XII. Dans la social-démocratie autrichienne

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Une politique d’impuissance, d’attentisme et de déclin[modifier le wikicode]

Après une longue interruption, nous avons reçu le journal viennois Arbeiter-Zeitung [le Journal des Travailleurs]. Nous avons si peu de nouvelles d’Autriche que nous jugeons indispensable d’extraire de « A-Z » le plus possible pour caractériser la mentalité de la Social-démocratie autrichienne.

D’abord, quelques remarques préliminaires, « A-Z » était, avant la guerre, un des journaux socialistes de langue allemande les plus imprégnés de nationalisme. Le rédacteur en chef était Austerlitz, un des plus talentueux journalistes allemands, mais d’une grande étroitesse de vue. C’était un socialiste au sens strict du terme, avec la tête pleine des détails de la cuisine bureaucratico-policière autrichienne, toujours prêt à favoriser les intérêts « allemands » aux dépens des « conspirateurs » tchèques. La politique étrangère était confiée à Leitner, qui, « révisionniste », considérait le national-libéralisme prussien comme le sommet de la méditation humaine. Ajoutez à ces personnages : le vieux Pernerstorfer, vieux national-démocrate, venu au socialisme par suite d’un comportement déplacé envers les Habsbourg ; le critique militaire, Hugo Schultze, que son « antimilitarisme » n’empêchait pas d’admirer en secret l’officier prussien ; Renner, avocat de la monarchie bicéphale. Et vous avez là tout l’État-major d’Arbeiter-Zeitung.

La conduite de la Social-démocratie allemande tenait les sociaux-nationalistes de Vienne dans certaines limites. Le 4 août les libéra de toute contrainte. Arbeiter-Zeitung qualifia de « grand jour de la nation allemande » la honteuse capitulation de la Social-démocratie devant le militarisme. La première période de la guerre fut pour le journal une période de nationalisme échevelé ! Un des articles — avant la bataille de la Marne — portait en titre : « À Paris ! »… Victor Adler était supérieur de beaucoup à ses proches et s’exaspérait des manifestations chauvines d’Austerlitz et de Leitner, mais, comme toujours, il se réconciliait avec eux.

De cet enthousiasme austro-hongrois, il ne reste plus que de pâles souvenirs. Dans tout le journal règne une atmosphère de dépression et de perspectives inquiétantes. L’article de fond du 2 mai parle de l’effondrement des espérances militaires dans les deux camps. La prolongation des opérations futures ne promet aucun changement décisif : les ressources suprêmes des deux camps sont mises en jeu, le point culminant de la crise militaire est déjà loin derrière. Le journal parle du désir universel de paix. Mais il n’y a pas de ligne sur la lutte pour la paix : ce n’est pas que la Censure s’en soit mêlée, mais parce que la pensée d’une politique indépendante du prolétariat, pendant la guerre, est absolument étrangère à l’esprit du journal. Pour lui, le rétablissement de la paix est lié à l’attitude des U.S.A. Il implore Wilson de ne pas abandonner la neutralité et de prendre l’initiative d’engager des pourparlers de paix.

Il y a aussi un article économique qui dessine le processus de l’épuisement des ressources dont l’effet se fera sentir après la guerre. « En vérité, il n’y a pas lieu de pavoiser. Le Capitalisme, dont le développement a conduit à l’Impérialisme et à la Guerre, devra montrer, à la fin de celle-ci, s’il a été capable de la supporter. Seulement, après la conclusion de la paix, nous découvrirons si la guerre n’a pas entraîné des conclusions économiques telles qu’elles amèneront une nouvelle ère qui sonnera l’heure du prolétariat. » Mais cette perspective révolutionnaire n’est, pour le journal qu’une possibilité historique n’ayant aucun lien avec la réalisation du programme révolutionnaire.

Au contraire, ce qui caractérise la Social-démocratie autrichienne, c’est le refus absolu de toute activité politique. En dépit du fait que le Premier Mai fut jusqu’à la guerre l’occasion de grèves légalisées pratiquement, particulièrement à Vienne, la social-démocratie abandonna cette position à la bourgeoisie et se borna à des réunions, le soir ; par deux fois, seulement, les commissaires jugèrent bon d’interrompre les orateurs.

On sait que le Parlement autrichien ne s’est pas réuni une seule fois pendant la guerre. Cela libéra le parti de la nécessité de prendre position par rapport aux questions politiques. Le journal se consacra presque entièrement à des problèmes de production et de secours aux familles des mobilisés. Mais dans ce domaine, il ne poursuit aucune campagne d’agitation. Il pense devoir coopérer avec l’Administration.

1917 sera pour l’Autriche l’année des pourparlers commerciaux. Le journal est d’avis que l’Autriche peut garantir son industrie intérieure et les marchés extérieurs en renonçant au protectionnisme agraire. Mais dans cet ordre d’idées, le journal viennois fait tous ses efforts pour « rééduquer » les industriels et leurs représentants universitaires.

Dans l’attente de la médiation de Wilson, A-Z considère, cela va de soi, qu’il « faut tenir jusqu’au bout ». Son patriotisme [du journal] manque toutefois de vigueur. S’il s’est débarrassé des plus grossiers « bobards », le caractère servile et passif du social-patriotisme n’y apparaît pas moins devant nous dans tout son dépouillement. Il est bien sûr qu’on ne peut juger de l’état d’esprit du prolétariat d’après Arbeiter-Zeitung, pas plus que d’après l’Humanité. Mais on ne peut imaginer une autre politique que celle de la Social-démocratie autrichienne pour mieux endormir le peuple, étouffer toute initiative de sa part et édulcorer ses protestations.

En France, Arbeiter-Zeitung sympathise avec le journal Le Populaire du Centre et le qualifie de « magnifique journal socialiste ». En Hollande, c’est le Parti de Troelstra qui jouit des sympathies d’Austerlitz. En Hollande, d’après les insinuations de A-Z, les groupes révolutionnaires agissent en faveur de l’Entente. Une correspondance de Berlin est très instructive quant à Liebknecht. Elle raconte que Liebknecht a fait toutes les déclarations pour aggraver son cas et pour empêcher toute intercession de la part du parlement : « Ici, comme dans tout son comportement, Liebknecht donne l’impression d’un homme qui s’en va, consciemment, au-devant de son destin… Il a donné la preuve de son courage moral…, mais son sacrifice est totalement inutile, il est même nuisible, malheureusement. » En guise de conclusion, le journal conseille aux partisans de Liebknecht de « repenser » le plus vite possible.

Une politique d’impuissance, d’attentisme et de déclin… On ne peut rien bâtir sur des fondations aussi pourries. Il ne reste qu’à souhaiter qu’il se trouvera dans l’opposition assez de courage et d’esprit d’initiative pour aider le prolétariat autrichien à se libérer de la paralysie politique dont est cause le Parti officiel.

(Naché Slovo, 21 mai 1916)

L’époque de « l’esprit collectif »[modifier le wikicode]

Le social-patriotisme autrichien présente, sans le moindre doute, une variété intéressante. L’Autriche a disposé de nombreuses forces marxistes qui ont enrichi la littérature socialiste par une série de productions appréciables, mais qui dans le domaine de la politique pratique ne sont jamais sorties des œuvres officielles et ont borné leur rôle théorique à la recherche d’une argumentation « instructive » en faveur de la politique opportuniste et nationale du parti. Si le Catholicisme a fait effort pour mettre la science à son service, on peut dire que l’opportunisme autrichien a su mettre « l’orthodoxie austro-marxiste » au niveau de l’Église. Il est évident que cela n’a pu s’accomplir qu’au prix du « viol » même de l’esprit marxiste. Ce « viol » est d’autant plus clair et brutal que le marxisme est plus près des problèmes de la politique combattante autrichienne. En ce sens, le journal, Arbeiter-Zeitung porte les traces d’une dualité extrêmement instructive. Sa ligne politique de combat représentée par Austerlitz et Leitner est tracée par le possibilisme de grippe-sou aux vives couleurs chauvinistes. Sa ligne théorique s’élève, souvent, à la hauteur d’un vrai Marxisme. Il est caractéristique que dans la tête de Renner, ces deux lignes se rejoignent en un but sinon théorique, du moins psychologique.

Nous ferons mention, ici, de deux articles intéressants, qui devraient aboutir théoriquement à des conclusions révolutionnaires. L’un fut imprimé le 30 avril, le deuxième date du 21 mai.

Le premier article — « De Paris à Bâle » — est consacré à la IIe Internationale. La classe ouvrière a pris un prodigieux essor ; cette époque restera toujours gravée dans les cœurs des prolétaires comme dans le livre de l’Histoire. Les esclaves de Mammon, enchaînés par des lois hostiles et par l’absence de droits politiques, ont conquis, même dans la Russie des tzars, des droits : accès à la légalité et reconnaissance des classes laborieuses… Mais la IIe Internationale ne s’est pas seulement accrue en largeur et en profondeur, elle s’est élevée aux plus hauts sommets de la volonté humaine. Elle a atteint son point culminant dans les journées du Congrès de Bâle. Là, en une harmonie toute-puissante, se sont unis l’esprit et la conscience culturelle du monde entier ; là, la IIe Internationale est devenue le garant d’une future humanité plus heureuse… De 1889 à 1914… Ce qui s’est passé pendant ces trente années, c’est la répétition du drame d’un lutteur idéologique qui dépasse son temps pour tomber ensuite devant la résistance du pays. Mais cette tragédie individuelle s’élargit, ici, aux dimensions de toute une classe, au prolétariat du monde entier et se déroule sur les champs de bataille de toutes les nations…

« La catastrophe provoquée par la guerre est le dernier acte (de l’époque de Mammon et de moloch). Les dévastations qu’elle provoquera, exigeront beaucoup de travail. Après ce désastre, l’Humanité n’aspirera plus qu’à la paix et au labeur. Ces deux conceptions caractériseront l’idéologie de la nouvelle ère, car elles correspondent à son besoin intérieur. Paix et Travailc’est nous… Jusqu’à la guerre, le Socialisme dépassait son époque ; après les combats viendra l’heure du travail et de la paix. Ce sera différent, bien sûr, de ce que nous avions espéré et attendu… Ce qui, du Congrès de Paris à celui de Bâle, fut prédit, ce qui fut une si grande désillusion, ces deux dernières années, s’accomplira après la guerre… »

Le second article, mentionné plus haut, est consacré à ce nouveau type psychique créé par la guerre. Une campagne de quelques semaines ne peut pas ne pas laisser de suites profondes dans la conscience des peuples. Que dire alors d’une guerre générale européenne et qui dure depuis deux ans ! Tel est le sujet de l’article. Deux ans d’un enseignement de jour et de nuit, voilà l’école suprême pour forger l’âme ! Il nous faut convenir que la guerre laissera derrière elle des êtres changés.

« Qu’on ne croît pas qu’on puisse impunément — pourquoi ne pas le dire — arracher des millions d’hommes à leurs foyers pour les faire errer, pendant deux ans, à travers toute l’Europe. Le cultivateur habitait un village paisible, l’artisan résidait dans une petite ville et le citadin dans l’océan de pierre de la grande ville. Pour chacun, son petit cercle était un monde. Et brusquement ce monde s’élargit tellement ! Les cloisons sont brusquement abattues ! Un penchant irrésistible pour le nomadisme, un élan vers le monde, une aspiration obstinée vers le large s’ancrent dans le cœur des enfants de la campagne, et provoquent chez le sédentaire un vif mécontentement pour la mesquinerie des lieux habités. Désormais, ils seront attirés comme les Vikings, par les espaces illimités ; désormais disparaîtra l’autorité spirituelle moyenâgeuse.

Le peintre s’est souvent posé le problème de rendre en sa plénitude les yeux merveilleux et pacifiques des animaux domestiques : mais les bêtes sauvages ont des yeux brûlants. Maintenant tout tend vers la paix, vers le calme de chaque jour. Mais nos paysans se sont habitués aux terribles tensions de l’esprit, ils se trouvent depuis des mois au centre d’événements gigantesques, accomplissant et subissant des actions monstrueuses. Ils ont mesuré la largeur de la vie spirituelle, ils ont découvert l’infinité du monde intérieur, et désormais les sensations de la vie quotidienne leur sembleront ennuyeuses et sans valeur ! Une grande survie, même au prix de grandes tensions, même au prix du trépas, cet élan vers cette survie restera ! Dans le monde passé, dominait la peur devant l’insolite, devant l’exceptionnel, maintenant il sera nécessaire de survivre à cette crainte… L’extraordinaire, l’inhabituel, telle sera la psychologie de l’ère nouvelle.

« Il y eut jadis des guerres longues et sur une vaste échelle. Mais elles comptaient relativement peu dans l’ordre naturel des choses. À cette guerre actuelle tous participent, et ce qui fut le devoir du soldat est et restera pour longtemps celui du citoyen. Elle se lève, la génération aux yeux brûlants ! »

L’auteur nous parle de l’accroissement de la confiance en soi que doit provoquer la guerre. Elle a démontré que les hommes peuvent supporter plus qu’ils ne le pensaient. Mais elle a dévoilé, en même temps, la puissance de l’organisation massive et de la technique. Elle a montré les miracles que l’homme pouvait accomplir grâce à une organisation et une technique justes. Tout ceci entrera dans notre vie, après la guerre. La routine, le travail artisanal, la timidité petite-bourgeoise seront relégués dans le passé.

« Jamais encore un bouleversement n’a amené un changement aussi complet que maintenant ; tous les hommes valides, et jusqu’aux vieillards, ont été appelés par les gouvernements. Ils apportent la preuve, comme une conviction inébranlable, que la destinée du citoyen dépend presque physiquement du bon ou du mauvais comportement des affaires générales. C’est pourquoi, dans le monde futur, tous penseront politiquement… Le citoyen du dix-neuvième siècle était avant tout une individualité et regardait la politique comme une occupation mi-sérieuse, mi-divertissante. Le citoyen du vingtième siècle aura la conscience collective… On peut, à bon droit, inclure l’époque historique jusqu’en 1914 comme celle de l’existence individuelle, et on peut inscrire en tête du nouveau chapitre : Époque de l’esprit collectif.

« Quand nous réfléchissons sur ces questions, il nous arrive de penser que bon nombre de ceux qui tiennent des discours politiques, parlent, pour ainsi dire, d’outre-tombe ; on dirait des maîtres d’école discourant devant des bancs de classe vides. Des temps nouveaux se lèvent, des temps pleins d’une grande inquiétude, d’action tourmentée. Nous les attendrons ! »

Nos lecteurs prendront connaissance avec intérêt de cet article plein de pensées de l’auteur n’ont pas été, toutes, autorisées. Mais l’essentiel de sa conception historique a été exposée : la guerre embrasse toute une époque historique, que nous avons souvent caractérisée comme « une époque de développement organique et de possibilisme politique ». Elle forme un nouveau type humain et prépare les conditions objectives, qui obligeront ce type d’homme à exercer sa volonté politique afin de maîtriser le mouvement de sa destinée historique. En d’autres termes, la guerre crée une génération révolutionnaire et lui fait affronter les problèmes de l’organisation socialiste de la collectivité. Mais si, grâce à ses meilleurs représentants, la Social-démocratie autrichienne atteint de tels sommets, par contre, elle en est réduite par la faute de ses cercles dirigeants à mériter le jugement déjà cité : la voix de la Social-démocratie autrichienne résonne comme nous parvenant d’outre-tombe, devant des bancs désertés sur lesquels ne viendra plus s’asseoir la génération des prolétaires ayant subi la guerre.

(Naché Slovo, 4 juin 1916)

Quel est le meilleur d’entre eux ?[modifier le wikicode]

« La gloire immortelle du Socialisme italien et international est d’avoir combattu pour la paix, alors que se décidait cette entreprise démente, ce crime, l’intervention de l’Italie », c’est en ces termes qu’Arbeiter - Zeitung dépeint les efforts des socialistes italiens. Ces louanges, qui servent à attaquer les classes dirigeantes italiennes, peuvent être utilisées comme une forme « correcte » de réhabilitation des classes dirigeantes allemande et autrichienne. Avec quelle joie maligne, le journal ne souligne-t-il pas les insuccès des armées italiennes envoyées par le Destin pour expier les péchés des possédants italiens ! Le servilisme de cette joie mauvaise est couvert par l’approbation donnée aux socialistes italiens.

Le récent discours de Bethmann-Hollweg a rempli le cœur de la rédaction de Arbeiter-Zeitung des espérances les plus délirantes : le chancelier a proposé au gouvernement de compter avec les cartes encore disponibles et d’en venir à des pourparlers efficaces. « Démêler ensemble les problèmes de guerre et de paix, voilà une parole décisive et qui apporte de la clarté. » « Ne perdez pas courage, crie le journal à Wilson, votre position en tant qu’intermédiaire est difficile. Le camp allemand ne croit pas à votre impartialité. L’Entente fait des rêves délirants de victoire, mais… ne perdez pas courage. L’Europe est coupée en deux par un précipice qu’aucun des camps n’a la force de franchir : il faut un intermédiaire et un guide pour faire se rencontrer les deux camps adverses. Ce rôle d’intermédiaire et de guide est l’un des plus beaux et des plus nobles que l’Histoire n’ait jamais offert à un mortel. Si le président d’un grand État libre assume ce rôle et résout le problème, il acquerra l’immortalité… » Pendant que les nobles intermédiaires calculent le pourcentage de ce que rapporte une intervention ou une attitude de ce que rapporte une intervention ou une attitude neutre, la rédaction de Arbeiter-Zeitung ressent une obligation immodérée de lécher les mains du grand américain faiseur de paix.

Bethmann-Hollweg est désormais le héros chéri de toute la presse social-patriote allemande. Nous savons que le chancelier a jugé indispensable de prendre ses distances avec les annexionnistes acharnés et les jusqu’au-boutistes ; il appuie ainsi la politique suivie par les sociaux-patriotes jouant le rôle de chœurs auprès des éléments plus passifs des classes bourgeoises.

L’opposition allemande démasque, évidemment, cette mascarade de mauvais aloi qui devrait faire du chancelier le porteur de l’idée démocratique de la coexistence des peuples européens aux yeux des classes laborieuses. Ainsi, le journal Leipziger Volkszeitung pourfend le mythe créé par les sociaux-patriotes autour du chancelier, en rappelant que ce dernier n’a pas daigné répondre aux questions que lui posaient les premiers. Le 9 décembre, ils avaient demandé au chancelier de préciser les buts de la guerre. Il n’avait pas répondu. Ils avaient demandé que l’Allemagne, en tant que puissance victorieuse, fasse les premières ouvertures pour la paix. Il n’en fut pas question, évidemment. Mais les sociaux-patriotes feignent de ne rien voir. « Si Jacob a pu dire, une fois, que le malheur des rois est de ne pas vouloir écouter la vérité, écrit Leipziger Volkszeitung, celui des Partis vient de ce qu’ils ne veulent rien voir » ; le premier de ces Partis est celui des sociaux-patriotes allemands. En citant ces phrases, L’Humanité écrit qu’on ne pouvait porter un coup plus dur à ces derniers. Pendant que Arbeiter-Zeitung chante les louanges des socialistes italiens, afin d’user de leur courageuse politique dans ses buts nationaux et d’autre part de cacher sa honteuse servilité à la vue de la solidarité internationale, L’Humanité profite des révélations honnêtes des journaux de l’opposition allemande pour opposer le chancelier ainsi noirci aux hommes d’État français et les faire briller de cette manière aux yeux du prolétariat français. Qui sont les meilleurs d’entre eux ?

(Naché Slovo, 24 juin 1916)

Friedrich Adler[modifier le wikicode]

Cette fois-ci, il n’y a plus de place pour le doute : c’est bien Friedrich Adler, le secrétaire de la Social-démocratie allemande et rédacteur du journal théoricien du Parti Kampf, le fils de Victor Adler, qui a tué le ministre-président autrichien Sturgk. De toutes les combinaisons exceptionnelles dont notre effrayante époque est si riche, celle-ci est l’une des plus inattendues.

Quand la victime succéda à Binert comme Président du Conseil, le vieux Pernerstorfer, présidant la session à Innsbrück de la Social-démocratie autrichienne, prophétisa dans son discours de clôture : « Désormais c’est le régime tataro-s… turc ! » Mais cette prédiction ne se réalisa pas. Sturgk était le représentant de l’école bureaucratique authentiquement autrichienne qui pense que gouverner, c’est cerner les petites affaires, accumuler les difficultés et mettre de côté les problèmes. Il n’était pas très proche de la clique impérialiste de l’archiduc François-Ferdinand, qui préconisait une politique « musclée ». Mais il n’entra pas en conflit avec elle, il s’y adapta et finit par lui être subordonné. Son ministère fut un ministère de guerre. L’Impérialisme autrichien à la vue si basse, qui aurait dû surmonter les contradictions internes sociales et nationales, constitutionnel, il collecta et dissipa des milliards sans le moindre contrôle et passa les menottes aux tendances centrifuges. Rien dans la personne du ministre ne rappelait un dictateur ou un tyran. Mais le bureaucrate Sturgk, s’adaptant à la machine habsbourgeoise, instaura un régime de dictature et de tyrannie (de terreur blanche). Par son manque de personnalité, il parvint au niveau d’un représentant du gouvernement impérialiste dans la guerre « libératrice ». En ce sens il a, si l’on peut dire, mérité de devenir la cible d’un terroriste.

Mais Friedrich Adler, tel que nous le connaissions, n’était pas un terroriste. Social-démocrate par tradition familiale et par conviction personnelle, marxiste accompli, il n’était nullement doué pour s’adonner au terrorisme subjectif, à cette croyance naïve qui croit qu’une balle bien dirigée peut trancher le nœud des plus grands problèmes historiques. Cet « homme de cabinet » était le traducteur inflexible de la formule : « l’idée du Quatrième État » dans le sens révolutionnaire universel, tel qu’elle figure dans le Manifeste du Parti Communiste.

C’est pourquoi, pendant les premières heures, il me paraissait incroyable que Adler ait mis en balance sa vie d’Internationaliste contre celle d’un ministre habsbourgeois. Les télégrammes de la presse française, qui nous parvenaient en Suisse, alimentaient cette méfiance. Ils donnaient Adler comme originaire de la Bohême allemande, faisait de lui le secrétaire de la Chambre de Commerce de Prague, ou bien, ils le confondaient avec son frère cadet, le comptant parmi les littérateurs tchèques du groupe « anarchiste » des cafés de Vienne, tels que Pierre Altenberg, Charles Krauss, etc. Mais quand arrivèrent les télégrammes de la presse allemande, le doute n’était plus permis. Il s’agissait bien de Friedrich Adler, rédacteur du journal Kampf, internationaliste révolutionnaire, l’ami qui partageait nos idées, c’était bien lui qui avait abattu le Premier ministre Sturgk.

À la place du doute du début, croît en nous le besoin d’avoir l’explication, plus importante que la nécessité de comprendre le motif politique.

Nous avons déjà dit que Sturgk s’était hissé au niveau d’un président accompli du système. C’était un motif suffisant pour un doctrinaire du terrorisme, non pour un Adler. Il nous faut chercher le motif direct et impérieux de son acte dans l’état et les relations internes de la Social-démocratie autrichienne.

Victor Adler, le père de Friedrich, le créateur du Parti ouvrier autrichien, une des figures les plus marquantes de la IIe Internationale, fit son apparition sur la scène politique vers les années 80, en tant que le plus jeune des amis d’Engels, avec un sérieux bagage théorique et un indomptable tempérament révolutionnaire. Aujourd’hui encore, on ne peut sans émotion feuilleter son hebdomadaire de cette époque, Gleichheit, [Egalité] où il luttait magnifiquement contre la Censure, la police et la société bourgeoises. Cette époque héroïque, dont Adler passa une bonne partie en prison, lui conféra l’auréole révolutionnaire. Exploitant à merveille l’impuissance de la bureaucratie devant les prétentions nationalistes, la Social-démocratie autrichienne élargit systématiquement son champ d’action politique. Victor Adler réunissait l’autorité du socialiste révolutionnaire à celle du fin stratège. Le Parti augmentait sans cesse. Dans cette atmosphère d’influences politique et personnelle de Victor Adler, se forma toute une génération de marxistes autrichiens : Renner, Max Adler, Rudolf Hilferding, Eckstein, Friedrich Adler, Otto Bauer. Tous adoptèrent, plus ou moins sans aucune critique, la tactique officielle, ramenant leur tâche aux recherches théoriques et à la propagande marxiste.

La Révolution russe donna une nouvelle impulsion à l’activité politique du prolétariat autrichien. Sous la pression de notre Révolution d’Octobre, qui eut un énorme retentissement à Vienne et à Prague, la monarchie désorganisée par les forces centrifuges nationalistes, accorda le suffrage universel. À première vue, il sembla que de larges perspectives s’ouvraient devant le Parti. « La méthode autrichienne » — faite de manœuvres compliquées, mi-menaçantes et mi-conciliantes — semblait plus efficace que la lutte « inexpiable » des masses, d’autant plus que la révolution russe arrivait à son déclin.

Mais l’activité politique vint se mettre en travers de l’optimisme des enthousiastes et des bureaucrates de la « méthode autrichienne ». Bousculés par le développement du jeune Capitalisme autrichien, les dirigeants du pays recherchèrent à se sauver des difficultés intérieures par des succès extérieurs. La politique de l’Impérialisme réduit à néant des Parlements autrement puissants que celui de l’Autriche. Le suffrage universel ne peut rien contre cette loi. Le militarisme s’enfonçait dans la chair vive de cette population si diverse en nationalités, mais la résistance des masses encore nombreuses des paysans et des petits-bourgeois se neutralisait dans la confusion des heurts nationaux.

Seule une politique intransigeante, révolutionnaire, agressive pouvait unir les prolétaires autrichiens si divers ethniquement, les protéger de la contagion provinciale et nationaliste et placer la monarchie en relation « constitutionnelle » avec les classes dirigeantes. Mais la méthode autrichienne, par ses demi-mesures, ses manœuvres de coulisses, par la substitution des guides-stratèges aux masses, avait réussi à se métamorphoser en une tradition pétrifiée et à manifester ses traits les plus démoralisants.

Autour de Victor Adler se groupaient des carriéristes et des routiniers. Autour de la première et suprême victime de sa propre méthode, ces personnages n’avaient nul besoin de retracer, dans le tohu-bohu de la politique autrichienne, le chemin qui mène de la conception révolutionnaire au scepticisme le plus complet, pour se montrer les ennemis acharnés de toute initiative révolutionnaire et de toute action des masses. La décrépitude lamentable des milieux officiels de la Social-démocratie autrichienne se manifesta ouvertement au début de la guerre par sa servilité effrénée devant le Pouvoir.

Le « Manifeste des internationalistes autrichiens », publié dans la presse socialiste, peu après la Conférence de Zimmerwald, dépeint le régime épuisant de la monarchie austro-hongroise et celui, meurtrier, de la Social-démocratie autrichienne. L’auteur de ce manifeste, qui exigeait que le Parti, indépendamment du cours de la guerre, agisse comme « l’armée permanente de la révolution sociale », était Friedrich Adler, chef de l’opposition socialiste.

Si la jeune génération des Marxistes autrichiens n’avait pas mené jusqu’à la guerre une politique indépendante, laissant le vieil Adler. Il ne vivait plus, il brûlait. Le conflit de deux générations du socialisme s’exprima de la façon la plus dramatique. Bebel n’était plus. Sa place était prise par des bureaucrates. Jaurès n’était plus. Des épigones de second plan dirigeaient le Social-patriotisme en désorganisant de l’histoire de la Social-démocratie, mais aussi comme la garantie de la politique social-patriotique. Pour le fils, comme le problème était rendu plus difficile, plus dramatique ! Dans les hautes sphères du Parti, Friedrich Adler rencontrait des parlementaires auto-satisfaits et sans Parlement, des journalistes qui « expédiaient » leurs articles, des arrivistes et, dans le meilleur des cas, des nationalistes convaincus. L’indifférence des philistins qui ne prennent rien au sérieux devait d’autant plus le remplir de colère que sa possibilité d’en appeler directement aux masses était limitée. À une récente réunion des éléments dirigeants du Parti, Friedrich Adler exigea une action décisive. « Nous devons organiser partout des manifestations, autrement, le peuple rejettera la responsabilité de la guerre sur les chefs socialistes. » On ne lui répondit que par des haussements d’épaules. Ces gens-là ne prenaient rien au sérieux. Mais, lui, Friedrich Adler prenait au sérieux son devoir révolutionnaire. Il décida de crier de toutes ses forces aux masses prolétariennes que la route du social-patriotisme menait à l’esclavage et à la mort de l’esprit. Pour ce faire, il choisit le moyen qui lui paraissait le plus efficace. Comme l’héroïque aiguilleur qui signale le danger en s’ouvrant une veine et en exposant son mouchoir trempé de son sang, Friedrich Adler fit de sa vie le signal d’alarme devant les masses trompée et exsangues…

Il bat encore, le cœur de notre malheureuse humanité, puisque parmi ses fils, se trouvent encore des chevaliers du devoir !

(Natchalo, 25 octobre 1916)

Post-scriptum[modifier le wikicode]

Devant la mort de Stugk et dans l’attente du châtiment de Friedrich Adler, notre article s’est abstenu de toute estimation tactique. Donc, la confrontation entre le père et le fils ne fut pas complète. En réalité, ils sont unis par la même attitude sceptique envers les capacités révolutionnaires des masses.

Adler, le père, qui avait débuté révolutionnairement, d’efforça d’échanger les activités directes du prolétariat contre les combinaisons conciliatrices de chef de Parti.

Adler, le fils, saisit dans un moment de suprême désespoir, le revolver du terroriste. Mais ce n’était que l’acte d’un sceptique héroïque.

À sa sortie de prison, après la guerre, placé devant la Révolution, Friedrich Adler découvrit qu’il n’était pas un révolutionnaire, qu’il n’était pas un de ces chefs comme en réclame notre époque.

Il profita de son autorité de terroriste pour jouer le rôle de frein dans la révolution prolétarienne.

C’est en cette qualité qu’il est devenu le plus officiel des représentants de la IIe Internationale et demie.

(1er mai 1922)