Ernesto Che Guevara

De Wikirouge
Aller à la navigation Aller à la recherche
Che Guevara

Che Guevara est peut-être, en un sens, le plus connu des révolutionnaires du 20e siècle. Son visage, imprimé en série sur des T-shirts et des posters, peut être aussi bien un symbole d’émancipation qu'une icône apolitique, voire une marque commerciale. Pourtant, il est important de connaître la vie et l’œuvre du Che, qui fut à la fois un homme d’action et un penseur communiste. Le Che peut continuer à nous inspirer, jusque dans ses erreurs.

1 Biographie[modifier | modifier le wikicode]

1.1 Jeunesse[modifier | modifier le wikicode]

Ernesto Guevara est né à Rosario de la Fe, en Argentine, le 14 juin 1928. Il est élevé dans une famille relativement aisée, et assez progressiste. Le jeune Ernesto s’engage dans des études de médecine ; à 23 ans, son goût du voyage et de la découverte, et le désir de soigner, le poussent sur les routes du continent latino-américain. Il obtient son diplôme de médecin en 1953, et repart sur les routes. Ces voyages le confrontent de façon brutale à la misère des habitants du continent, et aux exactions des dictatures. Dès lors, Guevara s’intéresse de plus en plus aux événements politiques. En décembre 1953 il arrive au Guatemala, où il voit l’impérialisme à l’œuvre : quelques mois auparavant, le gouvernement progressiste d’Arbenz a été renversé par des mercenaires armés et entraînés par la CIA. Guevara participe à la résistance contre le putsch ; il est vite contraint de se réfugier au Mexique. C’est au Guatemala qu’il est amené à découvrir les écrits de Marx, Engels et Lénine, auxquels il adhère sans réserve. De l’expérience guatémaltèque, il retient aussi que la voie réformiste ne mène nulle part et qu’il faut une révolution sociale radicale pour mettre à bas l’exploitation, la misère et l’impérialisme.

1.2 Du Granma à la révolution cubaine[modifier | modifier le wikicode]

🔍 Voir : Révolution cubaine.

Pendant l’été 1955, Guevara prend contact, au Mexique, avec un groupe d’exilés cubains, dont Fidel Castro. Ce dernier dirige alors le Mouvement du 26 juillet, une organisation révolutionnaire petite-bourgeoise radicale, qui lutte contre la dictature de Fulgencio Batista. Cuba est alors une semi-colonie américaine, qui sert aux colons américains de bordel et de casino. La population y vit dans une misère noire, il y a très peu d’écoles et d’hôpitaux et un fort taux d'analphabétisme. Guevara rejoint la guérilla de Castro, d’abord comme médecin, puis comme combattant. C’est de ce moment que le surnom de « Che » s’attache à Guevara (l'accent argentin fait souvent entendre le son « che »). Le 25 novembre 1956, quatre-vingt deux révolutionnaires s’embarquent dans le yacht Granma, avec l’objectif de libérer Cuba. Les guérilleros débarquent sur l’île au début de décembre, mais se font massacrer ou emprisonner. Le 21 décembre, les rares survivants implantent des foyers de guérilla dans la Sierra Maestra, au Sud-Est de l’île. Les guérilleros se lient aux paysans, ouvrent des écoles, soignent les malades et les blessés. Le Che se dépense sans compter. Ce contact avec les paysans pauvres fait comprendre à beaucoup de guérilleros, souvent des intellectuels de la ville, que la révolution ne pourra pas seulement être politique, mais devra aussi être sociale. L’ « Armée rebelle » grossit et remporte, en janvier 1957, sa première victoire. En juillet 1957, le Che est nommé commandant et dirige une colonne de guérilla. A partir de mai 1958, l’armée de Batista va de défaites en défaites. Le 29 décembre 1958, la colonne dirigée par le Che remporte une victoire décisive à Santa Clara : désormais, les trois quarts du pays sont aux mains des révolutionnaires. Grâce à la conjonction des offensives de la guérilla et de la grève générale dans les villes, le régime de Batista est renversé le 1er et le 2 janvier 1959. Le 3 et le 4, les guérilleros entrent à La Havane. Mais comme le dit le Che à un guérillero qui demande à rentrer chez lui : « Nous avons gagné la guerre, mais la révolution ne fait que commencer… »

1.3 La révolution en marche[modifier | modifier le wikicode]

Un régime nouveau s’installe. Le Che est naturalisé cubain le 9 février, et prend la tête d’une délégation économique cubaine à l'étranger entre juin et septembre. A son retour, en novembre, il est désigné chef de la Banque nationale de Cuba. Dans les années 1959-1961, la direction de la révolution cubaine se convertit au marxisme, sous l’influence du processus révolutionnaire, sous la pression des masses ouvrières, mais aussi sous l’influence de Guevara. En 1962, le Che devient membre de la Direction des Organisations révolutionnaires intégrées, noyau du futur Parti communiste cubain. Par ailleurs, il tente d’organiser au mieux la transition entre une économie capitaliste et une économie socialiste. Le 23 février 1961, il est nommé ministre de l’Industrie. Il a le double objectif de transformer le travail de corvée en un travail enrichissant pour l’homme et de développer une économie socialiste cubaine débarrassée de la dépendance vis-à-vis des économies étrangères. Pour lutter contre le sous-développement, le Che préconise une industrialisation importante qui implique de s’appuyer essentiellement sur les ouvriers. En ce qui concerne les paysans, le Che impulse une réforme agraire et promeut la polyculture, ce qui augmente leur niveau de vie. Mais désormais, pour Guevara, seule la classe ouvrière peut sortir le pays du sous-développement et de la dépendance, et lui assurer une accumulation économique suffisante. Il lance donc un vaste plan d’industrialisation, fondé sur l’implantation d’industries nouvelles et l’emploi de techniques industrielles modernes. En 1963 et 1964, le Che initie un grand débat national et international sur les voies économiques à emprunter pour atteindre le socialisme. Il s’oppose aux mécanismes de marché et à l’utilisation exclusive de stimulants matériels individuels pour inciter les travailleurs à mieux produire – il préfère les stimulants moraux, et les stimulants matériels collectifs. Au cours de ce débat il invite à Cuba l’économiste trotskyste Ernest Mandel, prouvant par là son approche non dogmatique du marxisme (puisqu’à l’époque les staliniens traitaient les trotskystes de contre-révolutionnaires). A la même époque, le Che approfondit sa connaissance du marxisme et relit Le Capital de Karl Marx.

1.4 Du Congo à la Bolivie[modifier | modifier le wikicode]

Entre 1963 et 1965 le Che multiplie ses voyages officiels dans le Tiers-Monde et en Chine et en URSS. Le Che critique très fortement les méthodes qui y sont employées pour construire le socialisme, et voit d’un mauvais œil l’accroissement de la dépendance idéologique et économique de Cuba envers l’URSS. Il est notamment sensible au risque de bureaucratisation de l’appareil dirigeant cubain. Le 20 février 1965, dans un discours prononcé à Alger, il critique le manque d’esprit socialiste dans les échanges économiques entre l’URSS et les pays du Tiers-Monde, et dénonce les échanges de types marchands qui ont lieu entre pays socialistes, et que certains de ses adversaires défendaient lors du débat de 1963-1964. De retour à Cuba, le Che rencontre Castro, qui le convainc d’abandonner ses critiques contre les Soviétiques pour les calmer. En avril 1965, le Che quitte Cuba, car il se rend compte de l’impossibilité de construire la révolution sans l’étendre à l’échelle internationale. Il analyse ses propres erreurs : la polyculture qu’il a mise en place a été trop diversifiée, et a mené à des résultats désastreux ; l’industrialisation à marche forcée a conduit à des productions de mauvaise qualité et à des prix élevés. Mais surtout, l’économie cubaine souffre d’un manque de matières premières pour alimenter l’industrialisation, car les coûts d’importation de ces matières premières sont monstrueusement élevés. Se heurtant aux dures lois du marché mondial, Guevara en conclut qu’il est impossible de construire le socialisme dans un seul pays. La victoire d’autres révolutions permettrait aussi à Cuba de se renforcer face à l’impérialisme américain et face aux bureaucraties chinoise et soviétique. Si le Che quitte Cuba en 1965 pour combattre ailleurs, ce n’est donc pas par romantisme révolutionnaire ou par goût de l’aventure, mais par conscience claire et réfléchie des nécessités de la révolution. Durant l’année 1965, Guevara est au Congo, où il tente de libérer le pays de l’impérialisme belge. Mais après six mois dans ce pays, sa guérilla, composée de Cubains et de Congolais, s’enlise, et les tensions entre les différents groupes rebelles s’exacerbent. Rétrospectivement, l’entreprise semble excessivement volontariste et trop peu préparée. De plus, les dirigeants chinois et soviétiques, en mauvais termes avec Cuba, font pression pour que les Cubains quittent le Congo. Le Che quitte le Congo, et lance en 1966 une guérilla en Bolivie.

1.5 La fin[modifier | modifier le wikicode]

D’octobre 1966 à octobre 1967, le Che tente d’implanter en Bolivie un foyer de guérilla conséquent. Le choix de la Bolivie est symbolique, car il porte le nom de Bolivar, dirigeant des guerres d’indépendance latino-américaines au XIXe siècle, et stratégique, car ce pays a une frontière commune avec cinq autres Etats du continent. L’idée est de faire de la Bolivie un foyer d’où rayonneraient des guérillas dans les pays limitrophes. Il s’agissait aussi d’affaiblir l’impérialisme qui, à cette époque, consacrait une grande partie de ses forces dans la guerre du Vietnam. A cette époque (par exemple dans un message adressé à une conférence internationale tenue à La Havane en 1967), le Che critique vertement l’URSS et la Chine pour leur manque de soutien aux révolutionnaires vietnamiens, mais aussi parce que les querelles entre ces deux pays affaiblissent l’anti-impérialisme. Mais la guérilla bolivienne s’enfonce de plus en plus dans l’échec, au moins pour six raisons :

  • la guérilla manquait d’un soutien de masse ; elle opérait dans une région où les Indiens parlaient une langue inconnue aux guérilleros ; de plus les Indiens avaient bénéficié d’une réforme agraire quelques années auparavant et se méfiaient des guérilleros ;
  • la zone d’implantation était mal choisie : mal cartographiée, elle a dû faire l’objet de longs relevés topographiques de la part de la guérilla. Et la composition sociale de la région ne s’y prêtait pas : contrairement à d’autres régions du pays, il y avait peu de paysans et pas d’ouvriers ;
  • l’armée bolivienne a déclenché le conflit armé en avril 1967, alors que la guérilla n’était pas encore prête ;
  • l’armée bolivienne était soutenue par les États-Unis ;
  • le PC bolivien n’a pas aidé la guérilla, car il rejetait la lutte armée. Les guérilleros sont demeurés dans un isolement total par rapport aux villes ;
  • la guérilla a mal compris le problème indien – le Che, notamment, a ignoré les spécificités, en particulier culturelles, de l’oppression des Indiens.

En septembre, le groupe du Che est encerclé et massacré. Le Che lui-même est capturé puis exécuté, le 9 octobre 1967, par les autorités boliviennes, conseillées par la CIA.

2 Le marxisme du Che[modifier | modifier le wikicode]

Les actes du Che se conformaient de manière conséquente à une pensée marxiste riche et fertile, et n’étaient pas guidés par un goût du « romantisme révolutionnaire », qui serait bien inoffensif pour l’ordre établi.

2.1 L’internationalisme[modifier | modifier le wikicode]

Le Che concevait l’internationalisme prolétarien comme un rempart contre la dégénérescence de la révolution. Mais l’internationalisme est aussi pour lui une nécessité « extérieure ». Guevara est convaincu que le succès de la révolution cubaine face aux bureaucraties soviétique et chinoise est lié au destin de la révolution latino-américaine. Son internationalisme se fonde aussi sur la compréhension du lien étroit entre les processus révolutionnaires à l’échelle mondiale : l’impérialisme comme système mondial ne peut être battu que dans un grand affrontement mondial. Le Che comprenait l’unité organique du capitalisme mondial, et la nécessité d’une stratégie révolutionnaire unifiée à l’échelle internationale. Les luttes prolétariennes de chaque pays font partie d’un tout, ce tout étend l’affrontement général entre la bourgeoisie et le prolétariat. La lutte de classes est devenue internationale, comme la circulation du capital et la fluctuation des prix.

Peu après la victoire de la révolution, le Che réalise de nombreux voyages à l'étranger, pas seulement dans un but diplomatique. Il s'agit aussi de suivre avec attention les événements à l'échelle mondiale, visite l'Inde, le Japon et l'Indonésie, s'enthousiasme pour la révolution algérienne et pour les premiers soubresauts de la résistance palestinienne, va en Yougoslavie. Dans les premiers temps, l'affirmation du caractère unitaire du processus révolutionnaire allait de pair avec une confiance un peu naïve dans le rôle de l'URSS. Mais à partir de 1962 l'accent est mis sur le lien direct entre les luttes révolutionnaires, en même temps que croissent les désillusions du Che envers le Socialisme réel.

En avançant, en 1967, le mot d’ordre « Un, deux, trois, plusieurs Vietnams », le Che énonçait pour la première fois une orientation révolutionnaire mondiale qui n’épousait pas la cause de tel ou tel Etat, mais celle du prolétariat international dans son ensemble. C’est pour mettre en pratique cette conviction qu’il a tenté d’ouvrir un nouveau front en Amérique latine, pour briser l’isolement du Cuba et venir en aide au Vietnam. Dans son Message à la Tricontinentale, les critiques du Che sont encore plus explicites : il compare le soutien du "monde progressiste" à la cause vietnamienne avec les encouragements de la plèbe romaine aux gladiateurs qui se battaient dans les cirques. Il ne s'agit pas de "souhaiter le succès à la victime de l'agression, mais de partager son sort dans la mort ou dans la victoire[1]."

On peut certes reprocher au Che de trop privilégier le Tiers-Monde dans sa conception de la lutte de classes planétaire, et de ne pas avoir senti la nécessité d’une révolution anti-bureaucratique en URSS et dans les pays de l’Est. Reste que depuis Trotski, aucun militant révolutionnaire n’avait comme lui mis l’internationalisme au cœur de sa théorie et de sa pratique militante.

2.2 La théorie de la guérilla[modifier | modifier le wikicode]

Pour les staliniens, la révolution en Amérique latine ne pouvait être que « démocratique-bourgeoise », devait se limiter aux villes et impliquait une alliance avec l’armée ou une partie de l’armée. Pour Guevara, au contraire, le caractère socialiste de la révolution implique la destruction de l’appareil militaro-bureaucratique de l’État bourgeois. Et pour détruire l’armée, il faut lui opposer une armée révolutionnaire. La guérilla est donc la continuation par les armes de la politique révolutionnaire, surtout dans les pays où la dictature rend la lutte légale et électorale impossible. Le Che va donc définir les axes tactiques et stratégiques de la guerre de guérilla en Amérique latine.

Son postulat fondamental est que la lutte armée doit s’exercer dans la campagne, car :

  • la population rurale est majoritaire en Amérique latine ;
  • les paysans pauvres et le prolétariat agricole sont surexploités et miséreux, et ont donc un grand potentiel révolutionnaire ;
  • les insurrections urbaines limitées à la ville sont vouées à l’échec ;
  • la campagne offre plus de sécurité (plus de terrain d’action, plus de cachettes…).

En réalité, le Che sous-estime les possibilités de lutte dans les villes. Dans ses écrits il n'analyse jamais les grands mouvements syndicaux (CUT au Chili, COB en Bolivie, syndicats argentins...)[2], ni même d'ailleurs les mouvements paysans comme les Ligues paysannes du Brésil. Dans les années 1970 la guérilla urbaine des Tupamaros, en Uruguay, allait démontrer que la lutte urbaine est possible, surtout, naturellement, dans les pays où la population urbaine est importante. De plus, la conscience révolutionnaire des masses n’est pas systématiquement liée à leur état de misère. Enfin, la campagne n’est pas un « sanctuaire » pour la lutte révolutionnaire – la propre capture du Che le prouve.

Le second postulat de Guevara est qu’on ne doit pas attendre que toutes les conditions soient réunies pour faire la révolution : le foyer insurrectionnel peut les faire surgir. Le « foyer » (foco) doit servir de catalyseur en exacerbant les contradictions de classes lorsqu’il se heurte au pouvoir, et en démontrant aux masses qu’il est possible de lutter et de vaincre. Mais contre l’attentisme des PC traditionnels, Guevara ne développe pas non plus un volontarisme aveugle : il reconnaît que l’établissement du premier foyer de guérilla nécessite un ensemble de conditions favorables. Une telle position dialectique dépasse à la fois le mécanicisme et l’idéalisme : la pratique de l’avant-garde est le produit de conditions données, mais elle peut être à son tour créatrice de conditions nouvelles. Ainsi, un noyau de quelques dizaines d’hommes peut créer les conditions de son grossissement et amener les masses à le soutenir. La guerre de guérilla n’est donc pas l’affaire d’une minorité.

L’influence de Mao sur le Che est ici évidente. Comme le dirigeant chinois, Guevara pense que la guérilla ne progresse pas seulement par des méthodes militaires, mais aussi par des méthodes politiques, à la fois par la propagande et surtout par les actes (en mettant en place une réforme agraire dans le territoire qu’elle contrôle). La guérilla doit être amenée à constituer un pouvoir alternatif à celui auquel elle s’oppose. Cependant, comme le souligne Michael Löwy, les conceptions du Che tendent « à réduire la révolution à la lutte armée, la lutte armée à la guérilla, et celle-ci au petit noyau du foco ». La lutte armée ne se limite pas à la guérilla, mais peut aussi prendre la forme d’une insurrection populaire à l’issue d’une période de luttes de plus en plus radicales, ou être l’aboutissement d’une grève générale insurrectionnelle. De plus, le Che a négligé que certains pays latino-américains à forte population urbaine, comme l’Argentine ou l’Uruguay, se conforment mal au schéma cubain. Le Che reprend aussi à son compte les « trois moments de la guérilla » théorisés par Mao :

  • le moment de « défense stratégique » où la guérilla se défend en réalisant les petites attaques limitées qui sont à sa portée ;
  • le « point d’équilibre » où s’établissent les possibilités d’action de l’ennemi et de la guérilla ;
  • le moment final, où l’ennemi est débordé.

Cependant, Guevara s’écarte des conceptions maoïstes sur au moins deux points :

  • pour lui, il n’est pas nécessaire que le noyau initial de la guérilla comprenne des éléments urbains ;
  • contre les conceptions étapistes des maoïstes et des staliniens, il soutient que la révolution prend immédiatement un caractère socialiste.

De plus, l’attitude de la guérilla envers ses ennemis est très différente. Les guérillas dirigées par le Che n’exécutent jamais les soldats et officiers ennemis faits prisonniers.

2.3 Marxisme antidogmatique et humanisme révolutionnaire[modifier | modifier le wikicode]

La réalisation du communisme, pour le Che, devait lier le « socialisme économique » et la « morale communiste ». Guevara explique à plusieurs reprises qu’un révolutionnaire authentique doit être guidé par l’amour et tâcher de ressentir comme des injustices personnelles les injustices commises de par le monde. Pour le Che, le marxisme authentique incorpore l’humanisme comme un des moments nécessaires de sa propre vision du monde. En tant qu’humaniste, il valorise la révolution cubaine comme un système qui a mis « l’Homme au centre ». Mais il se démarque en même temps d’un humanisme « au-dessus des classes », bourgeois en dernière analyse. L’humanisme du Che est en effet un humanisme révolutionnaire qui s’exprime dans sa conception du rôle de l’Homme dans la révolution, dans son éthique communiste et dans sa vision de l’homme nouveau. Pour Guevara, l’humanisme marxiste est un antidote contre le fanatisme, et n’est pas sans lien avec l’antidogmatisme :

Il faut posséder une grande dose d'humanité, une grande dose de sens de la justice et de la vérité pour éviter de tomber dans des extrêmes dogmatiques, dans une froide scolastique, dans un isolement des masses. Il faut lutter tous les jours pour que cet amour envers l'humanité vivante se transforme en faits concrets, en actes qui servent d'exemple, de mobilisation.

Le marxisme du Che, en effet, est antidogmatique, créateur et vivant. Le marxisme doit être en « création continu », se développer avec les transformations de la réalité elle-même. La méthode marxiste est avant tout un guide pour l’action.

L'humanisme du Che le conduisait à assigner au socialisme le rôle de création d'un "homme nouveau", imprégné, précisément, d'éthique socialiste. C'est notamment cette vision qui explique les positions relativement anti-soviétiques qu'il a prises lors du débat économique de 1963-1964, car comme il s'en explique en 1965 :

En poursuivant la chimère de réaliser le socialisme avec les armes pourries léguées par le capitalisme (la marchandise prise comme unité économique, la rentabilité, l'intérêt matériel individuel comme stimulant, etc.), on risque d'aboutir à une impasse. [...] Pour construire le communisme, il faut changer l'homme en même temps que la base économique[3].

2.4 Contre la bureaucratie et le stalinisme[modifier | modifier le wikicode]

Même s’il n’avait pas de vision claire et globale du phénomène bureaucratique, et même s’il n’a jamais défini la bureaucratie soviétique comme une force sociale contre-révolutionnaire, le Che avait une sensibilité antibureaucratique très forte et était très soucieux d’éviter que Cuba adopte le modèle stalinien. En mai 1963, il dénonce les premières tendances à la bureaucratisation du régime. Dans sa conception, la lutte contre la bureaucratie passe par le dépassement de l’aliénation matérielle et culturelle, par l’extension internationale de la révolution, mais aussi et surtout par la libre discussion et par l’exemple. Ainsi, le grand débat sur la construction du socialisme en 1963 n’a guère d’équivalent, par sa richesse et son ampleur, dans d’autres pays socialistes, hormis la Russie au début de la révolution de 1917. Le problème est qu’il ne liait pas la liberté de discussion avec des formes d’organisation capables d’exprimer la pluralité de vues des travailleurs et des forces en faveur de la révolution. Ainsi, le Che ne remettait pas en cause le choix d’un parti unique. Mais pour lui, ce parti unique ne doit pas fonctionner comme les autres partis staliniens, mais en appliquant rigoureusement les principes du centralisme démocratique et en permettant la discussion, la critique et l’autocritique. Contrairement aux staliniens de son époque, le Che était notamment favorable à la liberté d'expression des trotskystes.

Le Che rejetait les conceptions autoritaires et dictatoriales du stalinisme, et défend l'auto-éducation des peuples à travers leur propre pratique révolutionnaire. Pour autant, il n'avait pas de vision claire de ce que devait être la démocratie socialiste : c'est là un des points aveugles de sa pensée. Dans Le socialisme et l'homme à Cuba, il semble trouver une solution en invoquant une vague "interpellation dialectique" entre les dirigeants et les masses, mais il avoue, quelques pages plus loin, que "l'institutionnalité de la révolution n'a pas encore été obtenue" et qu'il reste encore à chercher quelque chose de nouveau.

Le Che a nourri des illusions sur les dogmes staliniens au début de sa carrière ; il en remettra beaucoup en cause. Ainsi, il reproche à Staline « d’avoir méprisé l’éducation communiste et instauré le culte illimité de l’autorité[4] ». Il rejette également l’étapisme stalinien : la révolution cubaine est d’ailleurs la preuve en acte de la fausseté des théories étapistes. En lien avec cette critique, il refuse de voir aux bourgeoisies nationales des pays latino-américains le moindre rôle révolutionnaire ; il exprime cette position avec clarté dans son « Message à la Tricontinentale » de 1967 :

Les bourgeoisies autochtones ont perdu toute leur capacité d'opposition à l'impérialisme - si jamais elles l'eurent un jour - et elles forment maintenant son arrière-cour. Il n'y a plus d'autres changements à faire: ou révolution socialiste ou caricature de révolution[5].

Pour Guevara, seule une révolution socialiste fondée sur l’alliance ouvrière-paysanne peut accomplir les tâches démocratiques de la révolution, conjointement aux tâches socialistes proprement dites. Le Che critique également les conceptions staliniennes en matière d’art et de culture, et défend, face à l’imposition du réalisme socialiste, la liberté artistique. Enfin, sa conception de l’internationalisme prolétarien est à l’opposée des conceptions staliniennes ou maoïstes. Le Che dénonce l’impossibilité du « socialisme dans un seul pays », vieux fondement du stalinisme. Comme Trotski, il croit possible et nécessaire de commencer à construire le socialisme dans un seul pays, mais qu’il est impossible de l’atteindre définitivement tant que le système capitaliste reste dominant à l’échelle de la planète.

Dans les dernières années de sa vie, le Che progresse dans son rejet du modèle du socialisme réel. En 1966, il rédige à Prague une critique radicale du Manuel d'Economie politique de l'Académie des Sciences de l'URSS, encore inédit. On y voit le Che se rapprocher d'une conception de la démocratie socialiste dans laquelle les masses prendraient les grandes décisions économiques :

En contradiction avec la conception du plan comme une décision économique des masses conscientes de leurs intérêts populaires, on offre un placebo dans lequel seuls les éléments économiques décident du destin collectif. C’est une manière de procéder mécaniste, anti-marxiste. Les masses doivent avoir la possibilité de diriger leur destin, de décider quelle est la partie de la production qui ira à l’accumulation du capital et quelle sera celle qui sera consommée. La technique économique doit opérer dans les limites de ces indications et la conscience des masses doit assurer son instauration[6].

2.5 Contre le réformisme[modifier | modifier le wikicode]

A l'époque du Che, les partis staliniens développent une ligne politique réformiste, nourrie d'illusions envers les institutions en place et envers les bourgeoisies nationales. Guevara dénonce à juste titre l'électoralisme des staliniens en mettant en garde contre une réaction violente des classes réactionnaires et de l'armée en cas de victoire électorale d'un mouvement populaire. Le coup d'État de Pinochet en 1973 lui donnerait raison. C'est là l'ABC du marxisme, mais le cynisme et l'opportunisme des dirigeants staliniens avait abouti, en Amérique latine, à des formes de collaboration de classe particulièrement révoltantes. Ainsi, à Cuba même, le parti communiste, qui s'appelait à l'époque l'Union révolutionnaire communiste, a soutenu Batista pendant la guerre, et a même envoyé deux de ses membres au gouvernement, au nom de la lutte contre le fascisme !

Toujours à cette époque, les bourgeoisies nationales sont des interlocuteurs privilégiés des partis communistes, qui les parent de vertus anti-impérialistes. Le Che reconnaît que dans certains contextes, certains secteurs de la bourgeoisie peuvent s'engager dans la révolution, en vertu d'une logique du moindre mal, comme cela s'est d'ailleurs produit à Cuba. Mais il fait remarquer en même temps que les bourgeois "démocrates" d'Amérique latine ont tiré les leçons de l'expérience cubaine, et que dans d'autres pays les choses ne se passeraient sans doute pas comme à Cuba. Il s'exprime très clairement en ce sens dans son Message à la Tricontinentale (1967) :

Les bourgeoisies nationales ne sont plus du tout capables de s'opposer à l'impérialisme - si elles l'ont jamais été - et elles forment maintenant son arrière-cour. Il n'y a plus d'autres changements à faire: ou révolution socialiste ou caricature de révolution[7].

La réflexion du Che sur cette question se base notamment sur l'analyse de deux expériences historiques : l'échec de l'expérience réformiste du président guatémaltèque Jacobo Arbenz, en 1954, et l'impuissance du président vénézuélien Betencourt, prisonnier de son armée et de sa police.

2.6 Che Guevara et le trotskysme[modifier | modifier le wikicode]

Parmi les courants trotskystes, certains sont à blâmer, soit qu’ils adoptent le Che sans la moindre critique, soit qu’ils le rejettent totalement par sectarisme et dogmatisme. Le Che avait vivement critiqué le PORT, parti trotskyste cubain du début des années 1960, qui avait, de fait, une ligne ultra-sectaire ; mais le Che a protesté contre la suppression du journal du PORT en 1962. Contrairement aux staliniens, il ne considérait pas les trotskystes comme des agents secrets de l’impérialisme. En 1963, il rend hommage au dirigeant trotskyste Hugo Blanco, et, en 1964, il invite Ernest Mandel, dirigeant de la Quatrième International, pour participer au grand débat économique à Cuba. Accusé de trotskysme par ses camarades du ministère de l'Intérieur, il répond la chose suivante :

Par rapport à cela, je crois que : soit nous possédons la capacité de détruire une opinion contraire avec arguments, soit nous devons la laisser s’exprimer [...]. Il n’est pas possible de détruire une opinion avec la force, parce que cela bloque tout le libre développement de l’intelligence. On peut également apprendre une série de choses de la pensée de Trotski ; y compris si, comme je le crois, il s’est trompé dans ses concepts fondamentaux et si son action ultérieure fut erronée[8].

Enfin, en 1965, avant de quitter Cuba, il fait libérer de prison le dirigeant trotskyste cubain Roberto Acosta Hecheverria, auquel il déclare : "Acosta, les idées ne se combattent pas à coup de bâton".

Dans ses notes, il mentionne aussi sa lecture de l’Histoire de la révolution russe, de Trotski. Enfin, il est évident que la pensée de Trotski (comme celle de Mao à d’autres égards) a influencé celle du Che – notamment, ce dernier en est arrivé à développé des conceptions proches de la théorie de la révolution permanente.

3 Sources[modifier | modifier le wikicode]

  • Michael Löwy, "Ni décalque ni copie : Che Guevara, ou la recherche d'un nouveau socialisme", exposé présenté pour la première fois à la Conférence annuelle de la Fondation Ernesto Che Guevara, Italie, juin 2001, repris dans Che Guevara, Cahiers de formation marxiste n°2, Formation Léon Lesoil – Ligue communiste révolutionnaire, section belge de la IVe Internationale, p. 28-30.
  • Antonio Moscato, "Le combat internationaliste et antibureaucratique du Che", Quatrième Internationale, 1997, repris dans Che Guevara, op. cit., p. 32-35.
  • Ataulfo Riera, « Qui était Che Guevara ? Che Guevara pour aujourd’hui », 1997, brochure éditée par la Jeune Garde socialiste, repris dans Che Guevara, op. cit., p. 3-21.


  1. Che Guevara, ''Message à la Tricontinentale'', 1967, cité dans dans Che Guevara, Cahiers de formation marxiste n°2, Formation Léon Lesoil – Ligue communiste révolutionnaire, section belge de la IVe Internationale, p. 33.
  2. Nahuel Moreno, Two methods for the Latin American revolution, 1964
  3. Che Guevara, L'homme et le socialisme, 1965.
  4. Che Guevara, Commentaire au Manuel d’Economie politique de l’URSS, 1966
  5. Che Guevara, Message à la Tricontinentale, 1967.
  6. Che Guevara, critique du Manuel d'Economie politique de l'Académie des Sciences de l'URSS (1966), cité dans Michael Löwy,
  7. Che Guevara, Message à la Tricontinentale, 1967.
  8. Che Guevara, cité dans Michael Löwy,