Progressisme
Le progressisme est le fait d'être en faveur du progrès des idées et du progrès social, par opposition aux conservateurs et aux réactionnaires. C'est une notion en mouvement, toujours liée à un contexte historique. En termes de courants politiques, le progressisme englobe dans la période contemporaine les démocrates et les socialistes (la "gauche").
De façon intimement liée à la notion de progrès, la notion de "sens de l'histoire" est un sujet de débats parmi les marxistes.
1 Généralités[modifier | modifier le wikicode]
Le progressisme est d'abord issu de l'observation de l'histoire humaine. Depuis que des groupes humains ont commencé à s'extraire d'un rapport de soumission à la nature, les sociétés humaines qu'ils ont fondées se sont transformées, et ont continué à évoluer de façon globalement accélérée.
2 Un progrès non-linéaire[modifier | modifier le wikicode]
Contrairement à une vision positiviste, le progrès social ne peut pas être décrit comme suivant une évolution linéaire.
2.1 Reculs et progrès[modifier | modifier le wikicode]
Au contraire, par bien des aspects, certains bouleversements engendrent d'abord des mouvements de recul, qui créent les conditions de progrès ultérieurs.
Par exemple :
- Il semblerait que la sédentarisation et la révolution agricole du néolithique aient conduit à un appauvrissement de l'alimentation et à une diminution de l'espérance de vie. Mais cela a aussi réduit la précarité pesant sur l'existence humaine et favorisé un développement culturel et social, qui rendait impossible un retour "en arrière", et qui a permis par la suite de dépasser cette espérance de vie.
- Cette "première révolution" a aussi poussé à l'appropriation du faible surproduit social par des groupes dominantes, ce qui a représenté la fin d'un mode de vie tribal (communisme primitif) et l'entrée dans des sociétés de classe. Néanmoins la productivité accrue et la mise en route de l'histoire que cela a lancé nous permet d'envisager aujourd'hui une société communiste dépassant la lutte de classe.
- Le temps de travail s'est accru au début du capitalisme industriel pour les ouvriers par rapport aux paysans du Moyen-Âge. Par la suite, le temps de travail a notablement diminué dans les pays capitalistes avancés.
- La maîtrise de la nature par l'homme suit aussi cette dialectique de progrès/régression/progrès : alimentation moins précaire grâce à l'agriculture, mais appauvrissement de certains sols ; bétonisation pour rendre la ville plus pratique puis inondations en raison d'une imperméabilisation excessive ; maîtrise d'énergies fossiles et nucléaires, puis découverte des risques climatiques et des catastrophes nucléaires.
- Les sociétés primitives ne connaissaient pas les guerres. Celles-ci seraient nées de l'apparition des classes sociales. Néanmoins on peut constater une tendance historique à la diminution du nombre de morts à partir du capitalisme.
2.2 Évolution et révolutions[modifier | modifier le wikicode]
Par ailleurs, le progrès social ne suit pas un long fleuve tranquille. Certes à grande échelle il peut sembler que l'évolution se fait de façon continue, comme le connote l'adjectif "progressif". En réalité, il y a régulièrement des sauts qualitatifs (révolutions), qui interviennent après des périodes d'évolution. Car si les forces productives de la société se développent dans un cadre donné, elles peuvent être amenées à entrer en contradiction avec le cadre politique et social existant : les rapports de production. Traduit autrement, cela signifie que les classes dominantes ne lâchent pas ce qui fonde leur pouvoir sans une lutte acharnée.
C'est ainsi qu'il a fallu des révolutions jusqu'à présent pour changer de mode de production, et qu'il en faudra encore pour établir le socialisme. C'est pour cela que les réformistes condamnent le prolétariat à rester dans la boucle des crises et reprises capitalistes, tant que les révolutionnaires ne parviendront pas à leur disputer la direction du mouvement ouvrier.
Il ne s'agit pas forcément d'affirmer que tout progrès est bloqué en l'absence de révolution. Par exemple, au début du 20e siècle, la société russe semi-féodale évoluait lentement. Lénine reconnaissait cette évolution, et envisageait même la possibilité qu'elle désamorce la dynamique pouvant mener à une révolution démocratique. Mais s'il soutenait un certain volontarisme révolutionnaire, c'est parce qu'il avait la conviction que la révolution fait faire des bonds bien plus rapides aux sociétés humaines :
« L’activité organisatrice du peuple, particulièrement du prolétariat, et après lui, de la paysannerie, se manifeste dans les périodes de tourbillon révolutionnaire, avec des millions de fois plus de vigueur, de richesse et d’efficacité que dans les périodes de progrès historique dit calmes (c’est-à-dire à l’allure du char à bœufs). »[1]
3 La notion et le terme de progressisme[modifier | modifier le wikicode]
3.1 Origine[modifier | modifier le wikicode]
Le terme de progressisme date probablement du 19e siècle. Mais la perception de bouleversements progressistes des sociétés a bien sûr existé auparavant, selon la plus ou moindre grande rapidité de ces changements.
Ainsi, il est certain que des penseurs de l'Antique grecque, romaine, arabe ou autre aient eu cette intuition lorsque de grandes avancées sociales, techniques ou scientifiques se succédaient (élargissement du monde connu, pensée matérialiste épicurienne, développement commercial et enrichissement des cités...).
À l'inverse, le Moyen-Âge européen a pu donner à beaucoup de contemporains une impression d'Histoire figée et cyclique, au rythme des récoltes -bien que des progrès lents aient existé, comme l'assolement triennal.
Avec les Grandes Découvertes, l'humanisme de la Renaissance, le siècle des Lumières, les événements se sont par la suite beaucoup accélérés. La percée d'une pensée rationaliste, positiviste, qui se définissait souvent elle-même comme opposée à l'obscurantisme, est un des fondements idéologiques du progressisme actuel.
3.2 Réutilisations politiques[modifier | modifier le wikicode]
Certains partis ont directement utilisé ce concept dans leur appellation, comme le Parti progressiste aux États-Unis, un parti bourgeois vaguement social-libéral, à l'époque connue comme « ère progressiste » (années 1890 aux années 1920).
En France, le terme de progressistes a aussi désigné des républicains de gauche pendant la IIIème République, ce qui n'empêchait pas qu'ils étaient réactionnaires vis-à-vis du mouvement socialiste... Et de fait, au cours du 20e siècle, le renforcement du mouvement ouvrier a poussé ce courant toujours plus vers la droite, tout en le vidant de toute raison d'être.
Plus rarement, des forces d'extrême droite (donc ultra-réactionnaires) ont utilisé le terme de progrès : Mouvement nationaliste du progrès...
4 Chez Marx et Engels[modifier | modifier le wikicode]
Marx et Engels employaient couramment la notion de progrès, qui était en vogue au 19e siècle. Alors qu'ils analysaient que la "morale" d'une époque donnée est la morale de la classe dominante, on peut se demander au nom de quoi on pourrait, en tant que marxistes, juger d'un quelconque "progrès" dans l'histoire. D'autant plus qu'ils n'étaient pas réducteurs au point de penser que le mouvement ouvrier est toujours spontanément « progressiste » :
« il faut non seulement conserver, mais encore approfondir la seule base de reconstruction possible du parti chartiste, à savoir la haine de classe instinctive des ouvriers contre les bourgeois industriels en en faisant le fond même de la propagande de formation théorique, et ‑ d'autre part ‑ être tout de même progressif en s'opposant aux velléités réactionnaires des ouvriers et à leurs préjugés. »[2]
Marx et Engels, implicitement, défendent un humanisme qui valorise l'extension des rapports sociaux, l'accroissement des possibilités de jouissance et le développement de l’individu social.
Pour eux, le fondement matériel qui permet ce progrès, c'est le développement des forces productives de l'humanité (dans ce terme, ils incluent les moyens de production mais aussi les travailleur-se-s et les connaissances scientifiques). En effet, les forces productives permettent de satisfaire les besoins matériels immédiats des hommes, leur permettant de sophistiquer leurs besoins. Mais elles permettent aussi de créer de créer et diversifier les besoins :
« La production ne fournit pas seulement au besoin une matière, elle fournit aussi à la matière un besoin. (...) L’objet d’art -comme tout autre produit- crée un public apte à comprendre l’art et à jouir de la beauté. La production ne crée pas seulement un objet pour le sujet mais aussi un sujet pour l’objet. »[3]
Mais ils ont à de nombreuses reprises nuancé la notion de progrès, n'en faisant pas un développement linéaire de l'histoire humaine, qui serait homogène dans tous les domaines, pour toutes les couches sociales...
Marx recommandait de « ne pas prendre le concept de progrès sous sa forme abstraite habituelle »[4] et distinguait les effets négatifs sous le capitalisme :
« Tous les progrès de la civilisation ou, en d’autres termes, toute augmentation des forces productives sociales, des forces productives du travail lui-même – telles qu’elles résultent de la science, des inventions, de la division et de la combinaison du travail, de l’amélioration des moyens de communication, de la création du marché mondial, des machines, etc. –, n’enrichissent pas le travailleur, mais le capital, ne font donc à leur tour qu’accroître le pouvoir qui exerce sa domination sur le travail, augmentent seulement la force productive du capital. Comme le capital est l’opposé du travailleur, ces progrès n’augmentent que la puissance objective qui règne sur le travail. »
Plus tard, il prit connaissance de travaux comme ceux de Liebig qui signalaient la non-durabilité de l'agriculture capitaliste, comme le montrent des passages du Capital :
« tout progrès dans l’agriculture capitaliste est un progrès dans l’art, non seulement de voler le paysan mais de spolier le sol, tout progrès dans l’accroissement temporaire de la fertilité du sol est un progrès vers la ruine à terme des sources de cette fertilité»
Plus généralement encore :
« la productivité du travail est aussi liée à des conditions naturelles dont souvent le rendement diminue dans la même proportion qu’augmente la productivité. D’où un mouvement en sens contraire dans ces sphères différentes. Ici progrès. Là, régression »[5]
Marx n'hésitait pas à décrire à quel point le « progrès » pouvait être entremêlé de « décadence » :
« D’une part, se sont éveillées à la vie des forces industrielles scientifiques dont on n’aurait pu soupçonner l’existence à aucune des époques historiques précédentes. D’autre part, existent des symptômes de décadence qui dépassent de beaucoup les horreurs qu’a connues l’histoire dans les derniers temps de l’empire romain. Aujourd’hui, tout paraît porter en soi sa propre contradiction. Nous voyons que des machines, dotées de merveilleuses capacités de raccourcir et de rendre plus fécond le travail humain, provoquent la faim et l’épuisement du travailleur. Les sources de richesse récemment découvertes se transforment, par un étrange maléfice, en sources de privations. Les triomphes de l’art paraissent acquis au prix de qualités morales. La domination de l’homme sur la nature est de plus en plus forte, mais en même temps l’homme se transforme en esclave des autres hommes et de sa propre infamie. Il n’est jusqu’à la lumière limpide de la science qui ne puisse briller que sur le fond ténébreux de l’ignorance. Toutes nos inventions et nos progrès semblent doter de vie intellectuelle les forces matérielles, alors qu’elles réduisent la vie humaine à une force matérielle brute. »[6]
Dans La dialectique de la nature, Engels développait sur les effets inattendus, notamment écologiques, du développement de la maîtrise de la nature par l'humanité :
« Chaque victoire [de l'homme] a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. [...] Et en fait, nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus proches ou plus lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. »[7]
Ainsi Engels souligne que le progrès n'est pas un simple axe unidimensionnel :
« Chaque progrès dans l’évolution organique est en même temps un recul, du fait qu’en fixant une évolution unilatérale, il exclut la possibilité d’évolution dans beaucoup d’autres directions. »
Il pointe le fait que les modes de production antérieurs et le mode de production actuel favorisent le court-terme, et négligent les conséquences de long terme des choix de développement techniques et sociétaux :
Ceux-ci « n’ont visé qu’à atteindre l’effet utile le plus proche, le plus immédiat du travail. On laissait entièrement de côté les conséquences lointaines, celles qui n’intervenaient que par la suite, qui n’entraient en jeu que du fait de la répétition et de l’accumulation progressive ». En effet, « vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible »
Se pose alors la quesion de la possibilité ou non de critères permettent de guider les décisions. Aujourd'hui, on peut évidemment penser aux outils permettant d'évaluer les bilans écologiques et énergétiques des différentes technologies. Le bilan énergétique pourrait être, pour certains marxistes, le référentiel scientifique clé[8].
5 Progrès technique et progrès social[modifier | modifier le wikicode]
Le progrès technique, dans certaines conditions, conditionne le progrès social. En effet, le progrès technique augmente la productivité et donc les forces productives. Marx a longuement insisté sur l'importance d'étudier l'histoire de la technologie pour comprendre l'histoire. Cependant les relations entre les deux sont complexes. D'une part, les rapports de production peuvent être des entraves à certaines techniques, au point d'empêcher leur développement. Dans ce sens le progrès social peut parfois être une condition du progrès technique. D'autre part, le progrès technique aux mains de la classe dominante peut apporter simultanément des bienfaits et des effets négatifs, ce qui est particulièrement caractéristique du capitalisme (augmentation de l'intensité du travail au rythme des machines, chômage technologique, pollutions...).
Dans les années 1830-1848, au sein des jeunes issus de l'école Polytechnique, il y eut un certain élan « socialiste » (principalement saint-simonien), exprimant une volonté de mettre le progrès technique au service du progrès social. En 1848, le républicain Bancel prônait un « progrès convergent »[9], technique et social. Cependant une grande partie de cette génération et des suivantes se mettra finalement au service direct du patronat.[10]
En 1879, l'économiste Henry George écrit :
« L’accroissement énorme de puissance productive qui a marqué notre siècle […] a simplement élargi le gouffre qui sépare le riche de Lazare et rendu plus intense la lutte pour l’existence. […] L’association de la pauvreté avec le progrès est la grande énigme de notre temps »[11]
Néanmoins, le terme de progrès est longtemps resté utilisé comme une catégorie englobante, faisant à la fois référence au progrès social et au progrès technique, les deux étant souvent vus comme allant dans la même direction, même si pas forcément au même rythme.
En 1919, devant le 2e congrès des Conseils ouvriers issus de la Révolution allemande, Kautsky déclarait qu'il fallait « gérer la production grâce à la coopération des trois grands facteurs : les travailleurs, les consommateurs et la science ».[12]
A partir de la deuxième moitié du 20e siècle, et particulièrement à partir des années 1970 et de la prise de conscience des dangers écologiques, la marche en avant de la technique (et des sciences) a cessé d'être vue comme forcément synonyme de progrès. Par ailleurs cette marche en avant est vue comme largement indépendante du « progrès social ». Plus largement, les horreurs du 20e siècle ont produit des désillusions dans l'idée d'un progrès permanent (qui était une des composantes de l'idéologie bourgeoise), et le socialisme qui disputait à la vision dominante l'idée d'un progrès social à développer, a été affectée par contrecoup. Si bien qu'aujourd'hui, le terme de progrès n'est plus en vogue parmi les intellectuels, ce qui est amplifié par la prégnance de certaines idées postmodernes en philosophie.
Dans le domaine de la technique, les capitalistes mettent aujourd'hui plus en avant le terme d'innovation que celui de progrès.
6 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
- Progressisme : définition, étymologie, CNRTL
Progressif : définition, étymologie, CNRTL - Gérard Vaysse, Forces productives et progrès dans la pensée de Karl Marx, 1992
- Roots of Progress, un think tank dédié au progrès technique et social (« techno-humanisme »)
- ↑ Lénine, La victoire des cadets et les tâches du parti ouvrier, Mars 1906
- ↑ Friedrich Engels, Letter to Karl Marx, March 18, 1852
- ↑ Karl Marx, Introduction générale à une critique de l’économie politique
- ↑ K. Marx, Grundrisse I, 44/46
- ↑ K. Marx, Le Capital, livre III, 1, p. 272.
- ↑ K. Marx, Les révolutions de 1848 et le prolétariat, 1856
- ↑ Friedrich Engels, Le Rôle du Travail dans la Transformation du Singe en Homme, 1876
- ↑ http://danielbensaid.org/Marx-productivisme-et-ecologie
- ↑ « Bancel (Baptiste François) Désiré » sur le site charlesfourier.fr
- ↑ Jean Jaurès, Le Capitalisme, la Classe moyenne et l’Enseignement, 10 mars 1889
- ↑ Henry George, Progrès et pauvreté, 1879
- ↑ Intervention de Kautsky publiée en brochure à Vienne (Was ist Sozialisierung?). Cité dans Die proletarische Revolution und ihr Programm, 1922