousser Bismarck à annexer le Schleswig-Holstein, en proclamant cette annexion au nom des « ouvriers », etc. Bismarck avait promis en contrepartie le suffrage universel et quelques mesures pseudo-socialistes. Dommage que Lassalle n'ait pu jouer cette comédie jusqu'au bout. » Il se serait démasqué lui-même et discrédité auprès des ouvriers révolutionnaires. L'élaboration de son écrit polémique ‑ Herr Vogt (trad. fr. aux éditions Costes) coûtera à Marx un immense effort, presque tous ses partisans y apporteront leur concours, tout un réseau de relations politiques et littéraires sera mobilisé, et Marx devra interrompre son œuvre théorique et négliger même son gagne-pain journalistique. En ce qui concerne la politique générale de Marx-Engels au cours de cette période cruciale, cf. Écrits militaires, « Stratégie dans la période des luttes nationales progressives », p. 433-446. Dans son étude sur « Karl Marx et le journal londonien Das Vo1k » I. A. Bach étudie la signification de cette collaboration journalistique dans le mouvement national progressif qui reprit en 1859. Cette étude se trouve dans l'ouvrage collectif Aus der Geschichte des Kampfes von Marx und Engels für die proletarische Partei, Dietz Verlag, Berlin, 1961.
  109. Cf. Marx à Engels, 18 mai 1859.
  110. À propos de sa brochure sur La Guerre italienne et le devoir de la Prusse, Lassalle écrivit à Marx vers le 15 mai 1859 qu’« au cours de ces derniers jours, écrivant toute la nuit, [il s'était] efforcé de construire un ensemble de logique et de feu qui... en tout cas ne manquera pas de faire son effet sur le peuple ».
  111. Marx fait allusion à la Société allemande de formation des ouvriers de Londres.
  112. Cf. Marx à Ferdinand Lassalle, 22 novembre 1859.
  113. Marx fait allusion à la brochure intitulée La Guerre italienne et le devoir de la Prusse, dans laquelle Lassalle exposa ses conceptions sur la position à adopter dans la guerre qui se préparait en Italie. Lassalle y défendait une position prusso-bonapartiste en prônant la neutralité de l’Allemagne dans le conflit, justifiant ainsi « la politique de libération des nationalités » de Napoléon III, et se prononçant contre une action commune entre la Prusse et l'Autriche qui aurait opéré un rapprochement de ces deux puissances allemandes qui devaient, hélas, se battre entre elles, en 1866, affaiblissant ainsi le mouvement national allemand en général.
  114. Cf. Marx à Jaser Weydemeyer, 1er février 1859.
  115. Comme Weydemeyer, Albrecht Komp était un ancien dirigeant de la Ligue des communistes émigré aux États-Unis où il développa une grande activité politique. En ce qui concerne l'importance de la Ligue des communistes pour le mouvement ouvrier américain, cf. l'article de Karl Obemann, « The Communist League : A Forerunner on the American Labor Movement », in Science & Society, Fall, 1966, vol. XXX, no 4, p. 433-446.
  116. Cf. Marx à Ferdinand Freiligrath, 28 novembre 1859.
  117. Cf. Marx à Ferdinand Freiligrath, 29 février 1860.
    Au moment où s'achève la longue période de reflux de la vague révolutionnaire qui a vu s'éteindre la Ligue des communistes, Marx, au lieu de céder au découragement ou de s'épuiser dans de vaines et stériles agitations, considère froidement la situation telle qu'elle est et fait le bilan de sa propre activité dans un texte qui fait la synthèse du rapport entre parti révolutionnaire et période de triomphe général de la contre-révolution.
    C'est toujours dans les périodes extrêmes (de révolution ou de contre-révolution) que les questions du parti apparaissent le plus crûment. Lorsque, dans son travail de sape, la taupe Marx refait jour, c'est avec une vision encore plus claire et plus incisive : l'assurance que le programme communiste, le parti historique, est indestructible, que la victoire théorique du communisme est déjà complète ; que seul le parti formel, contingent, local, statutaire, peut être détruit momentanément sous les coups écrasants de l’adversaire, mais qu'avec la jonction entre le travail de sape théorique et l'activité des forces productives prolétariennes la crise reviendra et avec elle le parti formel, plus fort que jamais.
  118. Le mot allemand naturwüchsig, que nous traduisons par « spontanément », signifie en fait « qui croît tout naturellement », ce qui est plus logique et déterministe en même temps que plus conforme à la conception générale de Marx-Engels qui lient le devenir du parti au développement de la base économique et sociale qui détermine le rapport des forces entre les classes, donc leurs organisations.
  119. Contrairement aux anarchistes, Marx admet donc qu'il faille se salir les mains tant que subsistent les conditions matérielles de classe, autrement dit qu'il faut utiliser ‑ pas n'importe comment d'ailleurs, mais en tendant à la destruction des conditions capitalistes ‑ les moyens existant dans les conditions actuelles, par exemple l'argent, la violence, avec toutes les douleurs morales et physiques qui y sont liées, et last but not least ‑ ce monstre froid qu'est l'État avec l'exercice du pouvoir politique (proclamé transitoire et voué à l'extinction à mesure que disparaissent les vestiges de l'ancienne société capitaliste de classes).
    Certes, Marx n'admet pas que l'on se place au-dessous de la corruption des philistins. Mais sa formule, toute négative et toute relative, est la seule que l'on puisse proposer : tout ce que le parti peut faire dans la société capitaliste, c'est s'entourer d'une sorte de cordon sanitaire pour le préserver des miasmes de la force vive du capital : le trafic mercantiliste. Par exemple, s'il faut utiliser l'argent, ne serait-ce que pour imprimer les idées, il faut bannir toute publicité de la presse communiste. Dans une société de totale aliénation (il est pitoyable de voir recourir les propagandistes et autres activistes ou manipulateurs au remède de la culture ou de la morale prolétarienne ou populaire, comme un idéal de vie), le militant communiste peut être tout au plus un désintoxiqué, c'est-à-dire refuser les drogues nocives à sa santé physique et intellectuelle, les mythes de l’affairisme, de l'arrivisme, du carriérisme (en tant que moyen de gagner le plus possible en ne faisant que du vent), du culturalisme, tous ces beaux produits de la civilisation pourrie d'aujourd'hui, bref il doit baigner le moins possible dans la pollution générale, surtout lorsqu'elle est concentrée.
    Du point de vue « subjectif » l'une des drogues les plus nocives pour les consciences, c'est le personnalisme, non seulement le culte de son propre individu, de ses intérêts et de sa gloire, mais le culte de la personne des autres, du rédempteur, du Messie, entre les mains duquel on abdique son propre destin, renonçant soi-même à lutter et à comprendre.
  120. Marx fait allusion à La Nouvelle Gazette rhénane. Étant donné son importance que Marx souligne lui-même, nous avons reproduit l'article d'Engels qui retrace l'activité de Mars à la tête de ce journal.
  121. Cf. Engels à Marx, 11 juin 1863.
    Comme on le sait, le point de départ de la fondation de la Ire Internationale a été la rencontre entre ouvriers anglais et français à un meeting de soutien à la Pologne insurgée, le 22 juillet 1863. L'Adresse des ouvriers anglais au meeting de fondation de l'Internationale (24-9-1864) commence elle aussi par cette phrase : « Soyez les bienvenus chez nous à l'occasion de notre grand rassemblement organisé pour exprimer notre indignation contre les criminels qui depuis des années ont fait subir au noble mais malheureux peuple polonais les pires affronts et cruautés. Votre venue éveille en nous l'espoir que nous verrons bientôt un avenir plus lumineux et heureux pour les peuples négligés et méprisés d'Europe. » (Cf. Karl Marx und die Gründung der I. Internationale, Dietz, Berlin, 1964, p. 7.)
    L'intuition de classe des ouvriers français et anglais qui se sont organisés à cette occasion rejoint l'analyse scientifique et la longue expérience de parti de Marx-Engels sur les conditions qui permettent au prolétariat européen de se constituer, pour la première fois de son histoire, en classe internationale face à toutes les puissances et classes précapitalistes ou capitalistes existantes.