II. Les premières semaines de la guerre. « Extraits de mon journal en Suisse. »

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« Extraits de mon journal en suisse »

4 août (nouveau style) 1914

Quelle chose étrange ! Mis à part l’abasourdissement, le début de la guerre provoque chez le peuple une explosion de joie ! Quand vous criez, par la fenêtre, que l’ordre de mobilisation vient d’être signé, la foule vous répond par des « hourra » ; elle se répand dans les rues, chante des chants patriotiques et produit cette impression qu’elle n’a fait qu’attendre la déclaration de la guerre et que ce rêve vient de se réaliser !!… Ces scènes se reproduisent partout où j’ai pu observer la guerre : en Serbie et en Bulgarie, où il s’agissait « de libérer nos frères du joug turc » ; en Roumanie, Autriche, où l’on s’apprêtait à étouffer la Serbie… Vous en arrivez à conclure à cette monstruosité que le peuple « se réjouit » de faire la guerre, indépendamment des buts et des questions posées par celle-ci. Telle est la réalité.

La guerre relâche les nœuds des conditions d’existence si pénibles à supporter que les travailleurs ressentent comme des chaînes de bagnard. Il suffit de les examiner, et elles ne sont déjà plus supportables !

La guerre vous arrache du bagne quotidien et vous promet un changement. La guerre s’empare de tous et, par conséquent, les opprimés, les écrasés, ceux que la vie à trompés se sentent sur un pied d’égalité avec les riches et les puissants. La tension de l’espoir vers le changement et l’entente provisoire de toutes les classes donnent naissance à cette surexcitation — que l’on pourrait baptiser joyeuse —, qui justifie la phrase de tous les journalistes de tous les pays : « L’ordre de mobilisation a été accueilli avec enthousiasme. » Cet espoir de change subitement et définitivement de vie, l’espoir que la guerre vous libérera du pesant fardeau porté de l’aube au crépuscule sans répit et sans joie, cet espoir relève, en partie, d’une mentalité infantile. C’est n’est pas en vain que les garçonnets jouent un aussi grand rôle dans les manifestations patriotiques. La première vague de désenivrement viendra bientôt ! La guerre n’apporte pas une entente durable entre les classes. De plus, les tromperies qu’elle peut offrir (dans le genre moratoire, etc…) ne compensent pas, et de loin, les charges matérielles si lourdes qu’elle entraîne avec elle ! La guerre a souvent provoqué la révolution : non du fait qu’elle ne fut pas profitable (au sens du gouvernement), mais parce qu’elle n’a pas acquitté les traites tirées sur l’espérance.

La guerre ébranle les masses de fond en comble, les arrache au quotidien, les oblige à penser collectivement, fait naître en elles de vagues, mais profonds espoirs, puis fini par les tromper. C’est là, bien sûr, un schéma grossier : dans les perspectives du temps de guerre, c’est l’alternative de l’espoir et du désespoir.

L’Ordre de mobilisation provoque, comme nous l’avons dit plus haut, une explosion d’espérance. Celle-ci n’a pas encore le temps de s’éteindre dans la confusion de la mobilisation que déjà arrive la déclaration de guerre. Une nouvelle vague, très haute ! Déjà les suites de la mobilisation se manifestent plus durement. Les difficultés apparaissent. La nouvelle d’une brillante victoire alène l’exaltation à son paroxysme, puis naissent les espoirs en une paix proche. Ensuite commence (de temps à autre se produisent de nouvelles exaltations) le reflux ! et pour ceux qui ne sont plus et pour ceux qui restent…

9 Août

Hier soir, j’ai rencontré Greilich. Il doit avoir de 73 à 74 ans, pas très gros, mais solide et bien rempli, l’antithèse accomplie du défunt Bebel. Tous deux étaient du même âge, tous deux ouvriers, mais là s’arrêtait la ressemblance. Bebel incarnait l’idée du devoir : il était rigoriste et abstinent. Le second, au contraire, avait pour « Weib, Wein und Gesang » (les femmes, le vin et les chansons) la même prédilection que Martin Luther. Je contemplai le vieillard avec intérêt. Les cheveux étaient bien blancs, pas de rides, mais de profonds sillons, le visage extraordinairement intelligent. Les yeux étaient protégés par de lourdes paupières, mais ils pétillaient d’intelligence au cours des conversations. On parla, évidemment, de la guerre. Greilich était mécontent de la conduite des Partis socialistes, mais ce mécontentement était celui d’un social-démocrate tranquille et neutre. « Maintenant l’Internationale n’existe pas. Ils sont plus forts que nous. Quand nous agissons comme une avant-garde, nous nous prenons pour une force ; mais quand, sur la scène mondiale, se profilent de grandes masses, nous comprenons que nous ne sommes qu’une minorité. C’est l’explication ce qui arrive. Et puisque nous nous trouvons manifestement en minorité, alors l’état d’esprit collectif s’empare même de nos propres « gens ». Regardez Adler, Austerlitz, Renner, Bayer — tous des personnes admirables pourtant, mais voyez comment ils se comportent ! Ils votent les crédits militaires. Et Vandervelde, qui occupe une place de ministre… ! Cette dévoile la crise profonde de l’Internationale. Elle renaîtra évidemment, mais sur de nouvelles bases. Les Partis politiques ses sont compromis. Mais les syndicats se sont tenus à l’écart (!?). Ils ne peuvent vivre sans une organisation internationale. Je pense qu’après la guerre, l’Internationale renaîtra sur la base d’associations professionnelles. »

D’où Greilich tenait-il l’idée que les syndicats s’étaient tenus à, l’écart ? Cela m’était complètement incompréhensible. Il avait raison en affirmant que nous formions une minorité. Mais ceux qui mènent la guerre sont eux aussi en minorité, ce qui ne les empêche pas d’entraîner la majorité ! Et celle-ci marche « comme un seul homme ! »…

Le Corriere della Sera retransmet une déclaration de Haase. Si cette retransmission est correcte, il en ressort que Haase justifie son vote en faveur des crédits militaires « en invoquant le danger tzariste ». Pas un mot sur la France.

L’Angleterre justifia son entrée en guerre par la nécessité de secourir la France contre l’agression allemande. Asquith ne souffla mot de la Russie.

La politique suivie par la Social-démocratie a besoin de silences (d’omissions par le silence), exactement comme celle du gouvernement anglais. Donc, le jeu n’est pas très propre, pas plus chez Asquith que chez Haase. Encore une conséquence : on peut très bien justifier la guerre devant l’opinion publique,

1°) soit en en appelant à la nécessité absolue de combattre le Tsarisme,

2°) soit en taisant son alliance avec lui.

Au sujet des perspectives militaires, Greilich s’exprima comme suit : « En France, l’Allemagne ne remportera pas de brillantes victoires. Si cela devait arriver, ce serait par trop triste. Les Allemands subiront de fortes pertes et même s’ils doivent remporter quelques succès, ceux-ci ne seront pas de nature à infliger à la France des dommages irréparables. Mais, en Russie, ils obtiendront de grandes victoires.

« Le jour du peuple allemand » Une séance au Reichstag

« Nous n’oublierons jamais le 4 août. Maintenant que le sort en est jeté, nous espérons avec tout notre cœur qu’il nous apportera la victoire, la victoire à la sainte cause du peuple allemand. Le tableau que nous a offert aujourd’hui le Reichstag reste profondément gravé dans la mémoire de chaque Allemand et marquera à jamais dans l’Histoire ce jour comme celui de l’ascension la plus fière et le plus puissante de l’âme allemande… De l’autre côté, de lamentables spéculateurs, une collection de petits boutiquiers privés de tout sens moral. Ici, un peuple uni, soulevé par une volonté puissante. L’histoire du monde irait à reculons si le bon droit du peuple allemand ne triomphait pas ! … (Wiener Arbeiter Zeitung).

O, bandes de Smerdiakovs ![1]

Au sujet du vote de la Social-démocratie, le 4 août, Arbeiter Zeitung nous parle du grand jour de la nation allemande. Ce fait, où nous ne voyons que la chute honteuse de la Social-démocrate, remplit le cœur du journal soi-disant « ouvrier » de joie, de fierté et d’espoir.

Il trouve des accents poétiques et des expressions nobles, qui nous remplissent de dégoût et de honte ! O, bandes de Smerdia-kovs ! Comment peut-il se faire que la IIe Internationale se termine en un fiasco total ! …

L’Internationale examinait le problème de la guerre tous les trois ans (« Guerre à la Guerre ») et, s’il s’élevait des différends, ceux-ci portaient uniquement sur les moyens dont pouvait disposer la Social-démocratie internationale pour « barrer la route » à la guerre, et si celle-ci malgré tout éclatait, il s’agissait de savoir comment on pourrait arracher les masses à l’emprise du pouvoir et rejeter les conséquences du conflit sur les têtes des classes dirigeantes. (Résolution de Stuttgart.) Quand les signes avant-coureurs de la guerre se précisèrent, la Social-démocratie allemande entra en pourparlers secrets avec le gouvernement qui lui prodiguait des preuves « tangibles » de son amour de la paix ; l’État français convainquit de même ses socialistes ; les socialistes autrichiens approuvèrent l’ultimatum envoyé à la Serbie. Quand la guerre éclata, les sociaux-démocrates allemands ne trouvèrent rien de mieux que de voter en masse les 5 milliards demandés pour les crédits militaires ; les socialistes autrichiens en arrivèrent à une ivresse obtuse, dont nous avons constaté les effets plus hauts.

L’affaire est parfaitement claire : il ne s’agit pas de petites combinaisons politiques, de tractations opportunistes, de déclarations « maladroites » (soi-disant) du haut de la tribune parlementaire, des votes pour le budget des « grands-ducs » de Baden, des expériences du « ministérialisme » français, du reniement de quelques chefs, non, l’affaire est tout autre : il s’agit du naufrage de l’Internationale en cette époque de responsabilités !

10 Août

Il est hors de doute que les symptômes — et ce n’étaient pas là seulement des symptômes — des contradictions nationales au sein de l’Internationale apparaissent déjà clairement. La Social-démocratie autrichienne n’avait pu maintenir son unité et d’était morcelée en « chapelles » nationalistes. J’eux l’occasion d’écrire dans Neue Zeit, il y a déjà quelques années, au sujet de la tendance chauvine de Wiener Arbeiter Zeitung, particulièrement sur des questions de politique extérieure. Les marxistes autrichiens (O. Bauer et Cie) s’émurent de mon « intervention » intempestive et tentèrent d’expliquer l’affaire en racontant que L… dirigeait le bureau de la politique étrangère, et que L… avait des points de vue mensongers ! (écrit noir sur blanc) mais qu’il possédait une nombreuse famille, que, par conséquent, on ne pouvait lui refuser le poste de rédacteur. Mais ses « vues mensongères » n’étaient pas de mise en un bureau (les Affaires étrangères) qui appartenait à l’Autriche, dans le cadre de la politique de prestige ! « Les travailleurs ne lisent pas ceci… » « Chez nous ! en Autriche cela ne signifie absolument rien »… V. Adler aimait à définir tout ce qui concernait l’Internationale par ces mots : « Le Bureau de Bruxelles… la politique de prestige ». Ce point de vue était tout à fait faux et de courte portée politique au dernier degré, particulièrement en Autriche qui compte tant de nationalités diverses ! La politique extérieure des sociaux-démocrates austro-allemands heurtait les opinons des travailleurs de toutes races de l’Empire. Il était impossible de célébrer l’idée allemande, l’esprit allemand en l’opposant aux idées slaves comme le faisait Arbeiter Zeitung et de vouloir, en même temps, unir les ouvriers allemands et slaves. Il était impossible de traiter les Serbes de « voleurs de chevaux » et de vouloir unir les travailleurs allemands et les travailleurs yougoslaves des provinces soumises à l’Autriche. Le député social-démocrate Ellenbogen fit cette déclaration à un « meeting » à Berne : « Nous sommes fidèles à la nation allemande dans le bonheur comme dans le malheur, dans la paix comme dans la guerre. » Pernerstorffer et Austerlitz tinrent des propos semblables… D’autres eurent des paroles de ce genre, mais moins provocatrices. Cette politique fit éclater le Parti français en fractions nationalistes, et la Social-démocratie se révéla être, la guerre déclarée, un appui pour la Monarchie.

Il faut le déclarer franchement, si Berchtold avait rédigé un programme d’action pour la Social-démocratie, il n’aurait pas trouvé mieux que ce qui s’élaborait dans l’immeuble de la « Rechte Wienseile »[2].

Ces symptômes n’étaient pas si nets chez les socialistes allemands. Pourtant là aussi, les avertissements alarmistes ne manquaient pas. Bebel avait promis de « prendre le fusil » pour défendre la patrie contre le Tzarisme. Les sous-fifres du Parti acceptèrent cette déclaration tout à fait au sérieux. Noske reprit la même phrase pour son compte dans son discours sur le budget, discours qui eut un certain retentissement. « Il a bébelisé Bebel »[3], se racontaient les membres du Parti. Dans les entretiens privés, les fonctionnaires moyens du Parti faisaient montre d’une telle bêtise, d’une telle autosatisfaction « nationalo-philistine », qu’il était impossible de ne pas écarquiller les yeux avec ahurissement… En ce qui concerne les impératifs formels de l’Internationalisme (Politique de prestige, d’après Adler), la Social-démocratie allemande les observait mieux que ses semblables en Europe Occidentale[4].

11 Août

[…] Le choc entre la tendance nationaliste et les problèmes de l’Internationalisme, le tout affrontant le développement de l’Impérialisme, entraîna le suicide de la IIe Internationale. Aucun doute ne peut subsister sur le fait que, dans les mois qui viennent, le prolétariat européen relèvera la tête et montrera que, sous l’Europe militariste, existe une Europe révolutionnaire. Seul l’éveil d’un mouvement révolutionnaire et socialiste qui devra prendre aussitôt une forme volcanique, pourra conduire à la fondation d’une nouvelle Internationale. Il ouvrira la route pour une lutte intérieure profonde en éliminant les vieux éléments, en élargissant la base du Socialisme et, en révisant ses buts politiques. Quoi qu’il en soit on ne pourra pas recommencer le Socialisme. La IIIe Internationale sera l’héritière de l’esprit de la Ire, mais avec les modifications apportées par les conquêtes de la IIe.

Les années qui viennent verront l’époque de la révolution sociale. Seule la montée révolutionnaire du prolétariat peut arrêter cette guerre, sans quoi celle-ci, étant donné la complication de ses facteurs et l’immensité des champs offerts à son action, se prolongera jusqu’à l’épuisement total de l’Europe et du Monde et laissera en arrière notre civilisation pour une période indéfinie…

12 Août

République… République, comme le dit un bourgeois russe à Paris (chez Gleb Ouspensky), où diable ont-ils fourré les pommes de terre ?

Voici le critère fondamental de la Suisse. Bien sûr la Suisse allemande tient pour l’Allemagne, la Suisse française pour la France. Mais toutes deux se préoccupent en premier lieu du ravitaillement. En ce lieu écarté de l’Europe, les événements sont ramenés au niveau « de la pomme de terre ». La Suisse a pris les armes pour garantir l’intégrité de ses maisons, de ses vignobles et de ses vaches. Là s’arrêtent les sympathies. Quand il s’agit de ses pommes de terre, le Suisse ne plaisante plus. Il faut reconnaître que cette milice petite-bourgeoise et cantonale en impose par son aspect, bien plus que les régiments européens si bien dressés et partant si élégamment pour la guerre. L’Autrichien s’apprête à « pacifier » la Serbie et à lui inculquer le respect de la monarchie. L’Allemand marche sur Brest-Litovsk qu’il ne situe même pas sur la carte. La flotte anglaise sort sur ses bases pour aider le système continental.

Le petit paysan de Koursk entre en campagne pour appuyer ses frères slaves et pour la « belle France » (il ne manquait plus que ça !) Et voilà que le Suisse s’arme d’une carabine pour défendre ses choux, ses lapins, ses pommes de terre ! Lui, il sait bien pourquoi il se rend à la frontière et ce qu’il doit protéger. Quand vous contemplez ces gens solides, bronzés, calmes, au regard vif du chasseur et du tireur, quand vous observez leur discipline volontairement consentie, leur indépendance personnelle et leur confiance en soi, en vous-même se manifeste un respect pour cette démocratie conservatrice, bourgeoise et paysanne que vous ne pouvez éprouver pour l’Europe à demi-féodale avec ses cours, ses écussons, son obscurantisme religieux et ses autres accessoires du Moyen Age…

Les Russes demeurant en Suisse ne s’intéressent aux événements mondiaux qu’en raison de leur incidence sur le change du rouble et des prix du ravitaillement. D’un seul coup le crédit a été bloqué. Les relations avec la Russie ont été coupées. L’argent russe ne s’échange plus ! Puis on changea 100 roubles pour 100 F. S. ; puis, de nouveau, on stoppa le change, puis on changea à nouveau et ainsi de suite… Ce matin on changeait 240 F. S. pour 100 roubles. — Mais c’est impossible ! — Mais si ! Je vous assure… l’Angleterre vient de déclarer la guerre à l’Allemagne. Vie débarrassez-vous de vos coupures… demain l’Italie entrera dans la dance, que le Diable l’emporte… Et à nouveau, le change sera dérisoire…

***

Les nouvelles concernant les frontières russo-austro-allemandes sont plutôt rares !… De temps en temps, une information arrive à percer, toujours d’origine autrichienne (Conrad von Hoetzendorff ou Daszinski ?) : un soulèvement se serait produit en Pologne russe, un gouvernement national révolutionnaire se serait constitué à Varsovie, les armées russes auraient complètement évacué la Pologne, etc…

Ces nouvelles ne nous semblent incroyables que parce qu’elles viennent trop tôt. Tous les avis concordent pour affirmer que la Russie a pris le chemin de l’auto-destruction.

Commençons par la masse des soldats et leur caractéristique paysanne. Il n’y a pas lieu de supposer que les réformes agraires aient pu, en sept ans, créer de nouvelles générations de villageois qui soient devenus « respectueux des lois » et « consciemment patriotes ». Au contraire, tous les plumitifs réactionnaires se sont efforcés d’accabler ces générations paysannes de tous les caractères de la fainéantise et de la dissipation. Il suffit de rappeler les discours tenus aux assemblées de la noblesse, le roman de Rodionov Notre crime, les articles de Mentchikov, etc. À la campagne, en 1905 et même plus tôt, commença une révolution de grande envergure : l’éveil de la personnalité, et par conséquent l’effondrement de la théorie tolstoïenne, « le Karataiévisme ».

L’éveil du sentiment de la personnalité chez le paysan devait fatalement amener certains possédants individualistes et conservateurs à fournir une aide à l’ordre bourgeois. Ces jeunes « voyous » villageois, contre lesquels la Russie du 3 juin réclamait des mesures draconiennes, amorçaient un processus qui durera 15 ans, 20 ans (les promoteurs de la loi agraire exigeaient près d’une centaine d’années pour mener à bonne fin leur œuvre pie !), mais un processus irréversible et qui dépendra de toute l’évolution économique et politique du pays. Mais l’action directe de ces soubresauts économiques et psychologiques ruraux est dirigée contre les autorités : les pères, les communautés, les propriétaires terriens, l’église et le pouvoir.

Le développement de l’instruction, même réduite à l’A.B.C. a une grande importance pour l’armée actuelle. La contre-révolution a effectué, en ce domaine, du point de vue quantitatif, des progrès certains. Mais les générations paysannes, qui forment le gros de l’armée russe, n’ont pas bénéficié de cette rénovation scolaire. La guerre pousse le villageois russe dans une nouvelle forme de vie. Ceci devra se manifester dans les rangs de cette infanterie paysanne de façon pitoyable, mais dangereuses pour les maîtres de la situation. Il est clair, sans faire de grands discours, que les ouvriers montent au front remplis de haine pour les dirigeants. N’oublions pas que le pourcentage des ouvriers dans l’armée depuis la guerre russo-japonaise est extraordinairement élevé. N’oublions pas non plus, qu’à la veille de la guerre, se manifesta un mécontentement qui prit un caractère révolutionnaire à Pétrograd. La mentalité des nombreux éléments allogènes de l’armée ne devait pas être meilleure.

En conclusion, le tableau suivant : une masse paysanne définitivement arrachée à sa passivité patriarcale, mais n’atteignant pas et de loin la forme de vie bourgeoise des ouvriers révoltés ; des allogènes irrités. Voilà le matériel humain dont disposait l’armée russe.

Tournons-nous maintenant vers les cadres de cette armée. En temps de paix, le corps des officiers formait un cercle très fermé. Mais pour les juger honnêtement, il ne faut pas se borner aux descriptions de Kouprine ou se complaire à détailler les excès dont se rendent coupables tous les porteurs de sabre dans les boîtes de nuit, les restaurants et les gares. Il suffit de dire que la caste des gradés représentait, pour une bonne part, la Russie des dirigeants. Il s’agit ici d’un ensemble de point de vue communs, d’intrigues et de relations. Le ministre de la guerre, Soukhomlinov, désirant épouser la femme d’un certain propriétaire terrien, réussit à le faire divorcer au moyen d’un stratagème semblable à ceux dont usa Chéglovitov au cours du procès Beyliss[5]. Les officiers et les bureaucrates forment deux vases parfaitement communicants. Cette alliance, qui n’hésita pas à faire répandre le sang comme au temps de la pacification par exemple, se renforça encore à l’époque du servilisme nationaliste (sous Stolypine) et trouva son développement naturel dans le pillage effréné des caisses de l’État, dans le « copinage » et une incroyable impunité. La Russie pré-révolutionnaire ne connaissait pas un gouvernement du style : Makla Kov-Kasso-Doumbadzé, des inspirateurs du genre Raspoutine… Des types pareils…, même Chédrine ne les avait pas imaginés ! Cet esprit raspoutinien exerce, sans le moindre doute, son influence sur les hauts commandements de l’armée et de la flotte.

De tout ceci sortira inévitablement une horrible catastrophe, qui réveillera l’énergie révolutionnaire du peuple. Il n’est pas impossible que d’ici la fin de l’année nous ne puissions retourner chez nous…[6].

***

Le journal social-démocrate de Zürich Volksrecht (n° 185, 12 août 1914) soulève la question du ravitaillement.

La Suisse produit en blé seulement le quart de ses besoins. Le reste est fourni par les importations, qui se révèlent, maintenant, sujettes à caution. On fera appel à la pomme de terre familiale. Le plus grand besoin se fera sentir dans le domaine du blé, de la pomme de terre et… de l’amidon… ! La marge de sécurité est bien plus élevée en ce qui touche la production laitière, la viande et la graisse, étant donné la production naturelle du pays. Volksrecht réclame la réquisition du blé et des pommes de terre de cette année ; il trouve indispensable de les retirer du marché et d’organiser une répartition planifiée au moyen d’organes cantonaux et communaux. Le côté financier de l’affaire sera réglé par l’intermédiaire d’une banque nationale, qui servira de trait-d’union entre le gouvernement et le producteur. C’est la seule façon (d’après Volksrecht) d’éviter les privations aux non-possédants.

Mais, me direz-vous, c’est une mesure socialiste ! En effet, cela pouvait être un pas — timide —, mais tout de même accompli vers une juste répartition des ressources. Cette éventualité est liée à la position géographique de la Suisse. Plus la guerre amènera de désordre dans les relations internationales, plus un ravitaillement sévère sera à envisager selon des méthodes de planification rigoureuses.

Mais l’on ne peut produire et répartir raisonnablement et économiquement que sur des bases socialistes.

C’est là notre force ! Elle se manifestera dans l’époque à venir, faite de ruines, de deuils et de besoins.

Parmi les émigrés russes : étudiants, curistes et touristes, etc., s’est créé « un Comité de Salut public » qui tente d’aider nos compatriotes par tous les moyens. Il délivre des attestations, donne des informations, organise des secours matériels, etc. Autour de ce Comité se sont groupés toutes les classes de la société : depuis le déserteur jusqu’au magistrat, depuis l’ouvrier jusqu’au directeur de l’Institut Lazarev. À la tête, on trouve des sociaux-démocrates — évidemment —, qui jouissent d’une confiance illimitée et possèdent une grande expérience des affaires courantes. Le Comité a organisé une cantine à bon marché (de la soupe et du pain pour 30 cts). Cette cantine est gratuite pour les indigents. Le premier jour, déjeunèrent 15 personnes, aujourd’hui, il y en a 160 environ. On y rencontre des gens très fortunés, mais actuellement sans le sou, sans aucune possibilité de recevoir des fonds de Russie.

Il est fort possible que, bientôt, la Suisse et l’Europe soient oubliées de se « reconvertir » en cantines à bon marché… !! Cette cantine ne pourra être organisée qu’avec l’aide des travailleurs. Ce rôle de « ravitailleur » ne peut être joué — cela va de soi —, que par la Social-démocratie.

Ce sera le début du sauvetage par l’organisation, au milieu du chaos qui règne à l’heure actuelle en Europe. L’humanité ne succombera pas sous les débris fumants du militarisme. Elle en émergera pour prendre la voie juste. Ayant commencé par la distribution équitable de la pomme de terre, elle parviendra au stade de la production organisée socialiste.

13 Août

Jean Jaurès est mort au moment où le Socialisme international se compromettait complètement. Par la pensée, je parcours l’Histoire et ne découvre pas d’autre exemple d’un si grand esprit anéanti par un meurtre politique. Les événements actuels sont d’une telle ampleur qu’ils nous pressent d’oublier la mémoire de Jaurès et son sang répandu. Mais, pour beaucoup, la mort de Jaurès restera comme le fait le plus tragique de ce fatal mois d’Août, ce mois horrible de l’Histoire de l’humanité.

Quand arriva le télégramme annonçant la disparition du grand tribun français, nous restâmes pétrifiés pendant quelques minutes ; puis nous pensâmes : ne fallait-il pas y voir la main de la réaction russe ? Cette supposition ne contient aucun élément invraisemblable. Jaurès était l’ennemi de l’alliance entre la République et Tsarisme et il s’opposa jusqu’au bout à l’entrée en guerre de la France. Avec la passion qui alliait en lui l’opportunisme politique et l’idéalisme révolutionnaire, il mit tout en œuvre pour atteindre son but : la force de son éloquence de tribun, ses relations dans la coulisse avec les membres du gouvernement et son « élève » Viviani, et pour finir la pression des masses. Il formait un obstacle puissant sur la route du chauvinisme français et de la diplomatie russe. S’il n’était pas écarté du chemin, on ne pourrait jamais avoir l’assurance que la France suivrait fidèlement la politique de Nicolas et de Poincaré. Et Jaurès fut « effacé » par la balle d’un royaliste français, derrière lequel, en cherchant bien, on trouverait, vraisemblablement, l’ombre d’un des collègues du général Harting…[7]

***

Jaurès était un idéologue, dans le sens défini par le sociologue maintenant oublié, Alfred Fouillée, le père des « idées-forces ». Napoléon parlait avec mépris des « idéologues » (le mot est sa création d’ailleurs). Il oubliait qu’il en était lui-même, l’idéologue du néo-militarisme.

L’idéologue, non seulement ne se conforme pas à la réalité, mais en ayant extrait « son idée », il poursuit celle-ci jusqu’aux extrêmes conséquences. Ce qui peut assurer des succès que l’empirisme ne peut remporter, mais prépare également des chutes vertigineuses.

Jaurès est mort ! Mieux que quiconque, il incarna la vieille époque du Socialisme français. Il a doté celui-ci de « l’Idée » et, au service de celle-ci, il ne s’est jamais arrêté à moitié du chemin. Ainsi, au temps de l’Affaire Dreyfus, il poussa jusqu’au bout l’idée de collaboration avec la gauche bourgeoise ; avec toute sa passion il soutint Millerand, cet arriviste vulgaire, sans idéal et sans courage. En suivant ce chemin, Jaurès s’engageait dans une impasse avec tout l’aveuglement de l’idéologue qui consent à fermer les yeux sur beaucoup de choses à condition de ne pas devoir renoncer à son idée directrice. Ce n’est pas la myopie de la taupe, mais bien la cécité de l’aigle dont le regard a été brûlé par « l’Idée » (le soleil). De toute son idéologie passionnelle, Jaurès combattit le militarisme et le danger d’une guerre européenne. Dans cette bataille politique — comme en toute autre d’ailleurs —, il usa de méthodes qui ne correspondaient pas à celles habituellement employées pour la lutte des classes, méthodes qui pouvaient sembler, à un vrai marxiste, être inadmissibles ou, pour le moins, risquées. Il comptait beaucoup sur sa force de persuasion ; dans les couloirs du Parlement, il interpellait les ministres et les mettait au pied du mur avec tout le poids de son argumentation. Pour l’étayer, in comptait beaucoup sur ses relations personnelles avec le Premier ministre Viviani et le Bureau International de Bruxelles. Mais toutes ces manœuvres de couloirs n’entamaient en rien sa nature : il n’était pas un doctrinaire de l’opportunisme, mais bien un idéologue. Il pouvait aussi bien adjurer Viviani de « lâcher » le Tsarisme, comme il pouvait pareillement mobiliser des masses révolutionnaires pour manifester contre les gouvernements de guerre.

Au service de son « Idée », il pouvait se lancer dans les entreprises les plus opportunistes comme les plus révolutionnaires, et si cette « Idée » avait correspondu à l’esprit de l’époque, Jaurès aurait atteint des résultats comme personne n’eût pu le faire. Mais il allait à la rencontre de défaites catastrophiques. Comme Napoléon, il pouvait connaître et Austerlitz et Waterloo.

Jaurès est mort… ! La guerre européenne a passé sur le cadavre de Jaurès ! Il aurait pu peut-être déployer toute sa force dans l’après-guerre, qui offre des perspectives troublées mais grandioses.

Il a lutté pour la paix, pour la démocratie et pour les réformes, mais la guerre et la révolution l’auraient moins pris à l’improviste que n’importe quel « bonze » de l’Internationale. Le doctrinaire s’appuie sur la théorie, celui qui a l’habitude de l’opportunisme fait appel à toutes les ressources de son métier de politicien et, entre deux époques, se sent comme un poisson tiré sur la berge… Un idéologue d’un style aussi génial que Jaurès n’est impuissant que dans le moment où l’Histoire le désarme ! Mais là encore, il est capable d’être possédé par une nouvelle idée-directrice et de se mettre au service d’une nouvelle époque. La mort de Jaurès a décapité le Socialisme français d’une manière plus radicale que la disparition de Bebel ne le fit pour la Social-démocratie allemande. Ce n’est pas que la personnalité et l’activité de Bebel furent moindres que celles de Jaurès, mais parce que la nature plus dramatique du caractère français réclame du dirigeant plus de qualités que ne l’exige l’Allemand : tout particulièrement en cette époque d’agrégations moléculaires des forces qu’exprima, génialement et jusqu’à la fin, Auguste Bebel.

L’assassinat de Jaurès enleva un poids considérable des épaules du chauvinisme français et de la diplomatie russe. Mais la question n’est pas encore résolue… Qui arma le revolver du meurtrier fanatique… ?

14 Août

Fin septembre 1905, je me cachais en Finlande, dans une pension isolée, sur les rives d’un lac, en pleine forêt, pension qui portait le nom de « Rauha » (en finlandais : Paix) ; ce fut peu de temps après que fut démasqué l’indicateur de Nicolas Dobroskok, qui me connaissait. Cette auberge forestière pouvait contenir une centaine de personnes et était complète pendant la saison, mais vide en septembre. Le personnel était réduit au minimum. Mais le mécanisme hôtelier continuait à fonctionner (à ce qu’il me sembla, pour moi tout seul). La patronne malade du cœur soutenait ses forces avec du champagne, luttant ainsi contre la mort. Le premier garçon était parti chercher le patron (en ville).

Dans l’immense salle à manger, j’étais servi par un garçonnet de 14 ans. C’était d’ailleurs le seul être vivant que je rencontrai, deux ou trois jours de suite… Rentrant un jour d’une promenade dans la forêt déserte, et secouant la neige de ma pelisse dans l’antichambre, je vis le cadavre de la patronne sur la table et, à côté, un paquet de journaux. La presse petersbourgeoise reproduisait l’appel du 17 octobre. Quel contraste fantastique entre le calme de cette pension vide, le cadavre de la patronne et la tempête qui se levait et dont les échos m’étaient apportés par ces journaux.

Au début d’octobre, j’abandonnai « Rauha » et me rendis à Pétrograd où je pris la parole dans une salle de l’Institut technologique. La pension déserte quitta ma mémoire et pour longtemps…

La Suisse semble être, en son genre, une espèce d’hôtel « Rauha ». Son armée est en alerte ; de Bâle, on entend gronder le canon, mais la Suisse est une oasis entourée d’un cordon de fer et de feu. Chaque jour, des télégrammes nous apportent des informations sur des événements de caractère historique et… qui sait ? … peut-être, le jour est proche où nous pourrons quitter la pension suisse « de la Paix » et rencontrer des travailleurs de Pétrograd dans une salle de l’Institut technologique.

15 Août

La presse bourgeoise allemande est pleine de louanges pour la Social-démocratie, qui a passé son examen de patriotisme avec une impudence significative. Le journal Vossische Zeitung raconte de quelle façon Haase apparaissant à la tribune, tout l’auditoire était suspendu à ses lèvres et était soulevé d’enthousiasme à la fin du discours : « Plus de classes, plus de partis ! Il n’y a plus que des Allemands qui aiment leur patrie ! » On nous communique que le député Wendel s’est engagé dans l’armée allemande, le même qui terminait récemment son discours — au grand scandale des bourgeois — par ce cri « Vive la France ». La presse bourgeoise des pays de l’Entente s’empare de ces informations et les imprime pour l’édification de ses propres socialistes. Il n’y a aucun doute là-dessus que dans les récits de la presse patriotique existent beaucoup de mensonges. Ce terrain plein d’embûches vous empêche de démêler le vrai du faux. De plus en plus vient au grand jour le crime horrible perpétré par la Social-démocratie allemande quand elle vota les crédits militaires. Aujourd’hui, j’ai lu les numéros du Vorwaerts du 29 juillet au 5 août (les autres numéros ne sont pas encore parvenus) et je me suis rendu compte jusqu’à quel point les raisons fournies officiellement pour tenter d’expliquer le vote des crédits n’étaient pas approuvées par tout le parti, et non plus par le Vorwaerts. La déclaration de Haase joue encore un grand rôle dans l’histoire du Parti.

Il n’y a aucun doute que le fait que subsiste une minorité d’opposants au vote des crédits. Il y a encore moins de doute sur le fait que du noyau du Parti s’élèveront des protestations, dès que l’occasion s’en présentera.

[…] Je fus interrompu par la nouvelle que Karl Liebknecht, appelé en qualité d’officier de réserve, avait refusé de participer à cette guerre et avait été passé par les armes. Du coup, il y eu une manifestation à Berlin. La troupe a ouvert le feu… il y a de nombreuses victimes et, parmi elles, Rosa Luxembourg… Toutes ces nouvelles demandent confirmation, car elles nous parviennent via Copenhague, Londres et Rome. L’annonce de l’exécution de Liebknecht est confirmée par les allégations négatives des officiels allemands qui prétendent que Berlin n’a vu aucune manifestation se rapportant à ce fait. Donc, d’après ce démenti, la fusillade aurait eu lieu ? Donc la manifestation, sans effusion de sang, aurait eu lieu ? Si Liebknecht est réellement tomba, c’est pour sauver la dignité et l’honneur de la Social-démocratie allemande.

17 Août

Guerre et Paix ! Aujourd’hui, j’ai réussi à faire entrer mes enfants à l’école. Je craignais des difficultés étant donné que je ne pouvais fournir aucune pièce d’état-civil pour mes garçons. Mais, cette fois-ci, la république (la Chose publique) a justifié sa devise. On m’a demandé leurs noms, leurs âges, et où ils avaient fait leurs premières classes. Aucune demande de papiers ! Le plus grand est entré en troisième, l’autre en première — « Quels sont les manuels indispensables ? » — « Nous les leur fournirons. » Si puissant que soit l’esprit petit-bourgeois en cette république archaïque, celle-ci a ouvert ses écoles à tous !

18 Août

L’Agence de presse allemande nie absolument le châtiment de Liebknecht et la répression sanglante de la manifestation de Berlin.

Hier soir, nous vîmes Molkenbuhr, qui nous mit au courant des faits suivants : 36 députés (1/3) voulaient voter contre les crédits, 15 voulaient s’abstenir, de sorte que la majorité triompha par quelques voix seulement.

Les radicaux étaient tellement sûrs de leur réussite qu’ils imposèrent une motion aux termes de laquelle la minorité devait s’incliner, sans protester, devant la majorité qui, par quelques voix à peine ! asséna à l’Internationale le coup le plus dur de son histoire !

Le fait que, près de la moitié des députés aient hésité, n’enlève rien à la honte dont s’est couverte la Social-démocratie. Mais les chiffres parlent par eux-mêmes ! Ils sont extrêmement évocateurs pour l’avenir !

Si la moitié ou presque des parlementaires, donc des cadres du parti, de ses hommes de confiance, a voté non, que n’aurait pas fait la masse des travailleurs ?

En conclusion, il est démontré que la masse des sociaux-démocrates se comporte avec une totale indifférence aux principes du Socialisme révolutionnaire et est prête à la lâcher si l’un de ceux-ci devient une question de vie ou de mort.

26 Août

Le menchévik M… vient de nous faire un exposé sur l’Internationale pendant la guerre. Sa tentative d’expliquer la capitulation de la Social-démocratie comme un pas inattendu et fortuit résultant d’une panique générale fut déplacée, au plus haut point. Avant la guerre, expliquait M…, il existait un accord total sur les principes de la politique internationale, accord qui fut encore renouvelé au Congrès de Bâle. Par suite de la rupture provoquée par la guerre, les peuples se trouvent complètement isolés.

Dans le chaos créé par la panique, la Social-démocratie est devenue prisonnière de son propre instinct de conservation. Belle explication !!! À côté de cette panique générale, d’autres pressions se sont exercées sur la Social-démocratie : le pouvoir, les diplomates, les états-majors, les banques et la presse bourgeoise poursuivent leur politique à travers le chaos de la mobilisation. Le journal Frankfurter Zeitung écrit que nous allons assister au lever d’une aurore majestueuse et belle (!!!) comme le monde n’en a pas encore vu. Pour eux, la panique, c’est le ciment national !

C’est grâce à la guerre et pendant la guerre que les monarchies, les parlements, la soldatesque capitaliste et la presse bourgeoise connaissent leur zénith !

Dans cette ascension, mortelle pour notre mission historique, la Social-démocratie internationale disparaît sans presque laisser de traces.

L’explication de M… peut acquérir un sens si l’on va plus loin et que l’on dise : la bourgeoisie, en tant que classe dirigeante, s’appuyant sur l’appareil gouvernemental, se sert de la panique créée par la guerre pour rendre prisonnier le prolétariat. Mais cette conception ne résout pas la question ; où est donc passé tout le travail d’un demi-siècle de Socialisme international ?

L’activité de la Social-démocratie dans les parlements, les municipalités, les syndicats et les coopératives l’amena à former une véritable bureaucratie. Les dirigeants de celle-ci furent amenés à prendre des contacts permanents avec les plus hautes personnalités bourgeoises.

Cette coopération constante, dans l’atmosphère « renfermée » des parlements, des commissions, etc., etc., ne pouvait pas ne pas avoir d’influence sur les représentants de la classe ouvrière. Elle limitait leurs horizons et les rendait « plus malléables » quant aux exigences de la bourgeoisie. L’influence de celle-ci est d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur un parlementarisme puissant, des traditions historiques et une grande expérience politique. Dans l’art de démoraliser et de plier à ses intérêts les représentants de la classe ouvrière, la bourgeoisie anglaise ne connaît pas de rivaux. Ensuite vient la française. Les dons politiques de la bourgeoisie allemande sont d’un niveau incomparablement plus bas, ce qui explique le développement gigantesque de la Social-démocratie. Les chiffres colossaux du capitalisme et du militarisme allemand publiés chaque jour ne peuvent pas ne pas impressionner les bureaucrates sociaux-démocrates, leur faire admettre d’autres conceptions et, peu à peu, leur enlever toute velléité d’indépendance.

À cette mentalité des bureaucrates, la masse des travailleurs apporte un correctif solide. Elle ignore les combinaisons dictées par l’opportunisme, toutes ces méthodes qui sont si prisées par les députés, les journalistes et les bureaucrates du Parti : elle n’entend qu’une voix, celle de la lutte des classes. Le parlementaire moyen social-démocrate possède un double comportement : dans les commissions parlementaires, il parle une tout autre langue que dans les meetings. Cette dualité l’empêche de s’enliser définitivement dans le parlementarisme bourgeois.

Qu’a fait la mobilisation ?

D’un côté, elle a décuplé la pression de l’opinion générale bourgeoise sur les hauts dirigeants de la Social-démocratie, de l’autre, elle a privé celle-ci du contrôle des masses organisées. Les travailleurs allemands ont été élevés dans la discipline et le respect de l’organisation. Laisser sans contrôle une minorité prendre des initiatives — comme le tentèrent les syndicalistes français — est une attitude incompatible avec l’esprit du prolétariat allemand. Il a toutes les carences de ses mérites. Au sein d’une organisation bien gérée, il ne peut qu’opposer une très petite résistance à toute pression de l’extérieur. La mobilisation a arraché les travailleurs à ces « cages » que l’on appelle ateliers, associations professionnelles, organisations politiques et les a replacés dans d’autres cages, celles-ci exposées au fer et au feu, baptisées régiments, brigades, divisions et corps d’armée. La masse s’est trouvée paralysée et isolée sous la pression puissante de l’opinion publique générale. L’éducation donnée à la Social-démocratie ne lui a pas conféré une réelle largeur de vues internationale, non plus qu’« une trempe » révolutionnaire. C’est la conjonction de toutes ces conditions qui a permis à la « panique » de pénétrer l’Internationale, presque sans résistance.

1er Septembre

Par hasard, j’ai eu entre les mains, le livre Heerwesen und Kriegsführung (L’essence de l’armée et la conduite de la guerre) d’un certain Reingold, Günther, docteur en philosophie et colonel suisse.

Cet auteur examine, entre autres, les conditions morales de la guerre, c’est-à-dire l’influence de l’opinion publique. Il cite comme étant particulièrement pernicieux les articles des journalistes de l’opposition qui montrent leur méfiance vis-à-vis des autorités civiles et militaires. Ce respectable docteur en philosophie recommande d’expédier tous les écrivains de cette sorte en une forteresse où ils pourront, tout à loisir, se livrer à « der inneren Beschaulichkeit » (contemplation intérieure). Ce brave colonel suisse, de formation intellectuelle prussienne — la majorité des colonels, tout comme l’actuel général Willy, s’inspirent des méthodes prussiennes — aurait pu conseiller d’envoyer tous les écrivains opposants en Suisse neutre.

Ici, il faut nous livrer à la contemplation intérieure. La tournure d’esprit parfaitement insupportable de ce journal personnel se révèle être l’unique moyen d’augmenter les résultats de cette contemplation intérieure. La question se pose, toujours plus aiguë : qu’y a-t-il plus loin ? Il n’y a aucun doute que la recette simple, mais efficace, du « si brave » docteur Günther ne trouve un large écho à notre époque de « guerre libératrice ». La guerre s’accorde peu avec la notion de liberté pour les écrivains.

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Il y a quelques jours déjà que la Belgique n’existe plus. Je m’étais rendu à Bruxelles, le 20 juillet, afin de participer à une réunion « d’unification » organisée par la Social-démocratie russe. Le ciel politique belge était sans nuage. Je résidais en un petit hôtel au nom historique de « Waterloo ». Mais rien, ni dans l’hôtel, ni dans Bruxelles ne rappelait l’histoire mondiale. Il faisait chaud et calme. Du 16 au 19, Vandervelde, ensuite Huysmans, l’un après l’autres, assumèrent la présidence à tour de rôle. Le premier était loin de se douter que, dans quelques jours, il serait (non pas seulement ministre, car à cela, il avait déjà songé) mais… ministre de la Défense nationale !

À une des séances, Vendervelde voulut illustrer nos différences tactiques par l’exemple suivant : « Supposez que nous devions participer à un gouvernement bourgeois, eh bien ! (et il montrait ses deux assesseurs) Anseele sera pour, Huysmans sera contre, quant à moi, cela dépendra des circonstances ». Il se prononça pour (!) en se réfugiant à Anvers avec la famille royale : toutes les nuances tactiques disparurent devant le patriotisme !…

La Belgique fêtait alors je ne sais trop quel jubilé : le centenaire de l’Indépendance, peut-être. De mon hôtel, je vis défiler une procession catholique. Elle me paraissait sans fin. Les prêtres avaient de grands nez, des mentons épais, des traits grossiers et portaient des surplis ornés de dentelles qui ressemblaient à des blouses de femmes. Les musiciens transpiraient sous leur haut-de-forme. Les visages des hommes en prière étaient obtus et faisaient pitié. Puis, débouchèrent des porteurs de bannières, des musiciens, un chœur de garçonnets habillés en rouge, des curés, des croix, un chœur de petites filles. Ensuite venait la statue de la madone en velours et en brocart, une sorte de grande poupée sans aucun goût et de tous les côtés, des cordons où s’accrochaient des fillettes épouvantées ! Suivaient des adolescents, puis encore de jeunes garçons qui portaient une grande corbeille pleine de confettis et lançaient des papiers colorés sur les trottoirs. Sous un baldaquin, un évêque ; un quidam se met à genoux. En un mot, un mélange répugnant de bêtise, de sensiblerie et d’indécence.

Comme l’évolution de l’humanité se fait lentement en s’arrachant aux ténèbres de la barbarie ! En contemplant cette procession, mélange de « bondieuserie et de charlatanisme », qui pourrait dire que nous avons eu Darwin et Marx ?

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C’est aujourd’hui le quatrième jour de la Conférence social-démocrate à Zürich. Je ne m’y suis pas rendu hier et je n’irai pas aujourd’hui. Les sujets ont été épuisés ! et il n’y aura plus que des répétitions ! En tout cas, une confirmation — déjà évidente au début d’août — ; une certaine croissance du nationalisme et du patriotisme dans la Social-démocratie russe. C’est une sorte de patriotisme, faux, honteux de lui-même et prêt aux concessions. Ces néo-patriotes se trouvent aussi dans les rangs de ceux que le pouvoir romanovo-raspoutinien a obligés à quitter leur patrie. C’est pourquoi ils cachent leur patriotisme, d’une part par sympathie pour la France démocratique, de l’autre devant l’émotion provoquée par la bassesse de la Social-démocratie allemande. La déclaration de celle-ci à la fameuse séance du Reichstag leur permet, sous prétexte d’un faux radicalisme, d’injurier les Allemands. Invoquant leurs sentiments pour la France, ils soutiennent, peureusement, l’Alliance franco-russe.

Ces sentiments si vils s’observent dans tous les Partis. Les dissentiments se font jour dans toutes les réunions et le fossé, entre les nationalistes et les internationalistes, se creuse irrémédiablement.

  1. *Smerdiakov : personnage de laquais particulièrement vil mais retors dans Les Frères Karamazov de Dostoïevsky. (Note du traducteur).
  2. La Maison du Parti, siège du journal Arbeiter Zeitung.
  3. Jeu de mots allemand pratiquement intraduisible en français. Le sens serait le suivant : « il le dépasse en l’imitant ».
  4. Nous laissons de côté les pages suivantes de notre journal, car elles seront reprises et développées dans le chapitre « La Guerre et l’Internationale ».
  5. *Beyliss : Sans atteindre l’ampleur de l’Affaire Dreyfus, ce procès basé sur une fausse accusation de crimes rituels, fut passionnément commenté par l’opinion publique. La provocation policière qui déclencha cette affaire tourna à la confusion des accusateurs et dévoila la collusion entre la police politique et les organisations antisémites des Centuries-Noires. Procès terminé par un acquittement. (Note du traducteur.)
  6. Ci-dessus, nous n’avons pas évoqué le rôle joué par l’Intelligentsia qui occupait les grades moyens et subalternes du corps des officiers. Elle toléra la renaissance décisive de la bourgeoisie pendant la période de contre-révolution et en maints domaines, y compris aux postes de commandement : elle se montra nettement de tendance libéralo impérialiste. La mobilisation patriotique de l’opinion bourgeoise, la mobilisation technique de l’industrie et l’activité de l’Intelligentsia dans l’armée fournirent un appui stable à la Russie impériale. En fin de compte, cela ne fit que retarder la catastrophe. Les événements ont justifié mon analyse (avril 1922 — L. T.)
  7. Un des membres les plus connus de l’Okhrana tzariste. Okhrana : police secrète impériale.