Socialisme dans un seul pays
Le "socialisme dans un seul pays" est le mot d'ordre que lance Staline en 1924, qui marque directement le rejet de la perspective communiste de la révolution internationale, et plus profondément le fait que la bureaucratie soviétique prend les rennes de l'URSS.
1 Historique[modifier | modifier le wikicode]
1.1 Position de Marx et Engels[modifier | modifier le wikicode]
Dans un texte écrit par Engels en 1847, qui servit de premier jet pour le Manifeste communiste, un paragraphe est spécialement écrit pour répondre par la négative à la question "La révolution prolétarienne se fera-t-elle dans un seul pays ?"[1]
1.2 Débats dans la social-démocratie[modifier | modifier le wikicode]
Pour la plupart des marxistes de l'Internationale ouvrière (1889-1914), il ne pouvait y avoir qu'une révolution bourgeoise en Russie, étant donné que le pays était encore semi-féodal et peu développé économiquement. Jusqu'en 1917, même les bolchéviks étaient d'accord sur ce point. Leur différence avec les menchéviks était qu'ils défendaient un rôle actif du prolétariat et de la paysannerie dans la révolution, pour assurer une vraie révolution populaire (tout en étant bourgeoise dans son contenu). Ainsi la révolution pourrait balayer toute trace de féodalisme malgré l'attitude lâche de la bourgeoisie russe. La formule de Lénine est alors celle de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ».
Dans un article de 1915 pour repousser le mot d'ordre des États-Unis d'Europe, Lénine écrivait :
« L'inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s'ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part. Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde capitaliste en attirant à lui les classes opprimées des autres pays, en les poussant à s'insurger contre les capitalistes, en employant même, en cas de nécessité, la force militaire contre les classes d'exploiteurs et leurs États. »[2]
Suite à la révolution de 1905, Trotski ébauche sa théorie de la révolution permanente. Il considère que non seulement le prolétariat et la paysannerie doivent jouer un rôle actif, mais que seul le prolétariat dispose d'une organisation (la social-démocratie) capable de diriger, et qu'une fois au pouvoir le prolétariat ne pourra pas se limiter à des mesures démocratiques, mais devra entamer directement une transformation socialiste de la société. La révolution est donc un processus ininterrompu qui part des aspirations démocratiques et se transforme en révolution socialiste.
Trotski est bien conscient que les conditions objectives pour le socialisme ne sont pas mûres en Russie, mais défend que le processus de révolution permanente doit permettre la jonction avec les pays industriels avancés. Par ailleurs, il considérait que le problème principal, urgent, qui se pose à une révolution isolée dans un pays, est davantage politique qu'économique :
« Jusqu’à quel point la politique socialiste de la classe ouvrière peut-elle être appliquée dans les conditions économiques de la Russie? Il y a une chose que l’on peut dire avec certitude : elle se heurtera à des obstacles politiques bien avant de buter sur l’arriération technique du pays. Sans le soutien étatique direct du prolétariat européen, la classe ouvrière russe ne pourra rester au pouvoir et transformer sa domination temporaire en dictature socialiste durable. »[3]
1.3 Débuts de la révolution russe[modifier | modifier le wikicode]
Après la révolution de février 1917, Lénine regagne la Russie avec l'idée qu'il faut une seconde révolution, menée cette fois par la social-démocratie. En mars 1917, il écrit :
« Le prolétariat russe ne peut pas, avec ses seules forces, achever victorieusement la révolution socialiste. Mais il peut donner à la révolution russe une ampleur qui créera les conditions les meilleures pour la révolution socialiste et la commencera en un certain sens. Il peut faciliter l'intervention, dans les batailles décisives, de son allié principal, le plus fidèle, le plus sûr, le prolétariat socialiste européen et américain. »[4]
Plus généralement, tous les bolchéviks qui ont mené la Révolution d'Octobre avaient ceci bien présent à l'esprit.
« Les conditions du socialisme en Russie ne sont pas encore mûres, mais si, en Europe, la révolution commence, nous aussi marcherons derrière l'Europe occidentale. ( Bélenky) [...] Ce principe que la révolution russe ne vaincra qu'en tant que révolution internationale ne peut susciter aucun doute. La révolution socialiste n'est possible qu'à l'échelle mondiale. (Stoukov). [...] Dès le début de la révolution nous avons affirmé que le sort du prolétariat russe dépend complètement de la marche de la révolution prolétarienne en Occident... Nous entrons ainsi dans la phase de la révolution permanente... » (Piatakov) [5]
Même Staline affirmait en 1917 : « La révolution russe n’est pas quelque chose d’isolé. Elle est intimement liée au mouvement révolutionnaire de l’Occident ! (…) C’est seulement en alliance avec les ouvriers de l’Occident, c’est seulement en secouant les bases du capitalisme en Occident, qu’ils [les travailleurs et les soldats] peuvent compter sur le triomphe de la révolution en Russie ! »[6][7]
C'est pourquoi un de leurs premiers soucis fut la construction d'une nouvelle internationale, nécessaire de toute urgence après la trahison de la social-démocratie en 1914, et rendue possible par l'aura du parti bolchévik victorieux en Octobre. L'Internationale Communiste avait pour axe central l'extension de la révolution au niveau mondial, et en premier lieu en Europe. Le prolétariat allemand était en ébullition depuis 1918, et la révolution allemande était l'espoir de tous les communistes révolutionnaires. Lénine dira au troisième congrès des Soviets, en janvier 1918 :
« la victoire finale du socialisme dans un seul pays est bien entendu impossible. Notre contingent d’ouvriers et paysans qui soutient le pouvoir soviétique est un des contingents d’une grande armée mondiale. »
Au moment du traité de Brest-Litovsk, en mars 1918, il dira même : « La vérité absolue, c'est qu'à moins d'une révolution allemande, nous sommes perdus. »
En juillet 1920, le 2e congrès de l'Internationale communiste proclame solennellement : « Le prolétariat international ne remettra son glaive au fourreau que lorsque la Russie soviétique sera devenue l'un des chaînons d'une Fédération de républiques soviétiques embrassant le monde. »
De son côté, Rosa Luxembourg disait également que “la question du socialisme a seulement été posée en Russie. Elle ne peut pas être résolue en Russie”.
En 1921, les bolchéviks constatent que l'aide de la révolution mondiale ne viendra pas si vite qu'espéré, et doivent réfléchir pragmatiquement au meilleur moyen de développer le pays. Ils considèrent que le dirigisme du communisme de guerre doit être assoupli et s'engagent dans une Nouvelle politique économique (NEP) qui libéralise partiellement l'économie. Ce repli doit permettre de renforcer le secteur « socialiste » (étatisé) de l'économie. Tout en reconnaissant d'immenses difficultés, ils acceptent de fait de raisonner dans le cadre du socialisme dans un seul pays. Lors du XIe congrès du PCR, Lénine dit par exemple : « La force économique dont dispose l'État prolétarien de Russie est tout à fait suffisante pour assurer le passage au communisme. Qu'est-ce donc qui manque? C'est clair : ce qui manque, c'est la culture [de gestion des entreprises] chez les communistes dirigeants. »[8]
1.4 Affirmation et victoire des staliniens[modifier | modifier le wikicode]
Le terme apparaît d'abord sous la forme d'un slogan que Staline lance le 20 décembre 1924, à peine un an après la mort de Lénine. Par la suite, cette "théorie" sera développée par Nikolaï Boukharine au point d'être adoptée par le XIVe congrès du Parti communiste de l'Union soviétique le 18 décembre 1925. Cette théorie défendait la possibilité de bâtir le socialisme en URSS, malgré la défaite de la révolution mondiale.
Les partisans du « socialisme dans un seul pays » se présentaient comme le camp du réalisme, face à la nécessité "d'admettre" l'échec des mouvements révolutionnaires en Europe et en premier lieu la révolution allemande. Léon Trotski ou Amadeo Bordiga furent les figures majeures de la lutte contre ce révisionnisme stalinien.
Les mois qui suivirent l'opposition idéologique sur la question virent le triomphe des défenseurs de la théorie. Dès lors, elle servit de socle à la stalinisation de l'URSS et du Komintern en permettant à la direction du parti d'intenter des procès contre ses opposants, et ce jusque dans les années 1930.
En 1936, Staline est interrogé par le journaliste états-unien Roy Howard[9] :
_Votre déclaration signifie‑t‑elle que l'U.R.S.S. renonce dans une mesure quelconque à ses plans et desseins de faire la révolution mondiale ? _Nous n'avons jamais eu de semblables plans et desseins. _Mais (…) _Ceci résulte d'un malentendu. _D'un malentendu tragique ? _Non, comique, ou plutôt tragi‑comique.
Staline et ses alliés savaient que ce qu'ils avançaient était frontalement opposé au marxisme. Ils essayèrent seulement de justifier leur thèse par la possibilité d'une alliance durable entre le prolétariat et la paysannerie. Staline dira en 1937 que Trotski faisait une « sous-estimation du mouvement paysan qui mène à la négation de la théorie léniniste de la dictature du prolétariat. »[10]
2 Position trotskiste[modifier | modifier le wikicode]
Le capitalisme est déjà un système à l'économie mondialisée : la division internationale du travail et la répartition inégale des ressources naturelles rend le procès de production actuel interdépendant au niveau mondial. De ce fait, se retirer de cette économie à l'échelle d'un pays entraîne nécessairement une régression des forces productives. Il n'y a qu'un dépassement mondial du capitalisme, c'est-à-dire une appropriation généralisée des moyens de production par le prolétariat mondial, qui peut constituer l'issue possible et nécessaire.
« Les contradictions dans la situation du gouvernement ouvrier d'un pays arriéré, où l'écrasante majorité de la population se compose de paysans, ne pourront trouver leur solution que sur le plan international, sur le terrain d'une révolution mondiale du prolétariat. » (Trotski)[5]
Cela signifie concrètement qu'un mouvement révolutionnaire dans un pays ne peut se concevoir pour le socialisme marxiste que comme une étincelle et une première bataille remportée pour généraliser la révolution socialiste.
3 Position de Mansoor Hekmat[modifier | modifier le wikicode]
Mansoor Hekmat, communiste iranien et fondateur du "communisme-ouvrier", était lui aussi anti-stalinien mais n'a pas la même position que les trotskistes sur ce point.[11]
Il considère qu'il n'y a pas d'impossibilité théorique au "socialisme dans un seul pays", au sens de "relations basées sur la propriété commune, l’abolition du salariat" En revanche il précise que que le communisme en tant que phase supérieure n'est pas possible dans un seul pays, ne serait-ce que parce qu'il existe encore des frontières avec des États capitalistes.
Cela ne l'empêche pas de penser que le "socialisme dans un seul pays" dans les années 1920 en Russie était "l’étendard d’une réapparition du nationalisme bourgeois dans un sens rétrograde, agissant pour la domination de la perspective bourgeoise dans le domaine de la production", ce qui est cohérent avec son analyse de l'URSS comme capitalisme d'État.
Mais il fait une dure critique des arguments de l'Opposition de gauche, qu'il qualifie de "plate-forme très étroite et non-révolutionnaire" :
« Ceux qui étaient contre, qui avaient noté que ce drapeau reprenait le nationalisme bourgeois, se sont réfugiés dans l’idée de « révolution mondiale ». On notera que la fraction de Staline et l’Opposition, malgré leurs divergences, ont partagé des terrains d’entente importants. Le fait d’abord que la divergence ne portait pas sur le mot « socialisme » mais sur « un seul pays » indique qu’il n’y avait pas de divergence sur la version de « socialisme » entre l’Opposition et la ligne officielle de Staline. Il semble que personne n’ait ressenti de divergence quant aux mesures qui devaient être réalisées sous l’appellation de socialisme, il semble que la controverse ne portait que sur leur faisabilité « dans un seul pays ». Le cours ultérieur de la révolution russe a montré comment la fraction minoritaire de Staline a réussi à se réapproprier la plate-forme économique de l’Opposition unifiée (Trotski-Zinoviev) et comment le mouvement trotskyste a toujours été désarmé sur la question de la structure économique de l’Union soviétique. Le courant du « socialisme dans un seul pays » n’a pas été critiqué d’un point de vue socialiste. Le « socialisme » de ce courant, qui est un ensemble d’étatisation de l’économie, d’industrialisation et de développement des forces productives en maintenant le salariat, n’a pas été mise en opposition à quelque alternative socialiste que ce soit. »
4 Une idéologie de la bureaucratie[modifier | modifier le wikicode]
Mais fondamentalement, la question du socialisme dans un seul pays n'est pas un débat d'idées entre socialistes, mais un rapport de force entre la couche parasitaire de la bureaucratie soviétique naissante, et la classe ouvrière et les communistes révolutionnaires de l'autre. Staline a gagné non pas parce qu'il a convaincu qu'il avait raison -il était au contraire plutôt grossier intellectuellement- mais parce qu'il représentait une couche sociale qui se renforçait très vite.
Certes, déformer le socialisme scientifique en une caricature de pensée comme le fut le stalinisme, « c'était rompre avec l'internationalisme intrinsèque de Lénine et renier tout le marxisme »[12], mais c'est comme dire que la bourgeoisie française n'a pas respecté les idéaux révolutionnaires et populaires de 1789.
Les faits objectifs ont d'ailleurs clairement montré la perspicacité de la Révolution permanente de Trotski et son analyse de la dégérescence de l'URSS. Mais dans le même temps ces faits évoluaient dans le sens favorable à la bureaucratie thermidorienne. Par exemple, les mouvements de la classe ouvrière russe du milieu des années 20 montrèrent une nette sympathie pour l'Opposition de gauche, tandis que la défaite de la révolution chinoise en 1927 marqua la consécration de la réaction. Confirmant théoriquement et vainquant pratiquement Trotski.
5 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
- Léon Trotski, Le socialisme dans un seul pays?, 1928
- Heinz Brahm, La « révolution permanente » de Trotski et le « socialisme dans un seul pays » de Staline, Cahiers du Monde Russe Année 1965 6-1 pp. 84-99
- Matière et revolution, Lénine n'a jamais défendu le socialisme dans un seul pays, 2014
- ↑ Friedrich Engels, Principes du communisme, 1847
- ↑ Lénine, Du mot d'ordre des États-Unis d'Europe, 23 août 1915
- ↑ Léon Trotski, Bilan et Perspectives, 1906
- ↑ Lénine, Lettre d'adieu aux ouvriers suisses, 26 mars 1917
- ↑ 5,0 et 5,1 Cité par Trotski dans
- ↑ Staline, Yellow Alliance, 1917, in Stalin, Works, Volume 3, op. cit., pp. 267, 270.
- ↑ Eric Blanc, [1], Inprecor, N° 644-646, octobre-décembre 2017
- ↑ Lénine, XIe congrès du PCR(b), 27 mars 1922
- ↑ Léon Trotski, Les déclarations et les révélations de Staline, 11 mars 1936
- ↑ Staline, Trotski et le trotskisme, 1937
- ↑ Mansoor Hekmat, L’expérience de la révolution ouvrière en Union soviétique, 1986
- ↑ Boris Souvarine