Expropriation
L'expropriation est le fait de s'emparer d'une propriété.
Au cours de la période de la naissance du capitalisme, des aristocrates et la classe bourgeoise en plein essor exproprient massivement des petits paysans et artisans, de diverses façons (accumulation primitive du capital).
Une fois enclenché, ce processus a conduit à une immense polarisation entre les capitalistes, possédant toujours plus, et les non possédants, les prolétaires. C'est pourquoi un objectif central du socialisme collectiviste est de saisir cette propriété ultra concentrée afin de la gérer démocratiquement. Ce que Marx appelait « l'expropriation des expropriateurs »[1].
Le terme d'expropriation a souvent une connotation plus radicale que d'autres termes comme nationalisation, qui évoquent la prise de contrôle relativement pacifique de quelques entreprises par un État bourgeois.
1 Accumulation primitive capitaliste[modifier | modifier le wikicode]
La notion d'expropriation a été employée pour décrire les processus de dépossession de nombreux paysans ou artisans à l'époque moderne, en plein essor du capitalisme (accumulation primitive du capital).
Par exemple en Angleterre, avec le mouvement des enclosures. A la fin du 16e siècle, il y avait 12 fois plus de non propriétaires qu'un siècle plus tôt.[2]
Ou encore dans les colonies, lorsque des terres sont volées par les colonisateurs.
2 Expropriations socialistes[modifier | modifier le wikicode]
2.1 Idée générale[modifier | modifier le wikicode]
L'expropriation des capitalistes est le critère clé du passage du capitalisme au socialisme (pour les socialistes collectivistes), et l'élément central de la révolution socialiste pour les socialistes révolutionnaires.
Plus précisément elle consiste en la saisie des moyens de production (usines et autres locaux des grandes entreprises...), d'échange (grandes surfaces...) et autres grandes propriétés foncières. Une saisie effectuée par la population travailleuse auto-organisée, qui se coordonne pour réorganiser en profondeur l'utilisation de ces propriétés et planifier la production en fonction des besoins. Les syndicalistes révolutionnaires parlent par exemple de « grève générale expropriatrice ». L'expropriation dans ce cadre est équivalente à une « socialisation ».
Pour les communistes marxistes (par opposition à l'anarchisme), cette socialisation, pour être efficace et victorieuse, doit être coordonnée avec un minimum de centralisation, ce qui suppose un État. Mais cet État (souvent appelé État ouvrier) doit être d'une nature qualitativement différente de l'État bourgeois, avec un lien organique avec la classe majoritaire, sans quoi il n'y aura pas de marche vers le socialisme. C'est pourquoi on ne peut pas résumer le communisme à une « expropriation des capitalistes par l'État », sans préciser à quel point on parle d'un État différent de la conception ordinaire.
2.2 Débats sur l'expropriation[modifier | modifier le wikicode]
Marx avait envisagé la possibilité d'indemniser les capitalistes lors de l'expropriation, comme une solution potentiellement plus pacifique[3].
Dans un texte de 1879, Jules Guesde discute des différentes façons de socialiser les moyens de production, et soutient qu'il est impossible de rembourser les bourgeois, et que la socialisation ne peut être faite que de façon révolutionnaire.[4]
Engels écrivait en 1894 :
« Nous ne considérons pas du tout l'indemnisation des propriétaires comme une impossibilité, quelles que soient les circonstances. Combien de fois Karl Marx ne m'a-t-il pas exprimé l'opinion que, si nous pouvions racheter toute la bande, ce serait encore le moyen de s'en débarrasser au meilleur marché. »[5]
En 1892, Kautsky écrit :
« On ne peut affirmer qu’une chose de précise, c’est que la tendance de l’évolution économique rend nécessaire la transformation des grandes entreprises en propriétés sociales et leur exploitation dans l’intérêt de la société. Nul ne peut dire comment s’opérera cette révolution, si l’expropriation inévitable prendra la forme d’une confiscation ou d’un rachat, si elle se produira pacifiquement ou brutalement. »[6]
C'est globalement une question qui paraît ouverte pour les socialistes de la Deuxième internationale. L'évolution réformiste du socialisme de l'époque se traduit par une insistance sur l'indemnisation. Vandervelde écrivait par exemple en 1904 que l'expropriation sans indemnisation « serait, en définitive, la plus coûteuse » en raison des « perturbations sanglantes qu'elle ne manquerait pas de produire ».[5] On trouve la même idée aux États-Unis.[7]
Le jeune PC français justifiait ainsi en 1921 l'expropriation sans indemnité des grands propriétaires terriens :
« L'expropriation, appliquée aux grands propriétaires oisifs, constitue simplement une restitution. Elle est aussi légitime que la suppression des privilèges de l'ancienne noblesse. Elle ne saurait, par conséquent, donner aux capitalistes terriens dépossédés le droit d'être indemnisés. Tout au contraire, après la restitution, ils resteront moralement débiteurs envers la société pour avoir vécu de père en fils, parfois depuis des siècles, sans rembourser par leur travail à la communauté humaine l'équivalent des richesses qu'ils consommaient. Par ailleurs, le droit à l'indemnité aboutirait à des résultats inadmissibles ; comme l'indemnité devrait logiquement être proportionnelle à la valeur des terres reprises, le régime nouveau servirait aux parasites de la veille des rentes d'autant plus fortes que leur parasitisme aurait été plus onéreux pour la société. La plupart d'entre eux jouiraient ainsi, dans la Révolution, d'une situation supérieure à celle des travailleurs. »[8]
Trotski écrivait en 1934 :
« A une époque, Marx exprimait l'idée qu'il serait bon de « rembourser cette bande » (les capitalistes). Avant la guerre mondiale, c'était encore plus ou moins possible. Mais, si l'on prend en considération l'actuel bouleversement du système économique national et mondial et la paupérisation des masses, on voit que l'indemnisation constitue une opération ruineuse qui ferait porter au régime dès le début un fardeau absolument intolérable. On peut et on doit montrer ce fait à tous les ouvriers, chiffres en main. »[3]
« En même temps que l'expropriation sans indemnité, nous devons mettre en avant le mot d'ordre du contrôle ouvrier. [...] Même si le gouvernement était tout à fait à gauche et animé des meilleures intentions, nous serions pour le contrôle des ouvriers sur l'industrie et le commerce ; nous ne voulons pas d'une administration bureaucratique de l'industrie nationalisée ; nous exigeons la participation directe des ouvriers eux-mêmes au contrôle et à l'administration par les comités d'entreprise, les syndicats, etc. »
Des débats ont parfois lieu au sein des partis révolutionnaires sur les termes à utiliser dans les revendications, chacun ayant des défauts :
- « socialisation » et « expropriation » sont moins connus du grand public,
- « réquisition » a une connotation plus légitime mais aussi de temporaire,
- « nationalisation » sous-entend souvent rachat et indemnités, et véhicule l'idée de passage de la propriété à « la Nation » (ce qui cache souvent les intérêts de la bourgeoisie) plus qu'à la société.
2.3 Exemples historiques[modifier | modifier le wikicode]
2.3.1 Commune de Paris de 1871[modifier | modifier le wikicode]
Après le soulèvement du 18 mars 1871 qui établit la Commune de Paris, un grand nombre de bourgeois fuient Paris, dont certains patrons qui laissent derrière eux des ateliers d'artisanat. Le Conseil de la Commune se penche alors sur ce problème, étant donné qu'il s'efforçait de faire fonctionner la ville au mieux.
Avrial, ouvrier membre de la commission du Travail, de l’Industrie et de l’Echange, propose d'établir une liste de ces ateliers abandonnés dans le but de les remettre en exploitation sous forme d'associations ouvrières. Il s’inspirait d’un projet d’octobre 1870 qui stipulait que les ateliers pouvant servir à la fabrication d’armement devaient être réquisitionnés. L’initiative d’Avrial, revue par Frankel (qui dirigeait la commission du Travail), fit l’objet du décret du 16 avril 1871, appelant les syndicats à discuter des modalités, et de ce qu'il conviendrait de faire si plus tard les patrons revenaient (indemnités...).
Cette initiative traîna un mois avant d’être suivie d’effet. Il y avait une réticence à toucher à la propriété. Lorsque le 4 mai, Vésinier dépose un projet de décret tendant à réquisitionner les grands ateliers, il n'est pas discuté.[9] L'usine Cail, une des seules grandes usines, n'est pas nationalisée. Finalement, le 15 mai, une liste est établie avec 42 associations ouvrières de production et 34 chambres syndicales. Frankel avait pour objectif à terme que les travailleur·ses prennent en main la gestion des entreprises, tout en se fédérant, à l'image de la Garde nationale. Mais la Commune n'avait plus que 8 jours à vivre. ll n’y eut que quelques dizaines d’ateliers confisqués en comprenant les établissements d’Etat.
2.3.2 Révolution russe de 1917[modifier | modifier le wikicode]
Historiquement en Russie, les marxistes pensaient que seule une révolution démocratique-bourgeoise était à l'ordre du jour, et que le programme maximum (socialisme) était pour plus tard.
Après la révolution de Février 1917, Lénine publie les thèses d'avril, qui amorcent une radicalisation du parti bolchévik. Lénine se défend de vouloir de façon sauter au socialisme de façon irréaliste, et met en avant des mesures démocratiques et de contrôle ouvrier :
« Il faut absolument exiger, et autant que possible réaliser par la voie révolutionnaire, des mesures comme la nationalisation du sol, de toutes les banques, de tous les syndicats capitalistes, ou à tout le moins, un contrôle immédiat des Soviets des députés ouvriers et autres sur ces établissements, mesures qui n'ont rien à voir avec l'introduction du socialisme. » [10]
Mais la Conférence du parti, qui adopte ses thèses, a acté que le parti fait de la propagande pour « la «République des Soviets» (forme politique de la dictature du prolétariat) et la nationalisation des banques et des cartels (principale mesure du passage au socialisme) ».[11]
A la veille de la révolution d'Octobre 1917, Lénine définissaient les premières mesures à prendre pour sortir la Russie de la crise, dont des mesures de nationalisations des banques et des grandes industries cartellisées : « la réglementation de la vie économique, si tant est qu'on veuille la réaliser sérieusement, implique la nationalisation simultanée des banques et des syndicats patronaux ». Il ne prônait pas une simple étatisation, mais faisait le lien avec l'instauration d'un nouvel État basé sur les soviets : « Faire appel à l'initiative de la démocratie et non de la bureaucratie, des ouvriers et des employés et non des « rois [des cartels] », voilà ce que l'on pourrait et devrait faire. »[12]
Cependant les bolchéviks n'avaient pas l'intention initialement de nationaliser de larges secteurs de l'économie, mais seulement des secteurs clés comme la finance et les transports. Ils estimaient que le contrôle ouvrier suffirait dans un premier temps, et que l'économie russe arriérée n'était pas prête pour des mesures immédiatement socialistes. Mais toute une série de nationalisations vont avoir lieu très vite, le plus souvent dues à l’initiative de comités d'usines. De fait, en janvier 1918 le Vesenkha déclara qu'aucune nationalisation ne devait intervenir sans son autorisation explicite, et ajouta en avril que toute entreprise nationalisée sans son autorisation ne recevrait pas de financement.
En juin 1918, la situation changea brusquement avec le début de la guerre civile et des interventions impérialistes. Cela donne une nouvelle impulsion au sabotage des capitalistes, avec qui tout compromis devient clairement impossible. Une vague de nationalisations est alors lancée. Les principaux dirigeants d'alors (Lénine, Trotski[13][14]...) considéraient que ce n'est pas la meilleure décision économique (car l'État ouvrier n'avait pas les capacités d'organiser l'économie directement), mais qu'elle est était nécessaire politiquement (pour gagner la guerre civile). C'est ce qui fut appelé le « communisme de guerre ». Ainsi le 28 juin 1918, le Conseil des Commissaires du Peuple, après avoir siégé toute une nuit, promulgue le Décret de Nationalisation Générale, s'appliquant à toutes les entreprises industrielles au capital de plus d'un million de roubles. Le Décret a pour but de « mettre fin à la désorganisation dans la production et la distribution ». Les secteurs touchés, dont maintenant l'actif était déclaré officiellement « propriété de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie », comprenaient les mines, la métallurgie, le textile, l'énergie électrique, le bois, le tabac, la résine, la verrerie, la poterie, les industries du cuir et du ciment, les minoteries, divers services et chemins de fer privés, plus quelques autres industries de moindre importance. L'organisation de l'administration des entreprises nationalisées était confiée au Vesenkha et à ses sections. Mais jusqu'à ce que le Vesenkha donne des instructions précises concernant chaque entreprise concernée par le décret, on considérerait ces entreprises comme louées gratuitement à leurs anciens propriétaires, qui continueraient à les financer et à en tirer des revenus. Le transfert des entreprises individuelles à l'État se fit sans difficulté. L'installation aux postes de direction de fonctionnaires nommés par l'État devait prendre un peu plus de temps, mais le processus s'acheva en l'espace de quelques mois.
A la conférence de Gênes d’Avril 1922, la Grande-Bretagne exigea une dénationalisation de l'économie russe et le paiement des dettes tsaristes (qui avaient été répudiées). Lénine poussa la délégation à rompre les négociations.
Plus tard, en 1928-1929, Staline décide de rompre avec la NEP (qui encourageait les paysans à s'enrichir) et de collectiviser l'agriculture, expropriant de nombreux paysans. Ce passage à la collectivisation était préconisé par de nombreux dirigeants bolchéviks, comme Trotski, mais Staline l'a réalisé de façon brusque et brutale, ce qui a provoqué de nombreuses réactions contre-productives (paysans abattant leurs bêtes pour ne pas avoir à les céder...) et mené à une grande famine en 1931-1933.
2.4 Référendum berlinois de 2021[modifier | modifier le wikicode]
A Berlin en 2021, une campagne militante est organisée pour soumettre à un référendum d'initiative populaire la proposition d'exproprier les grandes entreprises immobilières, et obtient 60% de votes favorables. La maire social-démocrate n'a pas apporté son soutien. Les politiciens et haut fonctionnaires prétendent depuis étudier la question, et risquent d'enterrer le projet sous prétexte d'inconstitutionnalité, ou en tirer une mesure extrêmement modérée. Les outils de « démocratie participative » dans le cadre du capitalisme peuvent servir utilement à faire des campagnes politiques, mais ces campagnes doivent viser à établir un vrai rapport de force avec des actions de masse sans quoi elles permettent aux politiciens de noyer le poisson infiniment, pendant que la crise du logement persiste.
3 Nationalisations par des États bourgeois[modifier | modifier le wikicode]
Les États bourgeois ou même des États révolutionnaires momentanément dirigés par la petite-bourgeoisie, s'en prennent très rarement à la propriété privée.
Néanmoins, il a pu arriver que certains secteurs du grand capital soient visés par des réquisitions (temporaires), par exemple en temps de guerre, ou des nationalisations. L'immense majorité du temps, ces nationalisations sont des rachats par l'État avec des sommes importantes versés aux capitalistes. Par exemple en France à la Libération (1944), plusieurs nationalisations ont eu lieu, toutes avec des indemnités versées aux anciens propriétaires, à l’exception de Renault, car Louis Renault était discrédité par sa collaboration avec le nazisme.
La revendication de « nationalisation sans indemnité ni rachat » est parfois utilisée comme revendication transitoire par des socialistes. Elle reviendrait à une expropriation, mais en l'absence d'auto-organisation ouvrière, on ne pourrait parler de socialisation (parler de socialisation à l'échelle d'une seule entreprise n'a de toute façon pas de sens). Quoi qu'il en soit, même une nationalisation insatisfaisante peut constituer un progrès social pour les salarié·es en question qui sont partiellement protégés des effets du marché du travail, et plus largement pour la société si elle débouche sur la mise en place d'un service public. La bataille pour la transformation globale de la société et pour la démocratie dans l'entreprise (la hiérarchie peut être tyrannique également dans une entreprise publique) ne doit cependant jamais être perdue de vue.
Dans le droit français il existe la notion « d'expropriation pour cause d'utilité publique ». Celle-ci concerne quasi exclusivement de la propriété foncière, et prévoit toujours une indemnisation du propriétaire. La plupart du temps, cela concerne des projets d'aménagement d'infrastructures (une autoroute, etc.) qui conduisent l'État à exproprier des terrains agricoles.
4 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
- ↑ Karl Marx, Le Capital, Livre I - Chapitre 32 : Tendance historique de l’accumulation capitaliste, 1867
- ↑ Marcus Rediker, Peter Linebaugh, L'hydre aux mille têtes - L'histoire cachée de l'Atlantique révolutionnaire, Editions Amsterdam, 2008
- ↑ 3,0 et 3,1 Trotski, Le révisionnisme et le plan, 1934
- ↑ Jules Guesde, Collectivisme et Révolution, mai 1879
- ↑ 5,0 et 5,1 Cité par Emile Vandervelde dans Le collectivisme et l'évolution industrielle, 1904
- ↑ Karl Kautsky, Le programme socialiste, 1892
- ↑ John Spargo, Socialism. A summary and interpretation of socialist principles, June 1906
- ↑ Thèses adoptées par le premier congrès de la SFIC, décembre 1921
- ↑ Patrick Le Moal, La Commune au jour le jour. Jeudi 4 mai 1871, 4 mai 2021
- ↑ Lénine, Les tâches du prolétariat dans notre révolution, Avril-Mai 1917
- ↑ Lénine, Pour une révision du programme du parti, octobre 1917
- ↑ Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, 1917
- ↑ Léon Trotski, Terrorisme et communisme, 1920
- ↑ Trotski, La nouvelle politique économique des Soviets et la révolution mondiale, 14 novembre 1922