XVII. Aux USA

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Vive la lutte ![modifier le wikicode]

À Barcelone, les portes de l’Europe se fermèrent derrière moi avec violence. La police espagnole, instrument docile des « démocraties occidentales » — la France et l’Angleterre — me fit prendre un navire de la Compagnie Transatlantique qui, après une traversée de 17 jours, débarqua sa cargaison morte et vive à New York — 17 jours, une performance agréable au temps de Christophe Colomb dont le monument domine le port de Barcelone… Mais en notre ère d’électricité et de transports rapides, cette traversée aurait pu par sa longueur rappeler les temps barbares, s’il n’y avait pas eu la « guerre libératrice ». Une lettre de Madrid à Paris met de 6 à 7 jours, au lieu de 30 heures, et n’arrive pas deux fois sur trois. Les télégrammes atteignent à peu près la même vitesse. Dans tous les coins de l’Europe sont embusqués les pontifes casqués de la « guerre de libération » : ils ouvrent les correspondances, retiennent les lettres et parfois aussi les signataires. Je reçus une lettre expédiée de Copenhague à Cadix — donc d’un pays neutre à un autre pays neutre — qui fut ouverte par la Censure française. Elle laissa sur l’enveloppe la marque officielle de sa… curiosité.

En Russie, les policiers traitent les lettres des détenus politiques avec des produits chimiques pour s’assurer qu’il n’y a pas de texte caché. Ces procédés sont utilisés maintenant par tous les censeurs européens. Rien d’étonnant à cela ! La guerre a fait de l’Europe de la révolution et du socialisme un immense camp de détention et, conformément à cette « évolution », a fait du Tzar le représentant typique de l’esprit régnant dans cette Europe des possédants, des dirigeants et des combattants… et pas seulement en Europe. Ne parlons pas de l’Europe centrale : les méthodes des Hohenzollern ne sont que la traduction en allemand des méthodes anglo-franco-romanoviennes.

Ce serait cependant une calomnie, ou pour le moins, un lamentable contresens de pacifistes humanitaires, de prétendre qu’il n’a plus rien en Europe, hormis ces barbares triomphants qui ont volé la civilisation, il y a dix-neuf cents ans. Jamais dans le passé, il n’y eut une telle accumulation d’indignations, de désespoirs et de haines, comme en provoque cette guerre, la plus insensée de toutes… Et cependant, dans les tranchées où on a cautionné la fleur de la population, dans les usines, dans les foyers des familles frappées par le deuil, chemine inlassablement, très lentement mais sans arrêt, la pensée critique des nouveaux millions d’être réveillés par le tonnerre des canons. L’éveil de la haine liée à la pensée critique est terrible pour les dirigeants, car il signifie : Révolution ! Avec une foi profonde en la révolution, j’ai quitté cette Europe ensanglantée. Sans la moindre illusion démocratique, j’ai posé le pied sur la rive de ce « Nouveau-Monde » déjà pas mal vieilli. Ici l’on rencontre les mêmes problèmes, les mêmes dangers, les mêmes obligations et les mêmes forces que là-bas. J’entre dans la famille du Socialisme révolutionnaire américain avec le slogan que m’enseigna la vielle Europe : Vive la lutte !

(Novy Mir, 16 janvier 1917)

Sous le drapeau de la révolution sociale[modifier le wikicode]

(Discours prononcé au meeting international de « bienvenue »,

à New York, le 25 janvier 1917)

Camarades !

Avant tout, permettez-moi d’exprimer ma reconnaissance aux organisateurs de cette réunion, aux orateurs et aux participants de cette merveilleuse rencontre sur le sol américain. Maintenant que les portes de l’Europe se sont refermées provisoirement derrière moi, j’espère travailler, la main dans la main, avec vous dans la famille du Socialisme révolutionnaire américain.

Votre New York a produit sur moi la plus vive impression. Il faut ajouter que je suis arrivé directement d’Espagne, pays au soleil éclatant, au ciel magnifique, mais pays également de l’immobilisme, de l’insécurité et de la misère pittoresque, un pays dont la plus grande partie des habitants vivent encore comme à l’époque de Cervantès. Il est difficile de se représenter plus grand contraste que celui offert par les villes andalouses et New York.

Mais Paris, où je viens de passer deux ans de guerre, présente un tout autre tableau que New York. Ce n’est plus le vieux Paris, la Ville-Lumière ; comme disent les Français avec fierté, elle ne l’est plus ni au sens spirituel ni au sens physique. C’est la ville des… ténèbres. Par suite du manque de charbon, on éteint le gaz à six heures. Les fenêtres sont camouflées par peur des Zeppelins. Les rues sont sombres et sales. Les logements sont tristes. Les cœurs sont troublés. Tout manque. Il est presque impossible de se procurer du sucre. Pas de cordonniers. On économise jusqu’à la moindre aiguille. Toute la vie économique du pays est amoindrie jusqu’à l’extrême. Et New York vous frappe par ses lumières éblouissantes, sa circulation, son activité et par la possibilité de pouvoir se procurer tout ce que l’on désire, à des prix miraculeux. EN vérité, pays des merveilles ! Pays où l’on peut acheter une livre de sucre d’un seul coup ! … Vous voyez, par ce court exposé, combien notre norme européenne est devenue modeste !

Camarades ! Le fait économique d’une importance immense, c’est que l’Europe détruit les bases de son économie, tandis que l’Amérique s’enrichit. En contemplant New York avec envie, moi, qui n’ai cessé de me sentir européen, je me demande avec inquiétude : l’Europe tiendra-t-elle ? ne deviendra-t-elle pas un cimetière ? Le centre de gravité de l’économie et de la culture mondiales ne va-t-il pas passer en Amérique ?

Cette pensée vous vient d’autant plus naturellement si l’on passe de l’état économique à l’état politique. La guerre « pour la Démocratie » et pour « le Droit » répand de plus en plus l’ordre et les mœurs tzaristes.

Je me souviens qu’au Congrès de Stuttgart, il y a dix ans, un vieux socialiste anglais du nom de Kwelsch qualifia les conférences diplomatiques, de rassemblements de menteurs et de bandits. Le gouvernement wütembergeois, si délicat ne put le supporter, et expulsa l’orateur. Je me souviens, camarades, des exclamations indignées et des sarcasmes qui accompagnèrent l’annonce de l’expulsion et, en particulier, de l’excitation des membres de la délégation française habituée aux mœurs « démocratiques » républicaines… Ces dix dernières années, j’ai pu me convaincre que le qualificatif donné par le vieil anglais aux diplomates, correspondait à la réalité. Je me trouvais dans les Balkans, à l’époque de la guerre balkanique, et je pus vérifier à nouveau la véracité de l’assertion citée plus haut, à l’occasion de l’exemple sur une moindre échelle de la guerre actuelle : oui, les dirigeants actuels ne sont que des bandits de grand chemin. C’est avec cette ferme conviction que je suis entré en guerre, et je n’y ai pas trouvé de quoi modifier notre point de vue socialiste sur la société bourgeoise À cause de la diffusion de mes opinions dans la presse et dans de petites réunions — les grandes ne sont pas autorisées — je suis expulsé, non pas du Würtemberg monarchiste, mais de la France républicaine. Et qui m’a chassé ? Ce n’est pas un gouvernement monarchiste ou grand-ducal, mais bien un gouvernement de défense républicaine, et qui, plus est, comprend des socialistes ayant participé au Congrès international würtembergeois : Jules Guesde, Marcel Sembat, Albert Thomas…, trio de ministres qui, avec des centaines de députés socialistes, votent les crédits militaires et soutiennent la police de Malvy.

Voilà le progrès politique !

Vous me demandez : comment réagit la classe ouvrière à cette violation des droits, au vide et au retour politique à la sauvagerie provoquée par la guerre ? Que font les partis socialistes ?

Je ne veux ni vous égarer ni vous dépeindre des villages à la Potiemkine. Nous autres, Internationalistes, sommes la minorité en Europe. Nous avons contre nous le pouvoir bourgeois armé jusqu’aux dents, l’opinion bourgeoise avec toutes ses institutions : le Parlement, la presse, l’université, l’enseignement, l’Église, les théâtres et les cafés-concerts, car il faut le dire, chaque café-concert est transformé en un cratère patriotique crachant la lave du chauvinisme. Nous avons contre nous le plus puissant Patri de la IIe Internationale, qui se révèle être le principal appui des gouvernements en lutte. Si l’on considère notre importance numérique ou notre influence sur la presse ou le Parlement, nous ne sommes qu’une infime minorité dans l’arène politique. Plus encore, nous avons contre nous — et ceci est grave — les figures les plus marquantes du Socialisme appuyés par les puissantes organisations ouvrières.

Il n’y a pas de contestation possible sur ce point.

Qui peut se laisser guider par les considérations suivantes : les autorités reconnues, le nombre des députés et des journalistes, celui des membres du parti, doit tourner le dos à l’Internationale révolutionnaire qui est en train de se construire. Nous ne le retiendrons pas. Nous ne voulons que des fidèles.

Mais Liebknecht ne s’est pas laissé guider par les signes extérieurs, Liebknecht ne s’est pas laissé arrêter par la volonté des dirigeants d’un Parti de quatre millions d’adhérents ; il a élevé la voix, et il était tout seul. Moi, je vous demande, camarades, où est le Socialisme allemand ? Là où est Scheidemann, ou bien là où est Liebknecht ? La réponse n’est-elle pas claire ! … Qui a sauvé l’honneur de la Social-démocratie allemande et a garanti son avenir ? Liebknecht ! Les cœurs des travailleurs conscients battent de fierté quand on prononce le nom de Liebknecht.

Liebknecht n’est plus seul désormais ! Il y a en Allemagne beaucoup de sacrifices, il y a déjà des centaines et des milliers de héros de la nouvelle Internationale, de l’action révolutionnaire et de la lutte implacable.

Et regardez comment des anciennes autorités patentées telles que Kautsky, Bernstein et Haase sont oblige de virer légèrement de la droite vers la gauche, dans la direction que Liebknecht leur indique.

Si la force réside dans le nombre, pourquoi la majorité s’effrite-t-elle, alors que la minorité se fortifie et s’accroît ?

S’agenouiller devant la loi du nombre et le poids de l’autorité est un aveuglement lamentable et honteux à cette époque qui voit l’effondrement des vieilles institutions, des vieilles méthodes, et la montée de forces neuves et de tendances nouvelles.

En Allemagne, Liebknecht ; en Autriche, Friedrich Adler. Dans cette époque de bassesse chauvine et de lâcheté personnelle des dirigeants du Parti, Adler a donné l’exemple du courage individuel et de sa préparation au sacrifice en notre nom, pas le leur, sous notre drapeau, pas le leur. Nous voyons le courageux combat soutenu par Hoeglund en Suède, Mac Lean en Angleterre, Racovsky en Roumanie. Hoeglund et Racovsky usent de méthodes révolutionnaires pour empêcher l’intervention de leur pays. Camarades américains que ce danger menace, vous devez méditer plus attentivement sur ces exemples européens. Nous avons, enfin, un groupe de députés révolutionnaires à la Douma qui ont opposé la voix imposante de la révolution aux aboiements du patriotisme tzaro-bourgeois et aux hurlements des sociaux-patriotes ; nos députés paient leur action révolutionnaire en Sibérie… Nous avons des lutteurs courageux en Italie, en Serbie, et en Bulgarie. Ils sont en minorité, mais ils annoncent les temps futurs et préparent le triomphe du Socialisme.

Tels sont nos héros. Mais, camarades, ils ne sont pas la base de notre attente et de nos espérances. Nous fondons nos calculs historiques sur la renaissance révolutionnaire des masses, sur ce processus qui s’accomplit dans l’obscurité et qui, demain aboutira avec une force extraordinaire.

Camarades ! Il faudrait être non seulement un pessimiste, mais encore un misanthrope, ennemi haineux du genre humain, pour croire que tous ces événements passeront sans laisser de tracas contre les dirigeants, que les hommes — du moins ce qu’il en restera — retourneront avec soumission dans leurs foyers détruits, dans leurs box capitalistes ? Comment ? Quelle leçon faut-il encore à l’Humanité ? Combien de souffrances et d’humiliations encore ? Combien encore d’expériences sanglantes ? Quel tocsin faudra-t-il donc sonner si ce n’est pas celui de cette guerre ?

Non, il n’en sera pas ainsi ; la guerre ne peut passer et ne passera pas sans laisser le Capitalisme impuni. Toutes les forces de l’Histoire — aveugles et conscientes — s’unissent pour pousser l’Humanité trop timide, trop patiente, trop routinière hors du cercle de l’attentisme, sur la voie de la lutte révolutionnaire.

Examinez les changements catastrophiques provoqués par la guerre. Le niveau économique, bas mais relativement stable, de larges couches de la population (la petite bourgeoisie et les travailleurs) a disparu définitivement. Il ne reste plus rien de stable. Personne ne sait ce que demain apportera.

Qui était riche, s’est enrichi. Qui était pauvre, est devenu plus pauvre. Toutes les contradictions se sont creusées, tous les contrastes sont plus frappants, tous les malheurs sont plus profonds, les plaies se sont envenimées. Un fait menaçant ! Les hommes s’accoutument au dénuement et traînent leur misère. Mais un appauvrissement soudain se ressent comme un coup douloureux. Les moyennes et petite bourgeoisies étaient le rempart de l’ordre. Elles sont ébranlées plus que quiconque. Le saut dans l’abîme de la misère a plus d’une fois provoqué la révolte.

Toutes ces dernières années, les gouvernements républicains ont collé sur leurs plaies le pansement des réformes sociales. Assez ! Pour les réformes sociales, comme pour la guerre, il faut trois choses : de l’argent, encore de l’argent et toujours de l’argent ! Mais la guerre engloutit l’argent. Les caisses des États sont vides. Il n’y aura pas de nouvelles réformes. Les anciennes ne déboucheront sur rien ? Aucune place pour les illusions. Les hommes seront plus pauvres, non seulement en biens, mais en illusions. Et malheur à la société capitaliste sans illusions !

Enfin, dans le sens psychologique, la guerre accomplit un travail de rééducation, dangereux pour les classes possédantes.

La guerre détruit la force humiliante de l’accoutumance. Ce n’est pas en vain que la sagesse résignée dit : « L’habitude est une seconde nature. » L’accoutumance à l’esclavage est l’huile indispensable à la machine de l’esclavage. C’est pourquoi, pour une société de classes, toute secousse est périlleuse. On ne doit pas arracher impunément l’esclavage aux conditions habituelles de l’esclavage, ni pour l’élever, ni non plus pour l’abaisser aussitôt. Et la guerre a fait ces deux choses à la fois. Elle a arraché l’esclave à sa condition d’esclave, l’a jeté dans les tranchées où il se couvre de poux et de ses propres ordures — et elle lui dit, en même temps qu’il est un héros et qu’il a tous les droits à la reconnaissance et à la protection de l’État.

La guerre tue la « prudence », cette caricature de l’instinct de conservation. Les hommes s’habituent à regarder la mort et à la fixer dans les yeux. Les hommes se convainquent que même la mort est belle. Leurs nerfs deviennent capables de supporter des tensions jamais connues jusqu’alors, et ils ne peuvent plus supporter le rythme banal de la vie quotidienne. Il se crée un nouveau type d’homme. Des hommes aux réflexes rapides, des hommes capables d’audace. Voilà la condition essentielle de la révolution.

Examinez maintenant le présent et le futur. Deux générations de socialistes ont réveillé les prolétaires pour la lutte, leur ont ouvert d’autres perspectives, d’autres mondes. Les espérances des travailleurs évolués de la Ire et de la IIe Internationales ne se sont pas réalisées. Elles n’ont pas disparu pour autant, elles se sont placées sur le plan des travaux préparatoires. On a créé des organisations, on a recruté les éléments encore conscients, on les a éduqués, la presse s’est développée ; de cette manière, on a accumulé et mis en réserve l’énergie révolutionnaire de la classe ouvrière.

Mais avant que le parti révolutionnaire ait osé lancer les masses dans la lutte pour la réalisation de leurs espoirs et de leurs idéaux, la bourgeoisie a eu le courage de recourir à des méthodes cruelles et sanguinaires pour résoudre ses problèmes historiques. Bien plus ! Elle a usé de l’autorité du Socialisme sur les masses pour atteindre ses buts. Les dirigeants socialistes officiels se sont faits les fourriers de l’Impérialisme. Le Capitalisme a réussi à mobiliser l’ignorance et les instincts serviles ainsi que les préjugés des éléments de la classes ouvrière — et pas seulement ses éléments arriérés — ; elle a transformé cette escroquerie, par l’intermédiaire du social-patriotisme, en une auréole pour le service des questions les plus élevées, des buts les plus hauts. Cette expérience, c’est-à-dire la possibilité même de sa réalisation, témoigne de la puissance de la bourgeoisie et de la force de son art politique. Mais tout annonce que cette expérience historique sera fatale à la bourgeoisie. Elle accélère l’éducation politique des masses, elle les force à laver de leur sang les traces serviles du passé, elle les oblige à vivre dans des conditions telles que la vie lutte sans interruption avec la mort, elle vérifie par l’action la sincérité et la fausseté du pouvoir, de l’Église, du Social-patriotisme et du Socialisme révolutionnaire. De cette vérification, nous, les Internationalistes, sortirons victorieux !

Actuellement, on ne peut voir quand et comment se terminera la guerre ; mais elle prendre fin ! Les travailleurs sortiront de leurs tranchées, se redresseront de toute leur taille, regarderont autour d’eux et feront une estimation de l’héritage de la guerre : ruine des bases économiques, accroissement des contradictions, augmentation de la misère. De retour à la maison, ils trouveront la faim sur le pas de leur porte. On les a appelés héros, on leur a promis monts et merveilles, et on ne peut leur donner un morceau de pain ! Ces travailleurs-combattants, sortis des tranchées, ne seront plus aussi patients qu’avant la guerre. Ils ont appris à se servir de leurs armes. Peut-on admettre qu’il ne leur viendra pas l’idée de les utiliser pour atteindre leurs buts ? Simultanément, partout, surgiront les chefs qui, dans une lutte impitoyable contre les sociaux-patriotes, montreront aux masses le chemin du salut.

Cette époque imminente sera celle de la révolution sociale. En quittant l’Europe, j’ai emporté cette conviction profonde, loin d’un continent dévasté, incendié et ensanglanté ; et ici, en Amérique, je vous salue sous le signe de la Révolution sociale imminente !

Répétition du passé[modifier le wikicode]

Il est arrivé souvent dans l’Histoire que les idées politiques ou religieuses, déclinant en Europe, passèrent sur le sol américain où elles trouvèrent des sources vivifiantes. Et comme l’Amérique est un pays sans tradition et sans idéologie, le transfert donne aux idées une forme particulièrement simpliste.

C’est ce qui arrive aux « idées » de guerre. Tous les gouvernements européens sont entrés en campagne avec des paroles « de libération » sur les lèvres. L’Allemagne voulait libérer les peules de la Russie. Le gouvernement français tendait la main au peuple allemand pour le libérer du joug prussien. Le tzar se hâtait de libérer les peuples de l’Empire autrichien. L’Angleterre prit l’engagement de libérer toute l’Europe de l’oppression allemande. Les Hohenzollern brûlaient d’amour pour les rebelles irlandais. Sazanov et Milioukov passaient des nuits blanches en songeant aux Arméniens ployés sous le joug turc. En un mot, tous les responsables n’aiguisaient leurs couteaux que pour « libérer » quelqu’un de l’autre côté de la frontière. Et tous prophétisaient la liberté des peuples, la liberté des mers, cette des détroits, celle des golfes et encore une bonne demi-douzaine d’autres libertés.

Après deux ans et demi de guerre, les slogans de « libération » perdirent définitivement tout crédit en Europe. Les sociaux-patriotes continuent, certes, à jouer les mêmes romances sur les mêmes crincrins, mais personne n’y fait plus attention…, et nous voyons comment ces légendes usées jusqu’à la corde, tissées par la lâcheté des uns et la sottise des autres, se dépêchent de passer l’Océan malgré les sous-marins allemands, et essaient de recommencer une nouvelle vie sur le territoire des U.S.A.

Pourquoi cette nation s’apprête-t-elle à intervenir ? Parce qu’il faut sauver « la liberté de l’Humanité ». Parce qu’il est essentiel d’établir les normes « du Droit international ». Parce que la « Paix juste » appelle son sauveur : Wilson ! Le journaliste patriote tourne sa plume dans l’encrier et couche sur le papier ces phrases grandiloquentes dont, en Europe, le provincial du « bled » le plus retiré en a par-dessus la tête.

Qu’en est-il des fournitures de guerre menacées par les sous-marins allemands ? Qu’en est-il des profits se montant à des milliards arrachés à l’Europe exsangue ? Qui oserait parler de cette manière au moment où règne l’enthousiasme national ! Si la Bourse de New York est prête à consentir de grands sacrifices (c’est le peuple qui les supportera), ce n’est pas au nom du paiement comptant tant méprisable, mais grâce aux principes éternels de la morale. La Bourse n’est en rien coupable du fait que servir la Justice Éternelle rapporte du 100 %

Prenez les journaux européens de la fin de juillet et des premiers jours d’août 1914, et vous serez frappés du degré d’identité de leurs articles avec ceux de la presse d’ici qui répète exactement les vieux mensonges diffusés en toutes les langues. En vérité, la presse américaine ne découvre pas l’Amérique ! Toute sa campagne, d’un bout à l’autre, est « la répétition du passé ».

D’un bout à l’autre ! Pour le moment, nous ne voyons que le début, mais il est inutile de posséder le don de prophétie pour prédire la continuation et la fin. Actuellement, il faut convaincre le peuple que l’adversaire ne veut que la guerre. Pour cela, il faut présenter, dans tout son éclat, la volonté de paix des U.S.A. Pour les comploteurs impérialistes, quelle irremplaçable figure que ce président Wilson ! Même si ce « pacifiste » patenté, à la douceur angélique, a rompu les relations diplomatiques avec l’Allemagne, la faute en incombe à celle-ci ! Le pacifisme ne cause aucun dommage…, rien que des profits.

Pour le moment, la presse boursière n’ose pas décocher le premier trait contre les Allemands, contre tout ce qui est allemand, autrement on découvrirait trop vite que les chacals attendent leur heure. Non, il faut laisser provisoirement aux masses quelque espoir en une conclusion pacifique. Mais quand les travaux préparatoires de la mobilisation des âmes seront accomplis, alors la diplomatie donnera le signal, et la musique d’enfer du chauvinisme se répandra partout.

Nous avons déjà vécu cela en Europe. Nous connaissons cette musique et ses arpèges grossiers. Notre devoir — le vôtre, travailleurs éclairés ! — c’est de répondre aux dirigeants par notre propre musique : la mélodie puissante de l’Internationale.

(Novy Mir, 7 février 1917)

Le grand engagement[modifier le wikicode]

(Au sujet de la résolution du meeting de Carnegie-Hall)

La campagne officielle socialiste contre la guerre s’ouvrit le 5 février par un meeting à Carnegie-Hall[1]. De la part des organisateurs, cette première manifestation fut une grande faute, car ils avaient accepté la participation des pacifistes-bourgeois, « les Amis de la paix ». Le motif de cette collaboration déplacée était tout à fait fortuit. La salle, le Carnegie-Hall, était déjà louée aux pacifistes, et le Parti ne jugea pas possible de remettre le meeting. Nous devons déclarer que tenir un meeting à Carnegie-Hall se paie trop cher. Le Parti socialiste comptait trop de ces gens qui se déclarent pacifistes, mais le sont platoniquement et, au premier coup de feu, protestent de leur ardent patriotisme et, à l’instar des pacifistes bourgeois européens, défendent la machine à tuer gouvernementale, trompant les masses en les convaincant que pour obtenir « une Paix juste », « une paix éternelle », « une Paix de devoir », il faut faire la guerre jusqu’au bout. En coopérant avec des personnes qui tiennent Wilson pour le « Mage de la Paix », nous mélangeons les cartes et égarons les masses. Et justement celles-ci doivent avoir une claire conscience de classe pour pouvoir mener une lutte efficace, et non de pure forme, contre la guerre et le militarisme.

La faute fondamentale en a amené une autre : les deux résolutions, la socialiste et la pacifiste, furent approuvées ensemble. Bien que les ouvriers composassent la grande majorité de l’assemblée, le rapport des forces ne fut pas exprimé, et le caractère révolutionnaire de la manifestation fut grandement affaibli tant psychologiquement que politiquement.

Cependant, c’est avec plaisir que nous prîmes connaissance du texte de la résolution mis en avant par les orateurs officiels du Parti socialiste. Tout ce que nous voulions dire n’y était pas, et il y avait du superflu, mais cette résolution était tout de même un document internationaliste et présentait, suivant les conditions du moment, le caractère d’un acte révolutionnaire, ou pour le moins une manifestation dans ce sens.

Si la résolution formule que « la guerre » affaiblit les traditions de cette république, il nous faut simplement remarquer que cette révérence ambiguë aux traditions d’une république bourgeoise est bien plus à sa place dans la résolution des pacifistes bourgeois : ces derniers commenceront demain à enseigner au peuple, exactement comme les pacifistes français, que pour sauver « les traditions nobles de la république » il est indispensable d’écraser l’Allemagne. Notre république prolétarienne n’est pas contenue dans les traditions du passé : elle est tout entière dans le futur.

La résolution stipule — et fort bien — que la guerre qui nous menace ne peut servir que les intérêts des capitalistes de ce pays. « Ces intérêts sont nommément exprimés : la lutte est menée pour le droit sacré des capitalistes américains à s’engraisser des majeurs d’une Europe dévastée par la guerre. » La résolution poursuit : « la déclaration de Wilson — “nous ne poursuivons pas des buts égoïstes” — est une suprême hypocrisie. » Suprême hypocrisie… Très bien dit et envoyé en plein dans l’œil de ces socialistes dont la bannière se range à côté de celle de Wilson. Le Socialisme suppose une rébellion organisée contre la société bourgeoise. La politique socialiste est la méfiance organisée vis-à-vis des partis bourgeois, leurs chefs et les donneurs d’ordres gouvernementaux.

La résolution ne pose pas la question de la « Défense nationale ». C’est là sa carence la plus sérieuse. Mais la résolution contient en elle-même une réponse politique suffisante à cette question. Qui, demain, osera nous parler du devoir de la « Défense nationale », s’attirera la réponse : la guerre n’est que la défense du droit sacré des capitalistes américains à s’engraisser des malheurs de l’Europe dévastée par la guerre. » Camarades ! Rappelez-vous cette formule simple, claire et honnête ! Elle vous servira. Elle inclut l’obligation catégorique pour tous les représentants de la classe ouvrière de voter contre tous les crédits en faveur de la guerre. Elle exclut, par avance, les membres du Parti qui parleraient, quand éclatera la guerre, de « paix civile » avec le gouvernement ; car, seuls, ces renégats, ces transfuges, ces individus sans honneur et sans foi, peuvent inciter les travailleurs à se réconcilier avec les fauteurs de guerre pour aider les capitalistes américains à profiter d’une Europe exsangue.

La résolution appelle « tous les travailleurs des U.S.A. à la lutte par tous les moyens mis à leur disposition contre toute tentative d’entraîner l’Amérique dans la guerre ». Nous pensons que l’on aurait pu préciser la nature de ces moyens. Mais la direction générale de la lutte est bien indiquée, car la résolution nous invite à marcher sur les traces de Liebknecht, de Fenner-Brokway, des cinq membres de la Douma et » de tous les autres martyrs ayant sacrifié leur liberté et même leur vie à la cause de la paix. »

« Les moyens mis à la disposition du prolétariat », se définissent entièrement par leur rôle dans la production capitaliste et par la situation du prolétariat dans l’état actuel. Ces moyens n’ont pas à être inventés. Ils sont fournis par l’expérience historique de la lutte de classe dans ses formes de plus haute tension. C’est en ce sens que la résolution nous invite à mener le combat en augmentant l’importance du mouvement, son impact idéologique et politique, et en élevant sa capacité combative.

Nos camarades voient que la résolution du parti socialiste est riche par son contenu. C’est un appel au combat et une indication de la route à prendre. Mais c’est en même temps une obligation prise par les cercles dirigeants du parti. Nous veillerons à ce que cette obligation — sans faiblesse, sans concessions, sans hésitation — soit remplie jusqu’au bout !

(Novy Mir, 8 février 1917)

Il faut choisir le chemin[modifier le wikicode]

Par la force même des faits, le Socialisme américain sort de sa position neutre. Il doit se mettre sur le pied de guerre. Les questions relatives à la guerre, à la défense nationale, à la réconciliation civile se présentent au prolétariat américain dans toute leur âpreté.

Grâce à la politique des classes dirigeantes, les travailleurs des U.S.A. ont la cruelle possibilité de se convaincre que les contradictions qui déchirent le mouvement ouvrier européen n’ont nullement été inventées par des théoriciens : il s’agit de la vie ou de la mort du Socialisme.

Ce n’est pas une exagération. Toute l’histoire du mouvement socialiste est remplie de luttes internes. La classe opprimée, se frayant un chemin vers le haut, ne peut se développer qu’en usant de la critique et de l’autocritique. Mais les contradictions à l’intérieur du Socialisme n’ont jamais atteint le degré de profondeur actuel. Dans la lutte du marxisme contre le Réformisme et l’Anarchisme, il s’agissait de critiquer les voies et les méthodes de la structure capitaliste. La question est maintenant posée entre les sociaux-démocrates révolutionnaires et les sociaux-patriotes : est-il nécessaire de lutter contre le Capitalisme et la société bourgeoise ? Il n’y a rien d’étonnant à ce que les anarchistes-patriotes, tels que Kropotkine et Jean Grave marchent avec les sociaux-patriotes, alors que les anarcho-syndicalistes, restés fidèles à l’Internationalisme, se rangent aux côtés des socialistes-zimmerwaldiens.

Il peut sembler que la contradiction actuelle, en dépit de son caractère aigu, ne soit que provisoire : elle est née des circonstances exceptionnelles de la guerre et disparaîtra avec elle. C’est la plus naïve des illusions. Les sociaux-patriotes eux-mêmes ont eu le temps de tirer les conclusions indispensables quant à leur comportement en temps de paix. Le parti qui assume la responsabilité de la défense nationale — il raisonne tout à fait justement — doit se préoccuper, en temps de paix, de cet appareil de défense. L’opposition de principe au militarisme doit être rejetée. Il faut, en temps de paix, voter les crédits militaires pour qu’il y ait une défense en temps de guerre. Cela change tous les rapports avec le Pouvoir : l’antagonisme irréconciliable est remplacé par une attitude « d’affaires », et la Social-démocratie devient un parti national ; elle réclamera des réformes plus énergiquement que les autres partis, mais elle ne le fera que dans la mesure où ces réformes ne menacent pas la structure bourgeoise et ne heurtent pas les nécessités de la défense nationale.

Il se trouve, actuellement, beaucoup de sociaux-patriotes attardés qui se refusent « à joindre les bouts » (à tirer les conclusions logiques) et répètent l’aphorisme créé au début de la guerre pour apaiser leurs consciences : « La maison brûle, il faut la sauver ; au sauvetage tous sont intéressés, aussi bien les occupants des belles chambres que ceux des mansardes ; ensuite, chacun retournera à sa place, et tout reprendra comme par le passé. » Cette philosophie « incendiaire » est par trop frivole.

« Avec beaucoup de grandeur d’âme, vous voulez étouffer l’incendie quand la maison est déjà brûlée, répliquent les sociaux-patriotes avec beaucoup plus de logique ; mais pour éteindre le feu, il nous faut des pompes. Donc, nous n’avons pas le droit de refuser, en temps de paix, les crédits militaires et tout le budget bourgeois. »

Ce dernier point de vue est le seul logique si l’on se tient sur le terrain de la défense nationale. Mais on découvre alors que le social-patriotisme incarne la soumission d’un parti révolutionnaire au pouvoir et que le drapeau socialiste est utilisé pour discipliner les masses dans un but « patriotique ». C’est dans ce sens que nous avons écrit qu’il s’agit de la vie ou de la mort du Socialisme.

L’Histoire nous a souvent donné des exemples de mouvements idéologiques naissant et s’épanouissant sous le signe de la protection des masses opprimées et devenant une arme irremplaçable dans les mains des possédants pour servir à la conservation de l’ordre conservateur.

Le Christianisme a commencé en tant que mouvement des sujets les plus humiliés et les plus misérables du pouvoir romain. Il s’est converti en un instrument de lutte des classes dirigeantes et sert, maintenant, d’huile pour les rouages de la machine d’exploitation capitaliste.

La Réforme, née de mouvements populaires tumultueux dressés contre l’oppression de l’Église, est devenue dans tous les pays protestants, le serviteur fidèle du Capitalisme.

Le Libéralisme et la Démocratie, sous le drapeau du « peuple », ont lutté contre la monarchie et les féodalités ; ils se sont mis aujourd’hui au service de la bourgeoisie contre le prolétariat.

Le Socialisme accomplit une évolution à sens unique sous la forme de son aile patriotique ; mouvement de rébellion, il devient conservateur, et les classes possédantes l’utilisent pour atteindre ses buts.

On peut, évidemment, se bercer de pensées rassurantes : l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie ne peut s’éteindre ; le Socialisme ne peut être séparé de son caractère de mouvement de classe et, par conséquent, il n’y a pas de quoi sonner le tocsin ; toutefois, il faudra souffrir. Cet optimisme borné qui dissimule une totale indifférence idéologique, n’est pas seulement largement répandu en Amérique, mais il passe pour le Marxisme le plus éprouvé. En fait, ce n’en est qu’une lamentable contrefaçon.

Si le Socialisme doit « de toute façon » triompher, à quoi sert le parti socialiste ? Pourquoi la faculté de juger, de prédire et d’évaluer nous a été donnée ? Le Marxisme, ce n’est pas du fatalisme. La théorie marxiste peut nous expliquer les causes historiques de la venue du social-patriotisme, mais elle ne nous libère pas de la nécessité de lutter contre lui. Le Socialisme vaincra, bien sûr, mais seulement grâce à la classe ouvrière, à sa volonté, à sa nette conscience et à sa fermeté révolutionnaire. La classe ouvrière doit suivre son chemin historique et, par conséquent, elle doit, seule, déterminer son orientation.

Donc, nous causerions le plus grand mal à la cause de la libération du prolétariat si nous devions nier ou diminuer la profondeur des divergences entre l’Internationalisme et le Social-patriotisme. Donc, il faut choisir le chemin entre ces deux mouvements qui s’excluent l’un l’autre. Le moment suprême est venu pour les travailleurs américains qui n’ont pas procédé à ce choix. Le pouvoir capitaliste les astreindra à choisir. Il les précipitera dans le cœur même de l’incendie en leur disant : « Notre maison brûle, en avant ! Éteignez le feu ! »

(Novy Mir, 23 février 1917)

Qu’est la guerre pour l’Amérique ?[modifier le wikicode]

Les U.S.A. étaient, de nom une puissance neutre ; de fait, ils menaient ouvertement la guerre aux côtés des Alliés (Angleterre, France, Russie et Italie). Cela, tous le savent. L’Amérique a fourni aux Alliés des quantités de matériel militaire, ceci sans interruption, et ses « sympathies » pour les Français et les Belges étaient presqu’aussi élevées que ses profits. Le Capitalisme américain aurait été, évidemment, disposé à servir les deux camps en guerre : à vendre aux Allemands des obus contre les Français, et aux Français contre les Allemands. C’eût été pour le Capitalisme une politique « rêvée » de neutralité. Les canons, les sympathies et les obus auraient été répartis de façon égale entre les belligérants. Mais l’Angleterre institua le Blocus. La route vers les Empires centraux était coupée. Si Wilson avait voulu alors agir comme il agit maintenant, il aurait dû, au nom de « la liberté des mers », rompre les relations diplomatiques avec l’Angleterre et, en général, avec les Alliés. Mais dans ce cas, l’industrie américaine aurait été coupée des deux camps en guerre. Les U.S.A. admirent donc le Blocus (c’est là le « Pacifisme » de Wilson), et le Capitalisme américain reçut la possibilité de faire des profits fantastiques sous le pavillon de neutralité.

Voici que fin janvier, l’Allemagne déclare le Blocus total de tous ses ennemis. Si le Blocus allemand était assez fort non seulement pour couper l’Amérique des Alliés, mais pour permettre l’écoulement des marchandises américaines, les capitalistes américains se seraient pliés à cet état de choses, et ils auraient expédié à Berlin toutes les munitions destinées à Londres. Toutes les « sympathies » auraient été reportées sur les Allemands qui protègent l’Europe de la barbarie russe. Et Wilson continuerait de porter la robe de chambre du « pacifiste ». Mais il ne peut en être question. Le travail des sous-marins allemands réussit à couper les communications entre les U.S.A. et les Alliés, mais il ne suffit pas à ouvrir le marché allemand aux capitalistes américains. Le résultat des deux Blocus est de couper l’Amérique des deux camps. Que doit-on faire ? Adopter une politique stricte de neutralité ? Suspendre les envois de munitions ? Ceci signifierait non seulement la perte de profits colossaux, mais aussi quelque chose de plus ! Pendant la guerre, l’industrie américaine s’est convertie totalement. Au lieu de fabriquer des produits de consommation, le Capitalisme américain s’est reconverti dans la fabrication d’instruments de destruction. Des forces et des moyens incalculables (matériel brut, machines, masses ouvrières) sont consacrés à l’industrie de guerre. La suspension des transports vers l’Europe signifierait une crise jamais encore connue. De nombreuses usines, des entreprises sous-traitantes plus nombreuses encore, devraient aussitôt arrêter tout travail. Les cours s’effondreraient aussitôt. Il y aurait des pleurs et des grincements de dents dans le monde capitaliste. Les signes avant-coureurs de cette crise sont déjà là. Les navires ne partent pas. Les ports sont encombrés. Les marchandises s’accumulent dans les docks. Les wagons ne sont pas déchargés. Mais ce ne sont que des fleurs ! Les fruits doivent encore mûrir ! La Bourse est secouée par des pressentiments funestes. Le Capitalisme financier s’agite nerveusement. Les dirigeants des trusts réclament des actes décisifs. Wilson enlève ses pantoufles de pacifiste et chausse ses bottes de combat. Mais à quoi servira l’intervention armée des U.S.A. ? On ne peut pas balayer les sous-marins allemands avec des articles de presse et des vantardises patriotiques ! Si la puissance flotte anglaise ne réussit pas à garantir la liberté des mers, que feront les navires de guerre américains encore moins capables de réaliser des miracles ? Donc, dans le cas d’une intervention directe, la production de guerre américaine resterait, quand même, coupée du marché européen.

Ceci est indiscutable. Mais, pour les marchands de canons américains, s’ouvrira aussitôt un nouveau marché colossal : dans l’Amérique même.

Voici le nœud de la question. Les U.S.A., en alimentant la guerre européenne, ont édifié la Tour de Babel de la production de guerre. Cette tour se dresse au-dessus de la bourse, de la Maison-Blanche, du parlement, de la conscience des journalistes. S’il n’est plus possible d’exporter les engins de mort vers l’Europe, il ne reste plus qu’à faire payer ceux-ci par la république américaine. Il faut, le plus vite possible, créer son propre militarisme. Jusqu’à maintenant, les marchands de munitions se sont nourris du sang européen. Maintenant, ils s’apprêtent, à l’instar de leurs homologues européens, à se nourrir du sang de leurs propres prolétaires. Quel caractère prendra la guerre du côté américain ? Cette question particulière n’est pas encore claire, même pour les dirigeants de Washington. Mais la guerre leur est indispensable. Il leur faut le « danger qui menace la Nation » pour changer les épaules du peuple américain du poids de la tour babylonienne de l’industrie de guerre.

(Novy Mir, 9 mars 1917)

La constitution des moutons[modifier le wikicode]

La Conférence de Gompers and Co

La Conférence (à Washington) des fonctionnaires de la Fédération américaine du travail fut tenue sur la demande du Comité de Défense nationale, dont est membre le président de la Fédération, Gompers. L’initiative a déjà été précisée. Il ne s’agit pas d’une réunion des représentants de la classe ouvrière contre la guerre et le militarisme, mais d’une conspiration des « Unions » pour soumettre les prolétaires au militarisme. C’est dans ce but que Wilson nomma le Gompers tant respecté au Comité de Défense. C’est dans ce but que Gompers a réuni sa propre « administration ». Il en est résulté exactement ce qu’escomptaient les dirigeants : l’administration des Unions a juré fidélité à celle du Pouvoir.

Au beau milieu du serment, il y a, évidemment, l’obligation de « Défense nationale ». Là-dessus, Gompers et ses acolytes ne font aucune restriction. Ils promettent leurs services — « dans tous les azimuts » — pour « la défense, la protection et le soutien de la république contre ses ennemis, quels qu’ils soient ». Ils se refusent, par avance, à toute discrimination hypocrite et subtilement juridique entre les notions de guerre « défensive » et de guerre « offensive ». La république impérialiste aura toujours besoin dans toute guerre, du soutien des travailleurs, et Gompers le lui promet. Il promet également son aide pour l’institution du service militaire obligatoire.

L’administration des « Unions » joint à son serment d’allégeance toute une série de bons vœux à l’adresse de l’administration gouvernementale. Les travailleurs (à savoir les fonctionnaires des « Unions ») doivent être munis d’un mandat consultatif. Le Capitalisme devra supporter le poids du fardeau de la guerre, etc., etc. Quelles que soient les conditions acceptées, elles sont sans valeur et humiliantes pour la classe ouvrière. En vendant les jeunes générations de travailleurs au militarisme, les dirigeants syndicalistes des « Unions » demandent le droit de juger comment le Moloch gouvernemental les dévorera. Les moutons vétérans réclament du boucher leur représentation à l’abattoir. Ils consentent à l’extermination de la race ovine, mais dans le respect des droits et de la Constitution des moutons.

Mais par quoi est garanti ce droit de regard ? Sur ce point, le document servile de Gompers a un vice de prononciation. D’une part, on promet le soutien au gouvernement contre tous ses ennemis ; de l’autre, on dirait que le droit de regard vis-à-vis du gouvernement est soumis à certaines conditions.

Mais la position de principe de Wilson sera, après la Conférence de Washington, beaucoup plus ferme que celle de Gompers. Au premier heurt, les classes dirigeantes tiendront aux « Unionistes » le même langage que les gouvernements anglais, français et allemand à leurs sociaux-patriotes : « la Défense de la Patrie, suivant vos propres déclarations, est le premier devoir du prolétariat ; donc, dans l’accomplissement de ce devoir, vous n’avez aucun droit au pourboire ». Si la classe ouvrière américaine est obligée « loyalement » de verser son sang pour la patrie impérialiste, elle devra accomplir son devoir, que Gompers soit nommé ou non au ministère du Travail et qu’on hausse ou qu’on abaisse de dix cents par jour le salaire des ouvriers des usines de guerre…

Dans les décisions de la Conférence de Washington, l’unionisme obtus et conservateur trouve son accomplissement logique et en même temps sa répugnante caricature. Le Gompersisme consistait en la reconnaissance par le Capitalisme du droit des prolétaires à une constitution « honorable » sur les bases de l’exploitation capitaliste. Mais le Capitalisme est devenu Impérialisme. Celui-ci entraîne le pays dans la guerre, Gompers, à genoux, accepte la guerre et le militarisme, comme il a accepté le Capitalisme. Il s’efforce — désormais sur les bases de la guerre — d’obtenir une constitution « honorable » pour les masses laborieuses jetées en sacrifice.

Si la lutte contre Gompers était malaisée au plus haut point dans les conditions du « développement pacifique » du Capitalisme américain, alors que les dirigeants de la classe ouvrière recevaient de bons morceaux de la table de la bourgeoisie, maintenant qu’il s’agit de l’emprise impitoyable du militarisme, la position des socialistes en lutte contre le Gompersisme est devenue beaucoup plus favorable. Les contradictions entre les moutons constitutionnels et les massacres effroyables que la guerre fera dans les rangs des prolétaires, seront trop visibles, trop criantes, pour que les cervelles les plus obtuses puissent les ignorer ; elles deviendront plus perméables aux paroles socialistes et aux appels de la révolution. Il faut seulement que nous autres, socialistes, soyons à la hauteur. Aucune concession au gouvernement, au militarisme, au patriotisme. Aucun compromis avec le Gompersisme. La bureaucratie unioniste a passé accord avec la bureaucratie du Capitalisme. Guerre sans merci à l’une et à l’autre, telle est et doit être notre réplique !

(Novy Mir, 15 mars 1917)

Le Sens révolutionnaire de hillquit[modifier le wikicode]

Lettre à la rédaction de « N.Y Volkszeitung »[2]

Messieurs les Rédacteurs !

Mon exposé devant le groupe allemand de New York m’a privé de la possibilité de participer, le dimanche 11 février, à la conférence de notre Parti. En lisant votre journal, je constate que la position que je défends a subi de la part de Hillquit, un assaut sur un point auquel je ne m’attendais absolument pas. Hillquit pense que notre jeune ami Freïn n’a pas le droit de recommander aux prolétaires une tactique révolutionnaire pouvant entraîner des sacrifices, car lui, Freïn, n’a jamais eu l’occasion de montrer qu’il était prêt à supporter ces sacrifices. Quant à moi, l’un des signataires du projet de la minorité, Hillquit déclara que « je n’étais pas resté en Russie pour ne pas me faire fusiller au nom de mes idées, mais que j’étais venu ici pour donner aux autres de bons conseils ». Je ne sais si de pareilles méthodes de « « critique » politique sont admises en Amérique. J’en doute fortement. En tout cas, j’ai été habitué en Europe, à les regarder comme non convaincantes et de plus, comme inadmissibles. Il suffit de quelques minutes de réflexion pour se convaincre de la justesse de cette conclusion.

T. Simon Berlin, un des membres de la majorité, déclara qu’ayant dépassé l’âge du service militaire, il considérait comme impossible de conseiller aux autres l’emploi de méthodes définitives de lutte contre la conscription. Très bien. Mais alors, Freïn, qui est en âge d’être mobilisé, est privé du droit de faire campagne contre le service obligatoire, cas sa jeunesse, suivant Hillquit, l’empêche d’acquérir le titre viril indispensable. Et pour finir, je n’ai pas le droit de recommander les méthodes révolutionnaires, car je ne me suis pas laissé fusiller en Russie. Comme nous le voyons, il n’est pas facile de trouver dans la nature la combinaison de conditions personnelles qui pourrait satisfaire Hillquit : il faut être ni vieux ni jeune et, une fois au moins, avoir subi une condamnation à mort.

Je ne doute pas qu’une fois fusillé en Russie, Hillquit me reconnaîtrait le droit de recommander la tactique révolutionnaire. Il est vrai que, dans ce cas, il me serait difficile de bénéficier de cette permission magnanime. Mais ce n’est pas la seule difficulté. Pour me faire fusiller en Russie, j’aurais dû prôner la tactique révolutionnaire. Mais les Hillquit russes (ils ne sont pas tous en Amérique !) n’auraient pas manqué l’occasion de me démontrer que, n’ayant pas fait la preuve de ma capacité à me faire fusiller, je n’avais pas le droit d’appeler les travailleurs russes à la lutte révolutionnaire. La situation, comme nous le voyons, est absolument sans issue. Heureusement, les mouvements révolutionnaires se moquent éperdument des sens et des normes qu’imposent sans pitié les Caton de Broadway.

Au temps de la guerre russo-japonaise, nos conférences et os réunions avaient pour but d’appeler les masses à la grève révolutionnaire contre la guerre et le Tsarisme. Ces appels ne restèrent pas lettre morte. 1905 fut l’année des plus grandes grèves politiques et des combats les plus acharnés sur les barricades. Dans nos réunions, nous jugions nos méthodes de lutte, et les discussions montraient parfois à un degré très âpre. Mais à personne d’entre nous, il ne serait venu en tête cette idée si asse me demander au contradicteur : est-il prêt à supporter personnellement la responsabilité des actions pour lesquelles il appelle les travailleurs ? Pour cela, nous nous sentions trop directement révolutionnaires. Nous pouvions être divisés par des questions par des questions d’ordre politique, mais non par celles ayant trait au courage personnel et à la capacité de subir les conséquences de nos appels et de nos actions. Et ce n’est pas sans un sentiment de dégoût que j’ai traité cette affaire.

Dans le feu de son accusation, Hillquit est tombé on ne peut plus mal. La police réactionnaire de tous les pays a toujours affirmé que les meneurs conduisaient les masses à la guillotine, alors qu’ils se tiraient toujours d’affaire. Mais, de fait, la réaction politique s’en prend toujours aux meneurs et, par conséquent, la conscience de Hillquit peut être parfaitement rassurée…

Il me reste à démontrer comme mensongère l’affirmation de Hillquit : à savoir que je n’ai pas voulu « rester » en Russie pour y être fusillé, mais que je me suis rendu en Amérique pour distribuer des conseils dangereux. Je ne pouvais « rester » en Russie, car la guerre m’a trouvé en Suisse en qualité d’émigré politique. Privé par les tribunaux tzaristes de tous droits, je n’avais aucune possibilité physique de retourner en Russie. Je me suis rendu de Suisse en France, où j’ai propagé ces points de vue qui inquiétèrent tellement Hillquit. Il en résulta mon expulsion de France vers l’Espagne, d’Espagne vers l’Amérique. Je ne vais pas entrer dans une discussion au sujet du « cens » qui donne le droit à M. Hillquit de se montrer si exigeant envers ses adversaires politiques, mais je pense qu’en qualité d’avocat, il devrait se montrer plus prudent dans ses insinuations.

(New York, février 1917)

Il vaut mieux laisser en paix Clara Zetkine[modifier le wikicode]

À la réunion de dimanche du Parti socialiste, A. Ingermann — afin de fortifier ses objections aux propositions internationalistes de défendre aux membres du Parti toute participation aux organisations militaristes gouvernementales — jugea bon d’évoquer une conversation privée avec Clara Zetkine quelques jours avant la guerre : « Mon mari et mon fils médecin se rendront dans une organisation sanitaire : c’est notre devoir. »

Que voulait dire A. Ingermann avec cette citation ? Que Clara Zetkine, tel ou tel jour, dans telle ou telle chambre, a exprimé une pensée patriotique en présence d’Ingermann ? Mais, à vrai dire, Clara Zetkine n’est pas connue seulement par ses conversations privées avec A. Ingermann. Clara Zetkine, à part ses propos personnels, se manifeste en public : elle parle, écrit, rédige des articles et… se trouve ne prison.

A-t-elle été emprisonnée pour cette pensée patriotique exprimée, il y a deux ans, devant A. Ingermann ? Nous ne le pensons pas. Clara Zetkine figure au premier rang des Internationalistes révolutionnaires. Elle appartient au groupe de Liebknecht, Rosa Luxembourg, Mehring. Elle est totalement partisane de Zimmerwald. Elle est avec nous, Ingermann !

Vous avez entièrement le droit pour défendre vos positions de citer Scheidemann, Plékhanov, Vandervelde…, mais, Clara Zetkine, vous feriez mieux de la laisser en paix !

(Novy Mir, 13 février 1917)

Et cependant vous vous référez en vain à Clara Zetkine[modifier le wikicode]

A. Ingermann a trouvé nécessaire d’éluder la partie principale de la question et de s’occuper de réfuter ma lettre — pour mieux la confirmer. Il s’agissait, suivant Ingermann, non pas d’un engagement dans une organisation gouvernementale, mais bien dans la Croix-Rouge. Ingermann veut-elle dire par là que la Croix-Rouge n’est pas une organisation militaire gouvernementale ? Ou croit-elle qu’il faille faire une exception en faveur de cette organisation sanitaire militaire ? Il faudrait l’expliquer. Le sens de la référence aux propos de Zetkine devient plus mystérieux encore. A la conférence, Ingermann a affirmé que Clara Zetkine aurait regardé comme obligatoire l’engagement dans une organisation sanitaire militaire (Das ist unsere Pflicht) : c’est notre devoir. Des paroles de Zetkine se dégage la conclusion qu’il ne faut pas exclure du Parti les médecins qui s’engagent dans la Croix-Rouge. Les exclure ou les traiter moins sévèrement, cela regarde le tarif des punitions. Mais il faudrait auparavant définir l’engagement dans une organisation sanitaire : est-ce un crime ou… notre devoir ? Il faut donner une réponse non équivoque.

Pour savoir ce que pense de cette question de principe le groupe de Clara Zetkine, Liebknecht, Luxembourg et Mehring, il suffit de se rapporter à la brochure Les bases du Programme de l’Internationale. L’article de Kate Dunker formule comme suit l’opinion de l’aile gauche (à laquelle appartient Clara Zetkine) : les socialistes doivent apporter leur soutien au prolétariat victime de la guerre, mais ils ne peuvent le faire que dans les drapeaux du Socialisme révolutionnaire et non ceux, gouvernementaux, de la Croix-Rouge. Seulement dans ce sens, vous pouviez citer Clara Zetkine en ne faussant pas sa position réelle, Mme Ingermann !

A. Ingermann, en conclusion, ne parlera qu’aux Internationalistes authentiques. Ça c’est parler… Mais il suffit d’avoir pour cela des principes bien définis de politique internationaliste. Nous avons l’espoir qu’à la prochaine conférence, Ingermann et ses amis nous éclaireront là-dessus. A la dernière, cela ne marcha pas très fort. Le président Brown définit ses principes : il est social-patriote et a le courage de déclarer ses sentiments anti-socialistes. L’aile gauche exposa ses principes : lutte révolutionnaire pendant la guerre ? Et les éléments intermédiaires ?… Ils se contentèrent de références équivoques à des propos privés de Zetkine défendant une tendance à laquelle Zetkine elle-même est implacablement hostile. C’est là que je suis intervenu, par respect pour Zetkine, et pour les principes.

(Novy Mir, 16 février 1917)

Réponses aux questions des lecteurs[modifier le wikicode]

À la suite de mes articles dans Novy Mir j’ai reçu quelques questions et quelques explications. Il me paraît convenable de répondre à des questions qui offrent un intérêt général.

Sur la Croix-Rouge[modifier le wikicode]

« En ce qui concerne les opinions socialistes et internationalistes, nous écrit Maria Ragoza, je suis entièrement d’accord avec vous, mais votre refus de la Croix-Rouge me laisse perplexe. Je vous prie de m’expliquer ce qui suit :

« De quelle façon, nous autres socialistes-internationalistes, si peu nombreux, pouvons aider les victimes de la guerre ? Autant que je sache, il n’y a que deux médecins parmi les socialistes russes américains ; chez les Finlandais, il n’y en a aucun, pas même une sœur de charité.

« De quelle façon, nous qui n’avons pas la moindre idée de panser les mutilés, pourrons-nous aider le prolétariat ? Ensuite, avons-nous, chez les Internationalistes — groupés autour de Novy Mir et réclamant quotidiennement de l’aide — des pansements, des brancards et des ambulances ? Ou serons-nous obligés de tirer les blessés par les pieds comme le moujik le fait pour un veau ?

« Non, camarade Trotsky, n’est-il pas mieux de classer la Croix-Rouge parmi les organisations neutres, telles que les cliniques, les bibliothèques, les tramways, les navires, etc… ? Ce qui compte pour le blessé, c’est d’être secouru, et non les opinions politiques de celui qui l’aide. »

La camarade Maria Ragoza se figure que j’ai l’intention de remplacer la Croix-Rouge par une organisation internationale correspondance, et elle se demande avec un étonnement naturel : où avons-nous les ressources nécessaires ? Il est évident que, pour atteindre ce but, nous n’avons pas les moyens indispensables. De toute façon, le Pouvoir ne nous permettrait jamais de fonder cette institution à la place de la Croix-Rouge, pas plus qu’il ne permet à un soldat de choisir entre un médecin civil et un major. Le soldat blessé ou malade est la propriété du gouvernement au même titre que le soldat bien portant. Il faut guérir le blessé le plus vite possible pour l’envoyer sur le front. Une fois seulement qu’il est convaincu que l’invalide n’est plus en état de mutiler d’autres soldats, le gouvernement le libère de ses griffes, c’est-à-dire de la surveillance de la Croix-Rouge. Le médecin militaire a le devoir, non seulement de guérir le blessé, mais de veiller à ce que celui-ci ne répugne pas à retourner au front : il a le devoir de démasquer les simulateurs ; et, en général, de soutenir les intérêts du Pouvoir contre ceux de ses victimes. Voilà pourquoi le médecin socialiste ne peut en aucun cas considérer comme étant de son devoir de s’engager dans une telle organisation.

Le devoir ne nous en reste pas moins, à nous autres socialistes, d’aider les victimes de la guerre par tous les moyens, mais nous devons utiliser « nos voies ». Avant tout, nous surveillons ce qui se passe à l’armée et, en particulier, à la Croix-Rouge. Nous tenons la liste de toutes les cruautés commises, de tous les mauvais traitements infligés à la personnalité du soldat, à l’insuffisance de la nourriture, aux carences des traitements. Nous faisons ce travail, non en patriotes excités, mais en socialistes, c’est-à-dire en défenseurs des intérêts des masses laborieuses. Nous nous efforçons de garder le contact avec nos partisans, dans les tranchées, les casernes et les hôpitaux. Nous les aidons : nous leur envoyons du tabac, du linge, de l’argent, nous les fournissons en livres, en journaux, nous entretenons avec eux une correspondance, et ainsi nous cultivons en eux un esprit non belliqueux, mais socialiste. Dans ce but nous pouvons former, si les circonstances l’exigent, des comités privés, notre propre « Croix-Rouge ». Mais le but de celle-ci n’est pas de soulager le gouvernement dans son travail sanguinaire, mais, au contraire, d’entretenir l’état d’esprit révolutionnaire dans les tranchées et dans les usines. Sur tous les secteurs de notre activité concernant la guerre doit flotter le drapeau internationaliste.

Sur Plékhanov[modifier le wikicode]

Dans un de mes articles (« Mon journal quotidien »), j’écrivais : « En 1913, à l’occasion de mon séjour à Bucarest, Racovsky me raconta que, pendant la guerre russo-japonaise, Plékhanov lui avait confié, avec plus de sincérité qu’à nous-mêmes, que le Socialisme ne devait pas être « anti-national » et que l’état d’esprit « défaitiste » était introduit dans le Parti… par l’Intelligentsia juive ».

À ce propos, A. Goïsch m’écrit :

« Involontairement la question se pose : pourquoi vous, camarade Trotsky, n’avez-vous pas jugé utile d’arracher son masque au « camarade » Plékhanov en rendant publics ces propos ?

« Je suis convaincu que beaucoup de lecteurs ont eu la même pensée et qu’une réponse nette retiendra l’intérêt général. »

Le camarade Goïsch me pose un problème impossible à résoudre. Il s’en convaincra facilement s’il tente de se représenter les circonstances qui ont précédé la guerre. Plékhanov tenait une position ouvertement internationale pendant la guerre russo-nipponne, puis diplomatique pendant la guerre des Balkans. Sur la foi d’impressions personnelles et de conversations privées, je soupçonnais Plékhanov de fortes tendances nationalistes. Mais tant que celles-ci ne se faisaient pas jour dans l’activité politique de Plékhanov, il aurait été inintéressant, et même inepte, de les dénoncer, d’autant plus que les lecteurs auraient été en peine de les vérifier. Si je juge maintenant possible de faire appel à mes impressions personnelles, c’est qu’elles complètent les activités publiques de Plékhanov et donnent de celui-ci la clé psychologique jusqu’à un certain degré.

(Novy Mir, 3 mars 1917)

Préparez le soldat de la révolution ![modifier le wikicode]

Des jours sombres se préparent. Le gouvernement bourgeois pose brutalement à chacun la question : avec moi ou contre moi ? Nombre de ceux qui tourneraient autour du Socialisme — avocats, médecins, etc… — abandonnent nos rangs afin de ne pas rompre leurs liens avec la société bourgeoise dont ils dépendent et à laquelle la plupart d’entre eux appartiennent moralement. Mais nous, socialistes révolutionnaires, nous en obtenons une audience plus profonde dans les rangs des travailleurs que le tonnerre des événements éveille à la vie politique.

De même que les bellicistes capitalistes appellent les recrues et font leur instruction guerrière dans le plus bref délai, de même nous devons, nous, le seul adversaire de cette clique belliciste, faire passer des milliers et des milliers de recrues par notre école socialiste.

Les travailleurs évolués doivent assumer l’obligation de servir d’instructeurs. Dans chaque coin de New York, dans chaque ville de province, dans chaque usine où travaillent des ouvriers russes, il faut recruter des lecteurs de Novy Mir et les habituer à la lecture rationnelle et consciente de notre journal. Il faut partout créer des cercles de lecteurs de Novy Mir, discuter et commenter, avec eux, les principaux articles. Il faut éveiller et pousser en avant la pensée du prolétariat. Il faut préparer le soldat de la révolution !

(Novy Mir, 8 mars 1917)

Rien de commun avec « vorwaerts »[modifier le wikicode]

(Lettre à la rédaction)

Voici le texte de la lettre que j’ai envoyée à la gazette juive, Vorwärts :

Messieurs les Rédacteurs,

Quand j’ai accepté votre proposition de publier dans les colonnes de votre journal mes opinions sur la position internationale du Socialisme, je me rendais parfaitement compte de toute la profondeur de nos différences de position. Il est vrai que mon ignorance de la langue juive me prive de la possibilité de suivre systématiquement tout ce que publie Vorwaerts. Mais mes compagnons politiques m’ont fait connaître assez souvent le contenu de vos articles, et j’ai pu en déduire votre orientation et vos buts. C’est pour cela que j’ai accepté, il y a quelques semaines, votre proposition en partant du fait que le Socialisme américain vient de vivre — avec retard, il est vrai — une période de « discussions » sur les problèmes fondamentaux, rejetant les Partis socialistes européens en deux camps irrémédiablement opposés. Mais l’approche de la guerre entre les U.S.A. et l’Allemagne a brutalement changé la situation. Il s’agit actuellement de politique de combat et non plus de discussions. La rédaction de Vorwaerts, après la « révélation » de la lettre de Zimmerwald[3], a appelé le prolétariat juif (« au cas » où la révélation serait confirmée) à la lutte « jusqu’à la dernière goutte de sang » pour la soi-disant Patrie.

Je pense, d’accord avec la déclaration du Comité Civil de New York de notre Parti, que, sous le nom de Patrie, figure le droit sacré pour les marchands de canons milliardaires d’arracher encore d’autres milliards au sang des peuples d’Europe. Je pense que si p-le prolétariat américain est prêt à verser son sang, c’est contre la « Patrie » impérialiste et non pour la défendre. Cela signifie que nous nous tenons du côté opposé de la barricade. Dans ces conditions, ma collaboration, même très provisoire, ne peut que jeter le doute dans l’esprit de vos et de mes lecteurs en faisant supposer que nous puissions avoir des idées communes. Je vous prie, donc, de stopper la publication de mes articles et de me retourner les manuscrits en votre possession.

(Novy Mir, 6 mars 1917)

Ce n’est pas vrai[modifier le wikicode]

« Vorwärts » répète que j’ai rédigé ma lettre à la suite d’une traduction inexacte de sa « déclaration » éhontée appelant les travailleurs juifs à répandre leur sang pour les intérêts du Capitalisme américain. C’est faux ! Notre traduction est parfaitement correcte. La rédaction de Vorwärts le sait. C’est pourquoi elle ne communique pas en quoi consiste l’inexactitude de la traduction. C’est pourquoi aussi, elle a tenté de façon indigne de dissimuler ma lettre à ses lecteurs et ne l’a imprimée qu’après ma protestation indignée.

Le trouble chez les travailleurs juifs évolués qui pensent comme nous oblige la rédaction désespérément compromise à faire feu des quatre fers pour en sortir. Vorwärts ne fait qu’obscurcir les choses et trompe ses lecteurs.

(Novy Mir, 9 mars 1917)

L’épuration est indispensable[modifier le wikicode]

Le rôle de Vorwärts dans le mouvement ouvrier juif

De la part de nombreux camarades juifs, nous recevons des approbations écrites et orales à propos de notre campagne contre la politique de Vorwärts. Elles ne constituent pas seulement un encouragement moral, mais nous confirment l’existence de nombreux partisans avec lesquels nous pouvons marcher main dans la main. Le trouble provoqué par la politique de Vorwärts, adaptée aux mœurs et aux besoins de la petite-bourgeoisie juive, a atteint un degré extraordinaire. Tous les travailleurs juifs évolués — il y en a un très grand nombre (heureusement !) — reconnaissent la bassesse de la position du journal qui, soutenant des tendances anti-prolétariennes et n’étant guidé que par le souci du tirage, exerce, en fait, une véritable dictature sur les organisations des prolétaires juifs aux U.S.A. Au lieu d’être l’instrument de l’éducation des masses dans un sens révolutionnaire, Vorwärts sert à étouffer le sentiment de lutte de classe et à obscurcir les consciences au moyen de préjugés nationalistes et de sentiments serviles envers le pouvoir capitaliste.

La plus récente conférence du Parti vit proposer la résolution suivante : l’idée de « Défense nationale » est catégoriquement rejetée, et tous les socialistes qui promettent leur aide au Pouvoir, en cas de guerre, doivent être exclus des rangs du Parti. L’aile droite, dans la personne de Hillquit, de Lee, Ingermann, se vit forcée d’adopter la résolution. Cela caractérise, mieux que toute autre chose, la mentalité des membres de la « base ». Au sens et à la lettre de cette résolution, Kagan, le rédacteur en chef de Vorwärts, devrait être mis hors du Parti. Rien d’étonnant si le journal a caché cette résolution à ses lecteurs.

Il est difficile de trouver un autre exemple pour mieux dépeindre l’emprise, purement capitaliste, révoltante, exercée par Vorwärts sur ses lecteurs prolétaires. Le journal fait écran entre les travailleurs et le parti, impose sa censure capitalistique et ne communique pas aux prolétaires les décisions du Parti. Pourquoi ? Parce que, d’après le sens de ces résolutions, il n’y a pas de place pour les « manitous » de Vorwärts. Il n’y a pas mal de citoyens socialistes qui nous disent : « Le rôle de Vorwärts est connu depuis longtemps, mais que pouvons-nous y faire ?… » Jusqu’à quel point la conscience de ces braves gens s’étonne du building de dix étages dans l’East-Broadway ! La mentalité des travailleurs instruits est le meilleur témoignage de ce qui peut être fait et de ce qui sera fait. Il serait monstrueux que la classe désireuse de renverser le règne du capitalisme, subisse avec soumission désireuse de renverser le règne du capitalisme, subisse avec soumission la présence de journalistes capitalistes dans ses propres rangs.

Le temps est venu de vérifier sévèrement et d’épurer impitoyablement. Nous ne doutons pas que dans cette tâche, qui nous prépare aux combats de la révolution, Novy Mir ne soit au premier rang avec nos confrères européens.

(Novy Mir, 14 mars 1917)

kagan, interprète de LA RÉVOLUTION russe devant les travailleurs de New-York[modifier le wikicode]

M. Kagan a pris la parole au cours du meeting de Madison-Square-Garden (ce meeting coïncide avec celui des Internationalistes révolutionnaires, tenu à Harlem Casino, au 116 de Lennox Avenue). Les travailleurs russes combattent la bourgeoisie libérale et monarchiste, pour la République. Kagan nous affirme que la Russie n’est pas « mûre » pour la République. Il se dépêche de secourir les laquais monarchistes russes contre le prolétariat républicain. La classe ouvrière russe se bat pour la fraternité des peuples contre es impérialistes libéraux, à la tête desquels se trouve Milioukov. Kagan envoie un télégramme de félicitations à l’ennemi des travailleurs russes, Milioukov.

La conduite de Kagan, entendez-vous, camarades travailleurs, est une provocation effrontée pour le prolétariat russe et une offense à la Révolution russe.

(Novy Mir, 20 mars 1917)

Guerre et révolution[modifier le wikicode]

Les U.S.A. entrent en guerre au moment où celle-ci a provoqué la révolution dans l’Est de l’Europe. Cette coïncidence est remarquable et, nous le disons, n’est pas due au hasard. La Révolution russe apporte avec elle de nouvelles forces qui ne manquent pas de troubler les cœurs des classes dirigeantes. Aujourd’hui, le gouvernement russe octobriste et Cadet a proclamé solennellement qu’il continuerait à payer les pourcentages dus aux Bourses anglaise, française et américaine menant la guerre jusqu’à « la fin victorieuse ». De telles obligations sont très rassurantes, mais qui peut répondre du lendemain ? Si le ministère Goutchkov-Milioukov est balayé, et que surgisse un pouvoir révolutionnaire, celui-ci liquidera la guerre et les dettes de l’Ancien Régime. Un pareil moment ne serait pas favorable pour une intervention des U.S.A. Il faut se hâter. Il faut abréger le délai d’endoctrinement des masses, d’autant plus que d’énormes meetings témoignent d’une éducation du peuple dans le sens contraire. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.

Les classes capitalistes des U.S.A. ne peuvent s’arrêter. L’industrie de guerre et son frère de lait, le Capitalisme financier, devant la crainte d’une crise gigantesque, se précipitent dans l’abîme de la guerre. Malgré l’exemple fourni par la Russie, où la guerre et la révolution sont si étroitement liées, malgré que la presse américaine bourgeoise habitue son public à l’idée d’une révolution inévitable en Europe, le gouvernement « pacifiste » de Wilson est obligé de se plier à son destin : faire entrer la dernière puissance mondiale dans l’école sanglante de la guerre. Ce fait nous montre jusqu’à quel point la bourgeoisie a perdu toute capacité et tout contrôle sur les événements. Les forces effrénées du Capitalisme agissent avec un automatisme impitoyable. Seule le prolétariat révolutionnaire peut les museler. Le Capitalisme américain entraîne le pays dans la guerre ; le prolétariat américain y trouvera un débouché sur la voie de la révolution sociale.

(Novy Mir, 22 mars 1917)

Le pacifisme au service de l’impérialisme[4][modifier le wikicode]

Il n’y a jamais eu autant de pacifistes, maintenant que les gens s’étripent dans tous les coins de la planète. Chaque époque possède sa technique et ses formes politiques, mais aussi son style d’hypocrisie. Il fut un temps où les hommes s’égorgeaient pour la plus grande gloire du Christ et l’amour du prochain. Maintenant le Christ n’est invoqué que par les gouvernements les plus arriérés. Les peuples évolués se massacrent au nom du Pacifisme. Wilson, au nom de la Ligue des Nations et d’une paix durable, a lancé son pays dans la guerre. Kerensky et Tsérételli exigent une offensive pour « accélérer la fin de la guerre ». À cette époque manque son Juvénal ? Mais il faut bien ajouter que les moyens satiriques les plus puissants demeureraient désarmés devant la bêtise et la lâcheté triomphantes.

Le pacifisme est de la même veine que la démocratie. La bourgeoisie a fait le grand essai historique de rationaliser les relations humaines, c’est-à-dire d’enserrer la tradition aveugle et obtuse par les constructions de l’esprit critique. Les corporations, les privilèges, l’absolutisme monarchiste, tout ceci était l’héritage du Moyen Age. La bourgeoisie réclamait l’égalité juridique, la libre concurrence et des méthodes parlementaires pour diriger les affaires publiques. Elle appliqua naturellement son critère rationaliste aux relations internationales. Ici elle se heurta à la guerre comme à une méthode de solution des questions, mais qui est la négation même « de l’esprit ». Elle commença à démontrer aux peuples — par le langage de la poésie, de la morale et de la comptabilité – qu’il leur est plus avantageux de se soumettre aux règles d’une paix éternelle. Telles sont les racines logiques du pacifisme.

Dès la naissance même, on avait déposé en lui un vice fondamental caractéristique de la démocratie bourgeoise : ses critiques ne font qu’effleurer les événements politiques, sans oser approfondir les bases économiques. Avec l’idée d’une paix éternelle fondée sur des accords de « raison », le Capitalisme a agi encore plus cruellement que lorsqu’il était guidé par les idées de liberté, de fraternité et d’égalité. En rationalisant la technique, mais en ne modifiant pas l’organisation collective de la propriété, le Capitalisme a créé des armes de destruction dont n’aurait pas osé rêver le Moyen Age « barbare ».

La détérioration constante des relations internationales et l’accroissement illimité du militarisme arrachèrent au pacifisme sa plateforme objective. D’un autre côté, ces conditions l’ont appelé à une nouvelle vie qui se différencie de la première, comme le soleil couchant rouge sang, de son lever.

Les dix années précédant la guerre furent l’époque de ce que l’on appela « la Paix armée ». Pendant tout ce temps, il est vrai, eurent lieu des expéditions et des campagnes, mais dans les colonies. Se déroulant sur les territoires de peuples faibles et attardés, en Afrique, Asie, Indonésie, ces guerres préparaient la guerre mondiale. Mais, comme près 1871, il n’y avait pas de guerre en Europe, la petite-bourgeoisie s’habitua à regarder l’accroissement de l’armée comme une garantie de paix.

Les gouvernements capitalistes et les rois n’avaient, on s’en doute, rien contre une pareille conception. Et les conflits s’amoncelaient préparant l’explosion finale.

Le pacifisme théorique et politique a la même valeur que l’enseignement de l’accordéon pour les réformes sociales. Les antagonismes entre les nations ont les mêmes racines que ceux entre les classes. Si l’on admet la possibilité de résoudre lentement les contradictions de classes, alors il faut être du même avis pour l’apaisement et la régulation des relations internationales.

La petite-bourgeoisie a été le foyer de l’idéologie démocratique avec toutes ses traditions et ses allusions. Elle s’est renouvelée pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, mais elle ne quitta pas la scène. Dans le même temps que les développements de la technique enterraient irrémédiablement son rôle économique, le suffrage universel et le service militaire obligatoire lui conféraient, grâce à sa puissance numérique, une importance politique. Le grand Capital, pour autant qu’il n’effaça pas la bourgeoisie de la surface terrestre, se la soumit à l’aide du système de crédit. Il ne restait plus aux représentants du Capitalisme qu’à la subordonner dans l’arène politique par l’octroi d’un crédit fictif à ses préjugés et ses théories. Voici le motif, comme nous avons pu l’observer, de l’épanouissement trompeur de la bourgeoisie avec le réformisme et le pacifisme. Le Capitalisme asservit la petite-bourgeoisie en usant des préjugés de cette dernière.

C’est en France que l’on observa le plus clairement ce processus à deux faces. Là règne le Capitalisme qui s’appuie sur la petite-bourgeoisie la plus conservatrice du monde. Grâce aux emprunts étrangers, aux colonies et à l’alliance avec l’Angleterre et la Russie, les sphères financières de la Troisième république se trouvèrent entraînées dans les intérêts et les heurts de la politique mondiale. Pourtant le petit-bourgeois est provincial jusqu’à la moelle des os. Il a toujours senti une répugnance instinctive pour la géographie et a toujours craint la guerre pour la bonne raison qu’il a un fils unique qui doit hériter de son affaire et de ses meubles. Ce petit-bourgeois a envoyé au Parlement un radical qui lui a promis de sauvegarder la paix — d’une part au moyen de la Ligue des Nations, de l’autre par les Cosaques qui doivent tenir le Kaiser au collet. Le député radical, un avocat de province, est venu à Paris, non seulement avec d’excellentes intentions pacifistes, mais avec une totale ignorance de la situation du Golfe persique et de la nécessité du chemin de fer jusqu’à Bagdad. Cette majorité radicale constitue un ministère radical qui se trouve empêtré par toutes les obligations et les intérêts financiers de la Bourse en Russie, en Afrique et en Asie. Ne cessant pas de prodiguer de belles phrases pacifistes, le ministère continua une politique mondiale qui entraîna la France dans la guerre.

Le pacifisme anglais, et aussi le pacifisme américain, avec toutes les différences que cela comporte de formes d’idéologie, accomplit le même travail. Il rassure le petit-bourgeois qui craint de perdre dans des bouleversements tout ce qui reste de son indépendance. Il le berce de ses chants sur le désarmement, les droits des peuples, le tribunal mondial, pour ensuite le livrer au Capitalisme impérialiste qui mobilise tout : la technique, l’Église, l’art, le pacifisme et le « socialisme » politique.

« Nous avons toujours été contre la guerre, dit le citoyen français, donc la guerre nous a été imposée et, au nom des idéaux pacifistes, nous devons la mener jusqu’au bout. » Et le président des pacifistes français, le baron d’Estournelles de Constant, soutient triomphalement cette philosophie pacifiste d’une guerre impérialiste : la guerre jusqu’au bout.

La Bourse anglaise a mobilisé les pacifistes, tels le libéral Asquith et le démagogue radical Lloyd George. « Si ces gens-là mènent la guerre, se disent les masses, cela signifie que le bon droit est de notre côté. » Ainsi le pacifisme occupe un poste de responsabilité dans l’économie de la guerre au même titre que le bourrage de crânes et les emprunts gouvernementaux.

L’aide apportée par le pacifisme petit-bourgeois à l’Impérialisme se dévoile plus brutalement encore aux U.S.A. Ce sont les banques et les trusts qui mènent la vraie politique plus que partout ailleurs dans le monde. Déjà avant la guerre, les U.S.A., grâce à l’énorme développement de l’industrie et du commerce extérieur, s’avançaient systématiquement sur la voie d’une politique mondiale. La guerre européenne imprima à ce développement impérialiste un tempo fiévreux. Alors que des personnes très bien intentionnées, tels que Kautsky, nourrissaient l’espoir que les horreurs de la guerre européenne inspireraient à la bourgeoisie américaine une profonde aversion pour le militarisme, l’influence des événements s’exerçait, non psychologiquement mais matériellement, et conduisait aux résultats opposés. Les exportations américaines, qui atteignaient, en 1912, la somme de 2 466 millions de dollars, arrivaient à la hauteur incroyable, en 1916, de 5 481 millions. L’industrie de guerre s’adjugeait, bien entendu, la part du lion. La cessation brutale des exportations, après la déclaration de guerre sous-marine totale, n’était pas seulement l’arrêt soudain de profits gigantesques, mais la menace d’une crise, encore jamais vue, de toute l’industrie américaine sur le pied de guerre[5]. Le Capitalisme s’adressa au gouvernement : « Tu as protégé le développement de notre industrie sous le drapeau du pacifisme et de la neutralité, maintenant, Tu dois garantir nos ventes. » Si le Pouvoir ne peut assurer la « liberté » des mers », c’est-à-dire la liberté de se nourrir du sang européen, il peut procurer un nouvel écoulement aux produits de l’industrie de guerre en Amérique même. En alimentant la guerre européenne, on est arrivé à la nécessité de familiariser les U.S.A., tout de suite, en catastrophe.

Cette tâche devait rencontrer l’opposition des grandes masses populaires. Faire se préciser ce mécontentement mal défini et le faire se dissoudre dans le courant patriotique devint le problème intérieur essentiel du Pouvoir. L’ironie de l’Histoire a voulu que le « pacifisme » officiel de Wilson et le pacifisme « oppositionnel » de Bryan furent les plus puissants moyens mis en œuvre pour résoudre ce problème : éducation militariste des masses.

Bryan se dépêcha de donner un grand retentissement à la répugnance naturelle des fermiers et des « petites-gens » pour la politique militariste, la soldatesque et l’augmentation des impôts. Mais, tout en envoyant des tonnes de pétitions et des wagons de députations à son collègue en place au gouvernement, Bryan se souciait par-dessus tout de briser ce que ce mouvement pouvait avoir d’acéré. « Si l’affaire est poussée jusqu’à la guerre, télégraphiait Bryan à un meeting contre la guerre à Chicago, nous soutiendrons le gouvernement, cela va de soi ; mais, pour le moment, notre devoir le plus sacré est de protéger notre peuple des horreurs de la guerre et de faire, pour cela, tout ce qui est en notre pouvoir. » En ces quelques mots se résume le programme du pacifisme petit-bourgeois : « Faire tout ce qui est en notre pouvoir contre la guerre », offrir un exutoire à l’insatisfaction populaire au moyen de meetings inoffensifs, tout en donnant la garantie au pouvoir qu’il ne rencontrera pas d’obstacles de la part de l’opposition pacifiste.

Le pacifisme officiel n’avait pas besoin d’autre chose, lui qui, incarné par Wilson, a donné au capitalisme belliciste assez de preuves de sa « capacité de combat » impérialiste. Sur la base des déclarations de Bryan, pour réussir à composer avec sa bruyante opposition, il ne restait plus à Wilson qu’un moyen : déclarer la guerre… C’est ce qu’il a fait. Et Bryan est passé avec armes et bagages dans le camp gouvernemental. Et la petite-bourgeoisie et de nombreux travailleurs disent : « Du moment que notre gouvernement avec un pacifiste si chevronné que Wilson a déclaré la guerre, que Bryan lui-même l’a approuvé, c’est donc que la guerre était inévitable et qu’elle est juste… » On comprend alors pourquoi le pacifisme « quaker » des démagogues gouvernementaux est si coté à la Bourse militaro-industrielle.

Notre pacifisme menchévik et S.R., à part des différences de formes, joue exactement le même rôle. La résolution, approuvée par la majorité du Comité Panrusse, est non seulement de conception pacifiste, mais impérialiste. Elle proclame que la lutte pour la cessation immédiate de la guerre « est le plus grave problème posé à la démocratie révolutionnaire ». Mais toutes ces prémisses ne sont mobilisées que pour arriver à la conclusion suivante : « Jusqu’à ce qu’il ne soit pas mis fin à la guerre par des efforts démocratiques, la démocratie révolutionnaire russe a le devoir de coopérer activement à l’effort de guerre de notre armée et à la capacité de celle-ci d’agir défensivement et offensivement… » Donc le Comité, à l’instar du Gouvernement provisoire, se place sous la dépendance du bon vouloir de la diplomatie alliée qui ne peut et ne veut liquider le caractère impérialiste de la guerre. « Les efforts internationaux de la démocratie », le comité les subordonne à l’action des sociaux-patriotes qui sont intimement liés à leurs maîtres, les Impérialistes. S’enfermant volontairement dans un cercle enchanté, la majorité du Comité en arrive à la conclusion pratique : l’offensive sur le front. Ce pacifisme qui discipline la petite-bourgeoisie et aboutit à l’offensive reçoit, à n’en pas douter, le meilleur accueil de la part des Impérialistes russes et alliés.

Milioukov déclare : « Il faut attaquer au nom de la fidélité aux Alliés et du respect des accords. » Kerensky et Tsérételli disent : « Il faut attaquer bien que les anciens accords n’aient pas été révisés. » Les arguments sont différents, mais la politique est la même. Ce n’est pas étonnant puisque Kerensky et Tsérételli sont liés au gouvernement avec le parti de Milioukov. En fait, le pacifisme des Danois et le pacifisme « quaker » d’un Wilson sont au service de l’Impérialisme.

Dans de telles circonstances, la tâche principale de la diplomatie russe n’est pas d’obliger la diplomatie alliée à réviser de vieux accords, mais de la convaincre que la Révolution russe est pleine d’espoirs…, et qu’on peut lui faire confiance. L’ambassadeur russe Bakhmetiev, devant le Congrès des U.S.A., a caractérisé l’activité du Gouvernement provisoire : « Toutes ces circonstances démontrent que le pouvoir et la signification du Gouvernement Provisoire croissent chaque jour, que, de plus en plus, il s’affirme capable de combattre les éléments de désordre venant soit de la réaction, soit de l’extrême-gauche. Actuellement, le Gouvernement Provisoire est résolu à prendre les mesures les plus énergiques en recourant même, si besoin est, à la force, en dépit de ses efforts constants vers une solution pacifique. »

Ne doutons pas que « l’honneur national » reste parfaitement intact, quand un ambassadeur d’une « démocratie révolutionnaire » prouve à une assemblée américaine ploutocrate la capacité de son gouvernement de faire verser le sang des prolétaires au nom de l’Ordre.

En même temps que Bakhmetiev, chapeau bas, prononçait son méprisable discours, Kerensky et Tsérételli déclaraient « qu’il était impossible de ne pas avoir recours aux armes contre “l’anarchie de gauche” et menaçaient de désarmer les ouvriers de Petrograd. Ces menaces sont venues au meilleur moment : elles ont servi à l’Emprunt russe auprès de la Bourse de New York. « Vous voyez bien, pourrait dire Bakhmetiev à Wilson, notre pacifisme révolutionnaire ne se différencie pas du vôtre qui est boursier, et si vous avez confiance en Bryan, vous devez aussi vous fier à Tsérételli. »

Il ne reste plus qu’à demander : combien faut-il de chair et de sang russes sur les fronts extérieur et intérieur pour garantir l’Emprunt qui doit, à son tour, garantir notre fidélité à la cause des Alliés ?

Le socialisme international du point de vue américain[modifier le wikicode]

À l’école de la guerre

Les forces débridées du Capitalisme continuent leur tâche de destruction en élargissant leur champ d’activité. La dernière partie du Monde entre, à son tour, dans le tourbillon sanglant. Devant le déchaînement de ces forces diaboliques, combien est misérable ce que peut créer l’être humain ! Les événements l’ont depuis longtemps dépassé. On ne trouve rien de comparable dans la nature, car même les cataclysmes les plus effrayants, tels qu’avalanche, éruption d’un volcan, secousse sismique, ne sont que des jeux de société comparés à cet ouragan de sang, de dynamite et de mort qui balaie le Monde entier.

Les parlements bourgeois se taisent dans leurs honteux désarrois devant ces événements qu’ils n’ont pas su prévoir, qu’ils n’ont pas su évaluer et qu’ils ne cherchent même pas à maîtriser. Ils s’effacent devant les ministres, les présidents et les monarques qui, eux, disposent des « secrets gouvernementaux » pour cacher aux yeux du peuple leur abaissement. Tout ce qu’ils savent faire, c’est fabriquer des sophismes et lâcher des formules sonores et creuses pour tromper les masses. Pendant ce temps, la technique capitaliste met au point son art infernal, confiant des moyens de destruction jamais égalés aux mains des bouchers militaristes.

Quelle force immense et victorieuse serait devenue l’Internationale si elle était restée fidèle aux principes qui ont servi à sa fondation !

Le drame ne consiste pas en ce que l’Internationale ne fut pas capable de s’opposer à la guerre, mais en ce qu’elle n’a pas tenté héroïquement de soulever les masses contre le militarisme. Il est horrible et honteux de faire ce qu’ont fait les dirigeants en s’inclinant devant la guerre, en l’acceptant, en la bénissant.

Ceux que nous pensions être des chefs — sans remarquer que des années de travail quotidien automatique les avaient vidés de leur substance — auraient pu dire aux masses : « Nous ne jugeons pas possible de vous appeler à la rébellion ouverte. La bourgeoisie vous entraîne à vous battre et à vous faire tuer. Allez au front en tant que prisonniers du gouvernement capitaliste, et non en tant que socialistes. Le militarisme peut s’emparer de vos corps, ne lui livrez pas vos âmes. Les dents serrées, attendez le moment où la machine gouvernementale sera « grippée », que la flamme de la protestation jaillira dans les cervelles des plus sombres, des plus attardées des esclaves du Capitalisme, et alors, votre parti vous donnera le signal de l’assaut. »

Mais ils ne l’ont pas dit. Ils ont assumé la responsabilité de cette guerre, ils ont béni la guerre, ils se sont inclinés devant elle. Nous pouvons dire avec la conviction le plus inébranlable que l’idéal du Socialisme aurait été enseveli à jamais sous les ruines de la culture capitaliste si, des rangs de l’Internationale, ne s’était élevé un cri de protestation. Les Internationalistes révolutionnaires, fidèles à leurs drapeaux, ont montré aux mases par la voix et par l’action que, devant la capitulation des chefs, la faillite des organisations, l’âme du Socialisme était vivante et l’idéal intact. Les Liebknecht, Hoeglund, Mac Lean, Adler, Racovsky — ceux que les desservants des anciens autels appellent des « fanatiques » et des « schismatiques » — ont sauvé la dignité et l’honneur du Socialisme et l’assurance morale de son développement.

Leurs voix courageuses ont, sans cesse, retenti non seulement comme des appels directs aux travailleurs des nations belligérantes, mais comme des avertissements aux socialistes des quelques nations que la guerre n’a pas entraînées dans son tourbillon.

Le Parti italien, que la guerre a touché neuf mois après les principaux Partis de l’Internationale, a compris la leçon. Il a rejeté la responsabilité sur les classes dirigeantes, a voté contre les crédits de guerre et, par l’intermédiaire de son journal Avanti, mène une brillante campagne contre les mensonges patriotiques et la stupidité chauvine. Il a pris l’initiative de la Conférence de Zimmerwald. Alors que les Partis sociaux-démocrates des autres pays se défont, le Parti socialiste italien conserve son unité et a acquis une influence sur les masses, encore inégalée.

L’Histoire a donné au Socialisme américain un délai incomparablement long pour réfléchir. A-t-il été utilisé ? Là-dessus nous répondront les prochains événements. Sans risque de nous tromper, nous pouvons dire ceci : les éléments socialistes en Amérique ne sont à la hauteur que dans la mesure où ils participèrent à la lutte qui déchirait les Paris européens, dans la mesure où ils tenaient pour la lutte révolutionnaire contre la « Paix civile », pour Liebknecht contre Scheidemann, pour Zimmerwald contre La Haye. Au contraire, ces diplomates du Socialisme qui ont refusé de définir leur positon en recommandant de se concilier avec la formule « jusqu’au bout », qui se sont comportés vis-à-vis de la lutte de principe en « neutralistes », qui réparent les accrocs faits à leur contemplation du monde socialiste avec les aiguilles pourries de leur grand-mère, ces gens-là ont rendu un bien mauvais service au prolétariat américain. Ils se sont placés entre lui et l’expérience chèrement acquise de leurs confrères européens… Et maintenant, il faut répondre sans attendre « la fin de la guerre ».

Il y a des époques où la faculté diplomatique de jeter un coup d’œil à gauche, un autre à droite, passe pour de la sagesse. Une pareille époque succombe sous nos yeux, et ses héros disparaissent petit à petit. La guerre comme la révolution pose les questions d’une façon abrupte. Pour la guerre ou pour la paix ? Pour la lutte nationale ou pour la lutte révolutionnaire ? Pour Marx… ou pour Wilson ? Les temps terribles que nous visons exigent une pensée intrépide autant qu’un caractère viril. Il ne s’agit pas seulement d’affronter sans peur la police — c’est bien, mais ce n’est pas assez —, il est essentiel de déployer un courage bien plus élevé, celui de démasquer les préjugés et les « guides » traditionnels qui, jusqu’à la guerre, possédaient une autorité telle qu’ils brouillaient les cervelles et de tirer les conclusions des plus grands événements de l’Histoire.

En tout cas, les temps de l’attentisme sont bien finis — cela vaut aussi pour le Socialisme. Le prolétariat américain entre dans l’école de la guerre. Que ce passage porte ses fruits, nous aurons bientôt l’occasion de nous en convaincre.

(Novy Mir, 6 février 1917)

Que disait l’Internationale sur la défense de la patrie ?[modifier le wikicode]

Les plus puissants Partis de l’Internationale se sont rapprochés, dès le début de la guerre, des classes dirigeantes et ont appelé les travailleurs sous le drapeau de la défense nationale. C’est le fait de base de la crise traversée par tout le mouvement ouvrier. Bon nombre de socialistes, particulièrement en Amérique, disent ainsi : « Que la tactique des Paris allemand, français, belge, autrichien, etc., ait été appropriée aux circonstances, c’est une question particulière. Le prochain congrès international examinera la question sur la base de l’expérience de la guerre et en tirera les conclusions indispensables. Mais il n’y a aucun doute sur ce qui suit : la IIe Internationale a reconnu la nécessité de la défense nationale, et les Partis ont agi en plein accord avec ce principe. »

Est-ce vrai ? Non, c’est faux. Les socialistes qui affirment ce qui est dit plus haut, sont coupables de deux péchés : premièrement, ils dévoilent leur ignorance des opinions réelles de la IIe Internationale, ensuite, ils ne définissent pas ce qu’ils entendent par « Défense nationale ». Si la « défense de la Patrie » est un des principes de la conception socialiste du monde, il est clair, que les socialistes doivent tenir pour le gouvernement, sans s’occuper de connaître les causes du conflit ; car la guerre menace chacune des « Patries » en guerre. Veut-on nous dire que la IIe Internationale a reconnu la nécessité de la défense nationale en tant que principe absolu, indépendamment des conditions et du caractère de la guerre ? C’est une affirmation trompeuse : elle approuve la politique des Scheidemann et Victor Adler, d’un côté, celle des Vandervelde, Guesde, Plékhanov, de l’autre. La guerre menace toutes les patries et, par conséquent, toutes se défendent.

La question se complique du fait que la majorité des sociaux-patriotes eux-mêmes nient la question ainsi posée : « Les socialistes ne sont tenus de soutenir leur gouvernement que si celui-ci est victime d’une agression. Dans le cas contraire, ils doivent le combattre en niant l’obligation d’une « défense de la patrie ». C’était l’opinion de Bebel. Il a répété à maintes reprises, qu’il « prendrait le fusil sur l’épaule » si l’Allemagne était attaquée. Sous ce point de vue largement répandu, le principe de défense nationale s’avère ne pas être absolu : il n’est admissible que dans les guerres de défense et il ne peut servir à justifier la politique patriotique des socialistes des deux côtés des tranchées.

Mais ce principe borné a-t-il été reconnu entièrement par la IIe Internationale ? Il n’en est rien. Au Congrès du Parti à Essen, le point de vue de Bebel rencontra une forte opposition, particulièrement de la part de Kautsky : « Nous ne pouvons pas nous engager à soutenir l’esprit belliqueux du pouvoir chaque fois qu’une agression nous menace… Je ne puis prendre sur moi une telle responsabilité. Je ne pus garantir de faire la juste distinction : le gouvernement nous ment-il ou défend-il les intérêts du pays.… Hier, l’Allemagne était l’agresseur, demain ce sera la France et après-demain l’Angleterre. Cela change constamment… En réalité, nous aurons devant nous non uns question nationale, mais le choc de deux nations qui se transformera en une guerre mondiale. Le gouvernement allemand convaincra les travailleurs allemands de son bon droit, le gouvernement français en fera de même avec les seins, et les prolétaires, convaincus s’étriperont avec ardeur. Il nous faut éviter, et nous n’y arriverons que si nous adoptons comme critère, non celui de la défense nationale, mais celui des intérêts du prolétariat qui deviennent des intérêts internationaux. »

Ce discours de Kautsky, qu’on peut appeler prophétique, montre toute l’étendue du mensonge que constitue l’affirmation, suivant laquelle la IIe Internationale regardait le principe de défense nationale comme l’axiome de la politique socialiste. Kautsky, chef incontesté de la IIe Internationale, rejetait ce principe, non seulement dans l’absolu, mais aussi dans sa limitation, c’est-à-dire s’appliquant à une riposte à l’agression. Il exigeait que les socialistes se conformassent non à l’intérêt de la nation, mais à celui du prolétariat.

Cependant, qu’en est-il des résolutions formelles des Congrès de la IIe Internationale ? Reconnaissent-ils sans restriction le dogme de la défense nationale ? Le limitent-ils à la guerre de défense, comme le fait Bebel ? Ou le nient-ils, comme le fit Kautsky dans son discours contre Bebel ? Celui qui s’est donné le mal de consulter les résolutions des Congrès de la IIe Internationale, arrivera à la conclusion que ces questions n’ont jamais reçu de réponses unanimes. Toutes les résolutions formulées se distinguent, soit par une précision insuffisante, soit par des contradictions. Mais on peut établir sans conteste que le principe de « Défense de la Patrie » a reculé, ce qui est le problème des Internationalistes révolutionnaires : la lutte contre l’Impérialisme. Ainsi, la résolution du dernier Congrès de Bâle, convoqué tout spécialement pour juger des questions de guerre, a imposé aux socialistes un devoir plus élevé que celui de la défense nationale : conserver un lien indestructible entre les Partis des différents pays, lutter pour la cessation immédiate de la guerre et user de la crise et de l’éveil des masses pour renverser le plus vite possible les structures capitalistes.

Donc, toutes les affirmations suivant lesquelles les sociaux-patriotes agiraient en accord étroit avec les anciens principes de l’Internationale, alors que les Internationalistes se détourneraient d’eux en versant dans l’Anarchie, sont absolument erronées. On peut affirmer que les sociaux-patriotes cherchent une justification dans les survivances conservatrices et national-démocrates, alors que les Internationalistes unis à Zimmerwald et à Kienthal représentent les tendances social-révolutionnaires exprimées sous la forme la plus vigoureuse dans la résolution du Congrès de Bâle.

Les agissements des socialistes-gouvernementaux, depuis le premier jour de la guerre, démontrent qu’ils ne sentaient pas le terrain solide sous leurs pieds en ce qui concerne les principes. Les sociaux-patriotes des deux camps ne croyaient pas possible de se limiter au simple principe de la « Défense de la Patrie ». Tous tentèrent de justifier leur collaboration au moyen d’un principe auxiliaire.

Scheidemann nous a dit que la guerre « était contre le Tsarisme ». Guesde, Vandervelde et Plékhanov nous ont affirmé que la guerre était « contre le militarisme prussien ». En outre, les uns et les autres promettent, grâce à la victoire, de « libérer » les peuples petits ou faibles, de créer une Ligue des Nations, de détruire les armées permanentes, etc…

(Novy Mir, 27 février 1917)

Deux camps belligérants[modifier le wikicode]

Un télégramme de Paris nous informe que le Comité national français du Parti socialiste a jugé sévèrement l’opposition socialiste et a privé ses partisans du droit d’occuper des postes officiels dans le Parti tant que les opposants n’auront pas confessé leurs hérésies. Il s’agit, ici, des longuettistes, donc de cette fraction que dirige le député Jean Longuet.

Que veut donc cette opposition qui ne s’est pas rendue à Zimmerwald ? La convocation d’une Conférence socialiste internationale. C’est là la principale hérésie des Longuettistes. Ils sont « patriotes », votent les crédits militaires, reconnaissent la « Défense de la Patrie ». Mais ils voient combien le Parti est soumis à la bourgeoisie et combien le mécontentement croît chez les travailleurs. Ils cherchent une voie d’issue dans une Conférence internationale qui leur servira à tâter le pouls de l’opinion mondiale. — Mais nous ne pouvons-nous rendre à une conférence où se trouvent des socialistes allemands, disent Guesde, Sembat, etc., car nous sommes un Parti officiel et notre participation serait interprétée comme une tentative de pourparlers de paix de la part du gouvernement français — En ce cas, sortons du ministère, répondent les Longuettistes (il faut rappeler qu’il y a encore un socialiste au ministère : Albert Thomas, Sembat et Guesde ont été éloignés par Briand comme inutiles). Mais puisque nous tenons pour la défense nationale et que nous lui donnons volontairement des millions d’hommes et des milliards, nous ne pouvons-nous retirer du gouvernement répondent avec logique Guesde et Sembat.

— Justement, voilà pourquoi vous devez refuser toute participation à la défense nationale, rompre tour lien avec le Pouvoir et lui déclarer une guerre implacable — ce sont les Zimmerwaldiens qui se mêlent au débat. Mais les Longuettistes ne vont pas si loin ; ce sont de bons patriotes effrayés par le mécontentement des masses. Ils voudraient être à la fois avec le gouvernement et avec les mases. Et c’est cette paisible opposition que les sociaux-patriotes vouent aux gémonies ; ils privent donc ses membres de toute obligation officielle.

C’est, dans le moindre doute, un pas décisif vers la scission. Par qui est-elle appelée ? Non pas par le courage des Longuettistes et la résolution de leur position, mais pas l’exigence de la patrie capitaliste. Qui n’est pas avec moi, est contre moi, s’écrie le Capitalisme, et il exige de ses esclave sociaux-patriotes qu’ils excluent non seulement les Internationalistes révolutionnaires, mais encore les éléments hésitants. Et nous voyons que Scheidemann et Ebert rejettent de leur Parti la position prise par Kautsky, Haase et Ledebour, pendant que Guesde et Sembat attaquent les Longuettistes. Dans tous les pays d’Europe, se pose la question : ou la Patrie capitaliste, ou le Socialisme révolutionnaire. Elle pose aussi maintenant aux U.S.A.

Qui tient pour la patrie capitaliste, est allié de nos ennemis de classe. Il n’a rien à voir dans le parti du prolétariat révolutionnaire.

(Novy Mir, 8 mars 1917)

Pas très calme en Europe[modifier le wikicode]

En Europe règne l’insécurité. De l’Est russe souffle un vent printanier porteur d’alarmes et des clameurs révolutionnaires poussées par les ouvriers de Petrograd et de Moscou. Il y a deux ans les Hohenzollern et les Habsbourg auraient appris avec joie des nouvelles concernant une révolution en Russie. Mais maintenant ces nouvelles ne peuvent que les remplir d’inquiétude. L’Allemagne est troublée et l’atmosphère est sinistre en Autriche. Les sous-marins allemands, non sans succès, coulent le matériel de guerre allié, mais ils sont incapables de fournir un morceau de pain ou un verre de lait aux mères de famille allemandes. Et les manifestations des femmes affamées à Petrograd et à Moscou peuvent, demain, provoquer un écho dans le chœur des mères à Berlin et à Leipzig.

— Nous devons vaincre, a dit récemment à Dresde, le chef du parti conservateur, le comte Westarp, et nous devons recevoir des dommages de guerre ; autrement, après la guerre, sans quoi les dirigeants se trouveront dans une mauvaise passe quand il faudra rendre les comtes au peuple. Mais la victoire est actuellement aussi loin qu’au premier jour de la guerre. Et la France, avec sa population qui ne s’accroît pas, a déjà perdu un million et demi de soldats. Et combien de culs-de-jatte, de manchots, de fous, d’aveugles, etc… Ils sont épouvantés, les vantards « patriotes » et les charlatans politiques qui ne connaissent pas la responsabilité, mais connaissent bien la peur. Le Parlement français cherche à en sortir. Qu’entreprendre ? Il s’apprête à expédier par-dessus bord Briand, le père protecteur de tous les aventuriers financiers et politiques, pour le remplacer par un « type » de la même espèce, mais de moindre envergure.

L’Angleterre est aussi en proie au trouble. Lloyd George s’est révélé d’une grande habileté quand il s’est agi de faire un croc-en-jambe à son chef, Asquith. Les gobes-mouches et les simplets s’attendaient à voir Lloyd George écraser les allemands en un tournemain, mais le pasteur en rupture de ban, placé à la tête des bandits de l’Impérialisme anglais, s’avérera incapable d’accomplir des miracles. La population, tant en Angleterre qu’en Allemagne, se convainc, de plus en plus, que la guerre a débouché sur un cul-de-sac. La propagande contre la guerre rencontre de plus en plus d’échos. Les prisons sont surpeuplées de socialistes. Les Irlandais exigent l’application du Home Rule, et le Pouvoir britannique leur répond en arrêtant les révolutionnaires de l’Eire. Le gouvernement italien, qui a apporté à la guerre plus d’appétit que de forces militaires, ne se sent pas en meilleure position. D’un côté, les sous-marins austro-hongrois créent des difficultés aux importations indispensables de charbon. De l’autre, les socialistes italiens, avec un courage indiscutable, mènent leur propagande contre la guerre. La retraite du dictateur hongrois Tisza ne peut, en aucun cas, réjouir le premier Italien Boselli. Elle le fait trop penser à sa propre fin.

L’alarme a été sonnée dans les assemblées parlementaires et les cercles gouvernementaux d’Europe. Les crises ministérielles sont dans l’air, et si les chefs « de la guerre nationale », bousculés qu’ils sont, ne sont pas encore remplacés, c’est qu’il y a peu d’aventuriers et d’hommes d’action parlementaires de poids pour vouloir se charger du fardeau du pouvoir.

Pendant ce temps, la machine de guerre œuvre sans répit. Tous les gouvernements souhaitent la paix et la craignent en même temps, car le commencement des pourparlers de paix annonce celui des règlements de comptes. Sans aucun espoir en la victoire, les dirigeants continuent la guerre en intensifiant ses méthodes de destruction. Et il devient clair que seule l’intervention d’une troisième force pourra mettre fin à la mutuelle destruction des peuples européens. Cette troisième force ne peut être que le prolétariat révolutionnaire.

La peur devant son intervention inévitable fait la force des gouvernants. Les crises ministérielles et les bisbilles parlementaires s’effacent devant la peur qu’inspirent les masses trompées. Dans ces conditions, les grèves et l’agitation à Petrograd et à Moscou prennent une signification politique qui dépasse, de loin, les frontières de la Russie. C’est le commencement de la fin. Chaque acte décisif du prolétariat russe contre le plus indigne de tous les gouvernements indignes d’Europe, sert d’impulsion au mouvement ouvrier dans chaque pays européen. L’écorce de la mentalité patriotique et de la discipline de guerre s’est amenuisée après trente et un mois de guerre ; elle est arrivée au bout du rouleau. Encore un coup vigoureux, et elle partira en poussière. Les dirigeants le savent. C’est pourquoi, il ne fait pas très calme en Europe.

(Novy Mir, 15 mars 1917)

Sous le drapeau de la Commune[modifier le wikicode]

Dans l’Histoire, la guerre et la révolution se suivent souvent. En temps ordinaire, les masses laborieuses subissent au jour le jour leur travail de galériens, se soumettant à la force puissante de l’habitude. Aucun surveillant, aucune police, aucun geôlier, aucun bourreau ne seraient capables de tenir les masses dans la soumission sans l’habitude, ce fidèle serviteur du Capitalisme.

La guerre, qui torture et massacre les masses, est dangereuse pour les dirigeants car, d’un seul coup, elle fait sortir les masses de l’état habituel, réveille par son tonnerre les plus arriérés et les oblige à regarder autour d’eux. En poussant des millions d’hommes au feu, les dirigeants doivent remplacer la force de l’habitude par les promesses et les mensonges. La bourgeoisie embellit la guerre par des traits qui sont chers au cœur généreux des masses populaires : la guerre pour « la Liberté », « pour la Justice », pour « une Vie meilleure ». La guerre n’apporte à ces masses que de nouvelles plaies, que de nouvelles chaînes. C’est pourquoi la tension des masses explose souvent contre les dirigeants : la Guerre engendre la Révolution.

Il en fut ainsi, il y a douze ans, lors de la guerre russo-japonaise : elle porta le mécontentement du peuple au paroxysme et conduisit à la Révolution de 1905

De même que la défaite française de la guerre franco-prussienne de 1870 déclencha la révolte des travailleurs et la Commune de Paris.

Les ouvriers parisiens furent armés par le gouvernement bourgeois pour défendre paris contre les armées allemandes. Mais la bourgeoisie française craignait plus ses propres prolétaires que les armées des Hohenzollern. Après la capitulation de Paris, le Pouvoir républicain tenta de désarmer les ouvriers. Mais la guerre avait fait pénétrer en eux un sentiment de révolte. Ils ne voulaient plus retourner dans leurs ateliers aux mêmes conditions. Les prolétaires parisiens refusèrent de se laisser désarmer. Des heurts eurent lieu entre les travailleurs et les régiments gouvernementaux. Les ouvriers furent victorieux, devinrent maîtres de Paris et établir, sous le nom de Commune, le pouvoir prolétarien. Les derniers défenseurs de la Commune succombèrent, le 28 mais, après une résistance héroïque. Des semaines et des mois d’une répression sanglante s’ouvrirent. Mais, en dépit de la brièveté de son règne, la Commune reste le plus grand événement dans l’histoire de la lutte prolétarienne. Grâce à la tentative des Parisiens, le prolétariat mondial se rendit compte de ce qu’était la révolution prolétarienne, quels étaient ses buts et sa voie.

La Commune débuta par accepter des étrangers au sein de son gouvernement de travailleurs. Elle déclara : « Le drapeau de la Commune est le drapeau de la République mondiale. » Elle écarta toute religion du gouvernement et des écoles, abolit la peine de mort, renversa la colonne Vendôme — ce monument chauvin —, donna tous les postes et responsabilités aux serviteurs du peuple, leur attribuant une rémunération égale à la journée de travail d’un ouvrier.

Elle nationalisa les usines abandonnées par les capitalistes épouvantés pour en organiser la production pour le compte de tous. C’était le premier pas vers la planification de l’économie socialiste.

La Commune ne réalisa pas ses desseins ; elle fut écrasée avant. La bourgeoisie française, avec l’appui de son « ennemi de la nation », Bismarck, devenu aussitôt son allié de classe, noya dans le sang la révolte de son ennemi authentique, la classe ouvrière. Les plans de la Commune ne virent pas le jour. Mais ils ont pénétré le cœur des meilleurs fils du prolétariat et sont devenus les préceptes révolutionnaires de notre lutte.

Et aujourd’hui, 18 mars 1917, la figure de la Commune est plus vivante que jamais ; après un long intervalle, nous sommes rentrés de nouveau dans une époque de grands combats révolutionnaires. La guerre mondiale a arraché des millions de « tâcherons » à leurs habitudes de travail et à leur vie végétative. Ce fut ainsi en Europe jusqu’à maintenant, ce sera ainsi, demain, en Amérique. Jamais aussi, les classes dirigeantes n’ont exigé, au nom de ce mensonge, que l’on baptise « Défense de la Patrie », tant de sang de la part du peuple. Jamais les classes laborieuses ne furent plus trompées, vendues et exploitées. Dans les tranchées pleines de sang et de saleté, dans les villes et les villages affamés, des millions de cœurs sont en proie au désespoir et à la rage. Ces sentiments, en se mêlant à la pensée socialiste, se convertissent en enthousiasme révolutionnaire. Demain, sa flamme éclatera parmi les immenses soulèvements populaires. Déjà le prolétariat russe a pris le chemin de la révolution, et sa poussée renverse les fondements de la plus honteuse des tyrannies. La Révolution en Russie n’est, cependant, que le prélude à la révolte prolétarienne dans toute l’Europe et dans le monde entier.

Souvenez-vous de la Commune, disons-nous, nous autres socialistes, aux travailleurs révoltés. La bourgeoisie vous a armés contre l’ennemi extérieur. Refusez de rendre vos armes, comme l’ont fait les ouvriers parisiens en 1871. Dirigez ces armes, comme Liebknecht vous l’a crié, contre votre grand ennemi, le Capitalisme. Arrachez de ses mains la machine gouvernementale et, de cette arme de l’oppression bourgeoise, faites-en l’appareil de l’autodirection prolétarienne. Vous êtes plus forts, incomparablement plus forts que ne l’étaient vos ancêtres de la Commune. Jetez les parasites à bas de leurs trônes. Prenez sous votre propre direction les usines, les mines, les terres. Fraternité dans le travail, égalité dans la répartition de ses fruits !

Le drapeau de la Commune est le drapeau de la république mondiale du Travail !

(Novy Mir, 17 mars 1917)

Echos new-yorkais sur les événements en Russie[modifier le wikicode]

Les Leçons d’une grande journée (9 janvier 1905-9 janvier 1917)[modifier le wikicode]

Les anniversaires révolutionnaires ne sont pas tant de jours de commémoration que des jours d’enseignement. Particulièrement pour nous autres, Russes. Notre histoire est pauvre. Ce que nous appelions notre existence particulière et originale n’était composé en grande partie que de pauvreté, de grossièreté, d’incapacité et de retard. Seule, la révolution de 1905 nous a conduits sur la grande route du développement politique. Le 9 janvier, le travailleur pétersbourgeois a frappé rudement aux portes du Palais d’Hiver. Mais l’on peut dire que c’est le peuple russe qui frappait aux portes de l’Histoire. Le portier couronné ne sortit pas. Mais neuf mois après, le 17 octobre 1905, il lui fallut entrouvrir les lourdes portes du Pouvoir et, malgré tous les efforts de la réaction, une petite ouverture est restée pour toujours. La Révolution ne triompha pas. Ce sont à peu près les mêmes personnages qui se trouvent au Pouvoir, comme il y a vingt ans. Mais la révolution rendit la Russie méconnaissable. L’empire de l’immobilisme, de l’esclavage, de l’orthodoxie, de la critique et de la lutte. Là où il n’y avait qu’une pâte à flétrir — le peuple gris et sans formes, « la Sainte Russie » — de nouvelles classes conscientes se sont levées, de nouveaux Partis sont nés avec des programmes et des méthodes de combats. Le 9 janvier, naît une nouvelle Histoire russe. Depuis cette date sanglante, aucun retour en arrière n’est possible, et l’asiatisme maudit des siècles passés ne reviendra plus.

Ce ne sont pas la bourgeoisie libérale, la démocratie petite-bourgeoise, l’Intelligentsia radicale et la multitude paysanne, mais le prolétariat qui a frayé le chemin à la nouvelle Histoire russe. C’est un fait fondamental. C’est sur lui, comme sur des fondations, que nous, sociaux-démocrates, édifions nos conclusions et élaborons notre tactique. Le 9 janvier, marchait à la tête des travailleurs le pope Georges Gapone, figure fantastique où se mêlaient l’aventurier, l’hystérique et le coquin. Sa soutane était le cordon ombilical qui reliait les travailleurs à l’ancienne Russie, « la Sainte Russie ». Mais neuf mois plus tard, pendant les grèves d’octobre, les plus grandes grèves politiques que l’Histoire ait connues, à la tête des travailleurs pétersbourgeois, se trouvait une organisation élue, indépendante : le Comité des Délégués Ouvriers. Il s’y trouvait beaucoup d’ex-partisans de Gapone, mais qui, pendant les quelques mois de révolution, avaient grandi d’une tête, comme toute la classe qu’ils représentaient. Gapone, retourné secrètement en Russie, tenta de reconstituer son organisation et d’en faire une arme à la disposition de Witte. Les partisans de Gapone, les « fidèles » prirent part à nos réunions, mais ils ne firent rien d’autre que de chanter des chants funèbres à la mémoire des victimes du 9 janvier.

Pendant la première période de l’offensive révolutionnaire, le prolétariat obtint la sympathie et même l’appui des libéraux. Les partisans de Milioukov espéraient que les travailleurs frotteraient les côtes du Tsarisme et le rendraient docile à un accord avec l’opposition bourgeoise. Mais la bureaucratie tzariste, habituée depuis des siècles à dominer le peuple, ne se dépêchait pas de partager le pouvoir avec le peuple libéré. En octobre 1905, la bourgeoisie se convainquit que le seul moyen d’accéder au pouvoir était de briser l’épine dorsale du Tsarisme. Mais cette tâche salutaire ne pouvait être accomplie que par la révolution.

Mais toute la difficulté résidait en ceci : la révolution pousse au premier plan la classe ouvrière et la confirme en une hostilité irréductible vis-à-vis non seulement du Tsarisme, mais aussi du Capitalisme. Au cours des mois d’octobre, de novembre et de décembre 1905, nous observâmes que chaque avance révolutionnaire du prolétariat rejetait les libéraux dans le camp tzariste. Tout espoir d’une collaboration entre les travailleurs et la bourgeoisie n’était qu’utopie. Pour qui a vu tout cela et ne l’a pas compris, pour qui rêve encore de soulèvement « général et national » contre le Tsarisme, la révolution et la lutte de classes constituent un livre fermé à sept sceaux (de l’hébreu).

À la fin de 1905, la question se posa brutalement. La monarchie s’était convaincue que jamais la bourgeoisie ne porterait secours aux prolétaires au moment décisif, et elle se résolut à pousser toutes ses forces contre les révolutionnaires. Vinrent les sinistres jours de décembre. Le Comité des Délégués Ouvriers fut arrêté par le régiment Izmaïlovsky. La réponse révolutionnaire fut grandiose. La grève éclata à Petrograd, le peuple se souleva à Moscou, des mouvements révolutionnaires eurent lieu dans tous les centres industriels, des rébellions se produisirent au Caucase et en Lettonie. Le mouvement révolutionnaire fut écrasé. Il ne manqua pas de « socialistes », ou soi-disant tels, pour conclure que la révolution était impossible sans le secours des libéraux. S’il devait en être ainsi, cela signifierait que la révolution est impossible en Russie.

Notre puissante bourgeoisie industrielle — elle seule est très forte — est séparée du prolétariat par la haine de classes et a besoin de la monarchie pour se protéger. Les Goutchkov, Krestovnikov et Riaboutchinsky ne peuvent voir dans le prolétariat que leur ennemi mortel. La moyenne et petite bourgeoisie industrielle n’ont qu’une infime signification dans la vie économique du pays et sont empêtrées dans le réseau de leurs dépendances vis-à-vis du Capital. Les partisans de Milioukov ne jouent un rôle politique que comme commissaire de la grande bourgeoisie. C’est pourquoi le leader des Cadet a appelé « loque rouge » le drapeau de la révolution ; il a déclaré récemment que s’il fallait la révolution pour vaincre les Allemands, il ne voulait pas de la victoire.

La paysannerie occupe une place énorme dans la vie russe : En 1905, elle devait tomber à son niveau le plus bas. Certes, les paysans chassèrent leurs seigneurs, incendièrent les châteaux, s’emparèrent des terres des nobles, mais les paysans furent maudits à cause de leur négligence, leur inculture et leur incompréhension. Ils se levaient contre leurs oppresseurs locaux, mais ils furent frappés de terreur devant les oppresseurs de toute la nation. Pis encore, les paysans mobilisés ne comprirent pas que le prolétariat versait son sang non lui-même mais pour eux et, en tant qu’instrument aveugle au service du Pouvoir, ils écrasèrent l’insurrection en décembre 1905.

Qui se souvient de la tentative de 1905 comprend à quel point sont chimériques et lamentables les espoirs des sociaux-patriotes de faire collaborer les prolétaires et les bourgeois libéraux. En douze ans, le Capitalisme a fait d’énormes progrès. Les moyens et petits bourgeois sont tombés sous une dépendance grandissante des banques et des trusts. Le prolétariat, avec des effectifs accrus, est séparé des classes bourgeoises par un fossé encore plus large qu’en 1905. Si une révolution « nationale générale » n’a pas eu lieu, il y a douze ans, elle a encore moins de chances d’éclater maintenant. Il est vrai que le niveau culturel et politique des paysans s’est élevé. Mais on doit fonder encore moins de chances d’éclater maintenant. Il est vrai que le niveau culturel et politique des paysans s’est élevé. Mais on doit fonder encore moins d’espoirs sur le rôle révolutionnaire de la paysannerie, aujourd’hui moins encore qu’en 1905. Le prolétariat ne peut trouver d’appui réel que chez les prolétaires et les semi-prolétaires des campagnes.

— Dans ces conditions, y a-t-il des chances de succès ? nous demande un sceptique. C’est une question particulière ; nous nous efforçons de montrer dans les colonnes de Novy Mir que ces chances existent et qu’elles sont solides. Mais avant d’aborder cette question, il nous faut balayer toute illusion quant à une possibilité de collusion entre le Travail et le Capital en lutte contre le Tsarisme. La tentative de 1905 nous enseigne qu’une telle collaboration est une vaine utopie. Examiner à fond cette tentative, en tirer des enseignements, c’est le devoir de tout travailleur conscient et désireux d’éviter des erreurs fatales. C’est dans cet ordre d’idées que nous avons dit plus haut que les anniversaires révolutionnaires ne sont pas des jours de commémoration, mais d’enseignement.

(Novy Mir, 20 janvier 1917)

On a ouvert à nouveau la Douma[modifier le wikicode]

On ne peut accuser la politique russe de manquer de diversité. Les ministres changent si souvent que l’on raconte qu’un ministre en titre prend par erreur les galoches de celui que l’on a renvoyé hier. Auparavant la Douma cherchait vainement chez les ministres un « langage commun » ? C’est maintenant le tzar qui cherche à parler aux ministres avec la même langue. Ce n’est pas si simple ; il faut au tzar un langage peu compliqué. Et voici que les vieux courtisans, les dames de compagnie avec leurs tabatières, des passants en soutane et même sans tunique cherchent, nuit et jour, un ministre peu compliqué. Qui cherchez-vous ? leur demande-t-on du Comité Gouvernemental : — Eh bien, voyez-vous, un… il nous faut un idiot. — Si vous y tenez… — Nous y tenons. — Prenez le premier venu.

Les Alliés s’inquiètent. « Quel est le programme de votre nouveau ministre ? demandent-ils aux ambassadeurs russes. — nous aurons le programme habituel, fabriqué à la maison, tout à fait valable. — Valable, dites-vous ? — parole d’honneur… — Nous aurons le programme habituel, fabriqué à la maison, tout à fait valable. — Valable, dites-vous ? — parole d’honneur… — Par exemple, avec les Juifs, comment agirez-vous ? — Avec les Juifs… dans l’esprit du temps et les recommandations de feu Raspoutine. — Les banquiers juifs américains ne sont pas contents, et vous savez que les U.S.A., c’est d’abord les munitions, et ensuite, c’est notre allié de demain… — Nous « refilerons » un bon pourcentage aux banquiers juifs, et ils cesseront de s’intéresser à leurs coreligionnaires. — Vous en êtes sûrs ? — nous en avons déjà l’expérience… — Très bien. — Mais pourquoi votre russo-allemand Sturmer s’est rendu à Copenhague ? — Pour sa santé, elle n’est pas brillante… — À Copenhague ? — Pour respirer l’air marin. — Au Danemark ? Bien sûr, pour le climat. Hm… et quelque diplomate allemand ne se rendra-t-il pas là-haut, en tant qu’animateur du climat ? À cette réponse, l’ambassadeur russe commence à rouler les yeux. — Pourquoi un diplomate allemand ? Ah, au sujet d’une paix séparée ? Non, non. Nous n’avons même pas le droit d’y penser (ici, l’ambassadeur russe fait une « pose psychologique », pour bien souligner ce qu’il vient de dire, et préparer ce qui suit) ; — Vous savez d’un autre côté… nous n’avons pas d’argent… Vous êtes devenus bien peu généreux, Messieurs les Alliés. Fait-on la guerre les mains vides ? — C’est là la raison du voyage de Sturmer ? Vous voulez encore de l’argent ? — Nous en voulons. — Mais si nous vous en donnons, vous le dépenserez aussitôt ; vous avez renvoyé votre Douma pour pouvoir voler sans contrôle. — La Douma ? Oh, ce n’est rien nous l’avons chassée hier, demain nous la convoquerons. Et après-demain…[6] — Quoi, après-demain ? — Rien… Après-demain nous battrons les allemands… » Après quoi, l’ambassadeur télégraphie et, pour 23 F 35 c, expédie ce télégramme explicite : « Convoquez la Douma. » Et le tzar de dire à ses courtisans et à ses dames d’honneur : « Trouvez-moi deux ministres : l’un, pour la séance d’ouverture de la Douma, l’autre pour la fermeture. » C’est ainsi que la politique russe se meut sur les chemins du progrès.

(Novy Mir, 8 mars 1917)

Sur le seuil de la révolution[modifier le wikicode]

Les rues de Petrograd parlent, à nouveau, le langage de 1905. Comme au temps de la guerre russo-japonaise, les travailleurs réclament du pain, la paix et la liberté. Comme en 1905, les trams ne marchent pas et les journaux ne sortent pas. Le gouvernement envoie ses cosaques. Et de nouveau, on ne voit dans les rues de la capitale que ces deux forces : les ouvriers révolutionnaires et les troupes tzaristes.

Le mouvement a été provoqué par le manque de pain. Ce n’est pas, évidemment, un motif fortuit. Dans tous les pays belligérants, les restrictions en produits alimentaires sont la cause du mécontentement des masses. Toute la démence de la guerre s’éclaire de ce fait brutal : on ne produit pas ce qui est indispensable à la vie, parce qu’il faut fabriquer des engins de mort.

Les explications fournies par les agences télégraphiques anglo-russes, tentant de minimiser l’affaire au niveau d’un simple manque de pain momentané et de chutes de neige, soulignant la stupidité de cette politique d’autruche qui se cache la tête sous le sable quand le danger s’approche. Ce n’est pas pour de simples chutes de neige, qui, parfois, causent des difficultés d’approvisionnement, que les travailleurs descendant dans la rue pour affronter les cosaques.

Beaucoup de gens ont la mémoire courte et nombre d’entre eux — même dans notre propre cercle — ont oublié que la Russie a été surprise par la guerre en pleine fermentation révolutionnaire. Après la pesante répression de 1908-1911, les prolétaires ont pansé leurs blessures, et la fusillade des grévistes sur la Léna a réveillé l’énergie révolutionnaire des masses.

Le ressac des grèves a commencé. Et pendant l’année précédant la guerre, la vague gréviste a atteint l’ampleur connue seulement en 1905. En été 1914, quand Poincaré visita le tzar (sûrement pour se mettre d’accord sur le moyen de sauver les petites nations), le Président français a pu voir de ses propres yeux, dans les rues de la capitale de son ami, les premières barricades de la deuxième Révolution russe.

La guerre a brisé ce ressac révolutionnaire. Il se répéta ce qui se passa lors de la guerre russo-japonaise. Après les grèves tumultueuses de 1903, nous observâmes pendant la première année de la guerre, un apaisement politique presque total : il fallut douze mois aux travailleurs pétersbourgeois pour se remettre et descendre dans la rue. Cela eut lieu le 9 janvier 1905, quand commença, pour ainsi dire, notre première révolution.

La guerre actuelle est autrement grandiose que le conflit russo-japonais. En mobilisant des millions de travailleurs, le Tsarisme n’a pas seulement brisé les rangs des masses prolétariennes, mais il a posé aux coches les plus éloignées des questions de la plus haute importance. Pourquoi la guerre ? Quel doit être la tactique de la classe ouvrière pendant la guerre ? Le Tsarisme et ses Alliés, les sphères nobles et capitalistes ont dévoilé pendant la guerre leur vraie nature : une nature de criminels rapaces aveuglés par une avidité sans limites et paralysés par une incompétence fondamentale. Les appétits des classes dirigeantes ont cru à mesure que se découvrait leur incapacité à résoudre les problèmes de production créés par la guerre —, multipliés par la criminelle incapacité du Tsarisme « raspoutinien ».

Dans les couches les plus arriérées qui n’avaient jamais peut-être entendu parler d’agitation révolutionnaire, les événements ont fait pénétrer un profond sentiment de haine contre les classes dirigeantes. En même temps la couche évoluée des travailleurs a commencé par élaborer un processus de critique des événements. Le prolétariat socialiste s’est remis du coup asséné par la faillite de l’Internationale et a compris que l’ère nouvelle exigeait le durcissement de la lutte. Ce qui se déroule à Petrograd et à Moscou est le résultat de ce travail interne de préparation.

Le pouvoir est désorganisé, compromis et déchiré. L’armée est disloquée. Les classes dirigeantes sont mécontentes, ne croient plus et ont peur. Le prolétariat se forge au feu des événements. Tout nous donne le droit de dire que nous sommes les témoins du début de la Deuxième Révolution Russe. Nous espérons que nombre d’entre nous y prendront part.

(Novy Mir, 13 mars 1917)

La révolution en Russie[modifier le wikicode]

Ce qui se passe actuellement en Russie entrera dans son Histoire comme un de ses plus grands événements. Nos enfants, nos petits-fils et arrière-petits-fils en parleront comme du début d’une nouvelle ère dans l’Histoire de l’Humanité. Le prolétariat russe s’est soulevé contre le plus criminel des régimes, la négation même du gouvernement. Le peuple de Petrograd s’est soulevé contre la plus honteuse et la plus sanglante des guerres. La garnison de la capitale a arboré le drapeau rouge de la révolte et de la liberté. Les ministres du tzar sont arrêtés. Les ministres de Romanov, les maîtres de l’ancienne Russie, les organisateurs de l’oppression panrusse, sont enfermés dans les prisons dont les portes ne s’ouvraient, auparavant, que pour les combattants prolétariens. La puissante avalanche de la révolution est en plein élan. Aucune force humaine ne pourra l’arrêter.

Suivant un communiqué télégraphique, un Gouvernement Provisoire[7] est au pouvoir, constitué par des représentants de la majorité de la Douma sous la présidence de Rodzianko. Ce Gouvernement Provisoire — comité exécutif de la bourgeoisie libérale —, ne participe pas à la révolution, ne l’a pas appelée et ne la dirige pas. Rodziano et Milioukov ont été portés au pouvoir par la première vague du ressac révolutionnaire. Ils craignent par-dessus tout d’être engloutis par elle. Occupant les places des ministres emprisonnés, les guides de la bourgeoisie libérale sont prêts à considérer la révolution comme terminée. Mais celle-ci n’a fait que commencer. Ses forces ne sont pas celles qu’ont choisies Rodzianko et Milioukov. Et la révolution ne trouvera pas ses chefs dans le comité de la Douma du 3 juin.

Les mères affamées d’enfants affamés ont tendu leurs mains épuisées vers les fenêtres des palais, et les malédictions de ces femmes ont retenti comme le tocsin de la révolution. C’est ici le commencement des événements. Les ouvriers de Petrograd ont donné le signal d’alarme. Des centaines de milliers de travailleurs qui savent construire des barricades, se sont répandus dans les rues. Voilà la force de la révolution. La grève générale a secoué le puissant organisme de la capitale, a paralysé le pouvoir et a chassé le tzar dans un de ses repaires dorés. Voilà le chemin de la révolution. La garnison a répondu à l’appel des masses insurgées et a rendu possible la première conquête du peuple. L’armée révolutionnaire, c’est elle qui prononcera les paroles dans les événements de la révolution.

Nos informations sont incomplètes. Il y a eu lutte. Les ministres du Tzar ne se sont pas rendus sans combat. Des télégrammes de Suède nous parlent de ponts sautés, de heurts dans les rues, de soulèvements dans les villes de province. La bourgeoisie a pris le pouvoir pour « rétablir l’ordre ». Ce sont ses propres paroles. Le premier manifeste du Gouvernement Provisoire invite les citoyens au calme et au retour aux occupations pacifiques. Comme si le travail épurateur du peuple était terminé, comme si le balai de fer de la révolution avait enlevé toutes les ordures que les siècles ont accumulées du trône déshonoré de la dynastie Romanov.

Non, Rodzianko et Milioukov ont parlé tôt de paix, et ce n’est pas demain que le calme régnera sur la Russie frémissante. Degré par degré, la nation se redressera — tous les opprimés, les spoliés, les humiliés —, sur l’étendue illimitée de la geôle des peuples. Les événements de Petrograd, ce n’est qu’un début !

À la tête des masses populaires, le prolétariat accomplit son devoir historique : il chassera la monarchie et la réaction de leurs cachettes et tendra la main aux travailleurs d’Allemagne et d’Europe. Car il faut liquider non seulement le Tsarisme, mais aussi la guerre. Déjà la deuxième vague révolutionnaire roule au-dessus de la tête de Radzianko et Milioukov, occupés du maintien de l’ordre et d’accord avec la monarchie.

La révolution tirera de son sein le pouvoir, l’organe révolutionnaire du peuple marchant à la victoire. Et les grandes batailles, les grands sacrifices sont encore devant nous. C’est seulement après que nous aurons la victoire totale, la victoire triomphante.

Les derniers télégrammes, en provenance de Londres, annoncent que le tzar Nicolas veut abdiquer en faveur de son fils. La réaction et le libéralisme veulent ainsi sauver la monarchie et la dynastie. Trop tard, il est trop tard ! Les crimes furent trop grands, les souffrances furent trop monstrueuses, et l’explosion de la fureur populaire est trop grande.

Il est trop tard, valets de la monarchie. Il est trop tard, libéraux qui voulez éteindre le feu. L’avalanche révolutionnaire est en plein élan. Aucune force humaine ne pourra l’arrêter !

(Novy Mir, 16 mars 1917)

Deux visages[modifier le wikicode]

(Les forces internes de la Révolution russe)

Regardons de plus près ce qui se passe. Nicolas est déposé et même, à ce que certains racontent, se trouve sous bonne garde. Les « Cent-noirs » les plus en vue sont arrêtés ; les plus haïs ont été tués. Le nouveau ministère se compose de libéraux, d’octobristes et de radicaux de Kerensky. Une amnistie générale a été déclarée.

Ce sont là des faits éclatants, de grands faits. Ce sont les faits les plus visibles au monde extérieur. Sur la base de ces faits, les bourgeoisies européenne et américaine déclarent la révolution terminée et victorieuse. Le tzar et ses « Cent-noirs » ne se sont battus que pour conserver le pouvoir. La guerre, les plans impérialistes de la bourgeoisie, les intérêts des « Alliés », tout cela passait au second plan. Ils étaient prêts à conclure la paix avec l’ennemi pour libérer ainsi des troupes fidèles et les lancer contre leur propre peuple.

Le bloc progressiste de la Douma ne se fiait pas au tzar, pas plus qu’à ses ministres. Ce bloc se composait de diverses fractions de la bourgeoisie. Le bloc avait deux buts : primo, mener la guerre jusqu’au bout, jusqu’à la victoire ; ensuite, promulguer des réformes intérieures : plus d’ordre, de contrôle, de responsabilité. La victoire était indispensable à la bourgeoisie pour la conquête des marchés, la mise en valeur des terres, pour son enrichissement. La réforme était indispensable pour obtenir la victoire. Mais le bloc libéralo-progressiste voulait d’une réforme pacifique. Les libéraux s’efforçaient de contrôler la pression de la Douma sur la monarchie et de maîtriser celle-ci avec la collaboration des gouvernements français et anglais. Ils ne voulaient pas de la révolution. Ils savaient que la révolution, en amenant les forces ouvrières au premier rang, constituerait une menace pour leurs plans impérialistes. Les masses laborieuses — dans les villes, les campagnes et au sein de l’armée — veulent la paix. Les libéraux le savent. C’est pourquoi, ils furent de tout temps les ennemis de la révolution. Il y a quelques mois, Milioukov déclarait : « Si une révolution était indispensable à la victoire, je refuserais la révolution ». Mais grâce à la révolution, les libéraux sont portés au pouvoir. Les journalistes bourgeois ne voient rien d’autre en dehors de ce fait. En tant que ministre des Affaires étrangères, Milioukov a déclaré : la révolution s’est faite au nom de la victoire sur l’ennemi extérieur, et le nouveau gouvernement a l’intention de mener la guerre jusqu’au bout. La Bourse new-yorkaise a ainsi jugé la révolution russe : les libéraux sont au pouvoir, donc il faudra encore plus d’obus.

Parmi les boursicoteurs et les journalistes bourgeois, il y a un grand nombre de personnes intelligentes. Mais ils deviennent obtus quand il s’agit de juger les mouvements ouvriers. Il leur semble que Milioukov conduit la révolution, comme ils conduisent leurs propres affaires. Ils ne voient que l’expression libéralo-gouvernementale du déroulement des événements, frange d’écume à la surface du courant historique.

Le mécontentement si longtemps contenu des masses a éclaté bien tard, au trente-deuxième mois de la guerre ; non pas qu’il était bridé par la contrainte policière, mais parce que les libéraux ont convaincu les masses de la nécessité « patriotique » de la discipline et de l’ordre. Jusqu’au dernier moment où les femmes affamées descendirent dans la rue, que les ouvriers les soutinrent par la grève, les libéraux tentèrent de stopper le cours des événements, semblables à l’héroïne de Dickens qui voulait retenir la marée avec la brosse à laver.

Mais le mouvement vint d’en bas, des quartiers ouvriers. Après des heures et des jours d’indécision, de fusillades, les meilleurs éléments de l’armée fraternisèrent avec les insurgés. Le Pouvoir se montra impuissant, paralysé, anéanti. Les bureaucrates des « Centuries Noires » se cachèrent comme des cafards.

C’est seulement alors que vint le tour de la Douma. Le tzar tenta de la dissoudre à la dernière minute. Il l’aurait fait « suivant l’exemple des dernières années », s’il avait eu la possibilité de le faire. Mais le peuple triomphait déjà dans les rues, ce même peuple qui marchait avec le peuple. Si la bourgeoisie n’avait pas organisé son pouvoir, le gouvernement aurait été constitué par les insurgés. La Douma ne se serait jamais résolue à arracher le pouvoir des mains du tzar. Mais elle ne pouvait pas ne pas profiter de l’interrègne : la monarchie ne s’était pas encore constitué.

Il est hors de doute que les Rodzianko auraient voulu faire machine en arrière. Mais au-dessus d’eux planait le contrôle des gouvernements français et anglais. La participation des Alliés à la formation du Gouvernement Provisoire est indiscutable. Entre les perspectives d’une paix séparée de la part de Nicolas et la prise du pouvoir par les masses, les alliés préféraient voir le gouvernement aux mains des impérialo-progressistes. La bourgeoisie russe est à court d’argent, et les « conseils » de l’ambassadeur anglais résonnent à ses oreilles comme autant d’ordres. Contrairement à toute son histoire passée, à sa politique, à sa volonté libérale, la bourgeoisie se trouve au pouvoir.

Milioukov parle de la guerre jusqu’« au bout ». Ces paroles ne qui sont pas sorties facilement de la gorge : il sait qu’elles susciteront l’indignation des masses et les dresseront contre le pouvoir. Mais Milioukov doit s’exprimer ainsi pour les Bourses de Paris, de Londres et… de New York. Il est vraisemblable que Milioukov ait télégraphié sa déclaration à l’étranger, se gardant bien de la faire connaître en Russie. Car Milioukov sait fort bien qu’il ne peut, dans les conditions actuelles, vaincre les Allemands et s’emparer de Constantinople et de la Pologne. Les masses se sont soulevées pour avoir du pain et la paix. La venue au pouvoir de quelques libéraux n’a pas nourri les affamés et n’a pas pansé les blessures. Pour satisfaire les besoins impératifs du peuple, il faut faire la paix. Mais le bloc libéralo-impérialiste ne peut se permettre de faire allusion à la paix. Premièrement à cause des Alliés. Deuxièmement parce que la bourgeoisie libérale porte, devant le peuple, une grande responsabilité de la guerre. Les Milioukov et les Goutchkov ont précipité de concert avec la camarilla « romanovienne », la nation dans cet épouvantable conflit. La perspective de terminer la guerre néfaste, de retourner au foyer détruit, est à la portée du peuple. Milioukov et Goutchkov craignent la fin de la guerre autant que la révolution.

Telle est leur position gouvernementale : ils sont obligés de faire la guerre, tout en ne pouvant escompter une victoire ; ils craignent le peuple, et celui-ci n’a pas confiance en eux.

« …Dès le début, prête déjà à trahir le peuple et à traiter avec les représentants de l’ancienne société, car elle appartient elle-même à cette société…, se sentant à la barre de la révolution, non parce que le peuple tenait pour elle, mais parce que le peuple l’avait poussé devant lui… sans confiance en elle-même, sans confiance dans le peuple, se plaignant des classes dirigeantes, tremblant devant les classes inférieures, égoïste sur les deux fronts et connaissant son égoïsme, révolutionnaire contre les conservateurs, conservatrice contre les révolutionnaires, ne croyant pas à ses propres slogans, avec des phrases au lieu d’idées, épouvantée par la tempête mondiale et exploitant cette tempête mondiale ; banale, car dépourvue d’originalité, originale mais seulement dans la banalité ; traître à ses propres désirs, sans foi en elle-même, sans foi dans le peuple, sans mission historique ; vieillard maudit qui doit diriger et exploiter les premiers mouvements juvéniles un grand peuple ; aveugle, sourde, édentée, ainsi apparaissait après la révolution de mars la bourgeoisie prussienne qui détenait le pouvoir ». (Karl Marx).

Dans ces paroles d’un grand maître, on a le portrait achevé de la bourgeoisie libérale russe après notre Révolution de mars. « Sans foi en elle-même, sans foi dans le peuple, édentée, aveugle », tel est son visage politique.

Heureusement pour la Russie et l’Europe, la révolution russe a deux visages. Des télégrammes nous font savoir qu’un Comité de Travailleurs s’oppose au Gouvernement Provisoire et a déjà protesté contre la tentative des libéraux de confisquer la révolution à leur profit et de redonner le pouvoir à la monarchie.

Si la Révolution s’arrêtait maintenant, comme le voudraient le libéralisme, la coalition des nobles, du tzar et de la bureaucratie, elle « éjecterait » Goutchkov et Milioukov, tout comme la contre-révolution prussienne a mis dehors les représentants du libéralisme prussien.

Mais la Révolution ne s’arrêtera pas. Et dans son développement futur, elle balayera de son chemin les bourgeois libéraux comme elle balaie, maintenant, la réaction tzariste.

(Novy Mir, 17 mars 1917)

Le conflit grandissant[modifier le wikicode]

(Les forces internes de la révolution)

Un conflit entre les forces de la révolution, à la tête desquelles se trouve le prolétariat urbain, et le libéralisme bourgeois antirévolutionnaire est inévitable. On peut, évidemment, — et à cela le bourgeois libéral et le social-traître s’y emploient activement — accumuler les grands mots sur la prédominance de l’unité nationale par rapport à la séparation des classes. Mais personne n’a encore réussi à écarter par des conjurations les contradictions sociales et à stopper le développement naturel de la lutte révolutionnaire.

L’histoire des événements qui se déroulent actuellement ne nous est connue que par des échos et des remarques filtrant à travers les télégrammes officiels. Il nous faut attirer l’attention sur deux points qui vont opposer le prolétariat révolutionnaire et les libéraux.

Le premier conflit a été provoqué par la question de la forme du gouvernement. Le libéralisme a besoin de la monarchie. Nous observons dans tous les pays qui mènent une politique impérialiste, l’accroissement extraordinaire du pouvoir personnel. Le roi d’Angleterre, le Président français et récemment le Président des U.S.A. ont pris entre les mains une grande partie du pouvoir.

La politique des conquêtes mondiales, des pourparlers secrets, des trahisons ouvertes, exige l’indépendance vis-à-vis du Parlement. D’un autre côté, la monarchie constitue une aide précieuse pour les libéraux en lutte contre la mentalité révolutionnaire du prolétariat. En Russie, ces deux causes agissent avec une plus grande force que nulle part ailleurs. La bourgeoisie russe considère qu’il est impossible de refuser le suffrage universel avec une plus grande force que nulle part ailleurs. La bourgeoisie russe considère qu’il est impossible de refuser le suffrage universel, car ce refus « braquerait » les masses contre le Gouvernement Provisoire et donnerait la prédominance à l’aile la plus décidée du prolétariat. Même le monarque « en réserve », Michel Alexandrovitch, comprend l’impossibilité de s’approcher du trône, autrement que par la voie du « droit de vote, égal pour tous, direct, général et secret ». Il est d’autant plus important pour la bourgeoisie de se constituer un contre-poids contre les profondes exigences social-révolutionnaires des masses laborieuses. Elle compte faire résoudre la question par la prochaine Assemblée Constituante. Mais en réalité, le gouvernement et le ministère octobriste et Cadet transforment le travail préparatoire à l’établissement de la Constituante en une lutte en faveur de la Monarchie contre la République. Le sort de la Constituante dépendra énormément de celui qui la convoquera et de la manière avec laquelle il la convoquera. Par conséquent, le prolétariat doit, dès maintenant, opposer ses organismes de combat à ceux du Gouvernement Provisoire. Dans cette lutte, le prolétariat, groupant autour de lui les masses laborieuses, doit avoir comme but essentiel la prise du pouvoir. Seul, un groupement prolétarien a la volonté et la capacité, même pendant les préparatifs de la Constituante, de procéder à une épuration radicale et démocratique dans le pays, de réformer l’armée, d’en faire une milice révolutionnaire et de démontrer aux paysans que leur salut ne peut venir que d’un régime ouvrier révolutionnaire. Une telle tâche mobilisera les forces créatrices du pays et sera l’arme principale dans le développement ultérieur du conflit.

La seconde question qui doit opposer implacablement le prolétariat révolutionnaire au libéralisme, est l’attitude envers la guerre et la paix.

(Novy Mir, 19 mars 1917)

La guerre ou la paix ?[modifier le wikicode]

(Les forces internes de la révolution)

La question qui intéresse avant tout les gouvernements et les peuples du monde entier : quelle influence la révolution russe aura-t-elle sur le cours de la guerre ? Fera-t-elle se rapprocher la paix ? Ou bien, au contraire, l’enthousiasme révolutionnaire sera-t-il aiguillé vers une prolongation dans l’un ou l’autre sens dépendant la destinée de la guerre, mais aussi celle de la révolution elle-même.

En 1905, Milioukov appelait la guerre russo-japonaise une aventure, et il exigeait la cessation immédiate du conflit. Toute la presse libérale et radicale écrivait dans ce sens. Les plus puissantes organisations industrielles se déclaraient — en dépit de défaites sans exemple — pour la fin de la guerre. Comment expliquer cela ? Par l’espoir d’une réforme intérieure. L’établissement d’un ordre constitutionnel, le contrôle parlementaire sur le budget et sur l’économie, la diffusion de l’enseignement et la réforme agraire auraient dû élever le niveau de vie, faire accroître la population, créer un immense marché intérieur pour l’industrie. Il est vrai que la bourgeoisie russe était prête à s’emparer de toute terre étrangère, mais elle escomptait que l’enrichissement des paysans lui offrirait un marché plus puissant que la Mandchourie ou la Corée.

Cependant, il s’avéra que démocratiser le pays et enrichir les paysans n’est pas chose si facile. Ni le tzar, ni sa noblesse, ni la classe des fonctionnaires ne consentirent à céder un pouce de leurs privilèges. Recevoir de leurs mains la machine gouvernementale et des terres ne pouvait se faire par les procédés des libéraux ; il fallait la puissante pression des masses. Mais la bourgeoisie n’en voulait pas. Les révoltes paysannes, la lutte sans cesse plus âpre du prolétariat et l’accroissement des troubles dans l’armée rejetèrent la bourgeoisie libérale dans le camp de la bureaucratie tzariste et de la réaction constituée par les nobles. Leur union fut renforcée par la volte-face gouvernementale du 3 juin 1907. De celles-ci naquirent la Douma du même nom et celle qui est actuellement en exercice.

Les paysans ne reçurent aucune terre. Les institutions gouvernementales changèrent plus de forme que de réalité. On ne put obtenir la création d’un riche marché intérieur sur le modèle des fermiers américains. Les classes capitalistes, se réconciliant avec le régime, s’efforcèrent de conquérir les marchés extérieurs. On assista au départ d’un nouvel impérialisme russe, avec une économie gouvernementale et militaire dépravée et des appétits insatiables. Goutchkov siégeait dans la commission de la Défense nationale qui devait accélérer le développement de l’armée et de la flotte. Milioukov élaborait un programme d’annexions et la diffusait à travers l’Europe.

Une très grande part de la responsabilité de la guerre incombe à l’Impérialisme russe et à ses représentants octobristes et kadets : sur ce point, les Goutchkov et Milioukov ne peuvent faire aucun reproche aux Bachibouzouks de l’Impérialisme allemand : c’est bonnet blanc et blanc bonnet.

Grâce à la Révolution qu’ils n’ont pas souhaitée et contre laquelle ils luttent, Goutchkov et Milioukov sont au pouvoir. Ils veulent la prolongation de la guerre. Ils veulent des victoires. Et quoi encore ! Ils ont entraîné le pays dans la guerre pour servir les intérêts du Capitalisme. Toute leur opposition au Tsarisme ne provenait que de l’inassouvissement de leurs appétits capitalistes. Tant que la clique de Nicolas se maintenait au pouvoir, la politique étrangère était dominée par des intérêts dynastiques et réactionnaires. C’est pourquoi, à Berlin et à Vienne, on espérait toujours arriver à conclure une paix séparée les intérêts d’un Impérialisme intégral. « Il n’y a plus de pouvoir tzariste, disent Goutchkov et Milioukov au peuple, vous devez, maintenant, verser votre sang pour l’intérêt national de tous. » Sous ce vocable, les impérialistes comprennent le retour de la Pologne, la conquête de la Galicie, de Constantinople, de l’Arménie et de la Perse. En d’autres termes, la Russie se place au même rang que les autres États européens, et avant tout avec ses Alliés : la France et l’Angleterre.

L’Angleterre est une monarchie parlementaire, la France est une République. Il y a au pouvoir des libéraux et même des sociaux-patriotes. Mais ceci ne change en rien le caractère impérialiste de la guerre ; au contraire, ceci le camoufle. Et les travailleurs révolutionnaires mènent, en Angleterre comme en France, une lutte implacable contre la guerre.

Le changement de l’Impérialisme dynastique en un Impérialisme purement bourgeois ne réconcilie pas le prolétariat avec la guerre. La lutte internationale contre l’Impérialisme demeure notre objectif suprême plus que jamais. Les télégrammes, relatant des manifestations contre la guerre dans les rues de Petrograd, confirment que nos camarades font courageusement leur devoir.

Les vantardises impérialistes de Milioukov (Écraser l’Allemagne, l’Autriche et la Turquie) servent, on ne peut mieux, les Hohenzollern et les Habsbourg. Milioukov joue maintenant le rôle de l’épouvantail. Avant même d’avoir procédé à une réforme de l’armée, le Gouvernement Provisoire aide les Hohenzollern à soutenir l’esprit patriotique et à maintenir « l’unité » du peuple allemand qui craquait de tous les côtés. Si le prolétariat allemand en arrivait à croire que le prolétariat russe, la principale force révolutionnaire, tenait pour le gouvernement bourgeois, ce serait un coup terrible pour nos frères d’Allemagne. La conversion des travailleurs russes en une chair à canon patriote au service du libéralisme bourgeois, rejetait les masses allemandes dans le camp du chauvinisme et freinerait, pour longtemps, le développement de la révolution en Allemagne.

Le premier devoir du prolétariat russe est de montrer que le gouvernement n’a pas l’appui des masses. La Révolution russe doit dévoiler au monde entier sa grande figure, c’est-à-dire son hostilité irrémédiable à la réaction et à l’Impérialisme libéral.

Le futur développement de la lutte révolutionnaire et la réaction d’un Gouvernement Ouvrier Révolutionnaire porteraient un coup mortel aux Hohenzollern, car ils donneraient une forte impulsion au mouvement révolutionnaire allemand, ainsi qu’aux masses des autres nations européennes. Si la première Révolution russe de 1905 a provoqué des révoltes en Asie, en Perse, Turquie et en Chine, la deuxième marquera le début d’une gigantesque lutte sociale et révolutionnaire en Europe. Celle-ci, seule, apportera une paix durable à l’Europe couverte de sang.

Non, le prolétariat russe ne se laissera pas enchaîner au char de l’Impérialisme milioukovien. Sur les étendards de la Social-démocratie russe, plus vifs que jamais, brillent les slogans de l’Internationalisme intransigeant :

À bas les rapaces impérialistes !

Vive le Gouvernement Ouvrier Révolutionnaire !

Vive la paix et la fraternité entre les peuples !

(Novy Mir, 20 mars 1917)

Contre qui et comment défendre la révolution[modifier le wikicode]

L’Impérialisme, chez nous comme partout ailleurs, découle des bases mêmes de la production capitaliste. Mais le développement de notre Impérialisme s’est accéléré sous l’influence de la contre-révolution. Nous en avons déjà parlé. Quand la bourgeoisie épouvantée par la révolution refusa son propre programme d’agrandissement du marché intérieur par la distribution des terres des « landlords » aux paysans, elle consacra toute son attention à la politique mondiale. Le caractère anti-révolutionnaire de notre Impérialisme ressort avec toute son impudence. La bourgeoisie impérialiste promettait, en cas de succès, de meilleurs salaires et essayait d’acheter les meilleurs ouvriers par des places privilégiées dans l’industrie de guerre. La bourgeoisie promettait des terres aux moujiks. « Aurons-nous ces nouvelles terres ? — ainsi raisonnait le paysan moyen, qui avait perdu tout espoir de recevoir les terres des nobles, — ces dernières, en tout cas, ne pourront que diminuer, et ainsi nous serons plus libres pour en acquérir… »

La guerre fut le moyen, au sens propre du terme, de détourner l’attention des masses populaires des problèmes intérieurs, au premier chef, de la question agraire. C’est un des motifs de l’acharnement déployé par la noblesse libérale et non libérale à soutenir l’Impérialisme bourgeois dans sa conduite de la guerre. Sous le drapeau de « salut du pays », les bourgeois libéraux tentent de tenir entre leurs mains la direction du mouvement révolutionnaire et, dans ce but, hâtent non seulement le « tâcheron du patriotisme » Kerensky, mais vraisemblablement aussi Tchkhéidzé, représentant des éléments opportunistes de la Social-démocratie.

La tournure prise par la guerre et la lutte pour la paix repose brutalement tous les problèmes internes et avant tout, la question agraire… Celle-ci enfonce un coin profond dans le bloc noble, bourgeois, militaire et patriotique. Kerensky devra choisir entre les « libéraux » du 3 juin qui veulent détourner la révolution au profit des capitalistes, et les révolutionnaires qui veulent traiter le problème agraire dans toute son ampleur, c’est-à-dire, confisquer pour le peuple les terres de la couronne, celles aussi des nobles, des monastères et de l’Église. Quel que soit le choix personnel de Kerensky, il ne signifiera absolument rien : ce jeune avocat de Saratov « suppliant » dans les meetings les soldats de le fusiller s’ils ne lui accordent pas leur confiance et, en même temps, menaçant les travailleurs internationalistes, ne pèse pas qu’un grand poids dans les balances de la révolution. C’est une autre affaire que de s’occuper des masses paysannes. Les faire basculer de notre côté est le problème actuel le plus aigu, le plus urgent.

Ce serait un crime que de vouloir résoudre ce problème en adaptant notre politique à celle du social-patriotisme en ce qui concerne la paysannerie ; l’ouvrier russe irait au suicide en acquittant le prix de son accord avec les paysans par la rupture de ses liens avec le prolétariat européen. Mais il n’y a ici aucune nécessité politique. Nous avons entre les mains une arme plus puissante : alors que le gouvernement des Lvov, Goutchkov, Milioukov et Kerensky se voit obligé de tourner la question agraire, nous pouvons et devons poser celle-ci, dans toute son ampleur, devant les masses paysannes.

— Puisque la réforme agraire est impossible, nous sommes pour la guerre impérialiste ! s’écria la bourgeoisie russe après la tentative de 1905-1907.

— Tournez le dos à la guerre impérialiste en lui opposant la révolution agraire ! Disons-nous aux masses paysannes, en nous référant à l’épreuve de 1914-1917.

Cette question agraire jouera un rôle énorme dans le rapprochement des cadres prolétaires de l’armée et de la masse paysanne. « La terre du seigneur, et non Constantinople ! », dira le soldat-prolétaire au soldat-paysan en lui expliquant les buts de la guerre impérialiste. Du succès de notre propagande et de notre lutte contre la guerre — parmi les ouvriers, en premier lieu, et ensuite parmi les masses des paysans et des soldats, — dépendra la rapidité avec laquelle le gouvernement libéralo-impérialiste sera remplacé par un Gouvernement Ouvrier Révolutionnaire, s’appuyant directement sur le prolétariat et attirant à lui les populations des campagnes.

Seul un pouvoir ne s’opposant pas à la pression des masses, mais, au contraire, en les guidant, est capable d’assurer le sort de la révolution et de la classe ouvrière. Créer un tel pouvoir est actuellement le problème fondamental de base de la Révolution.

L’Assemblée Constituante n’a, pour le moment, qu’un vernis révolutionnaire. Qui se cache derrière elle ? Qu’apportera cette Assemblée ? Ceci dépendra de ses éléments. Et ceux-ci dépendent de qui convoquera l’Assemblée Constituante et des conditions dans lesquelles se fera cette convocation.

Rodzianko, Milioukov et Goutchkov font tous leurs efforts pour créer une Assemblée Constituante qui leur soit favorable. Leur plus fort atout est le slogan de l’Unité nationale contre l’ennemi extérieur. Maintenant ils vont nous raconter qu’il est indispensable de sauver « les conquêtes de la révolution » de l’emprise des Hohenzollern, et les sociaux-patriotes les accompagnent en chœur.

Il y aurait pourtant quelque chose à sauvegarder, dirons-nous. En tout premier lieu, il faut mettre la révolution à l’abri de l’ennemi intérieur. Il faut, sans attendre l’Assemblée Constituante, balayer la saleté monarchiste dans tous les coins. Il faut enseigner au peuple russe la méfiance vis-à-vis des promesses de Rodzianko et des mensonges de Milioukov. Il faut lancer les millions de paysans contre les libéraux impérialistes, sous le drapeau de la révolution agraire et de la république. Cette tâche ne pourra être accomplie que par un Gouvernement Ouvrier Révolutionnaire qui écartera les Goutchkov et les Milioukov du pouvoir. Ce gouvernement mettra tout en œuvre pour éclairer, mettre sur pied et unir les couches les plus retardataires, les plus ignorantes des villes et des campagnes. Ce sera seulement grâce à un tel gouvernement et à un tel travail préparatoire, que l’Assemblée Constituante ne sera pas un paravent des intérêts capitalistes, mais un organe effectif du peuple et de la révolution.

Mais comment se comporter vis-à-vis des Hohenzollern, dont les armées menaceront la révolution triomphante ?

Nous avons déjà écrit à ce sujet. La Révolution russe représente un danger incomparablement plus grand pour les Hohenzollern que les appétits et les intentions de la Russie Impériale. Plus vite la révolution rejettera son masque goutchkov-milioukovien, plus grand sera son retentissement en Allemagne, et plus les Hohenzollern seront incapables d’étouffer la révolution russe, car ils auront assez à faire en leur propre pays.

— Et si le prolétariat allemand ne se soulève pas ? Que ferons-nous alors ?

— En somme vous supposez que la Révolution russe peut avoir lieu sans avoir de répercussion en Allemagne — même dans le cas où le mouvement ouvrier prendrait le pouvoir chez nous. Mais c’est absolument impossible.

— Mais, même si… ?

— Pour le moment, nous n’avons pas à nous casser la tête quant à des suppositions aussi invraisemblables. La guerre a fait de l’Europe un vrai baril de poudre. Le prolétariat russe y jette une torche enflammée. Supposer que cette torche ne provoque pas d’explosion, c’est aller contre toutes les lois de la logique et de la psychologie. Mais s’il se produit l’invraisemblable, si les sociaux-patriotes empêchent les prolétaires allemands de se soulever contre les classes dirigeantes, alors, cela va de soi, le prolétariat russe défendrait la Révolution les armes à la main. Le Gouvernement Ouvrier Tusse ferait la guerre aux Hohenzollern en appelant les travailleurs allemands à lutter contre l’ennemi commun. De même, si le prolétariat allemand était au Pouvoir, il aurait le devoir de lutter contre la clique des Goutchkov et des Milioukov, afin d’aider le peuple russe à régler ses comptes avec son ennemi impérialiste. Dans ces conditions, la guerre menée par le prolétariat ne serait plus qu’une révolution armée. Il s’agirait alors non plus de « Défense de la patrie », mais de défense de la Révolution et de sa propagation dans les autres pays.

(Novy Mir, 21 mars 1917)

1905-1917[modifier le wikicode]

Les problèmes prioritaires de la Révolution

La guerre franco-prussienne de 1870-1871 termina l’époque agitée de la formation des États européens. Une ère d’immobilisme politique commençait. Des contradictions, encore jamais vues dans l’Histoire, se faisaient jour au sein des sociétés capitalistes. Mais aucune d’entre elles ne trouva de solution par les armes. Tout l’art des dirigeants consistait à remettre à plus tard les questions importantes. Le possibilisme, l’opportunisme, la faculté de s’adapter devinrent des écoles et des traditions. Dans cette atmosphère se forma la psychologie des générations socialistes d’avant-guerre. La Révolution était regardée comme une méthode attardée de « barbarie » politique. Les révolutionnaires étaient considérés comme des songe-creux, qui, tout juste, ne perdaient pas le sens des réalités.

La guerre russo-japonaise et la Révolution russe de 1905 portèrent un coup violent aux préjugés possibilistes. Ces événements eurent un écho dans le Monde entier. En Autriche, la Révolution russe entraîna la conquête du suffrage universel. En Allemagne, le conservatisme du parti socialiste bougea quelque peu, et celui-ci recommanda la grève générale « en principe », au Congrès tenu à Iéna. En France, le syndicalisme releva la tête et fit contrepoids à l’opportunisme de la fraction parlementaire. En Angleterre se créa le parti travailliste. Aucun conflit n’éclata, pourtant, entre les Partis socialistes et les gouvernements. Alors que les défaites russes provoquaient des troubles en Extrême-Orient, en perse, en Turquie et en Chine, tout rentra dans l’ordre, en Europe, après la secousse psychologique. La révolution russe fut écrasée par les forces conjuguées du Tsarisme et de la réaction européenne capitaliste ! Ce désastre redonna de la vie à l’esprit de l’opportunisme. L’époque comprise entre 1907 et 1914 fut celle du plus lamentable conservatisme et de la plus vulgaire ladrerie pour le mouvement ouvrier. Mais l’Histoire préparait pour les révolutionnaires une revanche éblouissante.

Cette fois, la Russie en prit l’initiative.

Les gens qui pensent sommairement, ou qui ne pensent pas du tout, supposant qu’ils ont résolu la question en disant : en Russie se déroule actuellement « une révolution bourgeoise ». En réalité, la question se pose ainsi : quelle est celle Révolution bourgeoise ? Quelles sont ses forces intérieures et ses perspectives futures ?

Pendant la grande Révolution française, la principale force motrice était la petite-bourgeoisie urbaine entraînant la masse paysanne. Où se trouve chez nous cette petite-bourgeoisie ? Son rôle économique est négligeable. Le Capitalisme industriel russe s’est développé dès le début sous des formes concentrées. Le prolétariat s’opposait hostilement à la bourgeoisie, de classe à classe, sur le seuil de la révolution de 1905. Telles sont les différences sociales de semblables analogies historiques. Il est indispensable d’examiner les forces vives et de fixer leurs lignes de mouvement.

Entre la Révolution du « Tiers États » en France et notre Révolution, il y a eu la Révolution allemande de 1848. Cette dernière était également bourgeoise. Mais la bourgeoisie allemande était incapable de remplir son rôle révolutionnaire. Pour caractériser les événements de 1848, Marx écrivait : « La bourgeoisie allemande se comporta contre l’absolutisme de façon si débile, poltronne et lente que quand elle se dressa contre l’absolutisme et le féodalisme, elle trouva devant elle la menace agitée par le prolétariat et les couches de la société bourgeoise qui sont proches des prolétaires par leurs intérêts et leurs points de vue… » La bourgeoisie prussienne ne ressemblait pas à la bourgeoisie française de 1789, c’est-à-dire, cette classe qui représentait la nouvelle société dans sa lutte contre les forces au pouvoir de la monarchie et de la noblesse. La bourgeoisie allemande arriva à un degré de séparation tel qu’il s’opposait, à la fois, à la dynastie et au peuple. Elle était hostile à tous les deux et tout à fait indécise, car elle-même appartenait à l’ancienne société… Ce n’est pas spontanément qu’elle se souleva et soutint la Révolution, c’est parce que le peuple l’y poussait… Sans confiance en elle-même, sans confiance dans le peuple, se plaignant des classes dirigeantes, tremblant devant les classes inférieures, égoïste sur les deux fronts et connaissant son égoïsme, révolutionnaire contre les conservateurs, conservatrice contre les révolutionnaires, ne croyant pas à ses propres slogans, avec des phrases au lieu d’idées, épouvantée par la tempête mondiale et l’exploitant en même temps, sans énergie et plagiant dans toutes les directions…, banale, car dépourvue d’originalité, originale mais seulement dans sa banalité ; traître à ses propres désirs, sans initiative, sans foi en elle-même et dans le peuple, sans mission historique et mondiale, elle apparaissait comme le vieillard maudit qui doit canaliser et exploiter les premiers mouvements juvéniles d’un grand peuple. Aveugle, sourde, édentée, ainsi apparaissait la bourgeoisie prussienne après la Révolution de mars ».

En lisant ce tableau caractéristique dessiné par la main d’un grand maître, ne reconnaissons-nous pas notre bourgeoisie et ses guides ? La bourgeoisie russe est entrée dans l’arène politique après la bourgeoisie allemande. Le prolétariat russe est incomparablement plus fort, plus indépendant et plus conscient que les travailleurs allemands de 1848. Le développement général européen a mis à l’ordre du jour la Révolution sociale. Toutes ces circonstances ont enlevé à la bourgeoisie libérale les derniers restants de confiance en soi et dans le peuple.

Avec quelle impudence, à vrai dire éhontée, le tzar n’a-t-il pas traité la bourgeoisie libérale ! Il convoque la Douma quand il lui faut un emprunt ; dès qu’il l’a obtenu, il renvoie les députés chez eux. À leurs exigences « d’un ministère jouissant de la confiance générale », il répond en nommant les réactionnaires les plus enragés. La clique des courtisans a toujours provoqué Goutchkov et Milioukov, elle ne les a jamais craints. Et à son point de vue, elle a raison : quelle que fut la haine des libéraux envers le gang de la Cour, ils ne furent jamais capables d’entreprendre contre celui-ci une action révolutionnaire, par peur des masses laborieuses. « Si le chemin de la victoire devait passer par la révolution, nous refuserions la victoire », déclarait récemment Milioukov. Pour autant qu’il s’agissait de la bourgeoisie libérale, Nicolas pouvait dormir tranquille : il savait que la poltronnerie de classe des bourgeois l’emportait sur la haine portée au tzar.

Il en est tout autrement avec le prolétariat. A la veille de la guerre, il se trouvait au point culminant d’agitation révolutionnaire. Le nombre des travailleurs participant aux grèves de 1914 égalait celui des grévistes de 1905. Quand Poincaré vint en Russie mettre la dernière main aux préparatifs de la guerre qui s’annonçait, il put voir les premières barricades de la Deuxième Révolution russe. Le mouvement entre 1912-1914 se développa sur une plus grande échelle qu’au début du siècle. Comme il y a dix ans, la guerre stoppa le développement du mouvement ouvrier. La chute de l’Internationale frappa l’avant-garde du prolétariat. Trente et un mois s’écoulèrent, mois de défaites, de vie chère, de scandales, de faim, de « soukhomlinade » et de « raspoutinade », avant que les prolétaires ne descendent dans la rue.

Ils le firent contre le gré des libéraux bourgeois. Le 6 mars, à la veille de la grève générale, la presse invitait les travailleurs à ne pas troubler le cours normal de la production pour ne pas gêner les opérations militaires. Mais ceci ne retint pas les femmes affamées. Elles descendirent dans la rue en criant le slogan : « Du pain et la Paix. » les ouvriers les soutinrent. La grève générale relégua au second plan le conflit entre la Douma et le ministère. Les masses prolétariennes arrêtèrent la vie de la cité, envahirent les rues et, par tout leur comportement, montrèrent qu’il ne s’agissait pas d’une simple démonstration, mais d’une lutte révolutionnaire contre les autorités.

L’appui de l’armée fixa le sort de la révolution. Les prolétaires de Petersbourg n’étaient pas encore assez forts, assez organisés, n’avaient pas encore de contacts suffisants avec les prolétaires de toute la Russie, pour pouvoir conquérir le pouvoir. Mais ils étaient assez forts pour envoyer, du premier coup, le Tsarisme au musée historique. Le Pouvoir était vacant. À ce moment, « le Bloc progressiste » fit son apparition sur la scène.

Rodzianko, Goutchkov, Milioukov, — ceux-là mêmes qui, jusqu’au dernier moment, luttèrent contre la Révolution, — étaient obligés de saisir le pouvoir, alors que la Révolution avait balayé le gouvernement. « Ce n’est pas qu’ils firent la révolution, mais le peuple les poussait par derrière. »

À tout ceci s’ajouta la pression exercée par Londres et Paris. Le danger que la Russie, paralysée par « l’anarchie », se retirât de la guerre, contrariait les plans de la grande offensive de printemps (la troisième) et risquait d’influencer fâcheusement la bourgeoisie américaine à la veille de l’intervention des U.S.A. Il fallait faire en sorte que la Russie eût un gouvernement « reconnu et fort », qui déclarerait, au nom de la Révolution, que la nouvelle Russie assumerait les responsabilités financières et diplomatiques de l’ancien régime et, surtout, celle de continuer la guerre « jusqu’à la conclusion victorieuse ». Seul le « Bloc progressiste » pouvait former le gouvernement souhaité.

Le ministère Lvov accorda la liberté de presse et de réunion et promulgua l’amnistie. Aucune question fondamentale n’en fut résolue, mais les mesures formaient un exutoire à la fureur populaire. La guerre était toujours là. La vie chère, le froid, la crise financière, étaient toujours présents. Et la question agraire se posait toujours dans toute son acuité.

Les masses laborieuses se soulèveront, exigeant de meilleures conditions de travail et protestant contre la guerre. Les foules paysannes se soulèveront dans les campagnes et, sans attendre la décision de l’Assemblée Constituante, commenceront à exproprier les propriétaires terriens. Tous les efforts des libéraux pour écarter la lutte des classes, sous prétexte « d’éviter le danger d’une contre-offensive réactionnaire », resteront lettre morte. Le simple citoyen s’imagine que la révolution est faite par des révolutionnaires qui peuvent l’arrêter sur commande. La logique de la lutte des classes et des chocs révolutionnaires reste pour lui un livre fermé par sept sceaux (hermétique).

Le problème principal de la Social-démocratie est d’unir le prolétariat de tous les pays dans l’unité de l’action révolutionnaire. En opposition au gouvernement libéralo-impérialiste, la classe ouvrière se bat sous le drapeau de la paix. Plus vite le prolétariat russe convaincra les travailleurs allemands que la révolution se fait pour la paix et la liberté d’auto-détermination nationale, plus vite le mécontentement montant de ces derniers éclatera par une révolte ouverte. La lutte de la Social-démocratie russe pour la paix est dirigée contre la bourgeoisie libérale et son pouvoir. Seule cette lutte peut fortifier la révolution et la répercuter en Europe Occidentale.

La confiscation des terres des Romanov, des monastères et des « landlords » est la seconde condition du renforcement de la révolution. Les philistins politiques américains (dans ce nombre, il faut compter ceux qui se prennent pour des socialistes) estiment les chances de la république en Russie, en calculant le nombre de paysans illettrés. Mais ils ne montrent que leur propre analphabétisme. Si la Révolution donne la terre aux paysans, ceux-ci défendront de toutes leurs forces leurs biens et la République face à la contre-révolution monarchiste.

(Die Zukunft, avril 1917)

  1. Le meeting de Carnegie-Hall : Fenner-Brokway était membre, en Angleterre, du « Parti Indépendant du Travail ». Au début de la guerre, il publia le journal Labour Leader. En tant que membre de l’opposition à la guerre, il fut emprisonné. Il est, au fond, un pacifiste typique suivant la mentalité de l’aile droite de l’Intelligentsia. Ces derniers temps, il a perdu toute signification politique. (Remarque de Heywood).
  2. Le Volkszeitung, journal social-démocrate allemand, avait à sa tête le vieux Schlütter, partisan de Kautsky, la tendance Liebknecht était représentée par le rédacteur-en-chef, Lore, qui, à la mort de Schlütter, prit la direction du journal. Ce dernier exprime les idées de la IIIe Internationale.
    Maurice Hillquit, auquel notre remarque ci-dessous est consacrée, est un avocat bien connu, qui, dans ses moments de liberté remplit les obligations de leader du Parti soocialiste. Schültter le soutenait. Lore tenait pour nous.
    Hillquit est originaire de Russie.
  3. Cette « révélation » était faite dans un esprit anti-allemand.
  4. Cet article fut primitivement publié en Amérique, au début de juin 1917. Il est reproduit exactement comme il fut imprimé par l’hebdomadaire pétersbourgeois Vpered.
  5. Les exportations des U.S.A.: “Monthly summary of origin commerce of the U.S.A.” (décembre 1906): il a été exporté vers l’Allemagne et l’Autriche pour moins de … un million et demi. Ces chiffres donnent la clef de l’expression des sympathies.
  6. Les télégrammes de la presse américaine: ils confondaient le Conmité de la Douma et le Gouvernement Provisoire.
  7. Il s’agit ici du Comité de la Douma avec Rodzianko à sa tête; et du gouvernement Goutchkov-Milioukov; des désignations ont été faites d’après des télégrammes américains erronés.