Intérêt général
L'intérêt général est ce qui est dans l'intérêt de toute une population, ou de la majorité d'entre elle. C'est une notion qui soulève de nombreux débats philosophiques et surtout politiques.
1 Définir l'intérêt général[modifier | modifier le wikicode]
Une des premières questions qui se pose est celle de comment le connaître. La réponse la plus pragmatique est sans doute de répondre que c'est le fruit de ce qui est décidé démocratiquement. Cependant plusieurs raisons peuvent faire que la décision d'un pouvoir démocratiquement élu ne coïncide pas avec l'intérêt général.
Premièrement, la décision peut être basée sur des analyses fausses, d'un point de vue factuel ou scientifique.
Ensuite, se pose la question de l'échelle que l'on considère comme le « général ». Une corporation peut prendre une décision favorable aux intérêts de ses membres mais nuisible à l'intérêt de la population générale. Une mairie peut être tentée de prendre des décisions dans l'intérêt de ses citoyens, mais contraire à l'intérêt de la région ou de l'État. Un pays peut prendre une décision contraire aux intérêts de l'humanité.
C'est parce que l'humanité est divisée en classes sociales et en nations rivales que l'intérêt général est pour l'instant essentiellement une fiction.
A l'échelle internationale, aucune force tangible ne le défend actuellement. Certains groupes idéalistes ont mis ou mettent en avant une identité de citoyens du monde, mais le nationalisme est tellement fort qu'ils sont cantonnés à la marginalité. Pendant plusieurs décennies les trois internationales ouvrières ont revendiqué de représenter, à travers les intérêts des exploités et des opprimés, l'intérêt général de l'humanité. Mais le mouvement ouvrier a connu un net recul à la fin du 20e siècle.
A l'échelle nationale, chaque bourgeoisie se drape dans l'idéologie de la défense de l'intérêt général assimilé à l'intérêt national. C'est un aspect fondamental de l'hégémonie idéologique, permettant de nier la division de la société en classes, ou en l'articulant avec la méritocratie : s'il y a des distinctions sociales, elles ne sont dues qu'à des différences de mérite individuel.
2 Capitalisme et intérêt général[modifier | modifier le wikicode]
Les économistes dominants justifient le capitalisme en assurant que la concurrence des entreprises pour le profit aboutit, globalement, à plus de prospérité pour l'ensemble de la population. Pour le dire de façon imagée, la main invisible s'occupe de l'intérêt général.
En réalité, malgré un très lent ruissellement sur du temps long, le capitalisme provoque des inégalités sociales béantes, et même les morts évitables de millions de personnes. Régulièrement, le fonctionnement même du capitalisme provoque des crises qui ont des effets sociaux dévastateurs. Ce système implique également la liberté des patrons d'employer et de licencier, et donc la précarité pour les prolétaires, ballotés entre emploi surexploité et chômage.
Sur le plan écologique, le capitaliste individuel n'a que faire des pollutions que son activité génère (externalités). Malgré des réglementations des États, celles-ci viennent toujours a posteriori, et sont souvent bien insuffisantes, comme c'est le cas de façon dramatique sur la question de la biodiversité et du changement climatique.
Le capitalisme permet en revanche à une poignée de milliardaires de vivre comme des demi dieux.
Ce système ne peut donc clairement pas être décrit comme poursuivant l'intérêt général, mais essentiellement comme celui des capitalistes. Dans le meilleur des cas, lorsque le rapport de force est important, on peut dire que les régulations des États introduisent une dose d'intérêt général au milieu d'un droit structurellement bourgeois.
3 Sens civique[modifier | modifier le wikicode]
On peut parler de sens civique, ou de civisme, pour désigner une mentalité qui se préoccupe de l'intérêt général. Le terme a la même racine que « citoyen », qui dénote l'appartenance à une « cité », et qui a été étendu, lors de la révolution française, à la qualité de « citoyen d'une Nation ».
Cela peut s'opposer de façon progressiste à des corporatismes étroits.
Mais à l'inverse, des courants nationalistes réactionnaires ont mis en avant des idéologies appelées « corporatistes » pour prôner des intérêts communs aux patrons et aux ouvriers, et pour mieux combattre les syndicalistes et socialistes accusés de division.
Étant donné que la négation de la lutte des classes permet à l'idéologie bourgeoise de dominer, le mouvement ouvrier est obligé de contester l'aspect hypocrite du citoyennisme prôné par les gouvernements capitalistes.
La lutte des classes peut conduire les travailleur·ses à développer une solidarité et une conscience de classe, qui pour être complète doit dépasser les corporatismes entre différentes branches de métier, les clivages entre immigré·es et natif·s, etc. Cela ne se fait pas spontanément, et doit être forgé par des militant·es socialistes.
Le discours idéologique des socialistes va donc dans le sens d'une sorte de sens civique à l'échelle de la classe, qui s'oppose partiellement au sens civique dominant, mais qui pourrait devenir un réel sens civique dans une société sans classe.
Parlant de sens communautaire dans un sens proche, Kautsky écrivait :
« Il y a des socialistes qui croient que les conditions psychiques du socialisme n'existent pas encore, dans la mesure où elles supposent un sens communautaire élevé que les ouvriers n'ont pas encore atteint.
Il est certain qu'un sens communautaire plus fort serait très utile aujourd'hui. Mais si le début de la socialisation en dépendait, la socialisation serait mal engagée. (...) La lutte des classes crée certainement un fort sentiment de solidarité parmi les ouvriers eux-mêmes. Mais elle court le danger constant de dégénérer en (...) solidarité de corporation. (...)
Nous ne devons pas oublier que les ouvriers d’aujourd’hui sont incapables d’échapper entièrement à l’influence des modes de pensée capitalistes, qui pénètrent toute la société. (...)
Cela ne doit cependant pas nous décourager. Ce n’est qu’un encouragement à organiser la socialisation de telle manière qu’elle puisse fonctionner sans un véritable sens communautaire, tout en encourageant le développement de ce dernier. Nous devons donner à la socialisation des formes qui feront appel à l’intérêt personnel, pas seulement à l’intérêt financier, mais à l’intérêt pour plus de pouvoir et de liberté. La socialisation doit être organisée de telle manière que tous ceux qui sont engagés dans les entreprises socialisées aient intérêt à leur prospérité. »[1]
4 Historiographie[modifier | modifier le wikicode]
La notion d'intérêt général est formulée pour la première fois par Aristote dans sa Politique[2], pour qui « le bien en politique, c’est la justice, c’est-à-dire l’intérêt général ».
L'expression « intérêt général » semble être apparue au milieu du 16e siècle sous la plume des juristes et hommes d’État[3].
En 1791, le député Isaac Le Chapelier, à l'origine de la loi supprimant les corporations de métier médiévales et qui porte son nom, affirme : « Il n'y a plus de corporations dans l'État ; il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu et l'intérêt général »[4]. De fait, la notion d'intérêt général est centrale dans l'idéologie républicaine française.
Parfois, on oppose - un peu caricaturalement - deux visions :
- Le common good (ou common wealth) anglo-saxon, qui serait défini de façon utilitariste comme la somme des bonheurs individuels.
- L'intérêt public français qui prétend être « quelque chose de plus ambitieux que la somme des intérêts individuels », une finalité à laquelle l'individu est censé se soumettre. [3]
Dans le droit français, l'intérêt général et l'utilité publique sont des notions codifiées, qui permettent à l'État de prendre un certain nombre de décisions en outrepassant des éventuelles résistances locales / sectorielles.
5 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
- ↑ Karl Kautsky, The Labour Revolution, June 1922
- ↑ Aristote, Politique, Livre III, chap. XII, 1282 b 16-18.
- ↑ 3,0 et 3,1 Julien Broch, « L'intérêt général avant 1789. Regard historique sur une notion capitale du droit public français », Revue Historique de Droit Français et Étranger, no 1, janvier-mars 2017, p. 59-86 (ISSN 0035-3280)
- ↑ Le Chapelier, Le Moniteur universel, t. 8, p. 661, cité par Pierre Rosanvallon, L'État en France de 1789 à nos jours, source.