Chartisme

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« Émeute chartiste ». Gravure tirée de l'ouvrage True Stories of the Reign of Queen Victoria (1886), par Cornelius Brown.

Le chartisme est un mouvement ouvrier qui se développa au Royaume-Uni au milieu du 19e siècle, à la suite de l'adoption de la « Charte populaire ». Le terme « charte » renvoie à la Magna Carta de 1215.

Le mouvement fut essentiellement politique et centré sur la revendication du suffrage universel masculin et autres mesures démocratiques. Mais dans son sillage se développeront des coopératives et des syndicats.

Il connut trois grandes phases : entre 1838 et le début de 1840 ; à l'été 1842 et entre février et août 1848, correspondant aux trois grandes pétitions signées par des millions de Britanniques et déposées (pour les deux premières) au Parlement qui refusa d'en tenir compte. Le mouvement prit des allures révolutionnaires, et fut l'un des deux événements majeurs du mouvement ouvrier au 19e siècle, avec la Commune de Paris.

1 Cadre historique[modifier | modifier le wikicode]

Les revendications sociales des chartistes se déploient dans un contexte économique et social particulier qui favorise leur développement, celui du Royaume-Uni du 19e siècle.

1.1 L'industrialisation bouleverse la société britannique[modifier | modifier le wikicode]

Le Royaume-Uni est entré depuis la fin du 18e siècle dans la Révolution industrielle, qui engendre d’énormes changements au niveau de l’organisation territoriale, de la structure sociale à travers la démographie et des rapports entre classes.

L'organisation du territoire est bouleversée : l'urbanisation rapide passe par la création de villes industrielles nouvelles, le paysage est transformé par l'apparition de « villes noires » (Manchester, Birmingham, ...), surpeuplées et à l'air pollué[1].

La population connaît une expansion sans précédent : 7 millions d'habitants en 1750, 14 en 1820 et 23 en 1860. Pourtant, la majorité de la population ne voit aucun progrès social, malgré la croissance économique et la position dominante du Royaume-Uni. Beaucoup ressentent au contraire une régression, notamment sous l'effet du machinisme qui déqualifie le travail artisanal et tire les salaires vers le bas.

« Pourtant, malgré tous ces éléments de prospérité nationale (…) nous sommes écrasés de souffrances privées et publiques. » Pétition chartiste de 1838

À l’échelle d’une vie, la structure de la société a totalement changé. La proportion d’ouvriers augmente, beaucoup d’hommes et de femmes tombent dans la misère et la précarité de l’emploi ouvrier (10 heures de travail par jour, parfois 15, et des conditions de travail horribles).

Enfin, la société est divisée. Les divergences sociales s’accentuent ; le Royaume-Uni et ses nations constituantes n’ont jamais été jusqu’ici des pays égalitaires, mais avec ces bouleversements économiques et sociaux on assiste à une fragmentation de la population plus poussée encore. On assiste à une véritable ségrégation urbaine, surtout perceptible dans les villes nouvelles. Ainsi, à Manchester, il y a environ 60 % d’ouvriers dans une ville plutôt bourgeoise, tandis qu'à Stalybridge, ville nouvelle à quelques kilomètres à l'est, il y a 90 % d’ouvriers. L’idée de classes sociales progresse chez les possédants comme dans les classes laborieuses.

1.2 Contestation du gouvernement[modifier | modifier le wikicode]

1.2.1 Les Corn Laws[modifier | modifier le wikicode]

À la suite d'une chute des prix très importante touchant durement les propriétaires, le Parlement, très majoritairement composé de grands propriétaires terriens, vota en 1815 les lois sur le blé (Corn Laws) interdisant toute importation de blé tant que le prix d’un quarter ne dépassait pas 80 shillings, ce qui a pour effet de soutenir ces prix. La contrepartie de ces prix élevés était la paupérisation croissante du peuple, en particulier des ouvriers sans qualification. Les industriels et leurs relais libéraux se battent eux pour le libre-échange et donc pour l'abolition des Corn Laws. Ils essaient d'entraîner avec eux les ouvriers en leur promettant que cela améliorerait leur niveau de vie en faisant baisser les prix du blé.

La Charte de 1838 critique les lois qui augmentent le prix des aliments, raréfient l’argent, limitent la rémunération du travail et taxent l’activité plus que la propriété.

1.2.2 Le système électoral[modifier | modifier le wikicode]

En 1815, le système électoral ne s'est pas encore adapté à l'évolution de la population. La représentativité à la Chambre des communes n'a rien d'uniforme. Ainsi, dans les comtés, le droit de vote ou « franchise électorale » appartenait aux propriétaires fonciers jouissant d’un revenu de 40 shillings (50 francs germinal). Dans les bourgs ou municipalités, on votait à haute voix, et les électeurs subissaient presque toujours l’influence d’un « patron », c'est-à-dire d’un riche propriétaire du voisinage qui leur imposait son candidat. Le cas était particulièrement fréquent dans les bourgs sans importance, appelés bourgs de poche. La liste des bourgs n’avait pas été modifiée depuis le 17e siècle. On y trouvait en 1815 des villages presque abandonnés – appelés « bourgs pourris » – qui continuaient à élire deux députés, tandis que des villes comme Manchester, Birmingham, Sheffield, Leeds – dont l’importance était récente – n’avaient pas de représentants.

1.3 Idéologies populaires[modifier | modifier le wikicode]

1.3.1 Radicalisme[modifier | modifier le wikicode]

Dès les années 1770, on assiste à des remises en question de ce système, par un courant petit-bourgeois, le radicalisme :

  • 1774-1775 : James Burgh écrit Political Disquisition et appelle au suffrage universel masculin,
  • 1776 : John Wilkes dans un discours au Parlement s’en fait l’écho,
  • 1791-1792 : Thomas Paine attaque le système britannique dans Rights of Man.

Ces ouvrages sont lus par des journaliers, des apprentis, etc., et permettent la diffusion d'une exigence de réformes radicales.

La Révolution française et le jacobinisme exercent également une influence considérable. Plusieurs organisations, publications, journaux démontrent à la classe ouvrière que les droits de l'homme appartiennent aux riches comme aux pauvres. Par exemple : clubs locaux, Henry ‘Orator’ Hunt, Cobbett (journaux à 1 penny).

En 1819, un vaste meeting est organisé à Manchester par les radicaux qui font campagne pour le suffrage universel masculin ; il est réprimé dans le sang par l’armée nationale à Saint Peter’s Field (surnommé « massacre de Peterloo », en référence à Waterloo), cet évènement est parfois considéré comme le baptême du mouvement chartiste.

Les radicaux sont centrés sur les objectifs de démocratie politique, mais beaucoup l'envisagent (confusément) comme un préalable à la démocratie sociale. En lien avec cette ambiguïté, les premiers socialistes sont travaillés par une hésitation stratégique :

  • se concentrer sur les campagnes politiques qui peuvent être menées en alliance avec les bourgeois libéraux et radicaux (le radical Francis Place poussait particulièrement dans ce sens) ;
  • se concentrer sur la transformation sociale, mais sans droit de vote et sans relais dans la classe dirigeante.

1.3.2 Dissidences religieuses[modifier | modifier le wikicode]

L’ardeur ouvrière prend souvent la forme idéologique de sectes religieuses en rupture plus ou moins radicale avec le clergé dominant (méthodisme, protestants « dissidents »...). Beaucoup de leaders chartistes furent des prêtres.

1.3.3 Socialisme[modifier | modifier le wikicode]

Plusieurs penseurs socialistes apparaissent dans la première moitié du 19e siècle. Le principal fut celui inspiré par Robert Owen. Entre 1830 et 1840 les termes d’owenisme et de socialisme sont synonymes. Cet industriel à succès avait dépensé tout son argent pour chercher à construire des communautés idéales. Puis il s'est tourné vers le soutien au mouvement ouvrier qui naissait : coopératives, syndicats...

Une autre source d'influence fut celle des socialistes ricardiens. Ces penseurs reprenaient l'analyse de l'économiste bourgeois David Ricardo pour délégitimer le profit capitaliste. Des hommes comme Hodgskin et Thompson auront un certain écho dans les milieux ouvriers. Certains chartistes s’intéressent à la réforme du crédit et de la monnaie, mais il ne s’agit que d’une minorité, souvent victime d’ailleurs de théories fantaisistes et de plans inapplicables.

Mais globalement, le socialisme ne pénétra pas largement dans le mouvement ouvrier anglais. C'est pourquoi, parmi les leaders comme dans la masse des troupes du chartisme, les socialistes ne forment qu’une petite minorité. A aucun moment les petits groupes socialistes n’ont eu accès à la direction des organisations chartistes, pas même sur le plan local.

Encore en 1847 Ernest Jones, qui plus tard deviendra le plus ardent champion du socialisme, considère que les principes de la Charte ne signifient « pas plus le socialisme que le despotisme ». De son côté O’Connor, le plus radical des chefs chartistes, par opposition à la collectivisation sympathise plus avec les tenants de l’économie classique qu’avec les socialistes. C’est dans l’intérêt même de l’ouvrier, professe-t-il, de soutenir le capital, puisque les ouvriers « ne peuvent pas tous être capitalistes ».

1.3.4 Défense des traditions[modifier | modifier le wikicode]

Ce qui semble dominer chez beaucoup d'ouvriers-artisans dans la base du chartisme, c'est plutôt une nostalgie du passé. Ils refusent la nouvelle ère industrielle qui détruit leurs traditions, leur indépendance, leurs liens familiaux, leur dignité de travailleurs. Inquiets et désemparés devant le machinisme, les fluctuations de l’emploi, l’administration désincarnée et inhumaine de l’assistance (suite à la nouvelle Poor Law), ils expriment leur détresse. En ce sens le chartisme de la base a toujours été plus affectif que doctrinal. Leur angoisse ne débouche pas sur une reconstruction délibérée de la société, mais sur la ferme volonté de s’opposer aux forces d’oppression qui les menacent. Tout au plus sur le plan de l’organisation économique, ces éléments aspirent-ils à l’intervention de l’État au moyen d’une législation qui protège les salaires, limite la durée de travail, impose de meilleures conditions de sécurité et d’hygiène dans les usines et abolisse les brutalités de la Poor Law.

2 Apparition du chartisme[modifier | modifier le wikicode]

2.1 La désillusion du Reform Bill de 1832[modifier | modifier le wikicode]

« Le fruit qui semblait si beau s’est décomposé une fois cueilli. » Charte de 1838

Un immense espoir populaire est placé dans cette réforme électorale. La campagne pour un bill de réforme est menée par O’Connell, les radicaux, quelques Whigs comme John Russel, et même quelques tories. Les masses populaires s’agitaient à cause notamment d’un hiver rigoureux. Le duc de Wellington, premier ministre depuis 1828, refuse immédiatement, mais la révolution française de 1830 assure le succès de la campagne réformiste. Devant l’agitation révolutionnaire, une majorité contre Wellington se forme au Parlement et il est renversé par Lord Grey. Grey présente une réforme modérée qui est refusée, il dissout alors pour la première fois depuis 50 ans. La majorité passe aux Whigs, le bill voté par les députés est refusé par les Lords ; finalement devant l’agitation populaire la réforme est votée par la chambre des Lords en juin 1832.

Le contenu de la réforme est décevant :

  • on redistribue les sièges de députés en en enlevant quelques-uns aux bourgeois, mais répartition encore très inégale,
  • la franchise électorale est diminuée et non supprimée ; il faut toujours être riche mais le nombre d’électeurs double, passant de 300 000 à 600 000,
  • elle profite surtout à la bourgeoisie, les masses populaires restaient exclues de la vie politique.

La faible portée du bill entraîne un sentiment de trahison chez les classes populaires, qui pour un temps se concentrent sur les revendications sociales.

2.2 Le Poor Law Act de 1834[modifier | modifier le wikicode]

Dès 1601, à la fin du règne d’Elisabeth Ire, l’État prend en charge les indigents d'Angleterre et se dote d'une législation, les Poor Laws ou « lois sur les pauvres », dédiée au problème des déshérités. L’organisation de cette assistance est confiée aux paroisses auxquelles les Poor Laws imposent aussi de fournir un emploi aux pauvres valides.

Mais avec l'essor de la misère au 19e siècle, la bourgeoisie anglaise trouve intolérable de payer des taxes pour entretenir des « fainéants ». En 1832 est nommée une commission royale, qui comprend Nassau Senior ; elle conclut que le système est trop « attractif », et propose plutôt d'enfermer les pauvres dans des workhouses, où, selon Nassau Senior, on tente de « rendre la vie moins souhaitable que celle des plus malheureux des ouvriers indépendants ». Quant à leur financement, il est également soumis aux lois du marché. Chaque région est imposée en fonction du nombre de personnes « bénéficiant » de l’aide publique. Donc, plus une région compte de pauvres, plus elle connaît un taux d’imposition élevé. Cela aboutit à une loi de 1834, vue par la classe ouvrière comme une « grande trahison des whigs ».

Dans la classe ouvrière, on voue alors une hostilité viscérale aux deux « bastilles jumelles », l’usine et l’asile (factory and workhouse).

2.3 Tentatives d'unification syndicale[modifier | modifier le wikicode]

Les crises économiques et sociales poussaient les ouvriers à s’assembler dans des unions de métiers (trades unions), les syndicats. Les premiers sont illégaux, mais le droit de coalition et de grève est péniblement acquis en 1825. Mais ce syndicalisme est encore très fermé (avec des rituels d'intégration proches de la franc-maçonnerie) et se limite encore à une aristocratie ouvrière. Des tentatives d'aller vers un syndicalisme de masse structuré ont lieu vers en 1829-1831.

En 1834, Owen tente de fédérer tout le mouvement ouvrier dans une Grand National Consolidated Trades Union. Cela devait être à la fois la première confédération syndicale à l'échelle nationale, et un organe à vocation coopérative, ayant la capacité de socialiser toute l'économie, mettant fin à la concurrence. Mais malgré un certain enthousiasme, cela ne dépassa pas réellement Londres. Le mouvement reflue sous l'effet de la répression et des lock-out.

Dans une brochure de 1832, le cabaretier William Benbow est l'un des premiers à écrire au sujet de la grève générale qu'il associe à un jour de fête / sacré :

« Un jour de fête (holiday), signifie un “jour saint” et le nôtre doit être de tous les jours saints le plus saint. Il doit être très sain et sacré, et être consacré à faire fructifier, ou plutôt à créer le bonheur et la liberté de l’humanité. Notre jour saint sera consacré à faire régner l’abondance, à abolir le besoin, à rendre les hommes égaux. Pendant notre fête nationale, nous ferons des lois pour toute l’humanité. La constitution rédigée pendant cette fête mettra tous les êtres humains sur un pied d’égalité : droits égaux, libertés égales, jouissances égales, respect égal, parts égales dans la production. C’est là le but saint de notre jour de fête. »[2]

2.4 Crises économiques[modifier | modifier le wikicode]

À partir de 1837, une crise économique (mauvaises récoltes, diminution de la production industrielle) toucha le Royaume-Uni, accompagnée de chômage et disette. En parallèle, le commerce se ralentit, entraînant une baisse des revenus douaniers et donc des recettes de l'État. Le rôle de l'État était limité et donc les budgets en déficit, depuis des années, des différents gouvernements whigs ne portaient, jusque-là, pas à conséquence. Avec la crise économique, les critiques apparurent et se cristallisèrent dans les deux grands mouvements de protestation politique d'alors : la Anti-Corn Law League et le chartisme.

Les trois grandes phases du chartisme (1838-1840 ; été 1842 et février-août 1848) correspondirent aux trois moments où la crise fut la plus grave, tandis que le mouvement périclita avec le retour de la prospérité.

2.5 L’organisation politique[modifier | modifier le wikicode]

Le mouvement anti-loi-sur-les-pauvres (anti-Poor Laws) passe au chartisme durant les années 1830. A l’origine, les revendications et modes d'action sont diverses :

  • membres d’unions politiques ;
  • vendeurs de presse illégale (unstamped press) ;
  • syndicalistes ;
  • membres de comités réclamant un raccourcissement des journées de travail ;
  • opposants à la loi sur les pauvres ;

Progressivement, les porteurs de ces différentes revendications s'homogénéisent et acquièrent le sentiment de combattre une cause commune.

De plus ils ne pensent plus uniquement à l’échelle locale mais le mouvement acquiert une dimension nationale. Les radicaux sont présents dans toutes les zones industrielles donc la campagne chartiste se fonde sur cette présence.

3 Concrétisation politique du chartisme[modifier | modifier le wikicode]

3.1 La Charte du Peuple de 1838[modifier | modifier le wikicode]

En 1836 un groupe d’artisans et ouvriers qualifiés londoniens, parmi lesquels on trouve des radicaux, des owenistes et des syndicalistes, fonde la London Working Men's Association. Ils ont pour dirigeants William Lovett, Francis Place, Henry Hetherington ou Henry Vincent. En octobre 1836, l’Association a déjà adopté cinq des six résolutions contenues dans la Charte. Les six points ont d’abord vu le jour dans une pétition adressée à la Chambre des communes en janvier 1837, mais qui ne lui est jamais parvenue à cause de nombreux délais (incompréhension, perte de confiance, de sièges à la Chambre…).

Des « associations démocratiques », plus marquées à gauche, étaient plus importantes dans le reste du pays, avec comme chef de file Feargus O'Connor et son Northern Star. Les chefs de file du mouvement chartiste étaient des prêtres, des cabaretiers, des ouvriers, et aussi des démagogues.

Finalement William Lovett et Francis Place publient la Charte en mai 1838 et la présentent à Glasgow lors d’un meeting de 200 000 ouvriers. Elle contient six points :

  1. suffrage universel pour tous les hommes à partir de 21 ans ;
  2. des circonscriptions justes et égales (pas de bourgs pourris, des sièges pour les villes nouvelles) ;
  3. vote à bulletin secret ;
  4. abrogation de l'obligation d'être propriétaire comme condition d'éligibilité ;
  5. une indemnité parlementaire pour permettre aux travailleurs de siéger et de pouvoir vivre ;
  6. des élections législatives annuelles.

De vastes meetings sont organisés pour recueillir des signatures et à élire les délégués d’une Convention générale des classes laborieuses, sorte de Parlement fantôme des exclus du droit de vote. La Charte recueille 1 280 000 signatures en un an[3].

D’autres courants se mêlent à la campagne sous l’impulsion de réformateurs sociaux comme le patron radical Fielden, le patron tory Oastler, et le prédicateur méthodiste Stephens.

3.2 La Convention de 1839[modifier | modifier le wikicode]

Au cours des meetings étaient aussi élus des délégués pour former une Convention générale des classes laborieuses, sorte de Parlement fantôme des exclus du droit de vote. Cette Convention se réunit en 1839, et présente la Charte au Parlement, mais celui-ci décide (par 235 voix contre 46) d'écarter la pétition.

Au milieu d’interminables discours les délégués s’affrontent sur la tactique à suivre, partagés entre partisans de la « force physique » (O’Connor, Frost, Harney) et partisans de la « force morale » (Lovett, Hetherington, Attwood). Les uns proposent une grève générale d'un mois (« le mois sacré » ou national holiday). D’autres suggèrent un retrait de l’argent des banques.

Les radicaux de la Birmingham Political Union proclament : « nous voulons la gloire et la bénédiction d’un triomphe pacifique, nous voulons frapper de terreur l’ennemi, et pourtant ne pas toucher un cheveu de sa tête ». « Il n’y a aucun argument tel que l’épée — et le fusil est sans réplique », gronde Harney.

Mais la distinction si nette établie par les historiens libéraux entre partisans de la « force physique » et partisans de la « force morale » est souvent artificielle. Selon les moments, selon les lieux, selon l’attitude du gouvernement, de l’armée et des autorités locales, beaucoup de chartistes ont glissé d’une tendance à l’autre. Les appels à la violence, voire à l’insurrection, se sont mêlés aux déclarations pacifiques chez les mêmes individus, au sommet (O‘Connor, O’Brien) comme à la base. Les extrémistes recrutés parmi les « vestes de futaine » et les « mentons mal rasés » du Yorkshire se trouvaient d’accord avec les modérés de Londres ou de Birmingham pour adopter la formule : « pacifiquement si c’est possible, par la force si c’est nécessaire ».

Le gouvernement sévit, fait arrêter plusieurs leaders. La Convention chartiste est dissoute dans la confusion.

3.3 Les grèves de masse et les agitations[modifier | modifier le wikicode]

En réaction, il y a quelques actes violents et grandes manifestations et même une tentative d’émeute au Pays de Galles où John Frost échoue dans une marche sur Newport. L’agitation retombe tandis que 500 chartistes au moins sont en prison.

William Cuffay, fils d'un esclave Noir affranchi, contribue à la création de la Metropolitan Tailor's Charter Association, une organisation syndicale de tailleurs chartistes.

L'ébéniste Richard Spurr est arrêté en janvier 1840 pour ses prises de parole.

La National Charter Association est créée, dominée par O‘Connor et ses partisans.

Sur le plan géographique, le contraste est éclatant entre différentes régions. A Londres les artisans, à la suite de Lovett et de la London Working Men’s Association, restent sensibles aux influences du radicalisme et sont prêts à s’associer à tous les modérés pour obtenir la Charte. Dans les districts industriels du Nord-Est (autour de Leeds, Bradford, Sheffield), du Nord-Ouest (Manchester, Bolton, Stockport, Halifax), des Midlands (Birmingham, Nottingham, Leicester) et en Ecosse, le mouvement ouvrier compte davantage sur ses propres forces.

En mai 1842, une deuxième pétition est présentée au Parlement. Elle a recueilli plus de trois millions de signatures, et elle est portée sur un char escorté de 20 000 signataires. À nouveau, le Parlement rejette la pétition.

La crise de 1841-1842 provoque des grèves de masse, 500 000 personnes sont alors engagées dans le mouvement chartiste. Outre les grèves pour motifs économiques, certaines sont déclenchées pour des revendications chartistes, notamment dans les Midlands, les Lancashire, le Yorkshire, et une partie de l'Écosse. La pratique de briser les machines et de tirer les bouchons des réservoirs des machines à vapeur vaut le surnom Plug Plot (« complot des bouchons ») aux grèves dans le Lancashire. Les grèves sont particulièrement suivies dans le triangle Manchester-Ashton-Stalybridge.

Le premier ministre, Sir Robert Peel, n'est pas favorable à une intervention, mais le duc de Wellington exige de déployer les troupes pour réprimer les grévistes. Les grèves sont violemment réprimées, de nombreux chartistes sont arrêtés (dont Feargus O'Connor, George Julian Harney, et Thomas Cooper), 79 d'entre eux sont condamnés à des peines de prison.

3.4 Le chartisme et les femmes[modifier | modifier le wikicode]

Plus de 150 associations chartistes féminines se créent au début des années 1840.

John Goodwyn Barmby et Catherine Barmby, owenistes convaincus, proposèrent l'ajout du suffrage des femmes aux exigences du mouvement chartiste. L'agitateur Reginald Richardson (qui sera emprisonné pour sédition), écrit en 1840 un pamphlet The Rights of Woman, dans lequel il incite les femmes à « se regrouper et se battre contre le despotisme masculin... auquel elles ont trop longtemps cédé ». Il affirme haut et fort que la femme « n’est pas l’esclave de l’homme..., mais son égale ».

3.5 Presse et publications[modifier | modifier le wikicode]

En 1837 est fondé le Northern Star, journal hebdomadaire qui devient l'organe central du mouvement. Il sera publié d’abord à Leeds puis à Londres, à partir de novembre 1844. Son fondateur et rédacteur en chef était Feargus O’Connor. Julian Harnay prit également une place importante au comité de rédaction. La publication cessera en 1852. Engels publia ses articles dans ce journal de 1843 à 1850.

De même que, à la fin du 18e siècle, les démocrates de la London Corresponding Society invoquent l’exemple des Niveleurs ou même des libres Saxons « contre le joug normand », de même les chartistes rééditent les ouvrages des théoriciens du 18e siècle, Godwin, Paine, Babeuf.

C’est chez James Bronterre O‘Brien, surnommé par O’Connor « le maître d’école du chartisme », que l’on peut découvrir les recherches théoriques les plus originales et les plus proches du socialisme. Il était influencé par Babeuf, Robespierre et Owen. En plus des revendications démocratiques radicales, il défendait la nationalisation du sol et des banques, et l'introduction de bons du travail.

Un autre penseur notable autour du chartisme est John Francis Bray, qui synthétise l'owenisme et le socialisme ricardien, en développant une critique de l'appropriation de la survaleur par les capitalistes.

Les chartistes ont eu parfaitement conscience de déclencher un mouvement de classe. La « division des classes », considérée par le Northern Star comme l’expression d’une loi de la nature et de l’histoire, est brandie contre le slogan de l’ « union des sentiments », prôné par les partisans de l’alliance avec la bourgeoisie radicale. Les pauvres contre les propriétaires (poverty against property), l’enjeu est particulièrement clair dans le Nord industriel, où les masses adhèrent spontanément à la vision d’une lutte dirigée contre une double tyrannie, celle du patronat et celle de l’Etat.

« La société entière est divisée en deux classes, le riche oppresseur et le pauvre opprimé ; les riches oppresseurs sont désunis par une quantité de raisons, tandis que les pauvres opprimés sont unis par tous les liens de l’intérêt de la raison et de la justice » O’Connor dans le Northern Star, 4 mai 1839

3.6 Autres activités chartistes[modifier | modifier le wikicode]

Malgré cette vague d'arrestations, l'activité chartiste continue. De riches débats traversent le mouvement sur la meilleure façon de procéder. Différents courants apparaissent.

Le Temperance Chartism suggère que l'alcool est la plus grande arme des puissants contre les opprimés, et essaie de convaincre les chartistes de se lancer dans une grande campagne contre l'alcool.

L’Education Chartism fonde de nombreuses écoles, très avancées pour leur époque, où garçons et filles ont le même programme, et la punition physique est interdite.

À partir de 1843, O'Connor suggère que la terre est la solution aux problèmes des ouvriers. Son idée se concrétise sous la forme de la Chartist Co-Operative Land Company, qui devient la National Land Company. Les ouvriers achètent des parts de la compagnie, et la compagnie utilise ce capital pour acheter des terres, qui sont alors divisées en parcelles. Cinq propriétés sont ainsi achetées entre 1844 et 1848. En 1848, le parlement nomme un comité pour enquêter sur la viabilité financière de l'opération, et finit par l'interdire.

Des candidats chartistes se présentent aux élections législatives entre 1841 et 1859 ; O'Connor est élu en 1847. La même année, Harney se présente contre Lord Palmerston à Tiverton.

4 Fin du chartisme[modifier | modifier le wikicode]

4.1 Essouflement[modifier | modifier le wikicode]

Pamphlet contre les Corn Laws adressé aux ouvriers

A partir de 1842, le mouvement chartiste perd beaucoup de sa vigueur. Le mouvement voit se multiplier les querelles de personnes et de doctrines, et se fractionne.

De plus, la campagne pour le libre-échange, appuyée sur l’Anti-Corn Law League, constitue une sérieuse concurrence. Bien des chartistes se détournent de l’agitation ouvrière pour se rallier à l’alliance avec la bourgeoisie libérale.

4.2 La Révolution française de 1848[modifier | modifier le wikicode]

La Révolution française de février 1848 précipite les évènements. D'abord, les chartistes félicitent le peuple français, mais la portée de la révolution française effraie :

« La révolution française de 1848 a sauvé les classes moyennes anglaises. Les penchants socialistes prononcés des travailleurs français ont effrayé la petite classe moyenne anglaise et désorganisé le mouvement de la classe ouvrière. » Friedrich Engels

Ce manque de soutien des classes moyennes va permettre au gouvernement d'agir en position de force, et d'attendre que le mouvement s'épuise de lui-même.

4.3 La pétition de 1848[modifier | modifier le wikicode]

Le grand rassemblement chartiste à Kennington Common de 1848.

Le 10 avril 1848, Feargus O'Connor organisa un meeting à Kennington Common, au sud de Londres, afin de former une procession pour présenter une nouvelle pétition au Parlement. Le gouvernement choisit l'épreuve de force et interdit aux militants de traverser la Tamise. Les forces de l'ordre mobilisées sont estimées à 8 000 soldats, 4 000 policiers londoniens avec des supplétifs tenus en réserve. Le nombre de ces derniers n'est pas connu ; certaines estimations vont jusqu'à 100 000. Trente canons furent préparés à la Tour de Londres, ainsi que les vapeurs destinés à les transporter où leur besoin se ferait sentir. De son côté, O'Connor affirma que 500 000 chartistes s'étaient réunis sur Kennington Common (qui ne peut guère contenir plus de 50 000 personnes). De plus, de nombreuses personnes n'y étaient qu'en « simples spectateurs ». On estime le nombre des « véritables » militants autour de 20 000.

Séparément, des émeutiers tentèrent de prendre d'assaut des workhouses à Manchester. Il s'ensuivit une confrontation avec la police, qui finit par prendre le dessus après trois jours de violence.

Les chartistes avaient prévu de créer une assemblée nationale « fantôme » si leur pétition était ignorée une fois de plus, et de demander à la reine Victoria de dissoudre le Parlement ; leur assemblée siégerait tant que le gouvernement refuserait d’accepter la Charte. Cependant, leur indécision et leur mauvaise organisation les minèrent : l'assemblée finit par s'autodissoudre, en déclarant qu'elle manquait de soutien.

La pétition d'O'Connor contenait moins de deux millions de signatures, loin des 5 706 000 qu'il avait annoncées. On découvrit de nombreux faux. Certains chartistes accusèrent alors O'Connor d'avoir détruit la crédibilité du mouvement.

Les meetings dans les régions du Nord-Ouest et du Nord-Est rassemblent des milliers de partisans, en Irlande des soulèvements éclatent sporadiquement, mais la résistance résolue du gouvernement et des classes dirigeantes a raison de l’énergie des chartistes. Des arrestations sont opérées parmi les leaders. Au début de l’été 1848 le mouvement s'éteint dans la déception générale.

5 Postérité[modifier | modifier le wikicode]

5.1 Influence sur le mouvement ouvrier[modifier | modifier le wikicode]

Le mouvement chartiste a été un jalon essentiel dans l'émergence du mouvement ouvrier (notamment en stimulant le syndicalisme) en tant que force indépendante des démocrates bourgeois. Devant une commission parlementaire de 1835, des tisserands à main qui avaient à répondre à la question « Dans quelle mesure les classes laborieuses sont-elles davantage satisfaites du régime du pays depuis la réforme électorale de 1832 ? », répliquent : pour nous la réforme est simplement « une mesure calculée pour lier l’aristocratie et les classes moyennes par le partage du pouvoir et pour laisser les ouvriers entre les mains de ce pouvoir comme des espèces de machines à travailler selon le bon plaisir des dirigeants ».

Le journal bourgeois Annual Register parlait en 1839 d’ « une insurrection expressément dirigée contre les classes moyennes [bourgeoisie, par opposition à l'aristocratie] ».

A ce titre, il a influencé le marxisme et donc le mouvement socialiste, et l'a poussé à faire du mouvement ouvrier sa base sociale (en rupture avec les conceptions idéalistes du socialisme). Pourtant, à l'origine, de nombreux républicains radicaux socialisants, bien que réfugiés à Londres, négligeaient le mouvement chartiste. Ainsi, Engels raconte la situation dans la Ligue des communistes avant les révolutions de 1848 :

« À cause du caractère spécifiquement anglais de leur mouvement, les chartistes anglais furent laissés de côté comme non-révolutionnaires. Ce n’est que plus tard que, par mon intermédiaire, les dirigeants londoniens de la Ligue entrèrent en relations avec eux. »[4]

Puis : « Nous étions en relation avec la fraction révolutionnaire des chartistes anglais par l’intermédiaire de Julian Harnay, rédacteur de l’organe central du mouvement, The Northern Star, dont j’étais un des collaborateurs. »

Le 14 avril 1856, dans son discours pour le quatrième anniversaire du People's Paper, journal héritier des chartistes, Marx relie les luttes sociales médiévales anglaises et allemandes, celles du 18e siècle anglais et celle des ouvriers européens qui lui est contemporaine, caractérisée par l'« antagonisme entre la science et l'industrie modernes d'une part, la misère et la décadence modernes de l'autre », autrement dit la contradiction entre le progrès technologique et l'émancipation des hommes : « Mais sentons-nous l'atmosphère que nous respirons et qui pourtant pèse sur nous d'un poids de 10 000 kilos ? »[5].

Lénine a évoqué dans le chartisme « le premier mouvement révolutionnaire du prolétariat appuyé authentiquement sur les masses et politiquement organisé ».

5.2 Obtention des revendications démocratiques[modifier | modifier le wikicode]

Il faudra encore de longues décennies pour que les revendications démocratiques des chartistes soient satisfaites.

En 1918, les cinq principaux points (hormis les élections annuelles) du programme chartiste avaient été mis en place dans la vie politique britannique, comme l'abolition de l'obligation d'être propriétaire pour être éligible en 1858 ou le scrutin à bulletin secret en 1872.

6 Annexes[modifier | modifier le wikicode]

6.1 Bibliographie[modifier | modifier le wikicode]

  • Jacques Carré, La Grande-Bretagne au XIXe siècle, Paris, Hachette Supérieur, coll. « Les Fondamentaux », 1997, 160 p. (ISBN 2-01-145192-2)
  • Malcolm Chase (trad. de l'anglais par Laurent Bury, préf. Fabrice Bensimon), Le Chartisme : Aux origines du mouvement ouvrier britannique (1838-1858) [« Chartism: A New History »], Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, 486 p. (ISBN 978-2-85944-743-4)
  • (en) Norman McCord, British History 1815-1906, Oxford, Oxford University Press, coll. « The Short Oxford History of the Modern World », 1991, 518 p. (ISBN 0-19-822858-9)
  • Geoffrey Trease, Les compagnons de la Charte, Les Bons Caractères, 2019, 200 pages

6.2 Notes et références[modifier | modifier le wikicode]

  1. François Bédarida, Histoire de la Grande-Bretagne, tome II : L'Angleterre triomphante 1832-1914, Hatier, 1974, 17-18, 42-44
  2. L'âge d'or, Jacques Julliard, Daniel Lindenberg, Entretien animé par  Marie-Laurence Netter. Dans Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle 2013/1. N° 31
  3. « 1839 Chartist Petition », sur UK Parliament
  4. Friedrich Engels, Quelques mots sur l'histoire de la Ligue des communistes, 18 octobre 1885
  5. Un discours de Marx à une fête de "The People's Paper", 14 avril 1856