VI. De la théorie du social-patriotisme

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Un triste document : Plékhanov et sa brochure « De la guerre »[modifier le wikicode]

La brochure de Plékhanov De la guerre est le plus affligeant de tous les documents, témoins de la déroute du Socialisme. Elle ne contient rien d’autre que l’auteur n’avait déjà fait savoir sous forme de lettres à des publications diverses. De fait, sa « Lettre à la rédaction » avait l’avantage de laisser beaucoup de choses non exprimées et, par là-même, permettait de garder un espoir. Les choses avec Plékhanov ne vont pas si mal qu’il veut nous le laisser entendre. Mais maintenant nous avons en main cette brochure de 32 pages. Même si elle donne peu à méditer sur la guerre, par contre elle permet parfaitement de juger la position de son auteur ; en tout cas, elle ne laisse aucune place à un doute consolateur.

La première partie est consacrée à la critique de la Social-démocratie allemande. Les contradictions entre les anciennes déclarations de principe et la ligne réelle de conduite actuelle sont vraies — sans le moindre doute. Mais elles ont déjà été soulignées par la presse russe, et Plékhanov ne nous donne pas autre chose que des périphrases.

Il ne fait aucun effort pour expliquer ce retournement du Socialisme allemand au contraire, sa démonstration témoigne qu’il n’estime pas nécessaire de fournir la moindre explication. Rien d’étonnant à cela quand on a parcouru la brochure. Plékhanov reste tout entier sur cette position de principe dont il accuse les dirigeants socialistes allemands. Ici et là, se révèlent non les problèmes sociaux-révolutionnaires du Prolétariat international, mais les intérêts du Capitalisme national sous le point de vue de la politique de la classe ouvrière mondiale. Que Plékhanov, à chaque ligne, oppose le Marxisme au Révisionnisme, n’enrichit pas sa position et ne peut le sauver de ce qu’il comprenne de travers les intérêts du Capitalisme national. Le Temps et Times accusent Norddeutsche Allgemeine Zeitung avec indignation, ce qui ne les empêche pas d’adopter la même position morale et politique… Telle est l’attitude du vieux marxiste russe !

Plékhanov conclut ou feint de conclure à la contradiction dogmatique, logique et en même temps sophistiquée de la guerre d’agression et de la guerre défensive. Nous ne répéterons pas ce que nous avons déjà écrit sur cette métaphysique mi-moraliste mi-diplomatique à bon marché, d’autant plus que Plékhanov n’apporte aucune preuve de ses conclusions embrouillées. Regardons simplement comment Plékhanov applique ses critères.

Le Prolétariat a le devoir d’engager toutes ses forces contre les gouvernements qui ont troublé la paix ! Ces gouvernements sont, suivant notre auteur Plékhanov, les gouvernements d’Allemagne et d’Autriche, contrairement à ceux de France et d’Angleterre, et plus particulièrement ceux du Japon et de la Russie. Les preuves ne sont pas difficiles à trouver. Il suffit de parcourir les journaux allemands à la veille de la guerre. « Il ressort de cette lecture que la Russie ne pouvait pas ne pas appuyer la Serbie sous peine de laisser s’éteindre son influence dans les Balkans. »

Ainsi, la politique autrichienne menaçait la paix européenne. Il en va tout autrement de la politique russe ! Le Tsarisme ne recherche pas l’aventure, il ne trouble pas la paix, simplement il « défend son influence dans les Balkans ». En réclamant une action vigoureuse du prolétariat autrichien contre son gouvernement, Plékhanov approuve la politique russe. Il a l’imprudence de publier ses conceptions sous forme de lettre adressée à un social-démocrate « bulgare ». Quelle confusion de langues digne de la Tour de Babel ! Justement la Social-démocratie bulgare a déployé une grande partie de ses efforts contre le Tsarisme. Si Plékhanov distingue une grande différence entre les politiques russe et autrichienne dans les Balkans, nos camarades balkaniques — c’est tout à leur honneur ! — ont toujours regardé la première comme la plus dangereuse et la plus cynique. La Bosnie et l’Herzégovine sont la pomme de discorde. Mais le Tsarisme a cédé ces deux provinces par l’accord secret de Reichstadt, en 1876, en échange de la neutralité autrichienne pendant la guerre russo-turque. Il est vrai que celle-ci aboutit à la création de la Bulgarie. Plékhanov vaudra-t-il se rappeler que les efforts du Tsarisme, pour convertir la Bulgarie « libérée » en une satrapie, ont amené à la formation du puissant parti anti-russe des Stamboulovtsiens ? Pour punir cette ingratitude, le tzar poussa la Bulgarie à la guerre contre la Serbie en 1885 et, à la veille des hostilités, rappela les instructeurs russes.

La libération de la Bulgarie en 1877 ne fut obtenue que grâce à l’armée roumaine. En récompense, la Russie enleva à son Alliée une part de la Bessarabie. En 1908, elle poussa la Serbie à la guerre contre l’Autriche, soumettant ce malheureux petit pays à une intense pression politique et financière, puis la « vendit » cyniquement, laissant aux libéraux le soin de balayer les traces : En 1910, les agents tzaristes travaillèrent à la formation d’une entente militaire balkanique dirigée contre l’Autriche. Quand la Bulgarie, qui n’avait rien à voir avec l’Autriche, se retourna, « non à l’époque voulue », contre la Turquie avec ses alliés, Hartwig conseilla à Patchiche de « vendre » ce pays ingrat pour le démembrer. La diplomatie tzariste, allumant le brandon de discorde entre les Serbes et les Autrichiens, poussa les premiers à s’emparer du port de Durazzo. Quand l’Autriche et l’Allemagne intervinrent, le Tzar lâcha à nouveau la Serbie, faisant expliquer par sa presse qu’il n’allait pas partir en guerre pour un problème aussi « Duratsko » (stupide).

Le parti militariste serbe se lança sur la Macédoine, et la seconde guerre balkanique est due aux intrigues de cette diplomatie russe qui, d’après Plékhanov, « ne fait que défendre ses droits légitimes ». Nous ne pouvons que lui souhaiter une meilleure mémoire.

Ainsi « la Russie ne peut pas ne pas soutenir la Serbie ». Ce sont les officiels russes qui ont exposé le cas de cette manière, et ils savaient ce qu’ils faisaient. Ensuite, vint la « nécessité absolue » de défendre la Belgique et la France… « Appuyer la Serbie ?… » Ne serait-ce pas le contraire ? Les Russes n’ont-ils pas envenimé les blessures infligées aux Serbes pour les lancer dans une lutte désespérée pour leurs intérêts « libérateurs » en Galicie ? Plékhanov ne pense-t-il pas que le Tsarisme peut très bien échanger la Serbie contre la Galicie, sans laquelle il ne peut se résoudre à rentrer chez lui ? Plékhanov ne pense-t-il pas que le Tsarisme peut très bien échanger la Serbie contre la Galicie, sans laquelle il ne peut se résoudre à rentrer chez lui ? Plékhanov s’appuie sur les articles de la presse allemande à la veille de la guerre. Vorwaerts avait en vue la Russie tzariste en sa réalité : avec son avidité, ses crimes sanglants et la série ininterrompue de ses honteuses actions dans les Balkans, cette Russie impériale trop forte encore pour le mouvement démocrate révolutionnaire. De cet avertissement à la diplomatie allemande, Plékhanov en tire une conclusion sophistiquée pour approuver la diplomatie russe, l’imaginant « la protectrice de la Serbie et des droits naturels du Droit et de la Moralité ». Diffère-t-il maintenant de l’actuel Vorwaerts qui exploite la guerre comme moyen d’approuver l’impérialisme allemand ? En aucune manière ! Un but, une méthode ! Donc la brochure ne contient rien d’autre, à part sa phraséologie socialiste déformée, que les arguments polémiques des officiels russes et allemands ; mais ces derniers savent ce qu’ils font ! Mais Plékhanov ? …

(Goloss, 30 décembre 1914.)

La réponse de Kautsky à Plékhanov[modifier le wikicode]

Dans le numéro d’avril du journal marxiste bulgare Novoe Vrémia, nous trouvons un article de Kautsky en réponse à Plékhanov. Celle-ci présente un grand intérêt sur de nombreux points. Kautsky réfute les allégations de Plékhanov en ce qui concerne l’action de la Social-démocratie allemande. Il est faux que Haase ait annoncé, à Bruxelles, que les socialistes allemands répondraient à la guerre par un appel à la révolution. Kautsky le nie en tant que participant à la Conférence de Bruxelles ; pour qui connaît la position de la Social-démocratie, il ne fait aucun doute que Kautsky ait raison. Les marxistes allemands, et en tête Bebel, ont repoussé, à tous les Congrès, l’idée d’une grève générale en riposte à la mobilisation. Dans quelle mesure, la majorité qui approuvait Bebel, le faisait par calcul tactique ou par un secret sentiment national… c’est une autre question. La position de principe de la Social-démocratie allemande, en opposition à celle de Vaillant et consorts, consistait à considérer comme utopique tout effort révolutionnaire en période de mobilisation, alors que le pouvoir se renforce. Le fait que, le 2 Août, les prolétaires n’ont été appelés ni à la grève ni à la révolte, n’entre pas en contradiction avec les déclarations des dirigeants socialistes allemands, pas plus d’ailleurs qu’avec les principes de la politique socialiste révolutionnaire générale. C’est une affaire de possibilité et de compréhension du moment à choisir, et rien d’autre !

Kautsky prend la défense de Haase contre toutes les accusations en rapport avec sa déclaration du 4 Août.

Haase n’a pas lu sa propre déclaration, mais celle de la fraction parlementaire dont il était le président, ce qu’il ne faisait pas en d’autres occasions : « Maintenant l’unité du parti, il ne pouvait se refuser à son devoir. » Cette défense nous semble, à présent, bien naïve, quand on songe que Haase non seulement se refusa à toute autre déclaration patriotique, confiant cette mission peu reluisante à Hébert, mais attaqua la nouvelle ligne du Parti dans les meetings et se déclara contre les crédits militaires.

Si la politique actuelle de Haase ne détruit pas l’unité du Parti, pourquoi ce dernier exigea de lui cette défense publique d’une position qui lui était hostile ? A l’inverse, si la politique actuelle de Haase menace l’unité du Parti, alors son attitude n’aurait été que pure formalité et ne s’expliquerait que par un manque de courage et de perspicacité ! Kautsky secourt très mal Haase, son plaidoyer recouvre toutes les contradictions internes de la position assumée par ce même Kautsky.

Il est faux, assure-t-il, que Vorwaerts ait changé sa ligne de conduite depuis cette date tragique dans l’histoire du Socialisme allemand et mondial. Tout le mal vient de la censure. En 1870, l’état d’exception ne s’étendait qu’à certaines provinces. En Saxe, Bebel et Liebknecht jouissaient d’une totale liberté d’action. Maintenant l’état de siège englobe tout l’Empire. Vorwaerts et les autres journaux socialistes doivent tenir compte pour continuer à apporter leur appui idéologique aux prolétaires.

Nous avons ici un exemple de ce que les Allemands appellent : « Schoenfaerberei » (un embellissement visible de la réalité). Jusqu’au 4 août, Vorwaerts luttait contre le danger de la guerre, détruisant sans pitié toute prétention de donner à la guerre un caractère progressif et libérateur. Il démasquait la légende officielle suivant laquelle la guerre contre la Russie était la guerre contre le Tsarisme, donc la guerre pour la liberté du peuple russe. Mais il reprit et diffusa cette légende, après le 4 Août. Avec les autres organes de presse et les communiqués du Haut-Commandement, Vorwaerts présenta les victoires allemandes non comme celles des classes dirigeantes, mais comme les victoires du peuple allemand. Il anima la politique antirévolutionnaire faite de servilisme, promettant des réformes démocratiques et sociales au peuple en guise de récompense pour son zèle dans la défense de la patrie.

L’état de guerre peut empêcher de dire la vérité (nous le savons par expérience), mais il n’oblige pas à mentir ! S’il exige des « sacrifices », la presse socialiste dit avoir le courage de supporter les siens propres. Vorwaerts et Haase ont accompli, ces derniers temps, un grand pas vers la gauche à partir de leur position post-aoûtienne : la défense assumée par Kautsky déprécie cet effort.

Ainsi se présente la semi-vérité que Kautsky répand dans un journal marxiste libéré des pressions exigées par l’état de guerre.

II

Que nous raconte le théoricien de la IIe Internationale au sujet des questions posées par le Socialisme international ?

Avant tout, il rejette totalement du critère formellement diplomatique ou épisodiquement stratégique de guerre « défensive » ou « offensive » pour définir notre tactique. « Pour moi, la question décisive n’est pas le déclenchement de la guerre, mais la fin de la guerre, c’est-à-dire les résultats possibles. »

Comme le montre très justement Kautsky, Plékhanov ne s’arrête pas à un critère formel. Il s’élève contre l’idée qu’une défaite russe puisse contribuer au développement de la Révolution ; au contraire, en s’opposant au développement économique, elle paralyserait la Révolution. Il estime naturel que la défaite de l’Impérialisme allemand influencerait le cours de la révolution en Allemagne. Ce sont des raisonnements semblables que tiennent Vaillant en France et Heydemann en Angleterre ; en Allemagne, l’aile de la Social-démocratie (Kautsky dit : une fraction insignifiante de nos camarades allemands) estime que la défaite des Alliés accélérerait le cours de la Révolution en Angleterre et en Russie. Elle regarde la défaite allemande comme une catastrophe économique et, par conséquent, comme l’affaiblissement dans le monde de la plus forte Social-démocratie. « Tous croient que de la défaite de la patrie dépend la victoire de la Révolution internationale. Tous pensent que leur pays est élu, qu’il occupe une position exceptionnelle dans le monde et que pour lui existent d’autres lois que pour les autres. » Kautsky ne veut rien savoir des peuples « élus ». Les forces économiques et spirituelles sont sur le même plan historique et la victoire n’apportera d’aucun côté des résultats décisifs quant au progrès historique de la Révolution sociale.

Cette équivalence des forces exclut toute possibilité pour les travailleurs de définir leur position par rapport à la guerre au moyen de leur antagonisme au gouvernement. Jusqu’ici les données historiques nous présentent la guerre non comme un conflit économique intérieure, mais comme une menace contre le territoire national. Dans une armée rassemblée par le service militaire obligatoire, le sentiment dominant est la peur de la défaite. De ce sentiment doit tenir compte tout mouvement qui veut agir sur les masses. Tous les conflits intérieurs aboutissent à une sorte de « moratoire » politique : tous les efforts sont concentrés contre l’ennemi extérieur. « L’influence des travailleurs s’exercera sur les socialistes ne possédant pas un caractère assez ferme. » Ce que nous dit Kautsky n’est ni une explication, ni une approbation du nouveau cours pris par la Social-démocratie. Cela signifie : une mentalité nationaliste indéfinissable chez les masses non organisées rejette hors du chemin de la Révolution la plus forte Social-démocratie du monde, ayant à sa tête des personnages « n’ayant pas assez de caractère ». Qu’y a-t-il, plus loin ? se demande Kautsky.

Aucun des deux camps belligérants n’a remporté de succès décisifs, et il est probable qu’il en sera ainsi à l’avenir. Cela est dû à l’équivalence des forces économiques et spirituelles des antagonistes. La guerre par elle-même ne peut donner de résultats pouvant agir fortement sur la vie politique et économique, mais elle influe sur le développement par sa prolongation. Le seul moyen de sauver l’Europe de l’épuisement « serait de faire la paix sur les bases d’un accord total, non sur celles d’un “diktat”. Seule la paix, en de telles conditions, correspond aux principes de la Social-démocratie (Kautsky). Ceux-ci exigent une paix rapide. Notre Social-démocratie doit s’y efforcer tout de suite. » Et Kautsky conclut avec l’espoir que « dans cette lutte pour la paix, il marchera côte-à-côte avec son vieux camarade Plékhanov ». Mais sur quels chemins ?

III

Les conceptions de Kautsky diffèrent de celles de Plékhanov dans le même sens que la position du centre actuel de l’Internationale diffère de celle de l’aile social-nationale. Les conceptions plékhanovistes sont un mélange affligeant de préjugés nationalistes et de morceaux de méthodologie marxiste. Quand il s’agit de motifs politiques, Plékhanov devient plus catégorique. Il tient pour la victoire des Alliés, il critique la Social-démocratie, mais soutient Guesde et Vaillant. Il n’en est pas de même pour Kautsky. Sa position théorique n’est pas si lamentable que celle de Plékhanov mais, dans les problèmes d’ordre politique, il se trouve devant nous en plein désarroi. On peut dire que la signification du jugement de Kautsky sur la guerre croît proportionnellement à son éloignement des questions de politique socialiste.

Les peuples sont placés devant le danger de la défaite et de l’envahissement du territoire national. De là provient cet élan patriotique chez les masses non organisées. Ce qui explique— suivant Kautsky — le comportement de la Social-démocratie, son vote en faveur des crédits militaires, etc. Cette explication en tant qu’explication est insuffisante, car elle n’indique aucun chemin de sortie. Si les travailleurs, rassemblés sous le drapeau de l’Internationale, passent leur temps de guerre dans le camp de la réaction, où peut-on y voir la garantie d’un développement social-révolutionnaire dans l’avenir ? Kautsky, le théoricien renommé de la IIe Internationale, n’a encore soufflé mot du caractère particulier des époques précédentes, du possibilisme organique, de la conservation du statu quo intérieur et extérieur, en un mot, des circonstances dans lesquelles s’est développée la IIe Internationale. Il se bouche obstinément les yeux, ne voulant pas voir que la guerre n’a pas engendré les conditions qui ont amené à la faillite de l’Internationale : « La guerre est la continuation de la politique, mais par d’autres moyens » ; elle a simplement dévoilé l’insuffisance des méthodes de la IIe Internationale. Il ne voit pas que le comportement actuel des socialistes français et allemands ne trahit pas simplement leur instinct de conservation, mais qu’elle est l’accomplissement suicidaire des traits limitatifs nationalistes par lesquels le mouvement prolétarien se caractérisait à l’époque précédente. Seule une explication concrète et historique, et non abstraite et psychologique, de la crise montre les points objectifs de résistance à la victoire révolutionnaire.

Plus lamentable que cette explication est le refus de Kautsky de juger les comportements des Partis socialistes. Un parti populaire ne peut pas ne pas compter avec l’état d’esprit des travailleurs. Si ces derniers sont saisis par la panique nationaliste provoquée à dessein par le Pouvoir et le mécanisme idéologique de la bourgeoisie, il ne faut surtout pas que les socialistes les appellent à des actes révolutionnaires. Mais il est extraordinaire de la part de la Social-démocratie de devoir capituler devant la mentalité des masses. Même si elle ne peut en appeler à la grève générale, cela ne signifie pas qu’elle doive approuver les crédits militaires. Si elle ne peut empêcher la lutte fratricide, elle n’est pas obligée de l’approuver.

On dirait que Kautsky arrive à reconnaître — bien qu’en des termes très prudents — que les masses laborieuses commencent à saisir le caractère désespéré de la guerre, justement quant à son caractère militaire. Plus la guerre durera, plus l’élan patriotique des travailleurs se tournera contre les classes dirigeantes qui ont provoqué la guerre et tiennent pour le « jusqu’au bout ». Que la Social-démocratie exploite cette tendance, elle qui n’a aucune responsabilité dans le déclenchement de la guerre ! Pour accélérer le processus de paix, la Social-démocratie ne doit pas cesser d’être la seule force révolutionnaire pendant les hostilités.

Kautsky est pour la lutte « en vue d’une paix rapide », et il a l’espoir de rencontrer Plékhanov, « ce vieux camarade », sur ce chemin. Mais nous tentons en vain de savoir ce que représente pour Kautsky la lutte pour la paix dans les conditions actuelles. Quelques passages de ses articles font penser qu’il regarde comme essentiel « le dégrisement » des classes dirigeantes se rendant compte de l’impossibilité de briser les forces du prolétariat. Ce désarroi général des forces capitalistes est d’une immense signification, car il crée les conditions les plus favorables « pour la mobilisation révolutionnaire du prolétariat ». Peut-on œuvrer en ce sens sans en arriver à une cassure définitive avec le Pouvoir ? Continuer la « paix civile » ou déclencher une rupture ? Scheidemann ou Liebknecht ? C’est la question à laquelle Kautsky ne donne pas de réponse. Il promet d’en parler… après la guerre.

Mais nous voulons lutter pendant la guerre pour ne pas nous retrouver « banqueroutiers » après la guerre. Nous devons constater que la limitation historique de l’époque ignorée par Kautsky a coiffé de cercles trop étroits la tête brillante de la IIe Internationale. En cette circonstance dramatique exceptionnelle, Kautsky ne donne pas un seul conseil, pas une seule indication que nous puissions recevoir avec reconnaissance.

(Naché Slovo, 17, 18 et 19 juin 1915.)

Evaluation non critique d’une époque critique[modifier le wikicode]

1. Faiblesse ou force : qui n’a pas confiance en soi ?[modifier le wikicode]

Le groupe de littérateurs qui travaillent dans la lige indiquée par le journal, maintenant disparu, Nacha Zaria, ne se borne pas à répondre à l’exposé de Vandervelde s’adressant aux socialistes russes. Ce groupe a présenté un compte rendu indépendant sur la Conférence de Copenhague. Ce document n’est pas de nature à nous enseigner quelque chose sur la nature ou les problèmes de la Social-démocratie. Mais il dépeint à merveille la confusion qui s’est installée dans les cervelles de beaucoup de socialistes. Le document donne une liste éclectique d’arguments pas trop vulgaires, pas trop criards, pas trop compromettants en faveur de l’Accord tripartite. Il approuve non seulement les nuances du « Tripartisme », mais aussi l’unité du Social-patriotisme en son tripartisme.

Le document commence par un sophisme fondamentalement politique. Ses auteurs considèrent qu’il est impossible d’adopter une attitude indifférente par rapport aux fractions du Pouvoir luttant entre elles ». Pourquoi ? « Parce que la guerre est un “fait indiscutable de la réalité”. » Du moment que le Socialisme n’a pas réussi à empêcher la guerre, il doit en profiter. Comment ? Le document ne connaît qu’une issue : « Il faut appuyer du côté où la victoire présente le plus de possibilités du point de vue des intérêts du développement mondial. » Le refus de favoriser un des deux camps est, suivant le document, la méconnaissance de la guerre, le refus d’en user, en un mot, le « boycott ».

Cette conception de base posée en axiome n’est qu’un refus de principe d’une politique indépendante d’un parti gouvernemental. Ces socialistes-impérialistes sont d’avis que le prolétariat est privé des ressources nécessaires à son indépendance politique dans les conditions d’une catastrophe mondiale. Cette faiblesse l’empêche de résoudre les problèmes d’ordre international. Il ne peut profiter de la guerre que dans le cadre national. Compte tenu de ses pertes, des millions de morts et d’invalides, il pourrait espérer 2 ou 3 millions de francs pour des réformes sociales. Moins les socialistes capitulards sont convaincus de la force du prolétariat, plus ils usent de subtilités.

Le Russe use de subtilités bien plus que tous les autres. Le document expose que le prolétariat est trop faible pour se passer de l’aide d’un groupe gouvernemental, mais il lui assigne un but international. Celui-ci est clair : l’écrasement du militarisme germain. C’est une chance pour le prolétariat russe que son devoir international coïncide avec les buts de guerre de l’Alliance Tripartite ! Les sceptiques disent : « Nous avons surestimé les forces du prolétariat. » C’est une explication individuelle et psychologique, ne tenant pas compte du fait que le prolétariat « sous-estimait ses propres forces ». Son estimation de lui-même et de son état général sont en retard par rapport à son rôle dans la production et au degré de son organisation. La psychologie, en dépit des préjugés subjectifs, se révèle comme le facteur le plus frappant de l’Histoire.

Étant la classe la plus opprimée, prenant conscience de lui-même à une époque de réaction mondiale, le prolétariat n’est pas dépourvu de vigueur, mais de confiance en sa force. Par-dessus tout, il lui manque la présomption révolutionnaire. Cette qualité ne provient pas des artifices « du commencement spirituel », comme le pensent les subjectifs, mais des circonstances d’une époque troublée qui place les prolétaires dans une situation telle qu’il n’y a pas d’autre issue pour eux que la voie révolutionnaire. C’est seulement alors que sa formidable énergie passera à l’action et se dévoilera en entier à la collectivité.

Nous autres, internationalistes révolutionnaires, tenons compte dans nos constructions théoriques et tactiques que le prolétariat, créé par le développement capitaliste, entrera tôt ou tard dans la lutte intérieure à laquelle doit aboutir le régime capitaliste. Les auteurs du document parlent de la faiblesse du prolétariat comme d’un facteur indiscutable. Ils s’en servent pour masquer leur opportunisme national-gouvernemental qui ne peut que détruire la confiance du prolétariat en lui-même.

Nous autres, internationalistes révolutionnaires, nous nous donnons comme tâche d’accélérer le processus de libération des prolétaires, de les délivrer des instincts serviles d’une classe opprimée, de leur faire prendre confiance en eux-mêmes : en nous conformant à la logique de fer de notre époque, nous mettons en avant la politique indépendante et social-révolutionnaire de la classe ouvrière.

De là vient notre opposition profonde, fondamentale, avec les auteurs du document.

2. La légende de « la lutte pour la démocratie »[modifier le wikicode]

Les écrivains cités plus haut estiment indispensable de pressentir quelles sont les nations dont la victoire favoriserait au mieux le développement mondial ? Par un heureux arrangement des choses, il apparaît que ce sont les démocraties occidentales luttant contre le « monarchisme des Junkers ». Le Tsarisme ? Mais il agit en tant qu’auxiliaire de la Démocratie ! C’est le point de vue officiel français du marxiste Guesde et du Président du Conseil Viviani.

Cette guerre est-elle un conflit de formes politiques ? Est-ce que la forme politique dominante de la bourgeoisie nous renseigne sur la nature des guerres contemporaines ? Quand la République française se trouve en guerre avec le Maroc barbare et monarchiste, qu’y voyons-nous ? Une réalisation de « l’idée républicaine » ou un élargissement de l’exploitation capitaliste ? La politique coloniale de la Bourse républicaine ne se différencie pas de celle des monarchies. La guerre est menée pour des acquisitions coloniales, pour la conquête de territoires et de mers par les grandes puissances. Les buts de la guerre n’ont rien à voir avec les « principes et les formes de pouvoir ». Nous voyons qu’elle soumet une forme républicaine de gouvernement à des tendances cléricales et réactionnaires. Il y aurait là une contradiction insurmontable s’il s’agissait de « défense de la démocratie » comme pendant la Grande Révolution. Mais, actuellement, la lutte se déroule pour des intérêts impérialistes, aussi bien dans les nations démocratiques que monarchiques. Que la guerre soit menée « pour la démocratie, contre le militarisme » est un mythe, une légende que la rédaction de Nacha Zaria utilise pour jeter le trouble dans les esprits et aider les forces socialistes qui sont hostiles au Socialisme et à la Démocratie.

Comme elle a semé l’anarchie dans les relations économiques et politiques, la guerre l’a fait de même dans les esprits. Au nombre de ceux-ci on compte des personnes qui étaient pourtant armées de pied en cap avec l’arme de l’orientation historique : la Marxisme. Tous comprenaient qu’entre l’Angleterre et l’Allemagne, il s’agissait d’un antagonisme capitaliste. Il y a maintenant certains esprits pour penser que la cause profonde de la guerre est la structure semi-féodale de l’Allemagne. Les contradictions irréconciliables nées du développement du Capitalisme sont ainsi expliquées : il y a deux types de nations bourgeoises, les premières, purement militaires, les secondes, démocratiques et pacifistes. Ainsi, si un président se trouvait à la place de Guillaume, la rivalité anglo-allemande se serait « déroulée harmonieusement ».

Le Marxisme a fait place nette de ces illusions et de ces mensonges qui prétendent que le mécanisme de la démocratie aboutit à la lutte des classes suivant un processus « harmonieux ». Qui diffuse ces mensonges et ces illusions sur le plan mondial ? Des écrivains se prenant pour des marxistes.

A. Potriessov étudie, dans Nacha Zaria, le mythe des Junkers, les décrivant comme la base du Mal en ce monde. (À noter l’analogie avec le mythe Juif présenté comme le mauvais fondateur du capitalisme.) Notre écrivain, à grands coups de citations de « l’ancienne » (plus de six mois !) littérature marxiste, pour l’opposer à la nouvelle, en arrive à des contradictions mortelles. Il cite l’article de Karl-Émile (Hilferding) suivant lequel « l’Allemagne, tard venue au partage mondial, a trouvé sa “place au soleil” déjà occupée ». D’où la conclusion : « Sans guerre, aucun accroissement colonial de l’Allemagne. » Potriessov paraphrase à sa manière : « Le drame du tard-venu s’exprime ainsi : ou faire la guerre ou refuser l’Impérialisme. » Il semblerait que le cas soit très clair : le développement économique allemand a rendu « l’explication » entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne inévitable. L’Allemagne capitaliste ne pouvant en aucun cas renoncer à son expansion, comment « refuser l’impérialisme » ? Potriessov aboutit à une conclusion incroyable : la victoire de la Démocratie allemande sur les junkers aurait « été le seul moyen d’éviter le sanglant conflit actuel ». En ce cas, que serait-il advenu du développement capitaliste ? Personne ne le sait ! On se demande pourquoi nous sommes passés par l’école du Marxisme.

Les liens entre les junkers semi-féodaux et l’Impérialisme sont prouvés, mais les premiers ne créent pas l’Impérialisme offensif ; au contraire, venu tard, ce dernier conserve les Junkers aux postes de commande.

L’amalgame des classes féodales et capitalistes est un processus qui remplit l’Histoire européenne depuis la seconde moitié du xixe siècle, parallèlement à l’isolement du prolétariat. Ce processus prend en Russie un « tempo » plus accéléré. Conclusion ? La victoire sur les junkers ne délivrera pas l’Europe du militarisme et de l’Impérialisme ; la lutte contre le féodalisme a cessé depuis longtemps d’être un problème indépendant. On ne peut « libérer » le Capitalisme du féodalisme. On ne peut vaincre les junkers qu’en écrasant la base impérialiste de leur domination. Plus exactement : la lutte pour la démocratie est devenue une part de la lutte internationale, social-révolutionnaire du prolétariat.

Un programme de lutte pour la démocratie en accord avec le militarisme capitaliste est illusions et mensonges : illusions chez les dirigés, mensonges chez les dirigeants.

(Naché Slovo, 10 mars 1915.)

Ni subjectivisme, ni fatalisme ![modifier le wikicode]

« Pourquoi le Prolétariat est resté silencieux » en juillet 1914 ? Cette interrogation n’est qu’une parcelle de la question générale concernant les motifs de la crise du mouvement prolétarien mondial. Maintenant, au 17e mois de la guerre, il y a encore moins de possibilité qu’au début de parler de la trahison des « dirigeants » comme de la seule raison de la crise du mouvement ouvrier.

Contre le subjectivisme idéaliste qui relève la tête dans les cercles littéraires, nous formulons l’exigence de rechercher objectivement les causes de cette Crise.

Nous ne pouvons ici que rappeler les traits caractéristiques du développement des partis ouvriers jusqu’à la guerre, qui seuls nous donneront la réponse à la question : pourquoi et comment s’est-il produit ? et en particulier : pourquoi le Prolétariat s’est-il tu pendant les journées de Juillet ? Voici ces traits :

Le développement du capitalisme sur la base du pouvoir national — la signification croissante du marché mondial. Le développement sur la même base du mouvement ouvrier. La lutte professionnelle s’adapte à la situation de l’industrie nationale. La Social-démocratie s’adapte au rapport des forces dans le cadre du parlementarisme national. Les organisations ouvrières prennent une signification nationale nettement tranchée avec une largeur de vue très limitée.

L’adaptation aux conditions fixées par l’industrie nationale et le parlementarisme a lieu à une époque d’immobilisme politique et de réaction dans toute l’Europe occidentale. Les frontières des États et les formes politiques des États conservent un caractère inchangé. Le Parti ouvrier s’habitue à considérer ces conditions comme immuables. Elles sont à la base, subjectivement et objectivement, de son activité.

L’immobilisme de la vie politique et la possibilité de réformes sociales engagent l’énergie de la Classe ouvrière sur la voie de l’organisation du mouvement. Il se crée une organisation munie d’une bureaucratie compliquée qui est en proie à la psychose du « fétichisme organisateur ».

Les mouvements ouvriers dépendent de plus en plus de la position nationale par rapport au marché mondial. Celle-ci ne dépend pas seulement de ses facteurs économiques, mais de rapports entre les forces militaires (colonies, communications maritimes, « zones d’influence », accords douaniers) ; de là, de nettes tendances de l’Impérialisme dans le Socialisme.

Ces traits caractéristiques se retrouvent à des degrés différents dans les différents pays. Les tendances impérialistes se sont fait jour plus fortement dans le Socialisme allemand en relation avec le caractère rapidement progressif de l’industrie allemande. En France, où les formes gouvernementales démocratiques ont un contenu économique conservateur, l’idée du Socialisme se meut dans le cercle des traditions nationales : la défense de la République et de « l’héritage » de la Grande Révolution. En Angleterre, les tendances impérialistes ont à compter avec la lutte contre le service militaire, danger qui est créé par les besoins coloniaux et maritimes.

Dans tous ces États de vieille culture capitaliste et de vieux mouvements socialistes, les Partis ouvriers se révèlent profondément inféodés au pouvoir. Comme la guerre, qu’elle soit « offensive » ou « défensive » (c’est pareil), menace le pouvoir, les partis ouvriers guidés par leur majorité entrent en lice pour défendre les frontières de leur pays. La politique de la majorité des mouvements ouvriers, rompant avec le principe d’unité de la classe ouvrière internationale, résume en soi tous les traits signalés de la limitation nationale et du possibilisme tactique des Partis ouvriers dans le siècle dernier.

***

Cette caractéristique des conditions générales préparant la crise de l’Internationale n’exclut pas de se poser la question : quelle est la responsabilité des dirigeants et des partis, de même que le conditionnement historique de l’usure n’exclut pas la responsabilité des usuriers.

L’activité des mouvements ouvriers avait lieu sur deux plans : le parlementaire et le professionnel. Une fois tous les trois ou quatre ou cinq ans, les masses ouvrières étaient mobilisées pour élire un député de confiance, « un dirigeant ». Le parlementarisme n’est pas seulement un système de représentation, mais aussi de remplacement des masses par les dirigeants. La lutte professionnelle du siècle dernier trouvait sa plus haute expression dans le système des tarifs douaniers. De là venait la signification exceptionnelle des dirigeants professionnels, capables « d’inspecter » les marchés et de se rencontrer avec les magnats de l’industrie. L’énorme dépendance des masses, par rapport à l’habileté professionnelle des dirigeants, conférait à ces derniers une responsabilité exceptionnelle. Seul un aveugle ou encore un pédant peut ignorer l’immense signification de la retraite d’un Liebknecht par exemple ou, comme maintenant, celle de vingt députés du Reichstag. Toutes les raisons de la crise du Socialisme ne nous empêchent pas d’applaudir Liebknecht et de réprouver Scheidemann, ou plus exactement de marcher la main dans la main avec le premier et de mener contre le second une lutte implacable. Rendre responsables au même titre les dirigeants, les partis et les classes, c’est échanger l’explication dialectico-marxiste contre un déterminisme qui ne peut fournir que des conclusions fatalistes et non révolutionnaires.

L’époque écoulée a vu bien des dirigeants différents : des opportunistes, des révolutionnaires, des radicaux et des extrémistes. Le caractère général de l’époque explique pourquoi et jusqu’à quel point certains avaient le pas sur d’autres. Ceci n’empêche pas de poser la question de « l’évaluation » tactique. Les conditions de l’époque ne permirent pas aux marxistes allemands de pénétrer jusqu’aux masses, mais leur rôle critique et révolutionnaire leur a permis d’accomplir un pas décisif vers le seuil d’une nouvelle époque en tant que propagandistes et dirigeants futurs des masses ouvrières.

De même le syndicalisme français. S’efforçant, bien que sous une forme primitive tant en théorie qu’en tactique, d’opposer l’énergie révolutionnaire des masses à la politique limitée du parlementarisme, il n’adopta pas le « caractère non révolutionnaire » de l’époque. Il suffit de dire que c’est parmi les syndicalistes que l’opposition internationaliste a trouvé ses meilleurs porte-parole et ses dirigeants.

On peut prétendre que chaque peuple a le gouvernement qu’il mérite. Mais se limiter à ce jugement, c’est calomnier les peuples, et principalement le Prolétariat russe. La lutte révolutionnaire menée par ce dernier indique qu’il mérite un meilleur gouvernement que le Tsarisme. Ce serait également une calomnie de dire des travailleurs allemands qu’ils ont le Parti qu’ils méritent. Celui-ci se distingue actuellement par son caractère limité, arriéré et son manque de confiance dans le Prolétariat, ne se donnant pas la possibilité d’exprimer son idéalisme et d’aller jusqu’au bout. Si nous ne le comprenons pas, nous coupons les ailes à toute initiative révolutionnaire.

La fatalité veut que les dirigeants qui présentent les caractéristiques de l’époque passée soient ici devant nous comme des ennemis politiques bien en vie. Les identifier fatalement avec la classe ouvrière serait s’enlever le terrain de dessous les pieds.

Nous ne sommes pas des « subjectivistes ». Nous n’attribuons pas uniquement aux dirigeants la faillite de l’Internationale. Nous ne cherchons pas le salut dans le « choix » des dirigeants « fidèles ». Mais nous ne sommes pas non plus des fatalistes. Nous sommes des révolutionnaires marxistes. Dans notre lutte, nous nous appuyons sur les efforts profonds et sans cesse grandissants et objectifs de l’action socialiste et révolutionnaire. Nous menons la lutte contre les « dirigeants » qui trahissent non seulement les meilleures traditions révolutionnaires, mais aussi les buts historiques de la classe ouvrière.

Le Prolétariat mérite une meilleure Internationale que celle que la guerre a détruite. Nous voulons participer à sa création.

(Naché Slovo, 25 décembre 1915.)

Les babyloniens de la pensée patriotique[modifier le wikicode]

Masslov jugé d’après Plékhanov — Plékhanov jugé d’après Kant — Alexinsky jugé d’après Tikhomirov[1]

« L’esprit russe » est, d’après le poète, habitué à affirmer des lieux communs et à mentir pour deux. Cette contradiction de base qui a placé les socialistes en deux camps irréconciliables a atteint le Marxisme russe. Le nouveau courant, baptisé social-nationalisme, est plus faible en Russie au point de vue politique et spirituel que partout ailleurs. Nous ne voulons pas toucher au côté politique, car il saute aux yeux de ceux qui les tiennent ouverts qu’il se « défend » très bien lui-même du haut de toutes les tribunes, y compris celle de la Douma. Mais la justification théorique de ce social-nationalisme russe n’a pas encore été soumis à la critique. Nous voulons donner aux lecteurs quelque aperçu de cette philosophie nouvelle en nous excusant si les « Babylone de la pensée russe » ne sont qu’une transposition de redites allemandes.

Dans le n° 3/4 de Naché Slovo, Masslov, reprenant et approfondissant sa brochure sur les causes de la guerre, s’intéresse à la question de « la guerre et la démocratie ». Il traite les questions politiques avec la condescendance de l’économiste professionnel et se libère du soin d’employer quelque méthode en ce domaine. Il estime que là, le bon sens est suffisant. Cela ne l’empêche pas d’examiner « la non-préparation » du point de vue théorique. La condescendance de Masslov va de pair avec l’étroitesse de ses vues. Il se soucie peu, et c’est ce qui importe au simple citoyen, des critères de « guerre offensive » et de « guerre défensive ». « Il importe peu de savoir qui le premier a déclaré la guerre. » « Ce qui est important, c’est de savoir : quelle nation s’est préparée à l’agression ? » Comment la définir ? Là, Masslov ne nous communique que son point de vue personnel. Le militarisme, comme nous le savons, n’est pas né d’hier. Son développement a été parallèle dans toutes les nations, qu’il s’agisse d’offensive ou de défensive. À un certain moment de ce processus, la guerre a éclaté. Masslov exige de nous que nous sachions quel militariste a préparé l’agression, quel autre la défense ? C’est prendre le taureau par les cornes. Mais que signifie « se prépare à l’agression » ? Le fait-on consciemment ? Il s’agit donc du facteur subjectif du militarisme. Il peut s’agir de la mauvaise volonté du gouvernement ! Comment la définir ?

Si, dans le pays, des gouvernements successifs se sont succédé dans les années précédant la guerre, de quel critère dit-on user pour définir : quel gouvernement a préparé la guerre offensive ? Lequel s’est contenté de préparatifs défensifs ? Peut-être ont-ils eu en vue de déclencher une agression au moment opportun. Les militarismes japonais et américain se développent parallèlement, opposés par leur rivalité dans l’Océan Pacifique. Personne ne peut prétendre que la guerre entre eux soit impossible. Lequel des deux déclarera la guerre. Ceci, nous le savons, ne signifie rien quant à l’essence même de la question. Et nous demandons à Masslov de nous expliquer avant la déclaration des hostilités, lequel des deux antagonistes se livrera à la guerre d’agression ? Nous avons grand peur qu’il ne puisse rien déclarer de vraiment clair sur ce point. Notre ami, le socialiste nippon Kata-Yamé, s’il lit attentivement Naché Diélo, doit pouvoir décider : quel est l’agresseur, le Japon ou les États-Unis ? Comme la politique suivie des deux côtés ne donne aucune réponde, il ne restera plus à Kata-Yamé qu’à « flanquer » par la fenêtre le fameux critère de Masslov.

Ce dernier se rend bien compte que son affaire ne tourne pas « bien rond » Il tente de soutenir le « subjectif » par « l’objectif ». « La Belgique, la France et l’Angleterre ont déclaré la guerre à l’Allemagne. » « Pourtant, elles ne le désiraient pas et ne s’y étaient pas préparées. »

Il semblerait que toute l’affaire consiste en ceci : il importe eu de savoir à quoi le pays s’est préparé, mais il faut se demander s’il était prêt à la guerre au moment de la déclaration de celle-ci. Ce critère nous paraît plein d’espérances, car il donne la possibilité de vérifications objectives.

Malheureusement, celles-ci ne peuvent se faire que post factum, c’est-à-dire, quand la guerre a déjà beaucoup bouleversé et détruit et que l’on peut constater : qui est prêt et qui subit des défaites. Par conséquent, et reprenons notre exemple dans l’hypothèse d’une guerre américano-nipponne, Kata-Yamé doit-il attendre pour se prononcer que son Empereur soit battu ? Si la machine de guerre se révèle mauvaise, Kata-Yamé doit conclure : c’est que le Mikado ne s’était pas bien préparé. Mais pouvait-on construire une solide machine de guerre en se préparant pour la défensive ? Et inversement, peut-on passer à l’offensive avec de médiocres moyens ? À ce sujet, il existe en japonais un excellent dicton : « De l’ambition pour un rouble, des munitions pour un centime. » Le Mikado peut avoir en tête de conquérir San-Francisco, mais les « rats » de l’Intendance lui ont si bien grignoté son artillerie qu’il est obligé de renoncer à son plan. Est-il vraisemblable que la conduite des socialistes nippons dépende de la vigueur des rats de l’Intendance ?

Visiblement, Masslov doute de ses propres arguments et se cache dans l’ombre de l’Autorité ! « Dans son article, Plékhanov a remarqué (très justement ! très intelligemment !) que celui qui se refuse à trancher la question : qui est l’agresseur se reconnaît comme incapable de porter un jugement sur la guerre. »

Sur la « très haute intelligence », nous ne discuterons pas avec Masslov ; il a les documents en mains. Nous constatons que les mêmes socialistes, se cachant derrière « la défensive », n’ont rien dans le ventre. Masslov, pas plus que celui qu’il flatte, Plékhanov, ne s’attaquent à l’essence de la question. Ils pensent que tout est démontré depuis longtemps : l’union des prolétaires avec la bourgeoisie et le Pouvoir face à la guerre est pour nos deux écrivains la base du programme socialiste ; mais ce n’est pas pour tous la même chose, en aucun cas pour Berlin, mais là seulement où la patrie se trouve sur la défensive. La nation attaquée se défend. Qui attaque ? Celui qui s’est préparé ! S’est préparé celui qui réellement s’est consacré à ses préparatifs ! Le Socialisme non seulement le reconnaît, mais a été bâti là-dessus presque exclusivement. Pour vous en convaincre, dit Plékhanov, il suffit de se familiariser avec la résolution des partisans de Jaurès au Congrès du Parti socialiste français à Limoges, en 1906. Là, il fut dit le plus ouvertement du monde que le prolétariat français se sentait obligé de défendre son pays et avait le droit de compter sur l’appui des prolétaires des autres nations. Il nous semblait que le Manifeste du Parti Communiste où il est affirmé que le prolétariat n’avait pas de patrie, présentait un caractère plus général pour le mouvement ouvrier mondial que la résolution de Limoges. Mais récemment, les Plékhanov et Masslov se sont convaincu que la pierre d’angle du socialisme était la défense du pouvoir bourgeois « s’il était agressé » ! Naché Diélo hausse les épaules de façon méprisante au sujet des « anarchistes » et autres « malappris » qui n’ont pas suivi les cours de science social-patriotique. Mais où s’inscrit-on à ces cours ?

Parfois Bebel est cité, bien que peu volontiers, car il est allemand et par les temps qui courent… et, bien que défunt, il ne peut être regardé comme une autorité. La même pensée, formulée en une langue qui est un mélange de limousin et de patois de Nijni-Novgorod, en acquiert un caractère plus combattif.

Il faut reconnaître que Bebel avait déclaré « que la Social-démocratie devait participer à la défense de l’Allemagne si celle-ci était attaquée ». Ce point de vue assez vaguement formulé, Bebel l’avait défendu mollement contre les critiques des marxistes allemands. Au congrès tenu à Hesse, Kautsky, qui ne s’était pas encore désolidarisé de l’œuvre de sa vie entière, répliquait à Bebel : « Nous ne pouvons partager l’esprit belliciste du pouvoir, chaque fois que nous sommes convaincus d’être menacés d’agression ; Bebel a raison de proclamer qu’en 1870 nous sommes allés bien loin et que maintenant, nous sommes à même de juger si nous avons affaire à une agression réelle ou fabriquée. Je ne prendrai pas la responsabilité d’une telle décision. Je ne suis pas convaincu que nous pouvons nous assurer de la bonne foi de notre gouvernement… Hier, l’Allemagne était l’agresseur, demain, ce sera la tour de la France, après-demain, celui de l’Angleterre. Cela change continuellement. En réalité, la guerre a pour nous une signification internationale car, entre les grandes puissances, elle aboutira à un conflit mondial. Mais le gouvernement allemand peut très bien arriver à convaincre ses prolétaires qu’il est victime d’une agression ; le gouvernement français en fera autant en toute bonne foi. Nous pouvons y mettre obstacle si nous prenons comme critère non la question de défensive ou d’offensive, mais celle de défense des intérêts des prolétaires. »

Ce point de vue de Kautsky est peut-être une exception ! Il s’en fallut de peu. En citant la résolution patriotique de Limoges, nos sociaux-patriotes oublient que l’histoire socialiste ne sort pas du Jauressisme et ne se termine pas en 1906. Il y eut par la suite les Congrès de Stuttgart, de Copenhague et de Bâle. Ils s’occupèrent tout spécialement de sujets concernant le militarisme, l’Impérialisme et le danger croissant de la guerre. Les résolutions adoptées par ces Congrès soulignent que le péril provient de la rivalité des grandes puissances impérialistes. Elles refusent aux gouvernements toute aide de la part du prolétariat et recommandent à tous les partis socialistes l’agitation dans le but d’accélérer la révolution sociale.

Pas un mot que la question de « défense » en tant que critère ?

Nul ne se permit de poser ainsi la question. Il semblait que tous voyaient clairement que l’Impérialisme est par nature agressif et que la guerre résulterait du choc de tendances agressives adverses.

Il faut être très prudent quand on aborde ces questions d’ordre général exposées dans l’esprit de Naché Diélo.

Dans le cadre d’un conflit très limité comme celui entre la Norvège, qui voulait vivre indépendante, et la Suède qui voulait l’obliger à l’union, appliquons les critères « d’offensive » et de « défensive ». Mais peut-on comparer cette lutte de caractère quasi-provincial avec cette guerre où s’affrontent deux géants afin de pouvoir piller un troisième État, un quatrième, etc. ?… Ce faux critère de « la défensive », qui ne vaut absolument plus rien à notre époque de conflits impérialistes, a survécu dans quelques cercles socialistes comme l’héritage de temps plus primitifs, quant aux relations internationales, en tant que moyen d’orientation dans la politique mondiale.

Que représente alors la citation tirée de Kautsky ? Rien ! Son auteur lui-même ne s’est pas tenu à la hauteur des circonstances. L’irréalité d’un critère qui passe tout à fait à côté de la question, n’a pas échappé à ceux qui gardaient la tête froide. Mais, tout compte fait, la question ne se résout pas par des corrections apportées à des textes. Ne pas vouloir accorder les vieilles opinions aux nouveaux événements n’est qu’une regrettable lâcheté intellectuelle. Elle vient de cette notion de « défense ». Ce contre quoi Kautsky a mis en garde, ne s’est-il pas réalisé de façon horrible ?

Masslov cite dans sa brochure l’article de l’écrivain de guerre allemand, suivant lequel les guerres actuelles ne peuvent être menées que dans des buts impérialistes, mais que pour entraîner les masses, il leur faut des slogans nationaux, politiques, moraux et religieux, en riposte à l’agression. On peut extraire un tas de citations semblables d’auteurs anglais, français et autres. Masslov introduit la citation « immorale » de l’auteur allemand et hoche la tête. Pendant ce temps-là, des Masslov allemands répandent des tonnes de littérature sur la guerre « défensive » et « offensive » et placent des plus et des moins là où Masslov a placé des moins et des plus. Si le Masslov russe parlait moins d’une non-préparation théorique étrangère, il lui resterait plus de loisirs pour penser à la sienne. Il se serait convaincu que les plumitifs germaniques ne deviennent pas plus convaincants en se faisant mal traduire en langue russe.

On en conclut que Masslov, dans sa recherche de Plékhanov, s’est totalement fourvoyé et qu’il reste désespérément éloigné du développement de la philosophie social-patriote. Une fois mis sur le droit chemin des critères formels de la politique internationale, Plékhanov use avec plaisir de l’éthique positive kantienne : « “Dans la création, il y a tout ce qui est utile, et ce qui est utile à sa signification en tant que moyen, mais l’homme… est une fin en soi” : c’est la loi morale dont l’humanité civilisée prend peu à peu connaissance. Elle contient fondamentalement ce droit à “la politique extérieure du prolétariat”. »

Maintenant la question s’éclaire de très haut. Nous savons que Plékhanov est insatisfait de la Social-démocratie de la lutte des classes, mais par le fait que la conduite du gouvernement allemand lui semble une violation des lois morales édictées par Kant. En ce cas, comme du côté de l’Entente, les États capitalistes regardent les autres peuples comme les moyens, non comme des « buts en soi », Plékhanov considère qu’il est du devoir du Parti ouvrier de soutenir le militarisme national. La question, comme on le voit, s’élève à une hauteur philosophique vertigineuse ! En adoptant ce point de vue, il est complètement inutile de rechercher qui a commencé la guerre et qui s’y est préparé. Il faut simplement se demander : « Au nom de quoi se fait la guerre ? » Ainsi, par exemple, si le Mikado s’aperçoit que les États-Unis menacent de regarder le Mexique non comme « un but en soi », mais comme « un moyen pétrolifère », et s’il déclare la guerre pour défendre l’Impératif catégorique de Kant, et lui redonner sa pureté primitive, Kata-Yamé n’a plus à douter… Qu’il mette ses crédits financiers et moraux au service de son gouvernement. Celui-ci se trouve bien sur le droit chemin.

Nous nous apercevons seulement combien Masslov est attardé ! Il est vrai que même Plékhanov qui, avec l’humanité civilisée, s’est hissé peu à peu à la connaissance de l’impératif kantien et à son application par les méthodes impérialistes, continue d’insister sur les critères de la guerre défensive et offensive. « Dans le premier cas seulement, la participation des prolétaires conscients est obligatoire. »

IL est visible que cette terminologie surannée souligne les étapes de la pensée plékhanovienne, car le terme « guerre défensive » doit s’entendre dans le sens philosophico-moral et non empirique. Chaque guerre peut être qualifiée de « défensive » si elle appuie la reconnaissance d’une loi morale, indépendamment de qui a le mieux aiguisé son couteau et est le premier entré en action. Plékhanov dit franchement : « L’exploiteur opprime, par conséquent, il attaque ; l’opprimé s’efforce de se libérer, par conséquent, il se défend. »

Afin de ne blesser personne, tenons-nous-en, comme précédemment, aux exemples purement hypothétiques. Les États-Unis se jettent sur le Mexique ; le Japon intervient, répondant à l’appel de l’impératif catégorique. L’Amérique est l’agresseur ; l’offensive japonaise correspond au sens moral de la guerre « défensive ». Conclusion : Kata-Yamé a les mains libres. Il pourra toujours dire que si l’attaque nipponne est victorieuse, le Mikado agira envers le Mexique « libéré » non comme envers un « but en soi » mais… de la façon la plus éhontée ! Par conséquent, le vieux Kant devra de toute manière se « retourner dans sa tombe » ! Plékhanov, qui complète sa métaphysique morale par une dialectique des plus sophistiquées, aura la consolation de savoir que Kant se retournera deux fois : la première à cause de la violation, la seconde à cause de l’affirmation de ses impératifs moraux. Conséquence : il se retrouvera dans sa position primitive ! Mais le Mexique ne s’en trouvera pas mieux pour autant !

Dans notre exemple, nous avons fait le choix du méridien de Tokyo. Mais, sur celui de Washington, il y a aussi des candidats au Kantisme. Dès que le Japon enverra ses mouilleurs de mines et ses sous-marins démontrer, aux dépens de la flotte américaine, la vigueur de l’impératif moral, Sir Wilson se souviendra que le Japon vient de traiter la Chine (en lui imposant un traité) de telle façon que cette dernière se trouve dans la situation d’une colonie nipponne. Comme il s’agit de transformer le peuple de « but en soi » en « moyen », la marine républicaine recevant l’ordre de rétablir la justice aura tous les droits quant à un appui des socialistes américains. Si ces derniers, oubliant leur programme et les résolutions de maints Congrès, se mettent à agir à la manière plékhanovienne en faveur d’une politique internationale kantienne, nous verrons… Ce que nous pouvons voir en Amérique et en Asie, nous le verrons en Europe ! mais ceci nous l’avons déjà vu… De là notre supériorité ! Nous n’avons pas besoin de deviner, nous possédons l’expérience et nous l’avons payée cher…

La position intérieure de Plékhanov souligne le drame spirituel de cet homme qui pendant trente ans popularisa le Marxisme et qui, au moment crucial, l’échange contre la méthode de Kant ! Quel triomphe, ceci pourrait être pour les Boulgakov, Struwe et Berdiaev s’ils n’étaient pas depuis longtemps convertis aux méthodes du bienheureux Augustin !

L’impératif moral de Kant est la transposition métaphysique de la lutte du Tiers-État pour son émancipation. La bourgeoisie a cessé d’être un « moyen » et est devenue « le but en soi » depuis qu’elle a brisé les barrières féodales. La norme morale kantienne a trouvé politiquement son expression dans le régime démocratique. Mais dans notre société de classes, le prolétariat court, attelé par le Capitalisme, comme le cheval qui fait tourner la roue du moulin. Placer la politique socialiste sous le contrôle suprême de l’impératif kantien, c’est situer la lutte des classes au niveau des normes de la politique démocratique — ce qui signifie : capituler devant la société de classes. On peut affirmer que le principe kantien prend ici un sens plus « élevé » et qu’il trouvera sa matérialisation définitive dans le collectivisme où le travailleur cessera d’être un « moyen » du capital exactement comme Jaurès voyait dans le Socialisme la matérialisation des principes de la démocratie républicaine.

On ne peut interdire de mélanger le collectivisme aux élucubrations des philosophes et aux systèmes des religions, pas plus qu’on ne peut défendre de se peindre le nez en couleur lilas. On peut trouver au Socialisme des apparentements avec la philosophie de Kant, l’enseignement du Christ ou de Confucius. Mais situer la lutte des classes sous le contrôle des principes moraux kantiens, chrétiens ou de Confucius, c’est ouvrir un crédit illimité à la société qui a besoin de « normes obligatoires » contre les normes de classe du prolétariat. Du point de vue d’une lutte des classes se déroulant réellement, accepter l’idée du « but en soi » et du « moyen » est le fait soit d’une indigence d’esprit totale, soit d’un mensonge réactionnaire. Disons mieux, l’indigence d’esprit aboutit automatiquement au mensonge. Contre le « briseur de grèves » qui ne veut pas servir de « moyen » aux buts de la collectivité, le prolétariat use de l’arme puissante de la discipline, et il affirme ses droits non sur un plan métaphysique, mais sur celui — psychologique — d’action de classes luttant pour sa libération.

Le social-nationalisme ne peut que transformer un prolétariat parvenu déjà à un haut degré de conscience en « un moyen » pour des buts qui lui sont étrangers et même hostiles. Comme Plékhanov se sentait gêné en truffant le Marxisme de sophismes, il chercha des arguments théoriques plus favorables pour la politique du social-nationalisme. Il fut obligé, en ses vieux jours, de prendre la route de la philosophie normative, avec la besace de mendiant, dans sa recherche des impératifs catégoriques moraux. « Tu as vaincu, homme de Koenigsberg ! »

***

Si Plékhanov apporte au social-nationalisme des traits philosophiques, il en va autrement pour Alexinsky qui, lui, est le type du comique agressif. Le comique a deux genres : le simple et le méchant. Alexinsky est le type achevé du bouffon méchant. Jeté sur les rivages de la Social-démocratie par la vague peu sélective de la Révolution de 1905, il donna libre cours à sa méchanceté à la tribune de la IIe Douma. Mais cette époque se terminé, le laissant enragé. Il prit place dans l’aile extrémiste gauche du Parti bolchevik. « Boycottant », « refusant de participer », il vit, dans la participation de la fraction bolcheviste aux élections de la Douma, une négation des principes de la Grande Année. Il n’y avait pas un homme politique russe qu’il n’eût accusé de collaborer avec la Russie du 3 Juin. Il n’avait qu’un rapport avec l’impératif moral kantien : regarder sa personne comme « le but en soi ». Fatigué de son gauchisme qui lui faisait attaquer tous ceux qu’il situait « plus à droite », ayant épuisé toutes ses ressources spirituelles, Alexinsky ne pouvait pas ne pas considérer la guerre comme une possibilité heureuse de sortir de l’impasse politique dans laquelle l’enfonçaient plus profondément ses efforts pour remonter sur l’arène politique. S’il était auparavant le plus « à gauche », il s’avérait maintenant le plus « à droite ». Son orientation était avantageuse : le social-patriotisme, non seulement renouvelait ses ressources spirituelles, mais lui ouvrait le champ immense des possibilités de « s’insinuer » sur une échelle gouvernementale et même dans le camp des Alliés, alors qu’hier encore le gauchisme extrémiste le confinait dans les cadres étroits de la fraction du Parti.

Il commence son action patriotique sous le drapeau de la lutte contre le militarisme prussien dans le journal parisien Le Bonnet Rouge. Il tire certaines indications d’un journal publié à Paris, Goloss qui, d’habitude, n’est pas tendre pour les sociaux-patriotes « habsbourgeois », concernant les sombres manèges auxquels se livrent certains Ukrainiens, indications qui tendaient vainement à faire croire à un contact entre le Haut-Commandement autrichien et des émigrés russes en Suisse. Alexinsky, non seulement ne recherche pas l’authenticité de la source d’informations, mais construit son article de façon à renforcer les rumeurs qui lient Goloss et Naché Slovo à certains fonds mystérieux et provenant tantôt des Hohenzollern, tantôt de Ratchkovsky. En la personne du rédacteur en chef de Sovreménni Mir, Jordansky, possédant une suffisante vivacité d’esprit, Alexinsky trouva le patron qui lui convenait.

Accueilli en frère, avec ses « révélations ukrainiennes », par les aboiements de la presse réactionnaire, Alexinsky tenta de se justifier en se tournant vers son informateur Goloss. Mais cet effort pour se disculper est un peu tardif et ne fait que rendre plus évidente sa tentative de charger quelqu’un d’autre du poids de son déshonneur. En vain ! Les révélations de Goloss tendaient à un assainissement des mœurs dans les milieux d’émigrés. Celles d’Alexinsky ne tendaient qu’à rendre service aux ennemis de ces milieux. Il tenta, par la suite, de calomnier l’irréprochable socialiste roumain Racovsky. Démasqué et amené au pied du mur, il ne fit pas un effort pour se racheter, mais passa en silence à l’ordre du jour, c’est-à-dire retourna à ses activités dans le domaine des « insinuations d’ordre patriotique ».

Sans cesse confondu, méprisé, s’enfonçant de plus en plus dans la boue de la réaction, Alexinsky continue dans le brouillard social-patriote à tenir haut son nouveau drapeau et témoigne du degré de bassesse auquel peut amener le social-nationalisme quand on puise son idéal, non dans la morale de Kant — « Propositions fondamentales à la métaphysique des mœurs » —, mais dans la brochure de Tikhomirov : « Pourquoi j’ai cessé d’être révolutionnaire. »

Telles sont les Babylone de la pensée natale. « Notre train ne roulera pas comme celui de l’Allemand… »

Si Plékhanov a dénoué tous les liens philosophiques en faveur de tous les Alexinsky, notre Sudekum russe tordra le nez à l’Allemand, démontrant, sans bouger de place, que, dans l’intérêt de la morale et de la patrie, il est prêt à se dépouiller des accessoires vestimentaires indispensables.

Leur littérature[modifier le wikicode]

À la place du tour d’horizon du Nouvel An[modifier le wikicode]

L’année écoulée a été le témoin de la naissance, du développement et, en quelque sorte, de l’épanouissement d’une nouvelle branche de la littérature russe : la littérature social-patriotique. Pendant les premiers mois, les sociaux-patriotes russes se contentèrent d’une propagande orale. Mais, petit à petit, ils en arrivèrent à l’imprimé. La route leur fut frayée par le créateur du Marxisme russe, Plékhanov, celui qui a ouvert de nouveaux horizons à notre génération en affirmant que l’armée russe était composée de lions commandés par des ânes… Peu après se produisit un changement remarqué au sein du Haut-Commandement. Dans les cercles sociaux-patriotes et dans la rédaction de Prisiv, la question suivante n’est pas encore tranchée : dans quel sens le changement s’est-il effectué ? Approbation ou refus de l’aphorisme de Plékhanov ?

Ce qui est le plus clair est la faculté d’adaptation de Plékhanov pour appliquer les impératifs moraux kantiens à la réhabilitation définitive de la diplomatie tzariste. Cela se concrétisa au moment où les armées russes avançaient en Galicie et que tout espoir de conquérir Koenigsberg n’était pas encore perdu. L’annexion philosophico-patriotique par Plékhanov du penseur de Koenigsberg ne pouvait pas ne pas élargie la pensée social-patriote. Depuis, beaucoup d’eau a passé sous le pont ! Pas besoin de Kant pour justifier la guerre libératrice des Balkans ou la mission historique du Tzarisme en Perse. Nous attendons de l’école plékhanovienne qu’elle nous explique : en quoi l’occupation de la Perse est un contre-poids moral à l’invasion de la Belgique. Si nos partisans de Kant approuvent la guerre, ils approuvent Grégouss en Galicie ; donc, ils se doivent d’approuver Liakhov en Perse. Il y a sept ans, ce dernier faisait pendre par les pieds les démocrates de Téhéran, mais il ne s’agissait que de l’expansion pogromiste russe. Maintenant, c’est autre chose. Liakhov a appelé au pouvoir le vieux Perse « béni-oui-oui », Fahraman-Farma, et apparaît comme le soutien prédestiné de la Justice et du Droit. Les faits matériels ne sont rien si l’idée ne les spiritualise pas.

À l’opposé, dans le champ d’action du social-patriotisme se tient le sieur Alexinsky. Le rapport entre ce type et « l’impératif moral » est à peu près le même qu’entre ma tante et le Code criminel. D’un autre côté, peut-on considérer ses « travaux » comme de la littérature ? Et pourtant, on ne peut pas plus l’exclure de la branche social-patriote qu’on ne retire une parole d’une chanson. Sans lui, sans son parfum si particulier, le social-patriotisme est insipide. En fin de compte, retirez Plékhanov qui réconcilie Kant et Liakhov, retirez Alexinsky et Voronov, Argounov et Bounakov, c’est-à-dire les publicistes qui descendent en droite ligne de Tiapkine-Liapkine, de Kifa-Mokiévitch, dans le meilleur cas de Kosma-Proutkov. Cette filiation spirituelle a sa supériorité, sans contredit, car elle témoigne de traditions bien enracinées et s’avère être même un guide indispensable au social-nationalisme. Tiapkine-Liapkine… le petit-fils est semblable au grand-père…il ne s’embarrasse pas de méthodes… là réside sa force. Bien sûr, rien n’en sort qu’une imbécillité délirante, « il y arrive tout seul, par la vertu de son seul esprit ». La remarque : « Beaucoup d’esprit est pis que son absence totale », ne s’applique en aucun cas à nos sociaux-patriotes…

Qui a lu le journal disparu Novosti et lit maintenant Prisiv, respire, content ou non, toutes les bouffées des parfums de Kifa-Mokiévitch et de Tiapkine-Liapkine. « Ici un motif fin et plus politique… » ainsi commence leur article de tête. Cela signifie exactement : « La Russie… oui… veut mener la guerre… et les ministères… » En plus simple, pour Novosti, comme pour son descendant Prisiv, c’est l’Allemagne qui veut mener la guerre, et les ministères russes montent la garde pour protéger la démocratie.

Ces derniers mois, la presse social-patriote s’est enrichie d’une nouvelle publication… (Il ne manquait plus qu’elle !) Svobodnoe Slovo de Deutsch, publiée à New-York. Nous ne pouvons-nous permettre d’en parler ! Autrement Deutsch nous rappellerait qu’à l’âge où nous nous traînions sous la table, il avait déjà derrière lui la théorie de la plus-value et nous démontrerait, aussi clair que le deux fois deux, que nos articles seraient une offense envers notre grand-tante dont il a écrasé les orteils le 13 Janvier 1876.

Nous pourrions lui rétorquer que nous n’avons jamais eu une pareille tante ! Mais cela exigerait des témoins, des recherches dans les actes d’état-civil, trop de témoignages. Il vaut mieux esquiver le danger. Il nous reste encore la littérature légale social-patriote. Il est indubitable que la production politique de Masslov et de Tchérévanine soit directement influencée par les histoires de Tiapkine-Liapkine. À la lecture de Nacha Zaria et de Naché Diélo, on peut difficilement croire que le Marxisme, en Russie, a livré une telle lutte au « subjectivisme et au libéralisme » et que la Social-démocratie russe ait passé par l’épreuve de 1905. Sous la phraséologie « pseudo-marxiste », passe le bout de l’oreille du citoyen que l’Allemand a mis en colère.

Reconnaissons cependant que cette presse n’a pas la stupidité et les traits caricaturaux de la presse social-patriote émigrée. Nul doute que la proximité de Sazonov et de Khvostov n’exerce une action salutaire. Mais le plus grand service est rendu… par la censure. Elle fournit à notre presse la possibilité de ne pas pousser ses démonstrations jusqu’au bout, de ne pas « méditer » ses pensées jusqu’au fond. Que de réputations libérales et radicales ont été sauvées au bon vieux temps ! Mais malheureusement pour nos sociaux-patriotes, nous ne sommes plus au bon vieux temps ! La Révolution a éclaté il y a 10 ans ! Ce qu’on ne démontre pas maintenant, on le fait ! Ouspensky a écrit : « La caractéristique de “l’Intelligentsia” russe est “l’honorabilité de la pensée” et “le parasitisme de l’action” ». À la vue des rédacteurs de Naché Diélo, nous pensons que « l’honorabilité » est écrasée par le « parasitisme ».

Nos sociaux-patriotes l’ont bien senti, et ils préparent pour le Nouvel-An un ouvrage collectif rédigé par les vingt députés (comme en Allemagne exactement) qui ont voté contre les crédits militaires. Cette œuvre s’intitulera « Auto-défense » (auteurs : Potriessov, Bibik, Koubikov, ect.).

S’il faut en croire la presse légale (en ce cas particulier aucune raison de ne pas la croire), le caractère de cet ouvrage fondamental est tel qu’il ne nous restera plus qu’à le désigner du doigt aux masses en proclamant : « Ici reposent les cendres de vingt ex-sociaux-démocrates ! »

(Naché Slovo, 1er janvier 1916.)

« Auto-défense »[modifier le wikicode]

1. « Il faudra »[modifier le wikicode]

Il y a quelques années, en pleine contre-révolution, un groupe bien connu de l’Intelligentsia Kadet, ayant comme chef P. Struwe, publia son programme sous le titre Vekhi, dans lequel il rompait définitivement tout lien avec le « radicalisme irresponsable » et adoptait le point de vue gouvernemental. Maintenant une partie de l’Intelligentsia marxiste publie une revue qui, selon un de nos camarades, serait l’équivalent de Vekhi, digne du social-patriotisme russe.

Dans cette revue, douze auteurs : comme les apôtres. L’un d’eux, Sédov, a semblé suspect à la censure et elle a biffé son article en totalité. Mais l’esprit de Sédov qui, suivant Naché Diélo est « notre internationaliste », est imprimé dans la revue, car dans la préface, il est déclaré ceci : « Les idées d’internationalisme et d’auto-défense engagent tous nos collaborateurs, sont ainsi liées toutes les différentes nuances de la collectivité contemporaine, qui sans le moindre doute se rencontrent chez les écrivains. »

Chez ceux-ci, il y a non seulement des différences mais aussi des contradictions et des oppositions (devons-nous employer ce mot déplacé de « profondes » ?). L’argumentation de ces auteurs est toute superficielle. Mais par-dessus toutes ces oppositions, ils sont tenus ensemble par une union réelle, indéniable !… Celle de la capitulation devant la bourgeoisie et le gouvernement. Ils tournent le dos au Socialisme révolutionnaire et ne sont pas capables de mettre en ordre leur argumentation « socialiste ».

Nous nous occuperons de cette argumentation non pas pour sa valeur théorique qui est nulle, mais pour sa signification démonstrative qui est indubitable. La revue est le témoignage frappant que si, en France, l’auto-liquidation du Socialisme a dû prendre une forme ministérielle, il suffit qu’elle prenne, en Russie, la forme de « l’idée de défense ».

Avant tout, nous désirons donner au lecteur la possibilité de sentir « l’esprit » général de la revue. Il n’y a pas de meilleur moyen que de laisser parler les auteurs.

L’article de tête est signé : V. Zassoulitch. Ce nom appartient à l’histoire de la Révolution russe et à celle de notre Parti. C’est pour ce motif que nous aurions voulu passer à côté de l’article. Mais… l’article est en tête dans les Vekhi du social-patriotisme et, par conséquent, il appartient à l’Histoire : c’est l’ennemi politique contre lequel on doit mener une lutte implacable.

« Depuis le début, j’ai souhaité — et je souhaite toujours — le plus complet écrasement de l’Allemagne. Je suis inspiré non seulement par l’amour de la patrie, mais par mon souci des “démocraties occidentales”. L’Allemagne par ses nouveaux moyens de mener la guerre provoque chez l’être humain l’indignation et la répulsion. »

Le « clou » de la revue est sans contredit l’article d’A. Potriesov. « L’Internationale est en ruines. Non seulement les gouvernements sont en lutte, non par peur, mais par conscience, mais aussi les peuples et, en tête, le peuple des travailleurs. Qui a brisé le monde des masses laborieuses et démoli leur unité ? », Demande l’auteur. « Le cours des événements donne la réponse indiscutable et claire : l’idée de patrie. » Mais cette idée qui a réduit « l’Internationale en ruines » est trompeuse ? Pas du tout, au contraire. « Le prolétariat peut perdre beaucoup : son capital de travail et de luttes… » Et voici les conclusions concernant la Russie : « Nous n’avons pas encore de patriotisme en tant que sentiment de masses, c’est pourquoi gagner la Russie au patriotisme, c’est aussi œuvrer pour l’Europe… » Le citoyen patriote offrira (il faudra !) sa vie sur l’autel de la patrie ! (que le lecteur nous pardonne, mais comment ne pas s’écrier « comme ils écrivent bien les hobereaux de Koursk ! »). Et voici l’appel vibrant de la conclusion : « À travers le patriotisme (il n’y a pas d’autre chemin), nous marchons vers le royaume international de la fraternité et de l’égalité ! »

Ivan Koubikov (un ouvrier, non sans quelque renom) écrit sur « la classe ouvrière et le sentiment national ». Il reconnaît que « parmi les socialistes de tous les pays, on trouve des Sudekum qui déshonorent la grande idée de l’Internationale ». « Mais l’amour de la patrie n’est pas un vain mot (page 27). » « Seuls de purs nihilistes peuvent prétendre que les masses ne se sentent pas concernées par la perte de 18 provinces. » Plus loin, Koubikov recourt à la formez poétique : « Aie pitié de la patrie en larmes et en loques ! » Nous voyons que les ouvriers de Pétrograd ne sont pas plus piètres écrivains que les hobereaux de Koursk…

Masslov répète que l’Allemand menace le système douanier, par conséquent l’industrie, par conséquent le prolétariat : « Non seulement la bourgeoisie allemande mais les dirigeants de travailleurs allemands sont sur le chemin de la politique conquérante… Ces appétits qui ne visent qu’à détruire le bien-être des prolétaires des autres pays, ne peuvent s’éteindre que si l’on oppose à la politique conquérante de l’Allemagne une résistance décisive. »

K. Dmitriev écrit : « Le seul slogan possible actuellement de la démocratie russe est le suivant : par la défense de la patrie, nous protégeons le monde libre assurant en même temps les intérêts des peuples ayant signé un accord avec nous. »

Anne [Jordan] écrit : « Tous les partis marxistes européens ont considéré la guerre sous l’angle du développement économique, c’est-à-dire qu’ils sont restés sur le terrain du Marxisme. Mais (écoutez !) comme chacun d’entre eux a jugé son pays en état de défense, tous, croyant au rétablissement de l’Internationale, ont pris les armes ! » Comme Anne a jugé que son pays était attaqué (il est clair que la défense de la Russie en Arménie et en Perse n’est pas encore terminée), se soumettant « au rétablissement de l’Internationale », Anne a appelé aux armes.

V. Volsky se soulage sur un quelconque député de gauche qui demandait : « Qu’attendez-vous, vous autres, partisans de l’auto-défense, de la classe ouvrière ? Le travailleur ne se surmène-t-il pas dans les usines, dans les manufactures, ne supporte-t-il pas le poids de cette guerre, ne meurt-il pas sur les champs de bataille ? » Voici la réponse de Volsky : « Il ne suffit pas de peiner et de mourir en exécutant des ordres. » Il faut consacrer à sa tâche « toutes ses forces non seulement physiques, mais encore intellectuelles et morales ». Autrement dit : on se f… pas mal de ce que le prolétaire sacrifie son corps au militarisme… Nous exigeons aussi son âme !

E. Maievsky et V. Lévitsky écrivent ce à quoi ils se sont condamnés jusqu’à la fin de leurs jours : « sur les problèmes généraux de la nation ». « La bourgeoisie est dans l’impasse, nous affirme Maievsky, — sa plus récente découverte ! La démocratie des travailleurs, dans l’intérêt de la défense du pays, doit tirer l’opposition bourgeoise de cette situation… » Lévitsky insiste encore : « Le mouvement qui se pose le problème de résoudre les questions omni-nationales touchant des classes diverses, réclame une immense assistance civile et est le seul capable de sortir la Russie des difficultés, tant intérieures qu’extérieures, où elle s’est “fourrée”. »

A. Bibik explique que : comme les junkers se sont fait obéir des socialistes allemands, « arme docile des Junkers prussiens », voici la manière dont il faut aller à leur rencontre : « ni vêtu de blanc ni les palmes à la main » (le Junker russe conseille à tous les partisans de Bibik de se vêtir comme ils l’entendent et de s’armer, selon leur goût, de palmes ou de fusils). Ensuite Bibik nous fait savoir « qu’une écrasante majorité des émigrés russes en Belgique et en France sont sous les armes ». Certes le « Hamlétisme » sévit encore en Russie mais la pensée de notre travailleur collectif a achevé de tracer le cercle : le travailleur russe a, lui aussi, une Patrie et cette Patrie se trouve en danger. Quel travailleur a tracé le cercle ? Bibik ne nous le dit pas. Rappelons que le Secrétariat pour l’Étranger de l’O.K., écrivait : « Ce Bibik…, un des travailleurs les plus connus de l’aile mencheviste… Son passage sur l’autre bord à cause de la “défense” ne peut rester sans effet » (L’internationale et la guerre, page 128).

Enfin, apparaît le douzième, V. Lvov-Rogatchevsky, qui exige que « la défense du pays enflamme des millions de cœurs et éveille le sentiment du lien filial avec la patrie… » Le dernier des apôtres clame : « Debout, homme pacifique ! Debout, au nom de la patrie en danger ! »

Quand on lit ces phrases tantôt prophétiques, tantôt officielles, on considère avec condescendance la phraséologie des sociaux-patriotes français. Jetant d’une épaule à l’autre un fusil — entre parenthèses, jamais chargé — Hervé s’écrie : « Frères socialistes, syndicalistes et anarchistes, la Patrie est en danger ! La Patrie de la Grande Révolution Française est en danger ! » Ça, c’est du « son » ! L’acoustique politique ne s’en offense pas.

Potriessov a beaucoup aiguisé sa plume… il n’en sort que « Le patriotisme… le citoyen… “il faudra…” autel de la patrie… “Il faudra…” » Ce ne sont pas deux mots simples, mais l’expression géniale du patriotisme ! Ce n’est pas une phrase, mais une ouverture ! Et quand Lvov-Rogatchevsky s’écrie d’une voix tonitruante : « Debout, homme pacifique, etc. », nous voyons derrière lui une silhouette l’interpellant ainsi : « Hep ! Mon vieux, tu es bien gentil mais ne hurle pas comme cela en vain : “Il faudra”. Nous-mêmes, que nous nous chargions de les réveiller ! »

2. L’apprentissage du Patriotisme[modifier le wikicode]

Le social-patriotisme, comme chaque nationalisme, acquiert des traits messianiques, c’est-à-dire qu’il est plus ou moins convaincu que sa nation est « élue » et que, par conséquent, son prolétariat l’est également.

Les sociaux-patriotes allemands défendent non les Hohenzollern, mais une énorme organisation de production et un puissant organisme de défense de la classe ouvrière. Ces deux choses sont des conditions absolues du passage au Socialisme. Les socialistes français et anglais défendent non les Bourses et les colonies, mais l’héritage de la Révolution : le Parlementarisme, la République, en un mot la justice ! La situation des sociaux-patriotes russes est plus difficile. Les prétentions de la Russie à une primauté historique ne peuvent se fonder dans les domaines économique, politique et idéologique sans un recours à l’Apocalypse. Maintenant les théoriciens du social-patriotisme russe trouvent les arguments les plus spécieux pour faire valoir que la Russie a l’exclusivité sur toutes les sortes possibles de messianisme. « Le fait même… l’accroissement de l’internationalisme parmi les ouvriers russes… un fait incroyable après tout ce qui s’est passé chez les travailleurs occidentaux », écrit V. Zassoulitch.

Potriessov déclare : « Je ne crois pas à cet internationalisme de l’Est qui aurait dû s’épanouir et sauver l’honneur du Socialisme, alors que l’Occident s’affaiblissait et tombait dans le péché. Je regarde avec suspicion ces propagandistes de l’Est, apportant leurs esprits illuminés à l’Europe pécheresse… », etc.

C’est dans cette voie que se dirige la pensée critique de Masslov. Il parle avec dédain de « quelques socialistes de Russie et de Serbie qui réprouvent les classes ouvrières de France, Belgique, Angleterre, Australie, etc. Ils ont une expérience politique et socialiste colossale, et cependant on dirait que la bourgeoisie les pousse sur le mauvais chemin »[2].

Quand les socialistes de France ou d’ailleurs veulent justifier l’appui qu’ils apportent au militarisme, ils l’expliquent par la nécessité de défendre la nation qui est « le flambeau du monde ». Quand les socialistes révolutionnaires russes refusent leur aide au militarisme, les sociaux-patriotes leur disent : « Vous voudriez être plus intelligents que les Français et même les Australiens ?… Que diriez-vous de participer à… au “flambeau du monde ?” »

Si les socialistes occidentaux ont besoin de « messianisme » pour masquer leur faillite, nous, socialistes russes, n’y avons aucun droit et ne cherchons pas à pasticher nos « frères » d’Occident. Cela démontre bien que la fierté nationale atteint les mêmes buts que l’abaissement moral. Bien que Potriessov et Masslov sachent fort bien que nous ne sommes pas « en avance » au sens culturel, ils exigent que nous nous mettions au même rang que les sociaux-patriotes « alliés ».

V. Zassoulitch se plaint de ce que le citoyen russe ordinaire, comme aux plus beaux jours de Chédrine, confonde son petit horizon avec la patrie. Mais cette description de la sauvagerie russe où le « petit horizon » dévore la patrie, n’empêche pas Madame Zassoulitch de soupirer : « Je souhaite et continue de souhaiter l’écrasement total de l’Allemagne. » Ce n’est pas qu’elle ait juré, à l’instar du député cosaque Karaoulov, de ne conclure la paix que sur les ruines de Berlin et les os de Guillaume… non ! dans sa bonté, V. Zassoulitch épargne Berlin, mais c’est parce qu’elle croit que la défaite allemande rendra un immense service (et à l’Allemagne même) « à cet avenir vers lequel tend le prolétariat ».

Il ressort de tout ceci, Monsieur Potriessov, que notre brave citoyen est appelé à sauver l’Europe, non pas le citoyen révolutionnaire qui ne distingue pas la patrie de son petit horizon, mais celui dont le sauvetage de l’Europe coïncide avec ses vues sur son petit horizon. Potriessov qui a revêtu la perruque de « l’occidentalisme » enragé (je suis optimiste pour l’Occident et pessimiste pour l’Orient), amorce son virage vers sa nouvelle orientation social-patriote sous la pression du militarisme prussien. Il insiste sur la nécessité de lui briser les cornes sous l’effet des forces combinées des démocraties occidentales et… de notre brave citoyen… oriental. Tous ces auteurs de « Auto-défense », occidentaux en perruques, menacent du doigt dédaigneusement les internationalistes russes qui ont déclaré la guerre à la politique de Guesde, de Vandervelde et de Henderson, etc., y compris certains « australiens ». Demain si l’Amérique entre en guerre, ils s’écrieront : « Regardez donc ces révolutionnaires qui vont prendre une bonne leçon de Gompers ! »

Une autre fois, nous regarderons jusqu’à quel point l’Internationalisme russe enferme en soi des traits « messianiques » et par quelles particularités ces derniers deviennent illégaux historiquement et dangereux politiquement. En vérité, il faut une vivacité d’esprit idéologique peu commune, pour ne pas dire la déloyauté politique d’un « intellectuel », pour se déclarer « optimiste pour l’Occident et pessimiste pour l’Orient », pour accabler les internationalistes et en même temps bénir cet Orient plein d’amour du Christ comme un facteur de progrès dans le développement de l’Occident. Pfut, Teufel ! Au Diable : s’expriment les Allemands en de telles occasions, ceux d’entre eux qui ont conservé un sentiment de pudeur.

***

Mais quelle place objective occupe dans l’Histoire l’Internationalisme des cercles ouvriers en Russie ? Les auteurs de « Auto-défense » — ils ne sont d’ailleurs pas les seuls — le considèrent comme un produit du retard social. Suivant Masslov, il n’est qu’un élément de transition destiné à être remplacé par le national-patriotisme. Seulement, sur la base de la connaissance patriotique, pourra-t-on construire une politique active de solidarité internationale ? Selon Potriessov, « l’Internationalisme est le développement lointain du patriotisme ».

De telles conceptions frappent plus loin qu’il ne semblerait à première vue. L’Internationalisme apparaît comme « le développement du patriotisme, dans la mesure où le socialisme serait le développement lointain du libéralisme ». En pure logique, on pourrait « concevoir » de « construire » l’Internationalisme comme un élargissement du patriotisme à toute l’humanité. Mais historiquement, le Socialisme et l’Internationalisme procèdent du libéralisme par le chemin patriotique du refus révolutionnaire étendu à la lutte des classes. Si Masslov et Potriessov tiennent l’Internationalisme pour une maladie, une immaturité ou un réflexe dû à un état arriéré, c’est parce que pour eux, le caractère indépendant du mouvement ouvrier russe est une anomalie et toute la Social-démocratie russe, telle qu’elle s’est formée politiquement à l’époque de la Révolution, leur semble être un avortement historique.

« Dans l’égalité d’humeur du citoyen auquel la perte de dix provinces est indifférente, nous sommes (Potriessov) enclins à y constater le suprême bon sens politique du plus récent citoyen du monde. » Pour un pareil personnage si peu intéressé par la géographie, le programme de Milioukov doit sembler être un grand pas en avant. Aussi notre auteur peut dire avec justesse : « Élever la Russie jusqu’au libéralisme, c’est l’élever jusqu’à l’Europe. » Cela signifie simplement que la Social-démocratie s’est trompée dans ses calculs, naissant un quart de siècle plus tôt que prévu par la feuille de route de Potriessov. Le graphique prévisionnel — de l’indifférence semi-stupide à l’Internationalisme socialiste en passant par le libéralisme (patriotisme) — est théoriquement juste dans le sens où le graphique prévisionnel économique suivant est juste : de l’atelier à l’usine en passant par la manufacture. Ce dernier schéma dépeint à merveille le développement économique européen. Mais si on tente de l’appliquer à la Russie, on le rejette avec désespoir. Le développement économique russe se révèle être faux ! L’usine européenne avait déjà envahi la Russie, alors que le « développement » de celle-ci n’en était pas encore au stade de la manufacture, même pas à celui de l’atelier européen.

Il est compréhensible qu’avec un tel retard, l’industrie russe se caractérise par sa forte concentration. De là découlent des conséquences politiques et sociales importantes pour la destinée de ce citoyen dont Potriessov veut être le théoricien. Si ce citoyen est un ouvrier, il s’arrache de sa torpeur bornée karataiévienne, non sous l’effet des principes du libéralisme, ais sous celui de l’exploitation de l’employeur. Avant de s’intéresser, comme il devrait le faire, à la carte de Russie, l’ouvrier aura le temps de se nourrir de la haine de sa classe envers les exploiteurs. Les premiers pas faits, l’antagonisme de classes éveillé et aiguisé empêchera notre homme de faire plus ample connaissance avec cette carte qu’il aurait dû peindre aux couleurs du patriotisme.

Le Capitalisme russe s’est élevé aux dimensions européennes sous forme de gigantesques trusts, unissant des entreprises géantes pourvues d’une technique dernier cri, et Masslov ne leur suggérera pas de faire retour à la manufacture du siècle dernier même si nous possédons encore une agriculture mal exploitée et un pitoyable artisanat. Par contre, si le prolétaire russe s’élève au niveau européen à l’aide de l’Internationalisme révolutionnaire, Potriessov entreprend de l’éduquer en ces termes : Reconnais que Tu es ignare, et va à l’école du patriotisme ! » Il ne fait que reprendre le vieux slogan de Pierre Struwe.

Mais le contenu politique des deux appels est bien différent. Struwe appelait directement l’« Intelligentsia » marxiste à passer dans le camp de l’opposition libérale qui effectuait alors ses timides premières sorties « hors-classe ». En 1916, en pleine guerre, Potriessov invite les travailleurs socialistes à joindre le camp de l’opposition patriotique commandée par le capitalisme impérialiste.

L’aile révolutionnaire de l’« Intelligentsia » marxiste fut capable de répondre, il y a 15 ans, à l’appel de Struwe par « F… le camp ! ». Nous sommes d’avis que les travailleurs révolutionnaires répondront de même aux exhortations de Potriessov.

(Naché Slovo, 9-22 mars 1916.)

Jugement porté par k. Kautsky sur l’internationale[modifier le wikicode]

Un camarade quelconque, peu satisfait des accusations lancées contre Kautsky par les internationalistes de gauche, lui demande de bien vouloir répondre à une série de questions et d’expliquer quelques-uns de ses affirmations. Kautsky répondit par une lettre publiée par le Berner Tagwacht au titre de document politique. Nous estimons indispensable de présenter cette lettre en son intégralité :

« Cher camarade !

Je vous remercie de votre lettre et je m’empresse de vous répondre, autant que le permet une lettre.

1° Ma remarque : « L’Internationale n’est pas une arme efficace en temps de guerre, elle est fondamentalement un instrument de paix », a deux sens :

« a) Avant tout, la constatation du fait que certains caractérisent comme une “capitulation” ou un “naufrage” de l’Internationale. Je ne vais pas si loin et déclare seulement : “L’Internationale est plus forte que tout en temps de paix, plus faible que tout en temps de guerre.” En outre, je me distingue des personnes citées plus haut en ce sens que je vois en la circonstance une influence des masses qu’il faut arriver à définir. Il ne s’agit pas d’un fait banal résultant de l’incompétence de quelques individus. Expliquer de cette façon les influences des masses me semble entièrement non marxiste.

« b) Si je vous dis que l’Internationale est un instrument supérieur de paix, cela ne doit pas signifier qu’elle doit se taire pendant la guerre. Cela contrarie tous mes efforts pour la remettre en mouvement. L’expression employée doit seulement définir le principal problème de l’Internationale pendant la guerre. Dans mon livre L’Internationale et la Guerre, je dis ceci : “L’Internationale doit s’éveiller à une nouvelle vie et se préparer à une nouvelle activité dès que se présentera la possibilité de l’action au profit de la paix. Ce sera à nouveau le temps pour l’Internationale d’agir comme un instrument de paix. À ce moment-là seulement, on pourra voir si la guerre l’affaiblie. Nous verrons alors si le « paroxysme national » a affaibli la pensée et le sentiment internationaux ou si, au contraire, ils ont victorieusement conservé leur force et trouveront leur expression dans leur adhésion au programme international de paix. Si cela devait réussir, l’acquisition serait immense. Et nous sommes en droit de nous attendre à pareil résultat.” (Page 39.)

« Ici, par conséquent, je définis clairement le problème de l’Internationale pendant la guerre. J’écrivis ces lignes pendant les premières semaines des hostilités et j’y exposai les questions posées alors à l’Internationale. Pour autant que je le sache, aucun grand Parti socialiste n’est allé plus loin.

« 2° Mon opinion sur le problème de la défense (de la nation) coïncide avec celle de Haase. Je n’ai pas la possibilité d’en dire plus long, ici, à ce sujet.

« 3° Vous me demandez comment comprendre ma remarque : « Cette guerre n’est pas impérialiste : « Je n’ai jamais rien dit de semblable. Dans ma brochure Gouvernement national, gouvernement impérialiste, j’écrivais :

« “A première vue, la guerre actuelle n’est pas impérialiste. Et, cependant, elle l’est, mais au règlement final (page 64). Ceci veut dire que les efforts impérialistes se sont créé des armes qui, en certains pays, ont acquis une telle puissance et une liberté d’action telle qu’elles se sont révélées capables — au-dessus des tendances et des besoins impérialistes — de provoquer des conflits. Plus loin, les tendances impérialistes sont plus récentes, mais non les seules, qui influent sur la politique étrangère d’une nation. D’autres, dynastiques ou nationales, héritées des époques précédentes, agissent à côté des tendances impérialistes — particulièrement sur les classes qui n’ont rien à attendre de l’Impérialisme. Les questions alsacienne et polonaise n’ont pas été créées par l’Impérialisme contemporain. Ce dernier est le point de départ, mais il n’est pas l’unique cause du conflit actuel.

« Par conséquent, je n’exclus pas l’Impérialisme comme motif de guerre, mais je ne me limite pas à cette explication qui serait par trop simple. Par exemple, si je veux chercher les motifs d’une grève, je ne peux me cantonner à la théorie de la plus-value. Ce qui ne signifie pas, évidemment, que je n’admets pas cette théorie.

« À ce sujet, comme pour les deux premières questions, il y aurait beaucoup à dire, mais les longes lettres ne peuvent espérer être acheminées rapidement ; je dois donc me limiter au déjà-dit malgré tout mon désir de m’exprimer à fond à propos du « social-pacifisme ».

Au cours de mes quarante-deux ans d’activité dans le parti, j’ai entendu tant de hurlements de droite et de gauche que ceux-ci ne me troublent plus désormais.

« Avec mon meilleur salut,

Votre Kautsky. »

La lettre de Kautsky contient des réticences provoquées par la crainte de la censure. Mais les réticences les plus importantes ont, à notre avis, des causes plus profondes prenant racine dans la position adoptée par l’auteur.

Son affirmation : « L’Internationale est fondamentalement un instrument de paix », il l’explique non dans ce sens que l’Internationale doit rester inactive en temps de guerre, mais que son principal problème est de lutter pour la paix. Simultanément, Kautsky constate, en son propre aphorisme, non seulement une, mais deux fois, le fait que « l’Internationale est plus forte que tout en temps de paix… » Mais lutter pour la paix doit se faire… en temps de guerre. Si, par « lutter pour la paix », on conçoit une lutte réellement agissante, c’est-à-dire l’intervention du prolétariat armé des méthodes et des moyens de combat correspondants capables de paralyser le travail du militarisme, il est évident qu’une tactique de ce genre exige une vigueur exceptionnelle de la part de l’Internationale.

S’il est vrai qu’elle est particulièrement faible en temps de guerre, il est comique de lui poser un tel problème.

Kautsky, à la vérité, ne le pose pas. Le combat pour la paix, si nous avons bien compris le sens de la lettre, trouve son expression dans « l’adhésion au programme international de paix ». Huysmans, comme on sait, a démontré, non sans succès, que l’adhésion unanime était déjà atteinte : la Conférence des Neutres à Copenhague, la Conférence de Londres des « Alliés », la Conférence de Vienne des sociaux-patriotes austro-allemands se prononcèrent pour une paix sans annexion. Mais il est clair que ces résolutions valent autant pour la cessation rapide de la guerre que les prières ordonnées par Benoît [le Pape] aux catholiques français, allemands et autres. Elles ne prennent leur sens véritable que si on les considère comme des programmes de lutte. Celle-ci, dans les conditions créées par la guerre, suppose une force révolutionnaire. Entre-temps, nous entendons dire que l’Internationale est plus faible en temps de guerre, justement au moment où l’on exige d’elle le maximum de vigueur. Il est évident que Kautsky nous conduit dans une impasse.

— Mais, s’exclame Kautsky, je ne dis rien d’autre que ne disent déjà, sous une forme encore plus vive, mes critiques de gauche quand ils constatent le « naufrage » de l’Internationale.

En somme, il s’agit d’un profond malentendu aussi bien théorique que politique. Quand nous parlons de la faillite de l’Internationale, nous avons en vue un phénomène historique bien défini, la IIe Internationale telle qu’elle s’est formée sur des bases parlementaires et professionnelles à l’époque où les oppositions de classes et les contradictions internationales poussaient « organiquement » aux révolutions et aux guerres, mais sans déboucher sur un conflit ouvert. Mais nous ne pensons pas du tout que l’Internationale soit fatalement condamnée à l’impuissance pendant une guerre impérialiste. Au contraire, c’est par la lutte directe des masses contre la Guerre et l’Impérialisme que peut se former et se forme une union puissante — et trempée par ses combats — du Prolétariat international. La nouvelle Internationale contient, en l’assimilant de façon révolutionnaire, une énorme capacité d’agitation et d’organisation venue de générations de socialistes. Elle contient aussi l’énergie du Prolétariat adaptée aux méthodes et aux problèmes de la lutte correspondant au caractère de cette époque pleine des secousses impérialistes.

À l’opposé de Kautsky, nous pensons que l’Internationale qui a grandi et s’est formée comme « instrument du temps de paix », était faible et nous attendons qu’une Internationale puissante se crée, en tant « qu’instrument » révolutionnaire du temps de guerre.

Il est donc visible que nous n’attribuons pas les motifs de la crise socialiste à « l’incompétence de quelques personnages ». Nous l’expliquons par le fait de conditions historiques et nous trouvons dans cette analyse une garantie contre le scepticisme et le fatalisme. Nous restons fidèles à l’esprit révolutionnaire du Marxisme en ne nous bornant pas à l’analyse des causes qui ont amené la faillite de l’Internationale, mais en menant un combat décisif contre ceux qui furent et restent les agents de ce désastre, car il ne suffit pas d’expliquer le Monde, il faut le refaire !

Le manque de place ne nous permet pas de nous étendre sur d’autres parties de la lettre de Kautsky qui constituent un commentaire sommaire portant sur la position politique de Haase et de ses amis. À n’en pas douter, ce groupe a joué et joue encore un rôle important dans l’évolution de larges cercles du Parti. Grâce à son autorité, Kautsky a libéré des centaines de milliers de travailleurs de ce qu’il appelait « une organisation disciplinée à la Burgfrieden ». Grâce à ses formules n’allant jamais au fond des choses, il retient à mi-chemin Haase et ses amis.

Mais si Kautsky, à l’instar de Haase et de Ledebour, est en Allemagne notre allié politique et celui de nos camarades d’idées, sa lettre nous rappelle qu’une alliance avec lui, dans les conditions actuelles, doit être complétée par une lutte idéologique systématique contre son pacifisme attentiste et si peu franc.

(Naché Slovo, 26 avril 1916.)

Stratégie et politique socialistes[modifier le wikicode]

Sous ce titre, j’ai envoyé à la presse socialiste suisse une lettre provoquée par une nouvelle falsification de Grumbach. N’étant pas sûr que, dans les conditions postales actuelles, la lettre arrive à destination, j’estime indispensable de la publier dans les colonnes de Naché Slovo.

« Par l’intermédiaire de ses amis, j’ai reçu la brochure de Grumbach intitulée L’erreur de Zimmerwald-Kienthal, qui n’est autre que son rapport lu à Berne le 3 juin 1916.»

« Je n’ai pas l’intention d’entamer une polémique de principe. Mais je vous prie de bien vouloir me réserver une place afin que je réfute les allégations mensongères portées contre moi. Je poursuis un but personnel, mais naturel et légal : je veux protéger contre les affirmations éhontées faites par Grumbach au sujet de ma brochure ; je veux en même temps définir et caractériser ce personnage, principal informateur des Français quand la vie du Socialisme allemand.»

À Zimmerwald-Kienthal, écrit Grumbach, Trotsky était présent ; il y en eut peu comme lui à attaquer le Parti français sur sa position pendant la guerre et sur l’application pratique du principe de Défense nationale. Et cependant, dans sa brochure La Guerre et l’Internationale, Trotsky a affirmé ce qui était la justification « die denkbar beste » (la meilleure possible) de la position adoptée par les socialistes français”[3]

Démontrant que le principal ennemi de l’Impérialisme allemand était l’Angleterre, mais que pour lui faire la guerre, il fallait en passer d’abord par la France et en partie par la Russie, j’écrivais que la direction des hostilités était prise non par les socialistes, mais par les Junkers dont l’objet de la haine était non la Russie, mais la République française. Cette affirmation suffisait à mon argumentation dirigée alors contre le social-patriotisme allemand, s’affublant des oripeaux révolutionnaires anti-tzaristes. Mais si Renaudel et son Grumbach avaient tenté de tirer de mes pages la thèse inverse, à savoir que la lutte franco-allemande est celle d’une république contre une monarchie, ils auraient dû passer sous silence la Russie, de même que les socialistes allemands n’ont fait aucune allusion à la France.»

Fait primordial ! Cette guerre n’est pas le choc de formes politiques ou de structures de gouvernements : c’est celle des appétits impérialistes, et les différences de gouvernements ne jouent que le rôle d’armes plus ou moins bien adaptées. C’est le sens donné à toute ma brochure.

Voici la seconde citation, dont Grumbach a fait usage :

« Comme la résistance française sera d’autant plus acharnée qu’elle défend son territoire contre l’agresseur allemand, ce dernier sera cloué sur sa frontière occidentale. Les socialistes allemands regardent l’offensive de leurs armées en Belgique et en France comme des actions secondaires à côté du problème majeur : « abattre le Tsarisme ».”

« Mais avez-vous réfléchi à ceci ? Que la France ne pourra pas s’opposer à l’avance allemande ! Plus ceux-ci s’approcheront de Paris, plus il sera manifeste que “abattre le Tsarisme” n’est plus le but de la guerre, pas plus que son résultat. Grumbach n’explique pas en quel ses mes affirmations de l’automne 1914, et vérifiées par le cours des événements, puissent servir de base à la tactique de Renaudel. On peut arriver à penser, en lisant Grumbach, que les internationalistes ignorent la géographie et la topographie ainsi que l’occupation de la Belgique et du Nord de la France. Je suis, paraît-il, très mécontent de la tactique Renaudel-Sembat parce que, lors de mon dernier séjour, j’étais très “monté” contre le parti socialiste français, ce qui m’empêchait de me rendre compte des différences fondamentales entre nous. La question serait très simple s’il suffisait de constater que les allemands se trouvent à Noyon pour justifier l’entrée des socialistes dans le ministère et le vote des crédits.»

«M’adressant aux socialistes allemands, qui affirmaient que leur gouvernement menait une guerre défensive et soumettaient l’analyse des contradictions au critère de la guerre offensive et défensive, j’écrivais ce qui suit :

« Tous les critères témoignent unanimement que les actions guerrières entreprises par l’Allemagne ne cadrent pas avec celle d’une guerre défensive et que, de plus, elles n’ont aucune signification pour la Social-Démocratie. »

Je démontrais que, même si la question se limitait à la sauvegarde de l’intégrité du territoire national, nous n’avions pas le droit, en tant que Parti du prolétariat, de lier notre sort à l’action du militarisme national.

Réduisant l’Internationale en petits morceaux, la Social-démocratie détruit la seule force capable de s’opposer aux baïonnettes par un programme d’indépendance nationale et de démocratie, capable aussi de faire se réaliser ce programme sur une plus ou moins grande échelle indépendamment de : quelle baïonnette remportera la victoire !

Notre tactique, formulée catégoriquement à Kienthal, ne doit en aucun cas dépendre de la situation stratégique et militaire. Il est évident que la situation militaire exerce une très forte influence sur les masses et qu’elle peut, de concert avec d’autres facteurs, affaiblir ou renforcer la propagande internationale. Mais aucune situation ne justifie la capitulation du Socialisme. Au contraire, si dans le territoire occupé par l’ennemi, les masses deviennent, de ce fait, plus attachées à l’idéologie nationaliste, la minorité socialiste doit faire front unanimement et opposer une digue ferme au torrent du chauvinisme. Voici pourquoi je n’ai pas trouvé de justification à l’attitude du Parti socialiste français, déjà prise avant que soit déterminée la situation stratégique. Dans la préface de ma brochure, j’écrivais :

« Le naufrage de l’Internationale est un fait, fermer les yeux relève de l’aveuglement ou de la lâcheté. La position du Parti socialiste français et d’une grande partie du socialisme anglais est pour une grande part responsable de cet état de fait, ainsi que la conduite des sociaux-démocrates allemands et autrichiens.»

Je n’avais nul besoin d’aller à Paris et de me “monter” contre les socialistes français, comme l’insinue Grumbach, pour me rendre compte que la politique suivie par Renaudel et Sembat était mortellement hostile aux intérêts du Prolétariat.

Ce qui pouvait réellement, à Paris, me “pousser à la colère”, et je n’étais pas le seul, c’était l’information transmise par Noteaux à Renaudel. Se tenant, au début, à des démarches prudentes, Grumbach se voit obligé, quand il parle du durcissement de la lutte au sein du Parti, de recourir à des arguments de plus en plus grossiers. Ses articles sur la Conférence de Kienthal étaient dignes d’une presse réactionnaire. Mais sa “sortie” contre notre ami serbe Katzlérovitch, qu’il traite d’espion autrichien, est encore plus vile. Justement les socialistes serbes donnent l’exemple de la plus haute fidélité aux principes de l’Internationale — dans un pays où la position stratégique ne laisse aucun doute. C’est le motif pour lequel Noteaux calomnie Katzlérovitch, remplissant ainsi la mission confiée par ses maîtres actuels. Horreur ! Le Serbe avait reçu du consulat austro-hongrois un laissez-passer pour regagner son infortuné pays ! »

(Naché Slovo, 22 août 1916.)

« La garantie de la paix »[modifier le wikicode]

Des caractéristiques du Pacifisme

Le Pacifisme se caractérise par son effort pour créer une garantie contre les guerres. Le Pacifisme bourgeois, découlant non seulement des préjugés idéologiques, mais aussi des intérêts matériels des cercles bourgeois, veut établir sur des bases capitalistes, qu’il ne rejette pas, des droits internationaux qui puissent garantir une paix, sinon éternelle, du moins de longue durée. Le Pacifisme socialiste reconnaît « en principe » (naturellement) que les guerres sont provoquées par les contradictions capitalistes, mais il estime qu’avant l’établissement définitif du Socialisme mondial (qui pour les opportunistes apparaît toujours dans un lointain brumeux), il serait indispensable de constituer un tribunal international, de limiter et de régler les armements. Le programme social-pacifiste, comme celui de la bourgeoisie, pose ses problèmes en supposant une harmonisation et une régulation des rapports internationaux — alors que les antagonismes impérialistes, nés du développement capitaliste, croissent sans cesse et continueront de croître tant qu’existera la propriété sous sa forme actuelle. Par conséquent, le social-pacifisme s’amenuise de plus en plus. Les écrivains bourgeois sérieux, quand ils écrivent pour leur propre cercle et non pour satisfaire la demande « populaire », emploient souvent des arguments mortels contre les idées et les slogans pacifistes, usant de leur principale arme politique, le social-patriotisme — en particulier le français, tant du label Renaudel que de l’estampille Longuet.

Dans le journal anglais Nineteenth Century, Lord Kromer a publié un très intéressant article portant que la « dernière guerre » et « la longue paix ». À en juger par sa reproduction dans le journal L’Éclair, l’article donne des arguments de poids en faveur de la… résolution de Kienthal, celle qui refuse catégoriquement les slogans pacifistes.

Avant tout, Lord Kromer constate avec une parfaite justesse que des programmes de paix éternelle sont apparus plus d’une fois aux époques des grandes guerres. « Comme cette idée était largement répandue, après que Waterloo eut libéré l’Europe du joug napoléonien, la chute de ce dernier semblait annoncer le triomphe de la paix générale. » Exactement comme maintenant, celle-ci nous est promise après « la destruction » du militarisme prussien…

Dans les deux camps, on nous affirme qu’il faut aller « jusqu’au bout » justement pour garantir la paix : il faut aplatir l’ennemi, le laisser exsangue pour qu’il ne puisse pas recommencer la guerre dans un court délai. « Il faut épargner à nos enfants les souffrances que nous subissons. » L’idée n’est pas neuve. Dans son livre : Pour en finir avec l’Allemagne, M. Privat introduit, sous forme d’épigraphe, une déclaration du Comité de Salut Public en 1794 : « Il faut à la France, non des armistices, mais une paix qui mettrait fin aux guerres, garantissant à la république ses frontières naturelles. » Maintenant, quand Le Temps revendique, outre l’Alsace-Lorraine, « les frontières naturelles » (la rive gauche du Rhin), l’idée se répand officieusement « d’une paix qui mettrait fin aux guerres ». Malheureusement, les peuples connaissent mal leur Histoire et c’est pourquoi ils la font d’une manière si pitoyable.

***

Les pacifistes anglais, en grande partie le groupement « International Defence League », ont élaboré maints projets qui devraient mettre fin aux guerres. À la base de ces projets, il y a toujours l’idée d’un Tribunal international ou d’un « Conseil suprême » des nations qui disposerait d’une force suffisante pour faire appliquer ses décisions. Mais comment garantir celle-ci ? Les uns proposent de mettre à la disposition du Tribunal suprême une armée et une flotte internationales. D’autres, plus modestement, suggèrent que chaque nation ait son armée, comme avant, mais « à la condition que celle-ci soit employée uniquement à défendre les droits internationaux et le fonctionnement du Tribunal suprême ». Ainsi, pour garantir une paix éternelle, il faut de temps en temps une guerre « juste ». La force armée internationale, écrit Lord Kromer, doit inéluctablement amener à une diminution ou une augmentation des armées nationales. « Mais l’Angleterre, déclare notre écrivain, ne consentira jamais à affaiblir sa flotte qu’elle considère comme son principal instrument de défense. » La flotte anglaise est le garant de la domination colonialiste britannique sur les mers et sur ses possessions d’outre-mer. Si l’Angleterre raisonne de cette manière, il serait difficile, écrit L’Éclair, d’attendre des nations continentales qu’elles raisonnent autrement au sujet de leurs armées. Autre question : quelle sera la composition du Tribunal suprême ? Toutes les nations auront-elles droit au même nombre de voix ? Kromer est convaincu que la Grande-Bretagne ne sera jamais d’accord. Supposons que des juges délégués par l’Angleterre énoncent un verdict contre elle ! Si elle refuse de se soumettre aux décisions des juges, peut-on supposer que le soldat anglais, membre de l’armée internationale, se servira de son arme contre son propre pays ? Kromer en doute. Et pour fonder ses doutes, il nous livre un exemple historique très vivant. La Guerre anglo-boer. Il est vraisemblable qu’un tribunal aurait reconnu l’Angleterre coupable. Il est plus vraisemblable encore que la Grande-Bretagne n’aurait pas reconnu le… tribunal.

***

De quels critères devrait user ce dernier ? Ceux de la défensive et de l’offensive ? Un écrivain bourgeois sérieux les réfute comme bons pour un notaire, non pour un homme politique. La sainte-Alliance avait fondé sa « garantie de la paix » sur l’assujettissement des peuples. Pouvait-on estimer que l’ordre ainsi établi serait intouchable ? En 1859-1860, les Italiens, en pleine conscience, firent la guerre à l’Autriche, l’oppresseur. Le droit était-il du côté autrichien ? En 1912, les États balkaniques tombèrent sur les Turcs. Le droit était-il du côté des Ottomans ? Non, répond Kromer, nous connaissons des guerres agressives du début à la fin et en même temps libératrices, c’est-à-dire historico-progressives. S’il en est ainsi, chaque gouvernement en déclenchant l’offensive peut-il proclamer sa guerre « libératrice » ? « C’est ici que nous touchons à une difficulté à peu près impossible à aplanir », conclut mélancoliquement L’Éclair. On pourrait répondre au noble Lord que dans les guerres futures, comme dans l’actuelle, tous les participants ne représentent que le même principe de classe. Il ne convient pas de parler maintenant de guerres historico-progressives, donc de guerres « libératrices ». Dans les colonnes du journal, nous avons maintes fois expliqué, que la lutte pour une position mondiale est le principe de base d’une nation capitaliste, auquel se soumettent la politique internationale des puissances et le régime intérieur. À première vue, il semblerait que les guerres menées par les opprimés, les États colonisés ou semi-colonisés, soient « justes ».

Mais étant donné les conditions actuelles, aucune nation colonisée ne peut espérer conduire une guerre libératrice sans le concours d’une grande puissance ou sans devenir une arme entre les mains de celle-ci. Les guerres « nationales » de pays retardés ne peuvent avoir de signification « indépendante ». Mais cet état de choses ne peut faciliter la résolution des problèmes posés par la garantie de la paix sur les bases du Capitalisme. Déclarer les frontières actuelles, ou celles que délimitera la guerre, intouchables — ce n’est pas difficile. Cela s’est fait dans l’Histoire, et plus d’une fois. Aucun traité, aucun tribunal suprême ne peuvent arrêter l’accroissement des forces productrices, leur pression sur les cadres de l’État national et les efforts de ce dernier pour élargir l’arène de l’exploitation capitaliste à l’aide du militarisme. La totale impossibilité de « geler », pour toujours, ou du moins pour longtemps, les relations mondiales capitalistes réduit les plans pacifistes et leurs slogans à l’impuissance.

Voici pourquoi, conclut L’Éclair, en vous mettant au courant de la polémique soulevée entre Lord Kromer et les pacifistes, vous commencez à sentir la crainte que « le noble Lord » n’ait raison quand il ne voit que chimères dans les différents systèmes pacifistes présentés.

***

En conclusion, nous pensons qu’il est salutaire d’extraire de la résolution de Kienthal les passages sur le Pacifisme, et que Renaudel a cités avec une telle indignation comme témoignage de la totale baisse morale des Zimmerwaldiens.

« Les projets tendant à supprimer les dangers de guerre par la limitation générale des armements, par l’arbitrage obligatoire ne sont que pures utopies. Ils supposent au préalable la reconnaissance des droits et une force matérielle capable de prévaloir sur les intérêts antagonistes des États. Un tel droit et une telle autorité n’existent pas, et le développement du capitalisme qui aggrave encore les antagonismes entre les bourgeoisies des différents pays ou de leurs coalitions, ne permet pas l’avènement d’un tel droit et d’une telle autorité.»

« Les travailleurs doivent repousser les propositions fantaisistes du Pacifisme bourgeois ou socialiste. Les pacifistes remplacent les vieilles illusions par de nouvelles illusions. Celles-ci égarent les masses, les détournent de la lutte révolutionnaire des classes et favorisent le jeu de la politique jusqu’auboutiste.»

Si sur le fondement d’une société capitaliste, il est impossible d’édifier un monde de juste répartition, alors le Socialisme posera ses conditions. Il anéantira la propriété privée capitaliste et supprimera les motifs de guerre en arrachant les masses à l’exploitation par les classes dirigeantes.

C’est pourquoi la lutte pour un monde de juste répartition ne peut se conclure que par le combat pour l’établissement du Socialisme. »

(Naché Slovo, 1er-2 septembre 1916.)

Fin du tome premier

  1. Cet article fut écrit à la fin de 1915 ou au début de 1916, avec l’espoir qu’il passerait au travers de la censure russe. D’où une certaine tenue dans le langage, d’où également le choix d’exemples japonais et américains au lieu d’exemples européens, pourtant plus proches. Cependant cet article ne vit pas le jour. Il a été reproduit d’après le manuscrit que nous avions conservé. Les expressions trop antiques (d’Esope) ont été remplacées par des termes plus simples, plus « soviétiques », dans l’intérêt du lecteur.
  2. Nous tenons pour supérieures les formules masloviennes, car le gros fil blanc y est nettement visible. Quand avons-nous prétendu, nous marxistes russes, que la politique du prolétariat en Angleterre et en Australie était un exemple d’indépendance de classe ? Au contraire, n’est-pas Masslov qui a répété sans cesse que le prolétariat anglais était sous la coupe de la puissante bourgeoisie ? Le silence observé au sujet de l’Allemagne est encore plus maladroit et déloyal : car la politique suivie par le prolétariat allemand a toujours été considérée comme plus mûre par les marxistes russes.
  3. À cette affirmation, suivant laquelle ma brochure aurait fourni des arguments au social-patriotisme français, il n’est pas mauvais d’opposer deux faits :
    1° la publication d’extraits de cette brochure dans le journal disparu, Gollos, donna l’occasion à Voronov de classer l’auteur parmi les… pangermanistes ;
    2° les exemplaires diffusés en Allemagne furent l’objet de saisies et l’auteur condamné, par contumace, à une peine d’emprisonnement.