Super-impérialisme

De Wikirouge
(Redirigé depuis Ultra-impérialisme)
Aller à la navigation Aller à la recherche
La figure de Kautsky est souvent associée à la théorie de l'ultra-impérialisme.

Le super-impérialisme (ou ultra-impérialisme) était une théorie du marxiste Karl Kautsky, qui a été combattue par Luxemburg et Lénine.

1 Contexte[modifier | modifier le wikicode]

1.1 La guerre de 1914 et l'Union sacrée[modifier | modifier le wikicode]

Pendant la Belle-Epoque, le capitalisme semblait capable pour beaucoup d'observateurs d'apporter lentement mais sûrement le progrès social à l'humanité. Cette conception s'est aussi immiscée dans les rangs de l'Internationale ouvrière (Deuxième internationale), où elle a fourni un semblant d'idéologie à la frange réformiste qui pratiquait de plus en plus la collaboration de classe.

L'aile révisionniste était groupée autour de Bernstein, l'aile défendant le marxisme et la révolution autour de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Au centre de l'appareil social-démocrate, Karl Kautsky tentait surtout de ne pas trancher les questions les plus polémiques et de maintenir l'unité de l'organisation (centrisme).

La position de la social-démocratie était officiellement la paix, au nom du refus des prolétaires de s'entretuer, donc l'opposition à la guerre par la désobéissance des travailleurs et la grève générale pour paralyser le militarisme. Malheureusement, les intérêts liant les dirigeants bourgeois de la social-démocratie de s'entendre avec leurs gouvernements respectifs ont été plus forts, et ceux-ci ont voté les crédits de guerre en légitimant "l'Union sacrée" en 1914.

1.2 Le débat théorique sur l'impérialisme[modifier | modifier le wikicode]

Dans les années 1900, de nombreuses réflexions ont eu lieu sur l'impérialisme, notamment celles de Kautsky, de Hilferding (1911), de Luxemburg (1913) ou de l'intellectuel libéral anglais John A. Hobson (1902). Tous les auteurs observaient des changements économiques majeurs (centralisation du capital en monopoles, essor du capital financier...) et tentaient d'en donner des interprétations.

Par exemple Karl Kautsky, principal théoricien de l'Internationale, expliquait en 1898 le militarisme allemand par les intérêts des « éléments précapitalistes » de la classe dirigeante (seigneurs féodaux et junkers). Il a rapidement ajouté que certains capitalistes aussi (secteur minier, ferroviaire...) avaient intérêt à investir à l'étranger, et demandaient la protection militaire pour garantir leurs profits.

Un des points importants de débat était la question de savoir si l'internationalisation du capital éloignait le risque de guerre ou non. C'est notamment ce qu'affirmait Bernstein, pour qui les cartels internationaux créent des intérêts communs et sont vecteurs de paix. Kautsky répond que ces cartels sont des constructions fragiles, et que : « les droits de douane protecteurs sont plus faciles à introduire qu'à abolir, en particulier dans une telle période où la concurrence fait rage sur le marché mondial ».[1] Rosa Luxemburg également pense que les cartels « s’accompagnent toujours d’une guerre douanière générale »[2]. Kautsky défend que le militarisme est soutenu par les « rois de la finance moderne [qui] dominent les nations directement par des cartels et des trusts ». Il estime que les industriels eux n’ont pas intérêt aux guerres (à cause des impôts, des ruptures des échanges...), mais que « la finance domine de plus en plus l'industrie. » Kautsky voit aussi venir une période de guerres et de révolutions (socialistes, mais aussi anti-coloniales), et décrit l’impérialisme comme « le dernier refuge du capitalisme ». Il se plaint du racisme présent y compris dans la social-démocratie. Et par ailleurs il développe l’idée d’aristocratie ouvrière.[3]

Les autres théoriciens de la gauche du parti (Lénine, Boukharine, Pannekoek, Trotski) ont eux aussi, chacun à leur manière (et largement influencés par ces débats), cherché à établir que le colonialisme et la guerre impérialiste étaient intrinsèquement issus du capitalisme, et donc que seule la révolution socialiste pouvait y mettre fin.

2 Super-impérialisme[modifier | modifier le wikicode]

Dès 1887, Kautsky montrait un optimisme et un positivisme bien trop grand dans l'effacement des nationalismes :

« Les nations vont peu à peu fusionner entre elles, sans violence, un peu à la manière de la population romane des cantons des Grisons en Suisse, qui, insensiblement et sans résistance, est en train de se germaniser elle-même, parce qu’elle réalise qu’il est préférable de parler une langue comprise largement, plutôt qu’une langue qui n’est parlée que dans quelques vallées. »[4]

La montée des tensions en Europe aurait dû lui faire réviser sa théorie. Pourtant, Kautsky commence à parler en 1911 d’une possibilité que la bourgeoisie rejette la guerre, après qu’un conflit entre l’Allemagne et la France pour la domination du Maroc n’ait finalement pas éclaté. Il souligne que la course aux armements coûte cher et que le militarisme n’est pas rationnel économiquement. Mais il ne fait pas que discuter de tendances, il dit qu’il ne faut pas hésiter à soutenir les pacifistes bourgeois[5]. Rosa Luxemburg est une des seules à vraiment réagir[6].

Au moment du déclenchement de la guerre, Kautsky rend son adresse à la bourgeoisie de façon plus ouvertement opportuniste :

« l’industrie capitaliste est menacée par les conflits entre les différents gouvernements. Tout capitaliste conscient devrait en appeler à ses semblables : Capitalistes de tous pays, unissez-vous ! »[7]  « C'est par la démocratie pacifique, et non par les méthodes violentes de l'impérialisme, que les tendances du capital à l'expansion peuvent être le mieux favorisées. »[8]

A partir de ce moment, il se met à parler abondamment de son « ultra-impérialisme » (ou « super-impérialisme ») :

 « D'un point de vue purement économique, il n’est donc pas impossible que le capitalisme entre maintenant dans une nouvelle phase, marquée par le transfert des méthodes des trusts à la politique internationale, une sorte de super-impérialisme. La classe ouvrière serait forcé de lutter contre cette nouvelle forme de capitalisme comme contre l'ancien, mais le danger serait d’une autre nature. »[7]

« La politique impérialiste actuelle ne peut-elle pas être supplantée par une politique nouvelle, ultra-impérialiste, qui substituerait à la lutte entre les capitaux financiers nationaux l'exploitation de l'univers en commun par le capital financier uni à l'échelle internationale ? Cette nouvelle phase du capitalisme est en tout cas concevable. Est-elle réalisable ? Il n'existe pas encore de prémisses indispensables pour nous permettre de trancher la question. »[9]

Ainsi, Kautsky renvoie la révolution socialiste à plus tard :

« La fédération d'Etats plutôt que l'État multinational ou l'État colonial : telle est la forme des empires requise par le capitalisme pour atteindre sa forme la plus élevée, dans laquelle le prolétariat s’emparera du pouvoir. »[10]

Il faut noter que Jean Jaurès a suivi une évolution similaire à celle de Kautsky. En 1895 il proclamait que « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». En 1911, dans un discours à l’Assemblée[11], il déclare : « Avec l'internationalisme croissant des affaires, les intérêts de tous les peuples sont à ce point enchevêtrés qu'un désastre de l'un est un désastre pour tous ». Il vantait les vertus pacifistes de « trois forces »: l’internationalisme ouvrier, les États-Unis, et le « capitalisme moderne ». Il entendait par ce dernier la dématérialisation du capital (capital par action) qui permettait une plus grande mobilité, un plus grand « enchevêtrement » des intérêts. Il disait que la fin de la domination des propriétaires fonciers entraînerait la fin de la motivation des conquêtes territoriales, concluant : « Ce que je vous dis là, c'est le résumé affaibli de l'œuvre magistrale que publiait, il y a quelques mois, un disciple de Marx, Hilferding, dans une œuvre de premier ordre sur le capital et la finance. A l’inverse de Luxemburg, il voyait dans l’internationalisation du capitalisme (« par-dessus les frontières des douanes travaillent les grandes coopérations du capitalisme industriel et financier ») un point d’appui pour garantir la paix. Il pensait aussi que « l’Allemagne » et « l’Angleterre » n’avaient aucun intérêt militaire et économique à la guerre.

3 Critique des bolchéviks[modifier | modifier le wikicode]

Lénine et Boukharine ont combattu cette thèse. Lénine s'est attaché à étudier les changements survenus dans l'infrastructure du capitalisme, qui étaient effectivement majeurs, et en a tiré notamment son livre L'impérialisme, stade suprême du capitalisme qui expose sa théorie de l'impérialisme. Sa conclusion est que les blocs de capitaux restent structurés majoritairement autour des Etats, et que le partage du monde entre grandes puissances étant quasiment achevé, des grandes guerres ne manqueraient pas d'éclater.

Lénine et Boukharine n'excluaient pas totalement l'idée d'une évolution de l'impérialisme vers un ultra-impérialisme, mais ils reprochaient surtout à Kautsky d'utiliser cette idée très hypothétique (à l'époque de la Première guerre mondiale...) au lieu d'analyser la situation présente :

« Il n’y a pas trace de marxisme dans ce désir de tourner le dos à la réalité de l’impérialisme et de s’évader en rêve vers un «ultra-impérialisme» dont on ignore s’il est réalisable ou non (…) Peut-on cependant contester qu’il soit possible de «concevoir» abstraitement une phase nouvelle du capitalisme après l’impérialisme, à savoir l’ultra impérialisme ? Non (…) Seulement dans la pratique, cela signifie devenir un opportuniste, qui nie les tâches aiguës de l’actualité au nom de rêveries sur des tâches futures sans acuité (…) Il ne fait pas de doute que le développement va dans le sens d’un seul et unique trust mondial (…) Mais ce développement s’opère dans des circonstances, sur un rythme, avec des contradictions, des conflits et des bouleversements tels (et non seulement économiques, tant s’en faut, mais aussi politiques, nationaux, etc.) que, sans aucun doute, avant qu’on n’en arrive à un tel trust mondial (…), l’impérialisme devra inévitablement sauter et le capitalisme se transformera en son contraire. »[12]

Répondant à Lénine, Kautsky maintiendra que l'impérialisme n’est « pas une nécessité économique », n’est « pas un stade du capitalisme ». Après la guerre, il soutient ardemment la tentative de Wilson (président des États-Unis) pour établir une Société des nations.

La Première guerre mondiale fut effectivement un violent affrontement impérialiste, notamment entre le bloc qui voulait profiter de l'ascension de l'économie allemande, et celui qui voulait le contenir. Pour les communistes de l'époque, cela montrait clairement que le capitalisme mondialisé était entré dans l'"ère des guerres et des révolutions" (Lénine).

4 Postérité du débat[modifier | modifier le wikicode]

4.1 Schumpeter[modifier | modifier le wikicode]

Joseph Schumpeter n'était pas du tout un marxiste, mais c'est un des rares économistes bourgeois à s'être intéressé à l'impérialisme, et il écrivait à la même époque que les communistes : il publie sa Contribution à une sociologie des impérialismes en 1919. Malgré l'expérience de la guerre mondiale, il soutenait que le capitalisme tendait au pacifisme, et même que le capitalisme était voué à être remplacé par le socialisme.

4.2 Théorie de l'Empire (Negri et Hardt)[modifier | modifier le wikicode]

Toni Negri et Michael Hardt ont exposé dans leur ouvrage Empire en 2000 une vision du super-impérialisme des États-Unis pouvant rappeler les débats passés. Leur théorie est à la fois :

  • l'ultra-impérialisme : ce ne sont plus les États mais les transnationales qui font la loi
  • le super-impérialisme de l'empire des États-Unis (ce qui amènera Negri à appeler à voter oui au TCE en 2005 pour affaiblir l'« empire » !)

Il est certain que le capital est notablement plus mondialisé qu'auparavant, et que les bourgeoisies ont multiplié les alliances ou tentatives d'alliances qui dépassent les États-Nation. Des alliances régionales ont vu le jour (ALENA, Union européenne, Mercosur...) mais également des organisations (OMC, FMI...) qui dégagent dans une certaine mesure des points d'accord entre les États-Unis et la plupart des pays du monde.

Mais Hardt et Negri affirment que le « nouvel État global » aurait effacé la distinction entre États dominants et recolonisés. Pourtant, cette différence saute aux yeux lorsqu'on voit l'influence des bourgeoisies du Tiers-Monde sur toutes les décisions de l'ONU, du FMI, de l'OMC ou de la Banque mondiale. Les classes dominantes de la périphérie ne sont pas des victimes du sous-développement et gagnent largement en exploitant les travailleurs de leur pays. La thèse de l'empire ignore ce rôle marginal et méconnaît la persistance de la domination impérialiste dans les secteurs stratégiques de la périphérie.

Cette domination n'est pas exercée par un « pouvoir mondial » mystérieux, mais au moyen d'actions militaires et diplomatiques de chaque puissance dans ses aires d'influence principale. Même si États-Unis dominent tout le monde, il existe des différences entre l'Europe et le Japon et les pays périphériques... Et l'hégémonie politique et militaire nord-américaine n'implique pas pour autant sa suprématie économique structurelle à long terme.

Claude Serfati et François Chesnais se sont prononcés dès 2003 contre la vision de Negri, contrairement à certains marxistes qui « sans être complètement sur cette orientation de « l’empire américain », la partageaient quand même assez largement ».[13]

4.3 Ellen Meiksins Wood[modifier | modifier le wikicode]

Dans le capitalisme libéral, la domination directe du capital (dans l'entreprise) est séparée de sa domination politique. Poussant cette logique, Ellen Meiksins Wood conteste la vision de l'impérialisme comme politique des Etats dictée par les intérêts capitalistes. Les entreprises capitalistes seraient ainsi indifférentes aux frontières étatiques.

4.4 Eric Hobsbawn[modifier | modifier le wikicode]

En 1990, Eric Hobsbawn affirme que le « nationalisme ethnico-linguistique » est en train de s’affaiblir tandis que les États multinationaux sont plus que jamais la règle. Il se base sur l’unification « dépassionnée » de l’Allemagne ou la prolifération des organismes intergouvernementaux comme des organisations non gouvernementales à vocation internationale. Daniel Bensaïd critique alors cette vision comme trop positiviste.[14]

4.5 Union européenne[modifier | modifier le wikicode]

Certains débats actuels peuvent faire penser à ce débat historique, comme celui sur l'Union Européenne. Certains pensent en effet que cette entité supranationale éloigne la perspective d'une guerre en Europe. Mais on peut constater qu'il n'y a pas réellement de bourgeoisie européenne, et qu'au contraire la crise de 2007-2010 met à rude épreuve l'UE et fait renaître des tensions nationales.

5 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

Lénine, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916

  1. Karl Kautsky, Bernstein et le programme social-démocrate, 1899
  2. Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution, 1899
  3. Alencontre.org, Lénine en 1914. La «nouvelle époque de guerre et révolution»
  4. Karl Kautsky, Die moderne Nationalität, Die Neue Zeit, V, 1887
  5. Karl Kautsky, Guerre et paix, 1911
  6. Rosa Luxemburg, Peace Utopias, mai 1911
  7. 7,0 et 7,1 Karl Kautsky, L’impérialisme et la guerre, 11 septembre 1914
  8. Karl Kautsky, Nationalstaat, imperialistischer Staat und Staatenbund, 1915
  9. Kautsky, Neue Zeit, 30 avril 1915, p. 144
  10. Kautsky in https://camtrotskyreadinggroup.files.wordpress.com/2010/12/leon-trotsky-nation-economy-1915.pdf
  11. Jean Jaurès, Discours à l’Assemblée du 13 janvier 1911 et du 20 novembre 1911
  12. Lénine, Préface à la brochure de Boukharine L’Economie mondiale et l’impérialisme, décembre 1915
  13. http://revueperiode.net/qui-sinteresse-encore-a-limperialisme-francais-entretien-avec-claude-serfati/
  14. Daniel Bensaïd, Notes sur la question nationale, 1992