XV. Expulsé de France

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Le tsarisme sur le sol républicain[modifier le wikicode]

Cet article, bien que rédigé à New York pour des lecteurs américains, est remis ici à sa vraie place, car il complète l’histoire de Naché Slovo.

La guerre a mis sur le même plan tous les gouvernements européens. On peut considérer chaque nation comme un gigantesque entrepôt servant aux besoins du Front : il faut tant de tonnes de blé, tant de chair à canon, tant de viande de… porc. Mais cet animal est, comme on le sait, réfractaire à la discipline militaire et n’éprouve aucun penchant pour les sacrifices d’inspiration patriotique : il lui faut sa ration en temps de guerre comme en temps de paix. L’être humain, c’est autre chose : on lui raconte qu’il est le roi de la création et que des intérêts supérieurs exigent son immolation sur l’autel de la divinité capitaliste qui a pour nom : Patrie ; ensuite, on le fait descendre dans une fosse sale (le jargon militaire appelle ça tranchée), et le roi de la création s’y couvre de poux et de crasse. Quand son tour est venu, on creuse une autre fosse dans la fosse, et on y ensevelit le nouveau cadavre.

Dans les époques révolues, l’homme avait, à force de penser et de lutter, établi des normes politiques et des intentions qui, dans de certaines limites, garantissaient des droits publics et une immunité personnelle. Mais ces lois et ces droits ne valent plus rien à l’intérieur de l’entrepôt qui fournit la chair humaine et aussi d’autres viandes à la Grande Guerre « libératrice ». Le régime républicain, la France par exemple, dit au soldat : « Tu es appelé maintenant à défendre l’héritage de tes pères, fruit de la Grande Révolution, de la république et de la Démocratie, et afin que Tu puisses remplir ta mission avec succès, il faut te priver de Tes droits et libertés personnelles, en un mot, effacer de la surface de la terre l’héritage démocratique de Tes pères. »

Le premier pas sur cette voie fut l’établissement de la Censure. Officiellement, elle doit interdire la diffusion des secrets militaires et diplomatiques. Mais elle s’est révélée aussitôt comme l’instrument des cliques dirigeantes et sert à garantir leur tranquillité. Je me souviens — dans les Balkans, à Belgrade et à Sofia, — comment de jeunes oisifs travestis en militaires découpaient ce qu’il ne leur plaisait pas dans les dépêches et les commentaires politiques, sous le prétexte que cela aurait « pu nuire à la guerre de la Civilisation contre la Barbarie ». C’est ainsi que l’on expliquait alors la désinvolture avec laquelle les cliques militaristes au pouvoir traitaient les droits publics et individuels, par le retard social des pays balkaniques où le parlementarisme s’appuie sur la paysannerie. « Non, non, disait-on, en Europe, les gouvernements n’auraient pas cette facilité pour mettre les pieds sur la table, même s’ils sont chaussés de bottes de guerre. » Nous nous trompions cruellement. Par ses mensonges officiels, par sa stupidité patriotique patentée comme par son régime politique intérieur, la guerre actuelle ne se différencie de celle des Balkans que par ses dimensions gigantesques. Comme la guerre, dans tous les domaines — économique, politique et culturel, est un retour à la barbarie, il n’y a rien d’étonnant à ce que sa direction idéologique soit tombée aux mains du Tsarisme.

L’histoire du journal internationaliste russe Naché Slovo fournit des exemples typiques pour caractériser le régime actuel républicain et ses mœurs politiques. J’en voudrais citer quelques traits, car il y a des faits plus éloquents que toutes les conclusions que l’on peut en tirer.

Notre premier conflit sérieux avec la Censure date des succès russes en Galicie : on avait biffé totalement notre article nécrologique sur le comte Witte, et le titre par-dessus le marché, bien qu’il se composât seulement de cinq lettres : « Witte. » J’allai m’expliquer avec le Censeur. Il faut dire, qu’à cette époque, ce dernier n’était pas très fier de son travail.

— Je n’y suis personnellement pour rien, me dit l’officier « chargé » de notre journal, toutes les directives concernant votre organe émanent du ministère des Affaires étrangères. Ne voulez-vous pas parler avec un de nos diplomates ?

Une demi-heure plus tard, dans une pièce du ministère de la Guerre, je voyais apparaître un diplomate aux cheveux blancs, et à l’aspect impeccable : tous savent que l’aspect impeccable est indispensable aussi bien aux diplomates qu’aux escrocs.

— Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous avez biffé un article concernant un fonctionnaire russe à la retraite, et de plus décédé, et en quoi cette mesure affecte les opérations militaires ?

— Savez-vous que de semblables articles leur sont désagréables, me dit le diplomate en inclinant la tête dans la direction de l’Ambassade russe.

— Mais, nous, justement, nous écrivons pour leur être désagréable… (Le diplomate sourit avec condescendance comme s’il s’agissait d’une fine plaisanterie.)

— Nous sommes en guerre… Nous dépendons de nos Alliés.

— Vous voulez dire que le régime intérieur de la France est sous le contrôle de la diplomatie russe ? Vos ancêtres n’ont-ils pas commis une erreur en décapitant Louis Capet ?

— Oh ! Vous allez fort ! N’oubliez pas que nous sommes en guerre. J’ai entendu cette réponse classique plus de cent fois. Quand des délégations allaient trouver les ministres socialistes au sujet des abus de la Censure, des répressions policières ou des exécutions de volontaires russes, ceux-ci agitaient les mains, tout comme mon diplomate, et s’exclamaient : « Nous sommes en guerre ! » Cette formule expliquait et absolvait tout.

Il faut dire, cependant, que pendant la première année de la guerre — le dialogue ci-dessus en est le témoignage, — on pouvait encore observer chez les dirigeants français quelques restes de conscience et de pudeur républicaines. L’Ambassade russe aida les républicains à se débarrasser de ces sentiments gênants — tout particulièrement à l’égard des réfugiés politiques. Des bruits se répandirent qui prétendaient que les émigrés russes n’étaient que des Juifs germanophiles travaillant pour Guillaume II. Non seulement le gouvernement, mais aussi les députés, se montrèrent très perméables à ces rumeurs. Quand le terrain fut suffisamment préparé, l’Ambassade russe organisa un attentat provocateur dont les conséquences directes durent la fermeture de Naché Slovo et mon expulsion.

De loin, de New York, l’Internationalisme et le Social-patriotisme peuvent paraître « deux nuances » du Socialisme. Mais, de fait, en Europe, ce sont deux ennemis mortels.

Le Social-patriotisme incarne la réconciliation du Socialisme avec le pouvoir qui dirige ce qu’on appelle la « Défense nationale ». Mais le gouvernement n’est pas un principe qu’on peut rejeter, c’est Poincaré, Briand, la police, les prisons, les perquisitions et les agents provocateurs. Il faut alors où rejeter tout ceci en bloc, ou l’accepter. Les sociaux-patriotes acceptent.

Quand la socialiste Louise Saumoneau se livra à la propagande ouverte contre la guerre, le ministère la fit arrêter après quelques hésitations. Cette décision fut prise avec la participation de Guesde et de Sembat, et quand un proche de Guesde vint intercéder en faveur de Saumoneau, le ministre socialiste prit l’infortuné par les épaules et le… flanqua à la porte. Ce petit épisode en dit plus long sur le ministérialisme socialiste que maintes considérations de principe.

Il est tout naturel que les répressions policières soient dirigées avant tout contre les émigrés russes : c’est la ligne de moindre résistance. Dans ce sens, les sociaux-patriotes russes (pour la plupart des émigrés) ouvrent la voie à la police. Dans l’hebdomadaire parisien Prisiv, dirigé par Plékhanov, on avait l’habitude d’imprimer que Naché Slovo se réjouissait des victoires allemandes, défendait les intérêts pangermanistes et n’était en réalité qu’un journal de déserteurs russes à la solde de l’État-Major allemand. Il ne restait plus à l’Ambassade russe qu’à faire parvenir ces dénonciations aux autorités françaises. Elle le faisait avec tous les moyens à sa disposition. Dans la rubrique des annonces du journal Neprimirimy figurait la remarque suivante : « Quel est ce journal Naché Slovo qui nuit aux finances françaises en critiquant méchamment nos Emprunts de guerre ? » L’Ambassade russe avait payé pour cette insertion, inspirée par les articles de Prisiv. Le ministère des Affaires étrangères recevait, chaque jour, par les soins de l’Ambassade russe, des traductions des articles de Naché Slovo.

On ne pouvait étayer ces accusations de germanophilie du fait que notre journal était soumis à la Censure. On s’aperçut alors que l’officier qui exerçait quotidiennement sa perspicacité aux dépens de nos articles était un collaborateur d’Hindenburg. L’Ambassade russe téléphonait au ministère, celui-ci appelait le Censeur et M. Chasles répondait invariablement : « Je fais tous mes efforts. » Et le journal continuait de paraître bien qu’arborant souvent de belles pages blanches !

Mais en septembre, 1916, on supprima le journal et on me signifia mon expulsion. Quel était le motif direct de ces mesures ? Les autorités françaises n’en dirent mot, et ce n’est que plus tard qu’il se révéla que ce motif avait été fourni par une gigantesque provocation organisée en France par les autorités russes.

Quand le député Jean Longuet se rendit chez Briand (de sa propre initiative) pour protester contre mon expulsion, le Premier Ministre lui répondit : « Savez-vous que Naché Slovo a été trouvé chez les soldats russes qui, à Marseille, ont tué leur colonel ? » Longuet ne s’y attendait pas. Il connaissait l’orientation « zimmerwaldienne » du journal et mon travail chez les Internationalistes français, mais le meurtre d’un colonel frappa son patriotisme respectueux de la hiérarchie. Longuet voulut se renseigner auprès des Zimmerwaldiens — et auprès de moi aussi, mais je n’en savais pas plus que lui.

Les correspondants de la presse bourgeoise russe se mêlèrent de l’affaire — ces patriotes acharnés, ennemis de principe de Naché Slovo —, et expliquèrent les circonstances de l’affaire de Marseille. Celle-ci mérite d’avoir le plus grand retentissement.

Dès que débarquèrent en France des détachements russes, baptisés « symboliques » à cause de leurs maigres effectifs, l’Ambassade russe mobilisa tous les espions disponibles. Nombre de ces derniers sont étiquetés officiellement « interprètes », mais de nombreux officiers russes se sont plaints devant les journalistes que ces interprètes leur rendent la vie impossible.

Quel grade pouvait avoir un certain Vining, détaché près de l’armée russe en France ? Je l’ignore, mais ce que je sais, par contre, c’est qu’il ne peut pas être interprète, car il ignore le français. Mais le fait demeure qu’il a été envoyé par le consul russe de Londres à son collègue de paris avec une lettre de recommandation, dont voici les termes : « Le porteur de cette lettre, M. Vining, fut jadis mêlé à des affaires politiques [lisez : révolutionnaires]. Mais depuis, il s’est entièrement réhabilité à nos yeux. Aidez-le à se trouver une situation auprès des troupes russes en France. Il connaît X… »

À peine arrivé sur le terrain de ses futures activités — provocations parmi les soldats russes envoyés pour mourir pour la république —, Vining tenta de mettre dans son jeu les correspondants de la presse libérale. Il rendit visite au correspondant du journal moscovite Rousskoe Slovo, Mr Werner, journaliste très éloigné des idées révolutionnaires et, avec la balourdise du mouchard de troisième classe, lui dévoila son plan : entrer dans l’armée russe pour s’y livrer à la « propagande révolutionnaire ». Ne soulevant guère d’enthousiasme chez son interlocuteur, Vining se mit à se vanter de ses relations officielles et tira de sa poche la lettre de recommandation écrite par le consul londonien (écrite en français). L’imbécile ne comprenait pas qu’il se démasquait ainsi complètement. Rebuté par les journalistes, Vining se renduit à Toulon, où il obtint un certain succès parmi les matelots russes qui avaient moins de facilités pour reconnaître sa « gu…le » de mouchard. « Ici, le terrain est très favorable ; envoyez-moi des brochures et des journaux révolutionnaires », écrivit Vining aux journalistes ; mais il ne reçut aucune réponse. Une révolte d’inspiration révolutionnaire éclata à bord du croiseur « Aslkold » ; elle fut réprimée au prix de nombreuses victimes. Vining jugea bon de se rendre à Marseille. Le terrain y était-on ne peut plus favorable, car les troupes russes étaient soumises au « régime patriotique » (régime en usage en Russie) et encouraient des punitions corporelles (verges) — rien d’étonnant à ce qu’elles se montrassent réceptives à la propagande et aux manœuvres de provocation. Une émeute éclata, au cours de laquelle un groupe de soldats lapida le colonel Krause. La fouille amena la découverte d’un exemplaire de Naché Slovo sur chaque soldat incriminé.

Aux journalistes russes venus à Marseille aux fins d’information, plusieurs officiers russes posèrent cette question :

— Quelles sont vos relations avec Naché Slovo ?

— Nous n’en avons aucune. Pourquoi ?

— Parce qu’un certain Vining distribue ce journal : « en veux-tu, en voilà ! »

Ainsi Vining « préparait le terrain », se livrant à une activité provocatrice chez les soldats amenés au paroxysme de l’exaspération par le régime disciplinaire et la perspective de périr sur une terre étrangère, puis il distribuait notre journal, une fois que le drame avait éclaté.

Dans ma « Lettre ouverte à Jules Guesde », j’émettais la supposition que Naché Slovo était donné aux soldats au moment opportun par l’agent provocateur. Cette supposition reçut confirmation plus vite que je ne le pensais.

Est-il besoin de dire que Vining n’agissait pas de sa propre initiative : il avait reçu ses consignes des consuls de Londres et de Paris. Il est aisé de saisir le but de cette tactique : les agents de la diplomatie tzariste devaient démontrer au gouvernement Poincaré-Briand que, si la France désirait avoir l’aide des troupes russes, elle devant en terminer au plus vite avec le nid des révolutionnaires russes. Il fallut, il est vrai, sacrifier un colonel !… Mais cela ne fait-il pas partie des sacrifices indispensables à toute entreprise ? En tout cas, le but fut atteint. Le gouvernement français, qui hésitait jusqu’alors, interdit Naché Slovo, et le ministre de l’Intérieur, Malvy, l’un des chefs du Parti radical, signa mon décret d’expulsion (préparé déjà depuis longtemps par le Préfet de Police)

Grâce à la prévoyance et au savoir-faire de Vining et de ses patrons, Briand était en possession d’arguments péremptoires contre toute intervention parlementaire. Briand ne répondait que par cette question : « Ne savez-vous donc pas que chaque soldat assassin avait sur lui un numéro de Naché Slovo ? » C’est ce que Briand répondait aux députés socialistes Longuet et Moutet et au président de la commission parlementaire des Affaires étrangères, l’ancien ministre Leygues. Cet argument produisait un effet magique, bien que Naché Slovo fût un journal autorisé par la loi, soumis à la Censure et en vente dans tous les kiosques. Mais bientôt les détails de l’affaire furent connus des cercles parlementaires. Certains députés de gauche s’émurent. Le ministre de l’Education nationale, le savant bien connu Painlevé, s’exclama : « C’est une honte… on ne peut pas laisser l’affaire ainsi… » Mais personne ne se résolut à porter le cas devant le grand public. Il était « anti-patriotique » de dévoiler au grand jour la vraie nature du « libérateur » Vining.

Il est fort possible, du reste, que quelqu’un, au cours d’une séance secrète du Parlement, ait parlé de mon expulsion. Je n’ai aucune information à ce sujet.

J’étais alors enfermé dans la prison de Madrid où m’avait expédié la police d’Alphonse XIII, sur les directives envoyées par les polices de Nicolas II et de Poincaré.

Lettre à Jules Guesde[modifier le wikicode]

Paris, 11 octobre 1916.

À Monsieur le Ministre Jules Guesde, Ministre d’État.

Monsieur le Ministre,

Avant de quitter le sol français, assisté du commissaire de police personnifiant les libertés à la garde desquelles vous veillez au sein du ministère national, je crois de mon devoir de vous exprimer quelques pensées qui ne vous serviront probablement à rien, à vous, mais qui pourront du moins servir contre vous.

En m’expulsant de France, votre collègue M. Malvy n’a pas eu le courage de me dire les motifs de cette mesure. De même, un autre de vos collègues, le ministre de la guerre, n’a pas trouvé bon d’indiquer les causes de l’interdiction du journal russe Naché Slovo, dont j’étais l’un des rédacteurs, et qui, pendant deux ans, a supporté toutes les tortures de la Censure fonctionnant sous le couvert de ce même ministre de la Guerre.

Cependant, je ne vous dissimulerai pas que les motifs de mon expulsion n’ont pour moi rien de mystérieux : il s’agit de mesures répressives envers un socialiste internationaliste, un de ceux qui ne veulent pas assumer le rôle d’avocat ou d’esclave volontaire de la guerre impérialiste. Mais si les motifs de la mesure qui me frappe ne m’ont pas été donnés, à moi, l’intéressé, ils ont été par contre exposés par M. Briand aux députés et aux journalistes : à Marseille, au mois d’août, des soldats russes mutinés tuèrent leur colonel ; la perquisition aurait révélé que quelques-uns de ces soldats possédaient des numéros de Naché Slovo !

Telle est du moins la version de M. Briand dans sa conversation avec le député Jean Longuet, et avec le président de la Commission des Affaires Étrangères de la Chambre, M. Leygues, qui la transmit aux journalistes de la presse bourgeoise russe.

Certes, M. Briand n’a pas osé affirmer que Naché Slovo, soumis à sa propre Censure, fut la cause immédiate du meurtre de l’officier. Sa pensée peut être exprimée ainsi : étant donné la présence en France de soldats russes, il est nécessaire de balayer du sol de la république Naché Slovo et ses rédacteurs, car un journal socialiste qui ne sème point d’illusions ni de mensonges pourrait — selon la parole inoubliable de M. Renaudel — donner le « cafard » aux soldats russes et les pousser dans la voie dangereuse de la réflexion.

Cependant, malheureusement, pour M. Briand, son explication repose sur un scandaleux anachronisme. Gustave Hervé, alors encore membre de la Commission administrative permanente de votre Parti, écrivait l’année passée que si Malvy jetait hors de France les réfugiés russes coupables d’internationalisme révolutionnaire, lui, Hervé, garantissait que l’opinion publique de ses concierges accepterait cette mesure sans aucune objection. Évidemment, on ne peut douter que l’inspiration de cette prophétie n’ait été puisée dans un des cabinets du ministère. Fin juillet, le même Hervé chuchotait déjà, officieusement, que je serai expulsé de France.

Vers la même époque — c’est-à-dire toujours antérieurement au meurtre du colonel à Marseille — le professeur Durkheim, président de la commission nommée par le gouvernement pour s’occuper des réfugiés russes, informait le représentant de ces derniers de la prochaine interdiction de Naché Slovo et de l’expulsion des rédacteurs de ce journal (voir Naché Slovo du 30 juillet 1916).

Ainsi, tout fut préparé d’avance même l’opinion publique des concierges de M. Hervé. On n’attendait plus qu’un prétexte pour frapper le coup décisif. Ce prétexte fut trouvé : les malheureux soldats russes, au moment opportun — dans l’intérêt de quelqu’un — tuèrent leur colonel.

Cette opportunité providentielle donne lieu à une supposition qui, je crains, pourra froisser vote pudeur ministérielle encore fraîche. Les journalistes russes qui se sont occupés particulièrement de l’incident de Marseille ont établi que, dans cette affaire, comme presque toujours en des cas semblables, le rôle actif a été joué par un agent provocateur. Il est facile de comprendre quel était son but, ou plutôt le but poursuivi par les canailles bien rétribuées qui le dirigeaient. Un excès quelconque de la part des soldats leur était nécessaire, d’abord pour justifier ce régime de knout, quelque peu choquant pour les autorités françaises, ensuite pour créer un prétexte à des mesures contre les réfugiés russes qui profitent de l’hospitalité de la France pour démoraliser, pendant la guerre, les soldats russes.

On peut facilement admettre que les initiateurs de ce projet ne croyaient ni ne voulaient mener l’affaire aussi loin. Ils avaient probablement espéré atteindre des résultats plus amples avec des sacrifices moindres. Mais dans ces sortes d’entreprises, il entre toujours un élément de risque professionnel. Cependant, cette fois, les victimes furent non le provocateur lui-même mais le colonel Krause et ses meurtriers. Même les journalistes patriotes russes, hostiles à Naché Slovo, ont émis la supposition que les exemplaires de notre journal ont pu être donnés aux soldats au moment voulu par cet agent provocateur.

Essayez, monsieur le ministre, de faire, par l’intermédiaire de M. Malvy, une enquête dans ce sens. Vous n’en espérez aucun résultat ? Moi non plus ; car, disons-le franchement, les agents provocateurs sont pour le moins aussi précieux à la prétendue « défense nationale » que les ministres socialistes. Et vous, Jules Guesde, dès lors que vous avez pris la responsabilité de la politique extérieure de la Troisième République, de l’alliance franco-russe avec ses conséquences, des prétentions mondiales du Tsarisme, de tous les buts et méthodes de cette guerre, vous n’avez plus qu’à accepter, avec les détachements symboliques de soldats russes, les hauts faits nullement symboliques des provocateurs de S.M. le Tzar.

Au début de la guerre, lorsque les promesses généreuses étaient distribuées à pleines mains, votre plus proche compagnon Sembat, avait fait entrevoir aux journalistes russes l’influence la plus bienfaisante des démocraties alliées sur le régime intérieur de la Russie. C’était d’ailleurs l’argument suprême par lequel les socialistes gouvernementaux de France et de Belgique essayaient, avec persévérance mais sans succès, de réconcilier les révolutionnaires russes avec le tzar.

Vingt-six mois d’une collaboration militaire constante, de la communion des généralissimes, des diplomates, des parlementaires, des visites de Viviani et d’Albert Thomas à Tsarskoïé Selo, en un mot vingt-six mois « d’influence » ininterrompue des démocraties occidentales sur le Tsarisme ont fortifié dans notre pays la réaction la plus arrogante, atténuée seulement par le chaos administratif, et ont en même temps extrêmement rapproché le régie intérieur de la France et de l’Angleterre de celui de la Russie Les promesses généreuses de M. Sembat valent, comme on voit, moins cher que son charbon[1]. Le sort malheureux du droit d’asile n’apparaît ainsi que comme un symptôme éclatant de la domination soldatesque et policière aussi bien en deçà qu’au-delà de la Manche.

Le pendeur de Dublin, Lloyd George, impérialiste acharné aux manières de clergyman ivre, et M. Aristide Briand dont je vous laisse, Jules Guesde, le soin de chercher la caractéristique dans vos articles d’antan — ces deux figures expriment le mieux l’esprit de la guerre actuelle, son droit, sa morale, avec ses appétits aussi bien de classe que personnels. Et quel digne partenaire pour MM. Lloyd George et Briand que M. Sturmer, cet Allemand vrai russe qui a fait sa carrière en s’accrochant aux soutanes des métropolites et aux juges des bigotes de la Cour. Quel trio incomparable ! Décidément l’histoire ne pouvait pas trouver pour Guesde-ministre de meilleurs collègues et chefs !

Est-il possible pour un socialiste honnête de ne pas lutter contre vous ! Vous avez transformé le parti socialiste en un chœur docile accompagnant les coryphées du brigandage capitaliste à l’époque où la société bourgeoise — dont vous, jules Guesde, étiez jadis un ennemi mortel — a dévoilé jusqu’au fond sa véritable nature. Des événements préparés par toute une période de pillage mondial, dont nous avons maintes fois prédit les conséquences, de tout le sang versé, de toutes les souffrances, de tous les malheurs, de tous les crimes, de toute la capacité et la félonie des gouvernants, vous, Jules Guesde, vous ne tirez pour le prolétariat français que ce seul et unique enseignement : à savoir que Guillaume II et François-Joseph sont deux criminels qui, contrairement à Nicolas II et à Poincaré, ne respectent pas les règles du droit international !

Toute une nouvelle génération de la jeunesse ouvrière française, de nouveaux millions de travailleurs éveillés moralement pour la première fois par les foudres de la guerre, n’apprennent sur les causes de cette catastrophe du vieux monde que ce que veut bien leur dire le livre Jaune de MM. Delcassé, Poincaré, Briand. Devant ce nouvel évangile des peuples, vous, vieux chef du prolétariat, vous êtes tombé à genoux et vous avez renié tout ce que vous avez appris et enseigné à l’école de la lutte de classe.

Le Socialisme français, avec son passé inépuisable, sa magnifique phalange de penseurs, de lutteurs et de martyrs, trouva enfin — quelle chute et quelle honte ! — un Renaudel pour traduire au jour le jour, à l’époque la plus tragique de l’histoire, les hautes pensées du Livre Jaune en un langage de la presse de même couleur.

Le socialisme de Babeuf, de Saint-Simon, de Fourier, de Blanqui, de la Commune, de Jaurès et de Jules Guesde — oui, de Jules Guesde aussi — trouva enfin son Albert Thomas pour délibérer avec Romanov sur les plus sûrs moyens de s’emparer de Constantinople ; son Marcel Sembat pour promener son je m’enfichisme de dilettante au-dessus des cadavres et des ruines de la civilisation française ; et son Jules Guesde pour suivre, lui aussi, le char du triomphateur Briand.

Et vous avez cru, vous avez espéré que le prolétariat français qui, dans cette guerre sans idée et sans issue, est saigné à blanc par le crime des classes dirigeantes, supportera silencieusement jusqu’au bout ce pacte honteux passé entre le Socialisme officiel et ses pires ennemis. Vous vous êtes trompé. Une opposition surgit. En dépit de l’état de siège et de fureurs du nationalisme qui, sous des formes diverses : royaliste, radical ou socialiste, conserve sa substance capitaliste toujours la même, l’opposition révolutionnaire avance pas à pas et gagne chaque jour du terrain.

Naché Slovo, journal que vous avez étranglé, vivait et respirait dans l’atmosphère du Socialisme français qui se réveillait. Arraché du sol russe par la volonté de la contre-révolution, triomphante grâce au concours de la Bourse française, — que vous Jules Guesde, servez actuellement — le groupe de Naché Slovo était heureux de refléter même aussi incomplètement que nous le permettait votre Censure, la voix de la section française de la nouvelle Internationale, surgissant au milieu des horreurs d’une guerre fratricide. En notre qualité « d’étrangers indésirables », qui avons lié notre destin à celui de l’opposition française, nous sommes fiers d’avoir essuyé les premiers coups du gouvernement français, de votre gouvernement Jules Guesde

Avec l’opposition française, avec Monatte, Merrheim, Saumoneau, Rosmer, Bourderon[2], Loriot, Guilbeaux et tant d’autres, nous avons partagé l’honneur d’être accusés de germanophilie. L’hebdomadaire de votre ami Plekhanov — votre copartageant aussi bien dans votre gloire que dans votre chute —, qui paraît à Paris, nous dénonçait chaque semaine à la police de M. Malvy comme agents de l’État-Major allemand. Autrefois vous avez connu le prix de pareilles accusations, car vous avez eu vous-même le grand honneur de leur servir de cible. Maintenant vous accordez votre approbation à M. Malvy, résumant pour le gouvernement de la défense nationale les rapports de ses mouchards. Or, mon casier politique contient une condamnation toute récente à l’emprisonnement, prononcée contre moi, par contumace, par un tribunal allemand, pour ma brochure, La guerre et l’Internationale, publiée en Suisse, en langue allemande.

Mais même en dehors de ce fait brutal, de nature à s’imposer au cerveau policier de M. Malvy, je crois avoir le droit d’affirmer que nous autres, Internationalistes révolutionnaires, sommes des ennemis beaucoup plus dangereux pour la réaction allemande que tous les gouvernements de l’Entente ; leur hostilité contre l’Allemagne n’est qu’une simple rivalité de concurrent, tandis que notre haine révolutionnaire contre sa classe dirigeante est irréductible.

La concurrence impérialiste peut aussi rapprocher les frères ennemis ; si les projets d’écrasement complet de l’Allemagne se réalisaient, l’Angleterre et la France chercheraient dans une dizaine d’années à se rapprocher de l’Empire des Hohenzollern pour se défendre contre la puissance excessive de la Russie. Un futur Poincaré échangerait des télégrammes de félicitations avec Guillaume II ou son héritier. Lloyd George maudirait, en son langage de clergyman et de boxeur, la Russie, ce rempart de barbarie et de militarisme ; Albert Thomas, en qualité d’ambassadeur de la France près du Kaiser, recevrait du muguet de la main des dames de la cour de Potsdam, comme cela lui est arrivé il y a quelque temps avec de grandes duchesses à Tsarskoïé-Selo. On sortirait de nouveau les banalités de tous les discours et de tous les articles d’aujourd’hui, et M. Renaudel n’aurait qu’à changer, dans ses articles, les noms propres, ce qui est tout à fait à sa portée.

Quant à nous, nous resterions les mêmes ennemis jurés de l’Allemagne dirigeante que nous sommes maintenant, car nous haïssons la réaction allemande de la même haine révolutionnaire que nous avions vouée au Tsarisme ou à la ploutocratie française, et si vous osez, vous et vos commis aux journaux, applaudir Liebknecht, Rosa Luxembourg, Mehring, Clara Zetkine, comme ennemis intrépides des Hohenzollern, vous ne pouvez pas ignorer qu’ils sont nos coreligionnaires, nos frères d’armes : nous sommes alliés à eux contre vous et vos maîtres par l’unité indissoluble de la lutte révolutionnaire.

Vous vous consolez peut-être en pensant que nous sommes peu nombreux ? Cependant nous sommes bien plus nombreux que ne le croient les policiers de tous rangs. Ils ne s’aperçoivent pas, dans leur myopie professionnelle, de cet esprit de révolte qui se lève de tous les foyers de souffrance, se répand à travers la France et toute l’Europe, dans les faubourgs ouvriers et les campagnes, les ateliers et les tranchées.

Vous avez enfermé Louise Saumoneau dans une de vos prisons ; mais avez-vous diminué pour cela le désespoir des femmes de ce pays ? Vous pouvez arrêter des centaines de Zimmerwaldiens après avoir chargé votre presse de les couvrir, une fois de plus, de calomnies policières, mais pouvez-vous rendre aux femmes leurs maris, aux mères leurs fils, aux enfants leurs pères, aux infirmes leurs forces et leur santé, au peuple trompé et saigné à blanc la confiance en ceux qui l’ont trompé ?

Descendez, Jules Guesde, de votre automobile militaire, sortez de la cage où l’État capitaliste vous a enfermé, et regardez un peu autour de vous. Peut-être le destin aura une dernière fois pitié de votre triste vieillesse et pourrez-vous percevoir le bruit sourd des événements qui s’approchent. Nous les attendons ; nous les appelons ; nous les préparons. Le sort de la France serait trop affreux si le calvaire de ses masses ouvrières ne conduisait pas à une grande revanche[3], notre revanche, où il n’y aura pas de place pour vous, Jules Guesde, ni pour les vôtres.

Expulsé par vous, je quitte la France avec une foi profonde dans notre triomphe. Par-dessus votre tête, j’envoie un salut fraternel au prolétariat français qui s’éveille aux grands destins. Sans vous et contre vous, vive la France socialiste !

Léon Trotski.

  1. En qualité de ministre des Travaux publics, Sembat était responsable en même temps de l’approvisionnement en charbon.
  2. Merrheim et Bourderon. Comme on le sait, les deux hommes passèrent plus tard dans le camp de ceux qui tenaient pour la conciliation.
  3. « Revanche » signifie vengeance.