Individualisme
L'individualisme est la tendance à privilégier les droits ou la valeur de "l'individu" face "au groupe". Cela désigne aussi les courants de pensée qui défendent cette tendance. Le sens de l'individualisme ne peut être jugé de façon générale et métaphysique, car il n'est pas le même selon les périodes, selon le développement de l'individualité elle-même, et selon les forces qui le portent et l'objectif qu'elles se donnent.
1 Généralités[modifier | modifier le wikicode]
L'individualité n'existe pas dans la plupart des espèces vivantes, est perceptible chez certains animaux, et se développe de façon notable dans l'espèce humaine. Mais aucun individu ne naît tout fait, il se développe en fonction de la société dans laquelle il se situe. L'individualité a une histoire sociale, et par conséquent il en va de même pour l'individualisme. Cette histoire sociale peut être étudiée par la méthode du matérialisme historique.
2 Historique[modifier | modifier le wikicode]
2.1 Premières sociétés[modifier | modifier le wikicode]
La différenciation des individus était nécessairement faible dans les premières sociétés humaines. Dans le communisme primitif, le groupe était primordial, car la division du travail n'existait pas, excepté entre le groupe des hommes et le groupe des femmes. Les activités étant quasiment toutes communes, le développement d'individualités différenciées était très limité.
L'apparition des premières sociétés de classe marque une rupture. Pour une minorité, qui accapare le surproduit social, l'usage du temps libre pour exercer des activités différentes, et de plus des activités libres, permet le développement d'une individualité. On a commencé à retenir à travers l'histoire le nom de rois (Gilgamesh, Khéops...).
2.2 Sociétés esclavagistes[modifier | modifier le wikicode]
Dans les sociétés esclavagistes comme celles de l'Antiquité européenne, l'individualité est bridée chez les esclaves, tandis qu'elle peut s'épanouir chez les citoyens libres. C'est ce qui a fait entrer dans l'histoire un plus grand nombre d'individus particuliers (chefs, poètes, philosophes...).
2.3 Bourgeoisie et individualisme[modifier | modifier le wikicode]
2.3.1 Entre libéralisme et nationalisme[modifier | modifier le wikicode]
La bourgeoisie a réalisé plusieurs tendances. D'un côté elle a défendu un certain individualisme : droits protecteurs de l'individu face à l'arbitraire du pouvoir aristocratique, droits et légitimité de l'accumulation individuelle... De l'autre coté, elle a aussi conduit à la création de nouvelles "communautés" : la Nation ou le Peuple... Dans les deux cas, elle a eu un rôle progressiste et révolutionnaire face à la minorité aristocratique.
Cependant ces deux tendances sont devenues l'une comme l'autre réactionnaire au fur et à mesure que le capitalisme s'est développé et qu'il a engendré une classe exploitée. Le Peuple et la Nation sont devenus des concepts souvent utilisés pour nier la lutte de classe, et l'individualisme bourgeois est devenu une façon de défendre uniquement la liberté de la minorité possédante. Car pour la majorité prolétaire, l'individualisme devenait de plus en plus hors de portée.
L'idéologie dominante dans les conditions classiques du capitalisme (démocratie bourgeoise) est une variante de libéralisme, dans laquelle la "liberté" est opposée à "l'égalité", et la seule égalité affirmée est une égalité des droits et une égalité des chances.
2.3.2 Contre les socialistes et les « partageux »[modifier | modifier le wikicode]
Les idéologues bourgeois cherchent à justifier l'égoïsme et la domination de classe, et dépeignent le socialisme comme un régime écrasant la liberté individuelle sous le poids d'une masse médiocre, au besoin par un État totalitaire selon la vision.
Les inégalités de richesses étant dues aux différences de mérite, l'intervention des masses (ou de l'État sous la pression des masses) pour redistribuer est dénoncée comme un empiètement tyrannique sur la liberté des riches.
Par exemple, le libéral Schulze-Delitzsch écrivait :
« L'individu n'a même pas le droit de former des projets, de songer à des entreprises personnelles ; c'est là un monopole exclusif de l’État; seul l'État est entrepreneur; le pays entier n'est qu'une immense caserne d'ouvriers, où chacun fait, en vertu de dispositions réglementaires, le travail de sa journée, et reçoit, d'après une autre réglementation, la rémunération accordée pour ses besoins. Existence sans souci, nous le voulons bien, mais assurément sans joies d'aucune sorte ! Car la plus grande joie de l'homme, celle qui découle de nos actes mêmes, comment la sentirait-il, celui à qui il serait interdit d'accomplir sa destinée et de recueillir les fruits de son labeur ? On aura certes donné le coup de grâce à la libre concurrence, à l'industrie privée, mais en même temps, on aura détruit ce vaste et grandiose spectacle du commerce, on aura brisé les relations naturelles qui lient les hommes entre eux [...], on aura ravi à l'individu ce qui ennoblit sa carrière, rend attrayant son travail, tout ce qui pour l'ouvrier adoucit les peines de son labeur quotidien.»[1]
2.3.3 Possibilité d'affirmation des individus[modifier | modifier le wikicode]
L'individualité ne doit pas être opposé de façon binaire avec une vie communautaire très large. Il y a tout un continuum de possibilités, et de modalités d'interactions (quel degré d'intimité, la sociabilité est-elle choisie ou subie par tradition, etc.).
Dans une certaine mesure, le développement du confort moderne, en se démocratisant, permet à davantage de personnes d'affirmer leur individualité. Il y a des pressions étouffantes dans les injonctions des sociétés traditionnelles à vivre tous·tes en famille élargie (avec plusieurs générations sous le même toit), à maintenir une bonne réputation dans un village quel que soit le degré de conservatisme qui y règne, etc. Au cours des 20e et 21e siècles, on a vu une tendance vers la famille nucléaire au lieu de la famille
Les études sociologiques montrent que plus on en est riche, plus on passe de temps avec des amis, et moins on passe de temps avec sa famille et ses voisins,[2] ce qui peut être vu comme un privilège de pouvoir choisir ses relations. En revanche pour les grandes familles bourgeoises (voire aristocratiques), il y a encore une pression forte à fréquenter son milieu (rallyes, mariages arrangés...).
Dans le même temps, il est aussi démontré que les riches sont, proportionnellement, moins généreux.[3][4]
Mais ces deux aspects (affirmation individuelle et égoïsme bourgeois), qui se chevauchent dans les conditions de nos sociétés capitalistes, ne doivent pas être nécessairement présentées comme inséparables. Une société socialiste moderne dépasserait ce faux dilemme.
La famille type des États-Unis s'imagine être un horizon indépassable (Publicité de 1959)
Il serait réactionnaire de nier que les modèles familiaux plus resserrés peuvent offrir un certain bien être et que les familles souches et communautaires peuvent être oppressantes.
3 Socialisme et individualisme[modifier | modifier le wikicode]
Le mouvement communiste révolutionnaire n'a pas pour rôle d'établir une société pré-conçue, mais de pousser au développement jusqu'au bout de la lutte pour l'auto-émancipation des travailleur·ses, qui, si elle est complète, doit aboutir à une société sans classe, réellement démocratique. Si ce mouvement aboutit, ce ne peut être qu'en étant le fruit d'une très large majorité de volonté individuelles libres, qui estimeront qu'elles ont tout à y gagner.
3.1 Individualisme de quelle classe ?[modifier | modifier le wikicode]
Si l'on considère que la richesse de la minorité capitaliste n'est pas légitime, mais provient de l'exploitation, son individualisme n'est pas légitime.
Les hommes et femmes qui composent le mouvement ouvrier ont droit également à l'épanouissement de leur individualité. Et pour cet épanouissement, il faut des conditions matérielles, comme un revenu suffisant et du temps libre.
Le communisme est nécessaire à la réalisation du meilleur potentiel des individus. C'est ce qui faisait dire à Marx dans le Manifeste communiste que dans la société à venir, « le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous »
3.2 Collectivisme comme arme[modifier | modifier le wikicode]
Or, pour obtenir des conditions matérielles, les travailleur·ses ont besoin d'action collective. Sur leur lieu de travail, ils et elles sont souvent déjà de fait unis, et ce qui les oppose aux salarié·es des autres entreprises, c'est uniquement l'intérêt des patrons et l'organisation concurrentielle de la société. Cette concurrence engendre une concurrence entre travailleur·ses, et donc inégalités, chômage...
Organiser le travail en commun à l'échelle de l'humanité n'est certes pas une évidence. Paradoxalement, c'est pourtant davantage viable aujourd'hui que dans les sociétés de classes pré-industrielles. Car si les aspirations collectivistes s'y exprimaient, il n'existait pas les conditions techniques et socio-économiques pour que ces mouvements puissent aboutir à des communautés collectivistes locales qui soient viables.
Mais avec le potentiel des techniques modernes (d'une productivité sans précédant), il est tout à fait concevable de mettre en place une organisation du travail souple (peu exigeante sur les individus) et efficace (donnant beaucoup aux individus). C'est pourquoi les travailleur·ses ont également intérêt à mettre en place une forme de collectivisme économique.
Évidemment la lutte syndicale, et a fortiori la lutte communiste, comporte des risques (répression, perte de salaire pour grève...), qui font que l'intérêt individuel d'un salarié relativement bien situé peut ne pas être à l'engagement. Mais l'intérêt supérieur de l'individu ouvrièr·e, en dépassant cette opposition apparente/immédiate (il y a ici un dilemme du prisonnier), est à la lutte socialiste.
3.3 Une fausse opposition[modifier | modifier le wikicode]
Le communisme n'implique donc pas un combat contre l'individualisme en soi, et de nombreux militant·es l'ont souligné.
Face à la critique de Max Stirner, précurseur de l'anarchisme individualiste, Marx et Engels répondaient :
« Le communisme est pour [Stirner] proprement incompréhensible, parce que les communistes, loin de prôner l’égoïsme contre le dévouement, ou le dévouement contre l’égoïsme, loin de prendre cette contradiction sur le plan théorique, sous sa forme sentimentale ou sous sa forme idéologique, transcendantale, démontrent au contraire son origine matérielle, ce qui la fait du même coup disparaître. Les communistes ne prêchent d’ailleurs pas de morale du tout, ce que Stirner, lui, fait le plus largement du monde. Ils ne posent pas aux hommes d’exigence morale : Aimez-vous les uns les autres, ne soyez pas égoïstes, etc. ; ils savent fort bien au contraire que l’égoïsme tout autant que le dévouement est une des formes, et, dans certaines conditions, une forme nécessaire de l’affirmation des individus. Les communistes ne veulent donc nullement, comme saint Max le croit (...), abolir l’ « homme privé » au profit de l’homme « général », l’homme qui se sacrifie. »[5]
Trotski a par ailleurs répondu à une attaque récurrente de l'anti-communisme : « Le but ultime du bolchevisme est-il de reproduire la ruche ou la fourmilière dans la vie humaine? » :
« [La question] est injuste pour les insectes comme pour l'homme. [...] Les soviets n'ont absolument pas pour tâche de mettre sous contrôle les forces morales et intellectuelles de l'homme. Au contraire, à travers le contrôle de la vie économique ils veulent libérer chaque personnalité humaine du contrôle du marché et de ses forces aveugles. [...] Quand trois ou quatre heures de travail quotidien suffiront à satisfaire généreusement tous les besoins matériels, chaque homme et chaque femme aura vingt heures restantes, libres de tout «contrôle». Les questions d'éducation, de perfectionnement du corps et de l'esprit de l'homme, occuperont le centre de notre attention. Les écoles philosophiques et scientifiques, les tendances opposées dans la littérature, l'architecture et l'art en général, seront pour la première fois d'une importance vitale non seulement à une couche supérieure, mais à toute la masse de la population. Libérée de la pression des forces économiques aveugles, la lutte des groupes, les tendances et les écoles va prendre un caractère profondément idéal et désintéressé. Dans cette atmosphère la personnalité humaine ne va pas se tarir, mais au contraire pour la première fois atteindre un plein épanouissement. »[6]
D'autres auteurs non marxistes ont exprimé cette perspective d'une humanité dépassant l'individualisme bourgeois, et permettant un individualisme supérieur. C'est le cas d'Oscar Wilde dans L'Âme humaine et le socialisme. Il y insiste également sur l'aliénation des bourgeois, bien qu'il l'exagère sans doute.[7]
« Abolissons la propriété privée, et nous aurons alors le vrai, le beau, le salutaire individualisme. »
4 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
- ↑ Schultze-Delitsch, Cours d'économie politique à l'usage des ouvriers et artisans, 1874
- ↑ The Washington Post, The social lives of rich people, explained, 2016
- ↑ Daily Geek Show, La science l’a démontré : les pauvres sont plus généreux que les riches, 8 juillet 2018
- ↑ Olivier Bouba-Olga, Qui sont les plus généreux : les riches ou les pauvres ?, 7 mai 2008
- ↑ K. Marx - F. Engels, L'idéologie allemande, 1845
- ↑ Trotski, Family Relations Under the Soviets, 1932
- ↑ Oscar Wilde, L’Âme humaine sous le régime socialiste, 1906