XIX. Programme de paix

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Tel quel, ce chapitre fut achevé en mai 1917. Mais en réalité, il n’est qu’un « rewriting » d’articles publiés dans Naché Slovo en 1915 et en 1916.

Le Gouvernement Provisoire (seconde mouture) a déclaré qu’i avait l’intention de sauvegarder une paix sans annexion, sans indemnités de guerre et avec la garantie du droit à l’auto-détermination nationale. Cette formule peut sembler aux âmes simples une solution magnanime de la question, particulièrement après l’impudence impérialiste de Milioukov. Mais quiconque est familiarisé avec les formules anglo-françaises (de la firme Lloyd, George-Briand-Ribot) ne regarde la déclaration du Gouvernement Provisoire qu’avec une méfiance salutaire. Depuis la création du monde, jamais les classes dirigeantes n’ont autant menti que pendant la guerre actuelle. « Cette guerre sera la dernière guerre. » Sous le couvert de ces slogans, se dissimule l’intoxication progressive des peuples l’un après l’autre. Plus le sens historique de cette lutte impérialiste éhonté et cynique, plus les gouvernements tentent de le dissimuler par d’éclatantes formules. La bourgeoisie américaine se mêle à la guerre, défendant son droit sacré à pourvoir l’Europe d’armements et à s’engraisser du sang européen : quoi de plus naturel pour l’apôtre démocratique Wilson que de mettre en mouvement les coryphées du pacifisme.

Les sociaux-patriotes ont beaucoup travaillé à élaborer des formules percutantes ; c’est d’ailleurs leur rôle principal dans le mécanisme de cette guerre. En proposant aux masses des objectifs tels que « défense de la patrie », ou « établissement d’un arbitrage international », ou encire « libération des peuples opprimés », le social-patriotisme liait la solution de ces problèmes à la victoire de son propre pays. Il a inlassablement mobilisé les slogans idéalistes pour les intérêts du Capitalisme.

Le caractère sans issue de la guerre, la destruction économique générale, l’accroissement du mécontentement et de l’impatience des masses — qui vient de s’exprimer par un magnifique début : la Révolution en Russie — tout cela oblige les gouvernants à chercher un moyen de liquider la guerre.

Il est évident que la meilleure liquidation serait la « victoire décisive ». Les Impérialistes allemands démontrent que, sans victoire, le régime est menacé. Les Nationalistes français font la même démonstration en ce qui concerne la France. Mais plus la guerre se prolonge, moins une « victoire décisive » semble possible[1], plus l’état d’esprit des dirigeants s’alarme, et aussi celui de leurs auxiliaires, les sociaux-patriotes. La liquidation de la guerre par un accord de lassitude (sur le dos des petites nations), tout comme le rétablissement de l’Internationale par le pardon mutuel des fautes commises, est le problème le plus épineux pour la diplomatie socialo-patriote.

Les gouvernants sentent la nécessité impérieuse de la paix. Mais, en même temps, ils craignent, car ils savent que le jour de l’ouverture des pourparlers sera aussi celui du règlement des comptes. C’est pourquoi la diplomatie officielle n’est pas hostile à ce que les sociaux-patriotes se hasardent sur la glace fragile des propositions de paix. On établit, bien sûr, une distance convenable entre eux et les pouvoirs, en cas d’insuccès. Dans ce tâtonnement semi-officiel du terrain, s’inscrit la Conférence « socialiste » de Stockholm.

La contradiction interne de cette Conférence se dévoile le plus nettement dans la politique du Gouvernement Provisoire. Au nom du programme de la « paix sans annexion », Téréchenko convainc les Impérialistes alliés d’en venir à une forme honorable de vie, Kerensky, sans attendre les fruits de cette conversion, prépare l’armée à l’offensive, et Tsérételli et Skobelev s’apprêtent à entamer des négociations de paix à Stockholm. Aux exhortations de Téréchenko, l’ambassadeur italien réplique par une déclaration de protectorat sur l’Albanie. Ribot répète qu’une victoire complète est indispensable, en refusant leurs passeports aux socialistes invités à Stockholm par les collègues de Ribot. Quel que soit le bout par lequel on prend le programme ne nous inspire qu’une méfiance totale. Renaudel explique déjà à ses patrons — les classes dirigeantes — qu’il ne se rend à Stockholm que pour dévoiler les desseins des socialistes allemands et convaincre les travailleurs français et alliés de la nécessité absolue de mener la guerre « jusqu’au bout ». Nous devons penser que Scheidemann est lui aussi — au pis-aller — muni d’un plan semblable. Rien ne nous assure que la Conférence sera consacrée à des pourparlers de paix. Elle peut, avec tout aussi bien de vraisemblance, être le moyen de rallumer les feux mal éteints de passions chauvines. Dans ces conditions, ce serait un crime de notre part que de convaincre les masses d’accorder leur confiance à la Conférence de Stockholm et de détourner leur attention du seul chemin, c’est-à-dire la voie révolutionnaire, vers la paix et la fraternité des peuples.

L’initiative de la convention de la Conférence se trouve entre les mains du Comité exécutif des Conseils des Délégués Ouvriers et Soldats. Ceci donne à l’entreprise une grande ambiguïté. Tout en n’étant pas une organisation révolutionnaire, le Comité parle, cependant, au nom des masses profondément révolutionnaires. En même temps, à la tête du Comité, profitant du manque d’informations des masses, se trouvent des politiciens gonflés de scepticisme petit-bourgeois et de méfiance envers le prolétariat et la révolution sociale.

« Il n’y aurait aucun sens, disent les Izvestia Soviéta sous la pression de la critique des internationalistes, de convoquer une conférence de diplomates socialistes qui viendraient s’asseoir à une table dans l’espoir de refaire la carte d’Europe. Une telle conférence, non seulement ne donnerait aucun résultat positif, mais causerait le plus grand dommage en divisant les socialistes des différents pays, tant que leurs vues ne s’étendront pas au-delà des problèmes nationaux.

« Seule une autre conférence porterait des fruits, celle où chacun des groupes participants se sentirait, dès le début, une unité de la grande armée du travail, rassemblés pour une œuvre commune avec des efforts communs.

« Il en est ainsi, concluent les Izvestia. Posons la question au Comité exécutif. »

Les Izvestia ne mettent pas en ligne de compte cette simple circonstance que le Comité exécutif est étroitement lié à la diplomatie capitaliste russe et, à travers elle, à la diplomatie alliée. En se déclarant « en principe » pour l’éclatement de l’unité nationale, le Comité exécutif s’efforce de fortifier l’unité nationale de son propre pays. Avec de tels débuts, la Conférence, même si elle réussissait à se tenir, ne pourrait que dévoiler son impuissance. Ce serait faire montre de légèreté et d’aveuglement que d’assumer la responsabilité, devant les masses, d’une entreprise dont la base même est entachée d’ambiguïté et de manque de principe.

Un programme de paix, pour nous, est un programme de lutte révolutionnaire menée par le prolétariat des masses laborieuses contre les classes dirigeantes. Les socialistes révolutionnaires ont formulé les principes de cette lutte à Zimmerwald et à Kienthal. Nous avons maintenant moins de motifs que jamais de nous incliner devant les « principes » de Kerensky et de Tsérételli. Nous sommes entrés dans une époque de puissantes convulsions révolutionnaires. Les politiques de compromis et d’aventurisme seront rapidement éliminées. Marcher à la hauteur du mouvement de l’Histoire n’est possible qu’au Parti qui a élaboré son programme et sa tactique sur le développement de la lutte sociale et révolutionnaire mondiale, menée, en premier lieu, par le prolétariat européen.

(Petrograd, 25 mai 1917)

i. Qu’est-ce que le programme de paix ?[modifier le wikicode]

Qu’est-ce que le programme de paix ? Du point de vue des classes possédantes et des Partis qui les servent, c’est la totalité des exigences dont la réalisation a été confiée au militarisme. Ainsi, pour réaliser le programme de Milioukov, il faut s’emparer de Constantinople les armes à la main. Celui de Vandervelde réclame la mise en fuite immédiate des Allemands hors de Belgique. En somme, on ne règle les comptes que des opérations militaires. Autrement dit, le programme de paix est un programme de guerre. Cela se présentait ainsi jusqu’à l’intervention d’une troisième force, l’Internationale socialiste. Pour le prolétariat révolutionnaire, le programme de paix n’exprime pas les exigences que doit réaliser le militarisme, mais celles que les travailleurs révolutionnaires veulent lier à leur lutte contre le militarisme de tous les pays. Plus le mouvement international révolutionnaire s’étend, plus les problèmes de paix deviennent indépendants de la situation purement militaire, et plus s’amenuise le danger que les conditions de paix soient comprises par les mases comme des buts de guerre.

C’est ce qui se révèle le plus vivement par la question du sort des petites nations et des gouvernements faibles. La guerre s’est ouverte par l’écrasante agression allemande contre la Belgique et le Luxembourg. En résonance au coup de tonnerre produit par la défaite d’un petit pays, à côté de l’indignation fausse et hypocrite des classes dirigeantes de l’autre camp, s’est fait entendre la colère sincère des masses dont la sympathie va à un petit peuple écrasé par le fait qu’il se trouve entre deux géants.

Au début de la guerre, le sort de la Belgique portait l’empreinte d’un drame exceptionnel, mais trente-quatre mois de guerre ont montré que cet épisode n’était que le premier pas sur la voie de la solution des problèmes que comporte la guerre impérialiste : la soumission des faibles aux forts.

Dans le domaine des relations internationales, le Capitalisme a appliqué les méthodes au moyen desquelles il « régularise » la vie économique interne des nations. Le chemin de la concurrence est celui de l’élimination systématique des petites et moyennes entreprises et du triomphe du grand capital. La rivalité mondiale des forces capitalistes signifie la soumission systématique aux grandes puissances des nations faibles et arriérées. Plus la technique s’élève, plus le rôle joué par la Finance est grand, plus les nations faibles tombent dans la dépendance. Ce processus s’est accompli sans interruption en temps de paix, par l’intermédiaire des emprunts gouvernementaux, des chemins de fer et autres concessions, d’accords diplomatiques et militaires, etc. La guerre a dévoilé et accéléré ce processus en y introduisant un facteur de violence ouverte. Elle détruit les derniers réflexes d’indépendance des pays faibles, indépendamment de l’issue du conflit.

La Belgique gémit encore sous l’oppression de la soldatesque allemande. Mais ce n’est là que l’expression extérieure, sanglante et dramatique, de la destruction de son indépendance. La « libération » de la Belgique n’est pas un problème isolé pour les Alliés. Dans le cours de la guerre, comme après les hostilités, la Belgique ne sera qu’un pion dans le jeu des géants capitalistes. Sans l’intervention de la troisième force — l’Internationale —, la Belgique restera dans les griffes de l’Allemagne, ou bien elle sera soumise à l’Angleterre, ou bien encore elle sera divisée entre les carnassiers des deux camps.

Il faut en dire autant de la Serbie dont l’énergie nationale a servi de poids dans les balances impérialistes mondiales dont les oscillations ne dépendent en rien des intérêts serbes.

Les Empires Centraux ont entraîné dans la guerre la Turquie et la Bulgarie. Feront-elles encore partie du bloc impérialiste austro-hongrois ou serviront-elles de monnaie d’échange ? Quoi qu’il en soit, le dernier chapitre de l’histoire de leur indépendance est terminé.

Plus typique encore est l’exemple fourni par la Perse dont la liquidation de l’indépendance avait été consacrée par l’Accord anglo-russe de 1907.

La Roumanie et la Grèce nous montrent clairement quelle liberté les grands trusts octroient aux petites entreprises. La Roumanie a préféré accomplir un geste de libre choix en levant les écluses de sa neutralité. La Grèce s’est efforcée passivement de rester « à la maison ». Comme pour mieux dévoiler toute l’hypocrisie de la lutte « neutraliste » pour l’auto-détermination, toutes les armées européennes ont foulé le territoire grec. Ma liberté de choix se borne, dans le meilleur des cas, à une forme de self-inactivité. En ce qui concerne la Roumanie et la Grèce, le même bilan est dressé : les deux pays servent de pions aux grands joueurs.

À l’autre bout de l’Europe, le petit Portugal a jugé bon de se mêler aux combats aux côtés des Alliés. Sa décision aurait pu sembler incompréhensible si l’on ne se souvenait qu’il n’est qu’un territoire sous protectorat anglais et que sa liberté est aussi grande que celle du gouvernement de Tver ou de l’Irlande.

Les classes possédantes des Pays-Bas et des États Scandinaves amoncellent, grâce à la guerre, des montagnes d’or. Mais la fragilité de la « souveraineté » de ces nations apparaît d’autant plus fragile que même si elle survit à la guerre, elle sera mise en cause dans le grand règlement de comptes à la fin de la guerre.

Une Pologne « indépendante » dans une Europe impérialiste ne peut conserver qu’une apparence d’indépendance qu’en étant sous la coupe financière et militaire d’une des grandes puissances.

La souveraineté de la Suisse dépend de son ravitaillement. Et les dirigeants de la petite République, balayant, le chapeau à la main les perrons des puissances en guerre, donnent un très net tableau de ce que peuvent signifier la neutralité et l’indépendance d’un pays qui ne dispose pas de millions de baïonnettes.

Si la guerre, grâce à la multiplication des fronts et des participants, a rendu impossibles à l’importe quel gouvernement de préciser ses buts de guerre. Les petites puissances ont cet avantage de savoir que leur sort est déterminé par avance. Quel que soit le vainqueur, quel que soit le vaincu, le retour seulement la question de savoir qui sera le maître des petits pays. Seuls des charlatans ou des imbéciles incurables peuvent lier la liberté des nations faibles à la victoire de l’u ou l’autre camp.

Une troisième issue infiniment plus probable de la guerre sera une partie nulle ; l’absence d’une nette supériorité dans l’un des camps belligérants ne sert qu’à dévoiler la prédominance des forts sur les faibles de chaque camp et celle des blocs en guerre sur les victimes « neutres » de l’Impérialisme. L’issue de la guerre sans vainqueur ni vaincu ne garantit rien, ni personne, — les vaincus seront les petits États, ceux qui auront versé leur sang sur les champs de bataille et ceux qui auront cherché à se protéger dans l’ombre de leur neutralité.

L’indépendance des Belges, des Serbes, des Polonais, des Arméniens, etc., n’est pas pour nous une fraction du programme de guerre des Alliés (comme Guesde, Plékhanov, Vandervelde, Henderson, etc.), mais est inscrite au programme de la lutte du prolétariat international contre l’Impérialisme.

ii. « Statut quo ante bellum »[modifier le wikicode]

Le prolétariat, dans les conditions actuelles, ne peut-il pas promouvoir son « programme de paix », c’est-à-dire la solution à sa manière des questions qui ont engendré la guerre ou qui ont surgi au cours de son déroulement ?

On nous a dit que, pour réaliser ce programme, le prolétariat manque actuellement de forces. Il ne s’agirait que d’une utopie. Mais l’affaire est différente si la lutte avait pour objectif la cessation immédiate de la guerre et la paix sans annexion, donc le retour à l’état de choses avant les hostilités. C’est un programme bien plus réaliste. Telles sont les conclusions auxquelles sont arrivés Martov, Partinov et d’autres Menchéviks-internationalistes qui, sur ce point comme sur d’autres, adoptent les vues non des révolutionnaires, mais des conservateurs (non à la révolution sociale, mais rétablissement de la lutte des classes ; non à la IIIe Internationale, mais retour à la IIe ; non à un programme révolutionnaire de paix, mais acceptation du statu quo ante bellum ; non à la conquête du pouvoir par les Conseils des Ouvriers et des Soldats, mais remise du pouvoir aux Partis bourgeois…). Cependant, dans quel sens peut-on parler de la « réalité » de la lutte pour la cessation de la guerre et de la paix sans annexion ? Il est indubitable que la guerre cessera tôt ou tard. Dans le sens « attentiste », le slogan de cessation de la guerre est, sans conteste, « réaliste », car il est aveuglant d’évidence. Mais dans le sens révolutionnaire ? … N’est-il pas utopique de s’imaginer que le prolétariat ait assez de forces pour stopper la guerre contre la volonté des dirigeants ? Ne faut-il pas, pour cette raison, refuser le slogan de cessation de la guerre ? Poussons plus loin encore notre raisonnement. Dans quelles conditions se fera cette cessation de la guerre ? Ici, si l’on raisonne théoriquement, se présentent trois positions typiques :

1) victoire décisive de l’un des deux camps ;

2) épuisement général des belligérants, en l’absence d’une supériorité écrasante de l’un d’eux ;

3) intervention du prolétariat révolutionnaire arrêtant le développement « naturel » des hostilités.

Il est tout à fait clair que si la guerre se termine par la victoire totale de l’un des camps, il serait naïf de compter sur une paix sans annexion. Si Scheidemann et Landsberg interviennent au Parlement en faveur d’une telle paix, c’est avec le calcul que de telles protestations n’empêcheront pas de procéder à des annexions « salutaires ». Notre généralissime, Alexiev, en traitant la paix sans annexion de « phrase utopique », a fermement conclu que le but primordial était l’offensive et, qu’en cas de succès, tout le reste s’arrangerait de lui-même[2]. Pour arracher les annexions des mains de la puissance victorieuse, armée de pied en cap, il faudrait au prolétariat, en plus de la bonne volonté, la force révolutionnaire et la capacité de mettre celle-ci en action. En aucun cas, le prolétariat n’aurait à sa disposition les moyens « économiques » indispensables pour faire renoncer le vainqueur au butin qu’il s’est acquis.

Le second point, sur lequel comptent les partisans de « la paix sans annexion et sans rien de plus », suppose que la guerre, si elle n’est pas interrompue par l’intervention du prolétariat, épuisant toutes les forces vives des combattants, se terminera par l’usure générale, sans vainqueur et sans vaincu. À cette situation, où le trop faible pour faire la révolution, les internationalistes passifs veulent appliquer le programme de « paix sans annexion » qu’ils formulent comme étant le retour au statu quo ante bellum. Mais ici le réalisme découvre son talon d’Achille. La guerre se terminant en « partie nulle » n’exclut nullement les annexions. Au contraire, elle les propose. Si aucun des blocs belligérants ne triomphe, ceci ne signifie nullement que la Serbie, la Grèce, la Belgique, la Pologne, la Perse, la Syrie, l’Arménie, etc., demeureront intactes. Au contraire, les annexions se feront sur le dos des plus faibles. Pour empêcher ce jeu des « compensations », il faut que le prolétariat entre directement en lutte contre les dirigeants. Les articles, les meetings, les interventions parlementaires et même les manifestations sur la voie publique n’ont jamais empêché et n’empêcheront jamais les gouvernants — par voie d’accord ou d’accords — de faire des conquêtes territoriales et d’opprimer les nationalités faibles.

Le troisième point est le plus clair de tous. Il propose que le prolétariat international se soulève avec une telle force qu’il paralyse et arrête la guerre. Il est évident qu’en manifestant une pareille vigueur, il ne se bornera pas à réaliser un programme purement conservateur.

Donc, la réalisation d’une paix sans annexion suppose, dans tous les cas, un mouvement révolutionnaire puissant. Mais si l’on suppose l’existence d’un tel mouvement, le programme indiqué est misérable par rapport à ce qu’il pourrait être. Le statu quo ante bellum — ce produit des guerres, des exactions, des oppressions, du légitimisme, de l’hypocrisie des diplomates et de la stupidité des peuples — reste comme le seul contenu positif du slogan « guerre sans annexion ».

Dans sa lutte contre l’Impérialisme, le prolétariat ne peut se fixer comme but le retour à l’ancienne carte européenne ; il doit promouvoir son propre programme de relations gouvernementales et nationales répondant aux tendances fondamentales du développement économique, au caractère révolutionnaire de l’époque et aux intérêts socialistes du prolétariat.

Isolément, le slogan « sans annexion » ne procure aucun critère d’orientation politique pour les questions qui surgissent au cours de la guerre. Si l’on suppose que la France reprendra l’Alsace-Lorraine, la Social-démocratie allemande, en suivant Scheidemann, aura-t-elle l’obligation d’exiger le retour de ces provinces à l’Allemagne ? Exigerons-nous le retour de ces provinces à l’Allemagne ? Exigerons-nous le retour du Royaume de Pologne à la Russie ? Devons-nous attendre à ce que le japon restitue Kiao-Tchéou… à l’Allemagne ? L’Italie restituera-t-elle ses conquêtes du Trento ? Même seulement le supposer serait pure imbécilité ! Nous serions-nous montrés partisans du légitimisme, c’est-à-dire des défenseurs des droits dynastiques et « historiques » dans le plus pur esprit réactionnaire ? Dommage que la réalisation de ce programme exige la révolution !

Nous ne pouvons que mettre en avant le principe suivant : demander l’avis du peuple intéressé. Il va de soi que ce critère n’est pas absolu. Ainsi, les socialistes français font de la question alsacienne une honteuse comédie : d’abord on occupe, et puis on réclame le consentement de la population ! Il est tout à fait sûr qu’un plébiscite authentique ne peut avoir lieu que dans des conditions révolutionnaires, quand la population peut se prononcer librement, non devant la gueule d’un revolver qu’il soit français ou allemand.

L’unique sens véritable du slogan « sans annexion » conduit à la protestation contre de nouvelles conquêtes territoriales, c’est-à-dire à la négation de l’expression du droit des peuples à l’auto-détermination. Mais nous voyons que ce fameux droit, « démocratique sans conteste », se change inévitablement en droit pour les nations fortes de dominer les faibles, en « chiffon de papier », et fera de l’Europe une carte politique où les nations séparées par les barrières douanières se heurteront sans cesse dans leurs luttes impérialistes. Cet état de choses ne peut être empêché que par la Révolution prolétarienne. Le centre de gravité de la question se trouve dans la réalisation du programme prolétarien de paix et de la révolution sociale.

III. Le droit à l’auto-détermination[modifier le wikicode]

Nous avons vu plus haut que la Social-démocratie ne peut faire un pas en avant dans le domaine des regroupements nationaux et gouvernementaux sans le principe de l’auto-détermination, qui est le droit pour chaque peuple de se choisir son destin gouvernemental, c’est-à-dire le droit de se séparer d’un gouvernement dominant plusieurs nationalités (par exemple : la Russie et l’Autriche). Démocratiquement parlant, le seul moyen de connaître la volonté d’un peuple est de le consulter par voie de référendum. Mais, en réalité, cette obligation démocratique reste purement formelle. Elle ne nous renseigne pas sur les possibilités réelles, les voies et les moyens de l’auto-détermination nationale dans les conditions actuelles de l’économie capitaliste. Et justement, là est le centre de gravité de la question.

Pour beaucoup, sinon pour la majorité des nations opprimées, l’auto-détermination signifie l’éclatement des frontières et le démembrement des puissances actuelles. Ce principe démocratique conduit en particulier à la libération des colonies. La politique impérialiste vise à l’élargissement des frontières, à l’absorption des nations faibles et à la conquête de nouvelles colonies. L’impérialisme est expansif et offensif de nature, et il se caractérise par cette qualité, non par les manœuvres tortueuses des diplomates.

De cette façon, le principe de l’auto-détermination nationale conduisant, en de nombreux cas, à la décentralisation gouvernementale et économique (démembrement, déclin), se heurte de façon hostile aux efforts centralisateurs de l’Impérialisme qui possède l’appareil du pouvoir et la force militaire. Il est vrai que, souvent, le mouvement séparatiste-national trouve un appui dans l’Impérialisme de l’État voisin. Mais cette aide ne se révèle efficace que dans le cas de changement du rapport des forces militaires. À peine arrive-t-on à un choc entre deux puissances impérialistes que les nouvelles frontières se définissent non sur la base du principe national, mais sur celle du rapport des forces en présence. Obliger le vainqueur à renoncer à l’annexion des territoires conquis est aussi difficile que de le forcer à donner, par avance, la liberté du choix aux provinces occupées. Même si le miracle s’accomplissait — ce dont blablatent des mi-fantaisistes, mi-canailles du type Hervé — que l’Europe soit par la force des armes partagée en des gouvernements nationaux parfaits, les questions nationales n’en serait pas pour autant résolue. Le lendemain, après un partage « équitable », l’expansion capitaliste recommencerait son œuvre, les conflits se multiplieraient, les guerres éclateraient avec de nouvelles conquêtes, et ce serait l’écrasement définitif du droit à l’auto-détermination pour qui n’a pas assez de baïonnettes pour le défendre.

Ce serait comme si l’on obligeait des joueurs professionnels, au beau milieu d’une partie « loyale », à se répartir les gains pour recommencer le jeu avec deux fois plus de moyens de tricher.

Mais devant la puissance des tendances centralisatrices de l’Impérialisme, il ne s’ensuit pas que nous devions nous y plier. La collectivité nationale est un foyer vivant de culture, tout comme la langue nationale, son organe vivant, et les deux conservent leur signification pendant un temps indéterminé de périodes historiques. La Social-démocratie veut et doit, dans l’intérêt de la culture matérielle et spirituelle, garantir la liberté du développement (ou de la formation), car elle a repris de la bourgeoisie révolutionnaire le principe démocratique de l’auto-détermination en tant que devoir politique.

Le droit à l’auto-détermination ne doit pas être écarté du programme prolétarien de paix ; mais il ne peut prétendre à une signification absolue. Au contraire, il est limité, pour nous, par les tendances progressives du développement historique. Si le « droit » doit être — sur le plan de la lutte révolutionnaire —, opposé aux méthodes centralisatrices de l’Impérialisme, le prolétariat, d’un autre côté, ne peut tolérer qu’une « frontière nationale » se mette en travers de la route du progressisme qui planifie l’économie mondiale. L’Impérialisme est l’expression capitaliste et rapace de cette tendance de l’économie. Il faut définitivement s’arracher à l’absurdité de la limitation du village et du district. En luttant contre les formes impérialistes de la centralisation économique, le Socialisme non seulement n’attaque pas cette tendance, mais, au contraire son principe directeur.

Du point de vue du développement historique comme de celui des questions posées à la Social-démocratie, la tendance centralisatrice de l’économie actuelle se révèle fondamentale, et il faut lui garantir l’accomplissement de sa mission historique : l’édification d’une économie mondiale unie, indépendamment des rameaux nationaux, soumise uniquement aux exigences du sol, du sous-sol, du climat et de la répartition du travail. Les Polonais, les Serbes, les Alsaciens, les Dalmates, les Belges et les autres petits peuples non encore conquis pourront être rétablis dans leurs droits et frontières et pourront jouir de leur culture propre, tout en n’étant pas opposés économiquement les uns aux autres.

En d’autres termes, pour que tous ces peuples ne se sentent pas gênés dans leur union, il faut que soient détruites les frontières qui les emprisonnaient jusqu’à maintenant. Il faut que les cadres de l’État en tant qu’organisation économique, non nationale, soient élargis et embrassent toute l’Europe. C’est seulement dans l’union économique des pays européens, libérés des contraintes douanières, qu’il est possible de faire vivre une culture nationale et un développement débarrassés des antagonismes nationaux et économiques.

Cette dépendance directe de l’auto-détermination des peuples faibles exclut la possibilité, pour le prolétariat, de poser le problème, par exemple de l’indépendance de la Pologne ou de l’union des Serbes en dehors de la révolution européenne. Mais ceci signifie, d’un autre côté, que le droit à l’auto-détermination, en tant que partie constituante du programme prolétarien de paix, possède un caractère non pas « utopique », mais révolutionnaire. Cette conception est dressée premièrement, contre les Allemands David et Landsberg qui, du haut de leur « réalisme » impérialiste, ensuite contre les simplifications de notre propre camp révolutionnaire, qui déclarent que ce principe n’est réalisable que par le socialisme, et se libèrent ainsi de la nécessité de donner une réponse de principe aux problèmes nationaux posés par la guerre.

Entre l’état général actuel et le socialisme s’étend la grande époque de la révolution sociale, c’est-à-dire celle de la lutte ouverte du prolétariat pour la conquête du pouvoir et la conservation de celui-ci pour la démocratisation des relations collectives et de la conversion de la société capitaliste en une société socialiste. Ce ne sera pas une époque de paix et de calme, mais, bien au contraire, une période de tension extrême, celle du soulèvement des peuples, de guerres, d’élargissement des tentatives de régime socialiste. Cette époque exigera du prolétariat une réponse directe et active à la question posée par les conditions futures d’existence des nations et des rapports mutuels avec le gouvernement et l’économie.

IV. Les États-Unis d’Europe[modifier le wikicode]

Nous avons essayé, ci-dessus, d’établir que l’union économique et politique de l’Europe était la base indispensable de la possibilité de l’auto-détermination nationale. De même que le slogan « indépendance nationale » pour les Serbes, les Grecs, Bulgares, etc… n’est que pure abstraction sans le slogan complémentaire « République fédérative balkanique », de même, à l’échelle européenne, le droit à l’auto-détermination ne prendra consistance que dans les conditions d’une République fédérative européenne.

Si le slogan d’une démocratie fédérative était d’essence purement prolétarienne dans les Balkans, il l’est à plus forte raison dans le reste de l’Europe, où l’antagonisme Capital-Prolétariat est incomparablement plus fort.

La suppression des douanes « intérieures » est une difficulté à peu près insurmontable pour la politique bourgeoise — et sans elle, tous les arbitrages et les codes sont aussi efficaces que la neutralité belge. L’effort vers l’union du marché européen, et celui de s’emparer des pays sous-développés, non européens, tous deux créés par le développement du Capitalisme, se heurtent à la grande résistance des classes capitalistes et agraires dans les mains desquelles l’appareil douanier en relation avec l’appareil militaire (sans lequel le premier n’est rien) est un instrument irremplaçable d’exploitation et d’enrichissement.

La bourgeoisie financière et industrielle hongroise s’oppose à l’union économique avec l’Autriche bien plus développée en système capitaliste. La bourgeoisie austro-hongroise est hostile à une union douanière avec l’Allemagne beaucoup plus forte. Les agrariens allemands ne consentiront jamais volontairement à la suppression des taxes sur le blé. Que les intérêts économiques des classes possédantes des Empires centraux ne s’harmonisent pas facilement avec ceux des capitalistes anglo-franco-russes, la guerre actuelle le démontre éloquemment. Le désaccord des intérêts capitalistes au sein même du camp allié est encore plus visible que chez les partenaires de la Triplice. Dans ces conditions, une union économique réalisée par en-haut n’est que pure utopie. Il ne pourrait s’agir que de demi-mesures et de compromis partiels. Cette union, source de développement tant de la production que de la culture, ne peut être réalisée que par le prolétariat combattant le perfectionnisme impérialiste et son instrument, le militarisme.

Les États-Unis d’Europe, sans monarchie, sans armée permanente et sans diplomatie secrète, voilà la clause le plus importante du programme de paix prolétarien.

L’idéologie et la politique de l’Impérialisme allemand ont fait promouvoir, plus d’une fois, un programme « d’États-Unis », c’est-à-dire des États d’Europe Centrale. Unir l’Europe par la violence telle est la caractéristique de ce programme, tout comme celui des Français qui préconise de démembrer l’Allemagne.

Si les armées allemandes avaient remporté cette victoire décisive escomptée au début de la guerre, l’Impérialisme allemand aurait fait la tentative gigantesque de réaliser l’alliance douanière et militaire des États européens, faite d’extorsion et de compromis qui auraient enlevé tout caractère progressif au marché européen. Ce n’est pas la peine de faire remarquer que dans ces conditions, il ne peut être question d’autonomie des nations réunies de force dans une caricature d’États-Unis européens. Cette perspective nous a été opposée, sous le prétexte que notre idée peut, dans certaines conditions, prendre une réalité « réactionnaire » d’Impérialisme monarchique. Justement cette perspective présente le plus sûr témoignage en faveur de la valeur réalisatrice de notre slogan. Si le militarisme allemand réussissait à unir, par la violence, la moitié de l’Europe, quel serait le slogan du prolétariat européen ? L’éclatement de l’union européenne ligotée et le retour des peuples à l’isolement national ? Le rétablissement de douanes « autonomes », de monnaies « nationales », d’un code social « national » ? Évidemment, non. Le programme révolutionnaire comporte la destruction de la forme antidémocratique d’une Union réalisée par la violence. En d’autres termes, notre slogan : sans armée permanente et sans monarchie, est le slogan unificateur et directeur de la révolution européenne.

Prenons la deuxième hypothèse : « la partie nulle ». Au début de la guerre, l’éminent professeur List, propagandiste de « l’Europe Unie », démontrait que même si l’Allemagne ne remportait pas la victoire, l’Union se ferait quand même et de façon plus complète encore. Poussés par leurs besoins d’expansion, mais incapables de se mesurer les uns aux autres, les États européens auraient continué à remplir leur « mission » en Afrique, en Extrême-Orient et en Asie et se trouveraient contenus par les U.S.A. et le Japon. Donc la nécessité de s’accorder (suivant List) sur le plan économique, obligerait les principales puissances à s’unir contre les nations faibles et, cela va de soi, avant tout contre les masses laborieuses. Nous avons montré déjà les obstacles énormes que rencontrerait la réalisation de ce programme. Le franchissement de ces obstacles, même à demi, signifierait la création d’un trust impérialiste des puissances européennes, d’une camaraderie de rapaces. Et c’est cette perspective qu’on nous oppose, en guise de danger que représenterait le slogan « États-Unis d’Europe », alors qu’elle est en réalité la démonstration la plus nette de sa signification réaliste et révolutionnaire. Si les puissances capitalistes se réunissaient en un trust, ce serait un pas de fait par rapport à la situation actuelle, car ce serait une base matérielle et collective pour le mouvement ouvrier. Dans ce cas, le prolétaire n’aurait plus qu’à se battre non contre le retour à un gouvernement national, mais pour la conversion d’un trust en une République fédérative européenne.

On parle, en haut, de ces larges plans d’unification de l’Europe, d’autant moins cependant que la guerre se prolonge en dévoilant la complète incapacité du militarisme pour régler les questions qui ont provoqué la guerre. À la place des « États-Unis » impérialistes, sont sortis des plans d’union économique entre l’Allemagne et l’Autriche, d’un côté, des pays de l’Entente, d’autre part, avec des tarifs de combat. Après ce que nous venons de dire, il n’est pas la peine d’insister sur l’énorme signification que prendrait la politique du prolétariat luttant contre les barrières douanières et diplomatiques. Maintenant, après l’immense espoir suscité par la Révolution russe, nous sommes fondés à penser, que dans le cours de cette guerre, un grand mouvement ouvrier se développera dans toute l’Europe. Il est clair qu’il ne peut espérer en la victoire qu’en étant pan-européen. S’il demeure dans les cadres de la nation, il s’expose à sa perte. Nos sociaux-patriotes appellent l’attention sur le danger que le militarisme allemand fait courir à la Révolution russe. Ce danger est incontestable, mais il n’est pas le seul. Les militarismes anglais, français, italien ne sont pas moins dangereux que la machine de guerre des Hohenzollern. Pour se sauver, la Révolution russe doit s’étendre sur toute l’Europe. Si le mouvement révolutionnaire touchait l’Allemagne, le prolétariat de celle-ci devrait chercher et trouverait un écho révolutionnaire dans les pays « hostiles » de l’Occident, et si dans un de ces pays, les prolétaires arrachaient le pouvoir à la bourgeoisie, ils seraient obligés de venir au secours de leurs frères des autres pays, ne fut-ce que pour conserver le pouvoir. En d’autres termes : l’établissement de la dictature du prolétariat n’est « pensable » que dans son expansion dans toute l’Europe, donc sous forme d’une République fédérative européenne. L’Union européenne, non réalisée par le fer et par les accords diplomatiques, sera le problème inéluctable posé au prolétariat victorieux.

États-Unis d’Europe, tel est le slogan de l’époque où nous venons d’entrer. Quelles que soient les opérations militaires, quels que soient les bilans que dressera la diplomatie, quel que soit le tempo du développement du mouvement ouvrier, le slogan « États-Unis d’Europe » recevra une énorme signification en tant que formule de la lutte du prolétariat européen pur conquérir le pouvoir. Dans ce programme est inclus le fait que le gouvernement national a vécu en tant que base du développement de la production, de la classe ; il se transforme en dictature du prolétariat. Notre refus de la « défense de la patrie » cesse d’être un acte purement négatif de self-défense idéologique et politique, mais reçoit toute sa signification révolutionnaire dans le cas seulement où nous opposons à la défense conservatrice d’une patrie nationale surannée, la conception beaucoup plus haute de « patrie » de la révolution, la république européenne, dont seul l’avènement permet au prolétariat de révolutionner et d’organiser le monde.

Voici la réponse à ceux qui demandent dogmatiquement : « Pourquoi l’unification de l’Europe et non du monde tout entier ? » L’Europe n’est pas seulement une appellation géographique, mais une collectivité économique et de culture historique. La révolution européenne n’a pas à attendre la révolution en Asie et en Afrique, pas même en Amérique et en Australie. Une révolution victorieuse en Russie ou en Angleterre est impensable sans une révolution en Allemagne, et vice-versa. La guerre est appelée mondiale, mais même avec l’intervention des U.S.A., elle est malgré tout européenne. Les problèmes révolutionnaires restent posés au prolétaire européen.

Il va de soi que les États-Unis d’Europe ne seront qu’un des deux axes de l’organisation mondiale économique. Le deuxième est constitué par les États-Unis d’Amérique.

L’unique conception historique quelque peu concrète contre le slogan « États-Unis », a été formulée par le journal suisse Social-démocrate dans les termes suivants : « Le développement inégal économique et politique est une loi absolue du Capitalisme. » Le journal en tire la conclusion que si la victoire du prolétariat est possible dans chaque pays, il ne s’ensuit pas fatalement que cette dictature prolétarienne doive aboutir à la formation des États-Unis d’Europe. Que le développement capitaliste soit inégal dans les différents pays, c’est une conception absolument incontestable. Mais cette inégalité est elle-même inégale. Les niveaux capitalistes en Angleterre, en Autriche, en Allemagne et en France ne sont pas les mêmes. Mais par rapport à l’Asie et à l’Afrique, ces nations représentent une « Europe » capitaliste mûre pour la révolution. Que chaque nation ne doive pas « attendre » les autres dans sa lutte, est une pensée élémentaire qu’il est bon et indispensable de répéter, afin que l’idée d’un Internationalisme parallèle ne se convertisse pas en celle d’un Internationalisme attentiste. N’attendant pas les autres, nous poursuivons notre lutte avec la ferme conviction que notre initiative donnera l’impulsion voulue à la lutte des autres pays ; si ceci ne se produisait pas, il serait désespérant de penser — comme en témoignent les expériences historiques et les conceptions théoriques — que, par exemple, la Russie révolutionnaire pourrait se trouver devant une Europe, conservatrice, ou que l’Allemagne socialiste pourrait demeurer isolée dans un monde capitaliste.

Examiner les perspectives de révolution sociale dans les frontières des cadres nationaux, ce serait être la victime d’une conception nationale étriquée, qui constitue l’essence du social-patriotisme. Vaillant considérait la France comme la terre élue de la révolution sociale, et en ce sens, il la défendit jusqu’au bout. Lentsch et d’autres — les uns hypocritement, les autres ouvertement — pensent que la défaite de l’Allemagne signifierait la ruine des bases de la révolution sociale. EN fin de compte, nos Tsérételli et Tchernov, introduisant chez nous la plus regrettable expérience, celle du ministérialisme français, jurent que leur politique sert la cause de la révolution et n’a rien de commun avec la politique des Guesde et des Sembat. Il ne faut pas publier que le social-patriotisme, à côté d’un réformisme vulgaire, contient un messianisme national-révolutionnaire qui regarde son propre pays — à cause de son industrie ou de ses formes démocratiques ou de ses conquêtes révolutionnaires — comme le seul appelé à guider l’humanité vers le socialisme ou la démocratie. Si une révolution victorieuse était « pensable » dans les limites d’une nation mieux préparée, ce messianisme, lié au programme de la défense nationale, trouverait sa justification historique. Mais, en réalité, il ne la possède pas. Lutter avec de pareilles méthodes pour conserver la base nationale de la révolution, méthodes pour conserver la base nationale de la révolution, méthodes qui rompent les liens internationaux du prolétariat, c’est saper virtuellement la révolution qui ne peut débuter que sur une base nationale, mais qui ne peut s’y épanouir complètement à cause de l’interdépen­dance économique et politico-militaire des États européens que la guerre actuelle a plus que jamais mise en évidence. Cette interdépendance qui justifie les activités communes des prolétaires européens, donne toute son expression au slogan des États-Unis d’Europe.

Le social-patriotisme qui, de principe, sinon toujours de fait, conduit aux conclusions du social-réformisme, nous propose de diriger la politique du prolétariat suivant la ligne « du moindre mal », c’est-à-dire en adhérant à l’un des groupes belligérants. Nous rejetons cette méthode. Nous affirmons que cette guerre préparée par le développement capitaliste a posé brutalement les problèmes fondamentaux du développement capitaliste contemporain dans son intégralité, et que la ligne de conduite du prolétariat international doit se définir non par des signes secondaires politiques et nationaux, non par les avantages problématiques apportés par la prédominance de l’un ou l’autre des belligérants — car il faudrait payer ces avantages incertains par le renoncement à une politique indépendante du prolétariat — mais par l’antagonisme de base entre le prolétariat international et le régime capitaliste en son entier.

Poser ainsi cette question de principe est l’unique moyen de lui conférer son caractère révolutionnaire. Elle seule justifie, en théorie et en pratique, la tactique du prolétariat international.

En niant l’État — non au nom de la propagande, mais au nom de la classe la plus importante — l’Internationalisme ne se lave pas passivement du « péché » de la catastrophe, mais affirme que le sort du développement mondial n’est pas lié à celui du gouvernement national, mais que celui-ci doit laisser la place à une organisation plus haute en culture et en économie, reposant sur des bases plus larges. Si le problème du Socialisme pouvait coïncider avec les cadres de l’État national, il coïnciderait avec la défense nationale. Mais le problème du Socialisme se pose devant nous sur des bases impérialistes quand le Capitalisme est obligé de briser les cadres nationaux et gouvernementaux.

La semi-unification impérialiste de l’Europe pourrait être atteinte, comme nous avons essayé de le démontrer, par une victoire totale d’un des adversaires, ou par une cessation indécise de la guerre. Dans l’un et l’autre cas, cette unification serait la négation du droit à l’auto-détermination des petites nations et la centralisation de toutes les forces de la réaction : monarchie, armée permanente et diplomatie secrète.

L’unification républicaine et démocratique de l’Europe, seule capable de garantir le développement national, ne peut se faire que par la voie de la lutte révolutionnaire contre le centralisme militariste, dynastique et impérialiste, et par le soulèvement des différentes nations. Mais la révolution européenne victorieuse, quelles qu’aient été ses péripéties dans les diverses nations — en l’absence des autres classes révolutionnaires — ne peut donner le pouvoir qu’au seul prolétariat. Par conséquent, les États-Unis d’Europe représentent, avant tout, la seule forme imaginable de la dictature du prolétariat européen.

  1. Dans cette étude de la situation militaire, nous n’avons pas tenu compte du rôle joué par les U.S.A., dont l’intervention armée provoque la défaite allemande.
  2. La mise à la retraite du général n’enlève rien à la justesse de ses déclarations.