Opposition ouvrière
L'Opposition ouvrière se constitue au sein du parti bolchévique russe en 1919. Elle se manifeste surtout au cours de l'hiver 1920-21, lors du débat consacré au problème des syndicats. La plupart de ses membres acceptent de se soumettre à l'interdiction des fractions décidée lors du 10e congrès du parti, en mars 1921.
1 Historique[modifier | modifier le wikicode]
1.1 Création[modifier | modifier le wikicode]
Le 20 mars 1918, Chliapnikov accusait d'excès les cheminots d'Arkhangelsk : refus de prendre des voyageurs, absentéisme, non-entretien des machines... et concluait : « Il faut prendre des mesures rigoureuses pour rétablir la discipline dans le travail, et à n’importe quel prix. »
Mais le renforcement continu du centralisme étatique et particulièrement la volonté de subordonner les syndicats va déclencher une vaste réaction. Regroupée autour d'Alexandra Kollontaï et d'Alexandre Chliapnikov, l'Opposition réunit une partie des « Communistes de gauche » de 1918. Son programme est centré autour du contrôle ouvrier de la production exercé par les syndicats dans lesquels les comités d'usine étaient à ce moment intégrés. Elle s'oppose à l'emploi de spécialistes bourgeois et de managers dans l'industrie, demande l'égalisation des rations et la fin des concessions aux capitalistes russes et étrangers. L'Opposition avait d'autre part des contacts avec le Parti communiste ouvrier d'Allemagne, et publia hors de Russie des appels dénonçant l'idée d'un « front unique » et la coexistence avec les États capitalistes. L'Opposition ouvrière comprenait aussi Medvedev, Kisselev, Loutovinov...
Angelica Balabanova témoigne :
« Ce fut une femme — Alexandra Kollontaï — qui dirigea la première opposition organisée contre les lignes de Lénine et de Trotski. Alexandra n’était pas une Bolchevik des débuts, mais elle avait rejoint le Parti encore avant Trotski, et bien avant moi. En ces premières années de la Révolution, elle était souvent un sujet de contrariété, à la fois personnel et politique, pour les dirigeants du Parti. Plus d’une fois, le Comité central avait voulu que je la remplace à la direction du mouvement des femmes, espérant ainsi faciliter la campagne lancée contre elle et l’isoler des travailleuses. Heureusement, j’avais percé l’intrigue et refusé ces offres, soulignant que personne ne pouvait s’acquitter de ce travail mieux qu’elle, et m’efforçant d’augmenter son prestige et sa popularité chaque fois qu’il m’était possible. »[1]
Au 9e congrès du Parti (mars 1920), les derniers vestiges de l’autonomie syndicale et du pouvoir ouvrier dans l’industrie furent balayés ; l’autorité passa aux mains des commissaires politiques. En réaction, Kollontaï distribua aux délégués de la conférence du parti une brochure exprimant les positions de l'Opposition, qui déclencha une grande colère du Comité central et de Lénine en tête :
« Je n’ai jamais vu Lénine aussi en colère que lorsqu’on lui remit une de ces brochures (en dépit du fait qu’on était encore censé admettre le droit d’« opposition » à l’intérieur du Parti). Il monta sur l’estrade et dénonça Kollontaï comme la pire ennemie du Parti, une menace pour son unité. Il poussa son attaque jusqu’à évoquer certains épisodes de la vie privée de Kollontaï qui n’avaient rien à faire dans le débat. »
À la conférence de Moscou, en novembre 1920, près de la moitié des délégués (124 sur 278) se prononcent pour les thèses de l'Opposition. L'Opposition bénéficie d'autre part d'un soutien important des métallurgistes de Pétrograd.
Les thèses d’Ignatov soulignaient le danger des effets probables de « l’entrée en masse d’éléments d’origine bourgeoise et petite-bourgeoise dans notre Parti », se combinant avec « les dures pertes subies par le prolétariat pendant la Guerre Civile ». Mais l'Opposition ne remettait pas en cause directement le parti bolchévik.
1.2 Le débat sur les syndicats[modifier | modifier le wikicode]
La polémique sur les syndicats commence en novembre 1920 (5e congrès des syndicats) et atteint son point culminant au 10e Congrès (mars 1921) en pleine insurrection de Kronstadt. La plus forte opposition aux idées de Trotski sur la « militarisation du travail » vint de la fraction du parti qui était le plus liée aux syndicats. Selon certains, « ils étaient déjà dans une certaine mesure des bureaucrates syndicaux. C'est en partie parmi ces éléments qu'allait se développer l'Opposition Ouvrière »[2].
A la suite du 8e congrès pan-russe des soviets (décembre 1920), trois positions principales se dégagent :
- Le plateforme des 7 (Trotski, Boukharine, Dzerjinski, Andreïev, Krestinsky, Préobrajenski et Serebriakov) défend la subordination totale des syndicats à l'État, seul investi de l'autorité de nommer et de révoquer les responsables ;
- La plateforme des 10 (Lénine, Zinoviev, Kamenev, Staline, etc.) propose une position plus souple, les syndicats disposant d'une certaine latitude pour appliquer les décisions étatiques ;
Les positions de l'Opposition Ouvrière, contenues dans la brochure du même nom rédigée par Alexandra Kollontaï y opposent la conception de syndicats « réalisant l'activité créatrice de la dictature du prolétariat dans le domaine économique ». Cependant, pour l'Opposition le parti bolchévique reste « le centre suprême de la politique de classe, l'organe de la pensée communiste, le contrôleur de la politique réelle des soviets ». Tout au plus accuse-t-elle le Parti d'entraver l'initiative ouvrière par « la machine bureaucratique, imprégnée de l'esprit de routine qui préside au système capitaliste bourgeois de production et de contrôle ».
Les idées de l'Opposition Ouvrière (que Kollontaï et d'autres élaboreront plus tard de manière plus complète) furent défendues à la réunion de Moscou par le métallurgiste Chliapnikov.[3] Explicitement ou implicitement, elles préconisaient la domination de l'État par les syndicats. L'Opposition Ouvrière se référait, bien entendu, au « point 5 » du programme de 1919 et accusait la direction du Parti de ne pas tenir les promesses qu'il avait faites aux syndicats. Elle affirmait que « pendant les deux dernières années, la direction du Parti et des organes gouvernementaux avait systématiquement rétréci le champ d'action des syndicats et réduit presque à zéro l'influence de la classe ouvrière (...). Le Parti et les autorités économiques, débordés par des techniciens bourgeois et par d'autres éléments non-prolétariens, étaient manifestement hostiles aux syndicats (...) Il n'y avait qu'une solution : la concentration de la direction industrielle entre les mains des syndicats ». Et il fallait réaliser la transformation en partant d'en bas. « Au niveau de l'usine, les Comités d'usine devront récupérer leur ancienne position dominante ». L'Opposition Ouvrière proposa que les syndicats soient mieux représentés dans divers organismes de contrôle. « Pas une seule personne ne devait être nommée à un poste économique administratif sans le consentement des syndicats (...). Les fonctionnaires recommandés par les syndicats devraient leur rendre compte de leur travail et pourraient être remplacés à n'importe quel moment ». L'élément clé de cet ensemble de propositions était la demande de convocation d'un « Congrès Panrusse des producteurs » qui élirait une direction centrale de toute l'économie nationale. De la même façon, les Congrès Nationaux des divers syndicats éliraient les dirigeants des divers secteurs de l'économie. Les Conférences syndicales locales constitueraient les directions locales et régionales, et la direction de chaque usine serait confiée au Comité d'usine, qui continuerait à faire partie de l'organisation syndicale. « Ainsi — affirma Chliapnikov — on parviendra à créer cette volonté unique qui est essentielle pour l'organisation de l'économie, mais aussi une possibilité réelle pour les larges masses de travailleurs de faire sentir leur influence dans l'organisation et le développement de notre économie ». Enfin, contre la méritocratie dans les salaires, l'Opposition Ouvrière proposait une révision radicale de la politique des salaires dans un sens extrêmement égalitaire et qui présupposait une substitution graduelle du salaire en argent par des rémunérations en nature.
Dans la périphérie de l'Opposition ouvrière, des hommes comme Miasnikov et Bogdanov commençaient à mettre en question la suprématie du Parti, ou la nature de classe de l’État russe. Ces idées n'étaient qu'implicitement contenues dans les thèses de l'Opposition, comme lorsque Ignatov soulignaient le danger des effets probables de « l'entrée en masse d'éléments d'origine bourgeoise et petite-bourgeoise dans notre Parti », se combinant avec « les dures pertes subies par le prolétariat pendant la Guerre Civile ».
Malgré la tempête politique que souleva l'Opposition Ouvrière, on dispose de peu de documents sur cette tendance. Le peu d'information qui existe provient essentiellement de sources léninistes[4]. La violence des attaques contre l'Opposition Ouvrière laisse supposer qu'elle jouissait d'une assez grande influence dans les usines parmi les ouvriers de la base, au point d'inquiéter sérieusement la direction du parti. Chliapnikov (qui fut le premier Commissaire au Travail), Loutovinov et Medvedev, leaders métallurgistes, en furent les principaux représentants. Géographiquement, elle semble s'être concentrée dans certains secteurs du sud-est de la Russie d'Europe : le bassin du Donetz, les régions du Don et du Kouban et la province de Samara sur la Volga. À Samara, en 1921, l'Opposition Ouvrière contrôlait de fait l'organisation du Parti. Avant la crise du Parti en Ukraine, fin 1920, les membres de l'Opposition avaient une majorité de sympathisants dans l'ensemble de la république. Les autres points forts de l'Opposition étaient dans la province de Moscou, où elle réunissait approximativement le quart des voix du Parti, et le syndicat des métallurgistes dans tout le pays. Lorsque Tomsky abandonna les syndicalistes pour passer dans le camp léniniste, vers la fin de 1921, il voulut «expliquer» l'influence de l'Opposition Ouvrière par la popularité des idées de « démocratie industrielle » et des idées « anarcho-syndicalistes » chez les métallurgistes. Il ne faut du reste pas oublier que ces mêmes métallurgistes avaient constitué, en 1917, le fer de lance du mouvement des Comités d'usine.
1.3 Le 10e congrès (mars 1921)[modifier | modifier le wikicode]
Le Congrès s’ouvrit sur un violent discours[5] de Lénine, qui lança un appel en faveur de la loyauté envers le Parti et dénonça l’Opposition Ouvrière comme « une menace pour la révolution ». L’Opposition représentait une déviation « petite-bourgeoise », « syndicaliste et anarchiste », « provoquée d’une part par l’entrée au parti d’anciens menchéviks, ainsi que d’ouvriers et de paysans qui n’ont pas entièrement assimilé la doctrine communiste; mais elle est due surtout à l’influence qu’exerce sur le prolétariat et le PCR l’élément petit bourgeois exceptionnellement puissant dans notre pays »[6][7].
L’Opposition Ouvrière était à la fois accusée d'être « authentiquement contre-révolutionnaire », « objectivement contre-révolutionnaire », mais également… « trop révolutionnaire ». Ses revendications étaient « trop avancées », étant donné que le gouvernement soviétique devait encore consacrer tous ses efforts à liquider le retard culturel des masses. D’après Smilga, ce que demandait l’Opposition Ouvrière était si excessif que cela gênait les efforts du Parti en faisant naître chez les ouvriers des espoirs qui ne pouvaient être que déçus. Ou encore, l’Opposition Ouvrière était accusée d'anarcho-syndicalisme.
Lénine théorisa l'association entre dictature du prolétariat et parti communiste unique :
« Le marxisme enseigne que le parti politique de la classe ouvrière, c’est-à-dire le parti communiste, est le seul capable de grouper, d’éduquer et d’organiser l’avant-garde du prolétariat et de toutes les masses laborieuses, qui est seule capable (…) de diriger toutes les activités unifiées de l’ensemble du prolétariat, c’est-à-dire le diriger politiquement et, par son intermédiaire, guider toutes les masses laborieuses. Autrement, la dictature du prolétariat est impossible »
« L’unité » fut le thème omniprésent du Congrès. S’appuyant sur la menace extérieure et sur la « menace » interne, la direction du Parti obtint sans grandes difficultés l’approbation de toute une série de mesures draconiennes. Ces mesures limitaient encore plus les droits des membres du Parti. Le droit de fraction fut aboli. « Le congrès déclare dissous et ordonne de dissoudre immédiatement tous les groupes sans exception qui se sont constitués sur tel ou tel programme (groupes de l’« Opposition Ouvrière », du « Centralisme démocratique », etc.). La non-exécution de cette décision du congrès doit entraîner sans faute l’exclusion immédiate du parti ».
Certains avouèrent leur inquiétude, comme Karl Radek :
« J’ai l’impression qu’une règle vient d’être établie, mais sans que nous sachions très bien contre qui elle peut être appliquée. Lorsqu’on a élu le Comité Central, les camarades de la majorité ont présenté une liste qui leur en donnait le contrôle. Nous savons tous que cela arriva au moment où les dissensions commencèrent à apparaître dans le Parti. Nous ne savons pas (…) quelles complications peuvent surgir. Les camarades qui proposent cette règle pensent qu’il s’agit d’une arme dirigée contre les camarades qui ne pensent pas comme eux. Même si je vote en faveur de cette résolution, j’ai l’impression qu’elle peut se retourner contre nous ».
Mais, en soulignant que le Parti et l’État se trouvaient dans une situation dangereuse, Radek concluait : « laissons donc le Comité Central, dans ce moment de danger, prendre les mesures les plus sévères, même si c’est contre les meilleurs camarades, s’il le juge nécessaire»
Après cela, l'enjeu des discussions du Congrès fut plus limité. Elles furent d'ailleurs laissées pour la fin. Des critiques virulentes se firent néanmoins entendre. Perepechko, membre de l’Opposition Ouvrière, accusa le « bureaucratisme » au sein du parti de causer une coupure entre l’appareil soviétique et les grandes masses des travailleurs. Medvedev attaqua le Comité Central pour sa « déviation qui consistait à se méfier des forces créatrices de la classe ouvrière et ses concessions à la petite bourgeoisie et aux couches de fonctionnaires d’origine bourgeoise ». Pour lutter contre cette tendance et préserver l’esprit prolétarien du Parti, l’Opposition Ouvrière proposa que chaque membre du Parti soit obligé de vivre et de travailler trois mois par an comme « un ouvrier ou un paysan ordinaires, effectuant un travail manuel ». Ignatov, dans ses thèses, demanda que tous les comités du Parti soient composés d’au moins deux tiers d’ouvriers.
Le débat sur les syndicats fut clôt par une victoire écrasante de la position majoritaire :
- 336 voix pour les thèses de Lénine, Zinoviev...
- 50 voix pour les thèses de Trotski, Boukharine...
- 18 voix pour les thèses de l’Opposition Ouvrière
Zinoviev affirma la continuité absolue avec la doctrine syndicale fixée par le Premier Congrès Syndical et le programme du Parti en 1919. Le document soulignait clairement que le Parti dirigerait tout le travail syndical. Par ailleurs à la toute fin du congrès, avec une discussion très courte, les thèses de Lénine sur la NEP furent adoptées.
1.4 Cronstadt[modifier | modifier le wikicode]
Aucun révolté de Cronstadt ne faisait partie de l'Opposition ouvrière, bien que certains aient sans doute appartenu à l'Opposition de la flotte (opposition militaire interne au parti).
Il y avait néanmoins de fortes proximités entre Cronstadt et l'Opposition ouvrière. Les deux critiquaient la direction bolchévique pour avoir trahi l’esprit de la révolution et les soviets. Les révoltés de Cronstadt mettaient eux-aussi l'accent sur l'importance de syndicats autonomes :
« la République socialiste des soviets ne deviendra forte que lorsqu’elle sera administrée par les classes laborieuses à l’aide des syndicats rénovés (…). Les syndicats n’ont jamais pu devenir d’authentiques organismes de classe (…) à cause [de la politique] du parti au pouvoir »
La différence fondamentale entre les cronstadiens et l'Opposition était que ces derniers ne remettaient pas en cause le monopole bolchévique du pouvoir. Les porte-paroles de l'Opposition multiplièrent les gestes pour se dissocier des mutins. Le seul membre de l'Opposition ouvrière à se prononcer contre la répression de Cronstadt fut Miasnikov.
1.5 Postérité[modifier | modifier le wikicode]
Peu de temps après le Congrès, Bogdanov et le groupe Vérité Ouvrière affirmèrent que la révolution s’était terminée « par une défaite totale de la classe ouvrière ».
2 Liens externes[modifier | modifier le wikicode]
- Alexandra Kollontaï: L'Opposition Ouvrière
- La bataille socialiste, Le X° Congrès du Parti bolchevik en 1921
- ↑ Angelica Balabanoff, Ma vie de rebelle, 1981
- ↑ Maurice Brinton, Les bolcheviks et le contrôle ouvrier 1917-1921, 1973
- ↑ Chliapnikov, « Orgarmatsiya narodnogo khozyaistva i zadachi suyuzov » [L'organisation de l'économie et les tâches des syndicats] [Discours du 30 décembre 1920], Dixième Congrès du Parti Appendice 2, pp. 789-793
- ↑ Par exemple Rabochaya oppozitsiya [L'Opposition Ouvrière] de K. Shelavin, Moscou, 1930.
- ↑ http://www.marxistsfr.org/francais/lenin/works/1921/03/d10c/vil19210300-02c10.htm
- ↑ https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1921/03/d10c/vil19210300-08c10.htm
- ↑ https://bataillesocialiste.wordpress.com/1921-03-sur-la-deviation-syndicaliste-et-anarchiste-dans-notre-parti-lenine/