Nomenklatura

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Nomenklatura.png

La nomenklatura (en russe номенклату́ра) est un terme russe, passé dans les langues des autres « pays communistes », pour désigner l'élite bureaucratique dirigeant le parti et l'Etat. Selon certaines visions, il s'agit de la classe dominante de ces pays.

En Chine, l'expression équivalente est princes rouges.

1 Historique[modifier | modifier le wikicode]

1.1 Premiers temps du nouveau régime[modifier | modifier le wikicode]

Les lendemains de la révolution d'Octobre 1917 sont un temps d'égalitarisme. Les anciennes distinctions sociales n'étaient bien sûr pas effacées, et elles ne pouvaient de toute façon pas l'être instantanément : les possédants avaient accumulé toutes sortes de richesses qu'ils pouvaient plus ou moins discrètement conserver, et avaient de toute façon un capital culturel bien supérieur à l'immense majorité de la population (en grande partie illétrée). L'inégalité intellectuelle/technique/culturelle héritée de la société de classe était d'ailleurs un puissant facteur de reproduction sociale : des anciens officiers ont pu faire valoir leur expertise pour se recaser dans l'armée rouge, de nombreux ingénieurs et autres cadres, une fois l'hostilité au nouveau régime devenue sans perspective, se sont mis au service du nouveau régime et ont pu retrouver une position sociale supérieure au prolétariat...

Néanmoins les premières mesures prises par les bolchéviks étaient tournées vers l'égalité et leur ont assuré une immense popularité parmi les ouvriers et paysans : partage des terres, réquisitions de logements, réduction drastique des écarts de salaires, démocratisation de l'éducation et de la culture...

Pourtant, la situation de guerre civile dès 1918 créé d'infinies difficultés. Ainsi la pénurie dans les villes pousse les bolchéviks à organiser des détachements ouvriers procédant à des réquisitions agricoles dans les campagnes. Une politique qui sera appelée a posteriori « communisme de guerre ». Dans cette période, un rationnement rigoureux est mis en place, avant tout par nécessité, et en même temps le pouvoir du parti et son habitude de donner des ordres se généralise, ce qui développe l'arbitraire.

Mais à cette époque, les dirigeants bolchéviks sont encore animés d'un idéal. Angelica Balabanoff témoigne par exemple :

« Je lus un jour dans un journal social-démocrate allemand que Lénine, Tchitchérine, Boukharine et Balabanoff étaient les seuls dirigeants russes à vivre comme des citoyens ordinaires. Je pourrais ajouter d'autres noms à la liste. Je sais que la famille Trotski (et lui-même lorsqu'il n'était pas au front) partageait les privations communes. De nombreux révolutionnaires enduraient héroïquement des sacrifices qu'ils s'imposaient à eux-mêmes. »[1]

Néanmoins, elle témoigne aussi de certains bolchéviks qui s'empressaient de vouloir être traités comme des priviégiés. Ainsi en 1920 :

« A la gare nous ne retrouvâmes pas le train qui nous avait amenés. Celui qu’on mettait à notre disposition était beaucoup moins conforta­ble, encore qu’il eût fait les délices du citoyen moyen. Nous allions prendre nos places, quand une violente altercation éclata entre Radek et le contrôleur. Radek déclara qu’il ne laisserait pas le train partir tant qu’on ne nous aurait pas trouvé un meilleur wagon. Il accompagna son ultimatum d’insultes les plus grossières (...). Comment le contrôleur osait-il lui demander son nom ? Est- ce qu’il n’était pas capable de reconnaître Radek quand il le voyait ? »

1.2 « Nomenclature sociale »[modifier | modifier le wikicode]

L'étymologie du mot remonte à l'expression социального номенклатурный (« nomenclature sociale ») permettant à l'état-civil soviétique (et des états satellites) de classer les citoyens en fonction de deux types de critères[2]:

  • les origines sociales de leurs familles (« saines » : ouvriers industriels, agricoles et des services, simples soldats ; « douteuses » : artisans, petits paysans ayant possédé des animaux ou un lopin familial, sous-officiers ; « koulaks » : paysans ayant possédé du gros bétail ou plusieurs lopins, ou ayant vendu leur production, officiers de rang inférieur ; « bourgeois » : anciennes classes moyennes, professions libérales, chefs d'atelier, petits fonctionnaires (sous le tsar ou sous le gouvernement provisoire), officiers de rang moyen ; « grands bourgeois » : notables, anciens hauts fonctionnaires, cadres industriels, gros commerçants, officiers de rang supérieur ; « exploiteurs et parasites du peuple » : actionnaires, patrons et hauts cadres de l'industrie, aristocrates et propriétaires terriens, généraux et amiraux, membres des gouvernements et des parlements des régimes antérieurs) ;
  • leur attitude par rapport au pouvoir soviétique (« fiable » : entièrement dévoué, ne discutant jamais les ordres, et ayant toujours soutenu la ligne politique finalement gagnante au sein du Parti ; « douteuse » : favorable au régime mais ayant tendance à discuter les ordres, à les interpréter, à prendre des initiatives, ou s'étant trompé de ligne politique en restant fidèle à une tendance entre-temps condamnée comme déviationniste ; « hostile » : opposé au pouvoir soviétique, catégorie très large incluant aussi bien les ennemis déclarés du régime, que des citoyens simplement accusés d'être hostiles, des cadres accusés de « sabotage » pour avoir contesté ou échoué à exécuter des ordres absurdes ou irréalisables, ou encore des paysans ayant soustrait des provisions aux réquisitions pour éviter de mourir de faim).

Ces barèmes permettaient d'attribuer aux citoyens concernés des points de mérite (c'est-à-dire de confiance du régime) accélérant ou ralentissant leur carrière. Plus les origines d'un citoyen étaient « saines » et plus son attitude était « fiable », plus il était, a priori, « digne de la confiance du Parti ». Cette confiance donnait accès à divers avantages concernant l'alimentation, l'habitat, l'équipement ménager, les congés, l'accès aux loisirs, la santé, la formation, de droit de voyager, les études des enfants. Ces « camarades les plus méritants » pouvaient se voir confier des responsabilités et les avantages qui les accompagnent[3].

C'est sur ce barème que se basait l'action de la police politique : le 1er novembre 1918, Martyn Latsis, définit, dans le journal La Terreur rouge du 1 novembre 1918, les tâches de cette police :

« La Commission extraordinaire n'est ni une commission d'enquête, ni un tribunal. C'est un organe de combat dont l'action se situe sur le front intérieur de la guerre civile. Il ne juge pas l’ennemi : il le frappe. Nous ne faisons pas la guerre contre des personnes en particulier. Nous exterminons la bourgeoisie comme classe. Ne cherchez pas, dans l'enquête, des documents et des preuves sur ce que l'accusé a fait, en acte et en paroles, contre le pouvoir soviétique. La première question que vous devez lui poser, c'est à quelle classe il appartient, quelle est son origine, son éducation, son instruction et sa profession. Ce sont ces questions qui doivent décider de son sort. Voilà la signification et l'essence de la Terreur rouge ».[4]

1.3 Émergence de la bureaucratie[modifier | modifier le wikicode]

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La bureaucratisation du régime soviétique est un sujet de très nombreux débats, souvent clivants en fonction des courants politiques qui en parlent. Pour de nombreux anarchistes ou libéraux, elle est immédiate avec la prise du pouvoir par les bolchéviks, pour les trotskistes elle débute vers le lancement de l'Opposition de gauche (1923)...

Ici il s'agit seulement d'essayer de décrire les caractéristiques de la bureaucratie qui en résulte :[5]

  • sur le plan politique, la position constitutionnelle du Parti communiste comme « parti unique et organe dirigeant de l’État », interdisant de facto la constitution d’associations, syndicats ou autres structures sociales indépendantes du pouvoir, et imposant un courant de l’autorité et de légitimité » (souveraineté), allant du sommet (le Soviet suprême) vers la base (les autres structures du Parti, les soviets locaux, les citoyens) ;
  • sur le plan logistique, la présence massive de la police politique (successivement Tchéka, Guépéou, NKVD, MVD, KGB) dans la société, active par la censure, l’écoute aléatoire et sans aucun contrôle juridique des conversations téléphoniques, l’ouverture du courrier, le quadrillage territorial, institutionnel et professionnel systématique du pays ;
  • sur le plan économique, une stricte planification d’État, ne touchant pas seulement les orientations macro-économiques et au commerce international, mais aussi tous les aspects de la production, de la distribution et de la consommation, au mépris des ressources disponibles, des possibilités techniques, de l'environnement et des besoins de la population, interdisant toute forme d’autogestion et induisant des inégalités entre la nomenklatura qui disposait d’un niveau de vie élevé, et le reste de la population confronté à une pénurie permanente d’énergie, de denrées, de produits finis et de services (ce qui encourageait le développement d’une économie informelle, mais spéculative) ;
  • sur le plan social, un strict contrôle des activités culturelles, des média et des droits des citoyens des pays du bloc communiste à l’opinion, à l’expression et au déplacement (nécessitant des autorisations et divers visas préalables pour changer d’emploi, de domicile, de résidence à l'intérieur du pays, et encore plus pour voyager hors du pays, et surtout dans les pays non-communistes).

1.4 Les privilèges de la « nomenklatura »[modifier | modifier le wikicode]

Les «  comptes en banque fixes » : certains membres haut placés avaient un compte en banque dont le crédit gardait toujours le même montant, les titulaires de ces comptes pouvant faire toutes les dépenses qu'ils souhaitent. La seule limite des dépenses était la pénurie relative de marchandises. Il est apparu dans la littérature post-stalinienne en Union Soviétique, dans les journaux et les revues, des cas concrets d’artistes et bien entendu de dirigeants politiques qui disposaient de ce privilège.

Les « magasins spéciaux ». Les fonctionnaires du Parti avaient droit aux magasins spéciaux, soigneusement cachés à la population : ces magasins étaient camouflés dans des maisons qui, extérieurement, étaient des maisons d’habitation, sauf pour ceux qui pouvaient y pénétrer. Personne donc ne connaissait l’existence de ces magasins dans lesquels on trouvait toutes les marchandises inaccessibles à cette époque à l’ensemble de la population, et en grande partie importée des pays impérialistes. Une véritable hiérarchie existait entre les différents fonctionnaires de l’État et du Parti ayant accès à ces magasins : certains devaient payer plein tarif ; d’autres, mieux placés dans l’échelle bureaucratique, en payaient seulement la moitié ; enfin les plus hauts placés, ceux qui possédaient les fameux comptes en banque fixes, pouvaient choisir ce qu’ils voulaient sans rien payer. Ce phénomène, né à l’époque stalinienne, a continué d’exister dans la plupart des États du bloc de l'Est jusqu’en 1956-57. [6]

Les bureaucrates du Parti étaient privilégiés par rapport à ceux qui n'étaient que bureaucrates de l'Etat. Leur traitement était en général de 50% supérieur.[7]

1.5 Popularisation de la critique de la « nomenklatura »[modifier | modifier le wikicode]

Le terme russe populaire de « Nomenklatura » désignant les listes de « camarades méritants » apparaît dans Le Maître et Marguerite (écrit entre 1927 et 1939, et publié en 1967) de Mikhaïl Boulgakov, qui décrit la vie moscovite à la fin de la NEP : de cette époque date le motto : « Dans la maison du peuple communiste, toutes les briques sont égales, mais celles qui sont en dessous doivent supporter le poids de celles qui sont au-dessus »[8].

Plusieurs auteurs comme David Rousset[9], Jacques Rossi ou Viktor Kravtchenko avaient déjà dénoncé ces discriminations, mais, hors du bloc de l'Est, il faut attendre 1970 pour que le terme soit rendu public par Mikhaïl Voslenski dans son ouvrage La Nomenklatura : les privilégiés en URSS.

Pendant la guerre froide et après, beaucoup ont comparé les élites des anciens blocs de l'Est et de l'Ouest : à l'Ouest un establishment[10] détient des pouvoirs privés (médias, finances, commerce, industrie) et cherche à influencer les pouvoirs publics (État et institutions)[11]; à l'Est où il n'y a pas de sphère économique privée, la nomenklatura détient les pouvoirs publics et contrôle la production, la consommation et les services[12].

2 Postérité[modifier | modifier le wikicode]

2.1 Dans la réalité[modifier | modifier le wikicode]

Après la dislocation du bloc de l'Est[13], la plupart des anciens bureaucrates sont devenus des patrons, des financiers ou des politiciens dans le cadre du nouveau marché capitaliste. Ils profitaient souvent de leur ancienne position ou de leur réseau pour acheter à bas prix des actifs dont ils organisaient la privatisation. Ils concentrent tellement de richesses que l'on les nommes souvent aujourd'hui les « oligarques ».

2.2 Dans les termes[modifier | modifier le wikicode]

Aujourd'hui, le terme nomenklatura est toujours utilisé, hors de son contexte historique, pour désigner, de façon péjorative, l'élite et les privilèges qui lui sont associés, ou le groupe qui exerce par le truchement de l'État un pouvoir exorbitant dans un domaine commercial sans responsabilité personnelle. Dans le langage courant des anciens pays communistes, tout privilégié ou oligarque est un nomenklaturiste.

De nombreux artistes ont fait référence à ce terme :

  • Dans les années 1980, un photographe et artiste russe Alexey Titarenko a utilisé le terme dans le contexte de collages et photomontages Nomenklatura des signes[14].
  • Le groupe No One Is Innocent notamment reprend ce terme dans une chanson du même nom.
  • Le groupe Front 242 dans l'album de 1984, No Comment, utilise ce terme pour deux chansons: « S. FR. Nomenklatura I » et « S. FR. Nomenklatura II ».
  • Le groupe Les Wriggles fait référence à ce terme dans le titre Ce que les temps sont durs, dans l'album Tant pis ! Tant mieux !.

3 Classe dominante ?[modifier | modifier le wikicode]

Certains marxistes ont dénoncé assez tôt la bureaucratie soviétique comme une nouvelle classe dominante, comme Ante Ciliga, Yvan Craipeau...[15]

D'autres comme Trotski ont refusé cette caractérisation, en lien avec le débat sur la nature de classe de l'État soviétique. Trotski considérait qu'il s'agissait d'un « État ouvrier dégénéré ». Il faisait l'analogie avec le bonapartisme bourgeois issu de Thermidor : la contre-révolution politique, qui voit le pouvoir se concentrer dans un seul homme, ne contredit pas le fait que socialement, la bourgeoisie est restée la classe dominante. De même il estimait que malgré le « Thermidor soviétique », la classe ouvrière était toujours la classe socialement dominante en URSS (en particulier parce que la production était étatisée).[16][17]

Cela provient de l'idée que l'État (et donc la caste bureaucratique) appartient à la superstructure, qui surplombe l'infrastructure socialisée (où se situent les rapports de production socialisés). Une idée critiquée par d'autres marxistes[18].

4 Notes et références[modifier | modifier le wikicode]

4.1 Notes[modifier | modifier le wikicode]

  1. Angelica Balabanoff, Ma vie de rebelle, 1981
  2. Viktor Pavlovitch Mokhov, (ru) Советская номенклатура как политический институт, номенклатура в истории советского общества (« La nomenklatura soviétique comme institution politique : classification et histoire de la société soviétique »), Perm 2004.
  3. Alexandre Zinoviev, Le Communisme comme réalité, Paris, Julliard, 1981.
  4. Cité par Viktor Tchernov dans Tche-Ka, ed. E. Pierremont, p. 20 et par Sergueï Melgounov, La Terreur rouge en Russie, 1918-1924, éditions des Syrtes, 2004, (ISBN 2-84545-100-8).
  5. Archie Brown, déjà cité, page 105 ; Jean-François Soulet, Histoire comparée des États communistes de 1945 à nos jours, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1996, pp. 11-42, et Alexandre Zinoviev, Le Communisme comme réalité, Paris, Julliard, 1981.
  6. Ernest Mandel, De la bureaucratie, 1965-1967
  7. Christian Gras, Les États marxistes-léninistes de 1917 à nos jours, 1978
  8. Antoine et Philippe Meyer, Le communisme est-il soluble dans l'alcool?, Paris, Le Seuil, 1979.
  9. David Rousset, Le Procès des camps de concentration soviétiques, supplément du BEIPI n°16, janvier 1951.
  10. Alan Barcan, Sociological theory and educational reality, Kensington (Nouvelle-Galles-du-Sud), New South Wales University Press, p. 150.
  11. Voir aussi Norbert Elias, The Established and the Outsiders. A Sociological Enquiry into Community Problems, Londres, F. Cass, 1965.
  12. Alexandre Zinoviev, Le Communisme comme réalité, Paris, Julliard, 1981, p. 58.
  13. Archie Brown, The Rise and Fall of communism, Vintage Books 2009, et Viatcheslav Avioutskii, Les Révolutions de velours, Armand Colin, 2006, (ISBN 978-2200345402).
  14. Dictionnaire mondial de la photographie, Paris, Éditions Larousse, 1994, p. 629, (ISBN 978-2035113153)
  15. Yvan Craipeau, Contre-rapport au IIe Congrès du POI, novembre 1937
  16. Léon Trotski, La Révolution trahie, 1936
  17. Léon Trotski, Défense du marxisme, 1937-1940
  18. Antoine Artous, Trotski et l’analyse de l’URSS, Contretemps, octobre 2017

4.2 Bibliographie[modifier | modifier le wikicode]