IX. Le social-patriotisme russe

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Nous avons rassemblé ici des articles consacrés à la formation politique et organique du social-patriotisme russe, plus exactement à la renaissance du noyau de base menchévik dans l’État-major du social-patriotisme russe. Les Comités de l’industrie de guerre se sont révélés être l’axe du groupement social-patriote ; c’est pourquoi, une part importante des articles est consacrée à la participation des ouvriers. Nous avons choisi les articles concernant particulièrement les stades de ce processus, mais nous n’avons pu éviter des redites. Pour les éliminer, il aurait fallu refaire complètement les articles, ce qui n’entrait pas dans nos vues.

Les articles couvrent la période s’étendant de mai 1915 à octobre 1916.

Axelrod et le social-patriotisme[modifier le wikicode]

Dans son interview concernant les questions fondamentales de la crise socialiste, Axelrod prend des positions divergentes de celles de notre journal. Nous tenons pour indispensable d’examiner ces questions, en attendant une étude plus détaillée dans notre publication.

Nous sommes d’accord avec Axelrod quand il parle des profonds changements internes et externes qui ont eu lieu dans les anciens groupements du Socialisme européen.

Nous trouvons donc d’autant plus incompréhensible ses reproches aux Internationalistes russes qui livrent une lutte idéologique sans pitié, créant ainsi le processus de la formation de nouveaux groupements répondant aux problèmes de l’heure. On pourrait approuver Axelrod s’il attaquait la méthodologie du « schisme » qui freine l’auto-détermination idéologique du prolétariat social-démocrate. Mais il va plus loin et, au nom de la lutte contre des scissions provoquées artificiellement ou prématurées, approuve l’esprit de conciliation qui se refuse à trancher les questions séparant les Internationalistes des Sociaux-patriotes, car il considère celles-ci de nature à dissoudre inévitablement les anciennes organisations russes. Mais là, nous estimons défectueuse l’estimation de l’immense danger que représente le social-patriotisme pour le mouvement ouvrier russe. Il est vrai que les conditions en Russie ne favorisent pas la diffusion des idées social-patriotiques dans les rangs des prolétaires, mais le danger demeure toujours d’empoisonner les masses par un scepticisme désespéré envers les idéaux du Socialisme et les méthodes du Marxisme révolutionnaire, si nous ne combattons pas impitoyablement les tendances démoralisatrices. Il n’est pas besoin de dire qu’un pareil résultat nous rendrait, en Russie, le travail plus pénible au point de vue de la tactique révolutionnaire, dont parle Axelrod. La mauvaise estimation du péril que constitue le social-patriotisme apparaît de façon frappante, dans le document signé par Axelrod à la Conférence de Copenhague, d’où il ressortirait que la position, adoptée par le groupe des auteurs de la réponse à Vandervelde, ne conduirait pas à la cessation ou à l’affaiblissement de la lutte contre le Tsarisme. Après la « sortie », à la Douma, de Mankov, qui tenait la position de Plékhanov et de Nacha Zaria comme seule conclusion possible, on ne peut nier que celle-ci conduit, non seulement, à la nationalisation de la social-démocratie russe, mais aussi à la totale extinction de son esprit révolutionnaire.

On pourrait ne pas se soucier des espoirs nourris par Axelrod sur un retour de Plékhanov à une position révolutionnaire, si ces espoirs étaient fondés seulement sur l’estimation des capacités individuelles de Plékhanov à effectuer ce revirement. Mais, devant la confusion apportée par le patriotisme dans le mouvement ouvrier, nous protestons contre toute tentative d’estimer le comportement politique de Plékhanov et des socialistes français, avec lesquels il s’est solidarisé, avec une autre unité de mesure que la conduite des sociaux-démocrates allemands. Même si Axelrod s’est montré plus conciliant vis-à-vis des socialistes français que vis-à-vis des socialistes allemands, même s’il étudie Plékhanov d’un point de vue non russe, mais « d’orientation » française, nous regardons pourtant comme indispensable de répéter ici que ni des considérations de principe, ni des études sur l’activité lamentable du Socialisme français, en peuvent permettre de telles différences dans les jugements portés sur les deux Partis.

On dirait qu’Axelrod, en exprimant l’espoir d’un retour de Plékhanov à une position révolutionnaire après la guerre, invite les Internationalistes à modérer leurs attaques contre Plékhanov. Axelrod ignore le fait essentiel — pourtant il s’exprime parfaitement bien à ce sujet, à une autre occasion — que les groupements qui doivent déterminer le sort du Socialisme pour de longues années, se forment, actuellement, d’après leur attitude envers la guerre. Plékhanov peut bien retourner sur sa position de marxiste révolutionnaire (il peut ne pas le faire), cela n’empêchera pas qu’il assène à cette position des coups impitoyables, il jette le trouble dans les rangs ouvriers et, par sa conduite comme celle de Naché Diélo avec lequel il s’est lié définitivement, il nous impose une opposition implacable.

« Les tactiques de l’Internationalisme et du nationalisme, tel que ce dernier est apparu pendant la guerre, s’excluent l’une de l’autre, à tel point que leurs présences dans le même parti sont tout à fait impossibles. » Nous trouvons cette déclaration décisive au début de l’interview d’Axelrod. À la lueur de cette affirmation, une estimation modérée du social-patriotisme russe nous paraît incompréhensible.

La critique par Axelrod de notre plan de Conférence contient, à côté de simples malentendus, des divergences sur l’estimation des problèmes internes du Parti. Nous arrivons à un malentendu complet quand Axelrod écrit que nous aurions l’intention d’exclure des membres du Parti en ne les invitant pas à la Conférence. Nous avions envisagé une Conférence restreinte, non pour tout le Parti ; les Internationalistes ont le droit de se réunir entre eux pour exposer leurs points de vue sur le mouvement ouvrier russe. Si Axelrod a démontré que les partisans d’un Parti ouvrier ont le droit de tenir leurs propres conférences, à plus forte raison, ce droit doit être étendu aux adhérents d’un groupe internationaliste à une époque critique. Ce n’est pas seulement leur droit, c’est leur devoir. Pour que la délimitation intransigeante d’avec le social-patriotisme dans tous les groupements — nous y tenons —, ne s’accompagne pas du chaos au sein du Parti, il faut développer l’union spirituelle et active des Internationalistes de tous les groupes. Cette union est la condition essentielle de la renaissance et du succès de l’activité social-démocrate révolutionnaire en Russie.

(Naché Slovo, 16 mai 1916).

Interventions communes avec les sociaux-patriotes[modifier le wikicode]

(Au sujet de « la lettre de Martov »)

Martov a parfaitement raison quand il déclare que la rédaction de Naché Slovo ne supporta pas la décision interdisant à ses membres toute participation littéraire à Naché Slovo, organe de combat du social-patriotisme russe. C’est aussi vrai que quand Martov déclara à une réunion de la réaction son intention de lutter contre le social-nationalisme dans les colonnes de Naché Diélo. Une « collaboration » de ce genre aurait été — si cela pouvait se réaliser — pour Martov l’occasion de profiter de sa situation dans la fraction menchevik et pour introduire dans le journal une tendance hostile à ce dernier.

Nous estimons que ce plan est pratiquement irréalisable. Ne doutons pas que le social-patriotisme soit protégé contre les assauts de Martov par la censure ; nous craignons que le simple fait de la « participation » de Martov ne serve qu’au camouflage du journal, d’un côté, que de l’autre, pour la majorité des rédacteurs, éléments sans principes et simples intermédiaires, rien ne serait caché à Martov du refus à cette « collaboration », qui ne devrait être que le transfert de la lutte sur le territoire ennemi. Si la rédaction n’avait pas formulé une réponse négative à cette participation, encore à l’état de projet, et n’en avait pas rejeté l’entière responsabilité sur Martov, soyons convaincus que ce dernier aurait pris toutes les mesures pour que ses articles ne puissent être interprétés comme « une manifestation commune politico-littéraire avec les sociaux-patriotes ».

Notre rédaction se refuse absolument à une telle attitude. Tous les exemples et conceptions exposés dans la lettre de Martov ne peuvent, en aucune manière, influer sur notre comportement. Nous devons déplorer que Martov, « en se souciant peu » de « collaborer avec des patriotes non-socialistes », complique la question qui nous est posée, celle de collaborer à la presse bourgeoise : Viestnik Evropyi, Rousskoe Bogatstvo, Kievskaia Mysl etc. En réalité, ce sont deux questions différentes et leur rapprochement ne peut que fausser le jeu et détruire la possibilité de n’importe quel critère.

La participation d’un socialiste à la presse bourgeoise, quels que soient les inconvénients que cela comporte, ne recèle, en soi, aucune confusion dans les rapports politiques. Le Parti social-démocrate s’est depuis longtemps départagé d’avec les partis bourgeois et la presse bourgeoise « sans parti ». Ici, la ligne de démarcation est nettement tranchée. La collaboration d’un socialiste à la presse bourgeoise n’engage pas le Parti. Personne ne tire des conclusions de ce qu’« un socialiste » peut écrire dans un journal bourgeois. Pour autant que cette collaboration puisse être placée sur un terrain objectif, particulièrement chez nous, en Russie, le Parti peut seulement exiger que la collaboration s’entoure de solides garanties : un socialiste ne peut collaborer à un journal attaquant violemment la Social-démocratie ; un socialiste doit signer ses articles ne paraissant pas dans la publication bourgeoise ; un socialiste ne doit pas critiquer son Parti dans un journal bourgeois.

Il en va tout autrement avec un organe du type de Naché Diélo. Le Social-nationalisme est un courant qui a pris naissance dans la Social-démocratie. Nous regardons ce courant comme dangereusement mortel pour les intérêts historiques du prolétariat. Au sein du mouvement ouvrier et de la Social-démocratie, nous menons la lutte contre le Social-nationalisme. Mais le travail que nous accomplissons n’est pas clair pour les masses. Pour celles-ci, la démarcation n’est pas nette. Dans ces conditions, toute manifestation commune avec les sociaux-patriotes, toute collaboration des Internationalistes dans les journaux social-nationalistes, ne peuvent que jeter le trouble dans les esprits, freiner le processus nécessaire et sauveur de la différenciation, faire obstacle à la vigilance révolutionnaire des ouvriers avancés.

Il est parfaitement juste que notre journal « ne prône nullement le schisme ». Martov en conclut formellement, en un axiome irréfutable, que Naché Slovo « considère, en principe, le travail commun avec les sociaux-patriotes comme parfaitement admissible ». Que cela signifie-t-il ? Nous n’exigeons pas le schisme ; il en ressort seulement que notre travail et celui des sociaux-patriotes peuvent être faits simultanément à l’intérieur des cadres généraux des organisations. Mais ceci n’équivaut absolument pas à « une tâche politique commune ». Au contraire : les Internationalistes ne demeurent dans les organisations que pour opposer leur travail à celui des sociaux-patriotes et obliger les masses à faire leur choix. Mais si cette coexistence est dictée par le souci d’une lutte d’influence, il n’en découle aucune nécessité de collaborer à des publications social-patriotes et internationaliste à la fois, qui ne pourraient être que des armes pour les deux tendances opposées. Il nous faut combattre l’ennemi « interne » sur un terrain commun, mais non avec des armes communes. Nous ne reconnaissons, en aucun cas, avoir publié « des affirmations politiques communes » quand Goloss et Naché Slovo donnèrent asile dans leurs colonnes à des articles de Deutch, Leder, Troianovsky et d’autres sociaux-nationalistes. Si la rédaction a laissé publier, de temps à autre, des articles sociaux-patriotes, ce n’est nullement par souci « d’action commune », mais pour démontrer clairement, par les témoignages les plus frappants, l’incompatibilité des positions : en un mot, pour démontrer l’impossibilité de « manifestations communes ». On ne peut mieux l’établir que par les circonstances suivantes : ces faits, assez nombreux pendant la première période d’existence de notre journal, alors que l’hostilité des tendances était encore à son premier stade, disparurent complètement dans la période suivante quand les positions furent complètement dans la période suivante quand les positions furent définitivement établies. La référence de Martov à l’acceptation de notre part de publier un article de Parvus, « écrite pour justifier sa prise de position de patriote allemand », est la meilleure illustration de nos affirmations : personne ne peut soutenir, que si nous avions l’intention de publier cet article — avec une réponse adéquate, cela va de soi ! —, ce n’était pas dans le but d’une manifestation commune. Mais, d’un autre côté, il est très instructif que cet article ait été retenu pendant cinq… mois. Les motifs de montrer, ne fut-ce qu’épisodiquement, « un peu d’esprit d’hospitalité » aux sociaux-militaristes qui viennent frapper à notre porte, ont disparu. Nous avons encore moins de raisons, maintenant, de frapper à leur porte. La citation de Martov concernant l’article de Parvus nous fournit l’occasion d’annoncer une décision, à propos de ce même Parvus, prise au commencement d’août sur une initiative de Martov. Il s’agissait de « l’Institut de recherche des conséquences sociales de la guerre », créé par Parvus à Copenhague. L’organisateur de l’entreprise avait invité quelques Internationalistes russes. Martov proposa à la rédaction de tenir pour inadmissible tout travail avec cet Institut, — et la rédaction vota unanimement cette décision. Non pas que nous prêtions d’autre but à l’Institut que celui de classer et trier des documents, au contraire, tout ce que nous savions de cet établissement n’était pas de nature à provoquer des soupçons. Martov explique qu’il était guidé par des conceptions politiques : bien qu’une aide de la part des Internationalistes était dépourvue de toute arrière-pensée politique et n’avait qu’un but irréprochable, elle augmenterait l’autorité politique de Parvus et serait exploitée au profit de la propagande social-militariste.

Nous pensons que ces conceptions sont parfaitement valables. Si nous nous soucions de n’accorder aucune aide à un social-militariste dans une entreprise non politique, nous devons doublement faire attention de ne fournir aucune aide directe aux sociaux-patriotes, pour ne pas sembler marcher côte à côte, aux yeux des classes laborieuses.

Il ne faut pas oublier que nous ne nous trouvons pas au premier mois de la guerre, ni même au cinquième, mais au quinzième. Le temps des discussions académiques avec Masslov et Lévistsky sur le thème « défense de la patrie » est passé. Internationalisme, tel doit être et sera le slogan de notre action. Dans une Conférence internationale nous avons signé solennellement l’engagement de livrer une lutte implacable contre ceux qui « devant les masses laborieuses, devant leur présent et leur futur, ont assumé la responsabilité de cette guerre, de ses buts et de ses méthodes ». De telles paroles vous engagent. Nous pouvons et devons abandonner à leur propre sort ces publicistes et « guides » que les événements de la guerre n’ont pu décider à liquider leur social-patriotisme. Les problèmes de l’Internationalisme et du Social-patriotisme sont devenus publics et exigent une réponse claire, précise, définitive. Si nous collaborons avec les sociaux-patriotes dans leurs journaux, nous ne pourrons plus écrire que le Social-patriotisme est l’ennemi mortel de l’intérêt des masses, — et cette vérité, nous devons la proclamer ! Nous devons nous assurer la possibilité de crier cette vérité aux masses. Pour y réussir, nous devons la proclamer ! Nous devons nous assurer la possibilité de crier cette vérité aux masses. Pour y réussir, nous devons serrer nos rangs, fonder nos journaux, construire nos points d’appui, en vue de l’action révolutionnaire. C’est le devoir suprême de Naché Slovo.

(Naché Slovo, 19 novembre 1915).

La collaboration avec les sociaux-patriotes[modifier le wikicode]

(Réponse à Martov)

Martov répugne à placer la question sur le terrain de la conformité politique, s’efforçant de l’attirer dans le domaine de la casuistique formelle et d’analogies nombreuses, et plus que discutables.

Il est parfaitement vrai qu’il y a un an, alors que la démarcation entre les Internationalistes et les Sociaux-patriotes se trouvait encore au premier stade, la rédaction de Naché Slovo prenait la décision, juste ou fausse, de ne pas supprimer la règle préventive : qu’il était inadmissible de collaborer à Nacha Zaria. Pendant les douze mois suivants, la rédaction n’eut pas l’occasion pratique de revenir sur cette question : Martov s’apprêtait à collaborer à Nacha Zaria, il s’abstint, tandis que Berr ne nous fit jamais part de son intention d’accompagner Martov. Il ne fut jamais question de craindre qu’un internationalisme non menchévik trouve l’occasion favorable de couvrir du crédit du Parti le journal de Potriessov, Maievsky et Lévitsky.

Martov « n’a pas compté » ceux d’entre nous hostiles à sa participation à Nacha Zaria. Et quoi ! Il n’est pas trop tard pour le faire ! Si Martov s’occupe sérieusement de la question, il se convaincra qu’il y en a beaucoup : d’abord les léninistes, qu’il ne faut pas écarter quand on parle des relations entre Internationalistes et Sociaux-patriotes, les Internationalistes non fractionnistes et les Menchéviks-internationalistes révolutionnaires qui, par chance, sont nombreux, et que les initiatives de Martov ne peuvent qu’affliger. Il serait plus facile à ce dernier de compter ses partisans. Plus il calculera, plus son problème sera difficile à résoudre.

Mais Martov veut nous faire croire que Naché Diélo a cessé d’être le foyer spirituel du Social-patriotisme à cause de quelques changements administratifs, par ailleurs, peu marqués. Le journal est déclaré « discussionniste »[1]. Nous n’allons pas répéter qu’il est inadmissible d’envisager une coexistence « discussionniste » avec ceux qui combattent ouvertement la Social-démocratie. Mais nous posons la question : où est la discussion dans un journal ouvert aux débats ? Prenons Naché Diélo ; nous voyons quelles sont ses ramifications journalistiques : Rabotchoe Outro de Pétrograd, le Nach Goloss de Samara, et nous avons devant nous les journalistes, les articles, les idées qui donnent la ligne politique du journal. Et nous disons : Naché Diélo est le foyer principal de la propagande social-patriotique en Russie. Nous ne pouvons que hausser les épaules quand Martov s’efforce de dissiper notre méfiance invétérée envers Naché Diélo, journal des menchéviks. Nous est-il nécessaire de nous baser sur la dernière résolution des Menchéviks révolutionnaires de Londres qui, espérons-le, n’éprouvent aucune haine invétérée envers les journaux mencheviks, mais qui exigent une lutte implacable contre Naché Diélo, le plaçant sur le même plan que Plékhanov ? Martov[2] n’a plus qu’à expliquer

aux lecteurs de Naché Slovo que les Menchéviks londoniens n’ont reçu que les carnets de notes de Naché Diélo, mais non la nouvelle concernant le changement sauveur survenu dans la rédaction.

Nous devons attirer l’attention de tous les Menchéviks révolutionnaires sur le fait, qu’en écrivant à propos de notre remarque sur Naché Diélo qu’elle est hostile au Menchévisme, Martov, contrairement à ce qu’il a fait jusqu’ici à Naché Slovo, identifie le Menchévisme et les sociaux-patriotes. Nous osons affirmer, qu’en posant franchement et directement la question concernant Naché Diélo, nous rendons un réel service au Menchévisme révolutionnaire et particulièrement à notre fraction parlementaire. Martov, lui, pousse le Menchévisme vers les sociaux-patriotes par sa politique d’abandon et d’étouffement. Camarades Menchéviks ! Souvenez-vous des élections de Pétrograd !

Vainement, Martov complique la question jusqu’à la rendre indéchiffrable en citant les exemples de Ledebour ; Hoffmann et Merrheim… Moins que tout, nous sommes des alchimistes tenant le schisme pour la pierre philosophale.

Nous avons expliqué plusieurs fois que la question des formes d’organisation de la lutte des Internationalistes pour exercer leur influence sur le prolétariat n’est pas de principe, mais qu’elle est entièrement subordonnée aux conceptions politiques du rationnel. Nous ne possédons pas de solutions organisatrices valables dans tous les pays et dans toutes les circonstances de la vie. Mais nous savons et proclamons que, devant la prépondérance des Internationalistes dans le mouvement ouvrier non encore structuré, devant le nombre des éléments hésitants et indéterminés pour qui l’autorité du Parti a encore une grande signification, devant l’importance exceptionnelle de la presse, devant le travail de désagrégation auquel se livrent les sociaux-patriotes, devant la collaboration des Internationalistes aux journaux socialistes, en réalité fictive ou semi-fictive, les noms des Internationalistes serviront à attraper les lecteurs hésitants ou ne réalisant pas la situation. La position de Martov serait plus forte s’il avait publié dans les colonnes de Naché Diélo un article qui aurait invité les travailleurs à tourner le dos aux Potriessov, Lévitsky, Masslov, Tchérévanine ; Gorky, etc., éléments mortellement hostiles aux intérêts du prolétariat. Mais nous craignons que les travailleurs ne cherchent vainement un semblable article. Tout ce qu’ils ont pu voir jusqu’à présent, c’est le nom de Martov comme témoigne de ce que ce dernier n’a jamais vu de mortelle hostilité entre ses idées et celles de Naché Diélo.

***

La défense d’une situation sans espoir conduit Martov à une interprétation du sens du manifeste de Zimmerwald que nous regardons de notre devoir de réfuter catégoriquement. Nous avons dit que nous nous sommes engagés à Zimmerwald à livrer une lutte implacable aux sociaux-patriotes qui, suivant les termes du manifeste, « ont accepté, devant la classe ouvrière de partager les responsabilités actuelles et futures de cette guerre, de ses buts et de ses méthodes ». La manière impitoyable dont le manifeste stigmatise les sociaux-patriotes souligne notre participation à la lutte contre ceux qui « ont bafoué les Congrès internationaux », « ont invité les travailleurs à suspendre la lutte des classes », « ont voté les crédits de guerre », « se sont mis au service des gouvernements », « ont fourni aux gouvernements des ministres comme otages de l’« Union sacrée », etc. Voici ce qu’exprime le manifeste. Mais, s’écrie Martov, l’obligation de lutter sans pitié contre les sociaux-patriotes « n’est inclue dans aucune ligne du manifeste ! ». Quel sens prend alors aux yeux des travailleurs cette condamnation impitoyable des sociaux-patriotes ? Ne signifie-t-elle pas que les travailleurs doivent exprimer leur méfiance à chaque député votant pour les crédits et exiger de lui sa démission, imposer la mise à la retraite des ministres ou le retrait par le Parti de leurs mandats ? Martov est-il tellement pris par sa position qu’il ne puisse tirer ces conclusions ? Ceci le regarde. Mais notre participation à la Conférence de Zimmerwald nous impose le devoir de combattre les sociaux-patriotes, en particulier ceux de Russie et, par conséquent, ceux dont la collaboration est possible, suivant Martov, dans des rédactions volontairement « coalitionnistes ».

Telles sont nos attaques « passionnées et fractionnistes », dont les conséquences, suivant Martov, « obligent la plus grande partie des Menchéviks à se tenir à l’écart de Naché Slovo ». S’il en était ainsi, cela signifierait que la politique fractionniste interne de Martov contre nous a déjà réussi à produire ses fruits mortels, éteignant la vigilance révolutionnaire de larges cercles de Menchéviks. Cela signifierait que le rôle plus que lamentable, joué par les dirigeants du bloc « d’Août » pendant la campagne de Pétrograd, est incapable de susciter une résistance salutaire, virile, décisive et menée jusqu’au bout, chez les Menchéviks. Mais il n’en est rien. Nous sommes convaincus — et nos observations, bien que limitées malgré nous, renforcent notre conviction – qu’il se trouve parmi les travailleurs-menchéviks de nombreux cadres révolutionnaires, dont les liens avec les Internationalistes sont de beaucoup plus forts que leurs attaches avec la politique fractionniste purement réactionnaire de l’État-major social-patriote de Naché Diélo, qu’ils sont las de ces relations et que demain, avec nous, ils exigent la rupture ; qui comprennent le manifeste de Zimmerwald comme le signal d’une lutte implacable contre les dévoyeurs sociaux-patriotes ; qui veulent mener cette lutte jusqu’au bout, ne se laissant pas embarrasser par des considérations de fraction. Ces Menchéviks-révolutionnaires ne peuvent s’écarter de nous, pas plus que nous ne pouvons-nous écarter d’eux. Nous remplissons la même tâche. Nous soumettons à leur jugement, comme à celui de l’opinion de tous les Internationalistes, le conflit de Martov avec notre rédaction.

(Naché Slovo, 12 décembre 1915).

Il faut tirer toutes les conclusions[modifier le wikicode]

À propos des élections ouvrières dans les Comités de l’industrie de guerre

Nous avons récemment montré l’immense victoire remportée par l’Internationalisme révolutionnaire dans le référendum des ouvriers pétersbourgeois, tel qu’il fut organisé par les autorités[3].

Premièrement, la position de la « Défense nationale » fut complètement renversée en dépit du fait qu’elle bénéficiait des circonstances les plus favorables : l’armée allemande pénétrait profondément en Russie, éveillant l’instinct élémentaire de conservation ; de plus la presse bourgeoise ne laissait passer aucune occasion (ne reculant devant aucune falsification) de terroriser la conscience des populations par le rappel du « danger teuton ». En vérité, c’est avec honneur que le prolétariat pétersbourgeois est sorti de l’épreuve politique. Ces augures politiques — du genre Tchernov — qui espéraient tirer de la crise de l’Internationale des arguments contre « l’unilatéralité de classe » du Socialisme prolétarien, ont reçu, à nouveau, une bonne leçon : s’il est vrai que le prolétariat n’est pas toujours révolutionnaire, le Socialisme révolutionnaire ne peut être que prolétarien.

Du nombre des voix, on peut tirer une deuxième conclusion : il nous faut constater, qu’à côté de la victoire indiscutable et éclatante remportée par l’Impérialisme révolutionnaire, une grosse partie (à première vue, le chiffre est inattendu) du prolétariat pétersbourgeois se rassembla sous la bannière social-patriotique. Quatre-vingt-dix mille ouvriers se déclarèrent clairement internationalistes ; cinquante-trois mille furent détournés par le Comité organisateur de prendre une part directe à la campagne ; 80 000 se prononcèrent en faveur de la participation au Comité de guerre de l’industrie. Que 53 000 ouvriers se soient refusés — par peur « d’une falsification de l’opinion générale du prolétariat » à voter et aient pris le chemin du boycottage le plus primitif, c’est une manière erronée de l’action. Mais leur crainte de la falsification des élections par les autorités est le témoignage que cette masse de travailleurs ne s’est pas réfugiée dans le giron de la « défense nationale ». Des 80 000, une grande partie fut dirigée par des considérations non nationales, mais par une conception primitive de classe concernant la défense des intérêts ouvriers par des représentants de ceux-ci. Il reste tout de même le fait qu’un quart, presque un tiers du prolétariat pétersbourgeois, s’est prononcé pour une participation organisée des travailleurs dans l’industrie de guerre mobilisée et dans la « défense nationale ». Ce fait a une énorme importance, et il faut l’étudier soigneusement.

Il est hors de doute, que les sociaux-patriotes eux-mêmes furent abasourdis par leur succès ? Dans la première Humanité venue, ils pouvaient, en jetant de la poudre aux yeux, raconter que tout le prolétariat se tenait uni derrière eux — permettez-nous de nous exprimer ainsi, Alexinsky. Mais, au plus profond d’eux-mêmes, ils ne pouvaient que sentir leur condition de pauvres types, sans organisation, sans tradition, presque dépourvus de représentation parlementaire, sans l’autorité d’un parti. Et soudainement : plusieurs milliers de voix ! D’où sortent-elles ?

C’est clair ! Des mains de la société bourgeoise. Tous les éléments de la classe ouvrière se trouvant sous le joug moral du pouvoir et des classes possédantes se sont rassemblés sous le drapeau social-patriote. À chaque élection, on notait un certain nombre d’électeurs réactionnaires et libéraux. Où étaient-ils cette fois-ci ? C’est clair : ils se sont groupés sous les étendards de Plékhanov, de Prisiv et de Naché Diélo. Mais il n’y a pas qu’eux. La classe ouvrière ne compte pas qu’une armée de réserve politique, il y a aussi celle qui est apolitique : de nombreux éléments passifs, indifférents, abattus, incapables de comprendre. Ils participent sporadiquement à la vie commune et, suivant les circonstances, s’inclinent tantôt vers la révolution, tantôt vers la réaction. Les grèves chez eux ne sont pas rares, mais on recrute dans leurs rangs d’épisodique « briseurs de grèves ». La guerre devait réveiller les plus passifs éléments de la classe ouvrière et les défaites devaient, tout naturellement, grouper ces éléments arriérés sous le slogan de la « Défense nationale ». Nous avons insisté, plus d’une fois, sur l’influence contradictoire des défaites militaires : elles révolutionnent certaines couches prolétariennes, mais poussent celles qui sont indifférentes ou touchées superficiellement par le Socialisme sous le drapeau national militariste. Est-il la peine d’ajouter à ce dernier groupe les ouvriers qualifiés, bien installés dans l’industrie « mobilisée ».

En qualité de dirigeants directs des masses social-patriotes, agissent de nombreux éléments opportunistes passés par une certaine école politique, regardant sceptiquement ou hostilement la lutte de classes et suivant toujours la ligne de moindre résistance. L’idéologie de la « Défense nationale » et de la collaboration des classes a trouvé en eux ses partisans naturels et ses propagandistes dans les usines et les manufactures.

Telle est la véritable armée du Social-patriotisme. Le gros de sa masse se recrute sur les frontières de la Social-démocratie. Une analyse élémentaire des chiffres nous dit que les sociaux-patriotes n’ont pas gagné nos masses, mais qu’ils ont effectué leurs gains sur de nouvelles masses que nous n’avions pas encore conquises. C’est pourquoi à Moscou où la Social-démocratie n’a jamais planté de si profondes racines qu’à Pétrograd, les sociaux-patriotes devaient remporter un succès plus grand qu’à Pétersbourg, citadelle du Socialisme. S’étant cruellement brûlées à Pétrograd, les classes dirigeantes ne pouvaient que se décider à tenter une nouvelle épreuve à Moscou.

Mais comment, en un délai aussi court, les sociaux-patriotes ont-ils pu mobiliser des milliers de travailleurs, sans autorité politique, sans organisation, sans appareil de propagande ? C’est très simple : pour leur permettre de conquérir les masses « étrangères », ils ont disposé d’un appareil « étranger » tout prêt — le plus puissant qu’on puisse se représenter : tous les journaux de l’opinion bourgeoise et l’organisation militaro-policière du pouvoir.

La presse socialiste est écrasée. Les masses laborieuses doivent se nourrir de la presse bourgeoise « de gauche ». Nous voyons que Dien, Sovréménoe Slovo et Rietch — avec l’appui sensible de Vetchernoe Vremia et de Novoe Vrémia — se sont faits les propagandistes des idées sociaux-patriotiques parmi les rangs des ouvriers. Chaque jour, les journaux parlent du « danger teuton », de la menace qui pèse sur l’indépendance de la Russie et des démocraties occidentales ; les faits sont déformés, clamés ou tus — suivant la nécessité. Ce n’est pas la presse légale qui parlera aux travailleurs de la Conférence de Zimmerwald ; par contre, elle ouvre ses colonnes à une Conférence de sociaux-patriotes : une douzaine en tout ! Le télégraphe en porte la nouvelle aux quatre coins du pays ! La feuille des industriels moscovites demande l’affichage du manifeste de Plékhanov dans les usines. Voici l’appareil mis à la disposition au service duquel ils se sont liés !

Les Centuries-Noires gouvernementales ne se sont emparées que des couches les plus arriérées des travailleurs. Le Libéralisme n’a conquis que quelques unités parmi les ouvriers les mieux placés dans la hiérarchie industrielle. Le social-patriotisme se manifeste comme un instrument beaucoup plus efficace entre les mains des classes possédantes et du pouvoir. Khvostov, Goutchkov et Milioukov auraient pu méditer sept jours et sept nuits ! — ils n’auraient pas pu trouver mieux pour les servir que le manifeste de Plékhanov ! Mais ils n’ont pas eu la peine de réfléchir, ils ont reçu le document « tout cuit », gratis avec par-dessus le marché un additif de noms et de « signatures » plus ou moins autorisées. Là où les dirigeants auraient mobilisé un millier de travailleurs, ils en ont mobilisé dix mille, grâce aux sociaux-patriotes.

Le social-patriotisme s’est manifesté ouvertement sur une grande échelle comme l’instrument politique des adversaires mortels du socialisme et des ennemis de classes du prolétariat.

Son comportement doit désormais définir notre conduite non seulement politique, mais aussi organisationnelle à son égard.

Quand le député Mankov trancha ses hésitations en faveur d’un patriotisme hybride en s’abstenant de voter les crédits de guerre, la fraction parlementaire l’exclut de ses rangs. Nous approuvâmes cette décision en tant que signe du sérieux et de la profondeur de la contradiction existant entre le Socialisme et le nationalisme. Maintenant les inspirateurs de Mankov sont descendus dans l’arène du combat politique. Ils agissent contre le Socialisme révolutionnaire en s’appuyant organisationnellement sur les ennemis de classe du prolétariat et en les servant politiquement. La contradiction entre eux et nous se dégage définitivement du stade « discussionnel » ou de la lutte intérieure pour en arriver à constituer une part importante de la lutte prolétarienne avec la société bourgeoise.

Le lien organisationnel avec les états-majors social-patriotiques devient insupportable à la Social-démocratie. Nous ne pouvons collaborer avec les sociaux-patriotes qui ont partie liée avec la bourgeoisie qui lutte contre nous. Nous ne pouvons couvrir de l’autorité du parti le travail des dévoyeurs de la conscience prolétarienne et nous ne pouvons limiter notre lutte, qui doit être et sera menée jusqu’au bout !

La rupture organisationnelle sur toute la ligne ! Voilà la conclusion de la plus récente expérience pétersbourgeoise !

Faits et conclusions[modifier le wikicode]

(Encore au sujet des élections de Petrograd)

De nouvelles élections pour le Comité de l’industrie de guerre se déroulent à Pétersbourg, alors que le bilan des élections de septembre n’a pas encore été dressé avec l’indispensable rigueur de fait. Nous disons rigueur de fait, car les informations plus ou moins dignes de foi, telles qu’elles se dessinent à travers les communiqués de la presse socialiste allemande, ne font que renforcer nos conclusions politiques.

En ce qui concerne les 90 électeurs de la majorité, toute tentative de les classer comme partisans de Sozial-demokrat serait déplacée : il suffit d’indiquer qu’ils comprennent quelques Menchéviks et une minorité internationaliste de populistes. Bien que, jusqu’à présent, il n’y ait aucune donnée précise sur la composition idéologique des groupes de la majorité, il ne fait aucun doute que les travailleurs bolcheviks occupent une place en vue. D’un autre côté, les informations fournies par Sozial-demokrat excluent catégoriquement la possibilité d’affirmer que les Internationalistes se soient groupés sous le drapeau et les slogans spécifiques de Sozial-demokrat. Au contraire, quand les sociaux-patriotes tentèrent d’attribuer un slogan défaitiste aux électeurs internationalistes, ceux-ci protestèrent violemment. Il se répéta, mais sur une plus grande échelle, ce qui survint au jugement des cinq députés sociaux-démocrates : le slogan défaitiste fut rejeté, non par les « chauvins » et les « serviteurs des gouvernements » (Sozial-demokrat désignait ainsi des adversaires), mais par toute l’avant-garde internationaliste révolutionnaire du prolétariat russe. C’est pourquoi nous espérons que Sozial-demokrat ne nous obligera plus à faire mention de ce regrettable malentendu idéologique et politique.

***

La nouvelle, suivant laquelle 53 000 ouvriers auraient boycotté les élections sur le mot d’ordre lancé par l’organisation O.K. d’obédience menchéviste, se révèle fausse. Le boycott eut lieu dans quelques usines, mais sans signification politique. Un assez grand nombre d’électeurs se désintéressa du vote, mais il ne s’agit pas là de boycott organisé. D’après Rabotchoé Outro, il y aurait 212 élus. D’après le communiqué officiel, il y en aurait 202 ; 90 se réclament de l’Internationale, 81 du groupement opposé, le reste n’a laissé aucune trace. Il se peut que ces trente ou quarante indécis aient donné naissance à la légende du boycott.

Nous avons indiqué dans nos colonnes la soudaineté de ce boycott organisé par la fraction Menchévik. Mais comme cette nouvelle de la presse allemande ne reçut aucun démenti, nous fûmes bien obligés de regarder l’information comme vraie. Nous avons expliqué que ce boycott de la part de l’organisation O.K. ne visait pas la Douma, mais esquivait une réponse politique. Mais il ressort que l’O.K. n’a pas appelé au boycott et que ses partisans rentrent dans le chiffre des 81 qui ont donné leur participation au Comité. Ainsi notre supposition que les travailleurs du bloc « Août » furent divisés par la décision des sociaux-patriotes de marcher sous le drapeau « de la défense » et d’après la position politique informulée de l’O.K., est inexacte, malheureusement. De fait, les 81 s’opposèrent au camp des Internationalistes. C’est la rectification que nous nous devions d’apporter ici. Ceci ne signifie nullement que ces 81 soient partisans de « l’Union sacrée » et d’une participation sans conditions à la défense (cessation de la lutte de classe, vote des crédits de guerre). Rien de semblable ! Ce bloc contient, sans le moindre doute, toutes les nuances depuis le Plékhanovisme jusqu’à l’Internationalisme éclectique. Mais comme il s’est opposé au camp des Internationalistes — et non par effet du hasard —, les 81 sont considérés par les prolétaires et les classes possédantes comme des partisans de la participation à la défense.

Oransky s’élève contre ce critère dans le N° 3 du journal social-patriote Rabotchoé Outro ; il voit dans un camp l’Internationalisme et le réalisme ; dans l’autre un Anarchisme cosmopolite. Là-dessus Prisiv lui répond avec justesse : « Nous ne pouvons comprendre l’argumentation d’Oransky et nous pensons qu’il fait du différend une querelle de terminologies. Ce qui a divisé l’Internationale en deux camps, c’est justement le problème suivant : le travailleur peut-il défendre sa patrie sans contredire le principe de la lutte de classe, et le slogan de défense internationale du prolétariat des nations belligérantes… ? Jusqu’à ce que des réponses précises sur ces problèmes essentiels aient été fournies, toute une série de malentendus se mêlera à la polémique. » La forme est maladroite, mais le fond est parfaitement juste.

À la question essentielle : peut-on admettre une collaboration du parti des prolétaires et d’un gouvernement, même démocratisé ? l’O.K. ne donne pas une réponse négative de principe. Aussi la porte est ouverte à toutes les nuances du Social-patriotisme. Oransky, représentant l’aile gauche du social-patriotisme, Rabotchoé Outro insiste sur le fait qu’il n’a pas trouvé dans la résolution des 81 l’expression d’une « quelconque volonté de défense jusqu’au bout ». Plus encore, l’ordre donné par des éléments proches de l’O.K. montre que la classe ouvrière, dans toute circonstance de « politique collective », ne peut assumer la responsabilité de la défense du pays[4]. Mais ceci, comme le dit très justement Prisiv, n’enlève pas la réalité de la contradiction qui déchire l’Internationale. On peut refuser de prendre la responsabilité de défendre la Russie dans des « circonstances données », et, en même temps, se solidariser avec Guesde et Vandervelde : telle était la position des auteurs de la lettre à Vendervelde. Les élections de Pétrograd ont montré que les partisans sous condition de la défense étaient plus proches des Sociaux-patriotes avérés que des Internationalistes. Avec justesse Prisiv parle des semi-patriotes type Oransky : ils ne pensent pas comme nous, mais ce sont des alliés !

Dans ce camp, Gorsky demande qu’on considère la participation aux élections exclusivement du point de vue organisationnel, indépendamment du rapport de la participation aux élections. Martov lui réplique, avec raison, qu’une telle prise de position dépourvue de « contenu politique », bien loin de faciliter la tâche d’organiser les ouvriers, ne peut conduire qu’à leur désorganisation. « Au seuil de la révolution en Russie, le prolétariat doit se rendre compte des méthodes qu’il doit employer au cours du processus révolutionnaire, et au nom de quoi et pourquoi il doit organiser ses forces. Toute impréparation, tout manque de réflexion se vengeront cruellement par la suite. » La participation de l’O.K. souligne, on ne peut mieux, ces paroles.

L’activité de l’O.K. est-elle plus proche de la position d’Oransky ou de celle de Gorsky ? La différence importe peu. Dans les deux cas, il y a refus de répondre au problème suprême du Socialisme. Nous avions des motifs de penser que l’O.K. manifestait son désir de refus par sa forme inattendue de « boycott ». Elle n’a pas voulu donner de réponse quant à ses buts politiques. Le fait demeure que l’honneur révolutionnaire a été sauvé par 91 électeurs, tandis que les partisans de l’O.K. de toutes nuances n’étaient que 81.

De cette circonstance, nous avons déjà tiré des conclusions. Le groupe parisien des Mencheviks a fait un sérieux pas en avant en déclarant « que la position adoptée par la section russe de l’O.K. était mauvaise, particulièrement à l’heure où le Social-patriotisme déploie une activité intense, luttant ouvertement contre la majorité internationaliste du prolétariat. Prenant ceci en considération, le groupe parisien juge indispensable la convocation le plus rapidement possible d’une conférence du bloc d’« Août » qui devrait, sans craindre la scission d’avec les sociaux-patriotes, établir la position internationaliste de l’O.K. D’ores et déjà, le groupe exige des éléments internationalistes de l’O.K. le refus de tout compromis avec les sociaux-patriotes et la mise en vigueur d’une politique implacable de lutte ouverte contre les éléments patriotiques du bloc » (Les mots en italique le sont par nos soins). Cette résolution n’est jusqu’à présent qu’un symptôme. Mais nous avons le ferme espoir que, demain, tous les Internationalistes menchéviks révolutionnaires élèveront la voix pour protester, que ces paroles résonneront avec clarté et décision et qu’après les paroles, viendront les faits !

(Naché Slovo, 19 décembre 1915).

Les briseurs de grève politiques[modifier le wikicode]

(Nouvelles « élections » au Comité de l’industrie de guerre)

Les nouvelles élections du 29 novembre, avec une parfaite désinvolture vis-à-vis du prolétariat, sont un nouveau chapitre dans le livre de la honte social-patriotique. Aux élections de septembre, au bloc de tous les Internationalistes, s’opposait celui des Sociaux-patriotes groupant toutes les nuances, depuis l’ultra-violet de Plékhanov jusqu’au rose pâle du Comité organisateur. Nous avons déjà montré que les sociaux-patriotes disposent de l’aide directe de la presse libéralo-bourgeoise et de celle, moins directe pais tout aussi efficace, de l’appareil policier qui, ne quittant pas les patriotes d’un cheveu, les secourt dans leurs efforts pour influencer les travailleurs.

Mais la logique est impitoyable. L’alliance réalisée aux élections de septembre, entre les partisans de Plékhanov et de Naché Diélo d’un côté et de l’autre Goutchkov et Khvostov, s’avéra bientôt insuffisante. Ayant reçu, malgré le puissant appui du pouvoir, un coup sur la tête, les sociaux-patriotes ne déposèrent pas les armes : ils avaient goûté à la puissance que donne la proximité des puissants en lutte contre le parti révolutionnaire illégal. Ils résolurent d’accomplir un pas de plus en avant et de conclure un pacte avec l’indubitable politique policière de Khvostov, contre la volonté tout aussi indubitable du prolétariat. Mais la première tentative de falsifier l’opinion des travailleurs ne réussit pas. Recommencer l’expérience sur une aussi vaste échelle était risqué. Il restait, en évitant les masses, à falsifier les volontés déjà exprimées des électeurs. Dans ce cercle étroit de 200 personnes, on peut toujours espérer mener à bien le travail de corruption du Social-patriotisme grâce à toutes les circonstances offertes par les pressions capitalistes et policières. Déclarer illégal le rassemblement des élus allait de soi. Il ne restait plus qu’à fournir le prétexte valable. Le partage des besognes politiques exigeait que les sociaux-patriotes fournissent ce prétexte. En vérité, pour cela, il fallait sacrifier son honneur révolutionnaire. Mais, dans ce secteur, il en restait si peu que ce n’était pas la peine de se passer le mors. Gvosdiev, leader du bloc social-patriotique et président de l’Assemblée, prit l’initiative honteuse de déclarer la réunion « illégale », car un dangereux agitateur s’était introduit sous l’identité et avec les papiers d’un des participants. Qu’un agitateur ait agi politiquement avec légèreté, c’est un fait incontestable, et il serait tout aussi léger de fermer les yeux sur ce cas. Quand un agitateur apparaît « illégalement » à une assemblée de travailleurs, où l’attend une atmosphère de sympathie, c’est une chose ; c’en est une autre que de se présenter à une réunion où une partie des participants lui est hostile. Autant nous nous sentons les ennemis des sociaux-patriotes, autant nous savons que nous n’avons aucune indulgence à attendre de leur part : le danger est alors d’autant plus grand pour une manifestation « illégale » de paraître aux yeux des ouvriers une violation de leurs droits. Cette conception, qui s’applique entièrement à notre camp, ne diminue en rien la honte du procédé employé par Gvosdiev. S’il fallait une preuve criarde, convaincante au suprême degré, de l’impossible « compatibilité » entre nous et les sociaux-patriotes, elle se trouve bien là, sous nos yeux. Le leader des sociaux-patriotes dénonce la présence illégale d’un agitateur pour annihiler la décision prise, en dépit de tous les obstacles dressés par la majorité des travailleurs pétersbourgeois. En publiant la dénonciation de Gvosdiev, Rabotchoé Outro le sermonne pour son pas trop franc, mais donne entièrement son adhésion politique aux conséquences de ce geste, dans lesquelles le social-patriote continue, sans être molesté, à jouer un rôle déterminant.

« Il faut user des élections jusqu’au bout, indépendamment du rapport à la participation envers la défense nationale. » Telle était « l’idée » poltronne, dépourvue de principe, des cercles de l’O.K. — une idée qui n’est qu’une forme à demi-masquée de capitulation devant le Social-patriotisme. De fait, les éléments « diplomates » de l’O.K. ont livré une formule vide aux éléments « patriotes » qui se sont empressés de la remplir d’un contenu politique de leur choix. Tout compte fait, les élus de l’O.K. se sont retrouvés 81, alors que nous sommes fiers d’en avoir 90.

Mais l’affaire n’en reste pas là. Goutchkov et Khvostov se sont portés à toute allure à la rencontre de Gvosdiev. Leurs efforts conjugués fournirent encore une quinzaine d’électeurs au bloc social-patriotique de septembre[5]. Après que les Internationalistes eurent quitté la salle en signe de protestation (Rietch parle de Bolcheviks et de Populistes), le héros de ce petit coup d’état gouvernemental, Gvosdiev, rassembla 95 électeurs sous sa bannière. Dix « représentants » ouvriers furent choisis pour entrer dans le Comité de l’industrie de guerre et six, dans celui de l’armement. « L’utilisation organisationnelle », indépendante des principes politiques, consiste pour les « leaders » à se débarrasser des principes moraux. Les électeurs que l’O.K. entraîna dans le camp des Plékhanov et Potriessov, se sont retrouvés par la logique des choses sous le drapeau gvosdiévien.

Il est pour le moment absolument indifférent de savoir si ces électeurs pourront se maintenir au comité, ou s’ils partiront en claquant la porte, en portant, malgré eux, un coup sensible à la « défense nationale » qu’ils s’apprêtent à servir. Il est indubitable que les sociaux-patriotes supporteront les plus cruelles épreuves, en usant pour les surmonter, de leurs influences et de leur réputation.

Mais il est indispensable de bien se mettre en mémoire le fait politique sur lequel aucun membre de notre parti ne doit fermer les yeux : le bloc social-patriotique a amené à la scission au sein du prolétariat pétersbourgeois ; ayant subi une défaite, il s’est allié aux autorités afin de falsifier la volonté du prolétariat, et, passant par-dessus la tête de la majorité révolutionnaire, a envoyé ses partisans dans une organisation de défense nationale.

Ont adhéré à ce bloc les électeurs rassemblés sous le drapeau du Comité organisationnel.

Nous avons devant nous la pire forme de la méthode employée par les « briseurs de grève politiques ». Mais un tel procédé conduit à deux réactions : indulgence et participation, ou bien résistance organisée, acharnée et inlassable.

(Naché Slovo, 29 décembre 1915).

Zimmerwaldiens ou Gvosdiéviens ?[modifier le wikicode]

Nous avons reproduit une communication du journal de Samara Naché Goloss (n° 11, du 1er décembre) racontant que, dans les milieux en vue menchéviks (on parle visiblement de l’O.K.), l’opinion se répand que la fraction parlementaire Cadet doit conserver l’ancienne position, c’est-à-dire affirmer avec plus de vigueur la volonté des Cadets et exprimer sa solidarité aux positions adoptées à la conférence de Zimmerwald.

On annonçait ensuite que les cercles mentionnés avaient élaboré une plateforme qui différait des déclarations déjà connues venant de Pétersbourg et de Moscou ; celles-ci étaient archi-patriotiques comme nos lecteurs s’en souviennent. La vague des formules employées enlève une grande partie de la valeur qu’on voudrait attribuer à cette communication qu’on désirerait saluer si elle nous donnait le droit d’espérer que les « cercles menchéviks de marque » ne se bornent pas à une plateforme différente de celle des sociaux-patriotes, et qu’ils engagent contre ces derniers une lutte impitoyable.

Entre temps, nous trouvons dans Naché Goloss (n° 9, du 8 novembre), dans la lettre du même correspondant de Pétrograd (Ivanov), une communication qu’il est indispensable de comparer au n° 11, afin de se faire une représentation nette, et non illusoire, de l’état réel des choses.

« …La question qui préoccupe, en ce moment, les « cercles menchéviks de marque », est le renouvellement de la campagne pour les élections au Comité central de l’industrie de guerre. Il est difficile, en général, d’approuver l’inachèvement de cette manifestation politique à laquelle ont pris part de grandes masses de travailleurs. Les travailleurs conscients jugent indispensable d’obtenir du Comité central une deuxième convocation des électeurs en vue des décisions à prendre. La question se discute dans des réunions partielles, et l’on recueille des signatures pour une déclaration concordante.

Nous répétons encore une fois : les deux correspondances, distantes l’une de l’autre de trois jours, rédigées par la même personne, ne partageant pas le point de vue de Naché Diélo, mais défendant la position des « cercles menchéviks de marque » — quel que soit le nom de l’auteur — indiquent qu’il parle de milieux proches du Comité organisationnel.

Ainsi, les mêmes cercles qui déclarent adopter la position prise à Zimmerwald, ont pris une part active au « coup d’état » miniature qui reste lié au nom de Gvosdiev. Le journal social-patriote Narodnaia Gazetta, a reconnu que la conduite de Gvosdiev et des siens était scandaleuse : les électeurs ne le sont pas à vie, écrit ce journal avec justesse ; leur état d’esprit peut changer, mais cela ne renseigne pas sur la volonté des masses ; celles-ci doivent être consultées par celui qui n’est pas satisfait de la première décision des électeurs. Mais les Sociaux-patriotes ne tiennent pas à s’engager sur cette voie, d’autant plus qu’ils n’auront pas l’assentiment de leurs alliés de l’administration. Que font donc les travailleurs conscients ? Soutenus par les menchéviks, il se de mèche avec le Comité goutchkovien. Et sur cet accord contraire à tous les principes élémentaires de la démocratie, porte témoignage, le front pur, le même correspondant qui nous signalait, il y a trois jours, que les Menchéviks approuvaient Zimmerwald !

Que signifie tout ceci ?

« Il est difficile de s’y retrouver, on n’y comprend rien ! », c’est ainsi que répondent les Menchéviks-internationalistes, chez qui l’instinct de l’auto-conservation du parti (mais non socialiste-révolutionnaire) enlève toute envie de comprendre et de s’y retrouver, dès que l’on parle du cours des choses dans le bloc d’« Août ».

Cependant, il n’y a rien de mystérieux et d’énigmatique.

Le Comité organisationnel (O.K.) se rapproche de Zimmerwald. Donc, il est contre la participation à la défense nationale ? Oui, mais il tient à « l’utilisation organisationnelle » des Comités de l’industrie de guerre. Fort bien, mais que signifie « utilisation » ? Il semblerait que ce soit l’établissement de l’influence révolutionnaire et internationaliste dans les masses ouvrières. Mais alors de quelle façon l’O.K., en adhérant à Zimmerwald, peut-il rompre avec ses 90 représentants et les attaquer avec l’appui du bloc administratif et social-patriote ? C’est très simple : le Comité n’avait pas besoin d’entrer dans le bloc social-patriote, car de par sa constitution et ses méthodes, il forme un bloc de sociaux-patriotes et d’internationalistes. Pour ces derniers, le lien « de parti » avec les sociaux-patriotes est plus important que le lien idéologique et politique avec tout le camp internationaliste. C’est la preuve irréfutable de ce que leur internationalisme peur présenter de désespéré, car ils restent chez les sociaux-patriotes et servent de piège pour les éléments irrésolus et arriérés de la classe ouvrière.

Qui — réellement, et non en paroles — adhère à Zimmerwald, prend l’obligation de lutter implacablement contre les sociaux-patriotes. Si Ledebour et ses amis, soucieux de conserver l’unité et la discipline du Parti, avaient continué, après Zimmerwald, à s’abstenir de voter les crédits, nous aurions regardé ce fait comme la première violation du sens et de l’esprit des décisions de Zimmerwald. Mais le premier manquement aux obligations zimmerwaldiennes provient du bloc d’« Août » qui ne « s’abstient pas », mais s’agite activement contre les Internationalistes, dans le même temps que ses représentants à l’étranger critiquent Ledebour pour son attitude peur franche et peu active envers les sociaux-patriotes. S’il s’agissait pour Ledebour de maintenir l’unité d’un parti de quatre millions de membres, pour les « Internationalistes » de l’O.K., il ne s’agit que de maintenir leurs liens avec les Menchéviks-patriotes. Les abstentions de Ledebour eurent lieu jusqu’à Zimmerwald, mais la honte « gvosdiévienne » se manifesta après Zimmerwald.

Nous n’allons pas insister pour démontrer que la contradiction est gravement compromettante et politiquement insupportable. Que les bureaucrates et les diplomates du bloc d’« Août » présentent notre critique comme une manifestation de mauvais vouloir envers les menchéviks, ne nous arrête nullement. Nous considérerions comme le pire pharisianisme de dénoncer l’ambiguïté de Kautsky et de Haase, de crier à Vandervelde « À la retraite ! », de stigmatiser Pressemane[6], qui, tous, adhèrent à Zimmerwald, pour nous détourner de celui-ci et fermer les yeux sur ce qui se passe en Russie dans le « Bloc d’Août », pour empêcher les mases de faire la différence entre Zimmerwald et le mouvement gvosdiévien.

Si nous revenons sur ce point avec tant d’insistance — et nous y reviendrons encore —, c’est parce que nous avons la conviction profonde qu’il existe de nombreux et précieux cadres chez les Internationalistes-menchéviks que le mouvement ouvrier ne doit pas rejeter, mais qui, pour le moment, sont paralysés et découragés par la politique de leurs dirigeants. Pour ces Internationalistes, il est indispensable de rompre avec éclat avec les Etats-majors de Naché Diélo et de Rabotchoé Outro et de présenter aux masses le drapeau de l’Internationalisme. C’est l’unique moyen d’attirer à soi les hésitants et de couper l’herbe sous le pied aux sociaux-patriotes.

(Naché Slovo, 14 janvier 1916).

Le social-patriotisme en Russie[modifier le wikicode]

Leur « victoire »[modifier le wikicode]

Du long monologue social-patriote communiqué par Boretsky (Ouritsky), nos lecteurs ont pu se rendre compte à quel point est majestueux le triomphe des sociaux-patriotes après les élections aux Comités de l’industrie de guerre. Pétrograd est pour eux, Moscou est pour eux, la province est pour eux — les villes, les villages, les femmes, les hommes, les vieux, les enfants, les Marxistes et les Populistes — tous sont pour eux et avec eux ! Rien d’étonnant à ce que tous les Avkxentiev et Alexinsky de Prisiv essayent modestement leurs tricornes de feld-marshall dans chaque numéro du journal et que Plékhanov, qui s’était éloigné de Prisiv comme de la peste, méditant, sans doute, de gagner des positions préparées à l’avance, s’est manifesté dans un journal des sociaux-patriotes. K.D. et S.R. Sans doute, ils ont des raisons de ses réjouir ! Leurs représentants sont passés partout contre la volonté des Internationalistes, dans ces élections aux Comités de l’industrie de guerre dont les raisons d’être sont d’adapter l’industrie russe et son personnel aux exigences de la « Défense nationale ». Ces représentants passent aux yeux des classes dirigeantes et dans le miroir de la presse bourgeoise, pour les défenseurs authentiques des masses laborieuses. Il serait maladroit de nier ces faits. Mais il ne serait pas fonder de les surestimer.

La conjoncture politique générale, dans l’atmosphère de laquelle se sont déroulées les élections (la capitulation des plus puissants Partis socialistes européens, la défaite militaire russe, la démoralisation de l’Intelligentsia socialiste russe) a déjà été soumise à notre examen. Maintenant nous voulons étudier les circonstances dans lesquelles ont eu lieu les élections ? Quelles sont les dimensions réelles de la victoire des sociaux-patriotes et quel est son poids politique ?

Pour écarter tout subjectivisme de notre part, nous utiliserons les jugements de la presse bourgeoise et social-patriote et, avant tout, ceux du journal moscovite, Narodnaia Gazetta. Cette publication, déjà défunte, considérait uniquement la participation de la classe ouvrière à la défense nationale et décrivait avec de merveilleuses couleurs comment les alliés, grâce à leur sage politique démocratique, préservaient leur unité nationale. Nous en avons assez dit pour caractériser ce journal. Ajoutons toutefois qu’il a toujours gardé un ton convenable et essayé de préserver son patriotisme des Nozdrev et des Khlestakov.

Écoutons maintenant comment cet organe social-patriote s’exprime au sujet des élections placées sous le signe de Gvosdiev, dans un article au titre expressif : « En dépit du bon sens… ». Le journal souligne qu’en opposition aux élections moscovites qui furent « un jeu étrange dans le noir », celles de Pétrograd eurent droit à une large campagne d’information : « Les ouvriers eurent toute la possibilité de se familiariser avec ce que sont les Comités de guerre… de nombreux mandatés reçurent de leurs électeurs des recommandations par écrit. À l’assemblée des mandatés triompha le courant qui se prononçait catégoriquement contre la participation aux Comités. » Telle était, poursuit le journal, la volonté des travailleurs pétersbourgeois. On peut démontrer la faillibilité d’une telle décision, on peut critiquer sa portée pratique, mais on ne peut dénier aux travailleurs le droit à « leur propre jugement » ; et qui estime et respecte la solidarité de classe, doit se soumettre aux « commandements de la majorité ». Mais ce fut tout autre chose qui arriva. La minorité obtint de l’administration, non un nouveau référendum — ce qui serait légal —, mais une nouvelle réunion des mandatés. « Des 218 élus, il n’en vint que 153. 5 avaient été arrêtés, 6 ne furent pas recherchés et 1 renonça à son mandat. » Il n’en resta que 99 après le départ des Internationalistes, donc 45 % qui, bien que n’étant pas d’accord sur tout, prirent la résolution de participer aux Comités. « Ainsi, une fraction insignifiante des mandatés a résolu, avec une audace stupéfiante, la question qui agitait et agite encore la classe ouvrière pétersbourgeoise. Ils ont passé outre à la volonté de la majorité de leurs camarades, ils ont bafoué les droits de leurs électeurs et ont détruit les droits élémentaires d’élections démocratiques. »

C’est en ces termes que la victoire des gvosdiévistes est qualifiée par un journal qui appelait le peuple à « lutter de toutes ses forces pour la défense nationale ». Rien d’étonnant à ce que Prisiv ait trouvé l’orientation de Narodnaia Gazetta indéterminée ! En vérité, il défend la défense nationale et se fâche pour une falsification de la volonté des travailleurs ! Le patriotisme… ou on l’avale tout entier ou on le recrache intégralement ! Il est bien naïf ce journal qui demande aux ouvriers de soutenir le tzar et s’indigne de la malhonnêteté politique des ennemis de la révolution ! Quand on décapite, prend-on garde aux cheveux ? Mais quelles que soient les incohérences du journal, son jugement sur la victoire des sociaux-patriotes conserve toute sa vigueur.

Passons maintenant aux élections moscovites. Ici la victoire des « défenseurs » fut écrasante ; un quart seulement des mandatés se refusa à prendre part à l’élection des représentants au Comité de guerre. Il est clair que tout le prolétariat de Moscou se tient derrière Plékhanov, Potriessov et Gvosdiev. Adressons-nous à un journal social-patriotique local. « Les travailleurs, ainsi raconte le journal, ont choisi leurs représentants dans une institution dont ils ne savaient strictement rien. Aucune campagne préélectorale n’a eu lieu… En fin de compte, un nombre extrêmement bas de travailleurs prit part à l’élection des mandatés. Certains de ces derniers reçurent un nombre de voix si misérable qu’on ne peut parler de représentation. » Le journal fournit des exemples : chez Schrader avec 1 105 ouvriers, les mandatés obtinrent 59 voix, chez Giraud et ses 3 268 travailleurs, 198 suffrages, etc., etc. avec une parfaite justesse, le journal conclut : Les masses laborieuses moscovites ne peuvent dire qu’une chose : on m’a marié, mais sans que j’y sois ! » Ainsi nous apparaît la victoire des « défenseurs ».

En comparant les élections de Moscou et de Pétrograd, la conclusion vient d’elle-même : plus le milieu ouvrier est arriéré, moins il sait ce que signifie un Comité de guerre, plus il se comporte passivement envers la vie politique — et plus les sociaux-patriotes ont de chances ! L’exemple donné par Moscou prouve bien que les gvosdiéviens n’ont entraîné que la partie la plus arriérée des travailleurs, exploitant les influences exercées sur celle-ci par la presse bourgeoise et la pression de l’administration.

Il n’est pas difficile de se représenter comment les élections ont marché en province. À Kiev, où les « défenseurs » remportèrent une de leurs plus brillantes « victoires », aux dires de Kievskaia Mysl, « l’assemblée des élus ne donne pas une représentation exacte du vœu des travailleurs : il n’y eut aucune réunion d’information, et la pression administrative se fit sentir activement ». De leur côté, les vainqueurs, tout en reconnaissant que « les conditions méritaient des protestations », ne refusèrent pas le succès que leur donnaient ces conditions. Dans ce sens, l’expérience gvosdiévienne a joué pleinement son rôle : la coopération avec l’appareil administratif devait produire, en province, l’effet le plus démoralisateur. En certains endroits, cependant, il n’y avait pas de quoi se démoraliser : ainsi à Saratov, l’administration « invita » tout simplement deux travailleurs pleins de promesses à présenter les idées de Plékhanov, sans déranger le moins du monde les ouvriers ! … la victoire est montrée ici sous son aspect administratif le plus pur.

Nous avons assemblé assez de données pour oser prétendre ramener le triomphe des sociaux-patriotes à ses justes proportions. Les Internationalistes n’ont aucun motif de se laisser aller au pessimisme, devant les efforts des sociaux-patriotes sous l’œil vigilant de l’appareil gouvernemental.

Dieu ne t’abandonnera pas, le Social-patriotisme ne te dévorera pas.

« Les multitudes des plates vérités nous sont plus chères qu’une tromperie qui nous élève. »

« La destruction et la perte du pays menaçant avant tout les intérêts des travailleurs, et à son salut ceux-ci sont plus intéressés que les autres classes de la société », telle est la déclaration faite dans son appel aux travailleurs, « Aux ouvriers russes », par le groupe ouvrier du Comité central de l’Industrie de guerre, guidé par Gvosdiev. Le groupe ouvrier moscovite, luttant pour son indépendance au sein du Comité, se réfère à l’entrée des travailleurs dans le Comité « pour sauver la patrie de la destruction ». La position politique des groupes ouvriers dans les Comités de guerre possède un caractère social-patriotique nettement déterminé. Dans ces nouvelles manifestations social-patriotiques, il n’y a rien d’inattendu pour celui qui a suivi la lutte se déroulant au sein des masses ouvrières autour de la question de participation aux Comités de guerre.

Si nous jugeons indispensable de reposer la question, ce n’est pas parce qu’elle peut semer le doute chez les personnes qui veulent voir ce qui est, mais parce que les doutes et les malentendus sont créés artificiellement par un groupe littéraire qui édite « Les Nouvelles du Secrétariat pour l’Étranger du comité organisationnel ». Dans le n° 3 de cette publication (menchévik), Naché Slovo se fait sévèrement étriller pour son ignorance des profondes différences qui existèrent et existent encore dans le camp des participants aux Comités de guerre. « Nos camarades unis dans leur décision (de participer aux Comités) ont été guidés par des motifs divers, parfois opposés. » Plus loin, est exposée la classification suivante : « Il n’y a presque pas de nationalistes authentiques du type Plékhanov chez les partisans de la participation. » Lévitsky et Tchérévanine (aile droite) ont défendu la participation « non pas tant par amour de la patrie que pour le bloc politique formé avec l’opposition bourgeoise ; puis, il reste une aile gauche où se tiennent des « Internationalistes bien définis » (type Dann), qui appellent les travailleurs à se grouper sous le slogan « de la lutte internationale pour la paix ».

Le deuxième article, consacré également à cette question (Les Comités de l’industrie de guerre et la tactique social-démocrate »), reproduit un grand nombre de citations et de références pour démontrer que les Internationalistes appellent les ouvriers à la participation pour des raisons qui n’ont rien de commun avec celles des « défenseurs ». Nous n’entendons pas un mot sur la position adoptée par le Comité organisationnel ; mais comme, contrairement au groupe parisien des Menchéviks qui déclarait « mauvaise » la politique de l’O.K., les Izvestia la déclarent salutaire, il nous faut conclure que l’O.K., en synthétisant harmonieusement les quatre tendances du « Bloc d’Août » (nationaliste, opportuniste, organisationnelle et internationaliste) n’adhère pas à la position prise par la défense nationale.

Qu’on ne s’étonne pas alors de l’indignation des Izvestia devant nos efforts haineux pour renverser le bloc d’« Août ». Toutes ces accusations, citations et classifications, ont la carence de représenter une interprétation littéraire de faits politiques. Si la majorité des « Aoûtiens », ou même la moitié, avait participé aux élections sous le drapeau soit « anti-défense nationale », soit sous celui de l’Internationalisme, la répercussion n’aurait pas manqué de se faire sentir dans la composition des groupes ouvriers et de leurs élus ? Les ouvriers des Comités centraux, pétersbourgeois, moscovite, de Kiev, etc. tiennent une position de défense nationale. Dans toutes leurs déclarations et actions, apparaît la « défense nationale ». S’ils veulent utiliser les possibilités organisationnelles, c’est sur la base de la défense nationale. S’ils reconnaissent la nécessité de rétablir les liens internationaux, ce n’est pas autrement que sur la base du principe de l’auto-défense nationale. C’est la position qu’ont prise, dès le début de la campagne électorale, les éléments qui se sont mis à la tête des participants.

« Quand la patrie est en danger — c’est la première déclaration du groupe moscovite au sein du Comité —, c’est le devoir pour les citoyens de la classe ouvrière de la défendre contre l’agression ennemie qui apporte la destruction et, particulièrement, aux travailleurs. » Gvosdiev s’est, au début de la campagne électorale, posé en défenseur actif. Il télégraphia à Moscou, après les élections, pour rappeler le « double problème » du prolétariat : libérer le pays de l’ennemi extérieur et de l’ennemi intérieur. Les élus moscovites de Tchérigorodtsev envoyèrent à Riabouchinsky des propositions de télégrammes pour Lloyd-George et Albert Thomas, contenant des souhaits pour la victoire commune. Gvosdiev envoya un télégramme de condoléances à Guesde (à la mort de Vaillant), télégramme rédigé en termes violemment patriotiques. Toutes ces belles actions se firent au nom des groupes ouvriers des Comités ; on n’entendit pas un mot de protestation. La rédaction des Izvestia ne pouvait ignorer tout cela, car tous les faits cités et tous les documents ont été reproduits par Naché Goloss, dont Gvosdiev est le collaborateur.

La différence entre les points de vue de Dann et de Bibik ne nous a pas échappé ; nous en parlerons demain. Quant à la tactique de Dann : entrer dans les Comités pour y faire de la propagande contre la guerre, nous le savons par le numéro 3 des Izvestia, et nous le confessons, nous n’avions jamais entendu parler d’un tel « courant » dans le bloc « Aoûtien ». Nous ne connaissons pas son ampleur. Mais nous savons, par contre, que ce « courant » est inexistant, car pas un mot n’a été prononcé à son sujet ni par les élus, ni par leurs représentants. De fait, les élections ont été organisées par Gvosdiev. Celui-ci est partout et le bloc d’« Août » est représenté politiquement, aux yeux des ouvriers, par Gvosdiev ! Nous n’avons ni le droit, ni le désir, ni la possibilité de cacher ce fait. Mais les inspirateurs réels du bloc ne sont ni le Secrétariat pour l’Étranger, ni le « courant tactique de Dann », mais bien les membres de la rédaction de la revue Samozachita comprenant Potriessov, Masslov, Dmitriev, Maievsky, Lévitsky, Batoursky, Tchérévanine, Anna Sédova, Gvosdiev, Koubikov, Bibik, etc. Ils déclarent collectivement que l’« idée de l’Internationalisme et l’idée d’auto-défense du pas… présentent cette unité qui définit la ligne de leur politique pratique ». (Avant-propos.) Potriessov, le théoricien du groupe, définit la philosophie politique par le slogan « par le patriotisme — il n’y a pas d’autre voie pour le royaume international de la fraternité et de l’égalité ». Justement Gvosdiev appartient à ce groupe, cet homme qui concilie l’Internationalisme et la Patriotisme en collaborant avec Goutchkov ! Le Comité organisationnel n’est, en fait, que la courroie de transmission entre l’idéologie potriessovienne et la réalité gvosdiévienne.

Voilà réellement l’état des choses.

Le Secrétariat pour l’Empereur a pris comme devise les vers de Pouchkine : « Les multitudes des plates vérités nous sont plus chères qu’une tromperie qui nous élève. » Mais dans cette affaire, nous ne sommes pas pour Pouchkine, mais pour Lassalle qui disait : aussprechen was it (dire ce qui est). C’est le début de toute politique révolutionnaire. Les littérateurs des Izvestia polémiquent avec les sociaux-patriotes avec de l’encre contenant de la pommade, alors qu’ils nous écrivent avec un mélange de bile et de vinaigre. Mais les fourberies les plus hautes périront alors que les faits politiques demeureront.

« Les Industries de Guerre » de la social-démocratie et de ses groupements[modifier le wikicode]

Si l’on veut préciser officieusement et avec optimisme les traits du bloc « d’Août », voici ce qu’il en résulte : la participation de ce bloc aux Comités de guerre est un fait regrettable, car il place le prolétariat sous la dépendance des organisations bourgeoises ; mais objectivement, cette participation ne signifie pas pour la majorité des participants un soutien à la guerre ; simplement, le bloc « d’Août » est entré dans une chambre et s’est retrouvé dans une autre. Évidemment, on peut affirmer, avec juste raison, qu’en politique ne comptent pas les efforts subjectifs — l’enfer en est pavé —, mais les conséquences politiques. Mais cette affirmation est trop générale pour les conclusions qui nous intéressent. Pour justifier sa politique attentiste et passive, le Secrétariat pour l’Étranger est obligé d’idéaliser sa conscience subjective : nous observons ce travail de retouches depuis le début de la guerre. Dans le précédent article, nous avons essayé d’enlever la retouche officieuse du tableau politique du bloc « Aoûtien » et nous espérons que nos lecteurs se sont aperçus de ce qui est : aux élections, le bloc Cadet a mobilisé les ouvriers avec l’aide de l’appareil gouvernemental et sous l’hégémonie des sociaux-patriotes. Gvosdiev et, derrière lui, Potriessov, Lévitsky, etc. sont entrés dans une chambre. Mais leurs conversations « entre nous » ne sont pas suffisantes pour qu’ils en sortent. Tout leur comportement montre qu’il faudra les en expulser. À cet effet, nous devons rassembler des forces, c’est-à-dire mobiliser la force contre eux. Et nous pouvons le faire qu’en rompant totalement avec eux.

Mais comment agir avec les participants non « défenseurs » ? Nous avons démontré que leur existence ne signifie strictement rien : tous les groupes ouvriers ont une position social-patriote. Mais il y a des groupes, littérairement parlant, qui appellent les travailleurs, non pour des questions de « défense nationale », mais pour des problèmes soit politiques, soit organisationnels. En dépit des affirmations des Izvestia, nous n’ignorons pas toutes ces nuances littéraires et idéologiques ; nous le ferions sans peine avec des dizaines de citations tirées des numéros précédents de Naché Slovo. Mais en étudiant ces nuances, nous avons différencié celles qui appartiennent aux Potriessov et autres Gvosdiev, celles qui donnent le ton politique et les autres, celles qui conservent un caractère purement littéraire, mais servent politiquement les premières citées. Et nous estimons que le rapport entre ces nuances est digne d’être remarqué.

À côté du nationalisme déclaré de Plékhanov, qui ne subsiste pratiquement pas dans le bloc « Aoûtien », les Izvestia distinguent encore trois groupements de partisans de la participation.

Primo, le « courant » de Lévitsky et de Tchérévanine. « Il n’est issu pas plus du nationalisme que de l’opportunisme. » Mais qu’est-ce que le social-nationalisme, en général, sinon de l’opportunisme adapté aux conditions de la guerre impérialiste ? Pour autant que l’opportunisme limite les mouvements ouvriers à la lutte pour des réformes, il doit inévitablement chercher le rapprochement avec la bourgeoisie et se mettre sur les rails du Nationalisme et de l’Impérialisme. Sous ce rapport, Lévitsky-Tchérévanine-Maiévsky ne se distinguent pas de Ebert et de Scheidemann, à part sa taille plus modeste. Il ne faut pas oublier qu’en Allemagne, existent des extrémistes de droite, Sudekum et Heilmann, comparables à notre Plékhanov.

Secundo, Les Izvestia constatent qu’une « majorité importante de participants » a adopté une « position plus à gauche » : que ces éléments ne conçoivent pas encore bien l’idéologie des « défenseurs », mais qu’ils se rendent aux Comités pour l’union des classes. Il s’agit des partisans de « l’utilisation organisationnelle » qui tiennent à la forme, en ignorant ou tentant de neutraliser le réel contenu politique. Il est incontestable que le fétichisme organisationnel sans idéologie, représenté par Ejov et Oransky, a joué un grand rôle dans l’orientation politique des sphères dirigeantes du bloc d’« Août ». Ce fait — mais dans de plus majestueuses proportions – n’a-t-il pas été déjà observé chez la Social-démocratie allemande ? Là-bas, il est vrai, il ne s’agissait pas de la « création » — avec la collaboration de Goutchkov — d’une organisation de classe, mais de sa conservation — avec la condescendance de Hindenbourg. Mais cette différence, provenant des dimensions inégales des organisations, ne change en rien l’affaire. Là-bas, ayant uniquement en tête le souci de garantir la caisse, les maisons, les journaux, les institutions, les bureaucrates fétichistes, type Molkenbuhr, ont suivi passivement les sociaux-patriotes. Ici, chez nous, les Ejov et autres « malins » de Naché Goloss appellent les ouvriers à entrer dans les Comités de guerre, en priant en vain les Gvosdiev et les Tchérigorodtsev de ne pas trop mettre leurs faces patriotiques en évidence[7]. Mais la politique a horreur du vide. Les ouvriers entrent dans le Parti et dans les Conseils non pour « l’organisation », mais pour la lutte qui doit résoudre le problème des classes. Les travailleurs entrent dans les Comités de guerre, non pour « l’utilisation », mais pour la défense de la patrie ou pour obtenir des concessions de la part de la bourgeoisie en échange d’un appui. Ceci signifie que les sociaux-patriotes conscients, Scheidemann et Gvosdiev prennent forcément le dessus sur les organisations fétichistes et les doctrinaires de « l’utilisation », tels que Molkenbuhr, Ejov, et les obligent à les servir.

Tertio, le troisième courant est représenté par des « Internationalistes bien définis ». C’est dans cet esprit que s’est exprimé dans Naché Goloss, un personnage très connu et influent dans les cercles menchéviks, le dénommé Dann. Nous savons que dans les milieux Cadets, il n’y a aucun partisan de cette position. Mais un Comité de l’industrie de guerre n’est pas un parlement où l’on juge et (en principe) l’on résout des problèmes de guerre et de paix. « Il faut avoir présent à l’esprit, explique Goutchkov, que les questions politiques sont en dehors de la compétence de l’organisation de guerre. » En quoi peut donc consister la tactique de Dann ? S’il s’agissait uniquement d’entrer dans les Comités pour y lancer des slogans contre la guerre, les fauteurs de guerre et les organisateurs, on n’y trouverait rien à redire, en principe. Mais, après avoir déclaré sa non-participation aux efforts de guerre, il serait absurde de continuer à faire partie du Comité. On ne peut, en même temps, se réclamer du slogan « de la lutte internationale pour la paix » et rester dans une institution qui est occupée uniquement à produire le maximum d’obus : cette politique serait d’un Don-Quichottisme caricatural et s’épuiserait d’elle-même le lendemain.

Mais Dann ne veut participer que pour défendre les intérêts de classe du prolétariat. Donc les représentants des travailleurs rejettent toute responsabilité quant à l’aide apportée aux efforts de guerre et se déclarent pour le slogan « de la lutte internationale pour la paix », mais ils se tiennent sur le terrain de la participation collective et organisée des travailleurs à la défense nationale et, sur ce terrain, défendent les intérêts ouvriers. Ceci ramène pratiquement le Parti dans les cadres définis par Gvosdiev. Il est clair qu’une telle tactique suppose un refus total de la mobilisation révolutionnaire des masses contre la guerre. C’est un Internationalisme formel, verbal, passif et possibiliste. Son activité commence au point où elle cesse d’être… internationaliste. La tactique qui, à première vue, appartenait à Don Quichotte, ne l’est, en réalité, que de Sancho Pança. Mais le pragmatisme de ce dernier est d’autant plus mortel que la conjoncture politique est dramatique. Nombreux sont les ouvriers qui ne peuvent assimiler à la fois cette hostilité irréductible à la guerre et la tactique du « parasitisme ». Celui qui chérit le slogan de la lutte internationale pour la paix n’entre pas dans la communauté des fauteurs de guerre. Celui qui juge indispensable d’entrer dans les Comités de guerre, acquiert l’idéologie du Social-patriotisme. Voilà pourquoi la tactique suprêmement astucieuse de Dann n’a jamais dépassé le cadre d’un journal.

De ce qui précède, nous espérons qu’il est clair que nous n’ignorons rien des nuances que se partagent les politiques du bloc « d’Août ». Mais nous ne nous contentons pas de constater leur existence, nous les analysons. Si cette analyse est vraie — et nous pensons qu’elle l’est —, alors en découlent des conclusions irréfutables. Seuls les sociaux-patriotes conscients, les « gvosdiéviens » ont une signification politique. Le reste des nuances joue un rôle subalterne et de second plan. Le sort de ces nuances dépendra du cours de la lutte entre les Sociaux-patriotes et les Internationalistes. La lutte politique contre Gvosdiev ne ressemble en rien à celle contre Ejov et Dann. Il faut des méthodes et des arguments convaincants — non pour ces derniers, mais pour les masses. Si les masses sont convaincues, elles convaincront Ejov — ou bien elles l’enjamberont. Le langage pour les masses doit être révolutionnaire, non diplomatique et conditionnel. Pour cela il faut arriver à une rupture éclatante avec les sociaux-patriotes devant les masses qu’ils ont démoralisées et trompées.

Les classes et le parti, les masses et les chefs[modifier le wikicode]

Il est incontestable que la diffusion des idées social-patriotiques parmi les masses ouvrières est due à l’offensive victorieuse de l’ennemi, l’année dernière. Les défaites ont jeté le trouble non seulement chez les bureaucrates, mais aussi chez les travailleurs. Elles ont découvert leur influence démoralisatrice et paralysante Le slogan « la défaite de la Russie, c’est le moindre mal », valable dans le sens de la prévision théorique ne l’est pas du tout quand il s’agit du sens propagandiste et, pour ce motif, fut rejeté par tous les groupements internationalistes en Russie. Il est totalement liquidé maintenant : si les défaites brisent la volonté du prolétariat, lui conférant une mentalité, pour ainsi dire « biologique », le Parti révolutionnaire ne doit pas regarder la défaite comme une alliée.

Il serait, néanmoins, absolument faux de croire que les défaites convertissent automatiquement les masses en partisans des Sociaux-patriotes. La défaite — de façon plus frappante que la guerre elle-même — pose aux masses des questions inhabituelles et inéluctables et cause en elles un trouble quant au territoire « national », à la vie culturelle et économique et, enfin, au destin des populations des provinces-frontières. Le Socialisme révolutionnaire n’ignore pas ces questions, mais il rejette les réponses réactionnaires et illusoires ; il dit aux masses : « Vous n’avez pas d’autre moyen de défendre la culture humaine, l’indépendance de votre nation, que la solidarité internationale et que votre combat révolutionnaire contre le militarisme et ses bases capitalistes. »

Pour que le trouble provoqué par les défaites pousse les masses vers le Social-patriotisme, il faut qu’à la réponse fournie par le Socialisme révolutionnaire soit opposée une autre réponse s’appuyant sur la mentalité primitive des couches les plus arriérées et l’étroitesse de leurs vues politiques. La presse bourgeoise s’empresse de donner cette réponse. Elle accomplit une besogne démagogique considérable en liant les sentiments humanitaires des masses aux idéaux sociaux du militarisme national. Mais le prolétariat européen, le russe inclus, n’est pas désarmé devant la société bourgeoise ; entre les masses prolétariennes et les classes bourgeoises, il y a toute l’organisation socialiste, et grâce à celle-ci, le prolétariat apprend à modifier son attitude par rapport à l’idéologie bourgeoise. Quel rôle immense et aussi quelle écrasante responsabilité que celle du Socialisme à une époque comme la nôtre ! C’est de lui que dépend la future orientation des prolétaires : le mouvement ouvrier suivra-t-il le chemin de l’Internationalisme ou se laissera-t-il entraîner sous le drapeau du Social-patriotisme ? …

Il serait faux de penser que les organisations et les syndicats socialistes ont été amenés à la collaboration avec le pouvoir sous la pression directe des masses. Elles ne l’ont fait que sous la pression énorme de la nation bourgeoise, dont les rouages les plus importants étaient en relations avec la bureaucratie des Partis socialistes. Il est incontestable que les masses qui avaient passé par l’école de la discipline n’ont pu trouver une force de résistance suffisante à l’idéologie bourgeoise qui leur était diffusée par les organisations socialistes elles-mêmes. Il reste le fait indiscutable que la crise socialiste a été provoquée par la capitulation des organisations de classes dirigeantes, non devant la passivité des masses, mais devant la pression méthodique de la bourgeoisie et du pouvoir. Les slogans social-patriotes sont apparus non dans celui où les bureaucrates du Parti, les parlementaires socialistes et les diplomates professionnels (industrial diplomacy)[8] sont en contact avec les représentants responsables de la bourgeoisie.

C’est un fait que partout où les organisations dirigeantes ont conservé les positions de l’Internationalisme, elles ont, malgré les hésitations des masses, gardé et même élargi ces positions. Nulle part l’idéologie nationaliste n’a réussi à conquérir les masses contre la volonté des organisations dirigeantes. Pour que le prolétariat tombe prisonnier de l’idéologie militariste, il a fallu sinon, l’intervention, du moins la passivité des sphères socialistes dirigeantes.

Non seulement de la part des Sociaux-patriotes, mais aussi de celle des Internationalistes passifs résolus à l’attentisme, la référence à l’état d’esprit des masses comme à l’instance suprême qui détermine le comportement du parti socialiste, prend un caractère défensif (d’avocat) franchement avoué ou alors en partie dissimulé. Expliquer la crise de l’Internationale par les conditions du mouvement ouvrier et les activités de ses dirigeants, est une chose, mais créer une crise au sein des masses en est une autre. Dans le second cas, nous ignorons purement et simplement le rôle de l’organisation dans le mouvement ouvrier, il ne reste plus qu’à demander : où sont donc tous nos efforts ? Dans le premier cas, en revanche, nous expliquons pourquoi et comment les dirigeants ont reçu une autorité telle que leur orientation, au moment de la crise, entraîna celle des masses.

Tout ce que nous disons ici se rapporte entièrement à la Russie. À première vue, l’on pourrait penser que le rôle de l’organisation russe — parti ou fraction parlementaire — dans le mouvement ouvrier ne peut absolument pas se comparer à celui de l’organisation allemande. Mais, en réalité, il n’en est pas ainsi. Si, aux yeux du prolétaire allemand, son Parti représente une longue et difficile ascension, acquise par la ténacité et la discipline, pour le premier éveil spirituel dans une époque révolutionnaire. Moins le Parti possède un caractère organisationnel de masses, plus son autorité idéologique et politique est concentrée, et plus le sort des États-majors, des chefs et des moyens littéraires se montre élevé dans les moments critiques.

Si, en Allemagne, la politique des « instances » (des Centrales du Parti) a pris une énorme signification pour l’orientation social-impérialiste une importance décisive dans la direction de la politique officielle du prolétariat (voir à ce sujet les articles de Tchitchérine dans notre journal), en Russie, ce qui fut décisif fut le fait (dans la campagne pour les élections aux Comités de guerre) que la littérature influente d’un des deux groupes dominant nos partis historiques adopta — évidemment, non fortuitement — une social-patriotique.

Ce groupe c’est Nacha Zaria, Naché Diélo, Samozachita.

Il est indispensable d’isoler l’état-major social-patriote[modifier le wikicode]

Les Internationalistes passifs qui, pour des motifs divers, ne se décident pas à déclarer la guerre aux Sociaux-patriotes, se réfèrent constamment, pour défendre leur attitude, à la mentalité « défenseur » des masses. « L’opposition bourgeoise…, lisons-nous dans le n° 3 des Izvestia, s’est acquis, de façon inattendue, un nouveau partenaire sous la forme de la majorité des ouvriers évolués qui, sous l’influence de la défaite, se sont décidés à faire cause commune avec le mouvement déjà compromis, mais qui a hissé le drapeau de la « défense nationale… » « Il demeure le fait, lisons-nous dans un autre article, que dans toute la Russie, la majorité s’est prononcée pour la collaboration avec la bourgeoisie impérialiste pour ce qu’on appelle la défense du pays. » Si l’on prend en considération que la « minorité » des prolétaires avancés, se déclarant contre la participation aux Comités de guerre, s’est groupée en dehors du bloc d’« Août », le tableau que nous dépeignent les Izvestia devient encore plus frappant : il en ressort que presque tous les ouvriers, partisans du bloc d’« Août », ont une position « défenseur ». Mais ce tableau, très courageusement pour ces messieurs de Prisiv et de Samozachita, n’est heureusement qu’une caricature de la réalité.

Dans le premier chapitre leur victoire », nous avons montré, sur la base des articles de la presse bourgeoise ; qu’il n’est nullement fondé de parler de majorité et encore moins de travailleurs évolués, partisans des Sociaux-patriotes. Nous avons tiré les conclusions suivantes : plus le milieu des travailleurs est arriéré, plus il se comporte passivement envers la politique, et plus le « Socialisme » de l’industrie de guerre possède de chances.

Nous avons un témoignage précieux dans le n° 18 du journal Naché Goloss de Samara, dans un article de l’ouvrier Séroblouskine, qui se baptise, littéralement parlant, un liquidateur. Il démontre que la masse ouvrière menchévik, contrairement à la position contraire des autorités du Parti, s’est prononcée pour une politique de « boycott » par rapport aux élections. Décrivant avec tristesse la conception antirévolutionnaire des socialistes des Comités de guerre, Séroblouskine écrit plus loin : « Là-bas, à Piter (Pétrograd), le slogan est : “Pas de coalition, mais changement total !” » Les masses donnent à l’unification ouvrière son contenu révolutionnaire, et c’est seulement sur la base de ce slogan, qu’on peut entrer en contact avec elles.

De ce point de vue caractéristique, comme des autres données de la question, il est clair que les rapports réels entre la masse des travailleurs avancés et les dirigeants du bloc d’« Août », sont autres que ceux dont nous parlent les Izvestia.

Il est évident que l’avance des armées allemandes devait jeter le trouble dans les rangs des prolétaires. Le slogan (sauver sa peau !) ne pouvait profiter qu’à la propagande antirévolutionnaire. Mais il est incontestable que si le nationalisme bourgeois avait rencontré chez les chefs socialistes une phalange d’Internationalistes, il aurait, en lançant ses appels aux masses, essuyé une rude défaite. Pour que le bloc « impérialo-progressif » ait pu avoir la possibilité d’entraîner derrière son char des groupes importants de travailleurs, il fallut qu’il trouvât des complices parmi les dirigeants des mouvements ouvriers, dirigeants que les travailleurs considéraient comme dignes de confiance. Si la panique chez les travailleurs (mais nous n’avons aucun motif d’exagérer les effets de cet état d’esprit), si toute la propagande bourgeoise, la pression de l’appareil gouvernemental et jusqu’à l’appui caricatural de Plékhanov amenèrent une bonne partie des ouvriers à se réfugier sous le drapeau de la « défense nationale », tout ceci est dû à la propagande et au travail de l’État-major social-patriote dont l’inspirateur est le groupe Samozachita.

Cet État-major n’est pas la « victime » d’une pression venue d’en bas du Social-patriotisme : il était et reste un instrument de la pression bourgeoise et impérialiste d’en haut. En exploitant l’autorité de la Social-démocratie sur les masses et les liens traditionnels de certains cercles ouvriers avec les Menchéviks, en exploitant le désarroi et l’inculture de larges couches de travailleurs, le groupe Samozachita joue un rôle actif et même initiateur dans l’effort accompli par le Social-patriotisme pour amener les masses les masses sous l’obédience de la « défense nationale ».

Nous disons donc : le problème des révolutionnaires-internationalistes dans le bloc d’« Août » consiste à se fier non aux gvosdiéviens, mais aux masses qui veulent « le changement total », à des personnes comme Séroblouskine et à ceux dont il parle. Ce problème ne peut être résolu qu’en attaquant résolument les gvosdiéviens. On ne peut pas commencer cette lutte au nom de l’O.K. qui réunit les partisans de Potriessov et ceux de Martov, les Gvosdiéviens et les Zimmerwaldiens. Aux yeux des masses, soutenir cette institution, c’est soutenir ce groupe gvosdiévien qui accomplit son travail de dissolution avec l’autorité conférée par la Social-démocratie. Si Tchkhéidzé dans son discours se déclara pour Zimmerwald — ce dont il faut le féliciter —, il n’(en a pas moins tenu un ton à double sens, en laissant entendre qu’il était difficile de rester politiquement en accord avec Zimmerwald tout en s’efforçant de garder un terrain commun avec les Gvosdiéviens.

Celui qui voit le foyer du Social-patriotisme dans les rangs de la « majorité des travailleurs évolués », celui qui fonde des espoirs sur la conversion de Potriessov et de Bibik, celui-là ne comprendra jamais quelle signification peut prendre la ferme résolution d’isoler l’État-major social-patriote. Mais celui qui veut libérer les masses de l’empire des Potriessov et des Gvosdiev, ne peut commencer sa besogne correspondant aux problèmes de l’époque, sans rompre ouvertement avec les démoralisateurs sociaux-patriotes.

(Naché Slovo, 10 février-15 mars 1916).

La logique d’une mauvaise position[modifier le wikicode]

(Réponse à L. Martov)

Martov commence son article en accusant de déloyauté la rédaction de Naché Slovo. Auparavant déjà, il s’agissait du « mauvais emploi » que nous faisions des articles de Martov. Avec l’aide de Berr (un homme qui pense comme Martov), nous avions expliqué que le « mauvais emploi » venait de la censure qui, pendant des mois, retenait des lettres venant de Suisse et qui, durant trois semaines, a retenu l’article de Martov imprimé maintenant. Il semblait que ces faits auraient dû inciter Martov à quelque prudence. Mais comme l’affaire touche la rédaction, dont Martov est l’un des membres, il juge qu’observer de la réserve dans ses accusations serait superflu. Donc, il pense que nous « savons ce que nous faisons » quand nous mettons dans le même sac les Sociaux-patriotes et les Menchéviks et que nous cachons systématiquement aux lecteurs la position caractéristique du groupe unifié de Pétrograd. Nous avons déjà exprimé nos conceptions dans les articles « Les ténèbres » et « Dans les groupements » (nos 53, 54), et le nouveau travail de Martov ne provoque nullement la nécessité de réviser nos jugements. Mais il reste à nous occuper de la plus directe des accusations : de nous être tus sur la position occupée par les Unifiés. Nous faisons savoir aux lecteurs que nous en avons souvent parlé pendant notre première année de parution, mais que, par la suite, quand on fit tout ce « bruit » autour des Comités de guerre, les unifiés disparurent de nos colonnes. Un journal international russe peut-il s’occuper de Scheidemann, Vandervelde et Renaudel et ne faire aucune publicité au fait que, grâce aux bons offices de l’O.K., 200 000 travailleurs russes aient été enrôlés sous les drapeaux de la « Défense nationale » ? Nous nous sommes comportés vis-à-vis du Socialisme russe comme vis-à-vis des Socialismes belge et allemand, et nous avons sonné le tocsin quand nous avons été témoins que « la Défense » faisait tache d’huile dans le bloc d’« Août ». Nous continuerons à soutenir que le Socialisme russe n’a le droit d’élever la voix au sein de l’Internationale que dans la mesure (suivant l’expression de Rothstein) où « il balaie soigneusement de sa propre porte ».

Mais que se passe-t-il réellement avec les unifiés ? D’abord il est faux que nous ayons souvent parlé d’eux ! Nous l’avons fait chaque fois que nous avions des nouvelles à leur sujet, et cela arrivait rarement. Ensuite il est également faux que nous les ayons ignorés à l’occasion de la campagne pour les élections aux Comités de guerre. Quand Martov écrit que « même le diligent Boretsky (Ouritsky) ne fit aucun effort pour se procurer des informations sur les Unifiés », il ne faut pas le prendre au sérieux, car il ne dit pas toujours « ce qui est ». À ce sujet Boretsky nous écrivit ; par deux fois, dans le n° 7, il communiqua que « d’après certaines informations », « les unifiés mènent une campagne insuffisamment indépendante et énergique », et « qu’ils vont trop loin dans leur collaboration avec l’O.K. » (n° 47). Boretsky nous fit savoir que, d’après Plékhanov, les unifiés ont « approximativement » la même position que la partie du bloc « Aoûtien » solidaire de Martov. Ces deux communiqués montrent jusqu’à quel point notre rédaction et Boretsky sont loin de l’explication tendancieuse sur l’activité des « Unifiés » ! Elles montrent aussi combien Martov est loin de « ce qui est, est ».

Plus loin maintenant… D’après Martov, nous avons tu des nouvelles sur les Unifiés contenues dans le n° 50 de Sozial-demokrat. Non, nous ne l’avons pas fait. Nous y avons consacré tout un article de fond dans le n° 68. Mieux encore… L’auteur de l’article « Ce qui est, est » — ce titre sonne ironiquement ! — écrit que nous avons passé sous silence l’article 50 pour ne pas avoir à fournir des explications sur la position des Unifiés et dire au lecteur que Gvosdiev en était membre. Ce n’est pas vari : nous avons parlé de Gvosdiev, mais non comme le disait Martov, mais bien comme en parlait Sozial-démokrat : que Gvosdiev, collaborateur actuel de Samozachita et du journal de Samara Naché Goloss fut un membre des « Unifiés ». Pourquoi avons-nous donné cette information le 21 mars seulement et non avant ? Martov affirme que nous avons eu le numéro en mains bien avant le 6 mars. Si Martov est si catégorique, c’est que, contrairement au titre de son article, il ne sait pas que « ce qui est, est ». Nous reçûmes le premier exemplaire après le 6 mars. Nous avions d’autant moins de raisons de taire le contenu de cet article que la position du Groupe unifié y paraît plus à son avantage que dans les communiqués de Borestsky.

Nous pourrions en rester là. Mais nous sommes convaincus qu’en ce cas Martov ne manquera pas de nous adresser encore quelque rectificatif : vous affirmez, nous écrirait-il, que vous n’avez pas reçu le n° 50 avant le 22 mars et pourtant, dans le numéro du 1er mars, une déclaration des mandatés pétersbourgeois se réfère au n° 50 ? Hâtons-nous d’éviter à Martov une … erreur. La « déclaration » des mandatés nous fut retranscrite par Boukvoied (Riazanov), et c’est grâce à lui que nous pûmes publier le document avec trois semaines d’avance.

Nous voyons que tous les faits et dates sont contre Martov. Ceci ne se serait pas produit s’il avait entamé contre nous une polémique de principe au lieu de chercher la petite bête. C’est pourquoi nous devons lui donner un conseil : avant de lancer de nouvelles accusations sur la base de combinaisons compliquées et tortueuses, il vaut mieux qu’il s’explique par une lettre directe ; ceci lui évitera de nouvelles… erreurs et mieux encore évitera aux colonnes du journal une polémique dont le moins qu’on puisse en dire est qu’elle est infructueuse.

Il nous reste encore à faire deux ou trois remarques sur ce que Martov raconte au sujet de l’affaire.

La déclaration, dont Martov fait si grand cas, nous l’avions déjà trouvée dans Berner Tagwatcht. Elle confirme nos dires sur la position de Dann : politiquement elle n’a aucune chance de se concrétiser et la participation aux Comités de guerre ne peut se faire que sous le signe du Social-patriotisme. Comme nous communique Martov, les « moscals » (Moscovites) sont pour la « défense », alors que les « piters » (Pétersbourgeois) tiennent pour le « Salut » ! Nous n’allons pas à cause de cette étonnante « analyse » nous en référer au télégramme des gvosdiéviens aux moscovites, pas plus qu’à celui des pétersbourgeois à Guesde. Prenons la déclaration du député Tchkhenkely devant la Douma : « Dans le même temps que nos camarades belges et français ont la libre participation à la défense de leur pays, la classe ouvrière russe est empêchée par le pouvoir de réaliser son auto-défense. La réaction préfère voir la nation en proie au désastre, la vendre et la livrer que de concéder au peuple l’auto-défense. »

Il en ressort que les subtilités philosophiques entre « Défense » et « Salut » ne sont pas suffisantes pour changer les couleurs des Gvosdiéviens en celles des Internationalistes. Pour Martov, Gvosdiev est tout prêt à prendre la formule à double sens du « salut », mais quand il lui faut passer à l’action, sous les yeux de ses partenaires capitalistes, il se manifeste comme un partisan de la « Défense ». Et Martov qui serait tout disposé à « balancer » Gvosdiev, se voit obligé par la logique de sa position, de le blanchir politiquement… Nous pensons qu’une position, qui possède une si mauvaise logique, est digne d’être appelée une mauvaise position.

(Naché Slovo, 9 avril 1916).

La fraction social-démocrate de la douma[modifier le wikicode]

Politique révolutionnaire et politique passivement attentiste

Nous avons souvent évoqué le manque de précision de la position adoptée par la fraction parlementaire guidée par Tchkhéidzé, et nous jugeons inadmissible de fermer les yeux sur ce que la prolongation de cette indécision — devant l’accroissement des « éléments sociaux-patriotes d’une part et des Internationalistes, de l’autre — puisse conduire la fraction à une position sans issue.

Liebknecht nous donne l’exemple de la tactique agressive et inlassable d’un parlementaire au milieu d’un Parlement impérialiste. Il serait maladroit de baptiser cette agressivité : « tempérament » ; elle découle de la particularité de sa position et des problèmes politiques. Toutes les attaques de Liebknecht proviennent de ses efforts pour opposer le prolétariat à la guerre et à ses responsables. Il juge indispensable de préparer « l’intervention révolutionnaire du prolétariat » (voir des déclarations aux camarades syndiqués, Naché Slovo, n° 55). Il pense que la guerre ne peut être stoppée dans un avenir proche que par l’intervention du prolétariat, il édifie toute sa politique sur la conviction que la « période des grandes conquêtes du prolétariat » approche. Il ne cherche aucun langage commun avec la majorité impérialiste ; au contraire, même dans les questions secondaires, il choisit des formules telles qu’elles ne peuvent que lui susciter l’hostilité des bourgeois et des sociaux-patriotes, mais qui éveillent dans les masses le sentiment de l’incompatibilité mortelle entre le Socialisme et l’Impérialisme. Trouver en soi la force de conduire une politique semblable dans l’atmosphère ennemie d’un Parlement contemporain n’est possible qu’à celui qui s’efforce d’être la voix de « l’intervention socialiste du prolétariat ». Tout en saluant le passage du groupe de Haase à l’opposition ouverte, Liebknecht, frappé par les défauts de nombreux membres de ce groupe, s’exprime ainsi : « Ils n’ont pas de désir et le courage de ce groupe, s’exprime ainsi : « Ils n’ont pas de désir et le courage de donner au prolétariat un slogan révolutionnaire. »

Nos députés n’ont pas cette tactique révolutionnaire et agressive. Ils ne veulent pas se laisser prendre par leurs interventions énergiques contre le Pouvoir dans les problèmes de politique intérieure. Le problème suprême de la vie des masses populaires, comme celui de notre époque, est la guerre. Aussi l’énergie de nos parlementaires faiblit à mesure qu’ils s’approchent de ce problème.

Les Sociaux-patriotes révolutionnaires — beaucoup d’entre eux se baptisent ainsi — pensent qu’en acceptant la guerre, ils contribueront au développement de la « révolution nationale » en critiquant la conduite gouvernementale de la guerre. Cette estimation est compréhensible du point de vue de la logique, mais elle oblige à chercher un langage commun avec le bloc progressiste et ramène la critique « révolutionnaire » à des considérations de politique intérieure et de technique militaire. Donc cette estimation, logique intérieurement, est en politique la plus regrettable des utopies. Milioukov a donné libre cours à son réalisme et à son impudence politique pour expliquer que tout calcul du patriotisme sur la révolution était désespéré.

Mais notre fraction parlementaire ne se livre pas, et c’est tout à son honneur, à de tels calculs. C’est là le côté négatif de sa position. Mais ce n’est pas encore assez. Deux possibilités s’offrent : ou bien la mobilisation révolutionnaire du prolétariat contre la guerre (cela signifie a rupture d’avec le bloc progressiste), ou bien la politique attentiste. L’activité de nos parlementaires s’exerce entre ces deux courants, avec une préférence pour l’Internationalisme passif. La perspective de l’a mobilisation révolutionnaire du prolétariat contre « l’entreprise nationale » (la guerre), c’est-à-dire contre la dynastie, la noblesse et la bourgeoisie impérialiste, épouvante nos gens par son caractère « sans issue ». Opposer révolutionnairement le prolétariat non seulement à la réaction, mais au bloc impérialiste ne peut se faire que si l’on a la claire vision que la guerre est, pour toute l’Europe, « la période des conquêtes du prolétariat » et que l’offensive politique du prolétariat russe n’est que l’une de ces conquêtes et que le sort de la politique anti-impérialiste combattante en Russie ne dépend en dernier ressort que de l’issue de la lutte révolutionnaire dans toute l’Europe. Nos députés n’ont pas une conception bien nette de l’Internationalisme révolutionnaire. Même s’ils repoussent les conceptions national-patriotiques, ils sont trop souvent désarmés devant elles. Tel est le motif fondamental des incohérences de notre fraction parlementaire et le caractère attentiste de son Internationalisme.

Mais, à côté, il y a encore un motif plus direct et, partant, plus dangereux : les liens entre la fraction et les dirigeants sociaux-patriotes. Pour que nos députés puissent librement, de la tribune parlementaire, adjurer les ouvriers de ne pas se laisser lier les mains par la politique des « défenseurs », il faut qu’eux-mêmes aient les mains libres de tout lien avec ces mêmes défenseurs, qu’ils s’appellent Potriessov ou Tchkhenkely.

(Naché Slovo, 20 avril 1916).

Sans pivot[modifier le wikicode]

À tous les camarades menchéviks internationalistes qui suivent, avec des sentiments mélangés, la polémique engagée entre le Secrétariat pour l’Étranger de l’O.K. et Naché Slovo, nous ne pouvons que conseiller de relire avec attention le n° 4 des Izvestia. Nous les prions de passer rapidement sur les accusations de « mauvaise foi » qui sont, par ailleurs, tout-à-fait déplacées et sans fondement. Mais nous insistons pour que les camarades vérifient tranquillement — avec le journal en main — le degré de justesse de tout ce que Naché Slovo écrivit de la situation dans la fraction menchéviste en particulier et dans notre parti en général.

La question des relations entre les cercles « à la tête » et la base, dans le bloc d’« Août », au sujet de la politique des Sociaux-patriotes, a toujours été le prétexte de contradictions violentes entre nous et le Secrétariat. Les Izvestia ont émis l’opinion que le Social-patriotisme est venu d’en bas (de la base), de la majorité des éléments prolétariens qui, sous l’impression des défaites, se sont groupés sous les drapeaux de la défense nationale. Quant aux dirigeants, la majorité d’entre eux (à en croire les Izvestia) ont été appelés dans le Comité pour des motifs qui n’ont rien à voir avec la politique de « défense ». Telle aussi était la conception du Secrétariat. Nous prîmes la position contraire. Les lecteurs comprennent toute l’importance de la contradiction. Exiger une complète rupture d’avec les Sociaux-patriotes ne se justifie que si la « politique de défense » est exercée par les dirigeants, c’est-à-dire par la bourgeoisie impérialiste par l’intermédiaire des États-majors sociaux-patriotiques.

Vérifions maintenant à l’aide du dernier numéro des Izvestia. Voici ce que nous lisons dans une lettre en provenance de Pétersbourg : « La division en deux courants bien distincts se fait du haut en bas. Peu restent indécis ou hésitants. De ces derniers, il n’y en a aucun chez les ouvriers conscients et organisés. Et le fossé entre les Internationalistes et les Nationalistes, c’est-à-dire, suivant notre langage, entre les « Défenseurs » et les « Anti-défenseurs » s’élargit sans cesse. Malheureusement il n’en va pas ainsi dans les collèges. La majorité n’adhère officiellement à aucune tendance. Parmi eux, il y a des représentants des deux courants. De la part des menchéviks, aucune opinion générale. De la part des Menchéviks, aucune opinion générale. L’organisation pétersbourgeoise, depuis longtemps et vainement, demande à O.K. qu’elle donne des explications à ce sujet, mais elle s’y refuse obstinément en prétextant qu’il y a des questions plus importantes à régler. Je pense que c’est par peur de la scission ; mais je pense aussi que les « Défenseurs » sentent venir la déroute si la question se pose formellement à tout le pays. »

Vérifions maintenant à l’aide du dernier numéro des Izvestia. Voici ce que nous lisons dans une lettre en provenance de Pétersbourg : « La division en deux courants bien distincts se fait du haut en bas. Peu restent indécis ou hésitants. De ces derniers, il n’y en a aucun chez les ouvriers conscients et organisés. Et le fossé entre les Internationalistes et les nationalistes, c’est-à-dire, suivant notre langage, entre les « Défenseurs » et les « Anti-défenseurs » s’élargit sans cesse. Malheureusement il n’en va pas ainsi dans les collèges. La majorité n’adhère officiellement à aucune tendance. Parmi eux, il y a des représentants des deux courants. De la part des menchéviks, aucune opinion générale. L’organisation pétersbourgeoise, depuis longtemps et vainement, demande à O.K. qu’elle donne des explications à ce sujet, mais elle s’y refuse obstinément en prétextant qu’il y a des questions plus importantes à régler. Je pense que c’est par peur de la scission ; mais je pense aussi que les « Défenseurs » sentent venir la déroute si la question se pose formellement à tout le pays. »

Si l’on envisage toute la Russie, je ne crains pas de me tromper en affirmant que « la Défense » domine chez les littérateurs, l’Intelligentsia en général. Il en est de même, malheureusement, chez les ouvriers les plus évolués, les spécialistes, les ouvriers qualifiés et par conséquent bien payés. Mais dans les mases menchéviks, la « Défense » est absente, et même, elle est considérée avec haine.

Lisez attentivement ces lignes instructives au suprême degré, comme d’ailleurs toute la lettre, et dites-nous : n’est-ce pas là une négation parfaite de ce que prétend le Secrétariat pour l’Étranger et n’est-ce pas une confirmation totale de ce que nous affirmons ? Et quand la rédaction des Izvestia qui nous accable d’un flot d’épigrammes, ajoute : « Le rapport de notre correspondant confirme exactement ce que nous écrivions dans n° 3 sur la situation réelle en Russie », cette affirmation nous désarme par sa soudaineté ! Quel degré de désarroi politique pour prendre au sérieux une telle affirmation !

Tout le n° 3 des Izvestia est consacré à démontrer combien il est dangereux de « forcer » la limite entre les cercles dirigeants chez les « Défenseurs » et la mentalité désorganisée des éléments de base. Polémiquant avec le groupe parisien menchévik qui tentait de s’élever au-dessus du niveau de passivité habituel, les Izvestia répondaient ainsi : « Pour une majorité écrasante des travailleurs de notre Parti, le fond de nos querelles avec les sociaux-patriotes, qu’ils soient russes et occidentaux, commence seulement à se faire jour. » En contradiction avec cette tentative de dissimuler la banqueroute des dirigeants du bloc par la désorganisation de la base, la lettre de Pétersbourg communique que : « des indécis ou des éléments indéterminés chez les travailleurs conscients, il n’y en a, pour ainsi dire, pas ! »

L’affaire est tout autre en ce qui concerne les collègues dirigeants. La rédaction des Izvestia a protégé pendant 2 mois l’O.K. contre nous et contre le groupe parisien, en montrant que sa position internationale « s’exprimait de manière suffisamment déterminée ». Pour contrebalancer ces dires, la lettre de Pétersbourg affirme que l’O.K. n’occupe officiellement aucune position, qu’elle se refuse obstinément à éclairer la position menchévik. Autrement dit, la base peut bien frapper à la porte tant qu’elle le veut, car ce sont des « Défenseurs » qui siègent à l’O.K.

Vous voyez de nouveau que l’information fournie par notre correspondant confirme ce que nous avions écrit sur la situation réelle en Russie. Mot pour mot ! Avec quelle condescendance et quelle indignation, le n° 3 des Izvestia rejette la demande de Naché Slovo : « Rompre avec nos militants ! » Prenez-le en main ce n° 3 et lisez-le bien : des références à l’inculture des travailleurs, des espoirs en la grande force d’un processus historique et même des épigrammes imprudentes sur « une légèreté digne d’un feuilleton » de ceux qui exigent la rupture d’avec l’État-major social-patriote.

Que dit à ce sujet la Lettre de Pétersbourg ? « Nous insistons pour obtenir une position clairement définie du Menchévisme. Et si l’O.K. ne veut pas s’y résoudre, nous prendrons nous-mêmes l’affaire en main. Personnellement la scission me semble inévitable : probablement, les « Défenseurs » ne se soumettront pas. »

Nous ne voulons pas dire que les camarades Menchéviks, dont parle l’auteur de la « Lettre », défendent une position nettement internationaliste. Mais il est clair néanmoins qu’ils s’efforcent de gagner la voie de l’Internationalisme. Et pour cela, ils s’appuient sur l’État-major social-patriote qui commande dans l’O.K. et qui est responsable de l’obstruction opposée à tous les efforts des menchéviks de gauche. « Personnellement la scission me semble inévitable », nous dit l’auteur de la « Lettre » visiblement contaminé après vingt mois de guerre par « une légèreté digne d’un feuilleton ».

Maintenant, il est clair que « l’information fournie par notre correspondant confirme tout ce que nous avions écrit dans notre n° 3 ». Tout à fait vrai ; là où « nous » avons écrit oui, le correspondant a marqué non, là où nous avions dit plus, il a écrit moins, où nous avons du noir, chez lui cela devient blanc. Mais à part ces légers détails, ce n’est que parfaite coïncidence ! … L’ironie elle-même est désarmée devant ce désarroi jamais encore vu, jamais encore entendu !

(Naché Slovo, 4 mai 1916).

La guerre qui est devenue une composante « organique »[modifier le wikicode]

de l’Europe, est entrée à nouveau dans une période de soubresauts. Les armées alliées font des efforts désespérés pour briser le cercle enchanté — enchanté pour les deux camps belligérants. Cette fois-ci, l’initiative a été dévolue à la Russie, soit que les alliés aient voulu se rendre compte de la capacité combattive de l’armée russe avant de commencer, soit que la simultanéité des offensives n’ait pas été possible à réaliser. Nous ne sommes pas à même de juger si, d’après les résultats des récentes opérations militaires, les États-majors alliés ont estimé les troupes russes capables d’une offensive méthodique et décisive. Il est incontestable, cependant, que jamais la presse française ne s’est montrée si réservée, en dépit des symptômes favorables. À part quelques feuilles de chou qui ressortent le cliché déjà trop usé du « fameux rouleau compresseur », le reste de la presse a eu, après deux ans de guerre, le temps de comprendre que la guerre est devenue une question de matériel, que l’offensive est une débauche insensée de matériel et que toute offensive de grand style ne peut être menée à bien que si le pays lui garantit un apport constant de ce matériel. Après les alternatives de succès et de défaites, il est établi que les productions de guerre sont arrivées au même niveau. Les fauteurs subjectifs tels que le choix des généraux, la mentalité du combattant, la coordination des efforts, ont une grande signification, mais ne peuvent produire de miracles. Voici pourquoi nous n’attendions pas et nous n’attendrons pas de miracles.

Nos lecteurs — aussi bien nos amis que nos adversaires de bonne foi — savent que nous n’avons jamais fait dépendre le sort du Socialisme de l’issue des combats. Les Sociaux-patriotes nous accusent de deux péchés. Primo : nous ignorons les causes directes de la guerre, les bornant à la rivalité impérialiste des grandes puissances ; ensuite : nous ignorons également l’influence possible que peut prendre la victoire de l’un ou de l’autre camp sur le développement de la Démocratie et du Socialisme. Nous acceptons ces deux chefs d’accusation ; c’est justement pour eux qu’a commencé notre lutte contre les Sociaux-patriotes.

C’est pourquoi la position adoptée par Prisiv nous semble inattendue ; le front autrichien est percé, écrit ce journal unique en son genre, et par conséquent le front zimmerwaldien est percé ! Par quels moyens ? Nous sommes capables d’évaluer plus ou moins justement le rapport des forces et les considérations stratégiques. Mais on nous accuse — et avec raison — de baser notre politique sur les rapports entre l’Impérialisme et la Révolution prolétarienne. De quelle façon, donc, l’avance des armées russes de quelques kilomètres détruit les principes et les méthodes de Zimmerwald ? Et si Verdun tombait, ne serait-ce pas, si l’on suit la logique de Prisiv la confirmation des conceptions de Kienthal ?

Il est évident que nous nous trouvons devant une pure absurdité. Cependant on peut discerner une espèce de logique chez les gens de Prisiv. Ils ont donné ce qu’ils considéraient autrefois comme les idéaux et les problèmes du Socialisme au Grand-Etat-Major. Dans les moindres succès du Grand Quartier Général, ils voient une réponse aux arguments théoriques et aux conclusions politiques qui dépassent la mesure de leurs cerveaux ? Mais si tout leur bagage intellectuel est placé sur la croupe d’un cheval cosaque, il ne s’ensuit pas que la politique de Zimmerwald puisse être renversée par un argument sous forme de coup de sabot.

(Naché Slovo, 29 juin 1916).

Divergence fondamentale[modifier le wikicode]

Les bases politiques de « l’Internationalisme » de l’industrie de guerre[modifier le wikicode]

Dans le n° 5 des Izvestia — publication à laquelle appartiennent Axelrod, Martov, Martinov, etc…, l’on trouve deux déclarations des Menchéviks moscovites et pétersbourgeois sur la guerre. La première est signée par le groupe d’Initiative Moscovite et le groupe K.D. ; la seconde, seulement par le Groupe d’Initiative. L’ampleur des documents, comme il arrive souvent, s’accompagne d’un vague extraordinaire. Les auteurs se déclarent partisans de Zimmerwald et s’efforcent de formuler une position internationaliste. Mais les traits caractéristiques de cette dernière sont presque insaisissables, tandis que, par ses conclusions pratiques, elle s’appuie sur les Comités de l’industrie de guerre.

« Dans le conflit mondial, écrivent les auteurs des documents précités, notre compréhension des problèmes doit nous différencier de celle de la bourgeoisie, même de la bourgeoisie démocratique [!…]. Nous ne devons pas seulement nous préoccuper du sort de la patrie, mais saisir les contradictions fondamentales du moment, nous rendre compte du danger contre lequel il faut se défendre, non seulement d’un point de vue national purement égoïste, mais du point de vue de toute l’Internationale. » Cette citation est caractéristique de l’esprit du document qui exprime des idées simples en termes compliqués, adaptés à la mentalité de « Défenseurs » que ce document révèle. Se déclarant en principe contre les laborieuses, mais aux Sociaux-patriotes. C’est tout naturellement qu’ils le trouvent sans peine.

Nous avons déjà dit que les deux groupes menchéviks adhérant à Zimmerwald défendent tactiquement — et avec quelle flamme ! — la nécessité de participer aux Comités de guerre : il faut entendre par là que ce n’est pas pour s’occuper de la « Défense », mais pour « faire avancer les problèmes », « pour ressembler les forces » etc. Ainsi l’accord avec les sociaux-patriotes paraît être, de prime abord, purement tactique. Mais les uns sont pour la « Défense », et les autres, pour la lutte internationale. Martov et d’autres Menchéviks ont souvent accusé Naché Slovo de refuser de voir la contradiction entre les raisons qui poussent d’une part Potriessov et de l’autre Dann à entrer dans les Comités de guerre. Nous avons répondu par la question : comment se fait-il que nos « Internationalistes », en pleine contradiction politique avec les Sociaux-patriotes, peuvent coexister sous la férule de Gvosdiev ? On nous a répondu par des références à des problèmes non-expliqués, à des malentendus, et on a proposé de suspendre la lutte contre les Gvosdiéviens tant que ne seraient pas arrivés, de la part du Secrétariat pour l’Étranger, des messages explicatifs et pleins d’exhortations. Mais même après réception de ces messages, les Internationalistes ne se sont pas rendus. Au contraire, le défunt Naché Goloss de Samara et les documents que nous venons de citer, défendent « l’anarcho-syndicalisme » tournant le dos à la politique de l’industriel de guerre et s’efforçant en bonne conscience de montrer que des motifs de principe parfaitement suffisants militent en faveur d’une collaboration avec Gvosdiev. Dans l’explication de ces motifs, se trouve, à notre avis, la principale signification des deux documents.

« La guerre a largement contribué au processus d’organisation des forces générales politiques en Russie. L’opposition bourgeoise, dont le principal défaut consiste dans son indifférence envers les questions d’organisation fondamentales de la société russe et envers les tentatives du prolétariat de les résoudre, cette opposition s’est engagée sur la voie du rassemblement des forces collectives. Il est de l’intérêt du prolétariat de soutenir le travail politiquement organisateur de l’opposition et d’y verser la force de travail d’une large démocratie. Le prolétariat doit baser sa tactique sur le principe de coordination des activités politiques. Il doit diriger ses premiers coups, non sur les adversaires d’une future Russie pleinement démocratisée, mais sur les partisans de la dictature actuelle de la noblesse et de la bureaucratie. »

On retrouve la « tactique de base » dans le second document. « Nous devons, dans notre lutte contre le pouvoir, rechercher des contacts avec l’opposition bourgeoise. » Et plus loin : « la bourgeoisie ne peut renverser le pouvoir sans le prolétariat, pas plus que celui-ci ne peut le faire sans la bourgeoisie ».

Ici nous touchons au nœud même du problème, à la différence des explications embrouillées dont les Izvestia se servent pour définir leur position.

Les Internationalistes dans l’industrie de guerre ne veulent pas assumer la responsabilité de la « Défense ». Ils insistent sur l’impérieuse nécessité de combattre le Tsarisme sans se soucier des conséquences directes de la guerre. Mais ils estiment que le prolétariat ne peut lutter qu’avec la coopération de l’opposition bourgeoise. Pour cette raison, ils demandent que les prolétaires entrent dans les institutions de la « défense libéralo-bourgeoise ».

Cette position fausse, de bout en bout, lie de la façon la plus étroite les Internationalistes aux Sociaux-patriotes et nous explique pourquoi les premiers, sous le drapeau gvosdiévien, sont hostiles aux Internationalistes révolutionnaires.

Si nous allons au-devant d’une révolution où la bourgeoisie, de concert avec le prolétariat, combattra le pouvoir, il nous faudra, évidemment, nous efforcer de parvenir à la coordination des actions politiques. Et comme l’activité politique de la bourgeoisie d’opposition se déroule sur le terrain de la « Défense nationale » (Impérialisme), il nous faudra, pour ne pas rompre avec la bourgeoisie, nous placer sur le même terrain, tout en « déclinant » tout responsabilité des actions du militarisme. Se trouver sur un terrain commun avec la bourgeoisie revient à subordonner le mouvement révolutionnaire au mouvement oppositionnel de la bourgeoisie libérale. Le prolétariat, à ce qu’il semble, ne peut renverser le pouvoir « sans la bourgeoisie ». Cela signifie que le prolétariat est destiné à la défaite, s’il se retourne contre la bourgeoisie. Bien que les internationalistes reconnaissent (dans les déclarations !) l’indépendance du mouvement ouvrier, ils la soumettent à une petite restriction — sous la forme de la coordination — et la placent sous la coupe de la politique du libéralisme. Comme celle-ci place son opposition sous la dépendance de la politique étrangère, « le principe de la coordination des actions politiques » conduit à ce que les Comités de l’industrie de guerre deviennent de simples rouages dociles où l’énergie révolutionnaire du prolétariat sera limitée, puis neutralisée dans l’attente d’une coopération révolutionnaire de la bourgeoisie. Et ceci est indépendant du fait : qui siégera dans les Comités ? Gvosdiéniens ou partisans de Dann ? La politique du prolétariat — par l’intermédiaire de la coordination des actions politiques — dépendra de la politique de l’Impérialisme, avec cette différence d’avec les Sociaux-patriotes, qu’elle sera masquée par des kilomètres de déclaration.

Deux lignes de tactique qui s’excluent mutuellement[modifier le wikicode]

Nous venons de voir que les Internationalistes de l’industrie de guerre (Le groupe d’Initiative, etc.) admettent le principe de la coordination avec les Gvosdiéviens. L’opposition bourgeoise, semble-t-il, est en route pour rassembler les forces éparses. Il s’agit, visiblement, du bloc progressif, des conseils municipaux, des Comités de guerre, etc… Bref, des forces des classes bourgeoises sur une base impérialiste et qui collaborent de fait et en principe avec une opposition formelle à la bureaucratie. L’essence même de l’œuvre politique de l’opposition consiste à développer et à approfondir les effets du 3 juin ; contre la réconciliation de la monarchie, des agrariens, des financiers et des industriels sur une base capitaliste, l’opposition bourgeoise est d’avance limitée et soumise. Penser et espérer que la pression d’une opposition bourgeoise dépasse le cadre des jeux de société et s’exerce au renversement de la monarchie (impérialiste), c’est ne rien comprendre aux groupements sociaux et politiques russes, pas plus qu’aux déroulements historiques. La pression « oppositionnelle » bourgeoise n’a pas seulement pour but de conserver son influence sur les classes bourgeoises, mais de lier la discipline du pouvoir impérialiste par l’Intelligentsia petite-bourgeoise et, au moyen de celle-ci, les masses laborieuses. Si, en France, la forme républicaine et la tradition enracinée de la révolution, si en Allemagne, la puissance culturelle et industrielle servent à discipliner la conscience du peuple et à la soumettre au pouvoir impérialiste, en Russie l’unique ressource de la bourgeoisie est ce geste oppositionnel qui complète et masque la collaboration impérialiste, ou comme chez les Cadets des complaisances de mauvais aloi.

Le Tsarisme ne peut rallier les masses au 3 juin, qui n’est pas une conception fortuite et passagère, mais l’expression russe de la combinaison pan-européenne de forces historiques. Le Social-patriotisme ne représente pas en Russie une capitulation directe et franche devant le pouvoir, mais une coordination des forces politiques avec le corps bourgeois afin d’exercer une pression sur le régime. Mais le rôle servile du Libéralisme est si évident que le Social-patriotisme, c’est-à-dire la transposition du « Kadettisme » dans le mouvement ouvrier (Potriessoviens, Gvosdiéviens), est conduit inévitablement à se compromettre et à se priver de la confiance des masses laborieuses. De même que l’opposition libérale est indispensable à l’Impérialisme pour contenir la bourgeoisie, de même « l’Internationalisme » dans l’industrie de guerre est indispensable pour maintenir les masses dans l’obéissance, non directement, mais non moins efficacement. Il est évident qu’il ne s’agit pas des Comités de guerre en eux-mêmes, mais de la conception historique et des tactiques fondamentales qui en découlent. La déclaration des Menchéviks moscovites et pétersbourgeois donne les garanties indispensables, non à l’Internationalisme, mais au bloc impérialiste. Le travail de ce dernier — sur la base d’un Impérialisme barbare — est le « rassemblement des forces collectives ». Et le prolétariat a l’obligation de porter aide à cette œuvre. La victoire de la révolution pose comme condition la collaboration du prolétariat et de la bourgeoisie impérialiste. Une politique indépendante du prolétariat est regardée comme une tentative désespérée. Il en ressort que la lutte des prolétaires n’est plus, bien que dissimulée sous des flots d’éloquence, qu’une aide au développement du Libéralisme qui n’est autre, à son tour, qu’un appui de l’Impérialisme. Ainsi, à première vue, l’alliance de Zimmerwald avec les gvosdiéviens est incompréhensible. Collaborer avec la bourgeoisie libérale contre Gvosdiev ou malgré lui est impossible ; il est le lien indispensable. Mais amener à une semblable collaboration de larges couches de travailleurs au moyen des manifestes de Plékhanov ou des conversations de Gvosdiev avec Sturmer est encore plus impossible ; il faut des principes plus élevés, des slogans plus populaires. De là la nécessité des « Internationalistes » de se référer à Zimmerwald, du moins à sa phraséologie, car l’essence révolutionnaire de Zimmerwald, comme le montrent les documents cités, est pour leurs auteurs un livre à sept sceaux (de l’hébreu !).

Baser sa tactique sur une coopération avec une activité impérialiste, partant anti-révolutionnaire, c’est refuser non seulement l’Internationalisme, mais aussi la Révolution. Il est plus juste de dire : du refus d’une politique internationaliste et prolétarienne indépendante découle le refus de mener le combat révolutionnaire contre le Tsarisme. Quelles forces révolutionnaires peuvent rassembler le prolétariat autour d’elles si elles renversent le drapeau d’une lutte implacable contre le bloc impérialiste ? La question ne peut être résolue que par la pratique de la lutte révolutionnaire. Mais si le prolétariat russe ne peut « seul » renverser le régime, cela signifie seulement pour nous : sans le prolétariat européen, mais non sans la bourgeoisie russe. Il est hors de doute que la Révolution en Russie ne peut être menée « jusqu’à la fin » qu’en rapport avec la Révolution prolétarienne victorieuse en Europe. De cette perspective découle la nécessité de la plus étroite coordination avec le prolétariat européen (Zimmerwald est là !), mais en aucun cas avec la bourgeoisie russe. La coordination des actions du prolétariat européen ne peut prendre un caractère attentiste, c’est-à-dire que la phraséologie de l’Internationalisme ne peut servir de paravent à la passivité nationaliste. En rompant tous les liens avec les partisans de la « Défense », en mobilisant les masses prolétariennes contre le bloc impérialiste, nous libérerons l’opposition allemande, nous élargirons son influence à toute l’Europe et nous lancerons les Zimmerwaldiens sur tout le continent. Il est clair que cette (notre) politique nous dressera violemment contre l’opposition bourgeoise russe. Cette perspective épouvante les auteurs du document, opportunistes jusqu’à la moelle des os, et ils tentent, à leur tour, d’effrayer le prolétariat. C’est précisément sur ce terrain qu’il faut engager la lutte. C’est là qu’il faut soulever la question en l’élevant au rang d’alternative de principe : la coordination avec la bourgeoisie libérale, ou avec le prolétariat européen, au nom de la révolution européenne ?

Placer la question à cette hauteur, c’est entamer une lutte sans merci contre l’idéologie et la politique, dont l’expression est contenue dans la déclaration des Menchéviks pétersbourgeois et moscovites, imprimée dans le n° 5 des Izvestia.

(Naché Slovo, 19 et 20 juillet 1916).

Deux visages[modifier le wikicode]

C’est par rapport aux Comités de l’industrie de guerre que nous avons le critère politique permettant de différencier les « Défenseurs » et les Internationalistes. Nous n’avons pas perdu de vue toutes les nuances du camp des socialistes appartenant à ces comités. Mais nous avons dit : la résolution positive de la question de la participation à ces Comités et la lutte qui en découle contre les adversaires de cette participation auraient dû infailliblement assurer la prédominance des Sociaux-patriotes. Les nuances diverses ne jouent que le rôle « d’assesseurs ». Au contraire, une opposition bien tranchée aux Comités en tant qu’organes « d’entreprise nationale », de par la logique objective des choses, serait le moment critique dans le développement de la tactique internationale. Telle était notre estimation.

Selon Martov, nous fermons obstinément les yeux sur ce que « la discrimination entre partisans de la participation et les boycotteurs ne coïncide pas en Russie avec la séparation entre Internationalistes et « Défenseurs ». Il s’avère cependant que nous ne sommes pas les seuls au monde avec notre critère. Nous lisons dans une circulaire (février) de la commission de Berne, à l’occasion de l’éveil du mouvement socialiste, les lignes suivantes : « À Pétrograd, plus de cent mille travailleurs se sont déclarés contre la participation aux Comités de guerre et se sont, par-là, refusés à prendre sur eux la responsabilité de la guerre. » Ainsi Zimmerwald, en qualité de critère, a défini la conduite à tenir par rapport aux Comités et a reconnu ses boycotteurs et eux seulement. On pourrait supposer que Zimmerwald a été mal informé ou induit en erreur par Naché Slovo. Mais non, l’humanité légèrement étonnée a appris par le n° 4 des Izvestia que l’estimation citée plus haut au sujet des Comités de guerre pétersbourgeois fut faite sur la proposition du représentant de l’O.K., Martov.

Cela signifie-t-il que Martov a changé d’opinion sur ce point ? Non, pourquoi… À peine un mois plus tard, il s’indignait dans l’article « Ce qui est, est », de ce que Naché Slovo opposait les Zimmerwaldiens aux Gvosdiéviens et démontrait dans de belles envolées que Gvosdiev n’était pas Gvosdiev, car il est pour le « Salut » non pour la « Défense » de la nation. Pourquoi ne donne-t-on pas un recueil des articles de Martov au Secrétariat pour l’Étranger ? Ce serait vraiment un livre instructif !

Nous ne serions pas revenus sur ce thème, si nous n’avions pas rencontré un fait nouveau de l’espèce la plus regrettable.

Dans une brochure éditée par ses soins en Allemand, le Secrétariat[9], « désireux d’informer les camarades à l’étranger de la position d’une partie des Marxistes russes et polonais sur les questions de la politique social-démocrate », a publié un projet de manifeste, proposé à Kienthal par le représentant de l’O.K. « Dans ce but », comme il est écrit dans la préface, est exposée la traduction d’une partie de la déclaration des menchéviks pétersbourgeois et moscovites.

Nous avons déjà familiarisé nos lecteurs avec la position des groupes de « Piter » et de Moscou, qui ont basé, comme on le sait, leur Internationalisme sur l’industrie de guerre.

La première partie de la déclaration présente un exposé plutôt embrouillé des conceptions « zimmerwaldiennes » sur la guerre et la « défense nationale ». On se demande ce que les camarades étrangers pourront tirer de neuf et d’instructif de ce galimatias. La seconde partie traite des conclusions que tirent les groupes précités. « La solution du conflit à l’échelle internationale… doit s’appuyer sur la structure politique du prolétariat dans les cadres nationaux. La conjoncture commande, en tant que tactique fondamentale du prolétariat, de ne pas attaquer la bourgeoisie libérale, principale partie du bloc impérialiste, mais de « coordonner politiquement les activités », c’est-à-dire de collaborer avec elle. Pour ce motif, il est recommandé d’accomplir cette besogne dans les Comités de guerre et de se grouper autour de Gvosdiev et de Tchérigorodtsev. Il semble que si l’on voulait informer les camarades étrangers, il fallait, et de bonne foi, le faire dans la première partie du document, car c’est justement là qu’on parle de la position des Marxistes russes et polonais. Que fait le secrétariat pour l’Étranger ? Il met en titre : « Extrait de la déclaration », pour assurer ses arrières et il rejette toute la partie essentielle du document (qu’il cache aux camarades étrangers) qui a trait aux principes de Zimmerwald.

Nous affirmons que pas un seul Internationaliste étranger, prenant connaissance de la première partie du document ne devine que les auteurs recommandent l’entrée dans les Comités de guerre afin de se rallier le bloc impérialiste. C’est fait justement pour « cacher » des camarades étrangers « ce qui est, est », qu’est présenté à l’Internationale le visage de Zimmerwald. Du point de vue de l’information politique, il n’y a pas de nom pour qualifier de tels procédés. Mais ceux-ci découlent de la politique officielle et officieuse du bloc d’« Août » : ce dernier a deux visages, l’un bien visible internationaliste et zimmerwaldien, et l’autre, naturel, le gvosdiévien.

(Naché Slovo, 29 juillet 1916).

Les groupements dans la social-démocratie russe[modifier le wikicode]

La situation à l’intérieur de la Social-démocratie russe s’est clarifiée pendant ces deux années de guerre et de crise, au point de permettre un relevé des résultats, de classer des groupes internationalistes qui n’ont pas encore de place bien définie et de tirer les conclusions indispensables pour définir la ligne de la future orientation politique.

1. — Le groupe Prisiv a donné un drapeau à tous les éléments prêts aux concessions, « retourneurs de vestes », chauvins et ouvertement anti-révolutionnaires, qui ont aidé les impérialistes à falsifier le Socialisme et à persécuter les révolutionnaires de la Social-démocratie. Il n’y a aucun doute pour les Internationalistes sur l’attitude à prendre envers ce groupement « jaune » qui, par ailleurs, n’a aucun avenir dans les rangs de l’Internationale.

2. — Le groupe Samozachita (Potriessov et Cie). Il se tient entre le bloc d’« Août », avec lequel il est lié organiquement et Prisiv dont il diffère idéologiquement sur quelques points de détail. C’est un groupe incomparablement plus sérieux, avec des liens sûrs avec les éléments opportunistes à la tête du mouvement ouvrier et avec la « société bourgeoise ». Ce groupe représente la branche russe du Social-patriotisme (Scheidemann, Renaudel, etc.), et, étant donné les conditions en Russie, est de la plus mauvaise qualité.

3. — Le « Bloc d’Août » présente une texture bien plus compliquée.

Le travail politique de ce bloc se déroule presque exclusivement sur la base de la participation aux Comités « défenseurs » de l’industrie de guerre. Le Groupe d’Initiative de Pétersbourg et le Groupe de Moscou basent leur tactique sur la coordination de l’action avec la bourgeoisie libéralo-impérialiste.

Les différences dans ce milieu commencent dans le domaine de l’estimation de la participation aux Comités de guerre : les uns, carrément sociaux-patriotes, exigent que cette participation se fasse sous le drapeau « défenseur ». Les autres, soumettant de fait la politique du prolétariat à l’opposition « défenseur » de la bourgeoisie, font ce travail en se déclarant internationalistes et en rédigeant des vœux platoniques de solidarité avec Zimmerwald.

La lutte mutuelle que se livrent ces deux tendances et qui paralyse l’O.K., ne les empêche pas de demeurer ensemble dans le cadre de l’organisation d’« Août », sur la base de la « Défense ».

Au centre du « Bloc d’Août » se trouvent concentrés les groupements de l’industrie de guerre : moscovite et pétersbourgeois, sous le drapeau du Social-patriotisme combattant.

4. — Dans la fraction parlementaire, c’est la désagrégation chronique. Tchkhéidzé et Skobelev déclarent, du haut de la tribune, leur solidarité avec Zimmerwald et se refusent à toute responsabilité politique envers l’O.K. Ils n’ont pas une seule fois protesté contre la participation aux Comités de guerre.

S’il est vrai que les déclarations de ce groupe parlementaire procurent un appui certain aux Zimmerwaldiens allemands, français et italiens et jouent dans ce sens un rôle progressif, sa position en politique intérieure et en particulier dans les problèmes intérieurs du Parti, est équivoque et menace de se changer en une couverture de la coopération prolétarienne avec la bourgeoisie libérale.

5. —À la limité du « Bloc d’Août », nous trouvons le (ainsi nommé) Secrétariat pour l’Étranger, qui se rapproche de l’aile droite des Zimmerwaldiens (Ledebour, Bourderon, etc.). Mais restant lié à la fraction parlementaire, il dévoile son incapacité de se délivrer de ce lien et de mobiliser les éléments révolutionnaires du Menchéviks contre les Sociaux-patriotes reconnus et agissant sans conscience. Au contraire, le Secrétariat a toujours sauvegardé l’unité du « Bloc d’Août », étouffant les contradictions autant qu’il pouvait se faire et affermissant la position des Sociaux-patriotes. Il combat avec une énergie accrue les Internationalistes révolutionnaires, en particulier Naché Slovo, tout en se réconciliant avec la politique de la « Défense ».

En définitive, le « Bloc d’Août », dont l’aile droite soutient les Sociaux-patriotes (Samozachita), se rapproche, de par ses éléments de gauche, du Longuettisme. Pour autant que dans les conditions offertes par le régime de Sturmer, un Social-patriotisme déclaré à l’image de Plékhanov et de Potriessov ne peut longtemps se maintenir chez les prolétaires, la politique du « Bloc d’Août » présente le plus grand danger. Sous le couvert du drapeau zimmerwaldien, s’accomplit un travail de subordination des sphères dirigeantes du prolétariat à la bourgeoisie impérialiste. Dans ces conditions, seule une lutte concertée et énergique de tous les Internationalistes contre le « Bloc d’Août » peut réduire au minimum l’influence anti-révolutionnaire du nationalisme et de l’opportunisme sur le mouvement ouvrier russe.

6. — Dans le camp des Internationalistes russes, nous trouvons d’abord le groupement « Social-démocrate ». Il nous est arrivé souvent de signaler les traits caractéristiques de ce groupe, lesquels ne l’empêchent pas d’être un facteur important révolutionnaire, mais le privent des moyens de saisir les éléments révolutionnaires du mouvement. Dès le début de la guerre, le groupe social-démocrate se comporta de façon hostile vis-à-vis du slogan de la lutte pour la paix. Comme l’expérience l’a montré, ce slogan permet la mobilisation de l’opposition prolétarienne, et c’est seulement sur cette base que les Internationalistes révolutionnaires peuvent avec succès accomplir leur travail. La formule « Guerre civile », bien que dépeignant avec justesse l’âpreté croissante et contradictoire « La défaite de la Russie est le moindre mal » crée des difficultés à nos homologues allemands et n’enrichit en rien notre propagande ; au contraire, elle la rend plus malaisée et fournit une arme efficace à la démagogie social-patriote. Une semblable exagération des slogans révolutionnaires est d’autant plus dangereuse, que le groupe social-démocrate les transforme aussitôt en critères absolus de l’Internationalisme. Ces traits négatifs n’empêchent pas, et maintenant moins que jamais, de reconnaître la franche nécessité de coordonner notre action avec celle de « Social-démocrate ».

Une coordination de cet ordre ne peut être efficace qu’à la condition d’un accord total et organique de tous les groupements divers à l’étranger et en Russie qui, sur la base de l’Internationalisme révolutionnaire, combattent impitoyablement le libéral-nationalisme, dont le travail sur les mases ouvrières, s’accomplit, non seulement, sous le drapeau de Prisiv, et de Samozachita, mais aussi sous le couvert du « Bloc d’Août ».

Cet accord est d’autant plus indispensable qu’il répond à la nécessité d’un groupement international unique. La gauche zimmerwaldienne, jouant incontestablement un rôle progressif dans l’unification des Zimmerwaldiens, ne regroupe pas actuellement tous les groupes et fractions révolutionnaires. Seule la création de liens idéologiques et organiques entre tous les éléments internationalistes-révolutionnaires et l’élargissement de l’unification révolutionnaire peuvent être la garantie sérieuse contre les surprises et les retours en arrière dans le processus du développement de la IIIe Internationale.

(Août 1916).

Le voyage du député Tchkhéidzé[modifier le wikicode]

Kavkazkoe Slovo reproduit une information parue dans le journal géorgien Tanamédrové Azri sur la visite du député Tchkhéidzé (invité par la population) dans des localités de Basse Imérétie, où des troubles éclatèrent à la suite de la cherté de la vie. Le député prit la parole dans une assemblée populaire, réunie dans l’église de Samtrédi, avec la permission de l’administration. Le colonel-prince Mikéladzé prononça le discours d’ouverture, après quoi le pope Khoundfadzé s’adressa au peuple en une courte allocution. Ensuite, Tchkhéidzé, dans un long discours, démontra la nocivité de tout genre d’excès et, dans l’intérêt même de la population, démontra l’impossibilité de lutter contre la vie chère par le pillage et la destruction des biens créés par le travail du peuple. Le député invita les assistants à faire preuve d’initiatives individuelles dans un effort commun pour la création de caisses de secours et de coopération pour améliorer le sort des villageois. L’assemblée adopta une résolution condamnant tout acte de violence et appelant les habitants au calme. Le soir, le gouverneur arrivant de Novo-Sénak approuva la tenue de l’assemblée et les termes de la résolution.

À Poti, le député prononça, le 23 juillet, un discours très brillant, coloré et plain d’arguments sur la situation économique actuelle, qui fut très vivement applaudi.

Tels sont les communiqués de la presse russe. Si c’est la vérité, — et malheureusement, le lien entre les faits évoqués ne permet pas le doute, — il nous faut poser devant l’opinion générale de la Social-démocratie révolutionnaire quelques questions sur le sens politique du comportement du député Tchkhéidzé.

Par suite de la vie chère, des « troubles » ont eu lieu au Caucase. Par « troubles », nous entendons, de l’agitation, des actes de violence, des pillages de boutiques, etc. De pareils événements se produiraient en Allemagne que nous en conclurions au profond mécontentement des classes inférieures du peuple. Nous n’avons aucune raison d’en juger autrement si ces faits se passent en Russie, non pas en saxe mais, en Imérétie. Nous n’avons aucun intérêt politique à recommander les pillages de boutiques ou la « destruction des biens du peuple ». Au contraire, nous devons expliquer aux masses que la productivité ne doit pas être en butte à des violences épisodiques exercées contre les biens de consommation et les spéculateurs. Ce sont là des vérités premières. Le député pouvait et devait les exposer devant les masses excitées. Mais sera-ce suffisant ?

Il est vrai que le député a insisté sur la nécessité du développement des initiatives dans le domaine de l’entraide, coopératives, etc. Ces conseils se passent de commentaires. Mais, encore une fois, sera-ce suffisant ? Il est incontestable que le colonel et le pope aient invité le peuple à ne pas piller, mais à se soucier d’édifier des coopératives. Quand Khvostov (le neveu) fut appelé au ministère de l’Intérieur, il recommanda, dans son programme, de combattre la cherté de la vie au moyen de coopératives. Ainsi, le slogan « pas de pogroms, mais des coopératives », est devenu le slogan officiel des journaux et des partis de ceux qui portent la responsabilité de la guerre et de ses conséquences. Pour développer à Samtrédi et à Poti ce programme apaisant du gouvernement, on n’avait nul besoin d’un orateur social-démocrate.

Le devoir de ce dernier était de dissiper les nuées des mensonges officiels et non pas d’entretenir les illusions des masses, mais de leur ouvrir les yeux sur les causes réelles de la vie chère et les responsabilités. C’était la seule voie possible pour convertir les idées de Zimmerwald en des slogans accessibles aux travailleurs. Il se peut, après tout, que Tchkhéidzé ait parlé ainsi et que la presse bourgeoise avec sa malhonnêteté foncière ait travesti ses paroles ? Une pareille supposition serait, à la fois, vraisemblable et séduisante. Mais malheureusement, elle se heurte à la logique des faits. Si Tchkhéidzé s’était donné comme but d’expliquer aux masses affamées et désespérées le sens de la guerre et les causes réelles de la vie chère, en tant qu’orateur social-démocrate, il n’aurait pu sans conflit être assisté par le colonel Mikéladzé et le pope Khoudadzé. Après un discours social-révolutionnaire, digne d’un authentique Zimmerwaldien, la foule n’aurait pu adopter une résolution que le gouverneur a approuvé ! Si le député avait exposé le point de vue révolutionnaire sur la guerre, il n’aurait pas eu la possibilité de s’expliquer en toute quiétude.

Il faut le dire franchement : le rôle du député sous l’égide d’un gouverneur, d’un colonel et d’un pope a été un spectacle regrettable. C’est dans le meilleur cas possible le rôle d’un libéral mou qui se contente d’agiter les mains de façon apaisante. Pour en arriver là, ce n’était pas la peine d’adhérer aux idées de Zimmerwald !

Plus d’une fois les membres de la fraction parlementaire Cadet ont acclamé l’opposition allemande et particulièrement Liebknecht. Mais celui-ci ne s’est jamais chargé de pacifier des foules de femmes affamées avec la coopération de l’administration Hohenzollern. Aux côtés de Liebknecht, nous n’avons jamais vu de colonels, ni de pasteurs ; les « schtzmänner » (policiers) ne lui ont pas ouvert le chemin dans la foule et les conseils provinciaux n’ont pas approuvé ses résolutions. Liebknecht est apparu sur la place publique au cri de « À bas la guerre ! À bas le gouvernement ! » Les policiers l’ont empoigné et les colonels allemands, avec la bénédiction des pasteurs, l’ont « mis à l’ombre » pour 4 ans ! Tel est Liebknecht !

Tous ceux qui ont salué le député révolutionnaire de Postdam n’ont pas l’obligation de l’égaler en courage et en esprit de décision. Aucun député socialiste n’a l’obligation d’être un Liebknecht. Mais qui adhère aux idées de Zimmerwald — sous le drapeau de Liebknecht, — ne peut impunément compromettre ce drapeau !

(Naché Slovo, 3 septembre 1916).

Encore sur le voyage du député Tchkhéidzé[modifier le wikicode]

Dans le Bulletin n° 1 du Comité pour l’Étranger du Bund (septembre 1916), nous lisons un article diffus de Martov (« Le danger de la simplification ») défendant le fameux voyage du député Tchkhéidzé. L’article contient, à côté du rapport des faits et de précisions complémentaires, une philosophie de l’action politique se rapportant au cas en question. Mais ce qui nous intéresse, par-dessus tout, ce sont les éléments tangibles de l’article.

Martov parle de la participation du peuple russe aux pogroms caucasiens provoqués par la vie chère. À ce sujet, le maire de Soukhoum a télégraphié au député Tchkhéidzé. Suivant le journal marxiste caucasien, la police de Soukhoum avait arrêté à la tête de la foule grondante un certain Karp Pédanov et trouvé sur lui un document signé Pouritchkiévitch et recommandant Pédanov comme « un personnage capable de mener une foule et possédant l’art de soulever les masses ». C’est alors que le député social-démocrate est entré en lutte contre cette propagande[10].

S’appuyant sur ces données, Martov, non seulement n’est pas d’accord sur le fait que la tournée de Tchkhéidzé soit « regrettable au plus haut point », mais il estime que le député a rempli son devoir socialiste. Si ce voyage a été sévèrement critiqué par la presse socialiste, c’est parce que les critiques ont usé de la caution offerte par le journal Kavkazkoe Slovo dirigé par le « Cent-noir » bien commun, Timochkine, et ont donné aux lecteurs un « tableau entièrement faux » du comportement du député. La meilleure preuve est fournie par la présence de l’officier Mikaela, « bien connu pour ses activités radicales » et celle du pope Khoundadzé, « poursuivi en 1905 pour sa participation au mouvement Kadet ».

Ainsi se termine l’exposé des faits dans la première partie de l’article. Nul doute que celle-ci ait convaincu des lecteurs convaincus par avance.

Commençons par la source : le journal Kavkazkoe Slovo. Est-il dirigé par Timochkine ? Nous n’en savons rien. Il est possible qu’il en soit ainsi. Mais il s’agit du fait suivant : la référence faite par le journal est une traduction du journal géorgien marxiste. Martov se tait à ce sujet bien qu’il sache fort bien de quoi il retourne. Donc, Martov sait très bien ce qu’il fait, quand il se tait sur la source réelle de l’exposé des « Cent-noirs ».

D’autre part, il se peut que Kavkazkoe Slovo ait donné une traduction trompeuse. Il fallait le dire ! Mais il est frappant de constater que Tchkhéidzé lui-même — une personnalité plutôt intéressante ! — n’ait jamais contredit l’exposé reproduit par une grande partie de la presse de « gauche » (y compris le journal menchévik, Goloss, de Samara), de telle sorte que les travailleurs russes ont appris du voyage du député ce que voulait bien leur en faire savoir le « Cent-noir » Timochkine.

Il est plus frappant encore de constater que le journal réactionnaire se découvre une sympathie extraordinaire pour Tchkhéidzé, le couvrant de fleurs pour son brillant discours, son humour, son don de convaincre, son influence sur les mases, etc. Pourquoi Martov ne se demande-t-il pas : quel intérêt a Timochkine à louanger Tchkhéidzé et à le « monter en épingle » ? Est-ce qu’il a exécuté un travail allant au-devant des vœux des « patrons » de Timochkine ?

Mais Tchkhéidzé a « parlé de la situation politique en Russie ». Mais Tchkhéidzé — écoutez bien ! — a déclaré aux bourgeois de Tiflis qu’il « n’était pas disposé à se limiter à l’interprétation des causes de la situation actuelle ». Malheureusement, ni les agences télégraphiques, ni Martov ne nous font savoir ce que, réellement, le député a raconté sur la situation politique en Russie. Nous sommes enclins à croire qu’il en a dit beaucoup de bien. Personne ne pense que Tchkhéidzé ait rédigé son discours sur la base des « tuyaux » fournis par Timochkine ; dans ce cas, les bourgeois de Soukhoum et de Tiflis auraient-ils eu besoin d’un député social-démocrate pour apaiser la foule ? Nous savons que la résolution adoptée condamnait (ce qui est normal) le pillage des boutiques et recommandait la création de coopératives et qu’ensuite « la résolution rencontra la pleine approbation du gouverneur qui recommanda aux autorités de ne créer aucun obstacle à la réalisation de la série de réunions projetée par le député. Ce fait nous suffit pour démolir la belle mosaïque de Martov. Il est malheureux que ce dernier ne souffle mot du gouverneur. Celui-ci aurait-il adhéré à un mouvement quelconque… ? Ou bien serait-il… à la retraite… ? Non, ce n’est pas son genre : car il donne des ordres à la police pour ne nuire en rien au député, se réservant des arguments irréfutables au cas où les conclusions de Tchkhéidzé n’auraient pas l’effet désiré. Nous voyons que Martov est très éloquent quand il se tait.

Sur ce point, notre auteur est semblable au député Tchkhéidzé qui parle très bien de la « situation politique en Russie », mais sait se taire plus éloquemment encore sur les slogans élémentaires qui, seuls, pourraient justifier son action. Car — et Martov sera d’accord avec nous —, si Tchkhéidzé n’avait pas passé ses slogans sous silence, nous n’aurions pas eu les dispositions prises par le gouverneur, l’exposé de Timochkine et les télégrammes des agences, ces touchantes démonstrations de « l’Union sacrée ! ».

Toutes les banalités sur « la spontanéité » et la « prise de conscience » dont Martov nous abreuve avec un petit air de supériorité fort peu justifié, attirent la pleine approbation de la rédaction du « Bulletin ». Mais elles ne peuvent dissimuler au lecteur attentif que le député Tchkhéidzé a fait, au cours de son voyage, un travail qui n’était pas le sien et qu’il n’y a pas apporté la spontanéité des premiers éléments de la prise de conscience socialiste.

Justement pour les mêmes raisons qui rendent le voyage de Tchkhéidzé satisfaisant aux yeux du gouverneur, des bourgeois de Tiflis, de Timochkine, des agences officielles et des radicaux en soutane (et les commentateurs de Zürich… ?), nous le déclarons scandaleux !

(Natchalo, 3 novembre 1916).

  1. Faisons remarquer, à ce sujet, que le journal patriotiquement caricatural de Deutsch à New York est déclaré, lui aussi « discussionniste ».
  2. « Le groupe invite tous les partisans du prolétariat international à combattre impitoyablement les sociaux-patriotes (Plékhanov, Naché Slovo, etc.) qui étouffent la conscience révolutionnaire des travailleurs et leur barrent le chemin qui conduit à la résolution des problèmes révolutionnaires et à l’accomplissement de leur mission historique ». (Extrait de la résolution du Groupe d’Action Londonien du Parti K. D.)
  3. Voici comment notre journal caractérisa le résultat des élections de Pétrograd : « La campagne électorale fut très vive. 250 000 ouvriers y participèrent. La presse bourgeoise suivit cette campagne attentivement, s’efforçant d’attirer les ouvriers sur un terrain patriotique. Mais ses efforts furent vains et son espoir de « nationaliser » le mouvement ouvrier russe, s’effondra. Par 90 voix contre 81, les mandatés des grandes usines (celles de plus de 500 ouvriers) résolurent de refuser les élections aux Comités de guerre ; une partie des travailleurs avait déjà boycotté le premier stade des élections. 81 mandatés étaient pour les élections. S’ensuit-il qu’ils fussent soit patriotes, soit représentants d’un état d’esprit patriotique des travailleurs ? En aucune façon ! Etc. ».
  4. Un an et demi plus tard, après la Révolution de mars, la question reçut une solution politique définitive.
  5. 213 convocations furent envoyées, 185 parvinrent à destination, il y eut 153 électeurs, puis 23.
  6. Socialiste français, guesdiste, se considérant comme de « gauche ». Il est membre actuellement du parti de Blum-Longuet.
  7. « Il y a un danger, écrit Ejov, c’est celui d’embellir notre programme par une couleur « défensive ». Un tel embellissement, loin d’attirer les ouvriers ne peut que les rebuter et accroître leur passivité. » En d’autres termes, Ejov aide Gvosdiev à attirer dans le camp des « défenseurs » ceux qui, jusqu’ici, ont été effrayés par la théorie de la « défense ».
  8. Kriegs und Friedensprobleme der Arbeiterklasse. (Problèmes de paix et de guerre de la classe ouvrière.)
  9. Kriegs und Friedensproblème der Arbeiterklasse. (Problèmes de paix et de guerre de la classe ouvrière.)
  10. Remarquons que les bourgeois de Tiflis et d’ailleurs ont tous les motifs de « gonfler » l’activité des « Cent-Noirs » afin de diminuer leurs propres spéculations sur les produits alimentaires.