Rente foncière

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Une hacienda, grande exploitation agricole dont les propriétaires s'enrichissent essentiellement via la rente foncière

La rente foncière est un revenu que perçoit le propriétaire d'une terre.

1 Généralités[modifier | modifier le wikicode]

Comme toutes les rentes, on peut analyser la rente foncière comme relevant d'un mécanisme différent du profit industriel réalisé sur les marchandises, parce qu'une terre n'a pas la propriété essentielle d'une marchandise issue de l'industrie : sa reproductibilité.

En particulier, on peut décomposer la rente foncière en plusieurs facteurs :

  • rente agricole : part due à la fertilité du sol ;
  • rente minière : part due à la présence de minerais valorisables ;
  • rente de localisation : part due à la présence d'un lieu prisé.

La transformation de cette rente en argent peut se faire de plusieurs façons :

  • via la vente de la terre, qui se fera à un prix d'autant plus élevé que ces éléments sont présents ;
  • via la vente des produits agricoles, qui seront plus abondants sur la terre plus fertile ;
  • via la location.

De fait, le développement capitaliste tend à augmenter les prix du foncier et donc les rentes : exploitation de davantage de terres agricoles avec l'accroissement de la population, utilisation de types de ressources naturelles de plus en plus nombreux... Ainsi Charles Gide, l’économiste français le plus important du début du 20e siècle, avançait que « tout développement de la vie sociale concourt à accroître la plus-value du sol ».[1] Il soulignait qu'entre 1801 et 1879, le prix de la terre avait triplé en Angleterre en même temps que la population.

Il y a cependant des contre-tendances qui font que cette augmentation est loin d'être linéaire et uniforme géographiquement : ouverture à la concurrence qui fait baisser les prix (abrogation des Corn Laws...), réorganisation du commerce international et désertification de certaines régions...

2 Analyse marxiste[modifier | modifier le wikicode]

2.1 Rente différentielle[modifier | modifier le wikicode]

La surface du sol étant limitée, et, dans les pays capitalistes, entièrement occupée par des propriétaires, le prix de production des produits agricoles est déterminé d'après les frais de production sur un terrain non de qualité moyenne, mais de la qualité la plus mauvaise, et d'après les conditions de transport au marché non pas moyennes, mais les plus défavorables. En effet, les conditions de fertilité et de situation optimales ne peuvent pas être reproduites partout, et un seul terrain agricole ne peut produire une quantité illimitée : les exploitations agricoles "moins bonnes" ne sont donc pas évincées et cohabitent avec les "meilleures". (Bien entendu, la composante purement technologique - recours aux machines agricoles, engrais, pesticides... - tend elle à être égalisée par la concurrence).

Sur un terrain de qualité supérieure (ou mieux desservi), les coûts de production sont structurellement inférieurs, donc la différence avec le prix de marché apporte une rente : la rente différentielle.[2]

Par l'analyse détaillée de cette rente, en démontrant qu'elle provient de la différence de fertilité des terrains et de la différence des fonds investis dans l'agriculture, Marx mit à nu l'erreur de Ricardo prétendant que la rente différentielle ne s'obtient que par la conversion graduelle des meilleurs terrains en terrains de qualité inférieure[3]. Au contraire, des changements inverses se produisent également, les terrains d'une certaine catégorie se transforment en terrains d'une autre catégorie (en raison du progrès de la technique agricole de la croissance des villes, etc.), et la fameuse « loi de la fertilité décroissante du sol » est une profonde erreur qui tend à mettre sur le compte de la nature les défauts, les limitations et les contradictions du capitalisme.

2.2 Rente absolue[modifier | modifier le wikicode]

Ensuite, l'égalisation du profit dans toutes les branches de l'industrie et de l'économie nationale en général suppose une liberté complète de concurrence, le libre transfert du capital d'une branche à une autre. Mais la propriété privée du sol crée un monopole et un obstacle à ce libre transfert. En vertu de ce monopole, les produits de l'agriculture (qui se distingue par une composition organique inférieure du capital et, de ce fait, par un taux de profit individuel plus élevé) n'entrent pas dans le libre jeu d'égalisation du taux du profit ; le propriétaire peut user de son monopole foncier pour maintenir le prix au-dessus de la moyenne, et ce prix de monopole engendre la rente absolue.[2]

La rente différentielle ne peut être abolie en régime capitaliste ; par contre, la rente absolue peut l'être, par exemple avec la nationalisation du sol (ou par un impôt sur la valeur foncière). Ce passage du sol à l’État saperait le monopole des propriétaires privés et ouvrirait la voie à une liberté de concurrence plus conséquente et plus complète dans l'agriculture. Voilà pourquoi, dit Marx, les bourgeois radicaux ont, plus d'une fois dans l'histoire, formulé cette revendication bourgeoise progressiste de la nationalisation du sol, qui effraie néanmoins la majorité de la bourgeoisie, car elle « touche » de trop près à la remise en cause d'une autre propriété, celle des moyens de production en général.[4][5]

2.3 Évolution des formes de la rente[modifier | modifier le wikicode]

Marx retrace à grands traits l'histoire de la rente foncière, montrant ses transformations historiques[6] :

  • de la rente-travail (lorsque le paysan crée un surproduit en travaillant la terre du seigneur)
  • en rente-produit ou rente en nature (lorsque le paysan crée sur sa propre terre un surproduit qu'il remet au propriétaire en vertu d'une « contrainte extraéconomique »),
  • puis en rente-argent (cette même rente-nature se transformant en argent par suite du développement de la production marchande),
  • et enfin en rente capitaliste, lorsque, à la place du paysan, intervient dans l'agriculture l'entrepreneur, qui fait cultiver sa terre en utilisant le travail salarié.

Avec la transformation de la rente en nature en rente-argent, il se constitue nécessairement en même temps, et même antérieurement, une classe de journaliers non possédants et travaillant contre salaire. Pendant que cette classe se constitue et qu'elle ne se manifeste encore qu'à l'état sporadique, les paysans aisés, astreints à une redevance, prennent tout naturellement l'habitude d'exploiter à leur propre compte des salariés agricoles, tout comme, sous le régime féodal, les paysans serfs ayant du bien disposaient eux-mêmes d'autres serfs. D'où, pour ces paysans aisés, la possibilité d'amasser peu à peu une certaine fortune et de se transformer en futurs capitalistes.

2.4 Autres marxistes[modifier | modifier le wikicode]

Karl Kautsky, principal théoricien de la Deuxième internationale, a repris la théorie de Marx.[7] De même que Lénine.[8]

3 Autres théories[modifier | modifier le wikicode]

Marx écrit en 1862 :

« J'ai un seul fait à démontrer théoriquement, la possibilité de la rente absolue sans nier la loi de la valeur. Des physiocrates à ce jour, c'est le centre de la querelle théorique. Ricardo nie cette possibilité ; et moi je l'affirme ; j'affirme en même temps que sa négation repose sur un dogme théoriquement faux et hérité d'Adam Smith : la prétendue coïncidence du coût et de la valeur des marchandises. »[5]

3.1 Ricardo[modifier | modifier le wikicode]

David Ricardo définissait la rente foncière comme « cette part du produit de la terre payée au propriétaire foncier pour l’usage des facultés productives originelles et indestructibles du sol ».

La productivité du sol est certes influencée par certains investissements (drainage, irrigation, engrais…), mais elle dépend largement de facteurs « naturels » sans rapport avec une quelconque activité de son propriétaire (fertilité, localisation prisée, présence de gisements miniers...). Or, Ricardo soulignait qu'avec le développement de la population, de plus en plus de terres tendaient à être utilisées (il parlait de l'agriculture), or le coût de production plus élevé sur les terres moins fertiles fait monter les prix, et « la rente de toutes les terres plus fertiles s’en trouvera donc augmentée ».

« Si le surplus du produit qui forme le fermage des terres est un avantage, il serait alors à désirer que tous les ans les machines récemment construites devinssent moins productives que les anciennes ; car cela donnerait infailliblement plus de valeur aux marchandises fabriquées, non seulement au moyen de ces machines, mais par toutes celles du pays ; et l'on payerait alors un fermage à tous ceux qui posséderaient les machines les plus productives. » « Les fermages haussent d'autant plus rapidement, que les terrains disponibles diminuent de facultés productives. La richesse augmente avec la plus grande rapidité dans les pays [...] où, par des améliorations dans l'agriculture, on peut multiplier les produits sans aucune augmentation proportionnelle de la quantité de travail, et où, par conséquent, l'accroissement des fermages est lent »[9]

Marx fait les commentaires suivants sur la conception de Ricardo :

D'après Ricardo, loin d'être la conséquence de la productivité naturelle inhérente au sol, la rente résulte, au contraire, de l'improductivité toujours croissante du sol, conséquence de la civilisation et de l'accroissement de la population. Aussi longtemps que le sol le plus fertile est disponible en quantité illimitée, il n'y a pas encore, d'après lui, de rente. La rente est donc déterminée par le rapport de la population aux terres disponibles. (...)

L'enseignement de Ricardo relatif à la rente foncière n'est que l'expression économique d'une lutte sans merci des bourgeois industriels contre les propriétaires fonciers. (...)

Ces prix plus élevés des céréales doivent être déduits des profits de Messieurs les industriels. La réduction du profit qui en résulte et l'élévation du salaire —l'ouvrier doit toujours consommer une certaine portion de céréales, si chères qu'elles soient ; son salaire nominal croît donc avec l'augmentation du prix des céréales, sans croître réellement, et même quand, en réalité, il décroît — accroît le coût de production des industriels à cause de l'augmentation des prix des céréales, leur rendant ainsi plus difficile l'accumulation et la concurrence ; en un mot, la force productive du pays est paralysée. Il faut donc que la vilaine « valeur d'échange » qui, sous forme de rente foncière et au grand dam (sans aucun bénéfice) de la force productive du pays, se glisse dans la poche des propriétaires fonciers, soit sacrifiée au bien collectif d'une façon ou d'une autre : que le commerce des céréales soit libre, que tous les impôts soient reportés sur la rente foncière, ou encore, que l'État s'approprie formellement la rente foncière, c'est-à-dire la propriété foncière (Mill, Hilditch, Cherbuliez, entre autres, ont tiré cette conséquence). (...)

La théorie ricardienne de la rente foncière se réduit en quelques mots à ceci : la rente foncière ne contribue en rien à la productivité du sol. Sa hausse prouve au contraire que la force productive du sol décroît. C'est qu'elle est déterminée par le rapport des terres exploitables à la population et au niveau de civilisation en général. Le prix des céréales est déterminé par le coût de production du sol le moins fertile, dont la mise en culture dépend des besoins de la population. Si l'on doit recourir à un sol de moindre qualité, ou bien investir des portions du capital sur le même terrain avec un moindre rendement, le propriétaire du sol moins fécond vendra son produit aussi cher que celui qui cultive le sol le plus mauvais. Il empoche la différence entre le coût de production de ce dernier sol et celui du plus fertile. Par conséquent, plus on cultive un sol moins fertile, ou bien plus on investit improductivement des secondes et tierces portions du capital sur le même terrain, en un mot plus la force productive relative du sol décroît, et plus la rente croît.[10]

3.2 Proudhon[modifier | modifier le wikicode]

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Dans Philosophie de la misère, Proudhon écrit que :

« La théorie de Ricardo répond à cette question. Au début de la société, lorsque l'homme, nouveau sur la terre, n'avait devant lui que l'immensité des forêts, que la terre était vaste et que l'industrie commençait à naître, la rente dut être nulle. La terre, non encore façonnée par le travail, était un objet d'utilité; ce n'était pas une valeur d'échange; elle était commune, non sociale. Peu à peu, la multiplication des familles et le progrès de l'agriculture firent sentir le prix de la terre. Le travail vint donner au sol sa valeur : de là naquit la rente. Plus, avec la même quantité de services, un champ put rendre de fruits, plus il fut estimé; aussi la tendance des propriétaires fut-elle toujours de s'attribuer la totalité des fruits du sol, moins le salaire du fermier, c'est-à-dire moins les frais de production. Ainsi la propriété vient à la suite du travail pour lui enlever tout ce qui, dans le produit, dépasse les frais réels. Le propriétaire remplissant un devoir mystique et représentant vis-à-vis du colon la communauté, le fermier n'est plus, dans les prévisions de la Providence, qu'un travailleur responsable, qui doit rendre compte à la société de tout ce qu'il recueille en sus de son salaire légitime... Par essence et destination, la rente est donc un instrument de justice distributive, l'un des mille moyens que le génie économique met en œuvre pour arriver à l'égalité. C'est un immense cadastre exécuté contradictoirement par les propriétaires et fermiers, sans collision possible, dans un intérêt supérieur, et dont le résultat définitif doit être d'égaliser la possession de la terre entre les exploiteurs du sol et les industriels... Il ne fallait pas moins que cette magie de la propriété pour arracher au colon l'excédent du-produit qu'il ne peut s'empêcher de regarder comme sien et dont il se croit exclusivement l'auteur. La rente, ou pour mieux dire la propriété, a brisé l'égoïsme agricole et créé une solidarité que nulle puissance, nul partage de la terre n'aurait fait naître… À présent, l'effet moral de la propriété obtenu, reste à faire la distribution de la rente. »

3.3 Stuart Mill[modifier | modifier le wikicode]

Partant de la même logique que Ricardo, l’économiste John Stuart Mill fut le premier à critiquer frontalement « ces propriétaires [qui] composent dans la société une classe que le cours naturel des choses enrichit sans qu’ils ne fassent rien. […] Ils s’enrichissent en dormant en quelque sorte, sans travailler, sans courir de risques, sans épargner. » Stuart Mill défend alors que l’État pourrait légitimement s’approprier cette rente : « Ce serait, à proprement parler, prendre ce qui n’appartient à personne ; ce serait employer au profit de la société une augmentation de richesse créée par les circonstances au lieu de l’abandonner sans travail à une classe particulière de citoyens »[11] Le mécanisme qu'il envisage est celui d'une évaluation générale de la valeur des terres (via les prix agricoles), et d'une taxation de la plus-value réalisée à partir de cette référence.

Le débat est momentanément retombé en Angleterre suite à l'ouverture à la concurrence internationale (abrogation des Corn Laws en 1846), qui a fait chuter les prix des céréales et donc raboté les rentes agricoles.

Stuart Mill alla plus loin vers la fin de sa vie. A la tête de la Land Tenure Reform Association, il rédigea un programme (1871), qui prônait la confiscation (avec compensation) des terres et leur administration par l’Etat.

3.4 Laveleye et Walras[modifier | modifier le wikicode]

De façon similaire l'économiste belge Emile de Laveleye, rappelait que les terres avaient longtemps été propriétés communes, comme il en restait des traces (en Russie, en Inde, à Java, en Suisse...), et qu'il fallait s'en inspirer pour lutter contre les inégalités. Il soutenait par ailleurs que cette forme collective convenait mieux aux grands travaux autour de l'agriculture (déboisement, irrigation, greniers...)[12]

Léon Walras, fondateur de l'économie marginaliste, fut marqué par de Laveleye. Il était foncièrement libéral et soutenait que les impôts étaient toujours inefficaces car perturbant le libre-marché. Mais il considérait que l'État pouvait et devait nationaliser le sol, pour ainsi disposer du revenu de la rente foncière, à la place des impôts.

3.5 George et les georgistes[modifier | modifier le wikicode]

Badge utilisé par les georgistes dans les années 1890

L'économiste états-unien Henry George a lieu aussi dénoncé l'enrichissement par la rente, notamment foncière (mais pas seulement)[13], et préconise comme Stuart Mill une récupération de la rente par un impôt sur la valeur foncière. Il avait alors devant les yeux l'exemple frappant des colons s'appropriant des terres lors de la conquête de l'Ouest, pouvant ensuite en retirer une rente du seul fait d'avoir au bon endroit au bon moment. Henry George a fait un certain nombre d'émules pendant quelques temps, qui ont été appelés les georgistes.

L'économiste Charles Gide, qui traduisit Henry George en français, renchérissait :

« Nous en souffrons aussi en Algérie, où le système de concession gratuite dérobe de vastes terrains à la production, […] fait renchérir artificiellement le prix des terres et force les vrais cultivateurs et les travailleurs à aller chercher plus loin et dans des conditions plus défavorables l’instrument indispensable de la production »[14]

A propos de George, et surtout des quelques « socialistes » qui s'enthousiasmaient pour lui, Marx écrivait :

« Son dogme fondamental réside dans le fait que tout irait bien si la rente foncière retournait à l'État. (...) Tout ceci n'est qu'une tentative, ornée de socialisme, afin de sauver la domination du capitalisme et pour tout recommencer sur des bases plus larges que les bases présentes. »[15]

3.6 Abandon des critiques bourgeoises[modifier | modifier le wikicode]

Par la suite la plupart des penseurs bourgeois ont cessé de critiquer frontalement la rente foncière. Probablement pour une combinaison de raisons :

4 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

Karl Marx, Misère de la philosophie, La propriété ou la rente, 1847

  1. Charles Gide, De quelques nouvelles doctrines sur la propriété foncière, 1882
  2. 2,0 et 2,1 Karl Marx, Le Capital, Livre III - Section VI : La transformation d'une partie du profit en rente foncière, 1867
  3. Voir également les Théories de la plus-value, où la critique de Rodbertus mérite une attention particulière
  4. Karl Marx, Lettre à Friedrich Engels, 2 août 1862
  5. 5,0 et 5,1 Karl Marx, Letter to Friedrich Engels, August 9, 1862
  6. Karl Marx, Le Capital, Livre III - Ch. 47 : La genèse de la rente foncière capitaliste, 1867
  7. Karl Kautsky, Sur la question agraire, 1899
  8. Lénine, Karl Marx - La doctrine économique de Marx, 1914
  9. Ricardo, Des principes de l'économie politique et de l'impôt, Paris, 1835
  10. Karl Marx, A propos du Système national de l'économie politique de Friedrich List, 1845
  11. John Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1848
  12. Emile de Laveleye, De la propriété et de ses formes primitives, 1874
  13. Henry George, Progrès et pauvreté, 1879
  14. Charles Gide, De quelques nouvelles doctrines sur la propriété foncière, 1882
  15. Karl Marx, Lettre à Friedrich Adolph Sorge, 20 juin 1881