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La question paysanne en France et en Allemagne
Auteur·e(s) | Friedrich Engels |
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Écriture | novembre 1894 |
Publié dans Die Neue Zeit n° 10, 1894
Extrait publié dans le recueil La social-démocratie allemande de Roger Dangeville
Source : Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies en deux volumes, Tome 2, Éditions du Progrès, Moscou
Les partis bourgeois et réactionnaires s’étonnent prodigieusement de voir la question paysanne subitement et partout à l’ordre du jour chez les socialistes. Ils seraient plutôt en droit de s’étonner que la chose n’ait pas eu lieu depuis longtemps. De l’Irlande à la Sicile, de l’Andalousie à la Russie et à la Bulgarie, le paysan est un facteur fort important de la population, de la production et du pouvoir politique. Seules, deux régions de l’Europe occidentale font exception. Dans la Grande-Bretagne proprement dite, la grande propriété foncière et la grande agriculture ont complètement évincé le paysan exploitant pour son compte. Dans la partie de la Prusse à l’est de l’Elbe, le même procès se poursuit depuis des siècles, et là encore, de plus en plus, le paysan est, soit « éliminé », soit relégué à l’arrière-plan au point de vue économique et politique.
Jusqu’ici le paysan ne s’est, la plupart du temps, avéré un facteur politique que par son apathie, fondée sur l’isolement de la vie des champs. Cette apathie de la grande masse de la population constitue le soutien le plus fort non seulement de la corruption parlementaire de Paris et de Rome, mais encore du despotisme russe. Mais elle n’est absolument pas insurmontable. Depuis la naissance du mouvement ouvrier, les bourgeois n’ont pas eu de peine en Europe occidentale, là surtout où la propriété parcellaire domine, à rendre suspects et haïssables les travailleurs socialistes en les présentant à l’imagination des paysans sous l’aspect de « partageux » ; il leur a été facile de les dépeindre comme des citadins paresseux et cupides, qui spéculent sur la propriété paysanne. Les aspirations socialistes confuses de la révolution de février 1848 furent rapidement balayées grâce aux bulletins de vote réactionnaires des paysans français. Le campagnard qui voulait avoir la tranquillité tira du trésor de ses souvenirs la légende de Napoléon, empereur des paysans, et créa le Second Empire. Nous savons tout ce que cet exploit des paysans a coûté au peuple français ; il souffre de ses conséquences aujourd’hui encore.
Mais depuis cette époque, bien des choses ont changé. Le développement de la forme capitaliste de production a porté le coup mortel à la petite exploitation agricole. Elle décline, elle périt irrémédiablement. La concurrence de l’Amérique du Nord et du Sud, ainsi que de l’Inde, a inondé le marché européen de céréales à bon marché, si bon marché même qu’aucun producteur indigène ne peut entrer en lutte avec ses rivaux étrangers* Le grand propriétaire foncier et le petit paysan voient tous les deux au même titre leur ruine se consommer sous leurs propres yeux. Et comme tous deux sont propriétaires terriens et campagnards, le grand propriétaire se pose comme le champion des intérêts du petit paysan et ce dernier l’accepte — dans l’ensemble — comme tel.
Cependant, l’Occident a vu se développer un puissant parti ouvrier socialiste. Les pressentiments et les sentiments obscurs du temps de la révolution de février se sont clarifiés, développés, approfondis, pour devenir un programme répondant à toutes les exigences scientifiques, renfermant des revendications précises et palpables. Ces revendications sont représentées dans les Parlements allemand, français, belge, par un nombre toujours croissant de députés socialistes. La conquête du pouvoir politique par le Parti socialiste s’annonce de plus en plus prochaine. Mais pour qu’il conquière le pouvoir politique, il faut que ce parti passe d’abord de la ville aux champs, devienne une puissance à la campagne. Lui qui a, sur tous les autres partis, l’avantage de voir clairement l’étroite relation qui unit les causes économiques aux effets politiques, qui depuis longtemps a donc aussi démasqué le loup qui se cachait sous la peau du mouton, cet indiscret ami du paysan, le grand propriétaire foncier, doit-il laisser tranquillement le paysan voué à la ruine entre les mains de ses faux défenseurs jusqu’à ce qu’on l’ait transformé d’adversaire passif en adversaire actif de l’ouvrier d’industrie ? Et nous voilà au cœur même de <la question paysanne.
La population agricole à laquelle nous pouvons nous adresser est composée d’éléments très différents, qui varient encore beaucoup suivant les diverses régions.
A l’ouest de l’Allemagne, comme en France et en Belgique, c’est la petite culture des paysans parcellaires qui prédomine ; ceux-ci sont en majorité propriétaires de leurs terres, et en minorité fermiers.
Au nord-ouest — dans la Basse-Saxe et dans >le Schleswig-Holstein — prédominent les paysans gros et moyens qui ne peuvent se passer de valets, de servantes, ni même de journaliers. Il en va de même dans une partie de la Bavière.
La partie de la Prusse à l’est de l’Elbe et le Mecklembourg sont le domaine de la grande propriété foncière et de la grande culture pratiquée à l’aide de domestiques de ferme et de journaliers, avec à côté, des paysans moyens et petits dans une proportion relativement faible et constamment décroissante. Dans l’Allemagne centrale, toutes ces formes de propriété et d’exploitation se trouvent mêlées en différentes proportions suivant la localité, sans qu’il y ait prédominance de l’une d’entre elles sur une grande étendue.
En outre, il se trouve des régions plus ou moins vastes où le champ possédé ou loué ne suffit pas à nourrir la famille, mais sert seulement de base à l’exercice d’une industrie domestique, et assure à cette dernière des salaires incroyablement bas sans cela, qui procurent aux produits un écoulement constant en dépit de toute concurrence étrangère.
Quelles sont donc celles parmi ces fractions de la population rurale que le parti social-démocrate peut gagner ? Nous n’étudions naturellement cette question que dans ses grands traits. Nous ne considérons que les formes les plus marquantes ; la place nous manque pour nous occuper des stades intermédiaires et des populations agricoles mixtes.
Commençons par le petit paysan. Non seulement il est en général, pour l’Europe occidentale, le plus important de tous les paysans, mais il nous fournit encore pour toute cette question le cas critique. Si nous sommes fixés sur notre position vis-à-vis du petit paysan, nous aurons des points de repère nous permettant de déterminer notre attitude vis-à-vis des autres éléments de la population rurale.
Par petit paysan, nous entendons ici le propriétaire ou le fermier — et surtout le propriétaire — d’un bout de terre qui n’est pas plus grand que ce qu’il peut régulièrement cultiver avec sa famille, et pas plus petit que ce qui est nécessaire à la nourriture de celle-ci. Ce petit paysan, comme le petit artisan, est donc un travailleur qui se distingue du prolétaire moderne en ce qu’il est encore en possession de ses moyens de travail, donc une survivance d’un mode de production dépassé. Il se distingue à trois points de vue de son ancêtre, le paysan serf ou très exceptionnellement libre, mais soumis à la taille et à la corvée. D’abord, la Révolution française l’a libéré des charges et services féodaux qu’il devait à son seigneur, et dans la majorité des cas, au moins sur la rive gauche du Rhin, elle lui a remis sa terre en toute propriété. — En second lieu, il a perdu la protection de la communauté autonome. Il est ainsi privé de sa part de jouissance de l’ancienne communauté. Le sol communautaire a été escamoté soit par l’ancien seigneur, soit par une législation bureaucratique « éclairée », fondée sur le droit romain. Le petit paysan se voit ainsi privé de la possibilité de nourrir son bétail sans acheter de fourrage. Mais au point de vue économique la perte des jouissances du sol communautaire compense et au-delà la disparition des charges féodales.
Le nombre des paysans ne pouvant entretenir des bêtes de trait croît constamment. En troisième lieu, le paysan actuel se distingue encore par la perte de la moitié de son activité productive d’autrefois. Jadis, avec sa famille, il fabriquait, à l’aide de matières premières qu’il avait lui-même produites la plus grande partie des produits industriels dont il avait besoin. Ce qui lui manquait encore lui était fourni par des voisins de village qui, outre l’agriculture, exerçaient encore un métier et étaient payés la plupart du temps par voie de troc ou de services réciproques. La famille, et plus encore le village, se suffisaient à eux-mêmes et produisaient à peu près tout ce qui leur était nécessaire. C’était presque l’économie naturelle à l’état pur, on n’utilisait presque jamais d’argent. La production capitaliste a mis fin à cet état de chose au moyen de l’économie monétaire et de la grande industrie. Mais si la jouissance du sol communautaire était une condition fondamentale de son existence, la pratique accessoire d’une industrie en était une autre. Le paysan est donc tombé de plus en plus bas. Les impôts, les mauvaises récoltes, les partages, les procès, conduisent les campagnards les uns après les autres chez l’usurier, l’endettement devient de plus en plus général et de plus en plus considérable pour chacun ; bref, notre petit paysan, comme toute survivance d’un mode de production dépassé, est irrémédiablement condamné à la ruine. C’est un futur prolétaire.
A ce titre, M devrait être tout oreille pour la propagande socialiste. Mais le sentiment de la propriété, qui est ancré en lui, l’en empêche encore. Plus il est obligé de lutter avec âpreté pour conserver son petit lopin de terre, plus le désespoir le fait s’y cramponner fermement, plus aussi le social-démocrate qui parle du transfert de la propriété foncière à la communauté lui paraît être un ennemi aussi dangereux que l’usurier et l’avocat. Comment la social-démocratie peut-elle dissiper ce préjugé ? Que peut-elle offrir au petit paysan qui est en train de mourir, sans devenir infidèle à elle-même ?
Nous trouvons ici un point d’appui pratique dans le programme agraire des socialistes français de tendance marxiste : il est d’autant plus digne d’attention qu’il provient du pays classique de la petite économie paysanne.
Au Congrès de Marseille de 1892, on adopta le premier programme agraire du parti. Celui-ci réclame, pour les ouvriers agricoles non-possédants (journaliers et valets de ferme) : minimum de salaire fixé par les syndicats ouvriers agricoles et les conseils municipaux ; conseils de prud’hommes agricoles, composés pour moitié d’ouvriers ; interdiction de la vente des terrains communaux et affermage des domaines de l’Etat aux communes, qui loueront aux fins de culture en commun toute cette terre, possédée ou affermée par elle, à des familles associées de travailleurs agricoles non-possédants avec interdiction d’employer des salariés, et sous le contrôle de la commune ; caisses de retraite pour les vieillards et les invalides, alimentées par un impôt spécial sur la grande propriété foncière.
Pour les petits paysans, parmi lesquels on vise tout particulièrement les fermiers, on revendique l’achat par la commune
de machines agricoles, destinées à être louées à prix de revient aux paysans ; la création d’associations agricoles pour l’achat d’engrais, de tuyaux de drainage, de semences, etc., et pour la vente des produits ; la suppression des droits de mutation pour les propriétés dont la valeur ne dépasse pas 5 000 francs ; des commissions d’arbitrage à la manière irlandaise, chargées de réduire les fermages excessifs, de fixer les indemnités aux fermiers et aux métayers sortants pour la plus-value donnée à la propriété ; la suppression de l’article 2102 du Code civil donnant aux propriétaires un privilège sur la récolte ; la suppression de droit de saisie de la récolte sur pied pour le créancier ; la constitution d’une réserve insaisissable comprenant les instruments aratoires, la partie des récoltes, semences, engrais et le nombre de bêtes de trait qui, pour le paysan, sont indispensables à l’exercice de son métier ; la révision du cadastre général, vieilli depuis longtemps, et, en attendant, la révision locale dans chaque commune ; enfin, des cours gratuits d’agronomie et des champs d’expérience agricole.
On le voit : -les revendications faites dans l’intérêt des paysans — ne nous préoccupons pas ici pour l’instant de celles faites dans l’intérêt des ouvriers — ne vont pas très loin. Une partie d’entre elles a déjà été réalisée autre part. Les commissions d’arbitrage des fermages se réclament expressément du modèle irlandais. Les associations agricoles existent déjà dans les pays rhénans. La révision du cadastre est un vœu pieux permanent de tous les libéraux et même des bureaucrates dans toute l’Europe occidentale. Les autres points pourraient être également réalisés sans que pour cela le régime capitaliste en éprouve un dommage essentiel. Ceci simplement pour caractériser le programme. Je ne blâme pas en m’exprimant ainsi, au contraire. Ce programme fit si bien les affaires du Parti chez les paysans des régions les plus diverses de la France que — l’appétit vient en mangeant — on se sentit obligé de l’accommoder mieux encore au goût des agriculteurs. On sentait bien cependant que l’on s’aventurait là sur un terrain dangereux. Comment porter aide au paysan non comme futur prolétaire, mais comme propriétaire rural actuel, sans violer les principes fondamentaux du programme socialiste général ? Pour éviter ce reproche on fit précéder les nouvelles propositions pratiques d’un exposé des motifs théoriques cherchant à montrer que le principe du socialisme veut que l’on protège la petite propriété contre la ruine dont la menace le mode de production capitaliste, bien que Ton voie parfaitement que cette ruine est inévitable. Examinons d’un peu plus près cet exposé des motifs, ainsi que les revendications elles-mêmes, tels qu’ils ont été adoptés en septembre au Congrès de Nantes.
Voici les considérants :
« Considérant qu’aux termes mêmes du programme général du Parti les producteurs ne sauraient être libres qu’autant qu’ils seront en possession des moyens de production ;
« Considérant que si, dans le domaine industriel, ces moyens de production ont déjà atteint un tel degré de centralisation capitaliste qu’ils ne peuvent être restitués aux producteurs que sous la forme collective ou sociale, il n’en est pas de même actuellement, en France du moins, dans le domaine agricole ou terrien, le moyen de production, qui est le sol, se trouvant encore sur bien des points possédé, à titre individuel, par les producteurs eux-mêmes ;
« Considérant que si cet état de choses, caractérisé par la propriété paysanne, est fatalement appelé à disparaître , le socialisme n’a pas à précipiter cette disparition, son rôle n’étant pas de séparer la propriété et le travail, mais au contraire de réunir dans les mêmes mains ces deux facteurs de toute production, dont la division entraîne la servitude et la misère des travailleurs tombés à l’état de prolétaires ;
« Considérant que si, au moyen des grands domaines repris à leurs détenteurs oisifs, au même titre que les chemins de fer, mines, usines, etc., le devoir du socialisme est de remettre en possession, sous la forme collective ou sociale, les prolétaires agricoles, son devoir non moins impérieux est de maintenir en possession de leurs lopins de terre contre le fisc, l’usure et les empiétements des nouveaux seigneurs du sol les propriétaires cultivant eux-mêmes ;
« Considérant qu’il y a lieu d’étendre cette protection aux producteurs qui, sous le nom de fermiers et de métayers , font valoir les terres des autres, et qui, s’ils exploitent des journaliers, y sont en quelque sorte contraints par l’exploitation dont ils sont eux-mêmes victimes :
« Le Parti ouvrier, qui, à l’inverse des anarchistes, n’attend pas de la misère étendue et intensifiée la transformation de l’ordre social, et ne voit de libération pour le travail et pour la société que dans l’organisation et les efforts combinés des travailleurs des campagnes et des villes s’emparant du gouvernement et faisant la loi, a adopté le programme agricole suivant, destiné à coaliser dans la même lutte contre l’ennemi commun, la féodalité terrienne, tous les éléments de la production agricole, toutes les activités qui, à des titres divers, mettent en valeur le sol national. »
Examinons d’un peu plus près ces considérants.
D’abord la phrase du programme français qui dit que la liberté des producteurs suppose la possession des moyens de production, doit être complétée par celle qui suit immédiatement : la possession des moyens de production n’est possible que sous deux formes, soit comme propriété individuelle, forme qui jamais ni nulle part n’a été générale pour les producteurs et que le progrès industriel rend de plus en plus impossible ; ou bien comme propriété commune, forme dont les conditions matérielles et intellectuelles ont déjà été créées par le développement de la société capitaliste. La prise en possession collective des moyens de production doit donc être poursuivie par tous les moyens à la disposition du prolétariat.
La possession en commun des moyens de production est donc présentée ici comme le seul but principal que l’on doive rechercher. Non seulement dans l’industrie où le terrain est déjà préparé, mais en général, donc aussi dans l’agriculture. La propriété individuelle, d’après le programme, ne s’est jamais ni nulle part étendue à tous les producteurs ; pour cette raison, et parce que, au surplus, le progrès de l’industrie la fait disparaître, le socialisme n’a pas intérêt à la maintenir, mais à la voir disparaître ; car là où elle existe et dans la mesure où elle existe, elle rend la propriété commune impossible. Si nous nous référons au programme, faisons-le au programme tout entier qui modifie d’une façon très significative la phrase citée à Nantes, puisqu’il place la vérité historique générale qui s’y exprime dans les conditions qui seules lui permettent de rester aujourd’hui une vérité en Europe occidentale et en Amérique du Nord. La possession des moyens de production par les producteurs isolés ne confère plus actuellement à ceux-ci une véritable liberté. L’artisanat est déjà ruiné dans les villes ; dans les grands centres comme Londres il a même déjà complètement disparu, remplacé par la grande industrie, le sweating-system et les misérables charlatans qui vivent de la banqueroute. Le petit paysan qui cultive à son compte n’a ni la possession assurée de son lopin, ni la liberté. Tout comme sa maison, sa cour, ses quelques champs, il appartient à l’usurier ; son existence est moins assurée que celle du prolétaire qui peut avoir par-ci par là quelques jours tranquilles, ce qui n’arrive jamais au paysan esclave des dettes. Supprimez l’article 2102 du Code civil, garantissez par la loi une réserve insaisissable d’instruments aratoires, de bétail, etc., vous ne pouvez le garantir d’une contrainte où il vendra lui-même « de plein gré » son bétail, se vendra corps et âme à l’usurier et sera content de s’acheter son quart d’heure de grâce. Votre tentative de protéger le petit paysan dans sa propriété ne protège pas sa liberté, mais simplement la forme particulière de sa servitude ; elle prolonge une situation dans laquelle il ne peut ni vivre ni mourir ! Ce n’était donc nullement la peine de vous référer au premier paragraphe de votre programme.
D’après l’exposé des motifs, le moyen de production, qui est le sol, se trouverait actuellement, en France, possédé encore sur bien des points, à titre individuel, par les producteurs eux-mêmes ; or le rôle du socialisme ne serait pas de séparer la propriété et le travail, mais au contraire de réunir dans les mêmes, mains ces deux facteurs de toute production. — Nous avons déjà fait remarquer que sous cet aspect général, ce n’est pas là le rôle du socialisme ; bien au contraire, il consiste à remettre les moyens de production aux producteurs, à titre collectif. Dès qu’on perd cela de vue, la phrase citée plus haut nous induit en erreur, portant à croire que le socialisme est appelé à transformer en propriété réelle du petit paysan celle qui, aujourd’hui, ne l’est que d’apparence, donc à faire du petit fermier un propriétaire et à payer les dettes du propriétaire endetté. Evidemment, le socialisme est intéressé à ce que cette fausse apparence de propriété paysanne disparaisse ; mais elle ne doit pas disparaître de cette façon.
En tout cas, nous en sommes là maintenant : les considérants du programme peuvent déclarer purement et simplement que le devoir du socialisme, son devoir impérieux est de « maintenir en possession de leurs lopins de terre contre le fisc, l’usure et les empiétements de nouveaux seigneurs du sol, les propriétaires cultivant eux-mêmes ». Ces considérants imposent donc au socialisme de faire une chose qu’ils ont déclarée impossible dans le paragraphe précédent. Ils lui commandent de « maintenir en possession » de la propriété parcellaire paysanne les agriculteurs, après avoir dit que cette propriété est « fatalement appelée à disparaître ». Le fisc, l’usure, les nouveaux seigneurs du sol sont-ils autre chose que les instruments au moyen desquels la production capitaliste mène à bonne fin la disparition fatale de la propriété paysanne ? On verra plus loin à l’aide de quels moyens « le socialisme » doit protéger le paysan contre cette trinité.
Mais le petit paysan n’est pas le seul à avoir le droit d’être protégé dans sa propriété. De même « il y a lieu d’étendre cette protection aux producteurs qui, sous le nom de fermiers et de métayers, font valoir les terres des autres, et qui, s’ils exploitent des journaliers, y sont en quelque sorte contraints par l’exploitation dont ils sont eux-mêmes victimes ». Nous voici déjà sur un terrain bien étrange. Le socialisme combat tout spécialement l’exploitation du salariat. Et là, on vient nous déclarer que le devoir impérieux du socialisme est de protéger les fermiers français, lorsqu’ils. . . « exploitent des journaliers ». — je cite textuellement ! Et ce, parce qu’ils y sont en quelque sorte contraints par « l’exploitation dont ils sont eux-mêmes victimes » !
Comme il est agréable et facile de se laisser glisser, dès qu’on s’est mis dans cette position fausse ! Que les paysans allemands grands et moyens viennent prier les socialistes français d’intercéder en leur faveur auprès du Comité directeur du Parti socialiste allemand, que le parti les protège lorsqu’ils exploitent leurs domestiques, en rappelant « l’exploitation dont ils sont eux-mêmes victimes » de la part des usuriers, des percepteurs, des spéculateurs en blés et des marchands de bestiaux, — que leur répondront-ils ? Et qui les garantit que nos grands propriétaires fonciers ne leur enverront pas aussi le comte Kanitz (lequel d’ailleurs a déposé un projet analogue au leur, tendant à la nationalisation de l’importation des blés) pour leur demander la protection socialiste dans l’exploitation des ouvriers agricoles, en se fondant sur « l’exploitation dont ils sont eux-mêmes victimes » de la part des usuriers de la bourse, de la rente ou du blé ?
Mais disons plutôt tout de suite que nos amis français ne pensent pas si mal qu’ils veulent bien en avoir l’air ! Le passage en question ne doit être appliqué qu’à ce cas tout particulier : dans le Nord de la France, on loue la terre aux paysans avec obligation de cultiver des betteraves à sucre à des conditions fort défavorables ; comme cela se fait chez nous aussi, d’ailleurs, ils sont forcés de vendre les betteraves à une certaine fabrique au prix fixé par celle-ci, d’acheter une certaine semence, d’employer une certaine quantité d’engrais prescrite d’avance, et, en livrant les produits, ils sont encore honteusement frustrés. Tout cela existe aussi en Allemagne. Mais si l’on voulait protéger ce genre de paysans, il fallait le dire sans ambages ! Si l’on ne juge que d’après la phrase ainsi construite, dans toute sa généralité, il faut reconnaître qu’elle foule aux pieds non seulement le programme du Parti ouvrier français, mais aussi le principe fondamental du socialisme en général ; les auteurs de l’exposé des motifs n’auront donc pas le droit de se plaindre si, de divers côtés, l’on exploite contre leur intension la rédaction fort négligée des considérants.
De même les derniers mots des considérants ne peuvent prêter à malentendu : le Parti ouvrier socialiste doit « coaliser dans la même lutte contre l’ennemi commun, la féodalité terrienne, tous les éléments de la production agricole, toutes les activités qui, à des titres divers, mettent en valeur le sol national ». Je nie carrément que le parti ouvrier d’un quelconque pays doive admettre dans ses rangs, outre les prolétaires ruraux et les petits agriculteurs, les paysans gros ou moyens, ou encore les fermiers des grands biens, les éleveurs de bestiaux et les autres capitalistes exploitant le sol national. J’admets que tous, ils considèrent la féodalité terrienne comme leur ennemi commun, que nous soyons d’accord avec eux dans certaines questions, que nous combattions à leurs côtés pendant un certain temps pour des buts définis ; mais, si, dans notre Parti, nous pouvons admettre des individus de toute classe de la société, nous ne pouvons tolérer des groupes d’intérêts capitalistes ou moyens paysans ou moyens bourgeois. Là aussi le sens n’est pas tel qu’il paraît l’être ; il est évident que les auteurs n’ont pas songé à tout cela ; mais, malheureusement, le besoin de généraliser les a poussés trop loin, et il ne faudra pas qu’ils s’étonnent si on les prend au mot !
L’exposé des motifs est suivi de nouvelles adjonctions au programme. Elles sont rédigées aussi négligemment que l’exposé des motifs lui-même.
L’article d’après lequel les communes doivent acheter des machines agricoles et les louer à prix de revient aux paysans est modifié dans ce sens qu’elles les achètent avec le concours de l’Etat et, ensuite, qu’elles les mettent gratuitement à la disposition des petits cultivateurs. Cette concession nouvelle ne fera pas faire fortune aux petits cultivateurs, dont les champs et le mode de culture ne tolèrent qu’un emploi de machines très restreint.
Ensuite : « Abolition de tous les impôts indirects et transformation des impôts directs en impôt progressif sur les revenus dépassant 3 000 francs. » — Depuis des années, presque tous les programmes social-démocrates demandent cela. Mais qu’on le demande tout particulièrement dans l’intérêt des petits paysans, voilà qui est nouveau, et prouve seulement combien on a peu réfléchi à la portée de cette phrase ! En Angleterre, pour ne citer que cet exemple, le budget de l’Etat est de 90 millions de livres sterling. L’impôt sur le revenu en produit treize et demi à quatorze millions, tandis que les soixante-seize autres millions proviennent, en partie, de l’imposition de maisons de commerce, (poste, télégraphie, timbres) et, pour la plus grande part, de taxes sur la consommation de masse, de ce grignotement toujours répété du revenu de tous les habitants, et surtout des pauvres, qui rogne par petites quantités imperceptibles, mais qui, peu à peu, crée des millions. Et, dans la société actuelle, il est presque impossible de couvrir d’une autre façon les dépenses de l’Etat. Admettons qu’en Angleterre un impôt progressif sur les revenus d’au moins 120 livres sterling (3 000 francs) doive couvrir les 90 millions. La moyenne de l’accumulation annuelle, l’augmentation annuelle de toute la richesse nationale était de 1865 à 1875, selon Giffen, de 240 millions de livres sterling. Si nous la supposons être annuellement de 300 millions actuellement, il en résulte que des charges fiscales de 90 millions comment, il en résulte que des charges fiscales de 90 millions consommeraient presque un tiers de l’accumulation. En d’autres termes, aucun gouvernement ne peut entreprendre une telle chose, sinon un gouvernement socialiste : quand les socialistes seront au pouvoir, ils auront à faire des choses qui ne feront paraître cette réforme des impôts que comme un acompte momentané, insignifiant et qui ouvriront aux petits paysans de tout autres perspectives.
On semble reconnaître aussi que cette réforme fiscale se fera attendre longtemps encore pour les paysans, et on leur promet «en attendant », «la suppression de l’impôt foncier pour les propriétaires cultivant eux-mêmes, et diminution de cet impôt pour ceux dont la terre est grevée de dettes hypothécaires ». La deuxième partie de cette phrase ne peut s’appliquer qu’aux biens qui sont trop grands pour qu’une seule famille puisse les cultiver et ne fait donc, de nouveau, que favoriser ces paysans qui « exploitent des journaliers ».
Ensuite : « Liberté de la chasse et de la pêche, sans autre limite que les mesures nécessitées par la conservation du gibier et du poisson et la préservation des récoltes. » Cela a un air très populaire, mais les derniers mots enlèvent toute valeur aux premiers. Combien de lièvres, de perdrix, de brochets ou de carpes, y a-t-il donc par famille paysanne, dans toute la campagne ? Tout juste autant que l’on pourrait ouvrir la chasse et la pêche pour chaque paysan un seul jour par an !
« Réduction du taux légal et conventionnel de l’intérêt de l’argent », c’est-à-dire de nouvelles lois contre l’usure, une nouvelle tentative pour appliquer une mesure de police qui a échoué toujours et en tous lieux depuis deux miIle ans. Si le petit paysan est dans des conditions qui le forcent à considérer l’usurier comme un moindre mal, celui-ci trouvera toujours des moyens pour l’exploiter, sans tomber sous le coup de la loi contre l’usure. Cette mesure ne pourrait servir qu’à amadouer le petit paysan, mais il n’en profitera jamais ; au contraire, elle lui rend le crédit plus difficile, lorsqu’il en a le plus besoin.
« Organisation d’un service gratuit de médecine et d’un service de pharmacie à prix de revient », cette mesure ne s’applique certes pas exclusivement aux paysans ; le programme allemand qui va plus loin, demande que les médicaments soient aussi fournis gratuitement.
« Indemnité, pendant la période d’appel, aux familles des réservistes » ; ceci existe, bien que d’une façon insuffisante, en Allemagne et en Autriche, et, de même, ne s’applique pas aux paysans seulement.
« Abaissement des tarifs de transport pour les engrais, les machines et les produits agricoles » ; cela est chose faite en Allemagne, faite surtout au profit. . . des grands propriétaires fonciers.
« Mise à l’étude immédiate d’un plan de travaux publics ayant pour objet l’amélioration du sol et le développement de la production agricole » ; trop vague, trop peu déterminé, belles promesses qui, une fois réalisées, ne feraient que servir les grands propriétaires !
Bref, après tout le prodigieux élan théorique contenu dans l’exposé des motifs, les propositions pratiques du nouveau programme agraire ne nous expliquent nullement comment le Parti ouvrier français veut arriver à maintenir les petits paysans en possession de cette propriété paysanne qui, d’après ses propres dires, est fatalement appelée à disparaître.
II
Sur un point, nos camarades français ont certainement raison : on ne peut faire de révolution durable en France contre le petit paysan. Seulement, ils nous paraissent ne pas s’y être pris comme il fallait pour gagner les paysans à la cause.
Il semble qu’ils aient pour objectif de conquérir le petit paysan du jour au lendemain, peut-être même pour les prochaines élections générales. Ils ne peuvent espérer atteindre ce but qu’en faisant des promesses générales très osées, qui les obligent, pour les défendre, à se lancer dans des considérants théoriques bien plus osés encore. Dès que l’on y regarde de près, on s’aperçoit que les promesses générales se contredisent (promesse de maintenir un état de choses que l’on dit être fatalement appelé à disparaître), que les mesures particulières ou bien n’auront aucun effet (lois contre l’usure) ou bien ne sont que des revendications ouvrières générales, ou qu’elles servent plutôt la grande propriété foncière, ou enfin que leur portée dans l’intérêt du petit paysan est infime ; de sorte que la partie directement pratique du programme corrige les fautes premières et réduit les grands mots de l’exposé des motifs à une mesure tout à fait innocente.
Disons-le franchement : étant donné ses préjugés, fondés sur toute sa situation économique, son éducation, sa façon de vivre isolément, et nourrie par la presse bourgeoise et les grands propriétaires fonciers, nous ne pouvons conquérir la masse des petits paysans du jour au lendemain que si nous lui faisons des promesses que nous savons ne pouvoir pas tenir. Nous sommes obligés de lui promettre non seulement de protéger sa propriété dans tous les cas contre toutes les puissances économiques qui l’assaillent, mais même de la délivrer de toutes les charges qui, actuellement, l’oppriment : de faire du fermier un propriétaire libre, et de payer les dettes du propriétaire dont la terre est grevée d’hypothèques. Si nous pouvions faire cela, nous reviendrions nécessairement au point de départ d’un développement qui a nécessairement abouti à l’état actuel. Nous n’aurions pas libéré le paysan, nous lui aurions accordé un quart d’heure de grâce !
Mais notre intérêt n’est pas de gagner le paysan du jour au lendemain, pour que, du jour au lendemain, il nous quitte, lorsque nous ne pourrons pas tenir nos promesses. Du paysan qui nous demande de maintenir la propriété parcellaire nous ne pourrons jamais faire un camarade, pas plus que du petit patron qui veut rester éternellement patron. Ces gens sont à leur place chez les antisémites. Qu’ils aillent chez eux entendre la promesse que leur petite entreprise sera sauvée ; lorsqu’ils auront appris là-bas ce que valent ces phrases sonores, et quelles mélodies jouent les violons dont leur ciel est plein, ils reconnaîtront, toujours plus nombreux, que nous qui promettons moins et qui cherchons le salut d’un autre côté, nous sommes des gens plus sûrs. Si les Français avaient, comme nous, une tapageuse démagogie antisémite, ils n’auraient pas facilement fait la faute de Nantes !
Quelle est donc notre position en face des petits paysans ?
Et comment devons-nous agir à leur égard le jour où le pouvoir sera en nos mains ?
D’abord, la phrase du programme français est absolument juste : nous prévoyons la disparition inéluctable du petit paysan, mais nous ne sommes nullement chargés de hâter cette disparition.
Et ensuite, il est tout aussi évident que, lorsque nous serons au pouvoir, nous ne pourrons songer à exproprier par la force les petits paysans (que ce soit avec ou sans indemnité), comme nous serons obligés de le faire pour les grands propriétaires fonciers. Notre devoir envers le petit paysan est, en premier lieu, de faire passer sa propriété et son exploitation individuelles à l’exploitation coopérative, non en l’y contraignant, mais en l’y amenant par des exemples et en mettant à sa disposition le concours de la société. Et ici les moyens ne nous manquent pas pour faire entrevoir au petit paysan des avantages qui lui sauteront aux yeux dès aujourd’hui.
Il y a presque vingt ans, les socialistes danois qui, dans tout le pays, ne possèdent qu’une seule vraie ville, Copenhague, et sont donc, en dehors de celle-ci, réduits à la propagande parmi les paysans, ont esquissé de tels projets. Les paysans d’un village ou d’une paroisse — il y a bon nombre de grandes fermes isolées au Danemark — devaient réunir toutes leurs terres en un seul grand domaine, le cultiver à compte commun et partager les produits en proportion des terres versées, de l’argent avancé et du travail fourni. Au Danemark, la petite propriété ne joue qu’un rôle secondaire. Mais si nous appliquons cette idée à un pays de propriété parcellaire, nous arrivons au résultat suivant : en réunissant les petits biens et en les cultivant suivant les méthodes de grande culture, une partie de la main-d’œuvre jusqu’alors employée devient superflue ; c’est précisément cette économie de travail qui est un des avantages les plus importants de la grande culture.
Cette main-d’œuvre peut être employée de deux façons : ou bien on met à la disposition de la coopérative paysanne d’autres terres prises sur de grandes propriétés voisines, ou on lui donne les moyens d’un travail industriel accessoire, autant que possible et de préférence pour l’usage personnel. Dans les deux cas, on la met dans une meilleure situation économique et l’on assure en même temps à la direction générale de la société l’influence nécessaire pour faire passer progressivement la coopérative paysanne à une forme plus élevée et pour équilibrer les droits et les devoirs tant de la coopérative dans son ensemble que de ses membres en particulier, avec ceux des autres branches de la grande communauté. Les conditions de chaque cas particulier et les circonstances dans lesquelles nous prendrons le pouvoir nous dicteront la façon d’agir dans ce cas particulier. Nous pourrons peut-être ainsi offrir à ces coopératives d’autres avantages encore : remise à la banque nationale de la dette hypothécaire tout entière en réduisant suffisamment le taux de l’intérêt ; avances sur les fonds publics pour instituer l’exploitation en grand (ces avances ne consisteront pas nécessairement ou de préférence en argent, mais en produits indispensables : machines, engrais, etc.) et d’autres avantages encore.
L’essentiel en tout cas, c’est de faire comprendre aux paysans que nous ne pouvons sauver et conserver leur propriété qu’en la transformant en une propriété et une exploitation coopératives. Car c’est précisément l’exploitation individuelle, conséquence de la propriété individuelle, qui fait la perte des paysans. S’ils veulent conserver l’exploitation individuelle, nécessairement, ils seront chassés de leurs propriétés, tandis que leur mode de production dépassé fera place à la grande exploitation capitaliste. Les choses en sont là ; et lorsque nous venons offrir aux paysans la possibilité d’introduire la grande exploitation, non pour le compte capitaliste, mais pour leur propre compte commun, il ne serait pas possible de faire comprendre aux paysans que c’est dans leur intérêt, que c’est l’unique chemin du salut ?
Nous ne pouvons pas promettre aux paysans parcellaires que nous les maintiendrons en possession de leur propriété et de leur exploitation individuelles face à la suprématie de la production capitaliste. Nous pouvons seulement leur promettre que nous n’interviendrons pas contre leur volonté, à l’aide de la force brutale, dans leurs rapports de propriété. Nous pouvons aussi faire notre possible pour que dès aujourd’hui la lutte des capitalistes et des grands propriétaires contre les petits paysans soit menée à l’aide de moyens moins malhonnêtes, et que la spoliation directe et l’escroquerie soient empêchées dans la mesure du possible, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Cela ne réussira qu’exceptionnellement. Dans le mode de production capitaliste développé, personne ne sait où s’arrête l’honnêteté et où commence l’escroquerie. Mais les choses seront toujours bien différentes si les pouvoirs publics sont du côté des dupes ou de l’autre côté.
Et nous prenons résolument parti pour le petit paysan ; nous ferons tout ce qui est possible pour rendre son sort plus tolérable, pour lui faciliter le passage à la coopérative, s’il s’y résout, et même pour lui laisser le temps de la réflexion comme propriétaire de sa parcelle, s’il ne s’y résout pas. Nous agissons de la sorte, d’abord parce que nous considérons le petit paysan travaillant à son compte comme étant virtuellement des nôtres, et ensuite, dans l’intérêt même du Parti. Plus sera grand le nombre des paysans auxquels nous éviterons la chute dans le prolétariat, que nous pourrons conquérir encore en tant que paysans, plus la transformation sociale sera rapide et facile. Il ne nous sert à rien d’être forcés d’attendre pour cette transformation que la production capitaliste se soit développée partout jusque dans ses dernières conséquences, que le dernier petit artisan, que le dernier petit paysan, soient devenus les victimes de la grande entreprise capitaliste. Les sacrifices matériels qu’on peut faire, dans ce sens, dans l’intérêt des paysans, à l’aide de fonds publics, ne peuvent paraître, du point de vue de l’économie capitaliste, que comme de l’argent jeté par la fenêtre, mais ils sont cependant un excellent placement, car ils économisent peut-être une part dix fois plus grande des frais de la réorganisation sociale. Dans ce sens, nous pouvons donc agir très libéralement avec les paysans. Ce n’est pas ici la place d’entrer dans les détails, de faire des propositions précises dans ce sens ; il ne peut s’agir que des principes généraux.
Il n’existe donc pas de pire service que nous puissions rendre et au Parti et aux petits paysans que de faire des déclarations éveillant même l’impression que notre intention est de maintenir de façon durable la propriété parcellaire. Ce serait barrer la route à la libération des paysans, ce serait rabaisser le Parti au niveau d’un antisémitisme tapageur. Au contraire, le devoir de notre Parti est d’expliquer sans cesse aux paysans leur situation, qui est sans espoir aucun, aussi longtemps que le capitalisme sera au pouvoir ; de leur montrer qu’il est absolument impossible de conserver leur propriété parcellaire en tant que telle ; qu’il est certain que la grande production capitaliste passera par-dessus leur petite exploitation, impuissante et désuète, comme un chemin de fer écrase une brouette. Si nous agissons de la sorte, nous agirons dans le sens du développement économique inévitable, et ce développement montrera aux petits paysans la justesse de nos paroles.
Au reste, je ne puis quitter ce sujet sans exprimer ma conviction que les auteurs du programme de Nantes ont, pour l’essentiel, la même opinion que moi. Ils sont beaucoup trop intelligents pour ne pas savoir que la propriété paysanne parcellaire est vouée à devenir propriété collective !
Ils reconnaissent eux-mêmes que la propriété parcellaire est appelée à disparaître. Le rapport du Comité national au Congrès de Nantes rédigé par Lafargue concorde tout à fait avec cette opinion. Il a paru en allemand dans le Sozialdemokrat de Berlin du 18 octobre dernier. Les contradictions dans les expressions du programme de Nantes sont la preuve que les auteurs n’ont pas l’intention de dire ce qu’ils disent en fait. Si on ne les comprend pas ou si l’on abuse, comme cela est arrivé déjà, d’ailleurs, de leur façon de s’exprimer, ils ne peuvent, il est vrai, que s’en prendre à eux-mêmes. En tout cas, ils expliqueront mieux leur programme, et le prochain congrès français se verra forcé de le revoir à fond.
Venons-en maintenant aux paysans plus riches. Nous trouvons dans cette catégorie, essentiellement par suite d’héritage, mais aussi d’endettement ou de ventes forcées de terres, tout un échantillonnage de stades intermédiaires qui vont du paysan parcellaire jusqu’au gros paysan qui possède toute son ancienne tenure et quelquefois au-delà. Quand le paysan moyen habite parmi les petits paysans, il n’y aura guère de différence entre ses intérêts, ses opinions et les leurs, car son expérience lui dira combien de ses semblables ont sombré dans la masse des petits paysans. Mais là où prédominent le moyen et le gros paysans, où l’exploitation exige, en général, l’aide de valets de ferme et de servantes, il en est autrement. Un Parti ouvrier doit, naturellement, prendre fait et cause tout d’abord pour les salariés, c’est à-dire pour les domestiques, les filles de ferme et les journaliers ; de ce fait, il s’interdit de faire aux paysans des promesses qui incluent la perpétuité du salariat des ouvriers. Aussi longtemps qu’il subsiste des paysans moyens ou grands, en tant que tels, ils ne peuvent s’en tirer sans salariés. S’il est donc simplement stupide de notre part de promettre aux paysans parcellaires qu’ils seront maintenus en tant que petits paysans, c’est presque de la trahison directe que de promettre la même chose aux paysans moyens ou grands.
Nous pouvons de nouveau établir un parallèle avec les artisans des villes. Ils sont plus près de leur perte encore, il est vrai, que les paysans, mais il y en a pourtant encore qui emploient non seulement des apprentis, mais aussi des ouvriers, ou qui font faire à leurs apprentis le travail d’un ouvrier. Parmi les petits patrons, ceux qui veulent éternellement rester patrons n’ont qu’à aller chez les antisémites pour se convaincre qu’il n’y a pas de salut non plus de ce côté. Les autres qui comprennent la disparition inévitable de leur mode de production viennent à nos côtés et sont prêts à partager plus tard le sort qui attend tous les autres ouvriers. Il n’en va pas autrement des paysans grands et moyens. Leurs domestiques, leurs servantes et leurs journaliers nous intéressent plus qu’eux-mêmes, naturellement. Si ces paysans veulent que nous leur garantissions que leurs exploitations resteront, nous ne pourrons en aucune façon faire cela. Leur place est chez les antisémites, dans la Ligue des paysans et autres partis de ce genre qui n’ont pas de plaisir plus grand que de ne rien tenir après avoir tout promis.
Au point de vue économique, nous avons la certitude que les paysans moyens ou grands seront eux aussi immanquablement écrasés par la concurrence capitaliste et par la production à bon marché des céréales d’outre-mer ; la preuve en est faite d’ailleurs par l’endettement qui toujours augmente, et la ruine évidente de tous ces paysans. Nous ne pouvons rien faire contre cette ruine, sinon recommander la réunion des biens en une exploitation coopérative qui fera disparaître de plus en plus l’exploitation du salariat et qui pourra introduire peu à peu la transformation en branches aux mêmes droits et aux mêmes devoirs de la grande coopérative nationale de production. Si ces paysans comprennent la ruine inévitable de leur mode de production actuel, s’ils en tirent les conséquences nécessaires, ils viendront chez nous et ce sera à nous de leur faciliter, autant que nous pourrons le faire, le passage au mode de production transformé. Sinon, il faudra les abandonner à leur sort et nous, nous devrons nous adresser à leurs salariés qui entendront nos appels. Il est fort probable que là non plus, il ne pourra s’agir d’expropriation violente et que nous pourrons compter sur le développement économique pour ouvrir à la raison ces têtes un peu dures.
Ce n’est qu’en ce qui concerne la grande propriété que tout est très simple. Nous n’avons là rien qu’une exploitation capitaliste ouverte, et là il ne saurait s’agir de scrupules quelconques. Nous voyons devant nous des masses de prolétaires agricoles, ce qui rend très clair notre devoir. Dès que notre Parti est au pouvoir, il n’a qu’à exproprier les grands propriétaires, tout comme les grands industriels. Que cette expropriation ait lieu avec ou sans indemnité, ceci ne dépendra pas essentiellement de nous, mais des conditions dans lesquelles nous arriverons au pouvoir, et surtout aussi de la position que prendront messieurs les grands propriétaires eux-mêmes. Nous ne considérons nullement qu’une indemnité soit en tout cas inadmissible ; je ne sais combien de fois Marx m’a dit que, selon lui, il nous en coûterait moins si nous pouvions nous rédimer de toute cette bande ! Mais cela n’est pas notre affaire ici. Les grands biens ainsi rendus à la collectivité devraient être remis aux ouvriers agricoles qui les cultivent dès à présent, organisés en coopératives, sous le contrôle de la collectivité. Sous quelles formes cela se ferait, ceci ne peut être établi dès aujourd’hui. En tout cas, la transformation de l’exploitation capitaliste en exploitation socialiste est pleinement préparée ici et peut être réalisée d’un jour à l’autre, comme dans les fabriques de M. Krupp ou de M. de Stumm, par exemple. Et l’exemple de ces coopératives agricoles démontrerait même aux derniers paysans parcellaires encore rétifs, et peut-être aussi à quelques grands paysans, combien il y a d’avantages à une grande exploitation coopérative.
Dans ce cas donc, nous pouvons faire entrevoir aux prolétaires agricoles quelques perspectives qui sont au moins aussi brillantes que celles des prolétaires industriels. Et ce n’est qu’une question de temps, et du temps le plus bref, que celle de conquérir, à l’aide de cela, les ouvriers agricoles de la Prusse à l’est de l’Elbe. Mais si nous comptons ceux-ci parmi les nôtres, toute l’Allemagne ressentira comme un souffle de vent nouveau. Le demi-servage de fait des ouvriers agricoles de la Prusse à l’est de l’Elbe est le fondement principal de la domination des hobereaux en Prusse et, partant, de l’hégémonie spécifiquement prussienne en Allemagne. Ce sont ces hobereaux qui, appauvris, perdus de plus en plus par les dettes, qui vivent aux dépens de l’Etat ou de particuliers, cherchent d’autant plus à se cramponner, de toute leur force, à leur domination ; ils ont créé et maintiennent, eux, le caractère exclusivement prussien de la bureaucratie et du corps des officiers ; grâce à leur orgueil, leur esprit borné, leur arrogance, ils ont créé cette haine en Allemagne contre l’Empire germano-prussien — quoi qu’on reconnaisse qu’à l’instant même c’est la seule forme possible de l’unité allemande — et n’ont pas su conquérir le respect de l’étranger pour ce pays pourtant si victorieux.
Le pouvoir de ces hobereaux repose sur ce fait que, dans le territoire formé des sept provinces de la vieille Prusse — c’est-à-dire d’un tiers à peu près de tout l’empire — ils disposent de la propriété foncière qui entraîne ici le pouvoir politique et social, et non seulement de la propriété foncière, mais encore des industries les plus importantes de ce territoire, par exemple les fabriques de sucre de betterave et de liqueurs. Ni les grands propriétaires du reste de l’Allemagne, ni les grands industriels ne connaissent une situation aussi favorable ; ni les uns ni les autres ne disposent d’un royaume formant un tout. Ils sont dispersés dans de vastes espaces et disputent aux éléments sociaux qui les entourent l’hégémonie politique et économique. Mais cette situation prépondérante des hobereaux prussiens perd de plus en plus son fondement économique. L’endettement et l’appauvrissement s’étendent sans cesse, et malgré tout le concours de l’Etat (et depuis Frédéric Ier celui-ci fait partie de tout budget des hobereaux tant soit peu régulier) ; seul le demi-servage effectif des ouvriers agricoles sanctionné par la coutume et la loi et qui permet une exploitation sans borne donne aux hobereaux la faculté de ne pas sombrer. Semez la parole socialiste parmi ces ouvriers, donnez-leur le courage, groupez-les dans la lutte pour leurs droits, et c’en est fait de la domination des hobereaux !
Le grand pouvoir réactionnaire qui, pour l’Allemagne, représente un élément aussi barbare et conquérant que l’est le tsarisme russe pour toute l’Europe, crèvera comme une vessie transpercée. Les « premiers régiments » prussiens deviennent socialistes, et cela a pour conséquence un déplacement de forces qui porte en son sein toute une révolution. Voilà pourquoi la conquête du prolétariat agricole de la Prusse à l’est de l’Elbe est bien plus importante que celle des petits paysans de l’Ouest ou des paysans moyens du Sud. C’est là, dans cette Prusse à l’est de l’Elbe, qu’est notre champ de bataille décisif, et voici pourquoi et le gouvernement et les hobereaux essayeront, à tout prix, de nous en fermer l’entrée. Et si — comme les menaces nous le disent — il y avait de nouvelles mesures de violence pour empêcher le développement de notre parti, on le ferait surtout pour protéger le prolétariat agricole de la Prusse à l’est de l’Elbe en face de notre propagande. Mais nous nous en moquons : nous le conquerrons malgré tout.