Collectivisation de l'agriculture
La collectivisation de l'agriculture est longtemps restée une question épineuse pour les socialistes. En effet, le principe du collectivisme a tendance à effrayer les petits paysans attachés à leur propriété, et il fallait donc élaborer des programmes de transition dans l'agriculture. Si la question est toujours d'une grande importance dans certains pays, elle se pose différemment dans les pays du centre capitaliste, où la classe paysanne est aujourd'hui très réduite.
1 Débuts du capitalisme[modifier | modifier le wikicode]
Même si le mouvement de prolétarisation des paysans et de concentration des terres agricoles a commencé très tôt, et a même été un des signes précurseurs du capitalisme (enclosures...), il a ensuite été relativement plus lent que la prolétarisation de l'artisanat et la concentration du capital industriel. Il y a eu par ailleurs à diverses occasions (notamment lors de révolutions bourgeoises) des partages de grands domaines qui ont augmenté le nombre de petits paysans propriétaires. En France, suite à la révolution de 1789, cette classe est longtemps restée nombreuse[1].
A tel point qu'au début du 20e siècle, certains marxistes se demandaient si la répartition des terres ne stagnerait pas tant que se maintiendrait le capitalisme.[2][3] Néanmoins d'autres continuaient à penser que la tendance se poursuivaient.[4] Dans tous les cas, même si les petits paysans se maintenaient, ils étaient de plus en poussés à mutualiser certains moyens dans des coopératives agricoles (tracteurs, achats groupés d'engrais...).[2] Lénine écrivait :
« Les coopératives, c'est-à dire les associations de petits paysans, qui jouent un rôle progressif bourgeois des plus considérables, ne peuvent qu'affaiblir cette tendance, mais non la supprimer ; il ne faut pas oublier non plus que ces coopératives donnent beaucoup aux paysans aisés, et très peu ou presque rien à la masse des paysans pauvres, et qu'ensuite ces associations finissent par exploiter elles mêmes le travail salarié. » [4]
2 Programmes de transition[modifier | modifier le wikicode]
2.1 Nationalisation du sol[modifier | modifier le wikicode]
Dans certains pays, comme le Royaume-Uni, la propriété du sol (détenus par une poignée de propriétaires fonciers) est presque toujours distinct de l'exploitation agricole. A l'inverse, dans beaucoup d'autres pays, l'exploitant et le propriétaires sont souvent confondus.
Dans les pays où les propriétaires fonciers sont une couche importante, la revendication de nationalisation du sol a été portée de longue date, y compris par des réformateurs bourgeois.
Là où les terres sont assez morcelées, Kautsky proposait d'avancer progressivement vers la nationalisation du sol en utilisant un droit de préemption de l'État (rachat par l'État dès qu'un propriétaire veut céder une terre).[5]
Ces revendications sont toujours d'actualité, et permettent une avancée progressiste en supprimant les rentes foncières. Mais elles sont à distinguer de la question de la collectivisation de l'agriculture.
2.2 Transition sans contrainte[modifier | modifier le wikicode]
Marx et Engels n'évoquaient pas la contrainte, mais une transition graduelle vers des exploitations collectives :
« Lorsque nous serons au pouvoir, nous ne pourrons songer à exproprier par la force les petits paysans (que ce soit avec ou sans indemnité), comme nous serons obligés de le faire pour les grands propriétaires fonciers. Notre devoir envers le petit paysan est, en premier lieu, de faire passer sa propriété et son exploitation individuelles à l'exploitation coopérative, non en l'y contraignant, mais en l'y amenant par des exemples et en mettant à sa disposition le concours de la société. »[6]
En Russie, les social-démocrates étaient convaincus que la révolution à venir serait bourgeoise, et dans ce cadre, la réforme agraire faisait partie de leurs revendications. Même lorsque les bolchéviks ont évolué vers l'idée de révolution socialiste, ils ont continué à penser que cela devait se faire graduellement, par le pouvoir de la démonstration. Par exemple Lénine est toujours sur cette ligne dans les Thèses d'Avril.
Cette approche vis-à-vis de la paysannerie, qui a besoin de transition pour adopter le modèle communiste, se retrouve assez largement dans les divers courants socialistes révolutionnaires, comme chez Emile Pouget, un des fondateurs du syndicalisme révolutionnaire, qui écrivait dans un écrit d'anticipation :
« Les propriétaires qui cultivaient eux-mêmes, pour dur que fût leur labeur, s’offusquaient de la mise en commun. Comme il ne pouvait être question de les contraindre, ceux qui le voulurent gardèrent leurs parcelles, les cultivant à leur gré. On poussa même le scrupule, pour ne pas introduire des ferments de discorde dans la jeune communauté, jusqu’à laisser individualisées de moyennes propriétés, que leurs tenants continuèrent à cultiver seuls ou familialement, sans main-d’œuvre mercenaire. Le temps et l’exemple eurent charge de convaincre ces réfractaires. L’important était qu’en face de cette exploitation parcellaire moribonde se dressât, en antithèse convaincante, le domaine commun. »[7]
2.3 Mécanismes de marché[modifier | modifier le wikicode]
Cette idée de transition progressive, sans contrainte, peut paraître évidente, mais il reste néanmoins des difficultés à résoudre pour la mettre en pratique. Fondamentalement, pour intégrer de nombreuses petites propriétés paysannes à la production d'ensemble, il est nécessaire de maintenir des mécanismes de marché.
Dans son premier programme (1921), le PC français estimait qu'il était impossible de rendre un système collectiviste viable dans l'agriculture si l'on supprimait l'incitatif du profit du jour au lendemain :
« A l'usine, il est facile de déterminer le rendement moyen que doit fournir un ouvrier : le contremaître surveille, la machine commande. Comment vérifier la profondeur du sillon creusé ? Comment se rendre compte si le labour fut donné au bon moment ? Surtout, comment imposer au rural les journées de travail de quatorze ou seize heures, indispensables pourtant lorsque les intempéries l'ont immobilisé des semaines entières ?
Le paysan est à la fois patron et ouvrier. Il suffit à cette double tâche parce que le régime actuel lui permet les récompenses ou lui inflige les sanctions nécessaires. L'espoir du profit, la crainte de la perte, aiguillonnent sans cesse son activité. Certes, il aime son travail, il se réjouit d'une belle récolte, mais la notion de l'intérêt individuel est intimement mélangée à ces sentiments. Et il serait dangereux de croire qu'en quelques mois, même en quelques années, la Révolution pourrait transformer ce caractère fait d'habitudes séculaires. (...)
La possibilité du profit est le grand moteur de l'activité paysanne. Sous peine de voir la production décroître, la Révolution devra donc assurer aux cultivateurs la libre disposition du produit de leurs efforts et créer dans ce but des coopératives communales de vente et d'achat qui serviront d'intermédiaires entre l'agriculture et l'industrie. »[3]
L'Internationale communiste, sur la base de l'exemple de la révolution russe, a promu l'alliance des ouvriers et des paysans comme voie révolutionnaire dans de nombreux pays, en particulier les pays qui comme la Russie avaient encore une part écrasante de paysans. Cependant, il était encore clair qu'il s'agissait d'aller vers le socialisme.
Or au fur et à mesure de la stalinisation, l'alliance avec la paysannerie et la « bourgeoisie progressiste » a de plus en plus signifié l'abandon du socialisme. Dans la plupart des pays peu industrialisés, les courants issus du stalinisme ont évolué vers des idéologies au contenu en réalité plus proche du populisme que du marxisme, comme le maoïsme.
3 Expériences historiques[modifier | modifier le wikicode]
3.1 Colonies communistes utopiques[modifier | modifier le wikicode]
Durant la période de transition du féodalisme au capitalisme, et encore au 19e siècle, avec la montée des inégalités, un certain nombre de mouvements proto-socialistes ou socialistes utopiques ont tenté de réaliser des expériences de communautés agricoles idéales.
Marx et Engels suivaient avec intérêts ces mouvements, surtout dans leur jeunesse, même si le socialisme qu'ils ont développé par la suite est basé sur des fondements bien différents de ces socialismes agraires.
Kautsky remarquait que les « colonies » menées par des socialistes issus de milieux urbains (owenistes, fouriéristes...) se sont effondrées beaucoup plus vite que celles fondées par des religieux. Pour lui, la raison est que les aspirations à une vie moderne (plus forte chez celles et ceux qui ont connu une vie urbaine) sont incompatibles avec les contraintes d'une vie commune centrée sur la production agricole.[5]
3.2 Mouvement paysan en Italie[modifier | modifier le wikicode]
En Italie, le mouvement des coopératives agricoles et des ouvriers agricoles a été particulièrement organisé et combatif au début du 20e siècle. Selon Kautsky, c'était en grande partie dû au fait que l'habitat était distinct du lieu de travail, contrairement au modèle dominant d'autres pays (famille paysanne plus ou moins large, confondue avec l'unité de production). Ainsi les travailleur·ses et paysan·nes avaient une tendance à être moins repliés sur la famille, et à défendre plus collectivement leurs intérêts.[5]
Le nombre de coopératives explose pendant la Première guerre mondiale. Elles sont notamment encouragées par l’État pour organiser la distribution en évitant les phénomènes de spéculation et de marché noir. En 1921 il y avait 20 000 coopératives en Italie, dont 40% étaient des coopératives ouvrières. Elles sont regroupées majoritairement dans un organe appelé Ligue nationale. Durant le Biennio rosso, le mouvement coopérativiste se radicalise. La Ligue nationale des coopératives décide en 1920 d'abandonner la traditionnelle position de "neutralité" et se rapproche du Parti socialiste italien et de la centrale syndicale CGdL. On la désignera alors comme la Ligue rouge.
Puis, l'État fasciste intègre progressivement les coopératives récalcitrantes.
3.3 Révolution russe de 1917[modifier | modifier le wikicode]
Cependant, en prenant la tête du mouvement avec la révolution d'Octobre, les bolchéviks se sont retrouvés dans une situation particulière : ils tenaient leur promesse de réforme agraire (les paysans s'étaient de toute façon largement emparés des grands domaines), mais s'engageaient également dans la voie du socialisme.
Ils ont alors tenté de développer progressivement une agriculture collectiviste. Ils ont cherché à encourager les paysans à se regrouper en coopératives ou entreprises d'Etat.[8]
De juin à décembre 1918, les bolchéviks organisent des comités de paysans pauvres dans les campagnes, pour s'appuyer sur les prolétaires et semi-prolétaires des campagnes contre les koulaks, et pousser la paysannerie moyenne à basculer du côté des ouvriers. Par la suite, des soviets sont institués dans les campagnes. Lénine dira :
« Ceux qui sont renseignés et ont séjourné à la campagne disent que c'est seulement au cours de l'été et de l'automne 1918 que nos campagnes ont entrepris elles mêmes leur « Révolution d'Octobre » (c'est à dire prolétarienne). Il s'opère un revirement. La vague des soulèvements koulaks fait place à la montée du mouvement des paysans pauvres, au progrès du « comités de paysans pauvres ». »[9]
Des expériences d'exploitations agricoles collectives sont mises en place, mais la vie y est difficile, car le collectivisme dans un cadre de pauvreté implique beaucoup de contraintes sur les individus pour des résultats qui ne sont pas forcément visibles (étant donné l'absence de moyens modernes).
« Le régime de la commune, écrit Ossinski (commissaire du peuple russe à l'Agriculture), ne supprime pas seulement toute propriété privée : il impose à la liberté personnelle des entraves lourdes et gênantes. Ça n'est pas seulement la production, mais même la consommation personnelle qui, dans la commune, est réglementée par une collectivité étroite. La vie domestique tombe, par la force des choses, sous la tutelle d'autrui. C'est pourquoi seules sont viables les communes composées d'éléments parfaitement conscients et cohérents ou bien liés entre eux par des sympathies personnelles... »[10]
Ce n'est qu'à partir de 1928 que Staline a décidé brutalement la collectivisation forcée de toutes les terres.
3.4 Révolution espagnole (1931-1939)[modifier | modifier le wikicode]
A partir de juillet 1936, pour contrer le coup d'État de Franco, un vaste mouvement d'auto-organisation populaire secoue l'Espagne républicaine.
Dans beaucoup d'endroits, les grandes propriétés foncières (dont ceux du clergé) sont expropriées par les paysans. De grands débats sont lancés, entre le partage des terres et la collectivisation. L'influence de la CNT dans les campagnes explique certainement le niveau important de soutien au collectivisme, que l'on ne retrouvait pas dans la paysannerie russe en 1917.
Le gouvernement (dominé par des républicains bourgeois) et les staliniens sont contre toute forme de collectivisme, le résultat est souvent un compromis.
Dans les campagnes les anarchistes sont accusés de semer la « terreur » avec leurs « colonnes infernales ». Les tentatives de collectivisation refluent plus rapidement qu’en ville, sauf en Aragon où il a faut attendre le tournant de mai 1937 pour qu’elles soient remises en cause.
Plus encore que le principe, c’est surtout l’efficacité du système collectiviste qui est dénoncée. Toujours au nom de la défense militaire. Il est vrai que la collectivisation a été généralement mise en œuvre sur le modèle anarchiste, avec une indépendance presque complète de chaque unité de production. Parfois avec des solutions radicales : par exemple la suppression de l’argent dans certains villages. Mais très vite justement se posent des problèmes de crédit, d’approvisionnement, de circuits commerciaux… Et donc la mise en place d’une organisation planifiée, contrôlée par la population elle-même, mais impossible à réaliser si on ne contrôle pas l’Etat, et si le gouvernement est contre. D’où une inévitable stagnation de ces petites unités de production livrées à elles mêmes, et le bilan mitigé d’une expérience faute d’avoir résolu la question du pouvoir…
4 Capitalisme contemporain[modifier | modifier le wikicode]
Au cours du 20e siècle, le processus de concentration dans l'agriculture a continué et se poursuit encore (l'exode rural en est une des manifestations).
En parallèle l'étendue des moyens mutualisés par les coopératives s'est étendu (engins agricoles plus nombreux, achats groupés de semences, d'engrais ou de pesticides, humidimètres, protéinomètres, pont bascules...).
Au 21e siècle, de plus en plus de chercheurs réalisent des études prospectives et proposent des scénarios de réformes écologiques de l'agriculture. Même si le capitalisme n'est pas critiqué frontalement, ces études mettent souvent en lumière à quel point il est néfaste. Les communistes doivent donc se nourrir de ce types d'études, pour mieux étayer leurs argumentaires, et pour être capables de concrétiser leur programme de transition.[V 1]
5 Démagogie anti-communiste[modifier | modifier le wikicode]
S'appuyant sur cette peur du collectivisme, de nombreux anti-marxistes n'hésitent pas à faire de la démagogie pour monter les paysans contre les marxistes.
Trotski remarquait ainsi que c'est une accusation que « les agrariens réactionnaires, les socialistes-chrétiens et les fascistes dirigent toujours contre les socialistes, et d'autant plus, contre les communistes »[11]. Au cours des années 1920, les staliniens ont à leur tour accusé les trotskistes de chercher à « dépouiller le moujik » (avant de procéder à une collectivisation forcée peu après).
6 Notes[modifier | modifier le wikicode]
Vidéos
- ↑ Stupid Economics, Que mangerons-nous en 2050 ?, 15 sept. 2024
Articles et livres
- ↑ Ce sont les « paysans parcellaires » dont parle Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1851)
- ↑ 2,0 et 2,1 John Spargo, Socialism. A summary and interpretation of socialist principles, June 1906
- ↑ 3,0 et 3,1 Cité dans Thèses adoptées par le premier congrès de la SFIC, décembre 1921
- ↑ 4,0 et 4,1 Lénine, Karl Marx - La doctrine économique de Marx, 1914
- ↑ 5,0 5,1 et 5,2 Karl Kautsky, The Labour Revolution, June 1922
- ↑ Friedrich Engels, La question paysanne en France et en Allemagne, Die Neue Zeit, 1894
- ↑ Émile Pouget, Que nous réserve la révolution de demain ?, in Touche à tout, n°6 à n°8, juin-août 1909
- ↑ Lénine, L'économie et la politique à l'époque de la dictature du prolétariat, 30 octobre 1919
- ↑ Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918
- ↑ Cité dans Thèses adoptées par le premier congrès de la SFIC, décembre 1921
- ↑ Léon Trotski, Ma vie, 1930