Égalité des chances
L'égalité des chances est un terme beaucoup utilisé dans les discours politiques, mais assez difficile à définir, et qui recouvre beaucoup d'enjeux idéologiques.
Dans la sphère anglo-saxonne, on parle de « equal opportunity », et pour cette raison on trouve aussi l'expression « égalité des opportunités » comme terme plus ou moins synonyme.
1 Entre libéralisme et socialisme[modifier | modifier le wikicode]
1.1 Libéralisme des origines[modifier | modifier le wikicode]
Le libéralisme a d'abord été un courant politique bourgeois qui s'est opposé à l'arbitraire des monarchies, que ce soit sur le plan politique ou économique. Dans le féodalisme européen, même tardif, seuls les nobles pouvaient occuper certains postes de pouvoir, et l'accès à certains métiers était très réglementé (corporations...). Dans un sens large, « l'égalité des chances » était extrêmement réduite.
Les mouvements libéraux et démocrates bourgeois luttaient de fait pour une plus grande égalité des chances, et se concentraient surtout l'égalité devant la loi. Mais ces courants véhiculaient souvent l'idée que cette égalité entre citoyens irait globalement de pair avec une égalité sociale, d'autant plus que les grandes fortunes de l'époque étaient concentrées dans la noblesse (on pouvait donc penser que la concentration des richesses était avant tout le fruit de privilèges légaux). Par exemple le républicanisme originel avait la conviction que le fruit de son combat serait une république de petits propriétaires libres.
Progressivement et révolutionnairement, cette égalité devant la loi a été obtenue dans des pays de plus en plus nombreux, à commencer par l'Europe occidentale. Mais dans cette Europe occidentale, le développement du capitalisme a en parallèle fait apparaître un nouveau phénomène : la concentration des richesses par la bourgeoisie (industrielle, bancaire...). L'égalité devant la loi cohabite, et aujourd'hui plus que jamais, avec une inégalité des richesses de plus en plus insupportable.
1.2 Critiques sociales[modifier | modifier le wikicode]
Les idéologues de la bourgeoisie défendent l'idée que dans le système actuel la richesse récompense le mérite (le travail, l'ingéniosité...). Donc les inégalités de richesse ne sont pas injustes.
En face, de plus en plus de penseurs se sont mis à dénoncer le fait qu'il n'y avait pas réellement « d'égalité des chances ». Le mouvement ouvrier et socialiste, bien sûr, mais également des réformateurs bourgeois progressistes trop honnêtes pour nier l'évidence. Au 19e siècle, celle-ci était particulièrement frappante, notamment du fait de l'absence d'accès à l'instruction pour les masses populaires.
Avec le développement progressif de réformes sociales et de services publics, les défenseurs du capitalisme ont assuré que le problème tendait à être réglé. L'éducation, notamment, est vantée comme un système permettant le tri des élèves en fonction du seul mérite scolaire. Les critiques vont souligner l'immensité de ce qui reste d'inégalité des chances : la barrière financière lorsque l'éducation n'est pas gratuite, le bagage culturel qui est transmis à la maison et non à l'école, la différence de moyens entre écoles... Par ailleurs le succès scolaire ne garantit pas le succès économique et vice-versa (un rejeton nullissime peut quand même hériter de l'entreprise de son père).
L'égalité des chances est donc devenue, sous le capitalisme, un enjeu idéologique fort. Le développement de la sociologie n'a fait que confirmer l'ampleur des mécanismes de reproduction sociale (maintien des classes sociales au sein des générations), ce qui n'empêche pas l'idéologie dominante de parvenir à ignorer ou neutraliser ces faits solidement établis.
1.3 Divergences dans le libéralisme[modifier | modifier le wikicode]
Face à ces critiques, le libéralisme va globalement se diviser en deux attitudes opposées :
- une volonté de prendre des mesures (étatiques) pour corriger les inégalités des chances,
- une réaction contre toute intervention de l'État, un déni des problèmes d'inégalité des chances.
La tendance réactionnaire est surtout représentée par ceux qui ont mis l'accent sur le libéralisme économique : tenants de l'école autrichienne, du néolibéralisme... Ainsi Friedrich Hayek écrit : « il y a toutes les différences du monde entre traiter les gens de manière égale et tenter de les rendre égaux. La première est une condition pour une société libre alors que la seconde n'est qu'une nouvelle forme de servitude »[1]. Ces libéraux mettent en avant l'égalité en droit qui serait une égalité de moyens, face à l'erreur de vouloir une égalité de résultat, l'égalité matérielle.[2]
En quelque sorte, on peut dire que la mise en avant de l'égalité en droit était progressiste lorsque les premiers libéraux la brandissaient contre des inégalités en droit totalement arbitraires, mais devient réactionnaire lorsque des néolibéraux se crispent sur l'égalité en droit pour l'opposer à toute adaptation du droit à vocation sociale. Comme cette volonté d'adaptation du droit a tendance à progresser et à devenir majoritaire dans certains cas, ces libéraux ont tendance à se méfier de la démocratie (cf. la position de Hayek préférant la dictature « néolibérale » de Pinochet à un régime social-démocrate).
A l'inverse, d'autres libéraux acceptent la nécessité d'intégrer des mesures sociales, même s'ils sont très divers. On peut citer par exemple libéralisme égalitaire de John Rawls, qui a eu une certaine influence avec son « voile d'ignorance » qui souligne la nécessité d'une égalité des chances complète. Souvent ces libéraux ont au contraire plus tendance à partir du libéralisme politique, et à développer sur les conditions concrètes qui permettent une liberté réelle. Cela les rapproche du socialisme dans un sens modéré. Comme par ailleurs beaucoup de socialistes réformistes ont convergé vers le libéralisme en abandonnant le marxisme, on peut parler de social-libéralisme comme synonyme.
2 Vision marxiste[modifier | modifier le wikicode]
2.1 Injustice capitaliste[modifier | modifier le wikicode]
D'un point de vue marxiste, l'inégalité des chances (via la reproduction sociale notamment) est une évidence, mais elle n'est pas le fondement de l'inégalité sociale. En effet, l'exploitation patronale est elle-même un processus injuste qui conduit à une extorsion injuste de survaleur aux salarié·es (et aux pays dominés via les mécanismes impérialistes). La naissance du capitalisme s'est faite par des processus injustes d'accumulation primitive du capital (par les enclosures, la colonisation...), qui ont conduit à des conditions de départ permettant à quelques bourgeois de devenir les maîtres des grands moyens de production. Mais même si beaucoup de grandes familles capitalistes se maintiennent à travers les générations, la richesse des « nouveaux riches » n'est pas moins injuste.
Même si l'on supposait une (impossible) redistribution totale des cartes avec une nouvelle génération partant d'un même capital de départ, dans un cadre capitaliste les inégalités de richesses réapparaîtraient rapidement, et la reproduction sociale elle-même réapparaitrait. Il suffit d'un hasard ou d'une légère différence naturelle de capacité pour que l'un prenne la place sur un marché avant un autre, pour qu'il ait accumulé avant l'autre le capital suffisant permettant de dominer, etc. La concurrence capitaliste est en elle-même un système générateur d'injustice.
Pour les communistes, ceux qui mettent seulement en avant des mesures pour favoriser l'égalité des chances sont au pire des idéologues légitimant l'ordre établi, au mieux des idéalistes. Cela ne signifie pas qu'il ne faut pas soutenir le combat pour certaines de ces mesures ici et maintenant, mais qu'il faut avoir en tête que pour commencer à s'approcher d'une réelle égalité des chances, il faudrait des moyens matériels importants, qui ne peuvent s'obtenir que par une redistribution radicale des richesses, laquelle ne peut être faite que par l'expropriation des capitalistes.
2.2 Justice communiste[modifier | modifier le wikicode]
Karl Marx voulait s'appuyer sur des revendications pouvant devenir majoritaires et entamer une transformation de la société à partir du capitalisme, et non à partir d'un schéma d'utopie parfaite. Pour cette raison il considérait qu'il était impossible d'effectuer un saut sans transition vers une société communiste.
Il considérait par exemple probable que dans un premier temps, chacun·e recevrait une part du produit global de la société basée sur le temps de travail fourni.[3] Ce serait plus juste que le capitalisme, puisque cette mesure serait égale pour tou·tes et il n'y aurait plus de capitalistes qui accaparent les richesses sans travailler. En quelque sorte, ce qui est vanté dans la méritocratie serait enfin appliqué.
Mais Marx soulignait que ce serait encore une justice basée sur du droit bourgeois, entendant par là une conception qui traite toute personne comme un individu abstrait. Or, se baser de façon aveugle sur le temps de travail de chacun·e reproduit encore de nombreuses injustices, qui découlent de différences naturelles ou sociales entre individus.
« Mais un individu l'emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps (...) Ce droit égal (...) reconnaît tacitement l'inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels. (...)
D'autre part : un ouvrier est marié, l'autre non; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc. A égalité de travail et par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit donc effectivement plus que l'autre, l'un est plus riche que l'autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal. »[3]
En revanche il était convaincu qu'une telle société engagée dans le socialisme évoluerait d'elle-même vers une justice et une égalité plus complète :
« Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel, (...) quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! » »
On voit qu'une fois réglée la question de l'exploitation salariale, Marx évoquait deux paramètres pour aller vers plus d'égalité :
- un droit « non pas égal, mais inégal » pour compenser certaines inégalités,
- un développement de l'abondance tel qu'il supprime le besoin d'arbitrer (de faire du droit).
Le premier point est juste mentionné, mais depuis l'époque de Marx, des progrès sociaux partiels ont été faits sous le capitalisme dans ce sens (salaires ou impôts modulés en fonction des situations familiales, aménagements de postes de travail en fonction de handicaps...). Il est évident que les communistes soutiennent ce type de mesures.
La deuxième point garde toute sa pertinence. Dans une société sans classe avec une abondance relative (encadrée de façon à respecter les limites écologiques), de nombreux services publics pourraient être gratuits. Une part croissante de la production pourrait être en libre service pour la population sans aucune contrepartie en terme de temps de travail (par exemple, rendre les fruits et légumes open bar ne devrait pas engendrer de problème dans une société communiste). Il y aurait donc moins de nécessité d'introduire des différences de droits pour compenser des inégalités sociales, et les différences d'aptitudes entre individus se traduiraient de moins en moins par des différences de richesses, vision fondamentalement bourgeoise. Il n'y aura donc plus vraiment de sens à parler d'égalité des chances, puisque le bien être matériel ne serait plus conditionné à une « loterie ».
De même, la discrimination positive peut être un outil de lutte, mais n'aurait plus d'utilité dans une société débarrassée du sexisme et du racisme.
3 Éléments historiques[modifier | modifier le wikicode]
3.1 États-Unis des années 1900[modifier | modifier le wikicode]
Au début du 20e siècle, le mouvement socialiste se développait aux États-Unis, bien que beaucoup plus faible qu'en Europe.
Les représentants des partis bourgeois se sentaient donc obligés d'attaquer le socialisme. Par exemple, la la Plate-forme Nationale Républicaine de 1908 déclare que le socialisme représente « l'égalité de possession », tandis que le Parti Républicain défend « l'égalité des chances ». Roosevelt reprenait cette attaque dans ses discours.
Répondant à cela, le socialiste John Spargo assurait au contraire que le socialisme ne défendait « rien d'autre que l'égalité des chances ». Son ouvrage en défense du socialisme y fait beaucoup référence :
« L'éducation doit être totalement gratuite de la maternelle jusqu'à l'université, sans quoi l'égalité des chances ne peut être réalisée. (...)
Le socialisme n’implique en aucun cas la suppression de toutes les entreprises industrielles privées. Ce n’est que lorsque celles-ci manquent d’efficacité ou aboutissent à l’injustice et à l’inégalité des chances que la socialisation se présente. (...)
Le problème est d'assurer des chances égales de plein développement à tous ces individus diversement constitués et dotés, et, en même temps, de maintenir le principe d'obligations égales envers la société de la part de chaque individu. Tel est le problème de la justice sociale : assurer à chacun les mêmes opportunités sociales, obtenir de chacun la reconnaissance des mêmes obligations envers tous. Le principe fondamental de l’État socialiste doit être la justice ; aucun privilège ou faveur ne peut être accordé à des individus ou à des groupes d'individus. (...)
Le socialisme, au lieu d’être défini comme une tentative de rendre les hommes égaux, pourrait peut-être être défini plus justement et plus précisément comme un système social fondé sur les inégalités naturelles de l’humanité. Ce n’est pas l’égalité humaine, mais l’égalité des chances et la prévention de la création d’inégalités artificielles par les privilèges, qui sont l’essence du socialisme. »[4]
3.2 Contexte néolibéral[modifier | modifier le wikicode]
Depuis les années 1980, un discours de centre-gauche a pris de l'ampleur, que l'on pourrait qualifier de social-libéral, qui a apporté son renfort au néolibéralisme. Ce courant politique (en grande partie issu de la dérive à droite des anciens appareils social-démocrates) a abandonné l'idée de s'en prendre aux inégalités de richesse, et considère même qu'elles sont légitimes, à condition qu'il y ait une « égalité des chances ».
Ce discours souhaite s'en tenir à une égalité de moyens (et non de résultats), et pour cela met en avant certains facteurs qui défavorisent certaines couches sociales (par exemple le mépris de classe, le racisme ou le sexisme). Ils justifient alors de mettre en place certains mécanismes pour assurer une égalité des chances : de la discrimination positive, des impôts progressifs, des tarifications sociales, abolition de l'héritage pour les plus conséquents... Le terme est aussi utilisé dans le domaine de la justice climatique pour justifier que les pays ayant le plus émis de gaz à effet de serre (vieux pays impérialistes) aient plus de devoirs que les autres.
Souvent, ces penseurs ont préféré employer le terme « d'équité » (pour désigner l'égalité des chances, de moyens), plutôt que « d'égalité ».
Dans la pratique, comme ils accompagnent l'austérité dans les services publics (dont l'éducation), ils ne sont même pas capables d'améliorer significativement la mobilité sociale, laquelle ne peut de toute façon pas être significativement modifiée sans toucher à la structure de classe de la société.
4 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
Vidéos
- Chaîne Philoxime, L'égalité des chances, une idée radicale ? - Égalitarisme de la chance (TJ #5), Avril 2024
- Chaîne Philoxime, Le libéralisme égalitaire de John Rawls (TJ #4.1), Septembre 2018
Textes
- ↑ « Vrai et faux individualisme », Discours prononcé à University College Dublin, le 17 décembre 1945
- ↑ Pascal Salin, Libéralisme, Odile Jacob, 2000, p. 21-22
- ↑ 3,0 et 3,1 Karl Marx, Critique du programme de Gotha, avril 1875
- ↑ John Spargo, Socialism. A summary and interpretation of socialist principles, June 1906