Mouvement paysan en Russie

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Paysans russes pauvres de 1918

Le mouvement paysan a été essentiel dans la révolution russe de 1917. Si la chute du tsar en février a été avant tout le fruit du mouvement ouvrier, la révolution d'Octobre n'a pu avoir lieu qu'après le basculement de la paysannerie du côté des révolutionnaires bolchéviks et SR de gauche.

1 La Russie féodale[modifier | modifier le wikicode]

La majorité de la population rurale vivait sous le statut du servage, jusqu'à son abolition en 1861. Mais cette réforme par en haut n'aboutit pas à un partage des terres, car elle prévoit que les paysans doivent racheter les terres aux seigneurs ou à l'Eglise s'ils veulent en être propriétaires. La grande propriété féodale continuera donc d'exister jusqu'en 1917.

On distinguait plusieurs grandes propriétés foncières :

  • les terres des apanages et de la couronne, terres appartenant aux membres de la famille du Tsar.
  • les terres des possessions, terres que le gouvernement réservait aux propriétaires d'usines pour qu'elles soient réparties entre les paysans qui travaillaient dans ces usines uniquement pour bénéficier d'un lot de terre.
  • les terres des majorats, grandes propriétés foncières transmises, indivises, de génération on génération, par voie d'héritage, au fils aîné ou au membre le plus âgé de la famille.

Une partie de la paysannerie fonctionne selon le système du mir, une communauté qui redistribue périodiquement la terre en son sein en fonction des besoins.

La paysannerie russe avait une longue tradition de vastes soulèvements spontanés (le bunt), comme lors des grandes révoltes de Stenka Razine au 17e siècle ou d'Emelian Pougatchev (1774-1775) au temps de Catherine II.

Mais ces grandes révoltes paysannes n'avaient pas les conditions objectives pour déboucher sur une révolution démocratique-bourgeoise :

« Quinze ans environ avant la grande Révolution française, éclata en Russie un mouvement de cosaques, de paysans et d'ouvriers-serfs dans l'Oural — ce que l'on a appelé la révolte de Pougatchev. Que manqua-t-il à ce terrible soulèvement populaire pour qu'il se transformât en révolution ? Un Tiers-État. A défaut d'une démocratie industrielle des villes, la guerre paysanne ne pouvait se développer en révolution, de même que les sectes religieuses des campagnes n'avaient pu s'élever jusqu'à une Réforme. Le résultat de la révolte de Pougatchev fut, au contraire, de consolider l'absolutisme bureaucratique, protecteur des intérêts de la noblesse, qui montra de nouveau ce qu'il valait à une heure difficile.  »[1]

Lénine souligne l'intérêt des développements de Marx sur la genèse de la rente foncière[2] pour étudier les transformations dans la Russie semi-capitaliste :

« Il importe également de signaler, à propos de l'histoire de la rente foncière, l'analyse de Marx montrant la transformation de la rente-travail (lorsque le paysan crée un surproduit en travaillant la terre du seigneur) en rente-produit ou rente-nature (lorsque le paysan crée sur sa propre terre un surproduit qu'il remet au propriétaire en vertu d'une "contrainte extraéconomique"), puis en rente-argent (cette même rente-nature se transformant en argent - dans l'ancienne Russie, l'"obrok" - par suite du développement de la production marchande), et enfin en rente capitaliste, lorsque, à la place du paysan, intervient dans l'agriculture l'entrepreneur, qui fait cultiver sa terre en utilisant le travail salarié. A l'occasion de cette analyse de la "genèse de la rente foncière capitaliste", signalons quelques pensées profondes de Marx (particulièrement importantes pour les pays arriérés tels que la Russie) sur l'évolution du capitalisme dans l'agriculture. Avec la transformation de la rente en nature en rente-argent, il se constitue nécessairement en même temps, et même antérieurement, une classe de journaliers non possédants et travaillant contre salaire. Pendant que cette classe se constitue et qu'elle ne se manifeste encore qu'à l'état sporadique, les paysans aisés, astreints à une redevance, prennent tout naturellement l'habitude d'exploiter à leur propre compte des salariés agricoles, tout comme, sous le régime féodal, les paysans serfs ayant du bien disposaient eux-mêmes d'autres serfs. D'où, pour ces paysans aisés, la possibilité d'amasser peu à peu une certaine fortune et de se transformer en futurs capitalistes. Parmi les anciens exploitants, possesseurs du sol, il se crée ainsi une pépinière de fermiers capitalistes, dont le développement est conditionné par le développement général de la production capitaliste hors de l'agriculture. »[3]

2 Développement inégal et combiné du capitalisme[modifier | modifier le wikicode]

2.1 Après la réforme de 1861[modifier | modifier le wikicode]

L’abolition du servage par Alexandre II en 1861 n'entraîne pas un décollage capitaliste de l'agriculture russe. L’obligation du rachat des terres par les moujiks les livre pour longtemps à l’État qui leur a permis de dédommager leurs seigneurs. La communauté du mir redevient oppressive, car elle reçoit de l’administration les anciennes attributions seigneuriales, se transforme en instrument fiscal et s’étend dans des territoires nouveaux comme l’Ukraine. Les nobles, dédommagés en bons d’État négligent l’équipement agricole et se contentent d’une vie de spéculations et d’oisiveté. La révolution agricole n’intervient pas en Russie et la tension sociale dans les campagnes monte, comme en témoignent les quelque 2000 révoltes qui suivent l’abolition du servage.[4]

Un autre facteur pèse : l'augmentation très forte de la natalité. Il atteint 48 pour 1000 à la fin du 19e siècle. Les parcelles deviennent plus petites quand les hommes se font plus nombreux - en 1900, leur superficie moyenne est inférieure de 55 % à ce qu'elle était en 1861. Aussi l'espace cultivé est-il aussi restreint qu'en Europe.

Et il l'est de façon aussi extensive et plus rudimentaire qu'en Amérique du Nord. Agriculteur aux techniques primitives, le paysan russe n'a nulle part dépassé la pratique de l'assolement triennal, amputant ainsi l'espace dont il pourrait disposer, et la pression démographique le contraint de plus en plus fréquemment à une culture continue, dévastatrice à brève échéance. Sa pauvreté, l'urgence des besoins qui l'ont contraint à renoncer en règle générale à l'élevage, le privent, en même temps, du fumier et de la force de travail du bétail. Ses outils, charrues notamment, sont le plus souvent en bois. Les rendements sont très faibles, le quart des rendements anglais, la moitié des rendements français; ils sont sensiblement égaux à ceux de l'agriculture indienne. Entre 1861 et 1900, ils diminuent encore de 60 à 80%, le nombre de paysans sans chevaux ne cessant d'augmenter. Pendant l'hiver 1891-92, la famine touchera trente millions d'individus, faisant 100 000 victimes sur un espace de 500 000 kilomètres carrés. La Russie devrait importer du blé pour nourrir une population croissante.[5]

2.2 Positions des forces politiques[modifier | modifier le wikicode]

A partir de la fin du 19e siècle en Russie, les socialistes débattent intensément de la révolution qui vient. Les narodniks, non marxistes, parlent simplement de révolution démocratique et populaire, et exaltent la paysannerie. Pour eux la réforme agraire est « populaire » et « socialiste ». Les social-démocrates du POSDR soutiennent à l'inverse qu'une analyse en termes de classes sociales est indispensable. Ils sont d'abord tous unanimes sur le schéma classique du matérialisme historique : révolution démocratique-bourgeoise dans un premier temps, puis, après une période de développement capitaliste, révolution socialiste. La réforme agraire faisait donc partie des revendications des social-démocrates, mais en tant que mesure d'une révolution bourgeoise destinée à développer le marché capitaliste à la campagne.

Lénine, notamment dans Le développement du capitalisme en Russie, s’oppose aux populistes et montre que le capitalisme a déjà profondément pénétré l’agriculture russe et qu'une forte différenciation sociale a lieu, entre une bourgeoisie paysanne et une masse croissante de paysans pauvres – les bedniaks – et d’ouvriers agricoles.

Cependant, la situation en Russie est particulière (Trotski parlera de développement inégal et combiné) : un prolétariat minoritaire mais concentré et organisé existe déjà, et la bourgeoisie craint beaucoup de le voir se mobiliser. En particulier, la tentative révolutionnaire de 1905 montre que la bourgeoisie préfère se jeter dans les bras de la réaction plutôt que de risquer de tout perdre dans une lutte de classe trop intense. Le POSDR se divise en deux attitudes radicalement différentes :

Trotski développe une idée différente et originale : la théorie de la révolution permanente. Il critique l'opportunisme des menchéviks, mais considère que la théorie de Lénine est inconséquente. Trotski insiste sur l'incapacité de la paysannerie à se structurer en parti indépendant et donc à avoir un rôle dirigeant. Par conséquent, il conclut que c'est nécessairement le prolétariat (et son parti, la social-démocratie), qui doit avoir ce rôle dirigeant, et que cela le conduira nécessairement, dans un processus ininterrompu (« révolution permanente »), des revendications immédiates aux mesures socialistes.[7]

Un certain nombre de socialistes populistes ont placé des espoirs sur les Mir, y voyant un point d'appui pour le socialisme. La plupart des marxistes russes ont constaté la disparition inexorable des Mir et l'ont décrite comme historiquement nécessaire, la socialisation de la terre ne devant ressurgir que plus tard sur une base moderne, après le développement capitaliste passé par le marché. Marx et Engels ont évoqué la possibilité que les Mir servent directement de base pour le socialisme, si une révolution prolétarienne victorieuse survenait à temps. Mais au début du 20e siècle les Mir se désagrègent si vite que cette possibilité n'est plus évoquée.

La question paysanne soulève des débats dans toute la social-démocratie. Certains militants sont réticents à se tourner vers la paysannerie, y voyant une contradiction avec leur rôle de parti ouvrier. Lénine défend la nécessité de mener une double tâche : s'allier à toute la paysannerie contre les féodaux, tout en préparant la lutte des paysans pauvres contre les paysans riches qui suivra immédiatement.[8]

Trotski raconte comment des paysans l'ont aidé à fuir de sa déportation en Sibérie en 1900, et explique plus largement qu'en ce début du 20e siècle, « il y avait presque dans chaque bourg de ces paysans qui, dès l'enfance, avaient subi l'influence des révolutionnaires d'une génération plus âgée. Ils enlevaient les prisonniers politiques en bateau, en télègue, en traîneau, et se les repassaient d'un bourg à l'autre ».[9]

2.3 Révolution de 1905[modifier | modifier le wikicode]

La tentative révolutionnaire de 1905 fut essentiellement ouvrière. Il y eut des révoltes paysannes de la mi 1905 jusqu'à l'automne 1906, mais en comparaison des ce qui se passera en 1917, elles restèrent éparpillées et vaincues.

Néanmoins, elles montraient déjà un aperçu de la colère qui couvait. Des paysans refusaient de payer des impôts, des ouvriers agricoles faisaient grève et boycottaient les grands domaines... Fin 1905 dans la province de Saratov, des manoirs de grands propriétaires sont pillés et incendiés, les gendarmes doivent se cacher...[10]

2.4 Réformes de Stolypine[modifier | modifier le wikicode]

Les années qui suivent la défaite de 1905 sont une période réactionnaire, pendant laquelle la conscience révolutionnaire recule, les grèves diminuent, et le développement capitaliste semble reprendre son essor.

Le Premier ministre Stolypine (de 1906 à 1911), tout en réprimant les révolutionnaires, tenta de mettre en place une réforme agraire et des mesures de libéralisation économique et politique. Il s'agissait d'une tentative d'effectuer la transformation bourgeoise « par en haut ». Lénine considérait (comme il l'avait déjà dit[6] en 1905) qu'il y avait une possibilité que ce processus aboutisse, et qu'il désamorce la possibilité révolutionnaire de la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ».

Les Mir (communautés paysannes) furent largement détruites sous l'effet des réformes de Stolypine. En particulier la loi du 9 novembre 1906 accordait à une toute petite minorité de paysans, dans n'importe quel Mir, le droit de privatiser un lopin contre la volonté de la majorité. Ces réformes visaient à augmenter la production, et à enrichir une minorité, qui pourrait devenir une base sociale du régime.

Le capitalisme se développa dans les campagnes, l'exportation des produits agricoles passant en 5 ans (de 1908 à 1912) de 1 milliard de roubles à 1 milliard et demi. Un libéral, le prince Troubetskoï, se réjouissait : « Dans les campagnes se forme une puissante petite bourgeoisie qui, par sa nature, par sa structure, est également étrangère aux idéaux de la noblesse unifiée et aux rêveries socialistes. »[11]

Mais simultanément, de larges masses paysannes se prolétarisaient. Début 1914, des millions de paysans pauvres survivaient à peine sur de petits lopins de terre improductifs. Autour 5 millions avaient dû revendre leur terre, et se retrouvaient prolétarisés. Selon Trotski, cela reproduisait « les contradictions qui avaient, de si bonne heure, entravé en Russie le développement de la société bourgeoise dans son ensemble »[11], la fine couche de la nouvelle bourgeoisie rurale ne faisant que s'ajouter aux ennemis nobles.

Stolypine faisait face à de nombreuses résistances des forces de l'Ancien régime et du tsar lui-même, et la plupart de ses réformes n'aboutissent pas. La première guerre mondiale et le nouvel essor révolutionnaire remettent à l'ordre du jour la voie révolutionnaire.

Le mouvement agraire se réveille partiellement dès 1908 et se renforce dans le courant des années suivantes. Il s'en prend maintenant aussi aux paysans qui se sont enrichis au détriment des Mir, mais cela ne suffit pas à tarir la lutte contre les propriétaires nobles (incendies de manoirs, de moissons...). Dans un article de cette époque[12], Lénine montre comment Tolstoï incarnait avec toutes ses contradictions la protestation issue des campagnes déchirées par le capitalisme.

2.5 La guerre de 1914[modifier | modifier le wikicode]

L'irruption de la guerre a largement "pacifié" les campagnes, parce que la mobilisation avait déplacé les forces vives vers le front. Mais soldats-paysans n'oubliaient pas la question de la terre.

3 La révolution de 1917[modifier | modifier le wikicode]

En 1917, 30 000 propriétaires possédaient autant de terres que 10 millions de familles.

3.1 La situation après la révolution de Février[modifier | modifier le wikicode]

Suite aux manifestations ouvrières de février 1917, le tsarisme tombe. Mais le gouvernement provisoire bourgeois (parti KD) qui se met en place ne prend aucune mesure pour satisfaire les revendications paysannes. Il prétend que seule l'Assemblée constituante pourra décider de l'avenir des terres... tout en affirmant qu'il est impossible de convoquer la Constituante tant que dure la guerre... et il poursuit la guerre.

En parallèle, des assemblées populaires, les soviets, se mettent en place dans les grandes villes, puis à partir d'avril dans les campagnes, mais beaucoup plus lentement. Les campagnes restent globalement inertes dans les premières semaines qui suivent Février, notamment parce que les jeunes étaient majoritairement partis dans l'armée. Les nobles sans attendre font remonter leurs inquiétudes au gouvernement, et jouent sur la peur des villes de connaître la pénurie en cas de troubles à la campagne. Les dirigeants conciliateurs de Petrograd relayaient le message en expédiant aux provinces des télégrammes recommandant « de ne pas se laisser entraîner par les affaires agraires au préjudice du ravitaillement des villes ». Les socialistes-révolutionnaires, qui sont majoritaires dans les campagnes et donc au niveau national, promettent une réforme agraire, mais diffèrent sans cesse.

Pressé de donner l'impression de faire quelque chose, le ministre de l'Agriculture, Chingarev, prescrivit par ordonnance de créer des comités agraires locaux, sans déterminer leurs fonctions. Les paysans s'imaginèrent que les comités devaient leur remettre les terres. Au niveau national fut créé un comité agraire suprême, composé de populistes très modérés présidés par un bureaucrate libéral, le professeur Postnikov. Des comités agraires locaux furent institués dans les goubernia, les districts et les cantons. Organes officiels, ces comités se diffusèrent bien plus vite que les soviets. Les échelons supérieurs (goubernia et districts) étaient dominés par des notables SR, mais les comités de canton furent bientôt appropriés par les paysans.

Craignant la révolution agraire, en de nombreuses localités les grands propriétaires s'abstinrent de faire les semailles de printemps. Beaucoup de nobles entreprirent de liquider leurs domaines avec profit avant qu'il ne soit trop tard. Les koulaks (paysans riches) se mirent à en racheter massivement, en se disant qu'ils ne seraient pas visés par les expropriations de nobles. Des nobles firent des découpages artificiels en petits lots de terre (recourant à des hommes de paille), comptant passer au dessous d'un éventuel seuil. Souvent, des terres étaient mises au nom d'étrangers, de citoyens des pays alliés ou neutres. La spéculation des koulaks et les filouteries des propriétaires nobles menaçaient de ne rien laisser du fonds agraire au moment de la convocation de l'Assemblée constituante.

N’ayant plus de biens de consommation à acheter contre leurs grains, beaucoup de paysans ont déjà cessé de ravitailler les villes avant même la révolution de Février. Le gouvernement provisoire de Kerensky (lui même pourtant membre du parti SR) procède à des réquisitions forcées des stocks de nourriture afin de nourrir les villes, où la famine guettait.

3.2 Premiers signes de conflits[modifier | modifier le wikicode]

Vers la fin de mars commencent à parvenir à la capitale de premières informations sur l'entrée en scène des paysans, souvent entraînés par des soldats de retour du front. Le commissaire de Novgorod fait remonter « des arrestations injustifiées de propriétaires nobles » fomentés par un certain sous-lieutenant Panassiouk. Dans la goubernia de Tambov, une bande de paysans menés par des soldats a pillé un manoir. Un des comités de canton du gouvernement de Kharkov décida, le 5 avril, de procéder, chez les propriétaires, à des perquisitions pour saisir leurs armes. Dans la goubernia de Simbirsk le mouvement est plus profond : des comités de canton et de village décident des prix de fermage, voire s'emparent des terre et chassent les propriétaires nobles. Les Mirs s'en prennent aussi aux koulaks enrichis grâce à la loi Stolypine. Dans la goubernia de Penza, dès le milieu d'avril, les paysans chassèrent l'intelligentsia des comités et décidèrent eux-mêmes d'actions, souvent illégales. Du district de Kachira, tout près de Moscou, des plaintes sont portées contre le Comité exécutif qui excite la population à s'emparer, sans dédommagement, des terres des églises, des monastères et des propriétaires nobles.

Dans ses Thèses d'Avril, Lénine avance la revendication de remettre « tout le pouvoir aux soviets », afin de réaliser une alliance des ouvriers et des paysans pauvres, qui réalise vraiment la révolution démocratique et commence immédiatement à aller vers le socialisme. Concernement le programme agraire il écrit :

Nationalisation de toutes les terres dans la pays et leur à la disposition des Soviets locaux de députés des salariés agricoles et des paysans. Formation de Soviets de députés des paysans pauvres. Transformation de tout grand domaine (de 100 à 300 hectares environ, en tenant compte des conditions locales et autres et sur la décision des organismes locaux) en une exploitation modèle placée sous le contrôle des députés des salariés agricoles et fonctionnant pour le compte de la collectivité.

Le 5 mai, après la crise politique qui suit les journées d'avril, un premier gouvernement de coalition est formé. Tchernov, un des fondateur du parti SR, devient ministre de l'Agriculture. Beaucoup veulent croire qu'il mettra en oeuvre une réforme agraire. Dès l'été les KD exigent sa démission, mais Kerenski parvient globalement à les convaincre qu'il est utile que Tchernov soit au gouvernement. Mais son projet de réforme agraire est bloqué.

3.3 Le congrès paysan de mai[modifier | modifier le wikicode]

Au début de mai fut convoqué, à Pétrograd, le congrès paysan panrusse. Si les congrès d'ouvriers et de soldats retardaient toujours sur l'évolution politique des masses, la représentation de la paysannerie disséminée était retardait encore plus sur le véritable état d'esprit des campagnes. Les délégués étaient les ruraux les plus cossus, koulaks, boutiquiers, paysans coopérateurs. Les SR dominaient sans partage dans ce congrès, et en particulier son aile la plus à droite. Leur position commune face aux propriétaires nobles était radicale : « Toutes les terres deviennent des fonds publics, pour une utilisation égalitaire par les travailleurs, sans aucun rachat » Mais bien entendu, les koulaks n'avaient aucune intention de partager avec les ouvriers agricoles et paysans pauvres.

Le ministre de l'Agriculture, Tchernov (par ailleurs chef des SR), tentait d'obtenir un décret suspendant les ventes de terres. Mais le gouvernement provisoire ne fit aucun geste. Au contraire le ministre de la Justice, Péréverzev, ordonna aux autorités locales de ne mettre aucun obstacle aux ventes de terres.

Le 20 mai, Lénine parla devant le Congrès des paysans. Soukhanov témoigne : « Il semblait que Lénine fût tombé dans un parc de crocodiles. Cependant, les moujiks l'écoutèrent avec attention, et vraisemblablement non sans une sympathie que, seulement, ils n'osèrent pas manifester. » Lénine soutenait que la révolution agraire devait organiser la liquidation de la propriété foncière des nobles à travers les soviets des députés paysans auxquels seraient soumis les comités agraires. Les soviets devaient être les organes du nouveau pouvoir d'État. Accusé de vouloir "l'anarchie", Lénine disait le 28 avril : « Nous nous prononçons pour la transmission immédiate de la terre aux paysans avec le plus d'organisation possible. Nous nous opposons absolument aux saisies anarchiques. » Face à la majorité SR qui prônait la patience jusqu'à l'Assemblée constituante, il répondait : « Pour nous, ce qui importe, c'est l'initiative révolutionnaire, dont la loi doit être le résultat. Si vous attendez que la loi soit mise par écrit et si vous ne développez pas vous-mêmes une énergie révolutionnaire, vous n'aurez ni la loi, ni la terre. »

Après une session d'un mois, le congrès paysan élut un Comité exécutif composé d'environ 20 membres, dont Brechkovskaïa, Tchaïkovsky, Figner et Kérensky, avec Avksentiev pour président. Dès lors, les questions les plus importantes furent débattues en des séances communes des deux Comités exécutifs : celui des ouvriers et soldats et celui des paysans. Cela renforçait considérablement le poids de la droite.

Lors de la préparation de ce congrès, les électeurs avaient donné à leurs délégués 242 cahiers de revendications. Les dirigeants SR du congrès paysan réalisèrent un résumé issu de ces cahiers, qui fut publié le 19 août dans les Izvestia des Soviets paysans. Lenine estime aussitôt qu'il faut s'appuyer sur ce document, même s'il ne coïncide pas avec le programme communiste[13]. Il n'hésitera pas à incorporer ce document tel quel au décret sur la terre qui sera pris au lendemain de l'insurrection d'Octobre.

3.4 Tensions croissantes[modifier | modifier le wikicode]

A partir de mai-juin, les paysans s'impatientent de plus en plus. La revendication du partage des terres des nobles se renforce rapidement. Elle est souvent portée par les paysans des Mir, et s'accompagne de violences contre les quelques paysans acquéreurs de lots individuels qui refusaient de rentrer dans la commune. Les grandes déclarations du congrès paysan sont prises à la lettre, beaucoup n'attendant pas l'Assemblée constituante.

Pourtant le gouvernement est dirigé à partir de juillet par Kérensky avec une majorité « socialiste » (SR et menchéviks), mais continue la conciliation avec les bourgeois et les propriétaires terriens. Dans les villes, où les démonstrations politiques ont été faites plus rapidement, les bolchéviks ont remporté la majorité chez les ouvriers en juin.

Trotski rapporte un exemple d'initiative - encore minoritaire - prise par un soldat-paysan bolchévik :

« Le soldat Tchinénov, qui avait donné son adhésion aux bolcheviks, se rendit, à deux reprises, de Moscou chez lui, dans le gouvernement d'Orel, après l'insurrection. En mai, dans le canton, dominaient les socialistes-révolutionnaires. Les moujiks, en de nombreux endroits, payaient encore aux propriétaires le fermage. Tchinénov organisa une cellule bolcheviste de soldats, d'ouvriers agricoles et de paysans pauvres en terres. La cellule prêchait la suppression du paiement des loyers et la répartition de la terre entre ceux qui en manquaient. Immédiatement, l’on prit en compte les prés des propriétaires, on les partagea entre les villages, on les faucha. " Les socialistes-révolutionnaires qui siégeaient au comité de canton criaient à l'illégalité de nos actes mais ne refusèrent pas de prendre leur part de foin. " Comme les représentants des villages, par crainte des responsabilités se démettaient de leur charge, les paysans en élisaient d’autres, plus résolus. Ce n'étaient pas toujours les bolcheviks, loin de là. »[14]

Les SR, épouvantés, sonnèrent la retraite. Au début de juin, dans leur congrès de Moscou, ils condamnèrent toutes saisies arbitraires de terres. Mais dans le parti SR lui-même, il existait un assez bon nombre d'éléments réellement disposés à marcher jusqu'au bout avec les moujiks contre les propriétaires, et qu'en outre ces SR de gauche, sans oser encore rompre ouvertement avec le parti, aidaient les moujiks à tourner les lois ou bien à les interpréter à leur façon.

Dans le gouvernement de Kazan, où le mouvement paysan prit une ampleur particulièrement violente, les SR de gauche se démarquent plus tôt qu'ailleurs, sous la direction de Kalegaïev, futur commissaire du peuple à l'Agriculture dans le gouvernement soviétique, pendant la période du bloc des bolcheviks avec les SR de gauche. Dès la mi-mai commence un systématique transfert des terres à la disposition des comités de canton. Cette mesure est appliquée encore plus radicalement dans le district de Spassky, où se trouvait un bolchevik à la tête des organisations paysannes. Les autorités du chef-lieu se plaignent à l'autorité centrale de l'agitation agraire menée par des bolcheviks venus de Cronstadt.

Du gouvernement de Voronèje, un commissaire rapporte le 2 juin : « Les cas d'infractions diverses à la loi et d'actes illégaux dans la province deviennent de jour en jour plus fréquents, surtout sur le terrain agraire. » Des confiscations de terres de l'Eglise ont lieu dans les gouvernements de Penza et de Kalouga. Les autorités locales sont la plupart du temps impuissantes. En Livonie, les ouvriers agricoles lettons, avec les soldats du bataillon letton, entreprirent de confisquer systématiquement les domaines des barons. Dans le gouvernement de Pétrograd, à deux pas de la capitale, les paysans chassèrent d'un domaine le régisseur-fermier et commencèrent à administrer eux-mêmes.

Beaucoup de paysans acceptaient d'attendre l'Assemblée constituante, mais pour eux cela signifait suspendre leur paiements. Dans nombre d'endroits, les comités agraires non seulement réduisirent de 5 ou 6 fois les prix de fermage, mais décidèrent que les paiements, au lieu d'être faits aux propriétaires, seraient versés aux comités. Dans le gouvernement de Viatka, les paysans mirent le séquestre sur le domaine des Skoropadsky, famille du futur hetman de l'Ukraine, et, "en attendant" versèrent les revenus du domaine au Trésor.

En cette première période, de mars à juillet, les paysans, en écrasante majorité, s'abstiennent encore d'exercer des violences directes sur les propriétaires et de se saisir ouvertement des terres. Lénine n'était pas sûr du tout d'une radicalisation des paysans. A la conférence du parti, il déclare le 24 avril, contre les "vieux bolcheviks" qui l'accusaient de sous-estimer la paysannerie : « Il n'est pas admissible que le parti prolétarien place actuellement ses espérances en une communauté d'intérêts avec la paysannerie. Nous militons pour que la paysannerie passe de notre côté, mais elle se tient, consciemment, jusqu'à un certain degré, du côté des capitalistes. » Il se préparait craignait un bloc résistant des propriétaires nobles, de la bourgeoisie et des larges couches de la paysannerie, et il en concluait qu'il fallait surtout dans un premier temps miser sur les soviets d'ouvriers agricoles.

Le 30 juin le gouvernement provisoire prend une de ses rares mesures progressistes sur la question paysanne : supprimer les tuteurs nobles du village, les zemskie natchalniki (« surveillants-chefs des terres ») dont le nom même était odieux au pays depuis le jour où les avait institués Alexandre III. Le comité provisoire de la Douma réclama du gouvernement, à la fin de juin, qu'il prît des mesures décisives pour protéger les propriétaires contre les paysans excités par « des éléments criminels ». Le 1er juillet s'ouvrit à Moscou le congrès panrusse des propriétaires fonciers, en écrasante majorité composé de nobles. Le gouvernement se démenait, s'efforçant d'hypnotiser par des phrases tantôt les moujiks, tantôt les propriétaires.

Lors de la Conférence d'État de Moscou (août  1917), la sensible question agraire est largement évitée, et Tchernov (ministre de l'Agriculture) est prié de ne rien dire. Le représentant de la chambre de l'agriculture panrusse, Kapatsinsky, assure qu'il est pour une réforme agraire après la Constituante, remercie notre pur Tseretelli qui s'oppose aux saisies anarchiques de terres, mais s'inquiète des comités agraires qui remettent directement le pouvoir au moujik, « cet être obscur, presque illettré, fou de bonheur à l'idée qu'enfin on lui donne la terre ».

3.5 Le soulèvement paysan de septembre[modifier | modifier le wikicode]

Dès l'été, la dualité de pouvoir s'accentue dans les campagnes, en matière de ravitaillement auprès des paysans. D'un côté les organes officiels du gouvernement s'appuyant sur les coopératives, de l'autre les soviets, les garnisons, les syndicats et les comités d'usines.[15] En août le bolchévisme commence à arriver jusqu'aux campagnes. Zoumorine, un paysan de la province de Simbirsk, écrit dans ses Souvenirs : « Des ouvriers parcoururent les villages, faisant de l'agitation pour le parti des bolcheviks, exposant son programme. » Le juge d'instruction du district de Sebèje a ouvert une procédure au sujet d'une ouvrière du textile arrivée de Pétrograd, Tatiana Mikhaïlova, 26 ans, qui, dans son village, « appelait au renversement du gouvernement provisoire et vantait la tactique de Lénine ». Dans la province de Smolensk, vers la fin d'août, comme en témoigne le paysan Kotov, « on prêta l'oreille à la voix de Lénine ». Mais aux zemstvos de cantons ceux que l'on élit sont encore pour l'immense majorité des SR.

En septembre-octobre, l'agitation révolutionnaire gagne les campagnes, dans ce qui sera sans doute la plus grande jacquerie de l'histoire européenne. Les paysans s’emparent des terres des grands propriétaires, il y a des violences et des destructions. Les propriétés des maîtres sont brûlées, eux-mêmes maltraités voire assassinés. Les paysans pauvres sont les plus radicaux, et les représentants locaux de l’État n’osent pas s’interposer, malgré les plaintes des propriétaires. Le mouvement déborde largement les cadres SR, qui reportent depuis trop longtemps la réforme agraire. On y voit alors l’influence des bolchéviks, mais ces derniers sont peu présents dans les campagnes, où leurs moyens sont très limités (manque d’imprimerie et d’orateurs). Avec leurs mots d'ordre, ils parviennent peu à peu à s’implanter parmi les paysans pauvres, surtout via les soldats revenant du front.

Contrairement à ce qu'avait craint Lénine, ce fut la meilleure variante qui se réalisa. Les soviets d'ouvriers agricoles ne prirent de l'importance qu'en peu d'endroits, mais principalement dans les provinces baltiques. En revanche, les comités agraires devenaient les organes de toute la paysannerie qui, par son écrasante pression, les transformait, de chambres de conciliation, en instruments de la révolution agraire.

Lénine souligne alors à quel point il est décisif de soutenir ce mouvement :

« En Russie, le grand tournant de la révolution est incontestablement arrivé. Dans ce pays paysan, sous un gouvernement républicain révolutionnaire jouissant du soutien des partis socialiste-révolutionnaire et menchévik, qui dominaient hier encore au sein de la démocratie petite-bourgeoise, un soulèvement paysan grandit (…) Les bolchéviks seraient traîtres à la paysannerie [s’ils ne faisaient rien], car tolérer qu’un gouvernement (…) écrase le soulèvement paysan, c’est perdre toute la révolution, la perdre à jamais et sans retour. »[16]

Apprenant que le « partage noir » est en train de s’accomplir dans leurs villages, les soldats, largement d’origine paysanne, désertent en masse afin de pouvoir participer à temps à la redistribution des terres. Les tranchées se vident peu à peu. La révolte paysanne affaiblit donc doublement le gouvernement provisoire : par le glissement des paysans vers les revendications des bolchéviks et par la débandade sur le front.

3.6 Les mesures révolutionnaires d'Octobre[modifier | modifier le wikicode]

Décret sur la terre.jpeg

La nuit du 6-7 novembre (a.s : 25 octobre), les bolchéviks devenus majoritaires dans les soviets renversent le gouvernement provisoire de Kerensky, et s'en remettent au 2e congrès des soviets réuni le 7. Celui-ci approuve l'insurrection, créé un nouveau gouvernement, et prend les premières mesures révolutionnaires tant attendues.

La propriété privée du sol est abolie, et le pouvoir soviétique déclare que la terre appartient à ceux qui la cultivent. Il reconnaît ainsi le partage que les paysans ont réalisé eux-mêmes. Certains bolchéviks regrettent que le partage ait parfois morcelé des terres qui auraient pu être exploitées de façon collective (en 1921, le parcellaire est très morcelé avec près de 24 millions d'exploitations). Rosa Luxemburg répliquera que « la répartition égalitaire des terres n'a rien de commun avec le socialisme. » Mais pour Lénine, non seulement il n'y a pas le choix, mais la priorité est que la lutte de classe de la paysannerie aille jusqu'au bout :

« Nous ne pouvons ignorer la décision de la base populaire, quand bien même nous ne serions pas d’accord avec elle... Nous devons donner aux masses populaires une entière liberté d’action créatrice... En somme, et tout est là, la classe paysanne doit obtenir la ferme assurance que les nobles n’existent plus dans les campagnes, et il faut que les paysans eux-mêmes décident de tout et organisent leur existence. »

Le décret sur la terre[17] prévoit cependant que les grands domaines ne seront pas partagés en petites parcelles mais devront être cultivés de façon collective. Les bolchéviks chercheront à encourager les paysans à se regrouper en coopératives ou entreprises d'Etat.[18] Le décret en lui-même est très court, mais intègre le résumé des revendications paysannes issues du premier congrès paysan.

Le congrès ne représentait officiellement que les soviets d'ouvriers et de soldats, mais des délégués de différents soviets paysans étaient invités en observateurs. Face à l'énorme enjeu devant eux, les délégués paysans interviennent et demandent à être intégrés. Le congrès leur accorde immédiatement le droit de suffrage délibératif. Le système de représentation du Congrès des soviets élargi aux paysans donne proportionnellement 5 fois plus de délégués aux ouvriers et aux soldats qu’aux paysans. Beaucoup de libéraux dénonceront ce non respect du principe « 1 individu = 1 voix » comme antidémocratique.

Le représentant du soviet paysan de Petrograd signe l'appel « des pieds et des mains ». Un membre du comité exécutif d'Avksentiev, Berezine, qui s'est tu jusqu'alors, communique que, sur 68 soviets paysans qui ont répondu à l'enquête télégraphique, la moitié s'est prononcée pour le pouvoir des soviets, l'autre moitié pour la transmission du pouvoir à l'Assemblée constituante. Ces soviets de province sont pourtant encore à moitié trustés par des notables, ce qui montre alors clairement que le futur congrès paysan soutiendra le pouvoir soviétique.

Vers la fin du congrès, face à Avilov qui parle d'alliance avec l'ensemble de la classe paysanne, Trotski répond :

« Aujourd'hui, ici même, le représentant des paysans de la province de Tver réclamait l'arrestation d'Avksentiev. Il faut choisir entre ce paysan de Tver et Avksentiev, qui a rempli les prisons de membres de comités ruraux. Nous repoussons résolument la coalition avec les élément cossus (koulaks) de la classe paysanne au nom de la coalition de la classe ouvrière avec les paysans les plus pauvres. »

3.7 Congrès paysan de novembre[modifier | modifier le wikicode]

Du 10 au 16 novembre se réunit un congrès paysan. Parmi les délégués, on compte 197 SR de gauche, 65 SR de droite et 37 bolcheviks. Les délégués reprennent et vont voter la revendication (portée par les SR et les menchéviks) de l'élargissement du gouvernement à tous les « partis socialistes » (y compris le parti troudovik de Kerensky...). Mais sur le fond, le congrès paysan approuve le décret sur la terre et demande à ce qu'il soit appliqué.

3.8 Scission des SR et Assemblée constituante[modifier | modifier le wikicode]

La vague de partage des terres et la position de soutien des bolchéviks va provoquer une scission dans le parti SR qui était le plus implanté dans les vastes campagnes. L'opposition de gauche dans le parti SR, qui part de la base et qui s'avère vite être majoritaire, se détache et fait bloc avec les bolchéviks. Le Parti SR de gauche est créé officiellement début décembre, en même temps que s’effondrent les SR de droite.

Les élections pour l'Assemblée constituante ont lieu juste après l'insurrection d'Octobre. Le gros des députés est encore SR, et les SR de gauche, situés en queue des listes électorales des SR, sont peu nombreux. C'est ce qui explique que la Consituante, qui se réunit en janvier 1918, se prononce contre les bolchéviks. Le congrès pan-russe des soviets, qui se réunit aussi en janvier 1918, est beaucoup plus représentatif des aspirations réelles des masses et le partage des terres réalisé par le gouvernement de coalition bolchévik-SR de gauche est largement soutenu.

3.9 Tensions de la guerre civile[modifier | modifier le wikicode]

Mais le nouveau pouvoir hérite de la situation de crise résultant de la guerre et de la révolution, et en particulier du problème catastrophique du ravitaillement des villes. Celui-là même qui fut un facteur central dans la  chute du tsar puis de Kerensky. En arrivant au pouvoir, les bolcheviks tentent de renoncer aux réquisitions impopulaires. Mais devant l’aggravation de la situation sanitaire et économique, ils devront y recourir à nouveau. En janvier 1918, la ration de blé moyenne dans les grandes villes tombe à 3 livres par mois. Des entreprises doivent fermer, les ouvriers ne trouvant plus de quoi se nourrir, des bandes de pillards parcourent les campagnes à la recherche de nourriture, des détachements de déserteurs se heurtent à l’armée. Les soviets urbains organisent donc dès le printemps 1918 des détachements d’ouvriers, chargés de procéder à des réquisitions dans les campagnes. Leurs méthodes sont parfois violentes, et la résistance des paysans l'est tout autant :

« Quant aux hommes des détachements de réquisition capturés, les paysans leur découpent le ventre, leur arrachent les intestins, leur remplissent le ventre de paille ou de foin et plantent sur la victime un écriteau proclamant « réquisition terminée ! ». » Jean-Jacques Marie, La Guerre civile russe, p. 200.

En conséquence, les paysans préfèrent souvent tuer leurs bêtes ou diminuer leur récolte pour ne donner aucun surplus, ce qui entraîne une chute notable de la production agricole. Lénine le soulignera plus tard :

« L’essence du communisme de guerre était que nous prenions au paysan tout son surplus, et parfois non seulement son surplus, mais une partie des grains dont il avait besoin pour se nourrir. »

De juin à décembre 1918, les bolchéviks organisent des comités de paysans pauvres pour s'appuyer sur les prolétaires et semi-prolétaires des campagnes contre les koulaks, et pousser la paysannerie moyenne à basculer du côté des ouvriers. Une fois que cette lutte de classe a changé les rapports de force à la campagne, des « soviets » tout court sont à nouveau rétablis dans les campagnes. Lénine dira :

« Ceux qui sont renseignés et ont séjourné à la campagne disent que c'est seulement au cours de l'été et de l'automne 1918 que nos campagnes ont entrepris elles mêmes leur « Révolution d'Octobre » (c'est à dire prolétarienne). Il s'opère un revirement. La vague des soulèvements koulaks fait place à la montée du mouvement des paysans pauvres, au progrès du « comités de paysans pauvres ». »[19]

Cette situation va entraîner une rupture de la confiance de la paysannerie dans les bolchéviks, et de nombreuses révoltes parmi eux, formant les « Armées vertes ». Pour réprimer la Révolte de TambovToukhatchevski utilisera des armes chimiques.

Les Blancs auront recours eux aussi aux réquisitions forcées.

Le marxiste centriste Kautsky a durement critiqué les bolchéviks, les accusant d'avoir pris le pouvoir dans une société non mûre, trop arriérée. Il accuse en particulier la prédominance de l'élément paysan dans le bolchévisme de lui donner un caractère réactionnaire, l'opposant à la Commune de Paris qui elle aurait été purement prolétarienne.[20] Trotski répond de façon cinglante :

« Il est parfaitement exact que le soutien des paysans fut "épargné" à la Commune de Paris. Celle-ci, en revanche, ne fut pas épargnée par l'armée paysanne de Thiers ! Tandis que notre armée, composée pour les quatre cinquièmes de paysans, se bat avec enthousiasme et succès pour la République des Soviets. »[21]

Le philosophe anglais Bertrand Russel, qui a pu parcourir la Russie en 1920, estime que les paysans sont globalement dans une meilleure situation après le partage des terres que sous le tsarisme, mais qu'ils sont peu désireux de faire des efforts pour le régime bolchévik : « Maintenant qu’ils ont leurs terres, et comme ils ignorent tout ce qui se passe en dehors de leur voisinage immédiat, ils veulent que leur village soit indépendant et ils s’irriteraient des exigences de n’importe quel gouvernement. »[22]

Fin 1923, Trotski faisait de la lutte contre les koulaks un axe fondamental de la lutte contre le risque de contre-révolution directe ou indirecte (par la dégénérescence de l'État et du parti) :

« Les cellules paysannes et militaires [du parti] pourraient être menacées d’une influence (...) directe et même d’une pénétration de la part des koulaks. Néanmoins, la différenciation de la paysannerie représente un facteur susceptible de contrecarrer cette influence. L’inadmission des koulaks dans l’armée (y compris les divisions territoriales) doit non seulement rester une règle intangible, mais encore devenir une mesure importante d’éducation politique de la jeunesse rurale, des unités militaires et particulièrement des cellules militaires. »[23]

4 Evolutions ultérieures[modifier | modifier le wikicode]

🔍 Voir : Agriculture en URSS.

La Nouvelle politique économique (NEP) instaurée en 1921 met fin aux réquisitions drastiques du communisme de guerre, et libéralise la petite production agricole pour stimuler la production. Les paysans pouvant à nouveau vendre leurs excédents sur le marché, ils sont incités à produire plus. Il s'avère qu'en prenant en compte leur fort accroissement démographique, les paysans n'ont gagné en moyenne que 2 à 3 hectares de terre chacun avec le partage des terres.

Dans des tous derniers écrits, Lénine s'inquiète de l'isolement de l’avant-garde ouvrière par rapport à la masse paysanne[24], et dans un article sur la coopération, il appelait a créer la base matérielle du communisme dans les campagnes, avant de vouloir y porter les idées communistes pures et simples.[25]

Mais avec le retour partiel au marché libre se reconstitue une couche de paysans riches, les koulaks, exploitant les paysans pauvres. La crise des ciseaux accentue la contradiction ville-campagne.

Trotski et l'Opposition unifiée vont alors critiquer la « néo-NEP » menée à partir de 1924-25 par Boukharine et Staline, estimant essentiel de relancer l’industrialisation du pays et de mettre fin à l’enrichissement des koulaks, corrélée à la bureaucratisation.

En 1927, un paysan se plaint ainsi auprès d'un journal :

« J’écris pour dire à quel point les paysans pauvres se portent mal dans les campagnes où prédomine le koulak, où les exploitations aisées et koulaks l’emportent par leur nombre de voix, et je demande qu’on m’explique comment que le paysan pauvre peut sortir de ce pétrin. Etant donné l’urgence de la situation dans cette même commune, je demande aussi de l’aide (…) C’est que depuis 1917, nous autres, les petits paysans, on se met en quatre pour la socialisation de la terre dans notre village, pour un partage équitable par bouche, mais comme c’est qu’on est en minorité, à cette heure on a de la terre, exactement pareil qu’avant la révolution d’Octobre : y’a ceux qui vivent pour le compte de leur vaste exploitation, et y’a les autres qui sont exploités par eux » [26]

L'agriculture en URSS était, après la collectivisation forcée imposée par Staline en 1928, principalement organisée autour de grandes fermes collectives (25000 en 1990), de forme coopérative (kolkhoses) ou étatique (sovkhoses).

5 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

  1. Léon Trotski, Histoire de la révolution russe - 1. Particularités du développement de la Russie, 1932
  2. Karl Marx, Le Capital, Livre III - Ch. 47 : La genèse de la rente foncière capitaliste, 1867
  3. Lénine, Karl Marx - La doctrine économique de Marx, 1914
  4. Jean-Pierre Rioux, La révolution industrielle, Points, 1971
  5. Pierre Broué, Le parti bolchévique - La Russie avant la révolution,1963

  6. 6,0 et 6,1 Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, 1905
  7. Léon Trotski, Trois conceptions de la révolution russe, 1940
  8. Lénine, L'attitude de la social-démocratie à l'égard du mouvement paysan, 14 septembre 1905
  9. Léon Trotski, Ma vie, 9. Première déportation, 1930
  10. Tony Cliff, Lénine : 1893-1914. Construire le parti – chapitre 11 — Le moujik se révolte, 1975
  11. 11,0 et 11,1 Léon Trotski, Histoire de la révolution russe - 3. Le Prolétariat et les paysans, 1932
  12. Lénine, Tolstoï, miroir de la révolution russe, 1908
  13. Lénine, Pages du journal d'un publiciste, Le « Rabotchi» n° 6, 11 septembre (29 août) 1917
  14. Léon Trotski, Histoire de la révolution russe - 20. La paysannerie, 1932
  15. https://www.cambridge.org/core/books/the-cambridge-history-of-russia/the-soviet-union-and-the-road-to-communism/C1C2D6001A82C8A7051447081334AA8A
  16. Lénine, La crise est mûre, 29 septembre 1917
  17. Deuxième congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, Décret sur la terre, 1917
  18. Lénine, L'économie et la politique à l'époque de la dictature du prolétariat, 30 octobre 1919
  19. Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918
  20. Karl Kautsky, Terrorismus und Kommunismus - Ein Beitrag zur Naturgeschichte der Revolution, Berlin, 1919
  21. Léon Trotski, Terrorisme et communisme, 1920
  22. Bertrand Russell, Pratique et théorie du bolchevisme, 1920
  23. Léon Trotski, Cours Nouveau, 1923
  24. Lénine, Mieux vaut moins mais mieux, 1923
  25. Lénine, De la coopération, 1923
  26. Lettre du paysan I. Smirnov, village de Kourganovaïa, district de Biély, province de Smolensk, adressée à la Krestianskaïa gazeta [journal paysan] » du 15 mai 1927, in « Nous autres, paysans. Lettres aux soviets 1925-1931 », Paris, Verdier, 2004, chapitre 4 « La lutte des classes se déchaine », p 62-63