Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon

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Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825), est un économiste et un philosophe français dont la pensée, appelée saint-simonisme, fut influente au 19e siècle. Il fut un théoricien de la société industrielle naissante, et un socialiste utopique par sa doctrine sociale.

1 Biographie[modifier | modifier le wikicode]

Claude Henri, comte de Saint-Simon, né à Paris en 1760, descend d’une famille de la noblesse picarde. Aîné de sa fratrie, il était rebelle, refusant par exemple de faire sa communion.[1] Un précepteur lui transmet les enseignements de D’Alembert et de Rousseau.[2] Il passe son enfance jusqu’en 1777 à Falvy, où il s’intéresse à l’hydraulique.

Enthousiasmé par la révolution américaine, il s'engage à 17 ans dans les troupes françaises aux côtés de La Fayette et du comte de Rochambeau (« pour la liberté industrielle de l’Amérique », comme il l’écrira plus tard). En avril 1782, il est fait prisonnier par les Britanniques, puis envoyé en Jamaïque, où il reste jusqu’en 1783, avant de rentrer en France, la même année. Il devient alors ingénieur militaire, ce qui lui permettra notamment de partir en Hollande en 1785 et de participer à la construction d'un canal en Espagne.

Lorsque la révolution de 1789 éclate, il retourne en Picardie. En 1790, devant les paysans de Falvy, il renonce au titre de seigneur du village (et abandonne sa particule[3]) que possédait sa famille : « Il n’y a plus de seigneurs ; Messieurs ! » Il fréquente à Cambrai et à Péronne les sociétés populaires et jacobines. Il reçoit le nom « régénéré » de Claude Bonhomme.

Convaincu de la victoire de la révolution, il se lance dans une intense activité de spéculation sur les biens nationaux (biens de l’Église confisqués) : il achète des exploitations d’un seul tenant pour les revendre par petits lopins, ce qui lui permet de s'enrichir. Il écrira :

« Je désirais la fortune seulement comme moyen d'organiser un grand établissement d'industrie, fonder une école scientifique de perfectionnement, contribuer en un mot aux progrès des Lumières et à l'amélioration du sort de l'humanité, tels étaient les véritables objets de mon ambition ». [4]

En 1793, il conçoit un jeu de cartes révolutionnaire, dans lequel les génies remplacent les rois, les libertés les dames, et les égalités les valets[5]. Étant ami d'un diplomate prussien, il est bientôt vu comme suspect par le gouvernement révolutionnaire, et sera enfermé jusqu'au 27 juillet 1794.

En 1798, il s'installe à Paris, prend des cours de physique et de biologie, fréquente les Idéologues. Il épouse en 1801 Alexandrine-Sophie Goury de Champgrand mais ils se séparent en 1802.

A cette époque il débute vraiment sa production philosophique. En 1803, après avoir organisé une souscription en l’honneur de Newton, il écrit les Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, sorte d’éloge à la science, considérée comme une nouvelle religion.

Autour de 1805-1806 il est définitivement ruiné. Copiste au Mont-de-Piété, correcteur d’imprimerie, employé de librairie, il vit modestement. Un de ses anciens domestiques, Diard, qui avait probablement, lui aussi, spéculé sur les biens nationaux l’aide à vivre pendant deux ans.

En 1816, fréquentant chez le parti libéral, pour faire l’éducation de ce parti, il a entrepris la publication des Cahiers de l’industrie, périodique mensuel destiné à répandre des « idées neuves et fécondes » touchant la suprématie de la classe industrielle, commerçante et manufacturière. Il se met à recevoir dans un appartement parisien et à élaborer sa philosophie en s'entourant d'autres intellectuels.

Il publie L’industrie avec comme corédacteurs Augustin Thierry, Saint-Aubin, Chaptal, puis Auguste Comte. Parmi les premiers souscripteurs, on trouve des banquiers et des manufacturiers comme Casimir Périer, Ternaux, Perrégaux, Laffitte, Hottinger, Delessert. En 1821, Rouget de Lisle compose sur la demande de Saint-Simon un Chant des industriels pour la chorale ouvrière de la manufacture de Ternaux.[6]

A partir de 1820, il est se préoccupe plus de la question ouvrière. En 1821 il écrit une brochure Henry Saint-Simon à Messieurs les ouvriers. « Le principal but que je me propose dans mes travaux est d’améliorer autant que possible votre situation. » Saint-Simon ne met pas seulement l’accent sur la misère des ouvriers mais aussi sur leur capacité. En 1824, il entend fournir les preuves « que les prolétaires sont capables de bien administrer des propriétés ».

En 1823, alors que dans une crise de désespoir il avait tenté de se suicider, il est en quelque sorte pris en charge par le jeune banquier Olinde Rodrigues, devenu son disciple.

À sa mort le , il est presque inconnu. Ses obsèques, purement civiles, ont lieu au Père-Lachaise. Sa famille est absente, mais plusieurs de ses amis ou anciens amis sont présents. Le Dr Bailly et Léon Halévy prononcent chacun un discours.

L'économiste André Piettre le décrit par la formule : « le dernier des gentilshommes et le premier des socialistes ».[7]

2 Œuvres[modifier | modifier le wikicode]

  • Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains (1803) ;
  • Mémoire sur la Science de l'Homme (1813)
  • De la réorganisation de la société européenne, par M. le comte de Saint-Simon et par M. A. Thierry, son élève (1814)
  • L’Industrie (1816-1817) ;
  • Le Politique (1819) ;
  • Sur la querelle des Abeilles et des Frelons (1819), nommée « Parabole » par Rodrigues en 1832 ;
  • L’Organisateur (1819-1820) ;
  • Du système industriel (1822) ;
  • Catéchisme des industriels (1823-1824) ;
  • Nouveau christianisme – Dialogues entre un conservateur et un novateur (1825).

3 Doctrine[modifier | modifier le wikicode]

3.1 Libéralisme, industrialisme, positivisme[modifier | modifier le wikicode]

Le comte de Saint-Simon avait été enthousiasmé par la Révolution française, par son libéralisme politique et par son rejet des archaïsmes de l'Ancien régime. Il est aussi enthousiasmé par la révolution industrielle et le progrès des sciences. Pour lui cela forme une marche cohérente vers le progrès. Philosophiquement, il pense pouvoir unifier tout le savoir autour de la gravitation universelle (le succès de la théorie de Newton marquait les esprits), y compris en faire découler la morale.

Il fait partie d'un courant qui se cristallise de façon éphémère autour de 1817 et que l'on nomme l'industrialisme. Pour ce courant, il y avait une lutte entre « oisifs » (nobles propriétaires fonciers) et « travailleurs », c'est-à-dire « industriels ».

« La société tout entière repose sur l’industrie. L’industrie est la seule garantie de son existence, la source unique de toutes les richesses et de toutes les prospérités. L’état de choses le plus favorable à l’industrie est donc par cela seul le plus favorable à la société. Voilà tout à la fois et le point de départ et le but de tous nos efforts. »

Pour Saint-Simon un « industriel » peut être « un cultivateur qui sème le blé, qui élève des volailles, des bestiaux », « un charron, un maréchal, un serrurier, un menuisier... un fabricant de souliers, de chapeaux, de toiles, de draps, de cachemires..., un négociant, un roulier, un marin employé sur des vaisseaux marchands... » (Même si c'est bien l'industrie moderne qui le fascine).

Les scientifiques et les « industriels » étaient les porteurs de progrès, en augmentant la maîtrise de l'homme sur la nature, et donc la civilisation. Comme le reste du courant positiviste (qu'il contribue à inspirer : son secrétaire fut un temps Auguste Comte), il défend une vision scientiste / technocratique. Proclamée rationaliste et matérialiste, sa vision est très marquée par de la spiritualité.

Il considère que la perfection de l’ordre social passera par une forme de capitalisme qui créera une abondance de richesse profitant à tous. Il est favorable à un « Conseil des Lumières » constitué de savants, d’artistes, d’artisans, de chefs d’entreprise capables de privilégier les faits et le fond plutôt que les principes et la forme. Il croit en la paix et le fédéralisme européen.

En économie, il considère que le libéralisme de Jean-Baptiste Say est « le nec plus ultra de cette science en Europe ».[1]

3.2 Vision de l'histoire[modifier | modifier le wikicode]

Comme beaucoup de ses contemporains, Saint-Simon a conscience de vivre une époque de rupture notable avec le passe. Il comprend que l'histoire écrite par les dominants est profondément insatisfaisante :

« Jusqu’au milieu du dernier siècle, l’histoire n’a presque jamais été qu’une biographie du pouvoir dans laquelle les nations ne figurent que comme instruments et comme victimes et où se trouvent, clairsemées çà et là, quelques notions épisodiques sur la civilisation des peuples. »

Et il est un des premiers socialistes à regarder fermement vers le futur :

« L’âge d’or » ne se situe pas « au berceau de l’espèce humaine parmi l’ignorance et la grossièreté des premiers temps. » « Il est devant nous... »

Saint-Simon voit l’histoire comme une succession de périodes « organiques » et de périodes « critiques » (conception qui sera théorisée par les disciples). Les phases « organiques » se caractérisent par l’unité de la pensée (ou de la foi) et d’une certaine communauté d’intérêts. L’âge féodal, par exemple, se définit par un équilibre entre le pouvoir spirituel « papal et théologique » et un pouvoir temporel (« féodal et militaire »). En un temps où la conquête par la guerre était le seul moyen d’enrichissement, la puissance revient aux féodaux-militaires. La désorganisation du système féodal est marquée par l’affranchissement des communes et l’apparition des sciences positives. Cette crise parvient à son paroxysme avec le 18e siècle. La Restauration est une période de transition où s’affrontent des idées mais aussi des forces sociales : le terme de cette lutte devant être la société industrielle dont l’objet est la domination de l’homme sur la nature. A mesure que l’industrie devient prépondérante, la classe des industriels tend à l’emporter comme classe dominante.

Dans cette recherche d’une histoire qu’il veut scientifique, Saint-Simon met l’accent sur un certain nombre de facteurs déterminants à ses yeux. Le rôle des mutations dans les techniques lui apparaît essentiel. « C’est dans l’industrie que résident en dernière analyse toutes les forces réelles de la société. » C’est ainsi, par exemple, que Saint-Simon explique le déclin de la noblesse par la découverte de la poudre à canon « attendu que les vilains se sont trouvés, par l’effet de cette découverte, aussi capables que les nobles de défendre le territoire national ». L’histoire est repensée en fonction du développement industriel, l’industrie étant définie comme l’ensemble des formes de production.

Tout changement dans l’ordre social implique un changement dans la propriété.

« L’enthousiasme du bien public peut bien faire consentir d’abord aux sacrifices que ce changement commande et c’est la première époque de chaque révolution ; mais on se repent bientôt, on s’y refuse et c’est la seconde. Or la résistance des propriétaires ne peut être vaincue si les non-propriétaires ne s’arment ; et de là, la guerre civile, les proscriptions, les massacres. »

Ainsi la Révolution de 1789 a été « une lutte de classes entre la noblesse, la bourgeoisie et les non-possédants ». Il y a dans toute forme sociale « des forces caduques » et des forces dont « l’influence » est en passe de devenir « prépondérante ». Il y a des classes déclinantes et des classes progressives.

Ainsi on ne peut pas dire que sa vision se soit dégagée de l'idéalisme historique, mais elle a déjà posé des jalons sur le chemin vers le matérialisme historique.

3.3 Socialisme utopique[modifier | modifier le wikicode]

Malgré son enthousiasme pour les temps nouveaux, Saint-Simon avait constaté que seule une petite partie du tiers-état (la bourgeoisie) avait bénéficié réellement de la chute du clergé et de la noblesse oisive. Il y avait par ailleurs de nouveaux rentiers oisifs dans la bourgeoisie.

Il appelle donc les dirigeants à faire preuve de philanthropie et d'altruisme. Il voulait unir cette élite dirigeante grâce à une espèce de nouvelle religion, un Nouveau christianisme avec une hiérarchie de fonctionnaires de confiance qui dirigeraient et organiseraient l’économie en se souciant du sort du plus grand nombre et des plus pauvres. Sa vision revient donc à une planification de l'économie qui serait effectuée volontairement et rationnellement par les capitalistes, dans l'intérêt général. Dans cette optique, la politique cesse d'être l'objet de conflits, et se réduit à une simple organisation scientifique et technique.

Il expose sa conception sociale dans plusieurs publications et particulièrement dans Le Système industriel en 1821 et Le Catéchisme des industriels en 1823.

Par ailleurs s'il est issu du libéralisme, Saint-Simon ne fétichise pas la liberté individuelle, étant prêt à la limiter pour le bonheur global (Saint-Simon est proche de l'utilitarisme) :

« l’idée vague et métaphysique de liberté telle qu’elle est en circulation aujourd’hui, si on continuait à la prendre pour base des doctrines politiques, tendrait éminemment à gêner l’action de la masse sur les individus. Sous ce point elle serait contraire au développement de la civilisation et à l’organisation d’un système bien ordonné, qui exige que les parties soient fortement liées à l’ensemble et dans sa dépendance »

Le mouvement socialiste n'était quasiment pas représenté à l'époque, et Saint-Simon ne se disait pas socialiste. Mais Marx et Engels ont été beaucoup inspirés par sa vision, et l'ont rangé dans les socialismes utopiques. Car à aucun moment Saint-Simon n'envisageait que les non possédants puissent diriger la société : il est étranger au mouvement ouvrier, qui n'existait pas encore. Saint-Simon séduit par ailleurs d'autres utopistes, comme Charles Fourier ou Proudhon.

Marx et Engels reprenaient de Saint-Simon l'idée que l'état final de la société, le communisme, serait effectivement un état d'abondance dans lequel l'État (au sens d'instrument de coercition) a disparu, ayant « remplacé le gouvernement des hommes par l’administration des choses » (cette citation est souvent attribuée à Saint-Simon mais cela est contesté[8]). Mais pour atteindre cet état, il faudra d'abord vaincre la classe capitaliste qui n'a pas intérêt à sortir d'une économie basée sur la concurrence et le profit, qui ne peut donc pas être planifiée au service de l'intérêt général.

3.4 Pacifisme et violence[modifier | modifier le wikicode]

Il y a une ambiguïté dans les écrits de Saint-Simon. Il y a une virulence dans certains de ses textes, principalement contre les nobles oisifs. Cela apparaît clairement dans sa Parabole (1819) :

« J’écris pour les industriels contre les courtisans et les nobles, c’est-à-dire pour les abeilles contre les frelons. » Que les « frelons » prennent garde ! « Si (leurs) bourdonnements prenaient un caractère trop séditieux, les abeilles sauraient leur apprendre que si leur fonction est de fabriquer le miel elles n’en ont pas moins un aiguillon pour punir les perturbateurs de la ruche. »

Si la France perdait subitement ses meilleurs producteurs, « la nation deviendrait un corps sans âme à l’instant où elle les perdrait ». Si, au contraire, venaient à disparaître « les trente mille individus réputés les plus importants de l’État », « cet accident affligerait certainement les Français parce qu’ils sont bons ». Mais de cette perte il ne résulterait « aucun mal politique pour l’État » ; car « il serait très facile de remplir les places qui seraient devenues vacantes ». Puisque « les seuls hommes dont les travaux sont d’une utilité positive à la société... sont subalternisés par les princes et par les autres gouvernants qui ne sont que des routiniers plus ou moins incapables », c’est que « la société actuelle est véritablement le monde renversé ».

Suite à ces propos il dut d'ailleurs comparaitre devant la cour d’assises de la Seine pour insulte à la famille royale (mais fut relâché). Il a par ailleurs affirmé un moment que 1789 n'était pas la fin de l'histoire, et que la véritable révolution était à faire.

Mais globalement il a cru en la possibilité de convaincre pacifiquement les puissants (surtout les industriels) de se lancer dans l'altruisme. Il a d'abord cherché à s'adresser à Napoléon, en dressant ses louanges, puis a essayé auprès du tsar Alexandre Ier et enfin de Louis XVIII.

3.5 Organisation politique[modifier | modifier le wikicode]

Saint-Simon prévoit trois Chambres. La Chambre d’invention sera composée dans sa majorité d’ingénieurs. Mais elle comprendra aussi des poètes, des écrivains et des artistes. C’est à elle qu’il reviendra de dresser chaque année un projet de grands travaux et de fêtes publiques. Ce projet sera soumis à l’appréciation d’une deuxième Chambre, la Chambre d’examen, formée de physiologistes, de physiciens et de mathématiciens. La Chambre d’exécution enfin sera recrutée parmi des dirigeants d’entreprises industrielles, agricoles et bancaires. En raison de leur fortune personnelle, ils ne recevront aucun traitement. Cette Chambre assurera l’exécution des plans approuvés par les deux autres Chambres. En conclusion, « pour organiser la société de la manière la plus favorable aux progrès des sciences et à la prospérité de l’industrie, il faut confier le pouvoir spirituel aux savants et l’administration du pouvoir temporel aux industriels ».

4 Disciples saint-simoniens[modifier | modifier le wikicode]

4.1 Le journal Le producteur[modifier | modifier le wikicode]

Comme il l'a promis à Saint-Simon sur son lit de mort, Olinde Rodrigues propose à ses amis présents aux obsèques de fonder un journal afin de diffuser les idées pour lesquelles il s'est battu. La décision est prise le jour même des obsèques[9]. Les statuts de la société en commandite qui fonde ce journal sont signés le . Le journal s'appelle Le Producteur, Journal philosophique de l'industrie, des sciences et des beaux-arts. Les deux fondateurs gérants sont Olinde Rodrigues et Prosper Enfantin. Jacques Laffitte, Guillaume Louis Ternaux et Léon Halévy sont actionnaires.

Le premier numéro sort le et porte pour épigraphe une phrase du maître : « L'âge d'or, qu'une aveugle tradition a placé jusqu'ici dans le passé, est devant nous ». Le but affiché est le suivant :

« Il s'agit de développer et de répandre les principes d'une philosophie nouvelle. Cette philosophie, basée sur une nouvelle conception de la nature humaine, reconnaît que la destination de l'espèce, sur ce globe, est d'exploiter et de modifier à son plus grand avantage la nature extérieure ».

Les premiers articles sont remarqués, notamment ceux de Prosper Enfantin et d'Auguste Comte sur les liens philosophiques entre les sciences et leur application politique. On trouve parmi le cercle des fidèles qui participent à l'entreprise de futurs théoriciens socialistes, comme Louis-Auguste Blanqui (1796-1865), Philippe-Joseph-Benjamin Buchez (1796-1865) et Saint-Amand Bazard (1791-1832). Le journal disparaît en .

Hippolyte Carnot (deuxième fils de Lazare Carnot) développe quelque temps la doctrine saint-simonienne.

4.2 La secte de Ménilmontant[modifier | modifier le wikicode]

Le « Père Enfantin », particulièrement adoré par la communauté

De la nouvelle morale que voulait fonder Saint-Simon, certains de ses jeunes disciples font vite un dogme avec des rites et une hiérarchie.

Prosper Enfantin, Olinde Rodrigues et Saint-Amand Bazard fondent en 1829 une communauté saint-simonienne au 145 rue de Ménilmontant, qui dégénère en une sorte de secte.[10][11] Enfantin et Bazard se font appeler « pères ». Ils font paraître en 1829 et 1830 l'Exposition de la Doctrine de Saint-Simon. Enfantin se prend vite pour un nouveau messie.[12]

Les membres portaient un habit rouge qui se boutonnait dans le dos. L'amour libre prôné par Enfantin provoque un certain voyeurisme : le dimanche, les voisins du quartier se pressent aux cérémonies publiques des louanges au « père ». Le 8 juillet 1832, inquiet d’un risque de trouble à la morale et à l’ordre public, le préfet disperse les disciples.

Dans sa prison, Enfantin développe un certain orientalisme, théorisant la nécessité d'une union dont la Méditerranée sera le centre, l'Occident apportant sa technique et l'Orient ses réserves de foi. Cela motivera beaucoup d'anciens de Ménilmontant à partir en Egypte participer aux travaux du canal de Suez.

Enfantin écrit aussi une utopie vers 1838 : Mémoires d'un industriel de l'an 2240.[13]

4.3 Critique de l'héritage[modifier | modifier le wikicode]

Dans l'Exposition de la doctrine de Saint-Simon (1830), Enfantin et Bazard reprochent aux révolutionnaires de 1789 d'avoir laissé passer un privilège : « la propriété par droit de naissance et non par droit de capacité : c’est l’héritage ». Dans le prolongement de l'opposition entre oisifs et producteurs de Saint-Simon, le saint-simonisme développera l'idée que le plein droit à l'héritage engendrerait une classe de paresseux parasites.

Contre "le brevet d’oisiveté que constitue l’héritage", comme le décrit l'avocat proche de ce courant Alphonse Decourdemanche (Le Globe, 1831), les saint-simoniens proposent l’abolition des successions collatérales qui permettent à des héritiers de recevoir la fortune de personnes très éloignées familialement. Ils prônent également l'augmentation des taxes sur les droits de succession, celles-ci s'élevant progressivement selon les sommes perçues. L'objectif de la fin des successions en ligne collatérale et de l'impôt progressif sur les successions directes : transférer, in fine, le droit d’héritage et ses recettes à l'Etat. Il serait alors possible de décréter qui "mérite" de recevoir les biens d'un défunt. Et pour les saint-simoniens, ce ne sont pas nécessairement les descendants, mais ceux qui sauront en avoir un usage utile :

"Il suffirait de déterminer par la loi que l’usage d’un atelier ou d’un instrument d’industrie passerait toujours, après la mort ou la retraite de celui qui l’employait, dans les mains de l’homme le plus capable de remplacer le défunt. Ce qui serait tout aussi rationnel, pour les sociétés civilisées, que la succession par droits de naissance l’a paru aux sociétés barbares." Bazard. et al., Doctrine de Saint-Simon, deuxième année, exposition. (1829-1830, Everat).

4.4 Rupture entre libéraux et socialistes[modifier | modifier le wikicode]

Le saint-simonisme, qui avait une position de collaboration de classe naïve, se divisera très vite sur cette question.

Philippe Buchez, fondateur du mouvement coopératif français, du journal l’Atelier (l'un des grands ancêtres de la presse socialiste), et initiateur du mouvement social chrétien, adhère pendant quelques années au saint-simonisme. Il s'en détache, en 1829, devant la tournure sectaire que prend le saint-simonisme sous Enfantin.

Puis, tandis qu'Enfantin devient un membre important du courant libéral en France, Saint-Amand Bazard évolue vers un socialisme collectiviste.

Pierre Leroux se rallie au saint-simonisme, dont il se sépare en 1831, en même temps qu'Alexandre Bertrand. Le journal Le Globe, qu'ils fondent en 1824, sera pendant plusieurs années l'organe des saint-simoniens. Constantin Pecqueur s'éloignera aussi du saint-simonisme du fait de la dérive sectaire d'Enfantin.

Le fait que le saint-simonisme soit une doctrine à établir « par en haut » lui a permis d'être reprise par des dirigeants autoritaires, comme Napoléon III. Celui-ci avait écrit Extinction du paupérisme (1844), et par la suite il eut pour conseiller économique Michel Chevalier, connu pour ses idées saint-simoniennes.[14][15]

« L'école saint-simonienne célébra sur le mode dithyrambique la force productive de l'industrie. Elle confondit les forces créées par l'industrie avec cette industrie, c'est-à-dire avec les conditions d'existence présentes de ces forces.  » « Ce fut le premier appel fait aux hommes pour émanciper leur industrie du lucre et concevoir l'industrie moderne comme une période de transition. Les saint-simoniens ne s'en tinrent d'ailleurs pas à cette interprétation. Ils allèrent jusqu'à attaquer la valeur d'échange, l'organisation de la société actuelle, la propriété privée. Ils mirent l'association à la place de la concurrence. Mais l'erreur initiale se vengea d'eux. Cette confusion les entraîna dans l'illusion qui leur fit prendre le sordide bourgeois pour un prêtre; pis encore, après les premières luttes extérieures, ils retombèrent dans la vieille confusion (illusion); mais cette fois, quand ce contraste entre les deux forces qu'ils avaient confondues se manifesta justement dans la lutte, ils sombrèrent dans l'hypocrisie. Leur glorification des forces productives de l'industrie devint la glorification du bourgeois, et M. Michel Chevalier, M. Duvergier, M. Dunoyer se sont eux-mêmes cloués au pilori, entraînant avec eux le bourgeois, devant toute l'Europe — où les œufs pourris que l'histoire leur lance à la figure se muent, encore par la magie du bourgeois, en œufs d'or : l'un a conservé les vieilles phrases, mais en leur donnant le contenu du régime bourgeois d'aujourd'hui; le deuxième pratique lui-même le sordide commerce en grand et préside à la prostitution des journaux français; tandis que le troisième est devenu l'apologiste le plus enragé de l'ordre actuel et surpasse en impudence (inhumanité) tous les économistes français et anglais d'antan. » [16]

4.5 Féminisme[modifier | modifier le wikicode]

En portant au cœur de sa doctrine la « question femme », le saint-simonisme participe au regain de féminisme qui se produit au cours des années 1830.[17] Héritières de Saint-Simon, Claire Bazard, Cécile Fournel et Marie Talon sont au sommet de la hiérarchie du mouvement. Beaucoup d'autres s'y engagent : Eugénie Niboyet, Suzanne Voilquin, Désirée Véret, Marie-Reine Guindorf, Elisa Lemonnier, Pauline Roland[18]… Le soupçon d'immoralisme flotte sur le mouvement, la « femme libre » étant rapidement assimilée à la femme publique : c'est une des raisons invoquées par les autorités publiques pour intenter un procès au mouvement saint-simonien.

Ces femmes tenteront de profiter de l'enthousiasme révolutionnaire de 1848 pour tenter de faire avancer leurs droits. Mais elles seront vite réduites au silence.

C'est grâce aux appuis de saint-simoniens, notamment François Barthélemy Arlès-Dufour, que Julie-Victoire Daubié, future journaliste économique, peut être la première femme à se présenter, avec succès, au baccalauréat à Lyon en 1861.

Le père de Rosa Bonheur était influencé par le saint-simonisme,

4.6 Dispersion professionnelle[modifier | modifier le wikicode]

Qu'ils soient passés par Ménilmontant ou non, les saint-simoniens se retrouvent vite dans de nombreux projets d'ingénierie, qui vont transformer certains en simples capitalistes, voire politiciens conservateurs :

Enfantin est directeur de la compagnie de chemin de fer Paris-Lyon-Méditerranée dès sa création, ainsi que de la Compagnie générale des eaux.

4.7 Colonialisme[modifier | modifier le wikicode]

Certains saint-simoniens partirent en Algérie ou en Égypte participer à divers projets de développement de l’industrie ou de la technique. De fait, cela s'inscrit dans les intérêts du colonialisme français, même si certains étaient animés d'un sincère philanthropisme (mise sur pied d’écoles d’ingénieurs en Égypte...).

Prosper Enfantin obtient du gouvernement de Louis-Philippe une mission officielle en Algérie, et publie en 1843 un ouvrage en deux volumes sur la colonisation de l'Algérie. Certes, Enfantin ne partage pas les méthodes ultra violentes du général Bugeaud, et les dénonce dans le journal L'Algérie en 1844. Mais il accompagne néanmoins la présence française et propose un programme d'équipement. Si L'Algérie cesse de paraître en 1846, des saint-simoniens comme Carette ou Warnier continuent à considérer l'Algérie comme un terrain d'expérimentation. C'est un saint-simonien de formation, Urbain, qui conseillera Napoléon III sur sa politique arabe.

Dans les années 1880 et fondé le cercle Saint-Simon, qui entendait « maintenir et étendre l'influence de la France par la propagation de sa langue ».

5 Postérité[modifier | modifier le wikicode]

Charles Fourier écrit en 1831 un pamphlet intitulé Pièges et charlatanisme des sectes Saint-Simon et Owen.

Pierre Leroux, ancien saint-simonien, écrit en 1848 : « L’erreur de Saint-Simon a consisté à appeler industriels ces capitalistes et industrie le capital. »[19]

La connaissance précise que Marx avait de l'œuvre de Saint-Simon est attestée par la longue critique rédigée contre l'ouvrage de Karl Grün dans L'Idéologie allemande. Dans le Capital, Marx écrit : « C’est seulement dans son dernier ouvrage Le nouveau christianisme que Saint-Simon se présente directement comme le porte-parole de la classe laborieuse. »

Le saint-simonisme ayant pris naissance avant que la lutte de classe ne fasse naître des idéologies très antagoniques, il a eu une postérité très diffuse et a été revendiqué par des milieux très différents.

  • En France, le saint-simonisme a marqué durablement les grands corps techniques d'État (Polytechnique, Mines...). De nombreux saint-simoniens ont participé à la construction de réseaux de chemin de fer au 19e siècle, en France et à l’étranger.[20]
  • La création de banques de dépôt au 19e siècle a été d’inspiration saint-simonienne, comme le Crédit lyonnais d’Henri Germain ou la Société générale.
  • Le positivisme d'Auguste Comte, proche de Saint-Simon, a aussi eu une influence durable, que l'on retrouve sur le drapeau du Brésil (« ordre et progrès »), parmi les Jeunes Turcs...
  • Certains décembristes connaissaient ses idées, dont Mikhaïl Lounine.
  • Saint-Simon a eu sa statue à Moscou pendant la période soviétique, à côté de celle de Lénine.
  • Saint-Simon est une des rares personnalités à avoir été célébrées durant la guerre froide, à la fois par les États-Unis, en tant que héros de l’indépendance américaine, et par les soviétiques pour son influence sur Marx.

Dans la période contemporaine, on peut considérer certains courants optimistes technophiles et ne prenant pas en compte la lutte des classes comme des successeurs du saint-simonisme : Venus Project...

6 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

  1. 1,0 et 1,1 Olivier Pétré-Grenouilleau, Saint-Simon : l’utopie ou la raison en actes, Paris, Payot, , 512 p. (ISBN 9782228894333, lire en ligne).
  2. Henri Gouhier, La jeunesse d'Auguste Comte et la formation du positivisme, I, Sous le signe de la liberté, II, Saint-Simon jusqu'à la Restauration, III, Auguste Comte et Saint-Simon, Vrin, 1933-1941, p. 352
  3. Saint-Simon et le saint-simonisme, PUF, 1999.
  4. Œuvres de Saint-Simon & d'Enfantin, vol. 1-2, Paris, Édouard Dentu, 1865
  5. Thierry Coronelle, « Les jeux de la révolution », sur cartes.over-blog.org, (consulté le 9 août 2017).
  6. Chant des Industriels sur Gallica
  7. André Piettre, Histoire de la pensée économique et des théories contemporaines, Paris, Thémis, 1966.
  8. Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, , 512 p. (ISBN 978-2-213-68338-6, lire en ligne), « L’asservissement de la Loi au Nombre »
  9. Pierre Musso, L'actualité du saint-simonisme, colloque de Cerisy PUF, 2004
  10. Paris revisité, Les moines saint-simoniens de Ménilmontant
  11. Cette expression est employée dans les Annales de la Jaune et la Rouge.
  12. https://gallica.bnf.fr/anthologie/notices/00092.htm Une prise d'habit saint-simonien à Ménilmontant au 19e siècle (1832), sur le site Gallica.
  13. Demain les révolutions ! Utopies et anticipations révolutionnaires. Anthologie présentée par Philippe Éthuin. 2018
  14. Éric Anceau, Napoléon III, un Saint-Simon à cheval, Librairie Jules Tallandier, , 750 p. (ISBN 978-2-84734-343-4 et 2-84734-343-1).
  15. Jean Sagnes, Napoléon III : Le parcours d’un saint-simonien, Sète, Éditions Singulières, , br., 607 p., 16,5 × 23,5 cm (ISBN 978-2-35478-016-6 et 2-35478-016-8, OCLC 470608444, notice BnF no FRBNF41278333, SUDOC 123050073, présentation en ligne, lire en ligne [PDF]) (consulté le 9 mai 2018)
  16. Karl Marx, A propos du Système national de l'économie politique de Friedrich List, 1845
  17. Podcast France Culture, Encore un effort pour être saint-simoniennes !, 2018
  18. Cf. Michèle Riot-Sarcey, ouvrage cité à partir de la page 26.
  19. Pierre Leroux, De la ploutocratie, 1848
  20. J.-P. Callot, « Les polytechniciens et l’aventure saint-simonienne », annales.org.