Droit de tendance et de fraction
Le droit de tendance permet aux adhérents d'une organisation (parti, syndicat, association) de se constituer en tendance (ou « courant »), c'est-à-dire de se regrouper autour d'une ligne et d'une critique commune de la majorité de l'organisation, pour être mieux identifiés, faire progresser leurs idées et se présenter aux échéances internes, les congrès.
Le droit de fraction est similaire, sauf que l'on appelle généralement fraction une organisation plus structurée qu'une tendance, et qui peut s'exprimer publiquement, y compris en contradiction avec la ligne majoritaire.
1 Généralités[modifier | modifier le wikicode]
Suivant les organisations, les tendances ou les courants peuvent bénéficier de tribunes dans les publications internes, d'une apparition extérieure, notamment médiatique, d'une représentation dans les instances de l'organisation liée aux votes du congrès.
Les tendances peuvent s'organiser, au niveau national ou local, au sein d'un collectif ou d'une association loi 1901. Elles adoptent alors une logique de réseau.
Certaines organisations refusent la constitution de tendances afin d'éviter de créer artificiellement des divisions internes. Pour eux les clivages qu'entrainent ces tendances ne sont pas propices à la cohésion de l'organisation et conduisent à des tensions internes. De plus les logiques de tendances auraient pour effet de mettre en place des oppositions entre groupe majoritaire et groupe minoritaire. Oppositions qui supplanteraient souvent les débats d'idées. De plus ces tendances peuvent favoriser les scissions.
Le terme de « fractionnisme » est généralement utilisé pour dénoncer un effet néfaste des fractions, ou une attitude de militants « anti-parti ».
2 Exemples[modifier | modifier le wikicode]
2.1 Dans la social-démocratie allemande[modifier | modifier le wikicode]
En Allemagne le premier parti ouvrier (ADAV) fut créé par Lassalle en 1863. Après son évolution vers des compromis avec Bismarck, les partisans de Marx (autour de Wilhelm Liebknecht) commencèrent vers 1865 une lutte de fraction contre la direction du parti (autour de Schweitzer). Bebel raconte que la lutte fut extrêment violente, avec beaucoup d'insultes et de conflits en venant quasiment aux mains.[1]
Finalement, en 1869, les "marxistes" scissionnent et fondent le SDAP.
2.2 Tendances et fractions dans le POSDR[modifier | modifier le wikicode]
Le POSDR n'a jamais été véritablement unifié. Son premier congrès (1898) ne parvient pas vraiment à centraliser les quelques groupes marxistes disparates de Russie. Les marxistes légaux vont vite s'en éloigner, ainsi que les économistes. A cela s'ajoute les groupes nationaux (Bund, SDKPiL, ukrainiens...) en relation plus ou moins conflictuelle.
Le 2e congrès (1903) atteint une échelle plus conséquente, mais il voit apparaître un clivage très fort au sein du noyau de l'Iskra, entre léninistes et martovistes, bientôt appelés bolchéviks et menchéviks, qui se maintiendra tout au long de l'histoire du parti. Cette explosion a engendré beaucoup de tensions interpersonnelles, tout en paraissant incompréhensible à beaucoup de comités social-démocrates.
Comme les menchéviks refusent d'appliquer la décision du congrès concernant la rédaction de l'Iskra, Lénine se lance aussitôt dans l'objectif de convoquer un nouveau congrès, pour trancher. Les deux camps s'engagent alors dans une intense lutte interne, faisant chacun leurs compte rendus, et se regroupant dans des comités par affinités. Pendant toute l'année 1904, on insiste des deux côtés sur le fait que le clivage est plus profond que la question de l'organisation. Lénine est accusé d'être un blanquiste ou un Robespierre dictateur en puissance, et lui accuse les menchéviks d'être des intellectuels petit-bourgeois désorganisateurs.
Lénine paraissent souvent trop dur à beaucoup de ses partisans. Un ouvrier bolchévik lui écrivit même pour se plaindre que la lutte interne, dégénérant en méfiance généralisée dans les comités, nuisait à la lutte externe pour recruter à la social-démocratie.[2]
Un an après le 2e congrès, Trotski déclare : « à un moment où le prolétariat révolutionnaire du monde entier regarde vers notre Parti avec espoir, notre Parti à qui l’histoire propose la tâche grandiose de trancher le nœud gordien de la réaction mondiale, nous, sociaux-démocrates russes, nous ne connaissons pas, semble-t-il, d’autres problèmes que de médiocres querelles intestines (...) Presque tous nous étions conscients du caractère criminel de cette scission. »[3]
En janvier 1905, Lénine lance un nouveau journal, Vperiod, dans lequel il accuse les menchéviks d'avoir un rôle désorganisateur et secrètement fractionniste.[4] En ce début 1905 où la révolution éclate, le parti n'était clairement pas prêt, et avait beaucoup reculé en surface.
Pendant plusieurs années, les fractions étaient surtout matérialisées par des journaux différents (surtout basées dans l'émigration), tandis que dans les organes de base du parti (en Russie) étaient souvent plus unis. La division s'étend d'abord aux grandes villes : elle est effective à l'automne 1904 à Saint-Pétersbourg et en mai 1905 à Moscou.
Le 4e congrès (1906) réunifie formellement les fractions, qui se dissolvent officiellement. Lénine annonce : « II n'y a plus de schisme [...] les fractions précédentes des 'bolcheviks' et des 'mencheviks' se sont entièrement fondues. »[5] Vingt-six « délégués de l'ancienne fraction bolchevique », dont Lénine, déclarent que, malgré leurs divergences avec la majorité du congrès, ils sont hostiles à toute scission. Il déclare que les bolchéviks continueront à défendre leurs positions. La fraction bolchevique sera bientôt dirigée par un centre clandestin, autour du Proletari, qui continue de paraître, officiellement en tant qu'organe du comité de Saint-Pétersbourg.
Après le 5e congrès (1907), le comité central est si divisé entre les deux blocs, qu'il est incapable de fonctionner. Les bolchéviks élisent leur propre centre après le congrès, que Lénine voit comme « un bloc pour faire appliquer, dans le parti ouvrier, une tactique déterminée »[6].
C'est en 1912 que les bolchéviks décident de former une organisation clairement distincte, nommée « POSDR(b) ».
Des sous-courants sont présents aussi bien chez les bolchéviks (otzovistes...) que chez les menchéviks (liquidationnistes, internationalistes...). Un groupe comme les Interrayons (dont Trotski faisait partie) tentaient de se maintenir entre bolchéviks et menchéviks et prônait l'unité. Lénine ironisait sur celui qui se promenait « avec le rameau de la paix et la burette d'huile non-fractionniste à la main ».
Certains commentateurs relevaient alors des invectives violentes entre fractions pour souligner ce qui était selon eux la folie régnant chez les social-démocrates. Lénine répondait avec mépris :
Aucune lutte pour les principes entre groupes à l’intérieur du mouvement social-démocrate ne s’est déroulée où que ce soit au monde sans une série de conflits mettant en jeu des questions personnelles ou organisationnelles. Aller repêcher les expressions les plus « conflictuelles » est un agissement de sale type. Être troublé par ces conflits, leur tourner le dos par désespoir ou mépris — comme pour dire : chamaillerie que tout cela! — est un agissement propre aux dilettantes aux nerfs fragiles qu’on trouve parmi les « sympathisants ».[7]
Lénine était profondément convaincu qu'il fallait se faire à l'idée des tensions internes. Il écrivit à Krassine que « c'est une utopie d'attendre une solidarité complète à l'intérieur du comité central ou entre ses agents ».
Ou encore : « Que les gens sentimentaux se lamentent et geignent : Encore des conflits ! Encore des dissensions internes ! Encore des polémiques ! Nous répondons : sans luttes nouvelles et constamment renouvelées, aucune social-démocratie révolutionnaire n'a jamais été formée »[8]
Pendant la révolution de 1917, les événements et les initiatives débordaient largement le cadre des directions des partis, et le « fractionnisme » était en réalité très élevé.
Lorsque Lénine parvient, le 10 octobre (a.s) 1917, à rallier une majorité qui met à l’ordre du jour immédiat la préparation de l’insurrection, un certain nombre d'opposants (Zinoviev, Kamenev, Rykov, Noguine, Milioutine, Losovski, Chliapnikov, Riazanov, Larine...) paniquent, dénoncent « l'aventurisme », et vont jusqu’à rompre la discipline du parti en livrant dans le journal de Gorki les plans de l'insurrection.[9]
Début 1918, lors des débats sur la Paix de Brest-Litovsk, une fraction de « Communistes de gauche » dénonce violemment la majorité de Lénine dans son journal Kommunist.
Il y a également une forte « opposition militaire » en 1918-1919 (Smirnov, Vorochilov, Piatakov, Mezhlauk, Staline...) contre la formation d'une Armée rouge centralisée impulsée par Trotski.
Le parti fut ensuite divisé sur la question des syndicats entre novembre 1920 (5e congrès des syndicats) et mars 1921 (10e congrès du PCR). Le Comité central était divisé entre un groupe des 8 dirigé par Lénine, et un groupe des 7 (Trotski, Boukharine, Dzerjinski, Andreïev, Krestinsky, Préobrajenski et Serebriakov).
Enfin, l'Opposition ouvrière se forme en 1919 et fut une des plus durables, jusqu'en mars 1921.
2.3 Interdiction des fractions dans le Parti communiste russe[modifier | modifier le wikicode]
En 1920, Lénine commence à voir d'un mauvais oeil les divisions dans le Parti communiste russe (bolchévik), nouveau nom du POSDR(b) depuis 1918. Il y a en effet de nombreuses oppositions internes dans les premières années après la révolution : le groupe Kommunist, le groupe du Centralisme démocratique, le Groupe ouvrier...
Lénine reprochait à ces oppositions de fragiliser l'unité du parti, selon lui impérative pour faire face aux crises qui menaçaient la révolution : guerre civile, famines, révolte de Kronstadt...
Lors du 10e congrès du parti (mars 1921), l'interdiction des fractions est décidée sous la pression de la majorité (autour de Lénine et Trotski). Concrètement il est décidé que ceux qui n'appliqueraient pas la ligne décidée par le Comité central seraient exclus du parti. La direction du parti (à commencer par Lénine) condamnait pourtant le « bureaucratisme », mais elle le voyait plutôt comme un problème d'inefficacité de l'État et de comportements individuels, et elle l'associait au « fractionnisme ».[10]
A l'automne 1921, une série de purges a lieu, visant principalement à chasser du parti des éléments carriéristes qui ont rejoint en masse le parti une fois qu'il apparaissait clair qu'il était vainqueur dans la guerre civile et constituerait la base du nouvel Etat. Les membres suspects sont convoqués devant des commissions chargées de vérifier leurs convictions communistes. Environ 25% des membres sont exclus.
Le groupe La vérité des travailleurs a ainsi été exclu en décembre 1923.
En décembre 1923, Trotski critique[9] les méthodes formalistes, administratives, par lesquelles la majorité de la direction bolchévique veut lutter contre le fractionnisme. Trotski prend bien soin de se démarquer des fractions de gauche du parti qui ont existé depuis 1917. Mais il rapelle que même si l'unité du parti a été largement menacée, ce n'est pas par des rappels formels aux statuts ou à la discipline qu'elle a été assurée :
- il souligne qu'en Octobre 1917 ou sur la question de l'armée, ce sont les faits qui ont parlé (la victoire de l'insurrection, la victoire de l'Armée rouge...) et pas les injonctions à appliquer la ligne majoritaire,
- il souligne que début 1918, « il aurait suffi d'une injonction lancée contre la fraction de la gauche communiste » pour créer la scission, mais la majorité a préféré accepter cet état de fait.
- il dit aussi que l'Opposition ouvrière était « le groupe le plus durable et, à certains égards, le plus dangereux », mais que « cette fois aussi, nous ne nous sommes pas limités à une interdiction formelle ». Il souligne que si l'Opposition ouvrière a accepté l'interdiction des fractions lors du 10e congrès (mars 1921), c'est parce que ses critiques les plus justes ont été intégrées par la majorité.
Parmi les arguments qui étaient alors fréquemment utilisés par les bolchéviks, il y avait l'accusation (soit lancée à la majorité, soit lancée aux groupes oppositionnels) de représenter des influences extérieures à la classe ouvrière. Trotski essayait de nuancer cet argument. Il conservait l'idée « que tout groupe important et durable dans le parti (...) a tendance à devenir le porte-parole de certains intérêts sociaux ou autres. Toute déviation peut, au cours de son développement, devenir l'expression des intérêts d'une classe hostile ou semi-hostile au prolétariat. »
Mais d'une part il avertissait qu'il ne fallait pas plaquer cette vision sur le moindre débat : « En 1920, la question de l'invasion de la Pologne a produit deux courants d'opinion, l'un préconisant une politique plus audacieuse, l'autre prêchant la prudence. Est-ce que cela montre des tendances de classe différentes? Je ne pense pas que cela puisse être affirmé. » D'autre part il soulignait que la bureaucratie elle-même porte un risque de détacher le parti des masses, tout en essayant de ne pas être assimilé aux critques des communistes de gauche :
« Bien sûr, sous couvert de résistance [au bureaucratisme], diverses tendances malsaines et préjudiciables peuvent se manifester. Et elles ne peuvent être jugées que par l'analyse marxiste de leur contenu idéologique. Mais assimiler résistance au bureaucratisme et expression d'influences étrangères à la classe, c'est être soi-même l'expression des influences bureaucratiques. »[9]
Le 8 octobre 1923, Trotski envoya une lettre au Comité central et à la Commission centrale de contrôle qui attribuait ces difficultés au manque de démocratie interne[11]. La semaine suivante est envoyée au Politburo une déclaration de 46 dirigeants bolchéviks allant dans le même sens. Il dénonce prudemment « le régime de dictature fractionnelle à l'intérieur du parti qui s'est objectivement formé après le Xe congrès » :
« Le tournant de 1921, puis la maladie du camarade Lénine, exigeaient, de l'avis de beaucoup d'entre nous, la dictature au sein du parti comme mesure provisoire. D'autres camarades ont été dès le début sceptiques ou négatifs. Quoi qu'il en soit, au XIIe Congrès du parti, ce régime était devenu obsolète. »
La déclaration fait un constat important sur le droit de tendance et de fraction :
« Dans le parti des mouvements d'opposition extrême, et même clairement malsains, ont commencé à acquérir un caractère anti-parti, car il n'y avait pas de discussion fraternelle à l'intérieur du parti sur les questions les plus brûlantes. [...] Plus la lutte dans le parti se fait en sourdine et dans le secret, plus elle est féroce. [...] Le régime fractionnel doit être éliminé, et cela devrait être fait en premier lieu par ses artisans : il doit être remplacé par un régime d'unité fraternelle et de démocratie interne. »
2.4 Dans la CGT[modifier | modifier le wikicode]
Le préambule des statuts de la CGT réunifiée en 1936 stipule :
« La liberté d’opinion et le jeu de la démocratie, prévus et assurés par les principes fondamentaux du syndicalisme, ne sauraient justifier ni tolérer la constitution de fractions dans le but d’influencer et de fausser le jeu normal de la démocratie dans leur sein »[12]
On y voit clairement l'influence du stalinisme, qui épouse parfaitement les préoccupations des bureaucrates syndicaux réformistes.
3 Notes[modifier | modifier le wikicode]
- ↑ August Bebel, For Union and Unity, 1905
- ↑ Lenin, Postscript to the Pamphlet A Letter to a Comrade On Our Organisational Tasks, January 1904
- ↑ Léon Trotski, Nos tâches politiques, 1904
- ↑ Lénine, Il est temps d'en finir, Vpériod, n° 1 du 4 janvier 1905
- ↑ Lénine, The Unity Congress of the RSDLP, avril 1906
- ↑ Lénine, Lettres à Gorki,26 février 1908, Clarté. N° 71, p. 10.
- ↑ Lenin, How P. B. Axelrod Exposes the Liquidators, 1912
- ↑ Lénine, Œuvres Complètes (en russe), 3° éd., Vol.XII, p. 393.
- ↑ 9,0 9,1 et 9,2 Trotski, Bureaucratism and Factional Groups, décembre 1923
- ↑ NPA, Au chevet de Lénine, 2015
- ↑ Trotski, Aux membres du Comité Central et de la Commission Centrale de Contrôle, 8 octobre 1923
- ↑ Cité dans : Les syndicats en France. Jean-Daniel Reynaud. Tome 2 ; page 49 ; éditions du seuil. 1975