Formation de l'Internationale

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Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Quelques voix seulement avaient répondu lorsqu'il y a quarante-deux ans nous avons lancé ces mots par le monde, à la veille de la première révolution parisienne où le prolétariat est entré en scène avec ses propres revendications. Cependant, le 28 septembre 1864, des prolétaires de la plupart des pays d'Europe occidentale s'unirent pour constituer l'Association internationale des travailleurs, de glorieuse mémoire. Certes, l'Internationale n'a vécu que neuf ans, mais elle a fondé l'alliance éternelle des prolétaires de tous les pays, qui demeure toujours vivante et est plus vivace que jamais.

Engels, Préface allemande de 1890 du Manifeste du parti communiste 1er mai 1890.

Manifeste de l'Association internationale des travailleurs[1][modifier le wikicode]

Ouvriers !

C'est un fait que la misère des masses ouvrières n'a point diminué de 1848 à 1864, dans une période qui, pourtant, se distingue dans les annales de l'histoire par un développement sans précédent de l'industrie et du commerce. En Grande-Bretagne, un organe modéré de la bourgeoisie généralement bien informé prédisait en 1850 que si les exportations et les importations s'élevaient de 50 %, le paupérisme anglais tomberait à zéro. De ce fait, le 7 avril 1864, le chancelier de l'Échiquier, Gladstone, affirmait, devant un Parlement ravi, que « le total des exportations et des importations se montait, en 1863, à la somme étonnante de 443 995 000 livres sterling, soit trois fois les chiffres de la période encore relativement proche de 1843 ». Cependant, il parla avec la même éloquence de la « misère » : « Pensez donc, s'exclama-t-il, à ceux qui sont au bord de la misère... aux salaires... qui ne se sont pas montés, à la vie humaine qui, dans neuf cas sur dix, n'est qu'une lutte pour l'existence[2]. » Encore ne parlait-il pas des Irlandais, qui sont peu à peu supplantés par des machines, au Nord, et par des troupeaux de moutons, au Sud, dont le nombre diminue même dans ce malheureux pays ‑ moins rapidement il est vrai que l'homme. Il n'a pas répété ce que venaient de dévoiler, dans un subit accès de terreur, les représentants les plus haut placés des dix mille familles possédantes. Les étrangleurs semaient la panique au point que la Chambre des lords dut ordonner une enquête sur la déportation et les travaux forcés. L'ample livre bleu de 1863 en a rendu public le rapport prouvant, par des faits et des chiffres officiels, que les pires criminels des bagnes de l'Angleterre et de l'Écosse travaillent bien moins durement et sont beaucoup mieux nourris que les travailleurs agricoles. Mais ce n'est pas tout : la guerre civile en Amérique ayant eu pour conséquence de jeter sur le pavé les ouvriers du Lancashire et du Cheshire, la même Chambre des lords a délégué un médecin dans les zones industrielles pour établir quelles quantités minimales de carbone et d'azote il faut administrer (sous la forme la plus simple et la moins coûteuse) à l'individu moyen « pour empêcher les maladies dues à la « faim». Le docteur Smith, médecin délégué, a calculé qu'en moyenne 28 000 grains de carbone et 1 330 grains d'azote par semaine sont nécessaires pour maintenir un adulte ordinaire exactement au-dessus du niveau d'inanition, et que cette ration correspondait à la nourriture des ouvriers du coton dont on connaît l'extrême dénuement[3].

Mais attendez, il y a mieux. Ce même médecin, ce savant, a été chargé ensuite par le responsable médical du Conseil privé d'enquêter sur les conditions alimentaires des couches les plus pauvres de la classe travailleuse. Le Sixième Rapport sur l'état de la santé publique, publié par ordre du Parlement dans le courant de l'année 1863, contient le résultat de ses recherches. Qu'a découvert le docteur ? Que les tisserands en soie, les couturières, les gantiers, les tisserands en bas, etc., ne reçoivent pas même, en moyenne, la ration de misère des ouvriers en chômage du coton, pas même la quantité de carbone et d'azote « strictement nécessaire pour prévenir les maladies de l'inanition ».

« En outre ‑ nous citons textuellement le rapport ‑, l'examen de l'état des familles d'agriculteurs a démontré que plus du cinquième d'entre elles reçoit moins que ce qui est considéré comme le minimum d'aliments carboniques ; plus du tiers reçoit moins que le minimum d'aliments azotés ; dans les comtés de Berks, d'Oxford et de Somerset, l'insuffisance des aliments azotés est une constante du régime alimentaire local. Il ne faut pas oublier ‑ ajoute le rapport officiel ‑ que la privation de nourriture est supportée de mauvais gré, et qu'en règle générale ces grandes privations alimentaires ne font jamais que suivre bien d'autres restrictions. La propreté même est considérée comme une chose très chère et difficile, et quand par respect de soi-même on s'efforce de l'entretenir, chacun de ces efforts représente une aggravation des affres de la faim... Ce sont là des réflexions pénibles, surtout si l'on sait qu'il ne s'agit pas ici d'une pauvreté méritée par la paresse ; dans tous les cas, nous parlons de la pauvreté des populations laborieuses. En vérité, le travail qui n'assure qu'une si maigre ration alimentaire est, en général, prolongé à l'excès. »

Le rapport révèle un fait étrange, et certainement inattendu : « De toutes les parties du Royaume-Uni » ‑ c'est-à-dire l'Angleterre, le Pays de Galles, l'Écosse et l'Irlande ‑, « c'est la population agricole de l'Angleterre [c'est-à-dire de la partie la plus riche] qui est de loin la plus mal nourrie » ; et les journaliers misérables des comtés de Berks, d'Oxford et de Somerset sont mieux nourris que le grand nombre d'ouvriers qualifiés qui travaillent à domicile dans l'est de Londres.

Telles sont les données officielles publiées par ordre du Parlement en 1864, en plein millénium du libre-échange, au moment même où le chancelier de l'Échiquier apprend à la Chambre des communes « que la condition moyenne des ouvriers anglais s'est améliorée d'une manière si extraordinaire que nous n'en connaissons point d'exemple dans l'histoire d'aucun pays, ni d'aucun âge ».

Mais un grincement se fait entendre parmi ces congratulations officielles. C'est une remarque toute sèche du non moins officiel Rapport de la santé publique : « La santé publique d'un pays signifie la santé de ses masses ; et comment les masses pourraient-elles être bien portantes, si elles ne jouissent pas à tout le moins, jusqu'au plus bas de l'échelle sociale, d'une modeste prospérité ? »

Les statistiques dansent devant les yeux du chancelier. Ébloui par le « progrès de la richesse nationale », il s'écrie dans un délire extatique : « De 1842 à 1852, le revenu imposable du pays s'est accru de 6 % ; en prenant pour base l'année 1853, nous sommes arrivés en 1861 à un accroissement de 20 %. C'est un fait si étonnant qu'il est presque incroyable !... Cette enivrante augmentation de richesses et de puissance, ajoute M. Gladstone, est exclusivement réservée aux classes possédantes[4]

Si vous voulez savoir ce qu'il entre de santés brisées, de morale flétrie et de ruine intellectuelle dans cette « enivrante augmentation de richesses et de puissance, exclusivement réservée aux classes possédantes », que les classes laborieuses ont produites et produisent, voyez la description des ateliers de tailleurs, d'imprimeurs et de modistes dans le dernier Rapport sur l'état de la santé publique ! Voyez le Rapport de la commission d'enquête sur le travail des enfants où il est constaté, par exemple, que « la classe des potiers, hommes et femmes, représente une population tout à fait dégénérée, physiquement et mentalement » ; que « les enfants mal portants seront un jour des parents mal portants » ; que « la dégénérescence de la race en est une conséquence absolue » ; que « la dégénérescence de la population du comté de Staaford serait beaucoup plus avancée, n'était le recrutement continuel dans les régions voisines, et les mariages avec des races plus saines ».

Jetez les yeux sur le livre bleu de M. Tremenheere sur les plaintes et doléances des journaliers de la boulangerie[5]. Et qui n'a pas frémi d'indignation à la lecture des paradoxes des inspecteurs des fabriques, illustrés par le registrateur général : la santé des ouvriers du comté de Lancaster, alors même qu'ils en sont réduits à des rations de famine, s'est réellement améliorée, parce que le manque de coton les a chassés temporairement des filatures ; et la mortalité des enfants d'ouvriers a diminué, parce qu'enfin il est permis aux mères de leur donner le sein, au lieu de la mixture d'opium de Godfrey.

Retournez la médaille encore une fois ! Le relevé des impôts sur le revenu et sur la propriété, présenté à la Chambre des communes le 20 juillet 1864, nous apprend que du 5 avril 1852 au 5 avril 1863 treize personnes ont grossi les rangs de ces heureux de la terre, dont les revenus annuels sont évalués par le collecteur des impôts à 50 000 livres sterling, car leur nombre est monté, dans une seule année, de 67 à 80. Le même relevé fait apparaître que 3 000 personnes environ partagent entre elles un revenu annuel d'environ 25 millions de livres sterling. Or, ce montant dépasse celui qui est distribué annuellement entre tous les travailleurs agricoles de l'Angleterre et du Pays de Galles. Ouvrez le registre du cens de 1861, et vous trouverez que le nombre des propriétaires terriens de sexe masculin, en Angleterre et dans le Pays de Galles, s'est réduit de 16 934 en 1851 à 15 066 en 1861. En sorte que la concentration des terres s'est accrue en dix années de 11 %. Si les terres de ce pays continuent à se concentrer au même rythme dans quelques mains, la question agraire deviendra d'une simplicité singulière, à l'instar de ce qu'elle fut dans l'Empire romain, lorsque Néron ricanait en apprenant que la moitié de la province d'Afrique était possédée par six chevaliers.

Nous nous sommes appesanti sur ces « faits si étonnants, qu'ils en sont presque incroyables », parce que l'Angleterre est à la tête de l'Europe des affaires et de l'industrie. Il y a quelques mois, souvenez-vous-en, un des fils réfugiés de Louis-Philippe félicitait publiquement les travailleurs agricoles anglais de la supériorité de leur sort par rapport à celui moins prospère de leurs camarades d'outre-Manche. En vérité, si l'on tient compte des différences locales, nous voyons les conditions anglaises se reproduire à une échelle plus restreinte dans tous les pays industriels qui progressent sur le continent. Dans tous ces pays, on assiste depuis 1848 à un développement prodigieux de l'industrie et à une extension des exportations et des importations, auxquelles on n'avait jamais rêvé auparavant. Partout, « l'augmentation des richesses et de la puissance, exclusivement réservée aux classes possédantes », a été véritablement « enivrante ». Là, comme en Angleterre, au sein des classes travailleuses, une minorité a obtenu un certain progrès du salaire réel[6], c'est-à-dire des moyens de subsistance que le salaire peut acquérir. Mais, dans la plupart des cas, la hausse du salaire en monnaie ne signifie pas un bien-être accru, pas plus que les pensionnaires de l'hospice des pauvres ou de l'orphelinat ne se trouvent mieux lorsqu'on augmente le coût de leur entretien (par personne, 9 livres 15 sh 8 d en 1862 contre 7 livres 7 sh 4 d en 1852). Partout, on a vu la masse des classes travailleuses s'enfoncer plus profond, dans la même proportion, à tout le moins, où les classes au-dessus d'elles se sont élevées dans l'échelle sociale. Et à présent, il est une vérité que tout esprit non prévenu tient pour démontrée, et que seuls dénient ceux-là mêmes qui ont intérêt à barricader les autres dans le paradis des imbéciles : cette vérité, c'est que, dans tous les pays d'Europe, il n'y a pas de perfectionnement des machines, pas d'applications scientifiques dans la production, pas d'amélioration dans les moyens de communication, pas de colonies nouvelles, pas d'émigration, pas d'ouverture de marchés, pas de libre-échange, il n'y a là rien, et même si l'on met toutes ces choses ensemble, qui puisse mettre fin à la misère des classes laborieuses ; et qu'au contraire, sur cette base instable, tout nouveau développement des forces productives doit aboutir à des contrastes sociaux plus accentués, à des antagonismes plus tranchés. Mourir de faim, mais c'est devenu une manière d'institution dans la métropole de l'Empire britannique, au cours de cette « enivrante époque » de progrès économique. Cette époque est marquée dans les annales du marché mondial par la récurrence toujours plus rapide, par l'action toujours plus étendue, par les effets toujours plus meurtriers de cette peste sociale qu'on appelle la crise commerciale et industrielle.

Après l'échec des révolutions de 1848, une main de fer a broyé sur le continent toutes les organisations et les journaux du parti des classes travailleuses ; les plus éclairés des fils du travail perdirent tout espoir et se réfugièrent dans la République d'outre-Atlantique. Mais les rêves d'émancipation ont été de courte durée : ils s'évanouirent devant la fièvre industrielle, le marasme moral et la réaction politique. La défaite des classes travailleuses du continent, due en partie aux interventions diplomatiques du gouvernement anglais, qui, alors comme aujourd'hui, opère en fraternelle solidarité avec le cabinet de Saint-Pétersbourg, allait bientôt faire sentir ses effets de ce côté-ci de la Manche. Si la déroute de leurs frères du continent enlevait toute virilité aux travailleurs anglais et brisait leur foi en leur propre cause, en revanche elle raffermissait chez les lords de la terre et de la finance une confiance qui s'était trouvée quelque peu ébranlée. Ils retirèrent avec insolence des concessions qu'ils avaient déjà publiquement annoncées. La découverte de nouveaux gisements d'or provoqua un exode immense et laissa d'irréparables vides dans les rangs du prolétariat britannique. Certains de ses membres, autrefois actifs, se laissèrent corrompre par l'appât d'un emploi supérieur et de salaires passagèrement plus élevés, « en tenant compte des conditions du moment». Tous les efforts pour maintenir le mouvement chartiste, ou pour le restaurer, connurent un échec retentissant ; les organes de presse de la classe ouvrière moururent l'un après l'autre de l'apathie des masses ; et il faut dire que jamais la classe ouvrière d'Angleterre ne sembla si parfaitement accoutumée à un état de nullité politique. En somme, il n'avait point existé de solidarité dans l'action entre les classes travailleuses de l'Angleterre et du continent, il y avait, en tout cas, une solidarité dans la défaite.

Cependant, la période qui a suivi les révolutions de 1848 n'a pas été sans offrir quelques compensations. Contentons-nous d'y relever deux grands faits.

Après une lutte de trente ans, conduite avec la plus admirable persévérance, la classe ouvrière d'Angleterre, bénéficiant d'un désaccord momentané entre les maîtres de la terre et les maîtres de l'argent, réussit à conquérir la loi de dix heures de travail. De tous côtés, on a reconnu les immenses avantages, physiques, moraux et intellectuels, qui en résultèrent pour les ouvriers, et les rapports semestriels des inspecteurs des fabriques en font état à chaque fois depuis lors. Qui plus est, la plupart des gouvernements du continent durent adopter la loi anglaise des fabriques sous une forme plus ou moins modifiée, et le Parlement anglais lui-même se vit contraint d'en étendre chaque année le domaine d'application.

Outre son importance pratique, le succès de cette mesure ouvrière eut encore un autre effet. Par ses porte-parole scientifiques les plus autorisés ‑ le docteur Ure, le professeur Senior et autres sages du même acabit ‑, la bourgeoisie avait prédit et prouvé à l'envi que la moindre réduction légale du temps de travail sonnerait le glas de l'industrie anglaise, qui, tel un vampire, ne peut pas vivre sans sucer le sang, et surtout le sang des enfants. Jadis, le sacrifice d'un enfant était un rite mystérieux du culte de Moloch, mais il n'était pratiqué qu'en des occasions particulièrement solennelles, peut-être une fois par an, et puis Moloch n'avait pas une prédilection particulière pour les enfants des pauvres.

La lutte pour la limitation légale fut d'autant plus acharnée qu'à part la menace qu'elle faisait peser sur la bourgeoisie, elle portait sur la grande querelle entre, d'une part, l'aveugle loi de l'offre et de la demande qui forme l'essentiel de l'économie politique de la classe bourgeoise et, d'autre part, le contrôle de la production sociale par l'action et la prévision collectives qui forme l'essentiel de l'économie politique de la classe ouvrière. C'est ce qui explique que la loi de dix heures n'a pas été seulement un succès pratique, mais encore la victoire d'un principe. Pour la première fois, l'économie politique de la classe bourgeoise succombait au grand jour devant l'économie politique de la classe ouvrière.

Mais une victoire plus grande encore de l'économie politique du travail sur l'économie politique du capital allait se produire.

Nous voulons parler du mouvement coopératif et surtout des fabriques coopératives, organisées, avec bien des efforts et sans aide officielle aucune, par quelques bras audacieux. On ne saurait exagérer l'importance de ces grandes expériences sociales. Par des actes et non des arguments, elles ont prouvé que la grande production, à une vaste échelle et en harmonie avec les exigences de la science moderne, peut être effectuée sans qu'une classe de maîtres emploie une classe de bras, que les moyens de travail, pour porter des fruits, n'ont pas besoin d'être monopolisés en dominant et exploitant le travailleur, et que le travail salarié ‑ tout aussi bien que le travail des esclaves et des serfs ‑ n'est qu'une forme transitoire et inférieure, destinée à disparaître devant le travail associé, exécutant sa tâche de son plein gré, l'esprit alerte et le cœur content.

En Angleterre, la graine du système coopératif a été semée par Robert Owen. Les expériences tentées par les travailleurs sur le continent sont en fait une application pratique de théories qui n'ont pas été inventées en 1848, mais alors seulement proclamées hautement.

En même temps, l'expérience de la période de 1848 à 1864 a démontré sans aucun doute possible ce que les plus clairvoyants des chefs de la classe ouvrière ont déjà exprimé dans les années 1851 et 1852 à propos du mouvement coopératif en Angleterre[7], à savoir : pour excellent qu'il soit en principe, et utile qu'il soit dans la pratique, le travail coopératif, s'il reste circonscrit dans un secteur étroit, lié à des tentatives, à des efforts isolés et épars des travailleurs, ne sera jamais capable d'arrêter la progression géométrique des monopoles, ni de libérer les masses, ni même d'alléger de manière sensible le poids de la misère.

C'est sans doute parce qu'ils l'ont compris que les lords beaux parleurs, les bourgeois philanthropes et moralisateurs, voire certains économistes, coquettent à présent avec ce système de travail coopératif qu'ils avaient dans le temps cherché vainement à tuer dans l'œuf, en le raillant comme une utopie de rêveurs ou comme un sacrilège de socialistes.

Pour pouvoir affranchir les masses laborieuses, le système coopératif doit être développé à l'échelle nationale, ce qui implique qu'il dispose de moyens nationaux. Mais, jusque-là, les propriétaires de la terre et du capital useront sans cesse de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques. Loin de favoriser l'émancipation des travailleurs, ils s'évertueront à semer sur sa voie tous les obstacles possibles et imaginables.

Lord Palmerston exprima le fond de leur pensée, quand il interpella les partisans du projet de loi sur les droits des fermiers irlandais à la dernière session du Parlement en s'écriant : « La Chambre des communes est une chambre de propriétaires fonciers ! »

Dans ces conditions, le grand devoir de la classe ouvrière, c'est de conquérir le pouvoir politique. Il semble que les ouvriers en prennent conscience. En effet on assiste à une reprise du mouvement aussi bien en Allemagne qu'en France et en Italie, où l'on tente pareillement de restaurer le parti ouvrier. Un élément de son succès, c'est le nombre. Toutefois, le nombre ne pèse dans la balance que s'il est uni par l'association et guidé par une claire conscience. L'expérience du passé a amplement démontré que si l'on dédaigne de nouer ce lien fraternel entre les travailleurs des différents pays afin de les entraîner à faire front ensemble dans leurs luttes pour l'émancipation la sanction en sera l'échec commun de ses assauts désordonnés. C'est cette conviction qui a poussé les travailleurs de différents pays à fonder l'Association internationale, lors de l'assemblée publique tenue le 28 septembre 1864 à St Martin's Hall.

Une autre conviction animait cette assemblée.

Si l'émancipation des classes travailleuses ne peut se faire sans leur concours fraternel, comment peuvent-elles donc remplir cette grande mission, quand la politique étrangère ne nourrit que des desseins criminels, quand elle joue des préjugés nationaux, quand elle gaspille dans des guerres de flibustiers le sang du peuple et ses trésors ? Ce ne fut pas la sagesse des classes dirigeantes, mais bien l'héroïque résistance opposée par les classes travailleuses d'Angleterre à leur folie criminelle, qui a retenu l'Europe occidentale de se jeter tête baissée dans une infâme croisade pour la perpétuation et la propagation de l'esclavage outre-Atlantique. L'approbation sans vergogne, la sympathie hypocrite, ou l'indifférence stupide, avec lesquelles les classes supérieures de l'Europe ont assisté à la conquête de la forteresse montagnarde du Caucase, à l'assassinat de l'héroïque Pologne par les Russes ; les vastes empiétements, jamais contrecarrés, de cette puissance barbare dont la tête est à Saint-Pétersbourg et dont les mains agissent dans tous les cabinets d'Europe, tout cela a appris aux travailleurs qu'ils ont un devoir : percer les mystères de la politique internationale, surveiller les agissements diplomatiques de leurs gouvernements, les contrecarrer au besoin, par tous les moyens qui sont en leur pouvoir; et s'ils ne peuvent les empêcher, s'entendre pour les dénoncer en même temps, et pour revendiquer les lois élémentaires de la morale et de la justice, qui doivent régir les relations entre particuliers, comme règle souveraine des rapports entre les nations.

La lutte pour une telle politique étrangère fait partie de la lutte générale pour l'émancipation des classes travailleuses.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Statuts provisoires de l'Association internationale des travailleurs[modifier le wikicode]

Considérant

· Que l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'œuvre[8] de la classe ouvrière elle-même[9] ; que la lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière n'est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe, mais pour des droits et des devoirs égaux[10], et pour l'abolition de tout régime de classe ;

· Que l'assujettissement économique du travailleur à ceux qui se sont appropriés les moyens du travail, c'est-à-dire les sources de la vie, est la cause première de la servitude dans toutes ses formes ‑ la misère sociale, l'avilissement intellectuel et la dépendance politique ;

· Que l'émancipation économique de la classe ouvrière est donc le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen ;

· Que tous les efforts tendant à ce but ont jusqu'ici échoué, faute de solidarité entre les travailleurs des différentes professions dans le même pays et d'une union fraternelle entre les classes ouvrières des divers pays ;

· Que l'émancipation du travail, n'étant un problème ni local ni national, mais social, embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne, et nécessite, pour sa solution, le concours théorique et pratique des pays les plus avancés;

· Que le mouvement qui vient de renaître parmi les ouvriers des pays les plus industriels de l'Europe, tout en réveillant de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas tomber dans les vieilles erreurs, et de combiner le plus tôt possible les efforts encore épars ;

Par ces raisons :

Les soussignés, membres du Conseil élu par l'assemblée tenue le 28 septembre 1864, à St Martin's Hall, à Londres, ont pris les mesures nécessaires pour fonder l'Association internationale des travailleurs. Ils déclarent que cette Association internationale ainsi que toutes les sociétés et individus qui y adhèrent reconnaissent, comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes, la vérité, la justice, la morale, sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité. Ils considèrent comme un devoir de réclamer non seulement pour eux les droits d'homme et de citoyen, mais encore pour quiconque accomplit ses devoirs. Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits. Et c'est dans cet esprit qu'ils ont rédigé le règlement provisoire de l'Association internationale[11].

Article 1. La présente Association est créée pour établir un point central de communication et de coopération[12] entre les sociétés ouvrières des différents pays aspirant au même but, à savoir la défense, le progrès et l'émancipation complète de la classe ouvrière.

Art. 2. ‑ Le nom de cette association sera : Association internationale des travailleurs.

Art. 3. En 1865, un congrès ouvrier international se tiendra en Belgique. Il sera composé de représentants de toutes les sociétés ouvrières qui, dans l'intervalle, auront rejoint l'Association internationale[13]. Le congrès, face à l'Europe, proclamera les aspirations communes de la classe ouvrière, arrêtera les statuts définitifs de l'Association internationale, examinera les meilleurs moyens pour assurer le succès de son action, et nommera[14] le Conseil général de l'Association. Le congrès général devra se réunir une fois l'an[15].

Art. 4. Le Conseil central aura son siège à Londres et se composera de travailleurs appartenant aux différents pays représentés dans l'Association internationale. II choisira dans son sein les membres nécessaires à sa bonne marche, tels que président, trésorier, secrétaire général, secrétaires particuliers pour les différents pays[16].

Art. 5. ‑ À chaque congrès annuel, le Conseil central fera un rapport public sur les travaux de l'année. Le Conseil central, nommé à nouveau chaque année par le Congrès, a le pouvoir de s'adjoindre de nouveaux membres[17]. En cas d'urgence, il pourra convoquer le Congrès avant le terme fixé.

Art. 6. Le Conseil central fonctionne comme agence internationale[18] entre les diverses sociétés qui collaborent, de telle sorte que les ouvriers de chaque pays sont constamment au courant des mouvements de leur classe dans tous les autres pays ; qu'une enquête sur la situation sociale des divers pays d'Europe soit faite simultanément et sous une direction commune[19] ; que les questions d'intérêt général, proposées par une société, soient reprises par toutes les autres, et qu'en cas de nécessité, comme dans le cas de querelles internationales, tous les groupes de l'Association puissent agir simultanément et d'une manière uniforme.

Suivant qu'il le jugera opportun, le Conseil central prendra l'initiative des propositions à soumettre aux sociétés locales et nationales.

Afin de faciliter ses relations avec les sections, le Conseil central publiera périodiquement des rapports[20].

Art. 7. ‑ Puisque, d'une part, le succès du mouvement ouvrier dans chaque pays ne peut être assuré que par la force résultant de l'union et de l'association, et que, d'autre part, l'action du Conseil central international[21] sera d'autant plus efficace qu'au lieu de traiter avec une foule de petites sociétés locales, isolées les unes des autres, il peut se mettre en relation avec quelques grands centres nationaux des sociétés ouvrières ‑ pour ces raisons, les membres de l'Association internationale devront rassembler tous leurs efforts pour réunir les sociétés ouvrières encore dispersées de leurs pays respectifs, en associations nationales, dotées d'organes nationaux centraux[22]. Il va sans dire que l'application de cet article est subordonnée aux lois particulières à chaque pays, et qu'abstraction faite d'obstacles légaux, chaque société locale indépendante aura le droit de correspondre directement avec le Conseil général[23].

Art. 8. Jusqu'à la première réunion du congrès ouvrier, le comité élu le 28 septembre 1864 agira comme Conseil central provisoire. Il s'efforcera de nouer des relations avec les sociétés ouvrières des différents pays, de gagner des adhérents dans le Royaume-Uni, de prendre les mesures nécessaires pour préparer la tenue du congrès, et de discuter avec les sociétés locales et nationales les questions qui devront être présentées devant le congrès[24].

Art. 9. ‑ En changeant de domicile d'un pays à l'autre, chaque membre de l'Association internationale recevra l'appui fraternel des ouvriers organisés.

Art. 10. ‑ Quoique unies par un lien fraternel de soli­darité et de coopération, les sociétés ouvrières qui adhèrent à l'Association internationale continueront à garder intacte leur organisation existante[25].

Règlements spéciaux

1. Le Conseil central est tenu d'exécuter les résolutions du Congrès.

a) Il rassemble dans ce but tous les documents que les sections centrales des différents pays lui enverront ou qu'il aura pu se procurer par une autre voie.

b) Il est chargé d'organiser le Congrès et de porter son programme à la connaissance de toutes les sections par l'intermédiaire des conseils centraux des différents pays[26].

2. Le Conseil central publiera, autant et aussi souvent que ses moyens le lui permettront, un bulletin qui embrassera tout ce qui peut intéresser l'Association internationale. Ce bulletin traitera essentiellement de l'offre et la demande de travail, des sociétés coopératives et de la situation des classes laborieuses dans tous les pays.

3. Ce bulletin, rédigé en plusieurs langues, sera envoyé gratuitement à tous les comités correspondant avec le Conseil central, qui en communiqueront à chaque fois un exemplaire à chacune de leurs sections.

4. Pour faciliter au Conseil central l'exécution des devoirs qui lui sont imposés par les articles ci-dessus, tout membre de l'Association et des sociétés adhérentes versera par exception, pour l'année 1866-67, une cotisation fixe de 30 centimes.

5. Partout où les circonstances le permettront, des conseils centraux groupant un certain nombre de sections seront établis[27]. Les membres, élus et révocables à tout moment par leurs sections respectives, doivent envoyer leurs rapports au Conseil central une fois par mois, et plus souvent s'il est nécessaire.

6. Les frais d'administration de ces conseils centraux seront supportés par les sections qui les ont établis.

7. Les conseils centraux, non moins que le Conseil central de l'Association, sont obligés de faire honneur au crédit qui sera donné aux membres de l'Association par leurs sections respectives, mais autant seulement que leurs carnets seront visés par le secrétaire de la section à laquelle appartient le membre qui lui demande le crédit.

Dans le cas où la section à laquelle le membre adresse la demande de crédit n'a pas de fonds disponibles, elle est en droit de tirer à vue sur la section qui garantit pour le crédit.

8. Les conseils centraux et les sections sont obligés d'admettre tout membre de l'Association à prendre connaissance des rapports du Conseil central.

9. Chaque section, nombreuse ou non, a le droit d'envoyer un délégué au Congrès. Si la section n'est pas en état d'envoyer un délégué, elle s'unira avec les sections voisines en un groupe qui nommera un délégué commun pour tout le groupe.

10. Les frais des délégués seront supportés par la section ou le groupe de sections.

11. Chaque membre de l'Association internationale a le droit de vote et est éligible.

12. Chaque section ou groupe de sections qui compte plus de 500 membres a le droit d'envoyer un délégué pour 500 membres au-dessus de ce nombre primitif.

13. Chaque délégué n'a qu'une voix au Congrès.

14. Chaque section est libre de rédiger ses statuts particuliers et ses règlements selon les circonstances locales et les lois de son pays, mais ils ne doivent en rien être contraires aux statuts généraux et aux règlements généraux.

15. Les présents statuts et règlements peuvent être modifiés par chaque congrès, à la demande des deux tiers des délégués présents.


Efforts d'aménagement de l'Internationale[modifier le wikicode]

Résolution sur l'admission des sociétés ouvrières à l'Association internationale des travailleurs[28][modifier le wikicode]

1. I[modifier le wikicode]

Les organisations ouvrières sont invitées à adhérer collectivement à l'Association, le montant de leur cotisation étant laissé à leur choix selon leurs moyens.

2. II[modifier le wikicode]

Les sociétés qui adhèrent à l'Association obtiennent le droit d'élire un représentant au Conseil central, tandis que le Conseil se réserve le droit d'accepter ou de refuser ces représentants[29].

Appel du Conseil central aux associations ouvrières[modifier le wikicode]

Les organisations de métier, les sociétés de secours mutuel et autres associations ouvrières sont invitées à adhérer collectivement[30]. La seule condition en est que les membres reconnaissent les principes de l'Association et paient 5 sh pour leur déclaration d'adhésion (sur toile de lin laquée et munie d'un fleuron). Il ne sera exigé aucune cotisation des associations adhérentes. On s'en remettra à leur discrétion pour verser une cotisation selon leurs moyens, ou pour soutenir l'Association de temps à autre, lorsqu'elles jugeront que ses efforts justifient leur soutien.

Le Conseil central est tout disposé à envoyer à toute société qui le désire l'Adresse et les statuts qui exposent dans le détail les principes et les buts de l'Association. À l'intérieur du district londonien, il est prêt à envoyer des délégations pour leur donner tous les renseignements ultérieurs souhaités. Les sociétés adhérentes obtiennent le droit de déléguer un représentant au Conseil central. La cotisation par membre individuel se monte à 1 sh par an, à quoi s'ajoute 1 penny pour la carte de membre. On peut obtenir la carte, ainsi que tous les renseignements relatifs à l'Association, du secrétaire honoraire ou aux séances du Conseil central qui se tiennent tous les mardis de huit à dix heures du soir au n° 18, Greek Street.

E. DUPONT, secrétaire correspondant pour la France

K. Marx, secrétaire correspondant pour l'Allemagne

HOLTORP, secrétaire correspondant pour la Pologne

H. JUNG, secrétaire correspondant pour la Suisse

L. LEWIS, secrétaire correspondant pour l'Amérique

G. ODGER, président du Conseil central

G. W. WHEELER, trésorier honorifique

W. R. CRÉMER, secrétaire général honorifique.

L'Association ‑ ou plutôt son comité ‑ est importante[31], car les chefs des syndicats de Londres en font partie, ceux-là mêmes qui ont organisé l'énorme réception à Garibaldi, et ont fait échouer, grâce aux meetings monstres de Saint James Hall, le plan de Palmerston d'une guerre contre les États-Unis. Les chefs des ouvriers parisiens sont également en relation avec nous.

Notre association a fait de grands progrès[32]. Elle possède déjà trois organes officiels, un à Londres, The Workman's Advocate, un autre à Bruxelles, La Tribune du peuple, et un de la section française de Suisse, Journal de la Suisse romande (Genève). Enfin, un journal de la section suisse allemande, Der Vorbote, paraîtra dans quelques jours, sous la direction de J. B. Becker (adresse : 6, rue du Môle, Genève, pour le cas où vous voudriez lui envoyer des correspondances politiques ou sociales).

Nous avons réussi à entraîner dans le mouvement la seule organisation ouvrière vraiment importante, les syndicats anglais qui, autrefois, s'occupaient exclusivement de questions de salaire. Grâce à eux, la société anglaise que nous avons fondée pour instaurer le suffrage universel[33] (dont la direction se compose pour la moitié de membres ‑ ouvriers ‑ de notre Conseil central) a organisé, il y a quelques semaines, un meeting de masse où seuls des travailleurs ont pris la parole[34]. Vous pouvez juger de l'effet produit, quand je vous aurai dit que le Times s'en est occupé dans ses éditoriaux de deux numéros successifs.

Le comité londonien des syndicats anglais (dont le secrétaire est le président de notre association, Odger) discute en ce moment s'il doit s'appeler section britannique de l'Association internationale[35]. S'il le fait, le gouvernement de la classe ouvrière passera en Angleterre en un certain sens entre nos mains, et nous pourrons fortement pousser en avant le mouvement.

Tout le monde sait que le Conseil général des syndicats siégeant à Londres se compose de six à sept membres, dont trois font partie du Conseil général de l'A. I. T. Odger (secrétaire de la direction centrale et délégué des cordonniers), E. Applegarth (délégué du syndicat des charpentiers et menuisiers) et Howell (délégué des maçons et secrétaire de la Ligue pour la réforme [36].

En outre, on découvre que le reste des syndicats affiliés (il y en a cinquante rien que pour Londres, sans compter les syndicats de province) est représenté au Conseil général de l'A. I. T. par cinq autres membres : R. Shaw, Buckley, Cohn, Hales et Maurice, sans parler de ce que chaque union a le droit ‑ et en use ‑ d'envoyer des délégués au Conseil général dans certaines circonstances déterminées. De plus, les organisations anglaises suivantes sont représentées au Conseil général de l'A. I. T.

· les sociétés coopératives, qui ont envoyé trois délégués au Congrès de l'Internationale à Bruxelles, par Weston et Williams ;

· la Ligue pour la réforme par Dell, Cowell Stepney et Lucraft, tous trois membres de la commission exécutive de la Ligue ;

· l'Association pour une réforme nationale, créée par l'agitateur feu Bronterre O'Brien, et représentée au Conseil général par son président A. E. Walton et Milner ;

· enfin, le mouvement populaire athéiste, par la célèbre oratrice Mrs Harriet Law et Mr Copeland.

Comme on le voit, il n'est pas d'organisation importante du prolétariat britannique qui ne soit pas directement représentée par ses propres dirigeants au sein du Conseil général de l'A. I. T. Enfin, le Bee-Hive, sous la direction de George Potter, l'organe officiel des syndicats anglais, est en même temps l'organe officiel du Conseil général de l'A. I. T., dont il fournit chaque semaine le compte rendu de séance.

Mon cher Le Lubez,

Le succès de notre association doit nous inciter à la prudence. À mon avis, nous gâcherions tout si nous accueillions Mr Beales dans notre conseil[37].

Je le tiens pour un homme honnête et bien intentionné ; malgré cela, il est et ne peut rien être d'autre qu'un politicien bourgeois. Il est faible, médiocre et ambitieux. Il veut se présenter aux prochaines élections parlementaires comme candidat dans le Marylebone. Ce simple fait devrait suffire à ce que nous ne l'acceptions pas dans notre comité. Nous ne devons pas permettre qu'il serve de tremplin aux mesquines ambitions parlementaires.

Vous pouvez être sûr que si nous admettons Beales, le ton cordial, sincère et franc qui caractérise nos présents débats disparaîtrait et céderait la place au commerce des mots. Beales serait bientôt suivi par Taylor, cet insupportable voyou et lèche-cul.

Aux yeux du public, notre association obtiendrait un caractère tout autre si nous acceptions Beales : nous serions l'une des nombreuses associations qu'il honore de sa faveur[38]. Là où il met pied, d'autres de sa classe suivront, et nos efforts jusqu'ici si fructueux pour libérer le mouvement ouvrier anglais de toute tutelle de la classe bourgeoise ou de l'aristocratie seraient anéantis.

Je sais d'avance que les questions, surtout de caractère social, qui surgiraient après l'admission de Beales le contraindraient bientôt de se retirer. Nous allons avoir à préparer des manifestes sur la question agraire, etc., auxquels il est impossible qu'il souscrive. Dans ces conditions, ne vaut-il pas mieux ne pas l'admettre du tout, au lieu de lui donner plus tard l'occasion de se dédire ?

Je sais qu'après la folle démarche de Mr Dell cette candidature posera quelques difficultés[39].

Je veux admettre que toute cette affaire pourra se régler paisiblement par des discussions avec les membres anglais dirigeants, avant qu'elle ne soit posée au comité.

En ce qui concerne l'élection des correspondants, le Conseil central a reconnu aux sociétés affiliées le droit d'élire elles-mêmes leurs représentants[40]. Il s'est simplement réservé la faculté de les confirmer. À Bruxelles, les choses se sont passées autrement, parce qu'aucune société ne s'y est encore formée. Serait-il possible d'arriver au compromis selon lequel vous seriez accepté comme correspondant des sociétés, celles-ci élisant à leur tour un comité de gestion, comme cela s'est passé à Paris et à Genève ?

En ce qui concerne le paiement de la cotisation, les sociétés comprendront facilement que le Conseil central serait empêché d'entreprendre toute action générale, si aucune société affiliée ne voulait payer de contribution. Il semble que l'objection ne porte que sur le paiement d'une double cotisation. Ne serait-il pas possible de régler ces choses à l'amiable ? Le Conseil central fera toute concession qui est compatible avec sa responsabilité.

Pour ma part, je suis persuadé que vos mesures étaient exclusivement dictées par votre zèle pour la cause commune. J'en appelle à ce zèle, et vous prie de vous engager dans la voie de l'entente et de la collaboration future. Je vous serais très reconnaissant d'une réponse rapide, tout d'abord parce que je dois en informer le Conseil central, et ensuite parce qu'une préconférence des membres des différents comités de gestion doit avoir lieu le 25 septembre.

Le Conseil central s'est convaincu que le congrès ne peut pas avoir lieu cette année, la préconférence de Londres doit d'abord le préparer.

Marx, l'A. I. T. et l'Allemagne[modifier le wikicode]

La conférence a décidé de convoquer un congrès public à Genève pour la fin mai[41]. Elle a préparé un programme des questions qui doivent y être débattues. Mais ne peuvent y participer que les membres de sociétés affiliées à l'Internationale et délégués par elles. Je te mets donc très sérieusement en demeure (je ferai faire la même chose à Stumpf de Mayence, et j'écrirai dans le même sens à Berlin) d'adhérer à l'Internationale avec quelques gens. Peu importe qu'ils soient nombreux ou non. Je t'enverrai des cartes que j'ai payées d'avance, si bien que tu peux les donner gratuitement. Mais agis maintenant ! Toute société (indépendamment du nombre de ses adhérents) peut devenir membre en bloc en payant 5 sh. Les cartes, en revanche, qui coûtent 1 sh, permettent d'être membre à titre individuel, ce qui est important pour tous les ouvriers qui vont à l'étranger. Mais considère ces questions d'argent comme tout à fait secondaires. L'essentiel, c'est de gagner des membres en Allemagne, des individus ou des sociétés...

Je viens de rouvrir cette lettre et, ce faisant, j'ai déchiré quelque chose. En effet, je voulais encore te dire que j'ai envoyé au printemps dernier au docteur Kugelmann une lettre avec des cartes d'adhésion de notre association[42]. Il ne m'a pas répondu.

Cher ami,

J'étais très content de recevoir de nouveau, par votre lettre du 28 septembre, un signe de vie des ouvriers de Rhénanie[43].

B. Becker ou M. Hess ? Je les connais tous deux : ce sont de vieux membres du mouvement. Tous deux sont honnêtes, mais ni l'un ni l'autre n'est capable de diriger un mouvement important. Becker est, au fond, un faible, et Hess un esprit confus. Il est donc difficile de décider entre les deux. Ainsi je pense qu'il est relativement indifférent de vous indiquer lequel des deux il faut choisir, car au moment décisif les hommes nécessaires se trouveront aussi[44].

Plusieurs lettres me sont parvenues, notamment de Berlin, pour me demander si je voulais accepter la présidence (de l'Association générale des ouvriers allemands). J'ai répondu que cela m'était impossible, parce qu'on m'interdit pour l'heure encore que je m'établisse en Prusse[45]. Cependant, je tiendrai pour une bonne démonstration de parti, à la fois contre le gouvernement prussien et contre la bourgeoisie, que le congrès ouvrier m'élise, à la suite de quoi je déclarerai, dans une réponse publique, pourquoi je ne suis pas en mesure d'accepter cette proposition. En outre, cette façon de procéder serait importante pour la raison suivante : le 28 septembre, il y eut ici à Londres un grand meeting public des ouvriers, réunissant des travailleurs anglais, allemands, français et italiens. En outre, les ouvriers parisiens y avaient dépêché spécialement une délégation, à la tête de laquelle se trouvait Tolain, un ouvrier que la classe ouvrière avait présenté à Paris, lors des dernières élections, comme candidat au Corps législatif.

Cette assemblée élut un comité ‑ un comité international pour représenter les intérêts ouvriers, qui se tient en liaison directe avec les ouvriers parisiens et dans lequel se trouvent les dirigeants des ouvriers londoniens. J'ai été choisi pour représenter les ouvriers allemands (et à mes côtés se trouve un vieil ami, le tailleur Eccarius). Ainsi donc, si j'étais élu par le congrès allemand ‑ bien que je dusse dans les conditions actuelles refuser ce choix ‑, cela équivaudrait à une démonstration de la part des ouvriers allemands aux yeux du comité, et donc des ouvriers londoniens et parisiens[46]. Le comité convoquera pour l'année prochaine un congrès ouvrier international à Bruxelles[47]. Je ne pourrai malheureusement y prendre part personnellement, puisque je reste toujours interdit de séjour dans l'État modèle de Belgique, aussi bien que de France et d'Allemagne.

Je vous ferai envoyer des exemplaires du Manifeste dès qu'il se présentera une occasion sûre.

Tout au long de l'année dernière, j'ai été malade (atteint de furonculose). Sinon mon ouvrage, Le Capital, sur l'économie politique serait déjà publié. J'espère pouvoir l'achever enfin d'ici quelques mois, afin de porter ainsi, sur le plan théorique, un coup à la bourgeoisie, dont elle ne se remettra plus.

Bien à vous, et soyez assuré que la classe ouvrière trouvera toujours en moi le fidèle militant de l'avant-garde.

Votre K. M.

Cher Siebel,

Tu as sans doute constaté qu'Engels et moi-même nous avons accepté de collaborer au Sozial-demokrat de Berlin[48]. Cependant ‑ entre nous soit dit ‑, ou bien ce journal devra cesser de porter aux nues les idées de Lassalle, ou bien nous devrons cesser de le soutenir. Néanmoins, pour l'heure, les pauvres diables se débattent dans de grandes difficultés.

Tu as sans doute reçu les exemplaires de l'Adresse inaugurale et des statuts de l'Internationale que je t'ai fait envoyer, et tu auras reconnu le rédacteur. À cause du mouvement d'ici, il est important pour nous que des organisations ouvrières allemandes envoient leurs adhésions au comité central de l'Internationale. Nous en avons déjà reçu de nombreuses d'Italie et de France. Liebknecht vient de me faire savoir que l'association des linotypistes de Berlin demande son adhésion, mais qu'en revanche celle de l'Association générale des ouvriers allemands est douteuse[49] à cause des intrigues de Monsieur Bernhard Becker, dont Lassalle a « découvert » qu'il était un personnage important. (Entre nous, c'est sans doute la seule découverte que Lassalle ait faite.) J'ai écrit aujourd'hui à la vieille Hatzfeld une sorte de mise en demeure, naturellement sub rosa.

Dans ces conditions, il serait hautement souhaitable que tu te rendes rapidement à Solingen pour prendre contact avec le coutelier Klings en mon nom et pour lui exposer combien il importe que l'Association allemande des ouvriers décide d'adhérer à l'Internationale ouvrière à l'occasion de son congrès du 27 décembre de cette année. Tu peux naturellement faire allusion en confidence que ce qui importe a des nullités telles que B. Becker et consorts, ce n'est pas, évidemment, la cause, mais l'infiniment petit, c'est-à-dire leur propre personne. Cependant, de telles allusions doivent être faites diplomatiquement, sans me mêler à l'affaire[50].

Tu comprendras que l'adhésion de l'Association générale des ouvriers allemands n'est utile que pour le commencement, face à nos adversaires d'ici. Plus tard, il faudra disloquer tout cet appareil qui repose sur des bases erronées.

Si tu ne m'écris pas enfin quelques lignes, j'en tirerai la conclusion que tu m'es devenu tout à fait infidèle, et je te lancerai l'anathème.

Ton K. M

Projet des membres de l'Association générale des ouvriers allemands de Wiesbaden au Congrès de Hambourg pour l'affiliation à l'association internationale des travailleurs. Vers le 12 août 1868.[modifier le wikicode]

Considérant :

1. que la pression du grand capital privé s'effectue à l'échelle internationale et n'est pas limitée aux frontières d'un État ; 2. que l'extension de la pauvreté des masses est tout aussi internationale ‑ il n'est pas simplement conseillé, mais proprement impératif de s'affilier à l'Association internationale afin de s'opposer aux empiètements capitalistes, et de déléguer notre président, Monsieur le docteur J. B. von Schweitzer, comme représentant de l'Association générale des ouvriers allemands au Congrès de l'Internationale qui se tient à Bruxelles du 6 au 11 septembre. Nous demandons donc au Congrès de bien vouloir prendre une décision en ce sens[51].

Aux président et comité directeur de l'Association générale des ouvriers allemands[modifier le wikicode]

En conclusion des travaux préparatoires au Congrès de Bruxelles, il se tiendra une réunion de la commission exécutive du Conseil général de l'Association internationale des travailleurs le 22 août, ainsi qu'une réunion plénière du Conseil général le 25 août[52]. Comme je suis chargé de faire le compte rendu d'activité à ces deux réunions, je ne serai pas en mesure de donner suite à l'invitation flatteuse que vous m'avez faite de participer au Congrès de l'A. G. O. A. à Hambourg.

Je constate avec joie que le programme de votre congrès a fixé les points qui constituent en fait le point de départ de tout mouvement ouvrier sérieux : agitation pour une liberté entière, réglementation de la journée de travail, et coopération internationale systématique de la classe ouvrière en vue de la grande tâche historique qu'elle doit résoudre pour toute la société. Nous vous souhaitons bonne chance dans cette œuvre !

L'Association générale des ouvriers allemands a été dissoute non seulement sous le règne du suffrage universel, mais précisément parce que le suffrage universel règne[53]. Engels lui avait prédit qu'elle serait persécutée dès qu'elle deviendrait dangereuse. Dans sa dernière assemblée générale[54], l'Association avait décidé : 1. de faire de l'agitation pour une pleine liberté politique ; et 2. de collaborer avec l'Internationale. Ces deux résolutions signifient une rupture complète avec tout le passé de l'Association. En les prenant, l'Association abandonnait la position de secte qu'elle occupait jusque-là pour s'engager dans le vaste champ d'un grand mouvement ouvrier. Mais, en haut lieu, on semble s'être imaginé que cela heurtait d'une certaine manière les accords. En d'autres temps, cela n'aurait pas tiré vraiment à conséquence. Mais, depuis l'instauration du suffrage universel, on a voulu soigneusement préserver le prolétariat des campagnes et des petites villes de telles tentatives de subversion. Le droit au suffrage universel fut donc le dernier clou enfoncé dans le cercueil de l'Association générale des ouvriers allemands.

C'est un honneur pour l'Association d'avoir succombé précisément à la suite de cette rupture avec le lassalléisme borné. Quelle que soit l'organisation qui la remplacera, elle devra être fondée sur une base et des principes plus généraux que ceux que pouvaient offrir les bavardages lassalléens, éternellement rabâchés, à propos de l'aide de l'État. Dès l'instant où les membres de l'Association dissoute commencèrent à penser, au lieu de croire, disparaissait le dernier obstacle qui se trouvait sur le chemin de la fusion de tous les ouvriers social-démocrates allemands en un grand parti[55].

Programme de l'Association des sociétés ouvrières allemandes adopté par la Conférence de Nuremberg, le 5-9-1868[modifier le wikicode]

La cinquième conférence de l'Association des sociétés ouvrières allemandes déclare, dans les points suivants, son accord avec le programme de l'Association internationale des travailleurs :

1. L'émancipation (libération) des classes ouvrières doit être conquise par les classes laborieuses elles-mêmes. La lutte pour l'émancipation des classes ouvrières n'est pas une lutte pour des privilèges de classe et des monopoles, mais pour des droits égaux et des devoirs égaux, ainsi que pour l'élimination de toute domination de classe [56].

2. La dépendance économique de l'homme du travail vis-à-vis des monopoleurs (des propriétaires exclusifs) des instruments de travail constitue la base de l'asservissement sous toutes ses formes, de la misère sociale, de la dégradation intellectuelle et de la sujétion politique.

3. La liberté politique est l'indispensable condition préalable de la libération économique des classes ouvrières. La question sociale est donc inséparable de la politique, sa solution est donc conditionnée par cette dernière et n'est possible que dans l'État démocratique.

Considérant en outre :

Que tous les efforts tendant à l'émancipation économique ont échoué jusqu'ici en raison du manque de solidarité (unité) entre les travailleurs des multiples branches d'activité dans chaque pays, ainsi que de l'absence d'une union fraternelle reliant entre elles les classes ouvrières des différents pays,

Que l'émancipation du travail n'est un problème (devoir) ni local ni national, mais social, qui embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne, et qu'elle nécessite, pour sa solution, le concours théorique et pratique des pays les plus avancés,

la cinquième conférence des sociétés ouvrières allemandes décide d'adhérer aux efforts de l'Association internationale des travailleurs.

Extraits du compte rendu de séance du Conseil général du 22 septembre 1868[modifier le wikicode]

Le citoyen Marx annonce qu'il a reçu une lettre d'Essen (Allemagne) l'informant d'une grève de 1 300 mineurs qui s'opposent à une réduction de leur salaire et demandent qu'on leur envoie un secours pécuniaire...

Eccarius fait, ensuite, un bref rapport sur sa mission à la Conférence de Nuremberg, disant qu'il avait été hautement satisfait du tact que les travailleurs allemands avaient acquis durant la courte période où ils ont été en possession de la liberté de réunion publique. La question de l'affiliation à l'Association internationale a été acquise par 68 voix contre 46, la minorité étant formée d'hommes que l'emploi de moyens politiques effrayent. Ayant été obligé de quitter la conférence pour aller à Bruxelles après que le vote eut été acquis, il ne peut dire quelles autres mesures ont été prises.

Le citoyen Marx dit qu'un comité de 16 membres a été mis en place ensuite, afin de faire appliquer la résolution et d'agir comme comité exécutif de l'Association internationale des travailleurs pour l'Allemagne, après avoir été investi du pouvoir d'agir en tant que tel[57].

Résolution de la Conférence de Nuremberg sur la création de syndicats[modifier le wikicode]

Considérant

Que l'octroi par l'État existant de l'administration d'une caisse générale d'assurance-vieillesse donne inconsciemment aux ouvriers un intérêt conservateur aux formes existantes de l'État, en lequel il ne peut avoir la moindre confiance,

Que les caisses de maladie, de vieillesse et d'aide aux travailleurs en déplacement sont créées et fonctionnent dans les conditions les plus favorables lorsqu'elles sont gérées par les syndicats de métiers eux-mêmes, comme l'expérience le prouve[58],

la cinquième conférence des sociétés ouvrières allemandes charge les membres de l'Association et notamment du comité d'agir énergiquement pour l'unification des travailleurs dans des syndicats centralisés.

Déclaration à l'intention de l'Association allemande de formation des ouvriers de Londres[modifier le wikicode]

On m'a appris que l'Association a décidé d'adresser une circulaire aux ouvriers allemands sur le thème « l'unification de masse des ouvriers d'Allemagne du Sud et du Nord à la suite du Congrès de Berlin du 26 septembre[59] ».

Cela étant, je me vois contraint de vous déclarer par la présente que je quitte votre association.

Une telle circulaire a manifestement pour but, ou implique, une prise de position ouverte et publique de l'Association allemande de formation des ouvriers, en faveur de Schweitzer et de son organisation, contre l'organisation du Congrès de Nuremberg qui embrasse la majeure partie de l'Allemagne du Sud ainsi que différentes parties du Nord. Étant donné qu'en Allemagne, je suis connu comme membre, en fait membre le plus vieux de l'Association, on pourrait me rendre responsable de cette démarche, malgré tous les démentis que je pourrais élever.

Vous devez comprendre que je ne puis endosser une responsabilité pareille.

Premièrement : Durant les polémiques entre l'organisation de Nuremberg, représentée par Liebknecht et Bebel, etc., et celle de Berlin, représentée par Schweitzer, les deux parties se sont adressées à moi par écrit. J'ai répondu que, comme secrétaire du Conseil général de l'Association internationale des travailleurs pour l'Allemagne, je devais adopter une position impartiale. J'ai conseillé aux deux parties que si elles ne voulaient ni ne pouvaient fusionner, elles devaient trouver la voie et les moyens d'œuvrer pacifiquement côte à côte en vue du but commun.

Deuxièmement : Dans une lettre à M. von Schweitzer, je lui ai expliqué en détail pourquoi je ne pouvais approuver ni la façon dont avait été organisé le Congrès de Berlin, ni les statuts qu'ils y avaient fait adopter[60].

Troisièmement : Le Congrès de Nuremberg s'est directement affilié à l'Association internationale des travailleurs. Le Congrès de Hambourg ‑ dont celui de Berlin n'a été qu'un prolongement ‑ n'a adhéré qu'indirectement par des déclarations de sympathie, à cause des obstacles que la législation prussienne est censée mettre sur son chemin. Mais, en dépit de ces obstacles, l'Association ouvrière démocratique nouvelle constituée à Berlin[61] et appartenant à l'organisation de Nuremberg, s'est affiliée publiquement et officiellement à l'Association internationale des travailleurs.

Je répète que, dans ces conditions, la décision de l'Association ne me laisse pas d'autre choix que de vous annoncer par la présente que je la quitte. Veuillez être assez aimables pour communiquer ma lettre à l'Association.

Préparation du congrès international[modifier le wikicode]

À la suite de la demande pressante de nos correspondants français et suisses qui réclament que le Conseil central prenne des mesures pour remplir les engagements pris lors de la fondation de l'Association, à savoir convoquer cette année un congrès à Bruxelles afin d'examiner les questions d'intérêt général pour le prolétariat d'Europe, le comité a débattu de la question et vous soumet à présent les propositions suivantes[62] :

I. Comme il n'est pas possible actuellement de tenir un congrès à Bruxelles ou à Londres, nous proposons de réunir à la place une conférence pour lundi, le 25 septembre, à Londres.

II. La déclaration suivante doit être publiée dans les journaux du continent et d'Angleterre, qui sympathisent avec notre cause :

« Le Conseil central de l'Association internationale des travailleurs nous informe qu'il a décidé de remettre à plus tard le congrès ouvrier qui devait avoir lieu à Bruxelles ou dans une localité quelconque, et ce pour les raisons suivantes :

premièrement, parce qu'il en est arrivé à la conviction qu'il est plus utile de réunir une préconférence avec un nombre assez restreint de délégués des sections les plus importantes du continent, afin de délibérer sur le programme à présenter au prochain congrès ;

deuxièmement, parce que le mouvement de réforme, les élections générales et l'exposition industrielle en Grande-Bretagne, ainsi que les grèves en France, ont à ce point capté l'énergie et l'attention de la classe ouvrière que le développement de l'Association en a souffert ;

troisièmement, parce que le Parlement belge a promulgué cette année une loi contre les étrangers afin d'empêcher de réaliser le plan, prévu par l'Association, de tenir un congrès dans la capitale de la Belgique, ce qui exclut toute possibilité d'y tenir une conférence. »

III. La conférence doit être composée de la manière suivante : de chaque direction centrale sont invités deux délégués, outre les deux délégués de Lyon. Les frais de voyage des délégués sont supportés par les sections qu'ils représentent. Le Conseil central règle les frais de leur séjour à Londres.

IV. Pour ce qui est de ces frais, le citoyen Jung a fait au comité l'offre généreuse de prendre en charge la nourriture et le logis des délégués de Suisse. Pour couvrir les autres frais, le comité recommande :

premièrement, que les membres du Conseil central paient leur cotisation pour l'année prochaine dès septembre, soit avant la réunion de la conférence ;

deuxièmement, que le secrétaire général a été avisé que les secrétaires des sections, qui sont déjà affiliées à l'Association, sont invités à faire tous leurs efforts pour remettre des cartes d'adhésion à des membres individuels; afin de pouvoir couvrir les frais de la conférence ;

troisièmement, qu'il est recommandé aux membres du Conseil central de prendre des cartes d'adhésion afin de les placer, en les payant immédiatement au comptant, et ce pour couvrir les dépenses avec le produit de ces cartes d'adhésion[63].

V. Le comité propose au Conseil central d'adopter le programme suivant pour le soumettre à la conférence. Ce programme a été élaboré et adopté sous la forme suivante par le Conseil central

1. Questions qui concernent le congrès ;

2. Questions qui concernent l'organisation de l'Association ;

3. Combinaison des efforts dans la lutte entre travail et capital dans les différents pays par le moyen de l'association ;

4. Les syndicats, leur passé, leur présent, leur avenir ;

5. Travail coopératif ;

6. Impôts directs et indirects ;

7. Limitation de la journée de travail ;

8. Travail des femmes et des enfants ;

9. Le péril moscovite pour l'Europe et la restauration d'une Pologne indépendante et unitaire ;

10. Armées permanentes. Leur influence sur les intérêts des classes productives.

VI. Des séances communes entre délégués et comité prépareront les réunions décisives avec le Conseil central.

VII. Une soirée sera organisée le 28 septembre à l'occasion de trois événements : 1. pour commémorer la fondation de l'Association ; 2. pour honorer les délégués venus du continent ; 3. pour fêter le triomphe du fédéralisme et du libre travail sur l'esclavage en Amérique. Le programme de la soirée sera le suivant : thé, allocutions, entretiens et danse.

La raison pour laquelle nous avons décidé de ne pas publier de rapport officiel sur la conférence, c'est ‑ abstraction faite du manque d'argent et de ce que les statuts nous imposent de présenter un rapport général au Congrès, donc afin d'éviter un double emploi – essentiellement que ce serait nous nuire plutôt que nous servir que d'initier le public dans les documents, notamment parce qu'ils sont de nature très « fragmentaire » et offriraient à nos adversaires une arme facile à tourner contre nous[64]. Nous savions que deux membres du comité central, Le Lubez et Vésinier, n'attendaient que cette occasion. Les événements l'ont confirmé. C'est d'abord Vésinier qui a dénoncé le comité central et la conférence dans l'Écho de Verviers. Aussitôt après, le même journal publia la déclaration de principes et le projet de statuts de Le Lubez[65] que celui-ci pensait octroyer à l'Association au nom de la branche française fondée à Londres pour nous faire contrepoids. Dans l'intervalle, cette intrigue a tourné court. La branche s'est séparée de son fondateur, et ses meilleurs éléments ‑ Longuet, rédacteur de la Rive gauche, et Crespelle ‑ sont entrés au comité central.

Les Parisiens ont publié un rapport sur la conférence [de septembre, à Londres] et, en même temps, le programme que nous avons préparé pour le prochain congrès[66]. Ce programme a été publié dans tous les journaux libéraux, quasi-libéraux et républicains de Paris. L'accueil a été bienveillant, comme tu peux le voir en lisant le rapport de Fox sur la dernière séance de notre conseil dont je t'envoie l'extrait paru dans Workman's Advocate. Nos Parisiens sont un peu ahuris que le paragraphe sur la Russie et la Pologne, dont ils ne voulaient pas, soit précisément celui qui ait fait le plus sensation. J'espère qu'à tes moments perdus tu écriras de temps en temps un article sur un projet quelconque pour l'Advocate.

La publication parisienne [des travaux de la Conférence de Londres] m'épargne la peine d'écrire un rapport français.

Cher Becker,

Il est absolument nécessaire que Jung soit nommé président du Congrès [de l'A. I. T. à Genève][67] ;

1. Parce qu'il parle trois langues, l'anglais, le français et l'allemand ;

2. Jung représente vraiment le Conseil général, Odger (qui, de toute façon, ne parle que sa langue maternelle) n'est pas élu par le Conseil central. Nous avons élu quatre délégués, Jung en tête. Odger n'y va que s'il trouve à emprunter lui-même l'argent (naturellement sous notre garantie). Il n'a rien fait pour l'Association ;

3. Cremer et Odger ont noué une très basse intrigue pour empêcher, encore la veille du départ, le voyage de Jung et d'Eccarius ;

4. Odger souhaite être élu président du Congrès, afin d'en imposer ensuite aux Anglais, et se faire nommer président du Conseil central l'an prochain, contre la volonté de la grande majorité du Conseil ;

5. Cremer et Odger nous ont trahis dans la Reform League, où, contre notre volonté, ils ont fait des compromis avec les bourgeois;

6. M. Cremer est complètement démoralisé par sa propre faute. Il ne spécule plus que sur un poste « payé », afin de ne plus être obligé de travailler. En aucun cas, il ne doit donc être élu secrétaire général par le Congrès (le seul poste payé). Il faut élire Fox, sous le prétexte, au reste vrai, que le secrétaire général doit savoir plus d'une langue.

7. Le président du Conseil central NE DOIT PAS être élu par le Congrès, mais nommé ici à Londres comme simple personnalité locale.

8. Lors de l'élection du président pour le Congrès, il faut que tu dises aussitôt qu'un congrès international ne peut être présidé que par un homme qui parle les différentes langues, ne serait-ce que pour gagner du temps, etc.

9. Fais part de tout cela à Dupleix.

10. Tu me ferais plaisir si, avant le Congrès, tu demandais à Eccarius de te traduire en allemand les Instructions que j'ai écrites au nom du comité central pour les délégués de Londres.

Salut et poignée de main.

Ton K. M.

Instructions pour les délégués du Conseil central provisoire de l'A. I. T. sur les différentes questions à débattre au Congrès de Genève (3-8 septembre 1866)[68][modifier le wikicode]

1. - Organisation de l'Association internationale[modifier le wikicode]

Dans l'ensemble, le Conseil central provisoire recommande le plan d'organisation tel qu'il est tracé dans les statuts provisoires. L'expérience de deux années a prouvé qu'il est juste et peut être appliqué aux divers pays, sans nuire à l'unité d'action. Pour l'année prochaine, nous recommandons Londres comme siège du Conseil central, étant donné que la situation politique sur le continent est défavorable à un changement.

Les membres du Conseil central seront élus par le Congrès (conformément à l'article 5 des statuts provisoires) ; ils auront cependant le droit de s'adjoindre de nouveaux membres[69].

Le secrétaire général doit être élu pour un an par le Congrès, et sera le seul membre payé de l'Association[70]. Nous proposons 50 francs par semaine pour son salaire.

La cotisation annuelle et uniforme de chaque membre de l'Association doit s'élever à un sou, peut-être deux. Le prix des cartes ou livrets sera payé en sus[71].

Quoique conseillant aux membres de l'Association de former des sociétés de secours mutuel et d'établir une liaison internationale entre ces sociétés, nous laissons l'initiative de ces questions (établissement des sociétés de secours mutuel, appui moral et matériel aux orphelins de l'Association) aux Suisses qui les ont proposées à la conférence de septembre 1865.

2. - Combinaison internationale des efforts, par le moyen de l'Association, pour la lutte du travail contre le capital[modifier le wikicode]

a) D'un point de vue général, cette question embrasse toute l'activité de l'Association internationale, dont le but est d'unifier et de généraliser les efforts, encore dispersés, que la classe ouvrière accomplit dans les différents pays pour son émancipation.

b) L'une des principales fonctions de l'Association, fonction déjà remplie avec grand succès dans différentes circonstances, est de contrecarrer les machinations des capitalistes, qui sont toujours prêts, dans les cas de grève ou de lock-out, à se servir des travailleurs d'un pays étranger comme instrument contre les travailleurs de leur pays. C'est l'un des grands buts de l'Association de susciter chez les travailleurs des différents pays non seulement le sentiment, mais encore les actes de fraternité et de camaraderie au sein de l'armée de l'émancipation.

c) Nous proposons au Congrès d'adopter, comme « grande tâche internationale », une statistique des conditions de la classe ouvrière de tous les pays, faite par les ouvriers eux-mêmes[72]. Pour agir de manière efficace, il faut connaître la matière sur laquelle on veut agir. Les travailleurs, en prenant l'initiative d'une si grande tâche, montreront qu'ils sont capables de tenir leurs destinées entre leurs mains. C'est pourquoi nous proposons

Que, dans chaque localité où il existe des branches de notre association, le travail soit commencé immédiatement, et les faits rassemblés sur les différents sujets spécifiés dans le sommaire ci-joint.

Que le Congrès appelle tous les ouvriers d'Europe et des États-Unis à collaborer pour rassembler les éléments d'une statistique de la classe ouvrière et envoyer au Conseil central leurs rapports et autres documents. Le Conseil central aura à les condenser en un rapport d'ensemble auquel il joindra en appendice les textes à l'appui. Ce rapport et cette annexe devront être prêts pour le prochain congrès annuel ; après en avoir reçu l'approbation de ce congrès, ils seront publiés aux frais de l'Association.

Sommaire général de l'enquête qui, il va de soi, peut être modifié et complété suivant les besoins de chaque localité

1. Métier, nom.

2. Age et sexe des ouvriers.

3. Nombre des ouvriers employés.

4. Salaires : a) apprentis et compagnons ; b) salaires à la journée ou aux pièces, tarifs payés par les sous-entrepreneurs. Salaire moyen pour la semaine et l'année, etc.

5. a) Heures de travail dans les manufactures ; b) Heures de travail chez les petits patrons et au travail domestique au cas où le métier fonctionnerait selon ces différentes façons ; c) Travail de jour et de nuit.

6. Heures de repas et traitement.

7. Description de l'atelier et du travail. Encombrement, ventilation insuffisante, manque de lumière, éclairage au gaz, conditions d'hygiène, etc.

8. Nature de l'occupation.

9. Effet du travail sur l'état de santé physique.

10. Conditions morales, éducation.

11. Description de l'industrie ; l'activité se distribue-t-elle avec plus ou moins d'uniformité tout au long de l'année, ou change-t-elle avec les saisons ? Y a-t-il de grandes fluctuations de prospérité et de stagnation ? Est-elle exposée à la concurrence étrangère ? Travaille-t-elle pour le marché intérieur ou le marché extérieur, etc. ?

3. - Limitation de la journée de travail[modifier le wikicode]

Nous déclarons que la limitation légale de la journée de travail représente la condition préalable sans laquelle toutes les tentatives ultérieures d'amélioration et d'émancipation avorteront.

Elle est indispensable pour rétablir l'énergie et la santé physique des classes laborieuses qui forment la grande masse de chaque nation. Elle n'est pas moins indispensable pour leur fournir la possibilité de se développer intellectuellement, de s'ouvrir au monde extérieur, et de déployer une activité politique et sociale.

Nous proposons huit heures de travail comme limite légale de la journée de travail. Cette limite étant généralement demandée par les ouvriers des États-Unis d'Amérique, le vote du Congrès en fera l'étendard commun de toutes les revendications des classes ouvrières de l'univers.

Pour l'instruction des membres de l'Association sur le continent, dont l'expérience sur les lois régissant les fabriques est d'une date plus récente que celle des ouvriers anglais, nous ajoutons que toute loi sur la limitation de la journée de travail avortera et sera brisée par les capitalistes, si l'on ne prend pas soin de déterminer précisément la période du jour qui doit englober les huit heures de travail. La longueur de cette période doit être déterminée par les huit heures de travail plus les pauses pour les repas. Par exemple, si les différentes interruptions pour les repas s'élèvent à une heure, il faudra limiter à neuf heures la période légale du travail, mettons de 7 heures du matin à 4 heures de l'après-midi, ou de 8 heures du matin à 5 heures de l'après-midi, etc.

Le travail de nuit ne doit être permis qu'exceptionnellement dans des métiers ou industries spécifiées très exactement par la loi. Il faut tendre à supprimer tout travail de nuit.

Ce paragraphe ne concerne pas seulement les adultes des deux sexes ; les femmes doivent être rigoureusement exclues de n'importe quel travail de nuit, et de toute sorte de travail qui serait nuisible à l'organisme féminin si sensible et où leur corps serait exposé à des poisons ou à d'autres agents délétères. Par personne adulte, nous entendons toute personne ayant atteint l'âge de dix-huit ans[73].

4. - Travail des adolescents et des enfants (des deux sexes)[modifier le wikicode]

Nous considérons la tendance de l'industrie moderne à faire coopérer les enfants et les adolescents des deux sexes dans la grande œuvre de la production sociale comme un progrès légitime et salutaire, quoique la façon dont cette tendance se réalise sous le règne du capital soit tout simplement abominable[74].

Dans une société rationnelle, n'importe quel enfant, dès l'âge de neuf ans, doit être un travailleur productif, de même qu'un adulte en possession de tous ses moyens ne peut s'exempter de la loi générale de la nature, selon laquelle celui qui veut manger doit aussi travailler non seulement avec son cerveau mais encore avec ses mains [75]. Mais, pour l'heure, nous n'avons à nous occuper que des enfants et jeunes gens des classes ouvrières. Nous jugeons utile de les diviser en trois catégories qui doivent être traitées différemment.

La première comprend les enfants de 9 à 12 ans ; la seconde, ceux de 13 à 15 ans ; la troisième, ceux de 16 à 17 ans. Nous proposons que l'emploi de la première, dans tout travail, en usine ou à domicile, soit légalement restreint à deux heures ; celui de la seconde, à quatre heures, et celui de la troisième à six. Pour la troisième catégorie, il doit y avoir une interruption d'une heure au moins pour le repas et la récréation[76].

Il serait souhaitable que les écoles élémentaires commencent l'instruction des enfants avant l'âge de neuf ans ; mais, pour le moment, nous ne nous préoccupons que des contrepoisons absolument indispensables pour contrecarrer les effets d'un système social qui dégrade l'ouvrier au point de le transformer en un simple instrument d'accumulation de capital, et qui fatalement change les parents en marchands d'esclaves de leurs propres enfants. Le droit des enfants et des adultes doit être défendu, puisqu'ils ne peuvent le faire eux-mêmes. C'est pourquoi il est du devoir de la société d'agir en leur nom.

Si la bourgeoisie et l'aristocratie négligent leurs devoirs envers leurs descendants, c'est leur affaire. L'enfant qui jouit des privilèges de ces classes est condamné à souffrir de leurs préjugés.

Le cas de la classe ouvrière est tout différent. Le travailleur individuel n'agit pas librement. Dans de très nombreux cas, il est trop ignorant pour comprendre l'intérêt véritable de son enfant ou les conditions normales du développement humain. Cependant, la partie la plus éclairée de la classe ouvrière comprend pleinement que l'avenir de sa classe, et par conséquent de l'espèce humaine, dépend de la formation de la génération ouvrière qui grandit. Elle comprend avant tout que les enfants et les adolescents doivent être préservés des effets destructeurs du système actuel. Cela ne peut être accompli que par la transformation de la raison sociale en force sociale et, dans les circonstances présentes, nous ne pouvons le faire que par des lois générales, imposées par le pouvoir d'État. En imposant de telles lois, les classes ouvrières ne fortifieront pas le pouvoir gouvernemental. Au contraire, elles transformeraient le pouvoir dirigé contre elles en leur agent. Le prolétariat fera alors par une mesure générale ce qu'il essaierait en vain d'accomplir par une multitude d'efforts individuels.

Partant de là, nous disons que la société ne peut permettre ni aux parents ni aux patrons d'employer au travail les enfants et les adolescents, à moins de combiner le travail productif avec l'éducation.

Par éducation, nous entendons trois choses :

1. Éducation intellectuelle;

2. Éducation corporelle, telle qu'elle est produite par les exercices gymnastiques et militaires ;

3. Éducation technologique, embrassant les principes généraux et scientifiques de tous les procès de production, et en même temps initiant les enfants et les adolescents au maniement des instruments élémentaires de toutes les branches d'industrie.

À la division des enfants et des adolescents en trois catégories, de neuf à dix-huit ans, doit correspondre un cours gradué et progressif pour leur éducation intellectuelle, corporelle et polytechnique. Les frais de ces écoles polytechniques doivent être en partie couverts par la vente de leurs propres productions.

Cette combinaison du travail productif et payé avec l'éducation intellectuelle, les exercices corporels et la formation polytechnique élèvera la classe ouvrière bien au-dessus du niveau des classes bourgeoise et aristocratique.

Il va de soi que l'emploi de tout enfant ou adolescent de neuf à dix-huit ans dans tout travail de nuit, ou dans toute industrie dont les effets sont nuisibles à la santé, doit être sévèrement interdit par la loi.

5. - Travail coopératif[modifier le wikicode]

L'œuvre de l'Association internationale des travailleurs est de généraliser et d'unifier les mouvements spontanés de la classe ouvrière, mais non de leur prescrire ou de leur imposer un système doctrinaire quel qu'il soit. Par conséquent, le Congrès ne doit pas proclamer un système spécial de coopération, mais doit se limiter à l'énoncé de quelques principes généraux.

a) Nous reconnaissons le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de l'actuelle société, fondée sur l'antagonisme des classes. Son grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le régime républicain et fécond de l'association de producteurs libres et égaux.

b) Mais le système coopératif, restreint aux formes minuscules, issues des efforts individuels des esclaves salariés, est impuissant à transformer par lui-même la société capitaliste. Pour convertir la production sociale en un large et harmonieux système de travail coopératif, il faut des changements sociaux généraux, changements dans les conditions générales de la société qui ne peuvent être réalisés que par le moyen de la puissance organisée de la société ‑ le pouvoir d'État arraché des mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, et transféré aux mains des producteurs eux-mêmes[77].

c) Nous recommandons aux ouvriers d'encourager la coopérative de production plutôt que la coopérative de consommation, celle-ci touchant seulement la surface du système économique actuel, l'autre l'attaquant dans sa base.

d) Nous recommandons à toutes les sociétés coopératives de consacrer une partie de leurs fonds à la propagande de leurs principes, de prendre l'initiative de nouvelles coopératives de production et de faire cette propagande aussi bien par la parole que par la presse.

e) Dans le but d'empêcher les sociétés coopératives de dégénérer dans des sociétés ordinaires de type bourgeois (sociétés par actions), tout ouvrier employé, qu'il soit associé ou non, doit recevoir le même salaire. Comme compromis purement temporaire, nous consentons à admettre un bénéfice très minime aux sociétaires qui détiennent des actions.

6. - Syndicats : leur passé, présent et futur[modifier le wikicode]

A. Leur passé

Le capital est une force sociale concentrée, tandis que l'ouvrier ne dispose que de sa force de travail individuelle. Le contrat entre le capital et le travail ne peut donc jamais être établi sur des bases équitables, même en donnant au mot « équitable » le sens altéré qu'on lui connaît dans une société où les conditions matérielles sont d'un côté et l'énergie productive vitale de l'autre. La seule puissance sociale que possèdent les ouvriers, c'est leur nombre. Mais la force du nombre est annulée par la désunion. Cette désunion des ouvriers est engendrée et perpétuée par la concurrence inévitable qu'ils se font les uns aux autres.

Les syndicats sont nés des efforts spontanés d'ouvriers luttant contre les ordres despotiques du capital, pour empêcher ou, du moins, atténuer les effets de cette concurrence que se font les ouvriers entre eux. Ils voulaient changer les termes du contrat de telle sorte qu'ils pussent au moins s'élever au-dessus de la condition de simples esclaves.

L'objet immédiat des syndicats était toutefois limité aux nécessités des luttes journalières, à des expédients contre les empiétements incessants du capital, en un mot aux questions de salaire et d'heures de travail. Cette activité n'est pas seulement légitime, elle est nécessaire. On ne peut y renoncer tant que dure le système actuel ; qui plus est, les syndicats ouvriers doivent généraliser leur action en s'unissant dans tous les pays.

D'un autre côté, les syndicats ouvriers ont formé, sans même en être vraiment conscients, des centres d'organisation de la classe ouvrière, de même que les communes et les municipalités du Moyen Âge en avaient constitué jadis pour la classe bourgeoise. Si les syndicats sont indispensables dans la guerre de guérilla du travail et du capital, ils sont encore plus importants comme force organisée pour supprimer le système du travail salarié et la domination du capital [78].

B. Leur présent

Les syndicats s'occupent trop exclusivement des luttes locales et immédiates contre le capital, et ne sont pas encore tout à fait conscients de la force qu'ils représentent contre le système lui-même de l'esclavage salarié. Ils se sont trop tenus à l'écart des mouvements sociaux et politiques plus généraux. Néanmoins, dans ces derniers temps, ils semblent s'éveiller à la conscience de leur grande mission historique, comme on peut en conclure, par exemple, de leur participation aux récents mouvements politiques en Angleterre[79] et de l'idée plus haute qu'ils se font de leur fonction aux États-Unis[80], ainsi que de la résolution suivante, adoptée par la grande conférence des délégués des syndicats à Sheffield

« Cette conférence, appréciant à leur juste valeur les efforts faits par l'Association internationale des travailleurs pour unir dans une confédération fraternelle les ouvriers de tous les pays, recommande avec force à toutes les sociétés représentées ici de s'affilier à cette organisation, dans la conviction que l'Association internationale forme un élément nécessaire au progrès et à la prospérité de toute la communauté ouvrière. »

C. Leur futur

À part leur œuvre immédiate de réaction contre les manœuvres tracassières du capital, ils doivent agir maintenant comme foyers d'organisation de la classe ouvrière dans le grand but de son émancipation complète. Ils doivent soutenir tout mouvement politique et social tendant dans cette direction.

En se considérant et en agissant eux-mêmes comme les champions et les représentants de toute la classe ouvrière, ils réussiront à regrouper dans leur sein tous ceux qui ne sont pas organisés. Ils doivent s'occuper avec le plus grand soin des intérêts des métiers les plus mal payés, notamment des ouvriers agricoles que des circonstances particulièrement défavorables empêchent d'organiser une résistance organisée. Ils doivent faire naître ainsi la conviction dans les grandes masses ouvrières qu'au lieu d'être circonscrites dans des limites étroites et égoïstes, leur but tend à l'émancipation des millions de prolétaires foulés aux pieds[81].

7. - Impôts directs et indirects[modifier le wikicode]

A. Aucune modification de la forme de perception des impôts ne saurait produire un changement important dans les relations du capital et du travail[82].

B. Néanmoins, s'il s'agit de choisir entre deux systèmes d'impôts, nous recommandons l'abolition complète des impôts indirects, et leur substitution complète par les impôts directs, parce que les impôts indirects font hausser le prix des marchandises, de sorte que les commerçants les chargent non seulement du montant de ces impôts, mais encore de l'intérêt et du profit du capital avancé dans le paiement ; parce que les impôts indirects cachent, à ceux qui les paient, le montant de ce qu'ils versent à l'État, tandis que les impôts directs apparaissent pour ce qu'ils sont en toute simplicité, le moins cultivé comprenant aussitôt leur mécanisme. C'est pourquoi les impôts directs poussent tout le monde à contrôler le gouvernement, tandis que les impôts indirects détruisent toute tendance à une administration autogérée.

8. - Crédit international[modifier le wikicode]

L'initiative doit en être laissée aux Français[83]

9. - La question polonaise[modifier le wikicode]

A) Pourquoi les ouvriers d'Europe se mêlent-ils de cette question ? En premier lieu, parce que les écrivains et agitateurs bourgeois sont convenus de faire une conspiration du silence sur ce sujet, quoiqu'ils prétendent prendre sous leur protection toutes les sortes de nationalités sur le continent, et même l'Irlande. Ensuite, parce que les aristocrates aussi bien que les bourgeois considèrent comme leur dernier rempart contre la vague montante de la classe ouvrière le sinistre pouvoir asiatique, qui se trouve à l'arrière-plan de la politique européenne. Or, cette puissance ne peut être véritablement brisée que par la restauration de la Pologne sur une base démocratique.

B) La situation ayant changé maintenant en Europe centrale, notamment en Allemagne, une Pologne démocratique est plus nécessaire que jamais. Sans elle, l'Allemagne deviendra l'avant-poste de la Sainte-Alliance, à moins qu'elle ne devienne l'alliée d'une France républicaine. Le mouvement ouvrier en sera continuellement troublé, entravé et retardé, tant que cette grande question ne sera pas résolue.

C) Il est spécialement du devoir de la classe ouvrière allemande de saisir l'initiative de cette question, car l'Allemagne s'est rendue coupable du démembrement de la Pologne[84].

10. - Les armées[modifier le wikicode]

A) L'influence délétère des grandes armées permanentes sur la production a été suffisamment dénoncée par les congrès bourgeois de toute couleur et de toute dénomination (congrès de la paix, congrès des économistes, congrès de statistique, congrès philanthropiques et congrès sociologiques). Nous estimons donc qu'il est tout à fait superflu de nous étendre sur ce point.

B) Nous proposons l'armement universel du peuple et son instruction complète dans le maniement des armes.

C) Comme nécessité transitoire, nous acceptons l'idée de petites armées permanentes pour servir d'école aux officiers de la milice, chaque citoyen devant passer un temps très court dans cette armée[85].

11. - La question religieuse[modifier le wikicode]

Laissée à l'initiative des Français[86].

Admission de la section russe de Genève dans l'Association internationale des travailleurs[modifier le wikicode]

Citoyens !

Dans sa séance du 22 mars, le Conseil général a fait connaître, par un vote unanime, que votre programme et vos statuts sont en accord avec les statuts généraux de l'Association internationale des travailleurs [87]. Il s'empresse d'admettre votre section dans l'Internationale. C'est avec joie que j'assumerai le devoir, qui me fait honneur, d'être votre représentant au Conseil général, comme vous me le proposez.

Dans votre programme, il est dit « que le joug tsariste qui pèse sur la Pologne est une entrave préjudiciable à la liberté politique et sociale des deux pays ‑ russe aussi bien que polonais ».

Vous pouvez ajouter que la conquête violente de la Pologne par la Russie constitue un appui néfaste et la cause véritable de l'existence du régime militaire en Allemagne et, en conséquence, sur le continent européen tout entier. C'est pourquoi, en œuvrant à réduire en pièces les chaînes qui pèsent sur la Pologne, les socialistes russes assument la tâche élevée consistant en l'élimination du régime militaire qui est absolument indispensable, comme condition préalable, à l'émancipation générale du prolétariat européen.

Il y a quelques mois, on m'a envoyé de Pétersbourg le livre de Flerovsky sur La Situation de la classe ouvrière en Russie [88]. Cet ouvrage est une véritable révélation pour l'Europe. L'optimisme russe, qui est répandu même parmi les prétendus révolutionnaires du continent, y est impitoyablement démasqué. Son ouvrage ne se trouve en rien diminué quand je dis qu'il n'est pas encore assez critique sur certains points, si l'on voit les choses au niveau purement théorique. C'est l'ouvrage d'un observateur sérieux, d'un travailleur infatigable et sans peur, d'un critique dénué de préjugés, d'un artiste puissant, et surtout d'un homme qui se révolte devant toute forme d'oppression et qui a horreur des divers hymnes nationaux et partage passionnément tous les efforts et souffrances de la classe productive.

Les travaux de Flerovsky et de votre maître Tchernitchevsky font véritablement honneur à la Russie et démontrent que votre pays aussi commence à participer au mouvement général de notre siècle[89].

Salut et fraternité.

K. Marx

  1. Le manifeste ci-dessus est plus connu comme Adresse inaugurale. Il fut écrit par Marx de même que les statuts qui lui font suite. Il révèle aussitôt quelle fut la part de Marx dans la création ‑ non pas cérémonielle, mais effective ‑ de la Ire‑ Internationale.
    Ce manifeste forme, en quelque sorte, l'aboutissement de tous les efforts antérieurs de Marx-Engels en faveur d'une organisation internationale du prolétariat en classe, et il mérite bien d'être au centre des textes de Marx sur le parti révolutionnaire.
    Dans ce manifeste, Marx trace de manière incomparable le programme des tâches pratiques que le prolétariat international doit faire sien, en se fondant sur une analyse extrêmement fouillée de la situation historique et économique générale. La disproportion entre les faibles effectifs numériques de l'organisation internationale du prolétariat et l'immensité des forces économiques et politiques au sein desquelles il importait d'agir ne peut heurter qu'un immédiatiste. Elle fait la gloire de l'Internationale de Marx-Engels, dont les effets ne se sont pas évanouis avec sa dissolution, au contraire.
    En dépit des apparences, ce manifeste fondé sur les tâches historiques précises du prolétariat de l'époque n'a rien d'un écrit de circonstance, les conclusions qu'il dégage ont une valeur de principe, par-delà les générations.
  2. Marx a extrait ce passage du Times qui reproduisait, le 7 avril 1861, un discours de Gladstone aux Communes.
  3. Il serait superflu de rappeler au lecteur qu'à part l'eau et quelques substances inorganiques, ce sont le carbone et l'azote qui constituent la matière brute de la nourriture humaine. Mais pour nourrir l'organisme humain, ces simples éléments chimiques doivent lui être fournis sous la forme de substances végétales et animales. La pomme de terre par exemple, contient surtout du carbone, tandis que le pain de froment contient des substances carboniques et azotiques dans une proportion convenable. (Note de Marx à l'édition anglaise de 1864.)
  4. La critique de Marx à l'encontre des vantardises statistiques de la bourgeoisie sur la progression continue du rythme de production capitaliste et ses effets bénéfiques sur le bien-être général de la classe ouvrière n'a rien de circonstanciel, comme pourrait le suggérer l'aveu tombé des lèvres de Gladstone.
    Marx n'entend pas simplement démontrer que la masse de misère des ouvriers croit avec le développement de la production capitaliste, mais encore que tout développement nouveau des forces productives tend à aggraver les contradictions générales du capitalisme. Sa démonstration vaut donc pour tout le développement capitaliste vers sa crise définitive. On s'en rend compte au premier coup d'œil par le simple fait que Marx la reprit dans le chapitre fondamental du Capital sur la loi générale de l'accumulation capitaliste (Éd. sociales, t. III, p. 91-96).
    Tout ministre de la première bourgeoisie du monde qu'il fût Gladstone accusa les coups du pauvre et obscur émigré qu'était Marx. Il s'ensuivit une polémique fameuse qui dura de longues années. L'économiste allemand Brentano vint au secours de Gladstone, et insinua que Marx avait falsifié la citation de Gladstone, celui-ci ayant parlé du revenu imposable concernant les seules classes possédantes, et non des revenus du salaire, non imposables. Les chiffres n'auraient donc pas concerné le revenu national, mais seulement les revenus et profits dérivant de la propriété et de l’entreprise. La fille de Marx publia une réponse indignée, et Brentano produisit un nouvel article. Finalement, Engels fit une synthèse de toute l'affaire, rapportant toutes les allégations opposées, les fac-similés des textes anglais et allemands ainsi que les pages du Times invoquées par les deux parties et les actes de la Chambre des communes, etc. Cf. In Sachen Brentano contra Marx wegen angeblicher Zitatsfälschung. Geschichtserzälhlung und Dokumente, Meissner, Hambourg, 1891. L'accusation de faux n'était pas peu de chose, non seulement eu égard aux personnes, mais encore au sérieux de la démonstration.
    Engels consacra la préface de la quatrième édition allemande du Capital à exposer cette affaire et sa signification (cf. Éd. sociales, p. 38-43).
  5. Cf. Le Capital, livre I, 2e section, chap. VI.
  6. Marx ne nie pas, dans sa théorie de la paupérisation des masses, qu'une minorité de la classe ouvrière, sorte d'aristocratie ouvrière, voit augmenter son niveau de vie. Cf. Marx-Engels, Le Syndicalisme, Maspero, t. I, p. 215-216.
    En revanche, Marx énonce clairement ici l'idée d'une prolétarisation et d'une paupérisation croissantes à l'échelle mondiale, au fur et à mesure du développement du capitalisme de pays en pays, voire de continent en continent.
  7. Dans sa traduction allemande du Sozial-demokrat du 30-12-1861, Marx a ajouté toute la partie de la phrase en italique.
  8. En allemand : Eroberung « conquête ».
  9. Nous reproduisons d'abord les statuts provisoires et, en note, nous ajoutons les articles ou passages ajoutés au texte provisoire lors des divers congrès. Ces adjonctions sont le plus souvent le fruit d'une lutte dirigée, d'une part, contre les édulcorations introduites par les divers traducteurs ou sectaires de l'Internationale, d'autre part, pour le renforcement progressif de l'organisation dans le sens dune radicalisation.
  10. Dans sa lettre du 4 novembre 1861 à Engels, Marx explique les difficultés auxquelles il s'était heurté pour la rédaction de l'Adresse et des statuts, et il indique quelles concessions initiales il avait dû faire en la circonstance :
    « Je savais que de vraies ‘puissances’ étaient cette fois présentes aussi bien du côté de Londres que du côté de Paris, et je me suis donc décidé à faire une entorse à la règle que je m'étais fixée : décliner ce genre d'invitation... [Au sous-comité], le major Wolff avait présenté, afin d'être utilisé pour la nouvelle Association, le règlement [statuts] des associations ouvrières italiennes, qui sont essentiellement des sociétés de secours associées et pourvues d'une organisation centrale. J'ai vu le factum par la suite. C'était naturellement une élucubration de Mazzini, et tu sais donc d'avance dans quel esprit et dans quelle phraséologie y était traitée la véritable question, celle des ouvriers, et aussi comment s'y trouvent introduites les questions des nationalités. En outre, un vieil owéniste, Weston, lui-même fabricant, brave homme d'ailleurs et très aimable, avait élaboré le programme d'une confusion extrême et d'une verbosité incroyable. À la séance qui suivit, le comité général chargea le sous-comité de modifier le programme de Weston ainsi que les statuts de Wolff...
    « Je m'aperçus qu'il était impossible d'en tirer quelque chose. Pour justifier la façon très particulière dont je me proposais de rédiger les ‘sentiments déjà votés’, j'écrivis une Adresse à la classe ouvrière (ce qui ne figurait pas dans le plan primitif), sorte de revue des vicissitudes des classes ouvrières depuis 1845. Sous le prétexte que tout était, en fait, contenu dans cette adresse, et qu'il ne fallait pas répéter trois fois la même chose, je modifiai tout le préambule, j'éliminai la déclaration de principes et remplaçai les quarante articles par dix. Dans la mesure où la politique internationale intervient dans l'Adresse, je parle de pays et non de nationalités ; en outre, je dénonce la Russie, et non les puissances mineures. Toutes mes propositions ont été acceptées par le sous-comité. Cependant, j'ai été obligé d'accueillir dans le préambule des statuts deux phrases contenant les mots devoir et droit, de même que les mots vérité, morale et justice, mais je les ai placés de telle sorte qu'elles ne causent pas de dommage. »
    Plus explicitement encore, dans une lettre du 29 novembre 1864 à L. Philips : « Par politesse pour les Français et les Italiens qui emploient toujours de grandes phrases, j'ai dû accueillir dans le préambule des statuts, mais non dans l'Adresse, quelques figures de style inutiles. »
  11. Marx a inclus ce paragraphe dans les statuts à la demande pressante des membres du sous-comité.
    Ce paragraphe a été raccourci dans la version d'octobre 1871, rédigée après la Conférence de Londres. Marx s'en explique en ces termes : « Le passage : ‘Ils considèrent comme un devoir…’ a été écarté, parce que deux textes également authentiques et inconciliables entre eux sont en présence. En outre, son véritable sens se trouve dans le passage qui le précède immédiatement et celui qui le suit : ‘Pas de devoirs sans droits...’
    « En somme, tout ce passage devient le suivant : ‘Que toutes les sociétés et individus qui y adhèrent reconnaissent comme base de leur conduite envers tous les hommes, sans distinction de couleur, de croyance et de nationalité, la vérité, la justice et la morale. Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs. C'est dans cet esprit que les statuts suivants ont été conçus. »
  12. Dans le texte de 1871, l'adjectif planmässig, « systématique », suit le mot « coopération » renforçant encore l'idée de centralisation qui ressort déjà amplement de cet article 1.
  13. Cet article 3 qui fixe les tâches pour le prochain congrès général est évidemment largement modifié dans sa rédaction définitive
    Art. 3. ‑ Tous les ans aura lieu un congrès ouvrier général composé de délégués des branches de l’Association [au lieu des représentants de toutes les sociétés ouvrières qui auront adhéré]. Ce congrès proclamera les aspirations communes de la classe ouvrière, prendra les mesures nécessaires pour l'action efficace de l'Association internationale, et en nommera le Conseil général.
  14. Ernennen en allemand ; dans la version française « élira ».
  15. Le premier congrès n'eut pas lieu, comme prévu, à Bruxelles, les sections de l'Internationale ne s'étant pas encore suffisamment consolidées. Marx s'efforça en conséquence de remettre à plus tard le congrès en convoquant à sa place une conférence réduite des délégués (Londres, septembre 1865).
  16. Cet article, qui donne une autonomie et personnalité au Conseil central pour remplir sa fonction de centralisation et de direction, a été particulièrement controversé. Notons d'abord que l'exigence qu'il soit composé de travailleurs peut prêter à controverse, si le terme travailleurs est traduit par « ouvriers », voire par « manuels ». Mais il y a plus, la seconde phrase qui permet au Conseil central de choisir lui-même ses membres et de créer des postes nécessaires à la bonne marche de ses fonctions a été fortement contestée par la suite. Cet article 4 deviendra en 1871 l'article 5.
  17. Cet article 5 confirme nettement le contenu du précédent. La version française de 1866 supprime purement et simplement cette dernière phrase. Cet article devenu 4 précisera en 1871 : « Chaque congrès fixera la date et le siège de la réunion du congrès suivant. Les délégués se réuniront aux lieu et jour désignés sans qu'une convocation spéciale ne soit nécessaire. En cas d'urgence, le Conseil général pourra changer le lieu du congrès, sans en remettre toutefois la date. Tous les ans, le congrès réuni indiquera le siège du Conseil général, et en nommera les membres. Le Conseil général ainsi nommé a le pouvoir de s'adjoindre des membres nouveaux. À chaque congrès annuel, le Conseil général fera un rapport public de ses travaux. Il pourra, en cas de besoin, convoquer le congrès avant le terme fixé. »
  18. La version française traduit fonctionne comme agence internationale par « établira des relations », ce qui est pour le moins vague.
  19. La version française de 1866 traduit sous une direction commune par « dans un même esprit », marquant nettement sa tendance fédéraliste face à l'orientation centraliste de l’organisation.
  20. Cette phrase a été supprimée par la suite, la presse internationaliste ayant largement rempli ce rôle, comme Marx l'indique dans sa polémique avec les rédacteurs bakouninistes de L'Égalité.
  21. Le mot « international » manque dans la version française qui supprime par ailleurs aussi « les organes nationaux centraux », vis-à-vis desquels le Conseil central international faisait office de direction suprême.
  22. Le texte français de 1866 traduit organes nationaux centraux par « un organe spécial ».
  23. L'article 7 a suivant fut inséré dans les statuts, afin de préciser, face aux éléments anarchisants, le rôle du parti. Il correspond à la résolution adoptée au Congrès de La Haye (septembre 1872) qui résume le contenu de la résolution de la Conférence de Londres de l'année précédente. Le vote de cet article, obtenu par 29 voix contre 5 et 8 abstentions, consacra le triomphe des éléments marxistes sur la fraction jurassienne de Guillaume et Bakounine qui seront expulsés de l'Internationale. C'est dire toute l'importance de cet article.
    7 a : « Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes.
    « Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l'abolition des classes.
    « La coalition des forces ouvrières, déjà obtenue par la lutte économique, doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs. »
    C'est avec la plus grande fermeté que le dernier congrès de la Ire Internationale renoue avec les termes du Manifeste de 1848.
  24. Les derniers articles sont nettement décalés et différents.
  25. La version française de 1866 traduit ce dernier membre de phrase par les mots « n'en continueront pas moins d'exister sur les bases qui leur sont particulières », insistant nettement sur la particularité des sociétés membres.
    En réalité, comme l'indiquent les articles nouveaux, la tendance était au contraire de dissoudre l'autonomie des organisations à l'intérieur de l'Internationale pour réduire l'adhésion au mode individuel qui est la caractéristique du parti politique.
    Voici les articles de 1871 :
    Art. 8. ‑ Chaque section a le droit de nommer ses secrétaires correspondants avec le Conseil général.
    Art. 9. ‑ Quiconque adopte et défend les principes de l'Association internationale des travailleurs peut en être reçu membre. Chaque section est responsable pour l'intégrité de ses membres.
    L'article 11 reproduit l'ancien article 9.
    Art. 12. ‑ Les présents statuts peuvent être modifiés par chaque congrès, si les deux tiers des délégués présents le demandent.
    Art. 13. ‑ Tout ce qui n'est pas prévu par les présents statuts sera complété par des règlements spéciaux que chaque congrès pourra réviser.
  26. Ce texte a été adopté au premier congrès de l'Internationale (Genève, 1866). Nous le reproduisons d'après le texte de Marx et de Lafargue. L'intérêt en rebondira lors de la polémique entre L'Égalité et le Conseil central.
  27. Le texte français du Congrès de Genève affirme : « un certain nombre de sections de la même langue ».
    Cependant, Marx a toujours manifesté une préférence pour une organisation reposant plutôt sur des superstructures politiques de délimitation territoriale, superstructures qui sont liées aux groupements économiques nationaux, créés par la révolution anti-féodale. Marx polémiquera d'ailleurs avec Becker qui prétendait soumettre les organisations allemandes au conseil de Genève.
  28. Ce projet a été élaboré par Marx et soumis le 22 novembre 1864 au Conseil central qui l’adopta à l'unanimité.
    L'Internationale étant un parti politique, l'adhésion est en principe individuelle. Cependant, si Marx a estimé que des organisations ouvrières pouvaient y adhérer collectivement dans certaines conditions, c'est sans doute qu'il s'agissait de rassembler un certain nombre d'éléments et notamment de réaliser une liaison avec les syndicats de toute urgence. Dans l'introduction, nous avons déjà reproduit une citation expliquant que Marx rédigea les statuts de l'A. I. T. de manière que tous les socialistes de la classe ouvrière de cette époque pussent y participer (proudhoniens, Pierre-Lerouxistes, et même la partie la plus avancée des syndicats anglais), et que seule sur cette large base l'Internationale est devenue ce qu'elle fut : le moyen de dissoudre et d'absorber progressivement ces petites sectes, à l'exception des anarchistes. Dans une lettre à Bolte du 23 novembre 1871, Marx précise encore : « Tant que les sectes se justifient historiquement, la classe ouvrière n'est pas encre mûre pour un mouvement historique indépendant. » C'est sans doute la raison pour laquelle l’Internationale pouvait admettre ces organisations qui avaient encore leur raison d'être historique. On ne saurait donc extrapoler cette méthode, comme technique d'organisation durant la première période de la vie d'un parti ou d'une Internationale.
    Dans la suite de la lettre, Marx affirme clairement que, dans l'organisation formelle de l'Internationale, le rôle du parti historique ‑ Conseil général où Marx jouait un rôle prépondérant ‑ a été déterminant pour élever l'Internationale à la hauteur de ses tâches historiques : « L'histoire de l'Internationale a été une lutte continuelle du Conseil général contre les sectes et les tentatives d'amateurs qui tentaient sans cesse de se maintenir contre le mouvement réel de la classe ouvrière au sein de l’Internationale elle-même. Cette lutte a été menée dans les congrès, mais bien davantage encore dans les tractations privées du Conseil général avec chaque section particulière. »
    Si ces tensions s'expliquent par la marge qui existe entre le parti formel et historique au sein d'une même organisation, elles doivent diminuer, voire cesser, puisque, avec le temps, le parti historique doit pratiquement coïncider avec le parti formel, les conditions matérielles et idéologiques étant plus mûres.
  29. Dans le Bee-Hive Newspaper, la seconde résolution est rédigée en ces termes : « Les sociétés londoniennes qui adhèrent à l'Association obtiennent le droit d'élire un représentant au Conseil central, le Conseil se réservant le droit d'accepter ou de refuser ce représentant. Les sociétés de province qui désirent adhérer obtiennent le droit d'élire un membre correspondant de l'Association.
    À la séance du Conseil central provisoire du 22 novembre 1864, les citoyens Dick et Dell proposèrent que le journal des syndicats devint l'organe officiel qui publierait les comptes rendus de séance du Conseil central de l'A. I. T. ainsi que les documents officiels de l'internationale. Cette proposition fut acceptée à l'unanimité. Cependant, Marx dut protester à plusieurs reprises contre les déformations ou coupures auxquelles ce journal procédait dans la publication des documents. Étant pratiquement devenu un organe bourgeois, le Conseil général rompit avec lui à la demande de Marx en avril 1870.
  30. Le sous-comité décida, dans sa séance du 6-6-1865, de lancer ce tract qui s'efforcerait en premier lieu de gagner les syndicats anglais à l'Internationale. Cette décision fait suite à la discussion sur les conditions d'admission à l'A. I. T.
  31. Cf. Marx à Ludwig Kugelmann, 29 novembre 1864.
    Profitant d'une tendance à la politisation des syndicats anglais dans les années 1864-1865, le Conseil central de l'Internationale établit des liens avec les dirigeants syndicaux, afin de souder les organisations économiques du prolétariat au programme politique de l'A. I. T.
  32. Marx à Kugelmann, 15 janvier 1866.
  33. Allusion à la Reform League, créée à l'initiative du Conseil central sur des positions qui renouaient avec le chartisme.
  34. Les démocrates bourgeois anglais, à leur tour, cherchèrent à profiter non seulement de la disponibilité politique des syndicats, mais encore du concours de l’Internationale. Marx explique, dans une lettre à Engels du ler février 1865, quelles mesures organisatrices il proposa au Conseil central pour déjouer la manœuvre des politiciens bourgeois :
    Ce dont nous nous sommes occupés hier [au Conseil central], c'est : notre association ‑ c'est-à-dire notre conseil ‑ doit-elle, conformément au vœu exprimé par ces gaillards (parmi lesquels se trouvent tous ces vieux agitateurs professionnels de la City, tels que Samuel Morley, etc.), envoyer quelques délégués chargés d'assister en observateurs aux discussions de leur comité provisoire ? Ensuite, si ces gaillards s'engagent directement à se prononcer en faveur du suffrage universel et à convoquer dans ce but un meeting public, allons-nous leur accorder notre appui ? Pour eux, il est décisif, et ils en ont besoin tout autant que lors des manifestations contre la déclaration de guerre à l’Amérique en 1862. Sans les syndicats, il n'est pas possible d'organiser une manifestation de masse, et sans nous les syndicats ne marcheront pas. C'est du reste pour cela que ces messieurs se tournent vers nous. Les opinions étaient très partagées [au Conseil central], et les dernières flagorneries de Bright à Birmingham y avaient fortement contribué.
    « Sur ma proposition, il fut décidé : 1. d'envoyer une délégation (j'en avais exclu les étrangers, mais Eccarius et Le Lubez furent tout de même désignés, mais comme Anglais et témoins muets) ; 2. pour ce qui est du meeting, d'agir avec eux à condition que : a) leur programme réclame directement et publiquement le suffrage universel ; b) que des hommes choisis par nous fassent partie du comité définitif pour pouvoir observer ces gens et être en mesure de les compromettre, au cas où ils trahiraient, comme c'est leur intention, quoi qu'il arrive. J'écris aujourd'hui à ce sujet à E. Jones. »
  35. Cf. Marx à Ludwig Kugelmann, 13 octobre 1866.
    Le 14 janvier 1867, le Conseil général des syndicats de Londres adopta une résolution, selon laquelle il se ralliait aux principes de l'Internationale, mais s'opposait à toute fusion organisationnelle. La liaison entre les deux organisations fut assurée par les dirigeants syndicalistes qui faisaient partie du Conseil général.
  36. Marx, article paru dans Demokratisches Wochenblatt, 17-10-1868.
  37. Marx à Le Lubez, 15 février 1865.
    Sur un ton de confiance et d'amitié, Marx s'efforce de convaincre Le Lubez qu'il faut fermer la porte du Conseil central à des chasseurs de postes, dont les intérêts privés sont en contradiction avec les intérêts généraux que doit défendre le Conseil central.
    Dans sa lettre à Engels du 25 février 1865, Marx évoque longuement le personnage et les manies de Beales, cf. Correspondance, éd Costes, t. VIII, p 174-76.
  38. Beales était président de la Ligue nationale britannique pour l'indépendance de la Pologne, l’un des dirigeants de la Société d'émancipation (des esclaves) et président de la Reform League.
  39. Le 21 février 1865, Marx réussit à empêcher l'admission de Beales au Conseil central. Il s'en explique à Engels le 25 février 1865 : « J'ai obtenu que l'auteur de la candidature Beales ne renouvelât pas sa motion. Comme raison officielle, j’ai fait valoir 1, qu'aux prochaines élections parlementaires Beales sera candidat dans le Marylebone, et que notre association doit absolument éviter d'avoir l'air de servir les intérêts d'une ambition parlementaire quelconque ; 2, que Beales et nous pouvons nous rendre bien plus de services en suivant chacun notre voie particulière. Le danger est ainsi momentanément écarté... J'ai fait répondre par notre conseil que la classe ouvrière a sa propre politique étrangère qui n'a pas du tout à se demander ce que la bourgeoisie tient pour opportun La bourgeoisie a toujours tenu pour opportun d'exciter les Polonais au début de toute nouvelle insurrection, de les trahir, au cours de l'insurrection, par leur diplomatie, et de les abandonner dès que les Russes les ont vaincus.»
  40. Cf. Marx à Léon Fontaine, 25 juillet 1865.
  41. Cf. Marx à Wilhelm Liebknecht, 21 novembre 1865.
    Le Congrès de Genève se tint, en fait, du 3 au 6 septembre 1866.
  42. Cf. Marx à Kugelmann 23 février 1865. Trad. fr. : Karl MARX, Lettres à Kugelmann (1862-1874), préface de Lénine, rééd. Anthropos, 1968 p. 43-50.
  43. Marx à Karl Klings, 4 octobre 1864.
    Marx avait gardé le contact avec Klings, lié à quelques anciens membres de la Ligue des communistes durant la période de réaction. Klings avait demandé conseil à Marx à propos d'un successeur éventuel de Lassalle ‑ tué dans un duel, début septembre 1864 ‑ à la tête de l'Association générale des ouvriers allemands, qui était à cette époque l'unique organisation politique quelque peu indépendante de la bourgeoisie. D'où les efforts de Marx-Engels pour la rattacher à l'Internationale en vue de la transformer en parti prolétarien révolutionnaire.
  44. L'un des effets de la longue période d'incubation du mouvement ouvrier de 1849 à 1864 a été d'écarter les dirigeants plus ou moins prestigieux et capables de la période révolutionnaire de 1848 et d'éveiller, chez les masses ouvrières en général et une avant-garde d'ouvriers en particulier, une capacité politique plus grande. Il semble qu'avec la maturation des conditions économiques et sociales du capitalisme la classe ouvrière soit de plus en plus en mesure de susciter elle-même ses propres dirigeants. La création de la Ire Internationale confirme cette tendance.
    En ce qui concerne la question des « chefs », Marx-Engels s'efforcent toujours de la ramener à deux principes : d'abord, le milieu et le mouvement produisent à chaque fois les hommes de la situation (c'est par un tour de passe-passe qu'on substitue la question des chefs à celle ‑ véritable ‑ du parti qui doit être, dans les conditions énoncées par Marx-Engels, structuré, hiérarchisé et autoritaire pour remplir ses multiples fonctions). Ensuite, c'est la continuité, la cohérence et le caractère militant du parti en général qui forment les militants et aguerrissent les dirigeants capables et expérimentés. Ce n'est pas l'individualité, mais la fonction active qui constitue « les chefs ».
    Marx-Engels n'ont pas pensé qu'en prenant, par exemple, la présidence de l'Association générale des ouvriers allemands, ils eussent plus efficacement influé sur l'orientation de cette organisation : celle-ci dépendait de facteurs bien plus importants. Sans être jamais nommé officiellement à la direction de l'Association internationale des travailleurs, Marx pouvait néanmoins dire : « L'Association internationale me prend énormément de temps, étant donné que je suis en fait à la tête de cette affaire. » (Marx à Engels, 13 mars 1865.) Pour des raisons de circonstance, Engels sera moins actif que Marx dans les affaires de l'Internationale. En revanche, il le sera plus que lui à d'autres moments.
  45. Le gouvernement prussien avait amnistié, le 12 janvier 1861, tous les émigrés politiques et leur avait garanti qu'il ne ferait pas obstacle à leur retour éventuel À la suite de quoi, au printemps 1861, durant son séjour à Berlin, Marx entreprit des démarches pour réintégrer sa nationalité prussienne. Celle-ci lui fut néanmoins refusée.
    Bernhard Becker, nommé par Lassalle dans son testament pour lui succéder, fut « élu » à la présidence de l'Association générale des ouvriers allemands.
    À plusieurs reprises, Liebknecht avait demandé à Marx de bien vouloir se faire élire à la présidence de l'Association, en spécifiant que Bernhard Becker et J. R. Schweitzer l'y avaient incité. Apparemment, Marx n'eût voulu qu'une nomination symbolique.
  46. À côté de nombreux dirigeants des syndicats londoniens, on trouvait, au début dans l'A. I. T., de nombreux éléments petits-bourgeois venus des milieux de l'émigration française et italienne. Marx s'attacha à isoler et à neutraliser ces éléments et, pour cela, s'appuya sur des organisations ouvrières, d'où son désir de se voir choisi par les ouvriers allemands.
    Par la suite, il se constitua un noyau prolétarien révolutionnaire, sous l’impulsion de Marx. Il fut formé, entre autres, par Robert Shaw, Hermann Jung, Eugène Dupont, Auguste Serraillier, Paul Lafargue, Léo Frankel et les anciens membres de la Ligue des communistes Friedrich Lessner, Johann Georg Eccarius, Georg Lochner et Carl Pfänder.
  47. Contrairement à ce qui avait été prévu initialement, le premier congrès de l'Association internationale des travailleurs (A.I.T.) ne fut pas tenu à Bruxelles en 1865, mais eut lieu à Genève du 3 au 8 septembre 1866. À l'initiative de Marx, une conférence préparatoire de ce congrès fut convoquée à Londres du 25 au 9 septembre 1865.
  48. Marx à Carl Siebel, 21 janvier 1865.
    Les textes que nous reproduisons témoignent de l'action du « parti Marx » dans l'Internationale, sans prétendre nullement faire l'historique de ce vaste mouvement. Ils rendent compte plutôt de l'activité du parti historique dans l'organisation du prolétariat international, à partir de l'action et des écrits de Marx-Engels. Ils n'ont donc rien d'académique et ne font pas appel à l'érudition, mais s'efforcent de tirer l'expérience pratique du mouvement communiste authentique, avec les moyens disponibles et dans le cadre de ces volumes.
  49. Dans sa lettre à Marx du 21 janvier 1865 Liebknecht informe Marx qu'à cause des diverses intrigues de M. Hess, B. Becker, etc., l’adhésion de l’A. G. O. A, était retardée et qu'elle ne pourrait sans doute pas s'effectuer par voie directe, parce que les lois prussiennes interdisaient l'affiliation à une organisation internationale.
  50. Dans sa lettre du ler février 1865, C. Siebel relate les vives polémiques soulevées par Klings au congrès de l'A. G. O. A., et écrit entre autres : « À propos de l'affiliation à Londres, Klings a déclaré : l'Association de formation des ouvriers de Solingen a l'intention de faire scission et de s'affilier à Londres. Mais elle veut d'abord s'efforcer d'épurer toute l'organisation allemande, et c'est alors que le moment serait choisi pour s'affilier. »
    Tous les textes sur les rapports de Marx-Engels, au nom de l'Internationale, avec le mouvement ouvrier allemand sont extraits du volume intitulé Die I. Internationale in Deutschland (1864-1872). Dokumente und Materialien, Dietz Verlag, Berlin, 1964.
  51. Cf. Sozial-demokrat, 12 août 1868.
    Ce projet fut présenté par Bornhorst. Le Congrès adopta effec­tivement une motion sur la nécessité d'œuvrer en commun avec tous les partis ouvriers des pays civilisés à partir des mêmes principes, mais Schweitzer parvint à éviter l’affiliation à l'Internationale, ainsi que l'envoi d'un délégué au Congrès de Bruxelles.
    En revanche, la section de Leipzig, influencée par Bebel et Liebknecht, décida d'envoyer un délégué à Bruxelles et se prononça directement pour l'affiliation à l'Internationale. C'était le point de départ du futur programme du Congrès de Nuremberg de l'Association des sociétés ouvrières allemandes (5-7 septembre 1868).
    L'organisation du prolétariat allemand en parti se fera en liaison directe avec l'Internationale de Marx, et la pression spontanée de la base s'exercera d'abord sur l'organisation lassalléenne et ne sera pas sans influence sur le sort ultérieur de celle-ci. En outre, c'est à partir de cette position fondamentale que se formera le parti ouvrier allemand qui se donnera une organisation autonome au Congrès d'Eisenach en août 1869.
  52. Cf. Marx. Sozial-demokrat, 28 août 1868.
    J. B. Von Schweitzer, président de l'A. G. O. A., avait demandé à Marx d'assister, comme invité d'honneur, à la réunion générale de l'Association à Hambourg du 22 au 26 août 1868. Sous la pression du mouvement ouvrier allemand, de l'agitation économique et des grèves, les dirigeants lassalléens avaient de plus en plus de mal à garder leur influence sur le mouvement, et ils durent composer et manœuvrer. Les partisans de Marx ‑ et Marx lui-même ‑ proposèrent un programme qui n'avait pratiquement plus rien de commun avec celui de Lassalle. Pour prévenir l’action de Bebel et de Liebknecht qui travaillaient déjà à la constitution de syndicats, Schweitzer et Fritzsche proposèrent de tenir à Berlin un congrès des syndicats allemands. Le Congrès de Hambourg reconnut le principe selon lequel il est nécessaire de travailler en commun avec les travailleurs des autres pays. Mais, en pratique, les dirigeants réussirent à empêcher l'affiliation de l'Association à l'Internationale. Le texte ci-dessus de Marx fut lu et applaudi à la séance publique du 21 août, puis publié dans l'organe de l'Association.
    En ce qui concerne l'aspect syndical de la question des rapports avec l'A. G. O. A., cf. les textes reproduits dans Marx-Engels, Le Syndicalisme, t. I, p. 87-94.
  53. Cf. Engels, « À propos de la dissolution de l'association ouvrière de Lassalle » Demokratisches Wochenblatt, 3-10-1868.
  54. Sous la pression des masses et des partisans de Marx, la direction lassalléenne avait été obligée d'adopter des résolutions en opposition flagrante avec les principes lassalléens défendus jusque-là. Le 16 septembre 1868, la police de Leipzig ordonna la dissolution de l’Association générale des travailleurs allemands, dont le siège était à Leipzig, en même temps que la fermeture de sa section berlinoise.
    Néanmoins, trois semaines plus tard à peine, l'Association fut reconstituée à Berlin sous le même nom, par un groupe de lassalléens dirigés par Schweitzer. Dans les statuts de la nouvelle Association, publiés le 1-10-1868 par le Sozial-démokrat, la direction de l'Association manifestait clairement son intention d'agir strictement dans le cadre de la loi prussienne, en s'en tenant aux moyens purement pacifiques et légaux. La direction s'était inclinée devant l'État prussien et se mit en devoir de dissoudre ses sections locales.
    Von Schweitzer s'engageait davantage encore dans la collaboration avec Bismarck dont il soutint, de fait, la politique d'unification de l'Allemagne sous hégémonie prussienne : il s'opposa à l'affiliation des ouvriers allemands à l'Internationale, et lutta contre le parti ouvrier social-démocrate. Il fut finalement exclu de l’Association générale des ouvriers allemands en 1872, lorsque ses rapports avec le gouvernement prussien furent rendus publics.
  55. Le parti ouvrier allemand se constituera en revendiquant les principes internationalistes, énoncés par Marx dans l'Adresse inaugurale et les statuts de l'A. I. T., et en luttant contre les éléments démocrates libéraux et les chefs lassalléens liés au socialisme d'État de Bismarck. À la séance du Conseil général du 28 juillet 1868, Marx lut une lettre de A. Bebel, accompagnée d'un mot de Liebknecht, invitant une délégation du Conseil général à assister à la conférence de l'Association des sociétés ouvrières allemandes de septembre 1868 dans laquelle devait se discuter la question de l'affiliation de cent sociétés ouvrières à l'Internationale. Voici le texte de l'adresse envoyée par Bebel au Conseil général de l'A. I. T., le 23 juillet 1868 : « Un événement considérable qui se passe dans la majeure partie des sociétés ouvrières allemandes nous incite à vous adresser cette missive. L'Association des sociétés ouvrières allemandes tiendra son congrès les 5, 6 et 7 septembre à Nuremberg. Entre autres, l'ordre du jour contient la question très importante du programme, qui décidera si l'Association continuera à l'avenir de travailler comme elle le fait actuellement sans aucun principe ni plan, ou si elle agira d'après une ligne directrice fondamentale, dans une orientation bien déterminée. Nous avons choisi cette dernière voie et sommes décidés à proposer l'adoption du programme de l'Association internationale des travailleurs tel qu'il est exposé dans le premier numéro du Vorbot, ainsi que l’affiliation à l'Internationale... »
  56. Aux yeux de Marx, la formation du parti révolutionnaire allemand devait s'effectuer par l'action directe des ouvriers eux-mêmes, en réaction non seulement contre les chefs lassalléens, notamment von Schweitzer et Fritzsche, plus ou moins liés au gouvernement prussien, dont l'Internationale était l'ennemi numéro un, mais encore de chefs tels que Eccarius et Liebknecht qui voulaient régenter la classe ouvrière. C'est ce qui ressort de la lettre de Marx à Engels du 26 septembre 1868 à propos des Congrès de Hambourg et de Nuremberg
    « Je ne crois pas que Schweitzer ait eu un pressentiment du coup qui vient de le frapper. Si cela avait été le cas, il n'aurait pas glorifié avec tant d'ardeur les vertus d'une ‘organisation qui marche au pas’. Je crois que c'est l'Internationale qui a poussé le gouvernement prussien à prendre cette mesure [la dissolution de l'Association générale des ouvriers allemands]. Ce qui explique la lettre ‘si chaudement fraternelle’ que Schweitzer m'a adressée, c'est tout simplement qu'il craint qu'après la décision de Nuremberg je prenne parti publiquement pour Liebknecht et contre lui. Après l'affaire de Hambourg (le bonhomme m'avait écrit de bien vouloir venir moi-même Hambourg ‘pour que l'on me charge des lauriers tant mérités’), une telle polémique serait périlleuse pour lui.
    « Mais ce qui est le plus nécessaire pour la classe ouvrière allemande, c'est qu'elle cesse d'agir avec l'autorisation préalable de ses hautes autorités. Une race aussi bureaucratiquement éduquée doit suivre un cours complet de formation en agissant d'après sa seule initiative. Au reste, elle bénéficie d'un avantage absolu : elle commence le mouvement dans des conditions de maturité d'une époque bien plus avancée que les ouvriers anglais et, du fait de la situation allemande, les ouvriers ont un esprit généralisateur solidement ancré en eux. Eccarius (qui vient d'assister à la Conférence de Nuremberg comme délégué de l'Internationale) ne tarit pas d'éloges sur les bonnes manières parlementaires et le tact avec lesquels les Allemands ont dirigé le Congrès de Nuremberg et ce à la différence de l'attitude des Français au Congrès de Bruxelles. »
  57. Dans sa lettre à Marx du 7 septembre 1868 Eichhoff précise : « La minorité qui a ensuite déposé une protestation contre les actes du comité a tenu aujourd'hui une réunion à part dans la salle de l'Association ouvrière de formation et n'a plus assisté à la réunion générale dans la salle de la mairie locale ; elle a donc fait scission dans toutes les formes, et se constituera sans doute en une nouvelle association... L'attitude des délégués de Saxe a été exemplaire à tous les points de vue et témoigne d'une préparation tout à fait remarquable : le mérite en revient essentiellement à Bebel et à Liebknecht. Nous leur devons la victoire remportée contre la plupart des sociétés d'Allemagne du Sud, notamment du Wurtemberg, du Hanovre, de Bielefeld, d'Oldenburg, de Hambourg et d'autres sociétés isolées d'Allemagne du Nord. »
  58. Le syndicalisme est par excellence le terrain où s'exerce ce que Marx appelle l'activité autonome du prolétariat, voulue et animée par les ouvriers eux-mêmes, à la différence et en opposition à toutes les autres classes, au niveau de leurs conditions réelles de vie et de travail en vue de leurs intérêts immédiats et collectifs de classe.
    Nous ne reproduisons pas ici les textes de Marx-Engels sur l'Internationale et les syndicats, ainsi que leur action syndicale dans l'A. I. T., nous renvoyons le lecteur au recueil de Marx-Engels, Le Syndicalisme, vol. 1, 57-170.
    L'initiative de la Conférence de Nuremberg s'inscrit directement dans les préoccupations du Conseil général de l'A. I. T. sur les syndicats, comme en témoigne la résolution du troisième congrès de l'A. I. T. élaborée par Marx et adoptée à Bruxelles en septembre 1868 : « En ce qui concerne l’organisation des grèves, dans les branches de production où il n'y a pas encore de syndicats, de sociétés de résistance, de secours mutuel, il importe d'en créer, puis de solidariser entre eux tous les syndicats de toutes les professions et de tous les pays, en instituant, dans chaque fédération locale, une caisse destinée à soutenir les grévistes. En un mot, il faut continuer dans ce sens l'œuvre entreprise par l'Association internationale des travailleurs, et s'efforcer de faire entrer le prolétariat en masse dans cette association... Le Congrès sera nanti chaque année d'un rapport sur les syndicats émanant de chaque groupe ou de chaque section, afin de se rendre compte de leurs progrès. » (Ibid., p. 70-71.)
  59. Cette déclaration de Marx, datée du 23 novembre 1868, fait suite à la position adoptée par cette association vis-à-vis du Congrès des lassalléens de Berlin. Dans sa lettre à Engels du 25 novembre 1868, Marx écrivait : « Les lassalléens importés de Paris et d'Allemagne, en contact secret avec Schweitzer, ont utilisé l'absence de Lessner [dirigeant de l'Association et membre du Conseil central, après avoir été membre de la Ligue des communistes] à la suite de la maladie de sa femme, pour faire passer en douce un vote en faveur de Schweitzer contre le Congrès de Nuremberg. »
    En fait, l'Association allemande de formation des ouvriers de Londres avait pris position par surprise en faveur des syndicats créés par Schweitzer au Congrès de Berlin du 26 septembre 1868 (d'où les associations et syndicats de l'organisation de Nuremberg avaient été écartés), et le conflit fut finalement réglé par l'adoption de modifications proposées par Marx à la circulaire. L'Association allemande de formation des ouvriers demeura une section allemande de l'Internationale à Londres.
  60. Cf. Marx-Engels, Le Syndicalisme, vol. I, p. 87-94, sur l'agitation de J. B. von Schweitzer en vue de la création de syndicats, ainsi que sur la position personnelle de Marx sur cette question.
  61. Cette association s'était formée en octobre 1868 à la suite d'une scission d'avec les éléments lassalléens. Elle se donna deux ouvriers pour dirigeants ‑ Wilcke et Kämmerer ‑ afin de marquer son caractère prolétarien. Elle conduisit une lutte sévère contre les lassalléens, et entra au parti ouvrier social-démocrate en 1869 au Congrès d'Eisenach.
  62. Ce rapport, présenté au sous-comité de l'A. I. T. le 25-10-1865, est le résultat d'efforts inlassables de Marx. Celui-ci parvint à convaincre les membres du Conseil central que les sections locales de l'Internationale n'étaient pas encore assez affermies pour tenir le congrès général prévu par les statuts.
    Le Conseil central adopta le programme proposé dans ce rapport à quelques modifications mineures près (Cremer et Eccarius proposèrent d'y inclure le point 10 soulevé par la section parisienne).
  63. Tout parti vraiment ouvrier et révolutionnaire traite en présence de tous de ses questions d'organisation, et ce jusque dans ses détails les plus matériels et les plus humbles. Ce sont précisément les questions de fonctionnement matériel ‑ organisation des réunions, diffusion, répartition des tâches les plus diverses ‑ qui soudent les militants en une collectivité vivante et agissante, et font qu'en général chacun a le sentiment que la vie de l'organisation est l'œuvre consciente des efforts collectifs de ses membres.
  64. Cf. Marx à Johann Philipp Becker, 13 janvier 1866.
    Marx nous donne ici de précieuses indications sur les travaux de la Conférence de Londres de septembre 1865.
  65. Ce factum déniait au Conseil central le droit de diriger l'Internationale et limitait ses pouvoirs à des fonctions purement techniques d'information et de statistique.
  66. Cf. Marx à Engels, 20 novembre 1865.
    Par suite de la publication par les délégués français d'un rapport sur la Conférence de Londres, Marx est, à sa demande, déchargé par le Conseil central de cette tâche.
    Ce compte rendu fut publié par L'opinion nationale du 8-10-1865, L'Avenir social du 12-10-1865 et Le Siècle du 14-10-1865. Il est reproduit dans La Ire Internationale, recueil de documents, t. I, p, 16-24: Il est signé : « Pour le Conseil central : les correspondants de Paris, Fribourg, C. Limousin. »
  67. Marx à Johann Philipp Becker, 31-8-1866.
    Cette lettre fait pendant aux « Instructions aux délégués du Conseil central au Congrès de Genève » Il s'agit évidemment de directives confidentielles qui, cependant, n'ont aucun caractère d'intrigue, tous les conseils étant justifiés par le souci de la bonne marche du Congrès, en dehors de tout formalisme. Le compte rendu des débats mentionne que le citoyen Jung, délégué du Conseil central, a été choisi pour diriger les débats du congrès à une majorité de 45 voix (sur un total de 60).
    Comme on le voit, pour Marx, la direction est confiée en fonction non pas de la préséance ou du mérite, mais des qualités requises pour exercer la tâche.
  68. À la séance du Conseil central du 17 juillet 1866 Marx aborda la discussion sur les questions à mettre à l'ordre du jour du premier congrès de l'Internationale. Les débats à ce sujet se poursuivront tant au Conseil central qu'au sous-comité du 28 septembre au 14 août. Sous forme d'instructions aux délégués du Conseil central au congrès; Marx sera chargé de rédiger le texte du programme qui devait en résulter et dont le Congrès de Genève tira ses principales résolutions.
    Dans une lettre à Kugelmann du 9 octobre 1866, Marx s'explique lui-même sur ses intentions : « J'avais de vives appréhensions pour le premier congrès de Genève. Mais, en somme, il a dépassé, en bien, mes attentes. Son effet en France, en Angleterre et en Amérique a été inespéré. Je ne pouvais ni ne voulais m’y rendre, mais j'ai rédigé le programme des délégués de Londres. J'ai limité à dessein ce programme aux points qui permettent d'obtenir un accord immédiat et une action commune des ouvriers, de manière à donner un aliment et une impulsion directe aux exigences de la lutte de classe et à l’organisation des ouvriers en classe. »
    Soixante délégués, dont quarante représentaient les diverses sections et quinze les sociétés adhérentes, prirent part au Congrès de Genève. Les proudhoniens, qui disposaient du tiers des voix, présentèrent un programme séparé sur tous les points de l'ordre du jour. Le Congrès adopta six des neuf points des « Instructions » de Marx sous forme de résolutions : la combinaison internationale des efforts, par le moyen de l'association, pour la lutte du travail contre le capital ; la limitation des heures de travail ; le travail des enfants et des femmes ; le travail coopératif, les syndicats, et les armées permanentes. Sur la Pologne, on adopta la résolution de compromis de Johann Philipp Becker. Enfin, le Congrès de Genève ratifia les statuts et le règlement de l'Association internationale des travailleurs, élaborés par Marx.
  69. Le principe démocratique est appliqué de manière purement formelle, a posteriori pour ainsi dire, puisque les membres du Conseil central se recrutent par cooptation selon les besoins et les tâches à remplir.
  70. Ce poste était purement artificiel, et ce fut Marx qui le fit supprimer : « À propos de l'Internationale, le poste de président a été aboli à ma demande, alors qu'Odger était sur le point d'être réélu. » (Marx à Engels, 4 octobre 1867.) Odger se comporta indignement à l'occasion de la Commune, et dans son exposé contre Odger à la réunion du Conseil général du ler août 1871, Marx dit : « Au cours des cinq dernières années, Mr Odger a complètement ignoré l'Internationale et n'a jamais rempli les devoirs de sa charge. Le poste de président du Conseil général a été supprimé par le Congrès, parce qu'il était inutile et purement fictif. Mr Odger a été le premier et le seul président de l'Internationale. Il n'a jamais rempli ses devoirs et le Conseil général a très bien pu agir sans lui, c'est pourquoi le poste de président a été supprimé. » (Marx-Engels, La Commune de 1871, 10/18, p. 153, 160-162.)
    La décision de supprimer le poste de président fut prise au Conseil général, le 24 septembre 1867, et Marx proposa qu'à chaque réunion on choisisse un président de séance. La décision de la suppression de ce poste fut ratifiée par le Congrès de Bâle en septembre 1869.
  71. Le Courrier international introduisit ici le paragraphe suivant, d'inspiration démocratique : « Le comité permanent, formant en fait l'exécutif du Conseil central, sera choisi par le Congrès ; la fonction de chacun de ses membres sera déterminée par le Conseil central. »
  72. Cette tâche est encore le signe de la volonté de Marx de développer au maximum l'activité autonome du prolétariat. C'est l'intérêt ‑ et non le moindre ‑ de cette enquête établie d'après le schéma exposé dans Le Capital sur les conditions de vie et de travail des ouvriers, en se basant sur les rapports des inspecteurs de fabrique anglais. Ce faisant, les ouvriers eussent pu dégager une vision précise de leur situation, afin d'agir en connaissance de cause dans le sens de leur émancipation. La question portait, en effet, leur attention sur les conditions particulières de travail de chacun, ainsi que sur ses imbrications complexes avec le cadre tout entier du système immédiat d'exploitation.
  73. Lors des débats sur la limitation du temps de travail, le proudhonien Fribourg de Paris dit « qu'il ne demande pas une réduction semblable, la délégation parisienne demande seulement que le travail des ouvriers ne soit pas défavorable au développement naturel de leurs facultés et aptitudes, et qu'il ne croit pas qu'il soit possible d'établir aucune réglementation à ce sujet » (Cf. La Ire Internationale, recueil de documents publiés sous la direction de Jacques Freymond, E. Droz, Genève, 1962, t. I, p. 49.) Cette science de politique sociale trouvera son apogée à Saragosse, au printemps 1872, dans le refus de discuter de la journée de travail de huit heures, « parce qu'elle est une limitation au grand but, l'abolition du salariat, c’est-à-dire de l'identité du consommateur, du producteur et du capitaliste amenée par la coopération » (ibid., p. 46).
  74. Tandis que Marx part des données réelles de la société capitaliste pour établir les revendications matérielles des ouvriers, comme il part de l'acquis de la production capitaliste (grande industrie, échanges internationaux des produits, travail associé des producteurs et des machines, application de la science à l'activité productive, etc.) pour déterminer la nature des rapports sociaux de la société socialiste, les proudhoniens partent d'idées préconçues, découlant de la production idyllique de l'artisanat patriarcal de l'époque précapitaliste, pour prôner un socialisme petit-bourgeois réactionnaire.
    À propos du travail des femmes et des enfants les citoyens Chemalé, Fribourg, Perrachon, Camélinat firent la proposition philistine suivante :
    « Au point de vue physique, moral et social, le travail des femmes et des enfants dans les manufactures doit être énergiquement condamné en principe comme une des causes les plus actives de la dégénérescence de l'espèce humaine et comme un des plus puissants moyens de démoralisation mis en œuvre par la caste capitaliste.
    « La femme n'est point faite pour travailler [sic] ; sa place est au foyer de la famille, elle est l'éducatrice naturelle de l'enfant, elle seule peut le préparer à l'existence civique, mâle et libre [sic]. » (Cf. ibid., p. 50.)
  75. Tous ces développements correspondent à l'exposé du Capital, livre I, chap. XV, sur la législation de fabrique (Éd. sociales, t. III, p. 159-178). La liaison entre les travaux théoriques de Mars et son activité militante est évidente. Mieux : dans cette partie du Capital, Marx établit la synthèse de ce que seront le travail humain et l'éducation dans la société communiste à partir des conditions créées par la grande production capitaliste, ainsi que comme résultat des luttes revendicatives exemplaires du prolétariat anglais pour des conditions de vie et de travail meilleures. De cette synthèse, Marx déduit ensuite les mots d'ordre pratiques de revendication et d'organisation du prolétariat international. La théorie est inséparable, à tous ses stades, de la pratique.
  76. Ces données concrètes correspondent évidemment au développement des forces productives du siècle dernier.
  77. Au centre de la transformation économique du mode de production actuel en mode de production communiste, fondé sur le travail associé des libres producteurs, il y a la question fondamentale de l'État politique qu'il faut briser et remplacer provisoirement par un autre jusqu'à ce que les superstructures politiques bourgeoises d'oppression aient été définitivement balayées dans le monde. La même exigence se pose pour les soviets, conseils de fabrique ou comités d'autogestion, qui ne peuvent transformer véritablement l'économie qu'après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.
  78. Les proudhoniens n'avaient aucune vision de classe sur cette question et ignoraient donc toute action (et organisation) du prolétariat par les syndicats, comme en témoigne leur contre-proposition au Congrès de Genève : « Dans le passé, les sociétés ouvrières, avec le système des corporations et des maîtrises, c'était l'esclavage pour le travailleur ; aujourd'hui, la situation est l'insolidarité et l'anarchie. L'avenir doit réaliser l'identité de ces trois termes : travailleur, capitaliste et consommateur ; l'ouvrier doit devenir le propriétaire de son produit. » (Ibid., p. 72.) Et « la grève est loin d'être la solution du problème social ; le but poursuivi par l'Association est la suppression du salariat, à quoi l'on ne pourra arriver que par l'association, et surtout par l'association coopérative » (ibid., p. 71).
  79. Au printemps 1865, à l'initiative du Conseil central de l'A. I. T., fut fondée la Ligue nationale pour la réforme qui devait inciter les syndicats à abandonner autant que possible leur apolitisme traditionnel. Cette Ligue renouait avec les principes démocratiques du chartisme. Elle poursuivit l'activité, du prolétariat anglais dans le domaine politique en empêchant une intervention militaire de la bourgeoisie aux côtés des esclavagistes sudistes durant la guerre de Sécession.
  80. C'est après la guerre civile aux États-Unis (1861-1865) que se développa le mouvement revendicatif ouvrier en Amérique. Celui-ci se concentra sur l'objectif de la journée de travail de huit heures, avec les Eight-Hour Leagues dont les ramifications s'étendirent à presque tout le pays. L'Union nationale des ouvriers se greffa sur ce mouvement et, à son Congrès de Baltimore d'août 1866, elle proclama que la revendication de la journée de travail de huit heures était la condition préalable de l'émancipation ouvrière du joug capitaliste.
  81. En une formule ramassée, Lénine a tiré la conclusion de l'œuvre de la Ire Internationale sur ce point : « L'idée que la lutte de classe unitaire doit nécessairement lier en elle la lutte politique et économique est passée depuis dans la chair et le sang de la social-démocratie internationale. »
    Au Congrès de Genève, les anciens de la Ligue des communistes menèrent la lutte aux côtés des délégués anglais du Conseil général et des syndicats pour défendre les thèses de Marx contre les attaques des proudhoniens français et suisses, qui représentaient les aspirations des travailleurs parcellaires, artisans et petits paysans, dont la seule vision collective est la coopérative de production locale.
  82. Les deux points 7 et 8 appellent des solutions établies par des idéologues créateurs de systèmes et permettant de résoudre la « question sociale » grâce à une panacée, et non grâce à l'action concertée des classes ouvrières sur le terrain réel du développement économique et social. Marx dit d'emblée, comme pour le système des coopératives, que les véritables changements s'effectuent par la lutte des classes.
    À côté de l'Angleterre, pays le plus avancé du capitalisme, et donc aussi sa classe ouvrière, l'autre citadelle de la Ire Internationale a été la Suisse petite-bourgeoise des coopératives. Sa population multilingue, sa situation entre la France bonapartiste et les pays où le problème des nationalités se posait encore avec acuité ainsi que les libertés d'association qui y existaient firent de ce pays le centre politique de l'Europe continentale et le modèle d’une fédération opposée à la centralisation. Au début de 1866, la section allemande du comité central de Genève prit en charge les affaires ouvrières d'Allemagne : des sociétés allemandes et autrichiennes s'affilièrent au comité de langue allemande à Genève. De même, Genève fut le centre d'organisation et d'agitation pour le Jura français, et son influence s'exerça jusqu'à Lyon et Marseille. De nombreux réfugiés politiques petits-bourgeois, luttant pour les droits nationaux de la Hongrie, de l'Allemagne, du Danemark, de la Suède, de l'Italie, etc., se trouvaient en Suisse, mêlant l'agitation pour la liberté, la démocratie et les droits du citoyen à l'agitation sociale.
    Finalement, l'opposition entre les forces prolétariennes et les forces petites-bourgeoises se cristallisera autour de Londres et de Genève, et les marxistes appuyés sur les syndicats affronteront les anarchistes appuyés sur les coopératives.
    Très tôt déjà, la Suisse s'était opposée aux tentatives de constitution du prolétariat sur des positions de classe. Par exemple, en août 1869, lorsque se créa le Parti ouvrier social-démocrate allemand, le comité central de Genève s'opposa à sa formation en organisation politique stable, en arguant que « le champ d'action de la direction nationale ne doit pas se borner aux frontières de l'État, mais s'étendre selon l'usage de la langue », pour justifier ses empiètements et ses projets de société de propagande fluide ayant comme base organisationnelle les sociétés coopératives. Sur ce point, il rejoignait les positions lassalléennes.
  83. Dans sa lettre à Kugelmann, du 9 octobre 1866, Marx dit à ce propos :
    « Messieurs les Parisiens avaient la tête pleine des phrases proudhoniennes les plus creuses. Ils bavardent de science et ne savent rien. Ils dédaignent toute action révolutionnaire, qui jaillisse de la lutte de classe elle-même, et tout mouvement concentré, social, donc réalisable aussi par des moyens politiques (par exemple, la diminution légale de la journée de travail). Sous le prétexte de la liberté et de l'antigouvernementalisme, ou de l'individualisme anti-autoritaire, ces messieurs, qui ont supporté et supportent allégrement depuis seize ans le plus misérable despotisme, ne prêchent en fait que l'économie bourgeoise la plus ordinaire, idéalisée seulement de manière proudhonienne. Proudhon a causé un mal terrible. Son semblant de critique et son apparente opposition aux utopistes ‑ alors que lui-même n'est qu'un utopiste petit-bourgeois, alors que les utopies d'un Fourier ou d'un Owen sont le pressentiment et l'expression imaginaire d'un monde nouveau ‑ ont d'abord séduit et corrompu la « jeunesse brillante » et les étudiants, puis les ouvriers, les Parisiens qui, en tant qu'ouvriers de luxe, restent sans le savoir fortement attachés à toutes ces choses du passé. Ignorants, vaniteux, arrogants, bavards, emphatiques, enflés, ils étaient sur le point de tout gâter, car ils étaient venus en nombre au congrès, nombre qui ne correspondait nullement à celui de leurs adhérents. En sous-main, je leur donnerai sur les doigts dans le rapport.
    « Le congrès des ouvriers américains, qui s'est tenu au même moment à Baltimore, m'a causé beaucoup de joie : ici, le mot d'ordre était l’organisation de la lutte contre le capital, et ‑ chose remarquable ‑ la plupart des revendications que j'avais rédigées pour Genève ont été également posées là-bas, par le sûr instinct des travailleurs.
    « La Ligue nationale pour la réforme, que notre Conseil général (où j'ai pris une grande part) a appelé à la vie, prend maintenant des dimensions immenses et irrésistibles. Je suis toujours demeuré en coulisse, et je n'ai plus à m'occuper de l'affaire à présent qu'elle suit son train. »
  84. Marx reprend ici l'un des points qui dominent toute la politique extérieure objective de l'Europe du siècle dernier. Ce point, qui avait fourni l'occasion aux classes ouvrières d'Europe de se constituer en classe internationale, avec la création de la Ire Internationale, est repris ici par Marx pour être soumis à la discussion du congrès, dont la politique doit s'inscrire dans la vision générale développée à la fin de l'« Adresse inaugurale » de l'A. I. T. Cette question concrète et brûlante divisa au plus haut point le congrès en avivant tous les antagonismes existant au sein de l'Internationale. Au nom de la délégation française ‑ qui avait pourtant participé deux ans auparavant au meeting polonais à Londres ‑, Fribourg déposa une motion déclarant que le parti ne devait pas prendre position dans « la question embrouillée des nationalités » qui est une question politique, mais admit que « les membres allemands et suisses aient cependant la faculté de signer la proposition ‑ de compromis ‑ de Becker en faveur de la reconstitution de la Pologne ».
    C'est sur ce point qu'apparaît le plus visiblement l'immaturité sociale et politique des participants du congrès : tout le siècle fut pourtant rempli et dominé par les luttes pour la formation des États nationaux modernes en Europe. Cette faiblesse se retrouva dans la IIe Internationale et la social-démocratie allemande, qui ne surent pas utiliser l'immense héritage politique de Marx-Engels sur l'impérialisme. De fait, celle-ci succomba au moment du heurt impérialiste de 1914. Cette incapacité politique empêcha les social-démocrates de lire dans le sous-sol social les forces réelles qui firent échouer les tentatives du prolétariat international à l'heure décisive de la crise mondiale.
  85. Aux yeux de Marx-Engels, la question militaire est toujours l'une des plus épineuses qui soient. En effet, elle exige, d'une part, un maximum de sens de classe pour ne pas tomber dans les excès du militarisme bourgeois, d’autre part, une vision aiguë du développement de la politique de la société en général. Dans ces conditions, on comprend que Marx se soit limité dans ses instructions à des directives générales, au demeurant fort claires, toujours antipacifistes.
    En fait, au moment du congrès, la guerre austro-prussienne venait tout juste de s'achever, et Marx-Engels savaient fort bien qu'elle était le prélude à des conflits autrement plus graves. Au lieu de considérer ces guerres de manière dialectique, avec leur côté positif et leur côté négatif, les Français se lancèrent dans des grandes phrases sur les « tyrans ».
  86. La question des idées religieuses « et leur influence sur le développement social, politique et intellectuel » donna lieu, elle aussi, à un flot de paroles et d'éloquence.
  87. Lettre de Marx publiée dans le Narodnoje Delo, 15-4-1870.
    Bien que ce texte outrepasse les limites chronologiques du présent tome, nous l'avons repris ici, parce qu'en substance il fait partie de la période d'aménagement de la Ire Internationale. Avec la création de la section russe de l’A. I. T., l’Internationale est en place, du moins dans ses lignes essentielles.
    Le 12 mars 1870, le comité de la section russe qui allait se créer envoya à Marx son programme et ses statuts, en lui demandant de les examiner et de bien vouloir représenter la section au Conseil général. À la séance du 22 avril, le Conseil général décida d'admettre la section russe. Par la suite, elle soutint Marx-Engels dans leur lutte contre Bakounine. La section russe fut très active non seulement sur place, en Suisse, mais elle noua encore des relations étroites avec le mouvement révolutionnaire de Russie. Elle se désagrégea en 1872.
    En ce qui concerne la pénétration et la propagation des idées de Marx-Engels en Russie, notamment dans les années 1860, cf. W. N. KOTOV, Eindringen der Ideen von Karl Marx und Friedrich Engels in Russland, Dietz Verlag, Berlin, 1956.
  88. De même, Engels a commencé avec l'étude sur La Situation de la classe ouvrière en Angleterre.
  89. La section russe se fixa pour but de faire connaître le programme et les statuts de la Ire Internationale aux révolutionnaires russes, de les familiariser avec les textes de Marx- Engels et d'établir des contacts avec le mouvement révolutionnaire des pays développés de l'Ouest. C'est ce qui ressort de son programme même :
    « 1. Propager en Russie, avec tous les moyens rationnels possibles qui peuvent résulter des particularités de situation de ce pays les idées et les principes fondamentaux de l'Association internationale ;
    « 2. Contribuer à la fondation de sections internationales parmi les masses laborieuses russes ;
    « 3. Contribuer à réaliser une liaison solide et fraternelle entre les classes laborieuses de Russie et celles d'Europe occidentale, et à atteindre leur but commun d'émancipation, grâce à une action et une aide mutuelles. »