Bon de travail

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Billet d'échange de travail contre travail, dans le Time Store de Cincinnati

Les bons de travail sont un dispositif proposé par certains courants socialistes pour régir la répartition des biens, s'opposant à la monnaie et au capitalisme.

Cela fait partie du débat sur le calcul en économie socialiste.

1 Principe[modifier | modifier le wikicode]

Le principe est de remplacer l'argent par des bons de travail que les travailleur·ses reçoivent en fonction du temps travaillé.

Contrairement à l’argent, ces bons ne peuvent pas circuler et ne sont pas transférables entre les gens. Ils ne sont pas non plus échangeables contre des moyens de production, ils ne sont donc pas transmissibles en capital. Une fois l’achat effectué, les bons de travail sont détruits et doivent être gagnés de nouveau par le travail.

Pour les défenseurs de ce système, l'idée est de rendre impossible l'accumulation capitaliste (« faire de l'argent avec de l'argent »), tout en conservant un système de rémunération en fonction du travail effectué.

D'un point de vue marxiste, l'idée de réformer le capitalisme par le biais de la distribution en instaurant des bons du travail est illusoire si les rapports de production ne sont pas transformés au moyen d'une révolution. En revanche les bons du travail sont envisagés, y compris par Marx (même si celui-ci n'a jamais voulu précisément définir l'organisation de la société socialiste car celle-ci n'avait pas vocation à être conçue en chambre) pour organiser la distribution des biens en fonction du temps de travail, dans la première phase de la société socialiste.

2 Expérimentations et débats[modifier | modifier le wikicode]

2.1 Socialisme utopique[modifier | modifier le wikicode]

Les bons de travail ont d'abord été proposés dans la première moitié du 19e siècle par divers penseurs que les marxistes ont qualifié rétrospectivement de socialistes utopiques.

Ils sont proposés pour la première fois dans les années 1820 par Josiah Warren et Robert Owen (appelés billets de travail à l’époque). Ils ont d'abord tenté d’établir une communauté utopique à New Harmony, dans l'Indiana, dans laquelle la monnaie était interdite.

En 1827, Josiah Warren a établi un « magasin de temps » (Time Store) à Cincinnati où les marchandises pouvaient être achetées avec les bons de travail. Il ferma le magasin en 1830 et se consacra à l’établissement de communautés qui appliquaient ses principes de prix fondés sur le travail.

À partir de 1832, Robert Owen et ses partisans tentèrent d’implanter des billets de travail à Londres et à Glasgow en établissant des marchés et des banques qui les acceptaient.

Les disciples de Robert Owen envisageaient une société de communautés coopératives. Chaque communauté posséderait ses propres moyens de production et chaque membre d’une communauté travaillerait pour produire ce qui avait été convenu et serait en retour muni d’un bon de travail certifiant pour combien d’heures il ou elle avait travaillé; une personne pourrait alors utiliser ce bon de travail pour obtenir du stock de biens de consommation de la communauté tout produit valant le même nombre d’heures de production.

Owen croyait que cette société coopérative pourrait commencer à être introduite sous le capitalisme et dans la première moitié des années 1830, certains de ses disciples ont établi des «bazars du travail» sur un principe similaire: les travailleurs pouvaient y apporter les produits de leur travail et les échanger contre un bon de travail qui leur permettait de retirer du bazar tout article valant le même temps de travail, après prise en compte des coûts des matières premières. Ces bazars furent finalement des échecs.

Les socialistes ricardiens mettaient aussi en avant des bons du travail et furent critiqués par Marx.

2.2 Proudhon et la critique de Marx[modifier | modifier le wikicode]

L'idée de bons de travail est apparue sous des formes sensiblement similaires en France dans les écrits de Pierre-Joseph Proudhon. Proudhon aurait par ailleurs fait une tentative d'introduction du système de bons du travail en 1849, qui aurait échoué très rapidement.

Cela lui a valu une critique radicale de Karl Marx, notamment dans Misère de la philosophie (1847). Marx considérait qu'il était utopique de vouloir introduire des bons du travail dans le cadre du capitalisme. Le temps de travail d'un individu donné n'est pas une mesure pertinente, car la valeur d'échange d'une marchandise est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire. C'est une valeur émergeant du marché, par la concurrence. Ainsi, si l'on rémunère simplement en fonction du temps de travail individuel, l'ouvrier A qui serait plus compétent que l'ouvrier B, et produirait le même bien en deux fois moins de temps, recevrait... deux fois moins de bons de travail.

Cette critique est d'autant plus pertinente qu'en ce milieu du 19e siècle, l'artisanat et l'industrie cohabitent encore pour la production de nombreux biens. Dans ce cadre, la concurrence avait pour effet de favoriser le machinisme et l'industrialisation. Pour Marx, ce développement industriel était nécessaire pour poser les bases du socialisme. Appliquer le système des bons de travail, cela signifie supprimer tout indicateur de productivité, ce qui n'est pas viable.

Marx avait également critiqué le système des billets de temps de travail de Owen, en estimant qu'il ne pourrait remplacer la monnaie parce qu'il n'avait pas sa capacité à pouvoir circuler.

Marx développe sa critique des bons de travail comme solution illusoire de réforme du capitalisme dans sa Contribution à la critique de l'économie politique de 1859 (dite Grundrisse), qui vise notamment le proudhonien Alfred Darimon.

« Il est impossible d'abolir l'argent tant que la valeur d'échange reste la forme sociale des produits. Il est nécessaire de s'en rendre compte, si l'on veut éviter d'affronter des tâches impossibles, et si l'on veut bien connaître les limites dans lesquelles les rapports de productions et les conditions sociales correspondantes peuvent être transformées en réformant la monnaie et la circulation. »[1]

2.3 Les bons du travail dans la première phase socialiste[modifier | modifier le wikicode]

Si Marx critiquait comme utopistes les socialistes qui pensaient subvertir la logique capitaliste par des bons du travail, il envisageait leur utilisation dans le cadre de la société socialiste, pour organiser la distribution des biens de consommation une fois que les moyens de production ont été collectivisés. En effet, si Marx estimait probable que le communisme dépasserait la répartition méritocratique des biens, il pensait aussi que dans un premier temps, le temps de travail serait encore utilisé (au moins en partie) pour quantifier ce qui revient à chaque travailleur·se.

Ainsi, dans un passage du Capital où il suppose « une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d'après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social », Marx écrit :

« Le mode de répartition variera suivant l'organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D'un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l'autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. »[2]

Encore en 1875, dans sa Critique du programme de Gotha, Marx parlait d'un système de bons de travail au sujet des débuts de la société socialiste :

« Le producteur reçoit donc individuellement - les défalcations une fois faites - l'équivalent exact de ce qu'il a donné à la société. Ce qu'il lui a donné, c'est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu'il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu'il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu'il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d'objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail. Le même quantum de travail qu'il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d'elle, en retour, sous une autre forme. »[3]

2.4 Critique de Kropotkine[modifier | modifier le wikicode]

Le système des bons de travail a été critiqué par de nombreux anarchistes, qui proposent d’abolir toute rémunération et tout prix et préconisent plutôt une économie du don dont la valeur est déterminée par le calcul en nature. Kropotkine critiquait en 1892 les collectivistes qui voulaient instaurer des chèques en fonction du temps de travail :

« car, après avoir proclamé l’abolition de la propriété privée et la possession commune de tous les moyens de production, comment peuvent-ils soutenir le système des salaires sous quelque forme que ce soit? … C’est pourtant ce que font les collectivistes quand ils recommandent les chèques de travail. »[4]

2.5 Russie soviétique[modifier | modifier le wikicode]

Lénine et les bolchéviks reprenaient la critique marxiste traditionnelle des bons de travail, via l'héritage de la Deuxième internationale. Jusqu'en 1917, ils ne pensaient d'ailleurs pas que la révolution à venir en Russie pourrait être directement socialiste.

Par contre, la guerre civile qui suit Octobre a créé une situation extrêmement difficile, obligeant les bolchéviks à certaines mesures économiques temporaires (communisme de guerre). Parmi elles, les réquisitions de denrées agricoles : des détachements bolchéviks partaient réquisitionner du blé ou autre dans les campagnes, et donnaient en échange aux paysans des bons à faire valoir sur une production future (ils ne valaient pour l'instant quasiment rien étant donné la pénurie généralisée). Mais ce dispositif temporaire (tout comme le rationnement) a plus à voir avec les situations de crise qu'avec une idéologie.

2.6 Karl Kautsky[modifier | modifier le wikicode]

La vague révolutionnaire qui suit la guerre de 1914-1918 stimule les débats sur ce que doit être l'économie socialiste. Dans ce contexte, Karl Kautsky, qui était considéré comme le principal théoricien marxiste de la Deuxième internationale, renouvelle une critique des bons de travail, un système qui « repose sur une conception mécanique de la loi de la valeur. »[5]

Il admet que ce système est « concevable », mais qu'il serait quasi-impossible à mettre en pratique. En effet, il faudrait calculer pour chaque produit le temps de travail socialement nécessaire pour déterminer la quantité de bons à donner à chaque travailleur·ses. Il soutient que même « l'appareil d'État le plus compliqué qu'on puisse imaginer » n'y parviendrait pas, et que ce serait donc absurde de na pas utiliser l'équivalent prix qui émerge via le marché.

2.7 Grande dépression[modifier | modifier le wikicode]

Pendant la Grande dépression, diverses tentatives d'introduction de monnaies locales ont été faites, pas nécessairement par des socialistes. Ainsi l’économiste Leo Chiozza Money, proche des Fabian, plaida pour un système de bons de travail dans son livre de 1934, Product Money.

Le Mouvement technocratique aux États-Unis prônait des « certificats d'énergie » pour remplacer le « système-prix ».[6]

2.8 Analyse de Tadayuki Tsushima[modifier | modifier le wikicode]

Le marxiste Tadayuki Tsushima a produit en 1956 une analyse des bons de travail selon la loi de la valeur[7].

2.9 « Participisme »[modifier | modifier le wikicode]

A partir des années 1990, Michael Albert et Robin Hahnel ont proposé un système de rémunération similaire dans leur système économique d’économie participative (parecon). Une différence est que dans le parecon, les «crédits» sont généralement attribués en fonction du temps passé à travailler et de la quantité d’efforts et de sacrifices dépensés pendant le travail, plutôt que de la simple contribution. Quelques partisans du participisme ont plus tard proposé une attribution davantage basée sur la pénibilité ou le danger encouru au travail. Par ailleurs, contrairement au format de billet ou chèque utilisé pour les bons de travail par le passé, les participistes proposent des bons entièrement numériques, stockés dans des comptes électroniques et utilisables sur des cartes similaires aux cartes de débit courantes.[8]

2.10 « Démocratie inclusive »[modifier | modifier le wikicode]

A partir de la fin des années 1990, Takis Fotopoulos théorise un modèle nommé « démocratie inclusive » pour une société sans État, sans monnaie ni économie de marché, autogérée et écologiste.[9] Dans son modèle, il y aurait deux types de coupons :

  • Des bons de base délivrés à chaque citoyen, donnant droit aux biens et services essentiels tels que les soins de santé. D
  • Des bons de valeur non essentiels attribués à chaque travailleur en fonction du temps de travail fourni, servant à payer les biens et services commerciaux non essentiels.

3 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

Voir les articles Labour voucher et Time-based currency sur Wikipédia.

  1. Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique (Grundrisse), 1859
  2. Karl Marx, Le Capital, Livre I, Section 1, Chapitre 1, IV.
  3. Karl Marx, Critique du programme de Gotha, 1875
  4. Piotr Kropotkine, La Conquête du Pain, 1892 (Chapitre XIII – Le Système de Salaires Collectivistes)
  5. Karl Kautsky, The Labour Revolution, June 1922
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_technocratique
  7. Tadayuki Tsushima, Understanding “Labor Certificates” on the Basis of the Theory of Value, 1956
  8. https://en.wikipedia.org/wiki/Participism
  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Démocratie_inclusive