Anti-impérialisme
La lutte anti-impérialiste est une part intégrante de l'internationalisme des communistes révolutionnaires. Mais d'autres forces peuvent être amenées à lutter contre l'impérialisme, comme des nationalistes bourgeois.
1 Impérialisme[modifier | modifier le wikicode]
L'impérialisme est, au sens large, la domination d'un peuple (ou plus précisément son incarnation politique, l'État) sur un autre. Toutefois, la notion a connu des changements en fonction des époques. La domination impérialiste passe par exemple par la colonisation, qui est une occupation politique et militaire directe.
Mais la domination impérialiste peut aussi passer des formes plus indirectes d'influence politique et économique exercées sur des États indépendants. Quand ce type de domination est assez forte, les marxistes parlent alors de semi-colonisation. Le terme de néo-colonialisme est aussi employé dans un sens proche.
2 Anti-impérialisme dans le mouvement ouvrier[modifier | modifier le wikicode]
2.1 Première internationale[modifier | modifier le wikicode]
Au 19e siècle, on n'employait pas le terme d'impérialisme, et globalement les socialistes s'intéressaient peu aux colonies d'outre-mer. Des questions relativement proches étaient cependant posées par les revendications démocratiques des minorités nationales en Europe, on parlait de la « question nationale ».
Même si Marx et Engels, et plus largement la Première internationale n'ont pas abordé la question de l'oppression nationale dans toute son ampleur, ils considéraient que les travailleurs devaient s'opposer aux politiques de domination et de guerre contre d'autres peuples. C'est ce que montrent notamment leurs prises de position pour le peuple irlandais[1], le peuple polonais[2]... Ils se sont opposés fermement aux principales puissances "impérialistes" de l'époque, le tsarisme et l'Angleterre.
2.2 Deuxième internationale[modifier | modifier le wikicode]
La social-démocratie du début du 20e siècle affirmait lutter contre l'oppression des minorités nationales, dans la continuité des mouvements démocrates du 19e siècle. La question nationale s'élargit aux débats sur l'impérialisme capitaliste. Mais dans la pratique politique, d'importants désaccords pouvaient apparaître. Certains opportunistes allaient même jusqu'à cautionner la colonisation.
De nombreux social-chauvins méprisaient les luttes pour l'autonomie ou l'indépendance au nom du fait que la concentration politique et économique serait "progressiste". Lénine critiquait frontalement cette « conception absurde du point de vue théorique, et chauvine du point de vue de la politique pratique »[3]. Il appelait cela de « l'économisme impérialiste ». Mais ce type désaccords existait aussi parmi les révolutionnaires, en particulier entre Lénine et Luxemburg.
2.2.1 La crise de 1907[modifier | modifier le wikicode]
Lors de l'élection de janvier 1907, le bloc dirigeant conservateur/national libéral fait de l'impérialisme son cheval de bataille. Il dénonce les sociaux-démocrates, qui critiquent la brutalité de l’État allemand dans sa colonie du Sud-Ouest africain, comme antipatriotique – et leur nombre de députés se réduit de 81 sièges à 43.
Pour un parti tellement convaincu que les lois du développement social garantissent sa croissance rapide, ce résultat est une catastrophe. Que s'est-il passé ? Trop d'agitation radicale, déclare l'aile droite. Il est stérile de lutter contre les nécessités du développement historique, et l'impérialisme est un développement historique nécessaire. Les sociaux-démocrates devraient prêter allégeance à la « défense de notre patrie ».
La gauche proteste. L'impérialisme a attiré les classes moyennes et porté un coup au libéralisme, mais il mènera le capitalisme à des convulsions et s'aliénera finalement les classes moyennes. Les socialistes doivent se préparer à des soulèvements révolutionnaires par un anti-impérialisme militant tout en se démarquant des illusions libérales.
En août 1907, l'Internationale Socialiste se réunit à Stuttgart. Les révisionnistes essaient d'orienter le mouvement vers une attitude plus conciliante envers le militarisme et le colonialisme. Le congrès vote contre le projet révisionniste et condamne le colonialisme par principe, mais par seulement 127 voix contre 108.
Kautsky ne nie pas que la domination coloniale peut favoriser le développement capitaliste, ni ne suggère que l'isolement des pays sous-développés serait mieux que de les exposer à l'influence économique capitaliste : mais il insiste sur le fait que l'apport limité et douloureux au développement capitaliste par l'impérialisme n'est pas une raison suffisante pour que les socialistes soutiennent l'oppression politique.
« Nous ne pouvons et ne devons pas faire obstacle à la concurrence lorsque le mode de production capitaliste entre dans une libre concurrence avec des modes de production arriérés. Mais la situation change si on nous demande d'aider le pouvoir d’État à défendre les intérêts de la classe capitaliste contre les nations arriérées et de soumettre celles-ci par la force armée, comme c'est le cas de la politique coloniale. Nous devons y résister avec détermination ».
L'axe principal pour Kautsky est que :
« Si l'éthique du capitalisme dit qu'il est dans l'intérêt de la culture et de la société que les classes et les nations inférieures soient dominées, l'éthique du prolétariat affirme que c'est précisément dans l'intérêt de la culture et de la société que les opprimés et ceux sous tutelle doivent rejeter toute domination ».
2.3 Lénine et les bolchéviks[modifier | modifier le wikicode]
Le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) affirmait dès son premier congrès (1898) le droit à l'autodétermination des peuples, dirigé contre le chauvinisme grand-russe. A la veille du 2e Congrès du POSDR (1903), Lénine défend dans l'Iskra le droit à l’autodétermination des nations y compris jusqu'au séparatisme.[4] Mais il distingue deux choses : les marxistes doivent défendre la liberté des peuples (contre toute pression d'un peuple extérieur), mais cela ne les « oblige pas du tout à soutenir n’importe quelle revendication d’auto-détermination nationale ». Les marxistes doivent faire campagne pour telle ou telle position (par exemple dans un référendum d'auto-détermination) en fonction des « intérêts de la lutte de classe du prolétariat » qui se définissent à une échelle intrinsèquement internationale.
Vers 1908-1909, Rosa Luxemburg argumente contre les thèses de Lénine. Elle dénonçait le nationalisme bourgeois et insistait sur la tendance historique, progressiste, à l'unification de l'humanité. Lénine lui répond qu'elle ne prend pas assez en compte les différences entre pays et entre époques[5]. Il considère que la question nationale est résolue en Europe occidentale, et donc qu'il est normal que les socialistes de ces pays ne l'abordent pas dans leur programme, mais que ce n'est pas le cas dans le reste du monde. Lénine insistait sur la dissymétrie entre le côté de l’oppresseur le côté de l’opprimé, et affirmait que « dans tout nationalisme bourgeois d’une nation opprimée, il existe un contenu démocratique général dirigé contre l’oppression. »
Lorsque la guerre de 1914 éclate, les dirigeants des principaux partis socialistes d'Europe se rangent du côté de leur bourgeoisie, et apportent donc leur caution à la guerre inter-impérialiste. Les socialistes qui refusent cette trahison se regroupent lors de la Conférence de Zimmerwald. Mais même parmi l'aile révolutionnaire de Zimmerwald, des débats surgissent sur l'impérialisme, notamment entre les conceptions de Lénine et celles de Luxemburg. Lénine polémique par exemple contre l'ambigüité des formulations de la délégation polonaise :
« La social-démocratie, qui décline toute responsabilité quant aux conséquences de la politique d'oppression de l'impérialisme, et qui lutte contre ces conséquences avec la dernière énergie, ne se prononce en aucune façon pour l'établissement de nouveaux poteaux-frontières en Europe, pour le rétablissement de ceux que l'impérialisme a abattus.»
Pour lui, ces formulations légitiment les annexions comme des faits accomplis.
Lénine avertissait que l’accomplissement de la révolution « ne suffira pas à faire [du prolétariat] un saint », à l’immuniser immédiatement contre tout chauvinisme, et d’autre part, que « la haine – d’ailleurs parfaitement légitime – de la nation opprimée envers celle qui l’opprime subsistera quelques temps ».[6] Lénine conserve l'objectif de centralisation socialiste, mettant fin au « morcellement de l’humanité en petits États et à tout particularisme des nations », mais il faut une « centralisation non impérialiste ».[7]
Lénine reste convaincu que si le prolétariat ne conquiert pas le pouvoir dans un ou plusieurs pays, les luttes de libération nationale, « impuissantes en tant que facteur indépendant », sont vouées à être écrasées par l’impérialisme. Mais il soutient que celles-ci peuvent jouer « le rôle d’un des ferments, d’un des bacilles, qui favorisent l’entrée en scène de la force véritablement capable de lutter contre l’impérialisme, à savoir : le prolétariat socialiste ».[6]
Rosa Luxemburg critiquera comme petite-bourgeoises les mesures prises par les bolchéviks en 1917 pour l'autonomie des minorités. La question nationale en Russie fut particulièrement complexe et importante, avec les nombreuses minorités opprimées par la majorité grand-russe.
2.4 Troisième internationale[modifier | modifier le wikicode]
Lors de la rupture communiste et de la formation de la Troisième internationale, un tournant radical vers les luttes des peuples colonisés a été entrepris. Ce sera une période d'efforts de propagande vers les travailleurs et paysans des pays dominés et vers les immigrés des pays dominants:
- En Russie, les bolchéviks se lancent lors de la révolution de 1917 dans une politique de reconnaissance des peuples opprimés par le tsarisme.
- Au moment de l’insurrection irlandaise de 1919, face à ceux qui ne sont pas à l'aise avec le nationalisme irlandais, Lénine répète que quiconque attend une révolution sociale « pure » ne vivra jamais assez longtemps pour la voir.
- Les communistes organisent avec leurs sections orientales et d'autres forces anti-impérialistes le Congrès des peuples de l'Orient en 1920, puis le Congrès des travailleurs d'Extrême-Orient en 1922.
- En France, la jeune SFIC organisait des militants communistes et anti-impérialistes comme Hadjali Abdelkader, ou Nguyen-Ai-Quac (le futur Ho Chi Minh).
- Dans la Ruhr de 1923 (en Allemagne) occupée par l’armée française, la SFIC créa un journal adressé aux soldats, La Caserne, qui incitait à la désobéissance et à la fraternisation avec les ouvriers allemands. Dans l’armée française, on comptait nombre de soldats africains ; la propagande distribuée aux Sénégalais tentait de faire le lien entre la lutte des travailleurs allemands et celle du peuple sénégalais pour l’indépendance.
Les bolchéviks faisaient de la propagande adressée aux populations musulmanes de l'ancien empire tsariste (Affiche de 1921)
Une « commission nationale et coloniale » a travaillé sur des thèses lors du 2e congrès de l'Internationale communiste.
« En premier lieu, quelle est l'idée essentielle, fondamentale de nos thèses ? La distinction entre les peuples opprimés et les peuples oppresseurs. Nous faisons ressortir cette distinction, contrairement à la II° Internationale et à la démocratie bourgeoise. (...) 70 % de la population du globe, appartient aux peuples opprimés, qui ou bien se trouvent placés sous le régime de dépendance coloniale directe, ou bien constituent des Etats semi‑coloniaux (...) ou encore vaincus par l'armée d'une grande puissance impérialiste se trouvent sous sa dépendance en vertu de traités de paix.»[8]
En parallèle, une élaboration stratégique va avoir lieu, visant à combiner la lutte contre l'oppression nationale et la préservation des intérêts du prolétariat (front unique anti-impérialiste).
Les communistes faisaient alors l'expérience de la complexité des effets idéologiques de l'impérialisme et du développement inégal. Ainsi G. Safarov, particulièrement au fait de la situation dans les pays coloniaux et semi-colonisés de son temps, écrivait :
« A l'exploitation féodale du paysan par le gros propriétaire, l'usurier et l'État despotique est venue s'ajouter l'oppression de la nation tout entière par le capital étranger. Aussi le joug européen, loin de détruire les coutumes civiles et familiales arriérées, ainsi que la traditionnelle idéologie ancestrale, n'a-t-il fait que les consolider en les rendant chères aux masses opprimées, qui voient en elles une forme de conservation de leur culture nationale, en tant qu'une arme dans la lutte qu'elles soutiennent pour leur autonomie politique et leur culture propre contre l'assimilation violente du capital européen. C'est ce qui explique la force de l'influence du panslavisme, du panmongolisme, du panasiatisme (« l'Asie aux Asiatiques »), et des autres mouvements analogues tendant à consolider la position des classes possédantes dans les nationalités opprimées. »[9]
Malgré cette prise à bras le corps de la question impérialiste par les communistes, tout n'allait pas de soi. Au Maghreb, par exemple, certains communistes blancs considéraient que la population indigène était trop « arriérée » pour participer au mouvement communiste. Un rapport adopté par le 2e Congrès interfédéral communiste de l’Afrique du Nord en 1922 expliquait que « ce qui caractérise la masse indigène, c’est son ignorance. C’est, avant tout, le principal obstacle à son émancipation »[10]. En Afrique du Sud, on trouvait des communistes pour dire qu’ « un véritable mouvement de libération nationale de la part des races de couleur n’est guère une politique praticable »[11].
2.4.1 Stalinisation[modifier | modifier le wikicode]
La stalinisation de l'Internationale communiste va modifier cette attitude. L'IC ne soutiendra plus de façon inconditionnelle les luttes des opprimés, mais en fonction de ses intérêts. Dans le même temps, quand elle les soutiendra, elle le fera non plus dans une optique révolutionnaire, mais en subordonnant les partis communistes aux nationalistes bourgeois. C'est ce qui s'est passé notamment en 1927 avec la défaite cuisante des communistes chinois face au Kuomintang, auquel Staline avait ordonné de se soumettre sans la moindre défense.
En 1928, l’Internationale syndicale rouge constitua le Comité international des travailleurs nègres. L’une de ses activités résidaient dans un effort constant pour syndiquer les travailleurs noirs. L’une de leur campagne a aussi consisté à défendre les jeunes Noirs de Scottsboro, aux États-Unis, accusés à tort de viol et menacés de la peine de mort. Des journaux, The Negro Worker et Le Cri des Nègres, étaient distribués en Afrique – souvent avec de grandes difficultés. Malgré le financement très limité de ces activités par le Komintern, on peut dire que le Comité en question a offert une contribution utile en propageant autant que possible les idées anti-impérialistes et antiracistes.
Si la « troisième période » (1928-1934) correspondait à une politique catastrophique dans les démocraties bourgeoises (par son refus de faire des fronts uniques avec les "social-fascistes"), dans les colonies, les Partis communistes jouent encore un rôle progressiste. En effet, vis-à-vis des peuples colonisés, la politiques des colons était barbare qu'elle provienne des Allemands ou de l'Empire britannique. Par exemple lors d’une révolte au Nigéria, cinquante femmes sans armes furent massacrées par les forces d’un gouvernement travailliste britannique. Le journal communiste The Negro Worker a dénoncé « le gouvernement social-fasciste de Sa Majesté ». La « Sedition Bill » en Côte d’Or (colonie britannique) punissait de trois ans de prison tout Africain qui possédait de la littérature interdite par le gouverneur colonial.
Avec le tournant vers les fronts populaires (entre 1934 et 1936), le Komintern sacrifie la lutte contre l'impérialisme à la lutte contre le fascisme. On peut en voir le résultat dans la politique du PCF. Non seulement il s'est mis à approuver les mesures de répression contre les mouvements nationalistes dans les colonies, mais il demandait franchement qu’on brise une organisation comme l’Étoile Nord-Africaine (que des communistes avaient pourtant contribué à créer).[12] En 1937, à l’occasion du 9e congrès du PCF, Maurice Thorez expliquait :
« Si la question décisive du moment, c’est la lutte victorieuse contre le fascisme, l’intérêt des peuples coloniaux est dans leur union avec le peuple de France, et non dans une attitude qui pourrait favoriser les entreprises du fascisme et placer, par exemple, l’Algérie, la Tunisie et le Maroc, sous le joug de Mussolini ou de Hitler, ou faire de l’Indochine une base d’opérations pour le Japon militariste. »
Et dans un discours à Alger, en 1939, Thorez employa une analogie très discutable :
« Nous voulons une union libre entre les peuples de France et d’Algérie. L’union libre, cela signifie certes le droit au divorce, mais pas l’obligation du divorce. J’ajoute même que dans les conditions historiques du moment, ce droit s’accompagne pour l’Algérie du devoir de s’unir plus étroitement encore à la démocratie française. »
En janvier 1937, le gouvernement du Front Populaire, soutenu par les communistes, prit la décision de dissoudre l’Étoile Nord-Africaine. Quelques jours plus tard, L’Humanité publia un long article critiquant l’ « hostilité des chefs de l’Étoile nord-africaine à notre parti et au Front populaire », sans condamner la dissolution.
Après le bref intervalle du pacte hitléro-stalinien, la logique du Front populaire reprit, conduisant les communistes à blanchir le camp des Alliés de ses crimes. Pendant la guerre trois millions de personnes sont morts de faim au Bengale, comme résultat direct de la politique du gouvernement britannique.
Le 9 juin 1937, la dissolution du Komintern fut annoncée (concession de Staline aux Alliés) dans une résolution qui ne fait pas la moindre allusion aux luttes de libération nationale.
A la fin de la Seconde guerre mondiale, Staline fait pression pour que les communistes au Vietnam et en Chine se limitent à un soutien à la démocratie bourgeoise. En 1947 le PCF vote les crédits pour la guerre d’Indochine. En 1956, le même PCF votait les pouvoirs spéciaux au gouvernement du prétendu « socialiste » Guy Mollet pour poursuivre la guerre d’Algérie – entre autres choses, ces pouvoirs spéciaux donnaient à l’armée le droit d’interroger les prisonniers : on en connaît aujourd’hui les effets.
Les mouvements de libération nationale (de l'Algérie à Cuba en passant par la Chine) ont néanmoins une forte influence qui provoquera des réflexions dans les rangs du PCF.[13] En 1980, Marchais pouvait encore faire des discours enflammés sur l'anti-impérialisme à la télévision.[14]
2.5 Quatrième internationale[modifier | modifier le wikicode]
Le courant trotskiste (Quatrième internationale) tentera de faire vivre l'héritage anti-impérialiste des communistes. Trotski réaffirmait les principes de la Troisième internationale (défaite de l'impérialisme face aux guerres justes des pays dominés) et les généralisait.
Les trotskistes vietnamiens (très implantés tant au Vietnam qu'en France) furent par exemple de farouches défenseurs de l'indépendance, alors que les staliniens d'Ho Chi Minh freinaient le mouvement.
Face à la question en partie nouvelle du fascisme, certains militants se demandaient comment articuler la lutte antifasciste et la lutte anti-impérialiste. De fait, les staliniens avaient choisi de mettre l'anticolonialisme au second voire troisième plan. Trotski soutenait que le soutien aux peuples colonisés devait toujours primer :
« Admettons que dans une colonie française, l’Algérie, surgisse demain un soulèvement sous le drapeau de l’indépendance nationale et que le gouvernement italien, poussé par ses intérêts impérialistes, se dispose à envoyer des armes aux rebelles. Quelle devrait être en ce cas l’attitude des ouvriers italiens ? Je prends intentionnellement l’exemple d’un soulèvement contre un impérialisme démocratique et d’une intervention en faveur des rebelles de la part d’un impérialisme fasciste. Les ouvriers italiens doivent-ils s’opposer à l’envoi de bateaux chargés d’armes pour les Algériens ? Que quelque ultra-gauche ose répondre affirmativement à cette question ! Tout révolutionnaire, en commun avec les ouvriers italiens et les rebelles algériens, rejetterait avec indignation une telle réponse. Si même se déroulait alors dans l’Italie fasciste une grève générale des marins, en ce cas, les grévistes devraient faire une exception en faveur des navires qui vont apporter une aide aux esclaves coloniaux en rébellion ; sinon ils seraient de pitoyables trade-unionistes, et non des révolutionnaires prolétariens. »[15]
Il poussait même la logique jusqu'à dire que même un régime fasciste dans un pays dominé devait être soutenu :
« il règne aujourd’hui au Brésil un régime semi-fasciste qu’aucun révolutionnaire ne peut considérer sans haine. Supposons cependant que, demain, l’Angleterre entre dans un conflit militaire avec le Brésil. Je vous le demande : de quel côté sera la classe ouvrière ? Je répondrai pour ma part que, dans ce cas, je serait du côté du Brésil "fasciste contre l’Angleterre "démocratique". Pourquoi ? Parce que, dans le conflit qui les opposerait, ce n’est pas de démocratie ou de fascisme qu’il s’agirait. Si l’Angleterre gagnait, elle installerait à Rio de Janeiro un autre fasciste, en enchaînerait doublement le Brésil. Si au contraire le Brésil l’emportait, cela pourrait donner un élan considérable à la conscience démocratique et nationale de ce pays et conduire au renversement de la dictature de Vargas. La défaite de l’Angleterre porterait en même temps un coup à l’impérialisme britannique et donnerait un élan au mouvement révolutionnaire du prolétariat anglais. Réellement, il faut n’avoir rien dans la tête pour réduire les antagonismes mondiaux et les conflits militaires à la lutte contre fascisme et démocratie. Il faut apprendre à distinguer sous tous leurs masques, les exploiteurs, les esclavagistes et les voleurs ! »[16]
De la même manière, le trotskiste états-unien C.L.R. James écrivait, à propos de la révolte d’esclaves de Saint-Domingue, qu’il importait peu de savoir si la France était une république ou une monarchie réactionnaire, si chacun des deux régimes entendait garder les esclaves enchaînés : « L’impérialisme reste l’impérialisme ».[17]
Il insistait également sur le soutien objectif qu'apportent les luttes de classes dans les pays impérialistes aux luttes anti-impérialistes :
« Il reste le fait indiscutable que l’intensification de la lutte de classes aux États-Unis a énormément facilité l’expropriation des entreprises pétrolières par le gouvernement mexicain. »[18] « Participeront à ces combats contre l’impérialisme, d’une part, le prolétariat américain, pour sa propre défense, et, d’une autre, les peuples latino-américains qui luttent pour leur émancipation, et qui pour cette même raison soutiendront le combat du prolétariat américain (…). Naturellement, cela ne veut pas dire que Lewis et Green (respectivement dirigeant de la centrale CIO et président de l’AFL – note de l’auteur) deviendront de notables défenseurs de la fédération socialiste du continent américain. Non, ils resteront du côté de l’impérialisme jusqu’au bout. Cela ne veut pas dire non plus que l’ensemble du prolétariat comprendra que la libération des peuples latino-américains contient sa propre émancipation. Pas plus que l’ensemble du peuple ne comprendra qu’il y a une continuité d’intérêts entre lui et la classe ouvrière américaine. Mais le fait qu’ils mènent une lutte parallèle indiquera qu’il existe entre eux une alliance objective. Ce ne sera peut-être pas une alliance formelle, mais elle sera très active. Plus vite l’avant-garde du prolétariat du Nord, du Centre et du Sud de l’Amérique comprend la nécessité d’une collaboration plus étroite dans le combat contre l’ennemi commun, plus tangible et productive sera cette alliance. Clarifier, expliquer et organiser cette lutte : voilà une des tâches les plus importantes de la IVe Internationale. »
Trotski analysait les particularités des régimes dans les pays dominés en considérant qu'ils pouvaient parfois s'appuyer sur la classe ouvrière et les syndicats (en essayant de les canaliser et de les contrôler) pour tenter de résister à l'impérialisme. Il appelait ces formes particulières de régime du nom de "bonapartisme sui generis". Par exemple, lorsque le gouvernement de Cárdenas nationalise l'industrie du pétrole (1938), les actionnaires anglais s'insurgent et accusent le Mexique de ne pas respecter le droit international... Trotski prend la défense de cette mesure, et interpelle les travaillistes britanniques pour qu'ils fassent de même.[19][20]
2.6 Anarchisme[modifier | modifier le wikicode]
Dans les années 1930, le mouvement libertaire a assez peu de connexions avec les milieux de l'immigration et les questions anti-impérialistes. Il ne sombre pas dans le nationalisme comme le PCF, mais la question coloniale n’occupait qu’une « place restreinte dans Le Libertaire. Aucun des 86 titres de la Librairie de l’Union anarchiste communiste ne lui est consacré, aucun de ceux du catalogue de la Librairie d’Editions sociales non plus » [21]
3 Anti-impérialisme et nationalisme bourgeois[modifier | modifier le wikicode]
Les puissances impérialistes ascendantes utilisent souvent des rhétoriques anti-impérialistes pour maquiller leurs ambitions. Les Américains aimaient dénoncer (modérément) les empires coloniaux européens, et présenter leurs aventures coloniales, par exemple Cuba et les Philippines, comme des libérations. Au début du siècle, l'Empire russe se présentait comme protecteur des peuples slaves des Balkans, ce qui lui permettait de justifier ses ingérences en Europe.
L’impérialisme japonais usait aussi d’une rhétorique anti-impérialiste pour justifier son propre expansionnisme. Paradoxalement, cette rhétorique a nourri des passerelles politiques entre nationalistes japonais et nationalistes chinois, même si le Japon a par la suite été un des principaux oppresseurs de la Chine. La victoire du Japon sur la Russie en 1904 a fait émerger une fierté de "la race jaune" stigmatisée jusqu'alors comme inférieure aux "blancs". Ainsi Sun Yat-sen établit le prédécesseur du Kuomintang, le Tongmenghui, à Tokyo, en 1905, après la victoire japonaise. La conférence fondatrice du Tongmenghui s’est tenue chez Uchida Ryohei, un nationaliste d’extrême-droite, qui, ironiquement, a dressé par la suite des plans pour conquérir et exploiter la Chine.
Lors de la création de la Société des Nations en 1919 (ancêtre de l'ONU), le Japon propose le « principe de l'égalité des races ». Il ne s'agissait que d'un voile idéologique : le Japon n'avait aucune intention de défendre une position de principe sincère (il colonisait lui-même d'autres nations asiatiques), mais utilisait seulement ce thème pour justifier auprès des puissances occidentales un statut de « grande puissance non-blanche mais néanmoins égale ».[22]
Dans les années qui suivent la Seconde guerre mondiale, de nombreux Etats accèdent à l'indépendance, et il s'ensuit une situation dans laquelle de jeunes Etats bourgeois soutiennent (au moins verbalement) la décolonisation au niveau mondial. Il s'ajoute à cela une aide intéressée des pays du Bloc de l'Est, les régimes soviétiques et chinois cherchant notamment à se présenter comme des leaders anti-impérialistes. En 1966, une conférence tricontinentale se tient à la Havane, réunissant de nombreux pays et mouvements tiers-mondistes sous la direction du Bloc de l'Est.
L'Iran a une relation complexe avec l'impérialisme états-unien. En 1953, le nouveau gouvernement élu de Mossadegh veut nationaliser l'industrie pétrolière, qui est exploité par les compagnies anglaises et états-uniennes. La CIA et le MI6 (équivalent anglais) organisent alors le renversement de Mossadegh et le rétablissement du Shah (Opération Ajax). Cela créera un anti-impérialisme largement partagé dans la population, et qui sera largement repris par la rhétorique des mollahs qui prennent le pouvoir en 1979. Mais le régime (qui a d'ailleurs, depuis le temps, porté le pays au rang de puissance capitaliste régionale) a vite trouver le moyen de faire une utilisation nationaliste réactionnaire de cet anti-impérialisme populaire. Chaque fois que des contestations internes émergent, démocrates ou ouvrières, le régime crie au complot de l'étranger.
Dans les années 1970, face à l’essor des multinationales, des représentants syndicaux (Confédération internationale des syndicats libres) et des pays pauvres tentent de faire passer des régulations. A l’initiative du président algérien Boumediene, l’assemblée générale de l’ONU en mai 1974 adopte un “programme d’action pour l’établissement d’un nouvel ordre économique international”. Six mois plus tard le Charter of economic rights and duties of States réaffirmait la souveraineté des Etats sur leurs ressources naturelles, y compris le droit, contre compensation, “de nationaliser, d’exproprier ou de transférer la propriété de possessions étrangères”. En réaction, pour neutraliser ces pas en avant, les néolibéraux et lobbyistes des multinationales vont développer la tendance des soft laws : plutôt que des réglementations contraignantes, des principes vagues, la mise en avant de "l’auto responsabilisation"…
Par exemple, durant la décennie 2000, de nombreux gouvernements "de gauche" ont été élus en Amérique Latine, avec comme principal cheval de bataille le développement de leurs pays en autonomie par rapport aux puissances étrangères, États-Unis en particulier.
En 2005, ces pays lancent l'ALBA, en réaction aux traités de libre échange impulsés par les USA.
En 2007, le président de l'Equateur, Rafael Correa, expulse le représentant permanent de la Banque mondiale dans son pays.
En 2007, le Vénézuela "annule sa dette" auprès du FMI et de la Banque Mondiale et quitte ces organisations.
En 2017, lors de la vague d'oppression subie par les Rohingyas (musulmans sunnites de Birmanie), l'Arabie saoudite n'a presque rien dit : la raison est qu'elle ne veut pas se fâcher avec le pouvoir birman (bouddhiste), qui pourrait couper la route des exportations du pétrole saoudien vers la Chine.[23] L'anti-impérialisme des Etats bourgeois s'arrête aux portes de leurs intérêts matériels...
4 Anti-impérialisme et campisme[modifier | modifier le wikicode]
L'anti-impérialisme peut dériver jusqu'à un écueil qu'on appelle, dans le mouvement communiste, le « campisme ».
Il s'agit de la tendance à réduire une situation politique à l'affrontement entre deux camps impérialistes, et souvent à s'aligner sur l'un de ces deux camps. Toutes les autres oppressions, à commencer par la lutte des classes, sont alors subordonnées à cette grille d'analyse. Ainsi par exemple, les luttes sociales au sein du pays ou du bloc dominé sont regardées avec suspicion, accusées d'être de faire le jeu de « l'impérialisme », voire d'être une pure création de ses services secrets.
5 Questions particulières[modifier | modifier le wikicode]
6 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
Ian Birchall, Pour lutter contre l’impérialisme et le racisme, préférons Bakou au Front populaire !, Contretemps, 2014
- ↑ http://www.matierevolution.org/spip.php?article2971
- ↑ Karl Radek, La question polonaise et l'Internationale, 1920
- ↑ Lénine, Une caricature du marxisme et à propos de l’ « économisme impérialiste », 1916
- ↑ Lénine, La question nationale dans notre programme, Iskra, juillet 1903
- ↑ Lénine, Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, février-mai 1914
- ↑ 6,0 et 6,1 Lénine, Bilan d'une discussion sur le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, 1916
- ↑ Lénine, La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, 1916
- ↑ Lénine, II° congrès de l'IC, Rapport de la commission nationale et coloniale, 1920
- ↑ G.I. Safarov, L'Orient et la Révolution, 1920
- ↑ Texte publié dans le Bulletin communiste du 7 et 14 décembre 1922. Une note dans le numéro du 4 janvier 1923 précise que « l’article […] a paru pendant la courte période où le BC était aux mains des centristes ». Mais l’article reflétait l’opinion de la grande majorité des communistes algériens.
- ↑ Cité par Hakim Adi, Pan-Africanism and Communism, Trenton, 2013
- ↑ Jacob Moneta, Le PCF et la question coloniale, Paris, 1971
- ↑ Génération algérienne : entretien avec René Gallissot, Revue Période, 2016
- ↑ Archive INA, Clash Georges Marchais / Jean-Pierre Elkabbach "Nous ne sommes pas au music-hall", Cartes Sur table, 21 janvier 1980
- ↑ Trotski, Il faut apprendre à penser- Conseil amical à l'adresse de certains ultra-gauches, 20 mai 1938
- ↑ Trotski, La lutte anti-impérialiste, 23 septembre 1938
- ↑ C.L.R. James, A History of Pan-African Revolt, PM Press, Oakland, 1938
- ↑ http://quatrieme-internationale.org/spip.php?article174
- ↑ Trotski, The Mexican Oil Expropriations, avril 1938
- ↑ Trotski, Mexico And British Imperialism, Juin 1938
- ↑ Claude Liauzu, Aux origines des tiers-mondismes. Colonisés et anticolonialistes en France 1919-1939, L’Harmattan, Paris, 1982
- ↑ Naoko Shimazu, Japan, Race and Equality, Routledge, 1998, 255 p. (ISBN 0-415-17207-1)
- ↑ Libération, Rohingyas : l’Arabie saoudite étrangement silencieuse, octobre 2017