Interpellation

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Affiches de la LCR en 1981, interpellant le PS et le PCF pour qu'ils forment un gouvernement ouvrier plutôt qu'un gouvernement de type front populaire.

L'interpellation est en politique un moyen de pousser d'autres organisations à se mobiliser sur une revendication donnée, ou de faire la démonstration aux yeux des masses que ces organisations ne défendent pas réellement cette revendication.

1 Généralités[modifier | modifier le wikicode]

L'interpellation est un des moyens qui vont avec le front unique, c'est-à-dire avec la recherche de l'unité sur des objectifs de lutte communs. Par exemple si de nombreux travailleur-se-s sont organisés ou sympathisants d'un parti réformiste, il est souvent nécessaire pour les révolutionnaires de chercher à organiser des luttes communes, malgré le désaccord stratégique réformisme / révolution. Cela est utile parce que c'est dans les luttes que la conscience de classe progresse le plus à une échelle de masse. C'est également dans les luttes que les différences entre des organisations révolutionnaires et celles qui respectent fondamentalement l'ordre bourgeois apparaissent le plus.

Or, les partis réformistes et les directions syndicales, par électoralisme et par bureaucratisme, ont tendance à refuser de s'engager dans des luttes décidées, à préférer le « dialogue social », ou à persuader que le principal est d'attendre les prochaines élections pour voter pour eux. Mais il arrive fréquemment que la base de ces organisations soit plus combative, parce qu'elle supporte plus difficilement de temporiser alors qu'elle est directement affectée par la lutte de classe que mènent les gouvernants. Quand la colère est forte, les révolutionnaires peuvent avoir intérêt à interpeller publiquement ces organisations, en leur proposant de lutter ensemble dès maintenant. Si cela répond à une attente, il est possible que la base de ces organisations fasse suffisamment pression pour la direction se sente obligée d'agir. Si l'attente existe mais que la pression n'a pas été assez forte, l'interpellation aura tout de même été utile pour montrer à certains secteurs que seuls les révolutionnaires sont réellement combatifs.

Par ailleurs, il y a souvent une aspiration à l'unité parmi les travailleur-se-s, qui regrettent l'existence de tant de partis ouvriers distincts, surtout s'ils n'en comprennent pas les divergences. Interpeller les organisations pour leur proposer un front uni est un moyen pour les révolutionnaires de montrer qu'ils cherchent à réaliser l'unité d'action.

2 Les erreurs courantes[modifier | modifier le wikicode]

Lancer des interpellations qui n'ont absolument aucune chance d'aboutir n'a pas beaucoup d’intérêt. Si même la base de l'organisation interpellée n'est pas sensible au mot d'ordre qui est mis en avant, c'est soit que le mot d'ordre est gauchiste (pas nécessairement faux, mais qui reste de l'ordre de la propagande révolutionnaire), soit que l'organisation en question est trop à droite, et que ceux qu'elle organise ne sont pas gagnables à court terme.

Par exemple, en général la plupart des membres d'une organisation réformiste, même s'ils sont plus à gauche que leur direction, ne sont pas convaincus des idées révolutionnaires. Interpeller leur organisation pour leur demander d'appliquer un programme révolutionnaire n'a souvent pas d'intérêt, sauf en période révolutionnaire où la base devient sensible à ce discours. Cela n'a pas non plus d'effet pour faire la moindre démonstration.

Lancer des interpellations à des organisations trop à droite, ou à un gouvernement bourgeois, peut être néfaste si cela véhicule plus d'illusions (laisser penser que les bourgeois n'auraient qu'à être convaincus pour aider les travailleur-se-s) que cela ne fait progresser la conscience.

3 Exemples historiques[modifier | modifier le wikicode]

3.1 Révolution russe de 1917[modifier | modifier le wikicode]

Après la révolution de Février se forment deux sources de pouvoir distinctes : les soviets et le gouvernement provisoire (avec ses relais locaux). Les socialistes réformistes (menchéviks et SR) font alors tout pour calmer les ouvriers, paysans et soldats, et canaliser les soviets dans un soutien au gouvernement bourgeois. Ils finissent même par former une coalition gouvernementale avec le parti KD (bourgeois). Quand Lénine arrive en avril, il revendique « tout le pouvoir aux soviets ». Les bolchéviks reprennent ce mot d'ordre, mais ils sont minoritaires dans les soviets. En plus de tenter de convaincre les masses de les rejoindre (ce qu'ils arriveront peu à peu à faire), ils interpellent constamment les autres socialistes. En juin notamment, ils font de l'agitation sur des mots d'ordre intermédiaires : « démission des ministres bourgeois », « socialistes, prenez le pouvoir sans la bourgeoisie ». Un gouvernement uniquement composé de socialistes n'aurait pas été la même chose que le pouvoir des soviets, mais cela aurait constitué un pas en avant considérable dans cette direction. Les socialistes n'auraient plus été en mesure de justifier autant d'attente dans la satisfaction des revendications populaires.

Après les journées de juillet (manifestations quasi-insurrectionnelles dans lesquelles de nombreux bolchéviks sont impliquées), le gouvernement réprime durement le parti bolchévik, et les dirigeants socialistes des soviets le cautionnent. La réaction relève la tête (parti KD mais aussi les monarchistes cachés derrière lui), et reprend de plus en plus de terrain qu'elle avait dû céder aux soviets. L'affaiblissement de l'aile révolutionnaire affaiblit les soviets, et la dualité de pouvoir disparaît presque. Dans ces conditions, Lénine considère que les soviets aux mains des réformistes cessent d'être des organes de la révolution, et que les masses vont passer par d'autres canaux. Il envisage une insurrection organisée par les bolchéviks et les comités d'usines (où ils sont hégémoniques).

Mais au moment de la tentative de putsch de Kornilov (fin août), les soviets se remobilisent très fortement et prennent la direction du sursaut populaire qui met en déroute le général réactionnaire. Et dans ce mouvement, les bolchéviks apparaissent nettement comme ceux qui sont à la tête du mouvement, et reviennent en force. Dans les rangs des menchéviks et des SR apparaît un vent de contestation (environ 40%) contre Kerenski et contre la politique de coalition qui n'a conduit qu'au retour de la contre-révolution. Les Comités révolutionnaires nés de la lutte contre Kornilov résistaient à l'ordre du gouvernement de se dissoudre...

Lénine remet alors au centre le mot d'ordre « tout le pouvoir aux soviets », et propose d'interpeller avec insistance les socialistes : prenez le pouvoir sans la bourgeoisie, qu'on s'en remette au congrès des soviets (qui devait bientôt être convoqué), et les bolchéviks se limiteront à la démocratie soviétique (les partis majoritaires au soviet forment le gouvernement). Quand il apprend le 3 septembre que la politique conciliatrice se poursuit encore (création du Directoire, tentatives à tout prix des socialistes pour former une nouvelle coalition avec des bourgeois n'appartenant pas aux KD...) il ajoute un post-scriptum pessimiste à la lettre qu'il venait d'écrire.[1] Mais il maintiendra néanmoins sa proposition jusqu'à la Conférence démocratique[2][3] (14 septembre), répétant aux modérés que c'est la seule voie de développement pacifique de la révolution[4], la seule voie pour éviter la guerre civile.

Lors de sa réunion du 13 septembre, le Comité central assigna à Trotski, Kamenev, Staline, Milioutine et Rykov la tâche de rédiger une plateforme à présenter à la conférence sur cette ligne d'interpellation. Cependant, alors que Lénine préconisaient que les bolchéviks restent en dehors de cet éventuel gouvernement socialiste, la plateforme n'excluait pas une participation des bolchéviks. Il y avait en réalité des visions différentes parmi le Comité central : pour Trotski (comme Lénine), cette tactique était une transition vers la dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre, pour Kamenev cela devait être durable, car il n'était toujours pas convaincu par les thèses d'avril. Une frange à la gauche du parti trouve le tournant de Lénine trop opportuniste[5].

Après quoi, vu la fin de non recevoir des conciliateurs qui font à nouveau une coalition, et vu la majorité obtenue dans les principaux soviets, il soutient que les bolchéviks doivent immédiatement passer à l'insurrection.

3.2 Dans la révolution allemande[modifier | modifier le wikicode]

Début janvier 1921, une réunion unitaire de métallos de Stuttgart interpellent (initiative des communistes) un appel aux dirigeants des syndicats réclamant d’eux qu’ils organisent le combat pour les revendications urgentes (baisse des prix, hausse des allocations chômage, baisse des impôts sur les salaires et imposition des grosses fortunes, contrôle ouvrier sur le ravitaillement, l’inventaire de la production, désarmement des bandes réactionnaires et armement du prolétariat contre elles). Le VKPD publie cette adresse et la reprend à son compte. Il envoie le 7 janvier à toutes les organisations ouvrières (partis et syndicats) une «lettre ouverte» proposant une action commune sur un certain nombre de revendications recoupant largement celle des métallos de Stuttgart. Aucun parti ou centrale syndicale ne répond positivement à cette lettre. Mais, en mettant en avant la nécessité d’une action unitaire sur des revendications "transitoires", c’est-à-dire tournées contre les capitalistes et leur politique sans faire un préalable de l’adoption de son programme, le VKPD va remporter des succès considérables et élargir son audience. Des assemblées ouvrières se tiennent dans tous les secteurs et adoptent la lettre ouverte. Un pont est ainsi lancé entre les travailleurs communistes et ceux qui suivent les sociaux-démocrates. Les dirigeants syndicaux sont contraints, par le succès de la lettre ouverte, de durcir le ton à l’égard du gouvernement et de lancer eux-mêmes des combats partiels. La "Lettre ouverte", les revendications transitoires, le front unique, sont attaqués au sein du parti par sa "gauche" mais aussi par Bela Kun, et derrière lui Zinoviev. Ils considèrent cette tactique comme de l’opportunisme. Bela Kun, émissaire arrogant de l’I.C. aux mœurs d’aventurier qui repoussent nombre de vieux dirigeants communistes, utilise le prestige de l’Internationale pour pousser le PC "à l’offensive", "théorie" qu’il oppose au combat pour gagner la majorité de la classe ouvrière. Lénine tranchera le débat en soutenant, par écrit, puis au troisième congrès de l’I.C., la "Lettre ouverte": "ceux qui n’ont pas compris que la tactique de la «lettre ouverte» était obligatoire doivent être exclu de l’Internationale dans un délai maximum d’un mois après le congrès".

3.3 Recommandations de Trotski[modifier | modifier le wikicode]

Trotski a souvent préconisé dans la Quatrième internationale que les partis nationaux aient recours à de l'interpellation des dirigeants réformistes, combinés avec une politique pour s'adresser aux masses influencées par ces dirigeants. Cette politique d'interpellation pouvait inclure un soutien aux réformistes pour qu'ils accèdent au pouvoir, dans l'idée que cela pourrait conduire à une situation de lutte de classe plus poussée, même si les révolutionnaires doivent conserver leur autonomie et leur capacité à dénoncer les tentative de capitulation qui ne manqueraient pas d'avoir lieu dans un tel cas.

Par exemple en 1934, après les émeutes du 6 février 1934 en France, Trotski défend l'importance du front unique ouvrier non seulement pour l'autodéfense face aux fascistes (par l'armement du prolétariat), mais pour poser la question du pouvoir. Il défend ainsi l'idée d'un « gouvernement socialiste-communiste, un ministère Blum-Cachin »[6].

Ou encore, vis-à-vis du Labour Party au Royaume-Uni, Trotski résumait ainsi la ligne qu'il proposait à ses partisans en 1939 :

« Je dirais aux ouvriers anglais : « Vous refusez d'approuver mes idées ? Bien, peut-être me suis‑je mal expliqué. Peut‑être êtes‑vous stupides. De toute façon, j'ai échoué. Mais, maintenant, vous croyez en votre parti. Allez‑vous laisser Chamberlain garder le pouvoir ? Portez votre parti au pouvoir. Je vous aiderai de toutes mes forces. Je sais qu'il ne fera pas ce que vous voulez, mais, puisque vous ne me croyez pas et que nous sommes petits, je vous aiderai à l'y porter. » »[7]

3.4 Débats dans la IVe internationale[modifier | modifier le wikicode]

L'opportunité d'avoir recours à l'interpellation, et la façon de le faire, a fait l'objet de plusieurs débats dans la IVe internationale, et entre les différents courants qui s'en réclament aujourd'hui.

De fait, le courant lambertiste a beaucoup mis en avant cette tactique, appelant régulièrement les socialistes et les communistes à former un « gouvernement sans ministres bourgeois ».

A l'inverse, Ernest Mandel a critiqué ce qu'il considère être un certain fétichisme de cette tactique, en la séparant des autres conditions d'une ligne juste :

« Encore plus illusoire et plus spontanéiste est l'idée que l'expérience d'un « gouvernement sans ministres capitalistes » suffirait pour ouvrir la voie à la rupture des masses ouvrières avec les options réformistes et à un véritable « gouvernement des travailleurs » anticapitaliste.

Toute l'expérience historique s'inscrit en faux contre ces illusions. Il suffit de rappeler qu'en Grande-Bretagne, après six gouvernements travaillistes (social-démocrate) « purs », sans ministres bourgeois, l'emprise de l'appareil réformiste sur la majorité organisée de la classe ouvrière reste hégémonique, alors que cet appareil est plus que jamais intégré dans l'État bourgeois et dans la société bourgeoise, pratique plus que jamais une politique de collaboration de classe avec le grand capital. »[8]

4 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

  1. Lénine, Au sujet des compromis, rédigé du 1er au 3 septembre 1917
  2. Lénine, Les tâches de la révolution, rédigé autour du 6 septembre 1917
  3. Lénine, Une des questions fondamentales de la révolution, rédigé autour du 7 septembre 1917
  4. Lénine, La révolution russe et la guerre civile, 9 septembre 1917
  5. Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir. La révolution de 1917 à Petrograd, Paris, La Fabrique, 2016
  6. Léon Trotski, Où va la France ?, Fin octobre 1934
  7. C.L.R. James, Léon Trotski, Discussion sur l’Histoire, avril 1939
  8. Ernest Mandel, Actualité du trotskisme, Critique Communiste, novembre 1978.