Question nationale
On appelle « question nationale » l'ensemble des problèmes, dans un pays donné, qui émanent de la cohabitation, souvent contre leur gré, de populations se revendiquant de nations différentes au sein de ce même pays. Ces problèmes incluent souvent des enjeux tels que la souveraineté ou l'autonomie nationale, le contrôle des richesses et du territoire, la liberté de langue et de religion, la discrimination sur base ethnique, etc.
1 Historique des débats[modifier | modifier le wikicode]
1.1 Formation des nations[modifier | modifier le wikicode]
La notion de nationalité s'est peu à peu formée au cours des siècles. On peut noter, dès le Moyen Âge, des manifestations de sentiment national, mais celui-ci apparaissait plus comme une réaction contre une menace extérieure que comme un sentiment durable. La base matérielle à cet état de fait est à rechercher dans la prédominance paysanne du féodalisme, les seuls acteurs politique à l'échelle de tout un pays étant les monarchies, dont les jeux d'alliance n'avaient que peu à voir avec les caractéristiques nationales.
Les penseurs des Lumières commençaient à mettre en avant la question des intérêts communs aux peuples, notamment en les opposant aux intérêts dynastiques. C'est ce qui fera que des anti-Lumières comme Jacques Bainville leur reprocheront d'avoir légitimé la cause nationale. Mais cette tendance va se poursuivre par la suite malgré les changements idéologiques, avec par exemple le nationalisme romantique d'un Johann Gottfried von Herder.
A partir de la fin du 18e siècle émerge en Europe la revendication d'un État-nation pour chaque peuple. Ce nationalisme est porté par les élites bourgeoises qui s'imposaient tour à tour dans les différents pays, elle était avant tout dirigée contre les monarchies absolutistes, et particulièrement contre les empires multi-nationaux comme l'Autriche-Hongrie ou la Russie. Depuis, le droit à un État-nation est resté un principe officiellement admis par le libéralisme bourgeois, notamment sous la forme du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, inscrit dans la Charte des Nations-Unis de 1945.
Au 19e siècle, les démocrates et les socialistes abordent donc à la fois :
- la question nationale
- la question sociale (Libéralisme? Communisme?)
- la question politique (Monarchie? République?)
La question des délimitation des États, par sa nature socio-historiquement arbitraire, soulève nombre de difficultés. Comment délimite-t-on une nation ? Un État peut-il être plurinational ? En 1882, Ernest Renan écrit « Le sentiment des nationalités n’a pas cent ans […]. Le principe national a pris depuis 1848 un développement extraordinaire. »[1] La plupart des marxistes, comme Rosa Luxemburg ou Karl Kautsky, associaient l’unification d’un marché interne, une tendance à la démocratie politique et la diffusion de l’éducation dans les classes populaires.
Marx et Engels considérait que les mouvements démocratiques bourgeois visant à constituer les nations européennes étaient progressistes, et que les revendications comme le droit à l'auto-détermination faisaient partie d'un démocratisme conséquent. Ces mouvements nationalistes sont alors globalement progressistes.
Cependant, Marx et Engels tendaient à restreindre ce droit aux grandes nations, et à en écarter ce qu'ils appelaient les « peuples sans histoire » (Tchèques, Ukrainiens, Slaves des Balkans[2]...). C'est ce qui les amena à critiquer le « principe des nationalités ».[3] Ils observaient qu'aucun pays n'était parfaitement homogène, qu'il y aurait toujours une tendance à ce que des nations plus fortes satellisent (et à terme, assimilent) des « nationalités », et que cela était même positif :
« Il n'y a pas en Europe de pays dans lequel différentes nationalités ne soient pas sous la tutelle d'un seul et même gouvernement. Les Gaëls des Hauts-Plateaux et les Gallois sont indubitablement de nationalité autre que celle des Anglais ; cependant, il ne viendrait à l'esprit de personne de qualifier de nations ces vestiges de peuples depuis longtemps disparus, pas plus que les habitants celtes de la Bretagne en France. (...) Et finalement, ce n'est pas d'un mince avantage que les différentes nations, telles qu'elles sont constituées au niveau politique, renferment le plus souvent dans leur sein quelques éléments étrangers, qui représentent un maillon les reliant à leurs voisines et apportent un changement dans l'uniformité, qui sans eux serait monotone, du caractère national. »[3]
Une des réticences de Marx et Engels à soutenir les petites nationalités, c'est le risque de leur instrumentalisation par les grandes puissances réactionnaires. Napoléon III fit par exemple beaucoup de publicité au principe des nationalités, pour attaquer les intérêts de la Saint-Alliance et les frontières issues du Congrès de Vienne (1815). Mais ce fut également une politique menée par le tsarisme (envers les populations slaves des Balkans notamment). Dans le contexte du 19e siècle où l'Europe est polarisée entre démocratie bourgeoise à l'ouest et féodalisme à l'est, ils parlent même de « nations révolutionnaires » et de « nation contre-révolutionnaire par nature »[2].
Ces positions furent plus tard critiquées par le marxiste Roman Rosdolsky.[4]
L'unification de nombreux pays a été réalisée par la bourgeoisie, et celle-ci a très souvent, une fois au pouvoir, utilisé la violence étatique (répressive ou symbolique) pour instaurer un ciment national au mépris des langues et cultures locales. La question de l'attitude politique face à cette unification se pose différemment au moment de sa création, et longtemps après qu'elle soit se soit imposée. Ainsi, Marx ne souhaitait pas revenir sur « cette unité des grandes nations, qui, bien qu'engendrée à l'origine par la violence, est maintenant devenue un puissant facteur de la production sociale. »[5]
Trotski fait la remarque suivante : « Si, dans les États de nationalité homogène, la révolution bourgeoise développait de puissantes tendances centripètes, passant sous le signe d’une lutte contre le particularisme comme en France, (...) dans les États hétérogènes tels que la Turquie, la Russie, l’Autriche-Hongrie, la révolution attardée de la bourgeoisie déchaînait, au contraire, les forces centrifuges ». Il considère que : « La Russie s’était constituée non point comme un État national, mais comme un État de nationalités, cela répondait à son caractère arriéré ».[6]
Il est à noter que certains clivages nationaux se sont nourris de différences religieuses, par exemple la Prusse protestante visant à l'unification de l'Allemagne contre l'Autriche catholique, malgré la proximité ethnolinguistique.
1.2 Chauvinisme et racisme[modifier | modifier le wikicode]
A la fin du 19e siècle, de nombreux courants nationalistes chauvins émergent dans les Etats-nations déjà constitués, et ils exaltent la Nation contre les autres. Le nationalisme tend alors à devenir « l'idéologie organique des États-nations » (E. Balibar). Pour E. Hobsbawn c'est une réaction à la montée en puissance parallèle d’un impérialisme cosmopolite et d’un mouvement ouvrier internationaliste.
Le chauvinisme n'est jamais très loin du racisme, qui s'est imposé comme sa principale forme. Les guerres mondiales, les fascismes et les nombreuses épurations ethniques qu'a connu le 20e siècle sont des formes de ce nationalisme réactionnaire.
1.3 Première internationale[modifier | modifier le wikicode]
Même si Marx et Engels, et plus largement la Première internationale n'ont pas abordé la question de l'oppression nationale dans toute son ampleur, ils considéraient que les travailleurs devaient s'opposer aux politiques de domination et de guerre contre d'autres peuples. C'est ce que montrent notamment leurs prises de position pour le peuple irlandais[7], le peuple polonais[8]... Ils se sont opposés fermement aux principales puissances "impérialistes" de l'époque, le tsarisme et l'Angleterre.
En ce qui concerne le positionnement politique en cas de guerre, Marx et Engels n’ont jamais produit de schéma simple et systématique. Ils reprenaient une opposition qui était alors courante entre « guerre dynastique » (pour les intérêts des despotes) et « guerre nationale » (ou « guerre populaire », progressiste). D'autres socialistes comme Ferdinand Lassalle avaient parfois des positions différentes.
En août 1869, le comité central de Genève de la Première internationale s'opposa à la formation du SDAP en organisation politique stable, en arguant que « le champ d'action de la direction nationale ne doit pas se borner aux frontières de l'État, mais s'étendre selon l'usage de la langue », pour justifier ses empiètements et ses projets de société de propagande fluide ayant comme base organisationnelle les sociétés coopératives. Sur ce point, il rejoignait les positions lassalléennes.[9]
Lors de la guerre franco-allemande de 1870, les socialistes allemands Bebel et Liebknecht s’abstiennent en juillet 1870 sur les crédits militaires, contre l’avis de Marx et Engels pour qui l’unification de l’Allemagne primait.[10]
1.4 Deuxième internationale[modifier | modifier le wikicode]
La social-démocratie du début du 20e siècle affirmait lutter contre l'oppression des minorités nationales, dans la continuité des mouvements démocrates du 19e siècle. A cette époque, avec la crise des empires autrichien et turc, la question nationale explose en Europe. Les marxistes analysent la nation comme une construction socio-historique, vouée à être dépassée par l'internationalisme, mais avec laquelle il faut composer.
Le premier grand ouvrage marxiste sur la question nationale est sans doute La Question des nationalités et la social-démocratie (1907) d’Otto Bauer. Dans sa brochure Nationalität und Internationalität[11], Karl Kautsky, qui était le « pape du marxisme » de la IIe internationale, estimait que Bauer « sous-estime la forte tendance à créer un État national ». Pour Kautsky, l'Etat-nation, c'est-à-dire un État relativement homogène du point de vue national, « est la forme d'État qui correspond le mieux aux conditions modernes », tandis que les États de nationalités sont « toujours des États dont la formation interne est restée, pour une raison ou pour une autre, anormale ou insuffisante ». La base de ce raisonnement est économique : une langue et une culture commune facilitent les échanges et la coopération/concurrence au sein du territoire.
Parmi les cas particuliers on peut citer l'Empire austro-hongrois (qui cependant finit lui-même par éclater en Etats-Nations) que Lénine analysait ainsi :
« Non seulement l’Autriche fut longtemps un État où prédominèrent les Allemands, mais les Allemands d’Autriche prétendirent à l’hégémonie sur l’ensemble de la nation allemande. Cette « prétention » (...) fut brisée par la guerre de 1866. La nation dominant en Autriche, l’allemande, se trouva être en dehors de l’État allemand indépendant, qui s’était définitivement constitué en 1871. D’autre part, la tentative des Hongrois pour constituer un État national indépendant s’était effondrée, dès 1849, sous les coups portés par les troupes russes formées de serfs. De sorte qu’il s’est créé une situation éminemment originale : tendance des Hongrois, et puis des Tchèques, non point à la séparation d’avec l’Autriche, mais au maintien de l’intégrité de l’Autriche, précisément dans l’intérêt de l’indépendance nationale qui pourrait être complètement étouffée par des voisins plus rapaces et plus forts ! L’Autriche s’est constituée, en raison de cette situation originale, en un État à deux centres (dualiste), et elle se transforme aujourd’hui en un État à trois centres (trialiste : Allemands, Hongrois, Slaves). »[12]
Le respect des droits des différentes nations est vu comme une sous-partie de la démocratie politique, elle-même schématiquement décrite comme une tâche des bourgeoisies. Ainsi Staline écrit dans Le marxisme et la question nationale (1913) :
« La chute définitive du mouvement national n’est possible qu’avec la chute de la bourgeoisie. La paix totale ne peut être instaurée que sous le règne du socialisme. Mais réduire la lutte nationale au minimum, la saper à la racine, la rendre au maximum inoffensive pour le prolétariat — cela est possible aussi dans le cadre du capitalisme. Témoin, ne fût-ce que l’exemple de la Suisse et de l’Amérique. Pour cela, il faut démocratiser le pays et permettre aux nations de se développer librement. »[13]
Lénine prenait l'exemple de la séparation de la Norvège d'avec la Suède en 1905, qui montrait que l'autodétermination n'était pas impossible en régime capitaliste.
Au début du 20e siècle, la question nationale s'élargit rapidement aux débats sur l'impérialisme capitaliste. Là encore la position officielle de la grande majorité des social-démocrates restent une opposition à l'impérialisme. Mais dans la pratique politique, d'importants désaccords pouvaient apparaître. Certains opportunistes allaient même jusqu'à cautionner la colonisation.
De nombreux social-chauvins méprisaient les luttes pour l'autonomie ou l'indépendance au nom du fait que la concentration politique et économique serait "progressiste". Lénine critiquait frontalement cette « conception absurde du point de vue théorique, et chauvine du point de vue de la politique pratique ». Il appelait cela de « l'économisme impérialiste »[14]. Mais ce type désaccords existait aussi parmi les révolutionnaires, en particulier entre Lénine et Luxemburg.
Staline a défendu des positions simplistes sur la question nationale, par exemple dans son article du 25 mars 1917 à propos du décret gouvernemental abolissant les restrictions des droits nationaux. Il soutient que l'oppression nationale vient du féodalisme, ce qui permet de sous-entendre que maintenant que la révolution démocratique-bourgeoise est accomplie, celle-ci va disparaître. Il va jusqu'à dire, en oubliant totalement l'oppression des Noirs : « En Suisse, et dans l’Amérique du Nord où il n’y a pas et il n’y eut jamais de landlords, où le pouvoir appartient indivisiblement à la bourgeoisie, les nationalités se développent librement, il n’y a pas place en général pour l’oppression nationale. »
En Finlande, la social-démocratie s'est assez peu saisie de la question nationale. La bourgeoisie avait déjà commencé à obtenir de plus en plus d'autonomie vis-à-vis de la tutelle russe au début du 20e siècle, et lorsqu'éclate la guerre de 1914-1918, le pays est surtout en proie à une guerre civile mettant au centre la question sociale. Paradoxalement, les troupes russes encore stationnées en Finlande (sous influence bolchévique) vont être un acteur du camp prolétarien, tandis que la bourgeoisie finlandaise ne va pas hésiter à faire appel à l'impérialisme allemand comme acteur de la contre-révolution.[15]
1.5 Centralisme, fédéralisme et autonomie[modifier | modifier le wikicode]
Marx et Engels étaient plutôt en faveur du centralisme, mais pouvaient dans certains cas considérer l'option fédéraliste. Par exemple au sujet de l'Irlande :
« Je me suis efforcé de susciter par tous les moyens une manifestation des ouvriers anglais en faveur du fénianisme… Auparavant, je considérais la séparation de l’Irlande d’avec l’Angleterre comme impossible. Aujourd’hui, je la considère comme inévitable, dût-on après la séparation aboutir à la fédération. »[16]
De même Lénine argumentait en faveur d’États organisés de façon centralisée, tout en mettant en avant le droit des nations à s'auto-déterminer et à se séparer si telle est leur volonté.
« Reconnaître le droit d'autodétermination n'équivaut pas à reconnaître le principe de la fédération. On peut être un adversaire résolu de ce principe et être partisan du centralisme démocratique, mais préférer la fédération à l'inégalité nationale, comme la seule voie menant au centralisme démocratique intégral. »[17]
Il considérait par ailleurs, à la suite de Kautsky, qu'il y avait une forte tendance à la constitution d’États-nations (c'est-à-dire d’États relativement homogènes), et que les États nationalement hétérogènes étaient des exceptions ou étaient « en retard ».
Néanmoins, dans le cas de tels États, les social-démocrates préconisaient classiquement un forme d'autonomie. Ainsi dans le programme du POSDR, adopté en 1903, il était inscrit « l’autonomie administrative régionale pour les périphéries qui, par leurs conditions de vie et la composition de leur population, se distinguent des régions russes proprement dites. » Martov précisa dans sa présentation de ce point qu'ils avaient en vue notamment la Finlande, la Pologne, la Lituanie et le Caucase.
Lénine disait encore en 1914 :
« Les marxistes défendent non le « droit à » l’autonomie, mais l’autonomie elle-même comme principe général, universel, d’un État démocratique à composition nationale hétérogène et dont les conditions géographiques et autres seraient nettement différenciée. »[18]
En octobre 1916, il écrivait : « [Rosa Luxembourg] a indiqué très justement qu'en défendant l'autonomie au sein de l'État (d'une région, d'un territoire, etc.), nous devons, en tant que social-démocrates centralistes, insister pour que les principales questions du ressort de l'État (...) soient réglées par le pouvoir de l'État, par le Parlement de l'État. »[14]
Il est intéressant de noter qu'il y a une corrélation entre le sentiment national et le poids de l'État dans l'économie. Par exemple :
- dans un État-nation comme la France, le budget de l'État tourne autour de 60% du PIB ;
- dans un État fédéral comme les États-Unis ou l'Inde, le budget fédéral est entre 15 et 20% du PIB ;
- dans une institution comme l'Union européenne, le budget fédéral représente 1% du PIB total, et le sentiment national « européen » est quasi inexistant.
1.6 Libération nationale[modifier | modifier le wikicode]
Lorsqu'un peuple est ou se sent opprimé, il définit logiquement sa lutte comme une lutte de libération nationale.
Le terme de lutte de libération nationale est largement synonyme d'anticolonialisme, même s'il est un peu plus général. Par exemple, le terme de libération nationale a été employé en Europe au 19e siècle (au sujet de la Pologne[19] ou des Balkans...) alors que l'on parlait rarement de colonialisme.
Pour la plupart des marxistes, lorsqu'un peuple lutte contre la domination par un ou plusieurs autres peuples, son "nationalisme" est souvent une lutte progressiste de libération. En revanche la plupart des anarchistes et des « communistes de gauche » refusent de faire ce type de distinction, rejetant invariablement tout nationalisme.
Aujourd'hui on parle davantage d'anti-impérialisme. Les mécanismes de domination économique (par l'échange inégal, la dette...) rendent le néocolonialisme plus diffus (il n'y a plus une seule métropole, il n'y a plus, sauf temporairement, de troupes étrangères sur le sol...), si bien que la conscience d'une lutte de libération nationale à mener est beaucoup moins aigüe. Il est sans doute plus difficile d'obtenir des avancées sur ce plan sans s'en prendre pour cela à la classe dominante locale, ce qui fusionne cette lutte avec la lutte des classes.
1.7 L'autonomie nationale-culturelle[modifier | modifier le wikicode]
Les austromarxistes autour de Otto Bauer ont développé une revendication « d'autonomie nationale-culturelle » (ou autonomie non-territoriale), consistant à accorder des droits à l'ensemble d'une population minoritaire, mais sur une base non territoriale. Pour eux, il s'agit d'une approche plus adaptée aux régions où les ethnies sont très hétérogènes et où la correspondance entre un État et un peuple serait très peu praticable. Lénine critiquait ces revendications comme des façons d'esquiver la lutte contre l'Empire austro-hongrois, qui traduirait donc surtout l'opportunisme des marxistes autrichiens.[20]
Le Bund juif, dans l'Empire russe, a également développé la notion « d'autonomie nationale-culturelle », étant donné la dispersion des juifs sur le territoire.
1.8 Lénine et Luxemburg[modifier | modifier le wikicode]
Le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) devait nécessairement se pencher sur le sort des nombreuses minorités nationales de l'Empire russe. Il affirmait dès son premier congrès (1898) le droit à l'autodétermination des peuples, dirigé contre le chauvinisme grand-russe. A la veille du 2e Congrès du POSDR (1903), Lénine défend dans l'Iskra le droit à l’autodétermination des nations y compris jusqu'au séparatisme.[21] Mais il distingue deux choses : les marxistes doivent défendre la liberté des peuples (contre toute pression d'un peuple extérieur), mais cela ne les « oblige pas du tout à soutenir n’importe quelle revendication d’auto-détermination nationale ». Les marxistes doivent faire campagne pour telle ou telle position (par exemple dans un référendum d'auto-détermination) en fonction des « intérêts de la lutte de classe du prolétariat » qui se définissent à une échelle intrinsèquement internationale. Concernant la Pologne, Lénine considère que la lutte nationaliste n'est plus progressiste comme elle l'était du temps de Marx.
Vers 1908-1909, Rosa Luxemburg argumente contre les thèses de Lénine dans La Question nationale et l’autonomie. Elle raillait le droit à l’autodétermination comme « un lieu commun » et une formule creuse. Elle insistait sur la tendance historique, progressiste, à l'unification de l'humanité, et discréditait donc la volonté de fragmentation en petits États "médiévaux". Et elle dénonçait le caractère bourgeois du nationalisme polonais.
Lénine lui répond qu'elle ne prend pas assez en compte les différences entre pays et entre époques[18]. Il considère que la question nationale est résolue en Europe occidentale, et donc qu'il est normal que les socialistes de ces pays ne l'abordent pas dans leur programme, mais que ce n'est pas le cas dans le reste du monde. Lénine reprenait la vision de Kautsky selon laquelle la formation d'Etat-nation est quasiment une étape nécessaire de l'essor du capitalisme (c'est aussi pour cela qu'il s'opposait à l'État multinational des austro-marxistes) :
« L’exemple de toute l’humanité civilisée la plus avancée, celui des Balkans et celui de l’Asie démontrent, en dépit de Rosa Luxembourg, l’absolue justesse de la thèse de Kautsky : l’État national est la règle et la « norme » du capitalisme ; l’État à composition nationale hétérogène n’est qu’un stade arriéré ou une exception. Du point de vue des rapports entre nationalités, l’État national offre incontestablement les meilleures conditions pour le développement du capitalisme. »
De plus Lénine insistait sur la dissymétrie entre le côté de l’oppresseur le côté de l’opprimé. Les socialistes d'un pays oppresseur (par exemple la Russie) doivent surtout défendre le droit au séparatisme des peuples opprimés. Mais il considérait aussi que les socialistes d'un pays opprimé (comme la Pologne) devaient développer la conscience de classe et l'internationalisme au sein de leur mouvement de libération nationale. Enfin il considère que « dans tout nationalisme bourgeois d’une nation opprimée, il existe un contenu démocratique général dirigé contre l’oppression. »
Lénine et les bolchéviks réaffirmeront souvent leurs positions, en juillet 1913[22][23], dans une résolution d'octobre 1913, en 1914[24][18], en 1916[25]... Lénine avertissait d'ailleurs que l’accomplissement de la révolution « ne suffira pas à faire [du prolétariat] un saint », à l’immuniser immédiatement contre tout chauvinisme, et d’autre part, que « la haine – d’ailleurs parfaitement légitime – de la nation opprimée envers celle qui l’opprime subsistera quelques temps ».[26] Lénine conserve l'objectif de centralisation socialiste, mettant fin au « morcellement de l’humanité en petits États et à tout particularisme des nations », mais il faut une « centralisation non impérialiste ».[25]
Lénine considérait, comme beaucoup, que les délimitations administratives de la monarchie austro-hongroise et du tsarisme étaient archaïques, féodales, freinant le progrès capitaliste. Car une unité de langue et de culture favorise les échanges et la pénétration de la modernité jusque dans les zones les plus rurales. Il approuvait la position du Congrès de Brünn (1899) des social-démocrates autrichien, qui visait à redécouper le pays selon une logique nationale-territoriale. Cependant il apporte une nuance : il faut aussi prendre en compte les liens économiques. En effet, on ne peut pas rompre le lien de dépendance ville-campagne, même lorsque les villes (souvent plus cosmopolites) sont de composition nationale différentes des campagnes environnantes. De même, la vision purement ethnique pourrait conduire à des définir des territoires non viables économiquement (constitués de plusieurs enclaves par exemple).[20]
Rosa Luxemburg critiquera comme petite-bourgeoises les mesures prises par les bolchéviks en 1917 pour l'autonomie des minorités. Dzerjinski (d'origine polonaise) polémiqua en 1917 contre Lénine, défendant le point de vue de Luxemburg. Trotski note : « Ce dialogue, au point de vue politique, ne manque point de piquant : le grand-russien Lénine accuse le polonais Dzerjinski de chauvinisme grand-russien dirigé contre les Polonais, et est accusé par ce dernier de chauvinisme polonais. »[27]
Au moment de l’insurrection irlandaise de 1919, face à ceux qui ne sont pas à l'aise avec le nationalisme irlandais, Lénine répète que quiconque attend une révolution sociale « pure » ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Trotski dira plus tard : « la politique nationale de Lénine entrera pour toujours dans le solide matériel de l’humanité. »[6]
Trotski souligne en même temps que l'opposition bolchévique à l'oppression centraliste de l'État ne signifiait pas que le parti abandonnait le centralisme volontaire et démocratique des ouvriers :
« Déniant nettement à l’État bourgeois le droit d’imposer à une minorité nationale une résidence forcée ou bien même une langue officielle, le bolchevisme estimait en même temps que sa tâche vraiment sacrée était de lier, le plus étroitement possible, au moyen d’une discipline de classe volontaire, les travailleurs de différentes nationalités, en un seul tout. Ainsi il repoussait purement et simplement le principe nationalo-fédératif de la structure du parti. Une organisation révolutionnaire n’est pas le prototype de l’État futur, elle n’est qu’un instrument pour le créer. L’instrument doit être adéquat pour la fabrication du produit, mais ne doit nullement se l’assimiler. C’est seulement une organisation centraliste qui peut assurer le succès de la lutte révolutionnaire - même quand il s’agit de détruire l’oppression centraliste sur les nations. »[6]
Pour Lénine, il y avait dans le nationalisme bourgeoise de nombreuses revendications futiles, mais refusait d'en faire un prétexte pour tourner le dos à toute revendication nationale, et ne pas voir lorsqu'elles sont réellement populaires :
« Très nombreux sont le social-démocrates autrichiens et russes chez qui la haine légitime des chamailleries nationales mesquines, viles, dérisoires dans le genre des discussions et des bagarres sur le point de savoir en quelle langue le nom d'une rue doit être inscrit dans la partie supérieure de la plaque, et en quelle langue dans le bas - devient un refus de soutenir la lutte nationale. Nous ne « soutiendrons » pas la comédie des gens qui jouent à instaurer la république dans quelque principauté de Monaco ou les aventures « républicaines » des « généraux » des petits États de l'Amérique du Sud ou d'une île perdue dans l'océan Pacifique, mais il ne s'ensuit pas qu'on puisse oublier le mot d'ordre de la république lorsqu'il s'agit de mouvements démocratiques et socialistes dignes de ce nom. »[14]
Les courants inspirés du luxemburgisme continueront à critiquer la position des bolchéviks sur la question nationale. [28]
1.9 Question nationale et impérialisme[modifier | modifier le wikicode]
Au 19e siècle, lorsque l'on parle de question nationale on parle quasi exclusivement de problèmes européens. Pourtant la colonisation est une forme de question nationale qui va prendre de plus en plus d'ampleur, à mesure que des révoltes vont avoir lieu dans les pays dominés, et que les socialistes vont devoir prendre position.
Globalement, l'Internationale socialiste affirmait de grands principes mais n'était pas engagée au côté des peuples colonisés. La rupture communiste et la formation de la Troisième internationale va marquer un tournant, et déplacement du centre de gravité vers les luttes anticoloniales.
Par exemple une « commission nationale et coloniale » a travaillé sur des thèses lors du 2e congrès de l'Internationale communiste.
« En premier lieu, quelle est l'idée essentielle, fondamentale de nos thèses ? La distinction entre les peuples opprimés et les peuples oppresseurs. Nous faisons ressortir cette distinction, contrairement à la II° Internationale et à la démocratie bourgeoise. (...) 70 % de la population du globe, appartient aux peuples opprimés, qui ou bien se trouvent placés sous le régime de dépendance coloniale directe, ou bien constituent des Etats semi‑coloniaux (...) ou encore vaincus par l'armée d'une grande puissance impérialiste se trouvent sous sa dépendance en vertu de traités de paix.»[29]
En parallèle, une élaboration stratégique va avoir lieu, visant à combiner la lutte contre l'oppression nationale et la préservation des intérêts du prolétariat (front unique anti-impérialiste).
A la fin de la guerre de 1914-1918, l'idée de nation pour chaque peuple (surtout défini par la langue) est affirmée dans le discours officiel, notamment par Woodrow Wilson. Cependant, les impérialistes européens lors du traité de Versailles découpent l'Europe avant tout suivant leurs intérêts. Plusieurs Etats plurinationaux sont également constitués, comme la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, et la Roumanie. Lénine (comme Kautsky) les considère comme des États où la question nationale n'est pas achevée.
En 1939, Trotski soutient que les communistes révolutionnaires doivent mettre en avant le mot d'ordre d'indépendance de l'Ukraine, parce que la nation ukrainienne est opprimée par la bureaucratie stalinienne, et que pour faire renaître une solidarité internationaliste, il faut dans un premier temps que les Ukrainiens regagnent une totale liberté de s'organiser.[30] Trotski va donc plus loin que le seul droit à l'autodétermination (dans le contexte, aucune voix ukrainienne ne pouvait se faire entendre pour revendiquer quoi que ce soit).
2 Cas concrets[modifier | modifier le wikicode]
2.1 Exemples historiques[modifier | modifier le wikicode]
- L'oppression de la Pologne ;
- L'oppression des Irlandais par l'Angleterre ;
- La question de l'unification allemande ;
- La séparation de la Norvège et de la Suède ;
- La question nationale en Belgique, qui s'est d'abord traduire par une oppression relative des Flamands par les Wallons (qui s'est inversée dans la 2e partie du 20e siècle) ;
- L'Empire austro-hongrois et l'autonomie nationale-culturelle portée par l'austro-marxisme ;
- La question des Balkans ;
- Les nombreux débats sur la question juive (assimilationnisme, autonomie nationale-culturelle, sionisme) ;
- Étudier la question nationale en Russie est d'un grand intérêt, parce que l'Empire russe a subjugué un grand nombre de nationalités, parce que l'oppression qui a en découlé a dû être prise en compte par les socialistes russes, notamment au travers de la Révolution de 1917.
- La question nationale aux États-Unis, qui s'est surtout transformée aujourd'hui en question de racisme ;
- La question nationale en Inde.
2.2 Exemples actuels[modifier | modifier le wikicode]
En Europe occidentale, on peut citer comme exemples de « question nationale » les mouvements nationaux en Écosse, en Catalogne, au Pays basque, en Bretagne, la question de l'Irlande du Nord, la crise belge, le mouvement nordiste italien.
En Amérique du Nord, on peut citer l'exemple du Québec, une province du Canada qui demande plus d'autonomie et de pouvoirs. Un mouvement souverainiste important défend l'idée de la souveraineté du Québec.
En Asie, de nombreux peuples sont aujourd'hui sans État : les Palestiniens, les Kurdes, les Baloutches, les Tchétchènes, les Kashmiri, les Tamouls…
En Afrique, le Sahara occidental est une région opprimée par le Maroc.
3 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
- Michael Löwy, La révolution d’Octobre et la question nationale : Lénine contre Staline, Critique communiste, n° 150, automne 1997
- Matthieu Renault, La révolution décentrée. Deux études sur Lénine, Revue Période, 2017
- Daniel Bensaïd, Notes sur la question nationale, 1992
- ↑ Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation, 1882
- ↑ 2,0 et 2,1 Friedrich Engels, Le panslavisme démocratique, 14 février 1849
- ↑ 3,0 et 3,1 Friedrich Engels, En quoi la Pologne concerne-t-elle la classe ouvrière ?, 1866
- ↑ Roman Rosdolsky, Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire », 1948
- ↑ Karl Marx, La guerre civile en France, 1871
- ↑ 6,0 6,1 et 6,2 Léon Trotski, Histoire de la révolution russe - 40. La question nationale, 1932
- ↑ http://www.matierevolution.org/spip.php?article2971
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