V. Échos de Russie

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Qu’advient-il de la démocratie ?[modifier le wikicode]

La censure russe oblige le libéralisme à exprimer des sentiments patriotiques pour célébrer la mission libératrice de l’armée. Milioukov a profité habilement d’une interview pour informer l’opinion publique européenne de ses espoirs et de son attente. La guerre a ses problèmes : « Destruction du militarisme » et « Raffermissement des principes démocratiques ». Nous l’avons entendu maintes fois et de différents côtés : mais vous n’aurez pleine confiance dans la victoire de la démocratie que si, pour sa défense, une voix s’élève, venue du plus profond du patriotisme. Les événements montrent que l’Angleterre, depuis si longtemps parlementaire, ne dispose que de ressources militaires insuffisantes pour mener une guerre libératrice sur le continent. Il est vain également de confier à la France républicaine et à ses 40 millions d’habitants la reconstruction de l’Europe. Il est donc d’autant plus consolant d’entendre Milioukov vous raconter que la Russie, avec son réservoir inépuisable d’hommes et en dépit de ses difficultés financières, s’est mise totalement à l’ouvrage : « Détruire le Marxisme » et « Défendre les principes démocratiques » ! Cette guerre, que mène le grand-duc Nicolas du côté russe, est une « révolution colossale » contre le militarisme, pour le nationalisme, contre l’impérialisme, pour la démocratie. Il n’est pas aisé de comprendre à qui appartient ce programme : à Milioukov ou au Grand-duc ? Si c’est au Grand-Duc, quel besoin de communiquer ce programme… en langue italienne ? S’il est de Milioukov, comment le faire appliquer par l’armée et la diplomatie ? Là-dessus, Milioukov s’exprime de façon incompréhensible. « Après cette effroyable bourrasque sanglante, les peuples auront droit à la paix et seront libérés du fardeau insupportable des armements. » Nous ne pensions pas que le droit des peuples dût passer par « une bourrasque sanglante ».

Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir : quelle sont les forces capables de faire de ce « Droit » une réalité ? D’après notre homme, les démocraties victorieuses ont le devoir de désarmer non seulement les nations belligérantes, mais encore les neutres. Il doit s’agir, à ce qu’il nous semble, de la France et de l’Angleterre. Mais qu’en est-il de l’autocratie ? C’est clair : elle doit être désarmée ! Le leader des Cadets appelle — autrement ce n’est pas compréhensible ! — la France et l’Angleterre à désarmer le Tsarisme ! Voici un programme révolutionnaire exposé par notre libéral… en italien !

Par quels moyens les démocraties désarmeront-elles le Tsarisme ? Mystère ! Elles ne pourront pas s’y essayer les mains nues ! Donc Milioukov envisage une guerre pour « défendre le droit » cité ci-dessus. Ne nous trompons-nous pas dans nos déductions ? Milioukov compterait-il la Russie au rang des démocraties ? Ne serait-ce pas par la même méthode dont usait Sobakiévitch pour coucher Élisabeth Vorobia sur la liste des âmes mortes de sexe masculin ? Cette tradition sobaliévitchéenne ne serait-elle pas devenue la base de toutes les spéculations libérales et patriotiques de Milioukov, tant en italien qu’en russe ? Le travestisseur d’Élisabeth Vorobia devrait bien rire dans sa barbe, si la cruelle nature ne l’avait privé, entre autres dons, de celui de l’ironie !

Milioukov a tout de même senti que quelque chose ne tournait pas rond, et il est possible que l’interviewer Magrini le lui ait fait remarquer. Le leader Cadet s’est vu contraint de descendre des perspectives de pacifisme et de démocratie internationaux aux insuffisances régnant sur le plan intérieur. « A la veille de la guerre, reconnaît-il, le peuple était rempli de mécontentement, et celui-ci s’exprimait avec une grande énergie… Les rues étaient le théâtre de grands désordres, il y avait de nombreuses et importantes grèves. » Les motifs de ce mécontentement sont-ils bien définis ? Milioukov ne se décide pas. Mais il affirme et avec un certain bien-fondé : « Tout le mécontentement en Russie accumulé contre la bureaucratie trouva son exutoire contre l’Allemagne. » En d’autres termes, Milioukov reconnaît que la guerre a rendu un immense service à la réaction, la délivrant du péril intérieur pour fourvoyer le mécontentement populaire. Disons plus brièvement que la réaction a trompé le peuple. Pas tout le peuple, il est vrai. Nous connaissons la conduite des députés, des syndicalistes, des proclamations illégales, la réponse à Vandervelde, les interdictions des Conférences social-démocrates. Notre Goloss n’est pas né par hasard. Il représente la mentalité d’une bonne partie du peuple. Pour qui Milioukov tient-il ? Pour ceux qui trompent ou ceux qui veulent dissiper les mensonges ? Il tient pour ceux qui veulent être trompés afin de conserver la possibilité d’aider à tromper. Voilà en quoi consiste le rôle historique bien modeste du Libéralisme russe !

Son leader, dans l’accomplissement de sa mission, assure les Italiens que « le gouvernement russe, après la guerre, sera obligé de procéder à des réformes démocratiques ». « L’alliée de la France et de l’Angleterre, la nation russe, fait la guerre pour la défense des principes démocratiques. Comment ceux-ci ne seraient-ils pas maintenus à la fin des hostilités ? » Tout à fait juste. Un gouvernement qui défend les principes démocratiques par la guerre, devrait les appliquer à l’intérieur du pays. Mais c’est ici que l’on découvre le mensonge maladroit et éhonté ! Comment le Tsarisme serait-il apte à faire la guerre pour la défense des « principes démocratiques » ? La conquête de la Galicie, de la Perse, de l’Arménie, de Constantinople et des Détroits ne peut servir que le Capitalisme : aucun doute à ce sujet ! Mais sur ces bases ne peut que prospérer l’Impérialisme guerrier, non la démocratie, et le premier résoudra par le fer tous les problèmes des Balkans, du Sud-Asiatique et de l’Extrême-Orient.

Le chèque en blanc tiré par Milioukov sur un avenir incertain n’a pas convaincu l’interviewer italien. Il s’est intéressé aux affaires actuelles. Que se passe-t-il en Pologne, en Finlande, au Caucase et chez les juifs ? Mais là, le leader libéral est devenu d’un seul coup moins éloquent. « On peut penser que la Pologne recevra l’autonomie promise. » « “Nous” interviendrons en faveur de l’autonomie de la Finlande, où autrefois furent employées de telles méthodes que Plehve lui-même en fut effrayé. » « Possible que le Caucase devienne autonome. Les Juifs ? Il est regrettable que parmi les troupes de Pologne règne une violente propagande antisémite. On accuse les Juifs de se livrer à l’espionnage… » Et voici pour les arrhes versées à la démocratie !

Mais ce n’est pas le seul acompte ! Milioukov conserve un atout. « La plus grande victoire remportée sur les Allemands est la suppression de l’ivrognerie. » Que font les Allemands là-dedans ? demandons-nous complètement abasourdis. Une allusion au comte Von Witte, père du monopole du vin et chef de file du parti germanophile ? Rien de tout cela. Dans cette phrase, pas plus de remarque que de pensée. Un des problèmes de la guerre est de diriger le mécontentement populaire dressé contre la démocratie, sur un seul objectif : l’Allemagne. Le libéralisme russe s’engage à mener à bien cette mission. Il faut donc balancer par-dessus bord, comme un lest encombrant, toutes les « vérités à cinq sous » et qui poussent les libéraux à une croisade anti-alcoolique : on n’arrivera à rien par de simples interdictions, il faut relever le niveau culturel des masses, il faut développer l’initiative chez le peuple, etc., etc… Il est à parier que l’interviewer italien ne devinera pas que l’ouvrier russe boit actuellement de l’alcool dénaturé.

Nous n’avons pas encore épuisé toute la substance de l’interview, mais nous ne sommes pas assurés quant au niveau politique où il convient de maintenir le lecteur. Cette époque maudite sera regardée par le futur historien comme une ère non seulement de férocité et de sauvagerie, mais aussi de bêtise et d’hypocrisie. Ces deux derniers traits ne sont pas fortuits ; entre eux se manifeste toute la différence caractéristique entre la guerre et tout ce qu’a créé la culture.

Envahis par une barbarie répugnante, les individus et les nations appliquent stupidement et hypocritement les connaissances et la terminologie de la culture pour se livrer à un pillage sanglant et à un massacre massif. Le libéralisme russe n’est pas une exception, seulement sa position est difficile. Comme la nature historique du Tsarisme se manifeste avec une cruauté incomparable à Lemberg comme à Pétrograd, le libéralisme dans son travail apologétique doit user de deux « substances idéologiques » : l’hypocrisie et la bêtise. Voyez, nous dit Milioukov, nous avons à notre service un fameux bandit qui, auparavant, brûlait les pieds des démocrates emprisonnés : maintenant il exerce ses talents à Lemberg avec des bougies qui sont devenues des flambeaux de la démocratie. Les peuples ont droit à la paix, à la liberté et à être débarrassés du militarisme. Notre bandit leur procurera tout ceci, lui le massacreur inscrit sur les listes démocratiques.

(Goloss, 10 octobre 1914.)

Les monarchistes de Petrograd et la république française[modifier le wikicode]

L’État-major général de la Marine a conclu récemment dans son bulletin Morsky Sbornik « qu’il n’y a plus de République en France ». Et par-dessus le marché « les ministres sont des jouets aux mains des députés ». Et encore plus beau : « la Chambre ne jouit pas d’une réputation sans tache ». Ah ! … Mais là ne se termine pas ce paradoxe politique que n’aurait pas imaginé un auteur satirique à moins de réunir les talents de Saltykov et de Paul-Louis Courrier. Notre État-major général ne se contente pas de faire la leçon aux parlementaires français, il leur montre la nouvelle voie où ils doivent s’engager, et ce, impérieusement : la république doit retourner à Dieu ! et changer sa forme de gouvernement : les « tyrans grotesques » du parlementarisme doivent se transformer en une monarchie non ridicule.

Nous n’avons pas la vocation de défendre la république, de la « blanchir », d’autant plus qu’elle compte suffisamment de défenseurs. En aucun cas, nous ne voulons refuser le droit à l’État-major de la Marine de créer l’agitation pour changer la forme du régime en France, de passer de Poincaré au duc d’Orléans. Nous ne voulons pas non plus résoudre la question : jusqu’à quel point est déplacé le ton hautain et effronté avec lequel il est parlé du Parlement français ? Mais nous voudrions simplement demander : est-il possible en France d’agiter si librement la question de la monarchie russe comme celle-ci se le permet vis-à-vis de la République ? Notre expérience de la presse russe à Paris nous fait répondre : c’est impossible ! Ce n’est pas tout. La censure vient de biffer l’article de tête.

Il nous est interdit de publier un article nécrologique — à vrai dire, par tellement respectueux — sur le comte Witte. En même temps, en Russie, on publie une nécrologie « meurtrière » d’un parlementaire bien vivant ! Où est-elle publiée ? Non pas dans un journal indépendant comme le nôtre dont la République n’est nullement responsable, mais dans une revue officielle aux frais du gouvernement russe, chez qui, et c’est bien connu, les louis d’or républicains n’occupent pas la dernière place. Ce n’est pas la peine d’examiner ce paradoxe sous d’autres faces, on en reviendrait toujours au même point ! Ce qui nous chagrine, ce sont les conclusions politiques. Mais nous serons plus brefs, et plus encore, modestes. Les liens de la censure ne peuvent nous faire admettre une démocratisation de l’influence française sur la Russie. Mais ils ne font pas de nous des partisans du duc d’Orléans. Nous sommes loin de réclamer des « scorpions-censeurs » pour les monarchistes et les bonapartistes de Pétrograd aussi bien de terre que de mer ! Mais nous voulons répondre à cette atteinte à la souveraineté du peuple français. Avec votre permission, Monsieur le Censeur, voici un slogan qui sonne bien, et aussi en russe : « Vive la République » !

(Naché Slovo, 25 mars 1915.)

Va la banque ![modifier le wikicode]

Le 29 Janvier, le Conseil Impérial organisait une réunion des sommets bureaucratiques, capitalistes et nobles, pour discuter des buts économiques — peut-être pour soutenir le moral patriotique. La guerre a, de fait, renforcé » le mécanisme constitutionnel, pas seulement en Russie. Les partis populaires se sont lassé enchaîner chez nous, s’enchaînent pour soutenir le parti de la majorité parlementaire. Le pouvoir est libéré de tout contrôle, même sous la forme de la plus légère critique, et s’interpose comme un mécanisme de transmission entre le peuple et la guerre exigeante. De même qu’à la mobilisation, tous les règlements et horaires des chemins de fer sont bouleversés, de même, le pouvoir, particulièrement en Russie, bouleverse toutes les normes habituelles, n’ayant qu’un seul but : comment profiter le plus possible et le plus vite possible de la génération contemporaine ?

De même que le bouleversement des horaires finit par conduire à la confusion, de même le gouvernement de guerre multiplie fiévreusement ses efforts, et plus la guerre se prolonge, plus elle conduit à l’impasse. Le changement du monopole de l’eau-de-vie, présenté comme une mesure héroïque, revient pour l’ancienne bureaucratie à n’être qu’un jeu : Va la banque ! Un milliard de plus ou de moins, n’est-ce pas la même chose ? Mais plus la guerre se fait impérative, plus les gouvernements regardent le fond de leurs bas de laine, plus les classes dirigeantes doivent se demander : la bureaucratie sait-elle où elle va, où elle conduit la nation ? La conférence économique décidée par le Conseil Impérial est le fruit de toute cette agitation. Les ministres sont venus à la conférence « pour un échange d’opinions » avec les représentants des « intérêts réels », Von Ditmar et Avdakov, et ceux de « la raison d’État » en la personne de bureaucrates en retraite. En tout cas, ce comité de salut public n’aura pas duré longtemps ! La première séance eut lieu le 29 janvier, le 29 avril, la conférence fut close de façon inattendue. Partager la responsabilité avec des piliers de l’ordre comme les membres du Conseil d’Empire était plus que la timidité maladive du pouvoir n’en pouvait supporter. Elle était comme la Suzanne de la bible, elle n’avait pas la force de résister aux regards des honorables anciens conseillers secrets de l’ancien régime ! Notre nouvelle Suzanne, dont les mœurs, comme celles de la femme de César, sont au-dessus de tout soupçon, s’est rageusement enfermée dans son peignoir dont les pans ont frappé tant de nez si haut placés ! Le principe : Va la banque ! ne souffre aucune limitation. Telle est la morale de ce jeu, de cette plaisanterie d’avril, faite par le régime… mais sur lui-même.

(Naché Slovo, 29 avril 1915.)

Le premier pas a été franchi ![modifier le wikicode]

Les Partis présents à la Douma ont exigé un ministère de coalition selon les plus belles recettes parlementaires et, en effet, s’est ouverte une ère de profondes réformes intérieures. Maklakov, ministre de l’Intérieur, a été mis à la retraite. Cherbatov l’a remplacé. Qui est Maklakov ? Tous le savent suffisamment. Il a commencé sa carrière en province où, sur les tapis du gouverneur, il a magnifiquement imité la panthère. On raconte que, dans certaines solennités, il imita à la perfection le chant du coq et la ménagère qui écosse les petits pois. Cela décida de sa destinée et de celle de la Russie, pour quelques années. L’homme au chant du coq obligea toute une population à user d’une autre voix que la sienne propre. Il est à la retraite. Cherbatov l’a remplacé. Savez-vous quelque chose de lui ? Non ? Nous non plus. Personne ne sait. Cela ne l’empêche pas de présider aux destinées de la Russie. On ne sait qu’une chose, mais elle est confirmée : il était directeur d’une école d’équitation. À moins d’être misanthrope, on ne peut y voir une quelconque garantie de libéralisme. Les chevaux, en particulier ceux de race, exigent une nourriture et des soins impeccables : ils ne supportent aucun régime d’exclusion. Voici pourquoi notre « pouvoir historique » s’est trouvé appelé à solliciter l’appui de réformateurs chevalins ! Toute la question est la suivante : Cherbatov conservera-t-il ses sentiments humains en passant d’une écurie à celle, immense mais « humaine », qu’on appelle la Russie ? On ne peut le deviner, à moins de savoir lire dans le marc de café.

Nous voudrions tellement être optimistes ! Mais la nomination du nouveau responsable de la presse nous trouble quelque peu. Katenine ! Vous connaissez ? Nous, non plus ! Pourquoi l’a-t-on nommé ? Lui-même l’ignore. Son programme ? « Vous vous intéressez à mon programme ? » demande Katenine très étonné au correspondant de Rousskoe Slovo, « mais je n’ai aucun programme, je ne connais rien aux questions de presse. » L’ex-gouverneur de Koursk suivait bien sûr le journal de Markov II, mais avec ennui. Il ne réussit pas à s’intéresser à la presse. Mais ce n’est rien…

Lui, Katenine, examinera l’affaire et, voilà, il décidera bien quelque chose… Quels que soient les principes directeurs de Katenine, voici ce qui doit le guider : « la presse se partage en deux : la presse honorable, et l’autre ». La première, il la défendra, l’autre, voyons, soyons d’accord, il ne pourra pas le faire. C’est ce qu’a expliqué le nouveau fonctionnaire au représentant du journal Informations boursières. Mais comment distinguer la bonne presse de la mauvaise ? Rien de plus simple. Il faut de « l’impartialité ». Comme il n’a jamais eu affaire à la presse auparavant, il n’a aucun préjugé. « Mais si vous voulez tout savoir, poursuit le nouveau promu, eh bien ! Je traiterai la presse comme elle me traitera. » Le lecteur n’en croit pas ses yeux ! Il est naïf ! Nous aussi n’en crûmes pas nos yeux et… nous nous en repentons, nous sommes naïfs. Voici les termes exacts de Katenine : « Les relations entre la presse et moi dépendront des relations entre moi et la presse. » (Rousskoe Slovo, n° 117.)

Constatons avec amertume que Katenine n’est pas passé par une bonne école équestre. Aucun fonctionnaire, dont la destinée a fait un directeur de manège, ne pourrait s’exprimer comme suit : « Mon comportement envers les pur-sang dépendra uniquement de leur comportement envers moi. » Au contraire, tout un chacun dirait : je les traiterai suivant les exigences de la nature chevaline. La presse, c’est autre chose. Inutile de connaître la nature de la presse. Il faut ignorer les préjugés et avoir une bonne digestion. Le reste viendra tout seul.

Il n’y a pas encore de ministère de coalition à la vérité. Mais le premier pas a été fait. Pour le créer, on a fait appel à deux personnages « nouveaux », deux valeurs peu ordinaires : le premier est un spécialiste de la haute école, l’autre n’a besoin que d’un stage dans une écurie pour parfaire son savoir en matière gouvernementale.

(Naché Slovo, 24 juin 1915.)

La politique de « l’arrière »[modifier le wikicode]

Avec l’indigence d’esprit de l’Ostriak, dont la chanson comporte à peine cinq ou six paroles, la presse russe nous parle chaque jour de « la mobilisation de l’industrie » et de « l’organisation des forces collectives ». Le moteur de cette organisation et de cette mobilisation serait le Comité de guerre dont la caractéristique actuelle est l’imprécision quant aux questions à résoudre en priorité. On discute sur son appartenance au ministère de la guerre ou on en fait un Comité suprême de salut public. Mais tous semblent être d’accord sur un point : toute cette mobilisation est dirigée contre l’« ennemi intérieur », c’est la politique de « l’arrière ». Pour autant que la presse bourgeoise donne signe de vie, elle demeure sur le terrain patriotique tant que la mobilisation de toutes les forces ne se transformera pas en la notion plus réelle de « défense nationale », de telle façon qu’on peut avancer que Goutchkov et Milioukov auraient commis un plagiat au détriment de Plékhanov si la position adoptée par celui-ci n’était la preuve regrettable qu’il s’inspire des deux autres.

La mobilisation de l’industrie comprend son adaptation aux impératifs de la guerre, c’est-à-dire la possibilité de fournir à l’armée plus de munitions et plus de ravitaillement. On a pris l’Angleterre comme exemple. Mais on a fermé les yeux sur ce que, en Grande-Bretagne, il s’agit de la conversion de toute une organisation capitaliste et de tout un appareil gouvernemental adapté aux nécessités de la guerre, bien que cela marche beaucoup plus lentement que prévu. Chez nous, il s’agit d’improvisations, de nouvelles lignes de chemin de fer, de nouvelles usines, de nouveaux cadres techniques, ce qui suppose un « bond en avant »… Tout cela sous le feu des Allemands… Cela relève de la plus pure utopie.

Le gouvernement le sait mieux que quiconque, lui qui a si lourdement chargé la charrette du pouvoir. Il s’agit en fait pour lui de faire passer la responsabilité directe sur les épaules des classes possédantes qui, auparavant, avaient déjà pris sur elles la responsabilité politique. Elles réclament — sans trop de vigueur toutefois —, non pas le pouvoir, mais une approche plus accentuée vers les sources financières, politiques et administratives. Le Pouvoir ne promet rien mais ne refuse pas catégoriquement. Une véritable simulation, comme dans le tableau classique « Printemps » du défunt Sviatopol-Mirsky. Aux œillades de travers du pouvoir répondent les gestes timides des solliciteurs, le chœur de la presse entonne le chant « Confiance » ; en un mot, se déroule tout le rituel imbécile et plein d’hypocrisie que nous avons bien connu, comme s’il n’y avait pas eu de 9 Janvier 1905, comme s’il n’y avait pas eu la tentative de deux Douma et celle du 3 Juillet 1907, comme s’il ne s’agissait pas des mêmes protagonistes, en plus vieux, ayant perdu leurs dernières dents ces dix derniers ans.

Le Comité de défense nationale doit être au centre de l’union du Pouvoir avec la population et le moteur de la mobilisation nationale contre l’ennemi intérieur. Mais alors, quel rôle joue le ministère ? C’est lui qui d’après le sens même des choses devrait « être le Comité de défense nationale ». Ce qu’il veut, c’est déposer une grande partie de la responsabilité et rester l’intermédiaire bureaucratique du Pouvoir. Tous les bruits sur l’entrée au ministère des frères Goutchkov, de Volkonsky, sont prématurés. L’épuration de la Galicie n’est pas suffisante pour faire épurer la bureaucratie. L’affaire se résume à des nominations dans des commissions. Mais si la bureaucratie ne se hâte pas pour faire place nette, les « agissants » ne se précipitent pas pour occuper les postes. La presse gauche « sans parti » accuse Milioukov de mollesse dans ses appels en vue de la convocation de la Douma et de la création d’un Comité de défense nationale. Mais que trouverait-il dans la Douma ? Il lui faudrait non pas mettre le pouvoir sur la sellette, mais se résigner à y être placé. Encore moins pourrait-il agir sur le Comité de guerre : ayant accepté la responsabilité de « l’organisation de la défense », le parti Cadet s’est enlevé sa dernière chance de pouvoir influencer l’opposition. La Social-démocratie est aussi impuissante à rejeter « à l’arrière » Nicolas Nicolaiévitch que son homologue Hindenburg, car les deux ont refermé les portes des ministères au nez des partis nationaux-libéraux. Cette terrible « critique par les armes » ne peut dépasser l’arme elle-même, c’est-à-dire les moyens techniques guerriers du régime russe. La critique morale et matérielle appartient de plus en plus au prolétariat.

(Naché Slovo, 22 juillet 1915.)

L’assemblée du désarroi et de l’impuissance[modifier le wikicode]

Depuis qu’a débuté en Russie ce qu’on appelle « la mobilisation générale » qui se caractérise par une totale incohérence de buts et de méthodes, les efforts pour la prédominance d’un contrôle parlementaire (comme il est pratiqué chez nos alliés démocratiques) se font sentir dans les journaux de la presse libérale. Mais la perfidie du développement historique fait que dans ce même temps, ce contrôle parlementaire subit de rudes atteintes en France. Non seulement le sénateur Imbert et Clemenceau, mais Hervé lui-même, recommandent avec insistance à la démocratie de s’inspirer des hauts exemples de Bobrinsky et de Savenko pour faire triompher la volonté nationale sur l’inertie bureaucratique.

Pour embrouiller mieux cette affaire, le libéralisme russe se prive du droit d’interpeller le ministère. La responsabilité de celui-ci n’étant pas engagée, le contrôle parlementaire ne correspond plus à rien. D’autre part, les radicaux français veulent mettre en pratique les méthodes de la Douma du 3 Juin, mais en même temps, ils appellent aux traditions révolutionnaires et au Comité de Salut Public ! Il n’y a pas seulement là une confusion épouvantable de compréhension quant au sens de l’Histoire, mais encore une leçon politique pour ceux qui n’ont aucun motif pour ignorer l’Histoire ou pour la défigurer. La démocratie bourgeoise française est l’héritière du régime parlementaire de la Grande Révolution, et la constante évocation de celle-ci fait partie de la phraséologie officielle républicaine. Mais le développement historique a définitivement bloqué l’élan social de la démocratie. L’Impérialisme ne peut composer avec elle. Comme il est le plus fort, il la balaye. Théoriquement l’élection forme le Parlement qui forme le ministère ; mais ce dernier tombe sous la coupe des banques, des relations secrètes internationales et les trente-six volontés du Capitalisme. Le « jacobin » Clemenceau sait très bien qu’il est utopique de vouloir subordonner l’Impérialisme militariste à la Démocratie, mais il veut préserver quelques bribes de cette dernière et il veut employer la mécanique parlementaire pour lutter contre les excès du militarisme… : tant que lui, Clemenceau, n’est pas au pouvoir.

Mais tout compte fait, devant le résultat de l’héritage de 1792, il n’y a rien qui puisse sembler étranger à nos parlementaires du 3 Juin. Ils sont comme le père Mitia et le père Minia qui, sautant d’un cheval à l’autre, s’efforcent de tirer de l’ornière le char de l’État profondément embourbé.

L’Impérialisme russe est né trop tôt — ou bien ce sont nos parlementaires qui sont venus trop tard. Les gens du 3 Juin n’ont pas d’ancêtres révolutionnaires. Nos impérialistes ne peuvent masquer leurs appétits sous des traditions révolutionnaires et les vains ornements d’une soi-disant souveraineté populaire. Par la faute de leurs ancêtres, les gens du 3 Juin doivent agir sans expérience ancestrale. Milioukov a attendu sept ans sur le perron de la commission gouvernementale, ce qui ne l’a pas empêché de la dissimuler, avec tout le militarisme russe, à toute la population. Goutchkov a siégé cinq ans en cette même commission et n’a rien pu faire pour réprimer les abus de l’Intendance. Chacun de ces « représentants du peuple » a préparé la guerre actuelle et a préparé la Russie à la guerre. Voici pourquoi Milioukov s’est enhardi jusqu’à exprimer cette pensée jacobine qu’il fallait faire passer en jugement le ministre de la Guerre qui a trompé la Douma (qui était désireuse d’être trompée) ; voilà pourquoi il fallait évacuer Riga et Wilna pour nourrir l’espoir que Goutchkov, dans le rôle d’un Carnot du 3 Juin, prenne en mains la fabrication des munitions. Impérialistes jusqu’à la moelle des os, ils voulaient des « victoires » telles que la conquête de la Galicie, de l’Arménie et de Constantinople et même de la péninsule Balkanique. Mais les ancêtres, qui ne leur ont pas transmis les traditions du parlementarisme, ne leur ont pas laissé non plus l’art de remporter des victoires. Se refusant au pouvoir et à la responsabilité dans le ministère, les gens du 3 Juin ont attiré sur eux la défaite. Mais plutôt les défaites militaires que la révolution ! Il est vrai qu’ils ont trouvé en la personne de Kerensky le radical patriote-révolutionnaire qui veut faire aller de pair la victoire et le changement révolutionnaire. Mais deux ou trois élans oratoires ne suffisent pas à masquer l’insuffisance de sa position. Si les classes intéressées à la victoire craignent la révolution plus que la défaite, la classe qui se révèle être la force de base de la révolution, lie le sort de la démocratie non à celui des armes, mais à celui de la lutte du prolétariat international. Pour compléter Kerensky, s’est manifesté à la Douma un certain Mankov, exclu de la fraction social-démocrate. Si Milioukov rappelle Clemenceau, Mankov, lui, est la traduction de Sembat el la langue de l’Est-Sibérien pour ne pas dire de San-Rémo. [Plékhanov séjourna à San-Rémo.]

Si Clemenceau, ce finaud, s’en réfère à l’énergie d’une quatrième Douma, lui Mankov, ce simplet, fait appel aux socialistes anglo-français luttant contre l’Impérialisme germanique. Mais hélas ! Ses ancêtres n’ont pas transmis à Mankov le sens des réformes démocratiques derrière lesquelles il aurait pu dissimuler à lui-même le caractère impérialiste de la guerre. Ainsi Mankov n’est pas seulement un membre extrême-oriental du social-nationalisme, il en est la pitoyable caricature. Une assemblée de désarroi et d’impuissance ! Voilà ce que montre la session de la nouvelle Douma. Du désarroi des dirigeants peuvent venir de grands événements. Mais pour que de plus grands événements donnent de plus grands résultats dans le développement du pays, il faut que ce désarroi se heurte à l’esprit de décision et à la force des dirigés et des trompés.

(Naché Slovo, 18 août 1915.)

Catastrophe militaire et perspectives politiques[modifier le wikicode]

1. Les causes de la crise[modifier le wikicode]

Maintenant, alors que l’évacuation par les armées russes de la Galicie, de la Pologne et du littoral Baltique modifie profondément la carte des opérations militaires, la censure française nous donne la possibilité de nous « pencher » sur les causes de cette retraite. Remarquons que, tout en étant dépourvus du don de prophétie, nous avions prévu ce désastre, alors que la presse française parlait de l’entrée prochaine des Cosaques à Berlin.

Mais on nous obligea à nous taire : le privilège de parler librement était réservé à ceux qui ne prévoyaient rien et ne comprenaient rien.

Les défaites russes s’expliquent par le manque d’armes et de munitions. Mais d’où provient cette carence ? On nous dit : la Russie, de même que les Alliés, ne se préparait pas à l’agression. Mais pourquoi la Russie maintenait sur pied une armée d’un million et demie d’hommes ? Réponse : pour la défense. Mais ne peut-on pas se préparer, comme il le faut, à se défendre. Nous ne doutons pas, une seule minute, de la mauvaise volonté de l’Allemagne. Seulement, nous nous refusons à prendre pour de la bonne volonté l’incompétence militaire des Soukhomlinov et consorts… Hervé, qui méprisait tant la culture allemande et criait : « Vive le tzar ! », reconnaît à présent que l’armée allemande possède sur les troupes russes une supériorité énorme « morale et matérielle ». Il ne s’agit que de la carence en munitions, provoquée par l’imprévoyance du ministre de la guerre.

Les succès militaires allemands s’expliquent, en fin de compte, par la puissance d’une organisation capitaliste. La technique de guerre n’est qu’une application de la technique générale dans le domaine de la destruction des peuples. Il est vrai que l’organisation militaire est le point de moindre résistance dans le processus de modernisation des pays arriérés : tous les gouvernements, sans tenir compte des conditions économiques, s’efforcent d’arriver au même niveau sur le plan militaire. Mais la dépendance de la technique militaire par rapport au développement technique général garde son caractère décisif. Ce n’est pas assez de posséder des canons du dernier modèle : il faut pouvoir les approvisionner sans arrêt, augmenter leur nombre et être à même de jeter dans leurs gueules la plus grande quantité de projectiles possible. L’industrie allemande, particulièrement dans le domaine de l’industrie lourde — facteur décisif pour le militarisme —, grâce à sa création relativement récente, est rationalisée et libérée de la routine, pour autant que cela puisse avoir lieu dans le domaine de la propriété capitaliste : elle est donc assurée d’une grande productivité. L’Allemagne, puissante nation industrialisée, s’oppose à la Russie agricole et son immense population. La première avec son industrie fortement centralisée affronte le France, encore au stade des moyennes et petites industries. L’Allemagne, pays de méthodes modernes et rationalisées, combat l’Angleterre aux techniques conservatrices. Telle est la base de la force militaire allemande, avec à la traîne l’Autriche et la Turquie.

L’industrie lourde russe occupe, sans contredit, une place importante dans la vie économique de la nation. Mais elle est limitée par les barrières douanières. Elle ne se gêne pas pour priver périodiquement le pays de charbon. Son idéal étant « la nationalisation du crédit », habituée à se nourrir sans contrôle des ressources de l’État, elle est à ce point envahie par le parasitisme qu’il est vain d’espérer d’elle des résultats soudains et miraculeux, comme on en attendait de la « mobilisation de l’industrie ». Ce n’est pas pour rien que Goutchkov qui sait très bien de quoi il retourne (les écrevisses dorment l’hiver), a mis en garde l’appareil industriel de guerre contre un optimisme mal fondé.

De même que l’homme est la force suprême de la production, de même les résultats de la guerre dépendent de lui. Que représente donc l’armée russe si l’on examine son contenu humain ? Plékhanov a écrit dans sa brochure que les armées russes sont composées de lions commandés par des… non-lions. Nous n’avons pas la possibilité d’expliquer… qui commande, laissant ce soin à la perspicacité du lecteur. Mais comment se représenter ce trait « léonin » des masses paysannes composant l’armée russe et son immense majorité ? Cela signifie-t-il que le peuple russe est supérieur aux autres de par son fond racial, ou que le paysan russe soit passé par une école historique d’héroïsme ? Plékhanov entend-il par « léonin » la faculté de crever de faim, de pourrir et de mourir ? Quel sens possède la première moitié de la citation ? Nous répondons : aucun. C’est une de ces pleutreries dons nourrit fatalement le social-patriotisme et encore plus le russe.

La conception élémentaire marxiste doit nous amener à conclure que l’élément de valeur d’une armée contemporaine est le prolétariat de l’industrie. Plus la technique joue un rôle prépondérant dans le domaine militaire, plus le travailleur lié à cette technique acquiert de valeur. Mais malgré sa signification sociale et politique, le prolétariat ne représente, en Russie, qu’une faible partie de la population. Il reste profondément hostile aux buts pour lesquels le Tsarisme l’a mobilisé. Le service militaire et le droit de vote séparent automatiquement les corrélations numériques des groupes sociaux de la nation. Dans l’armée russe, la paysannerie écrase par le nombre les travailleurs urbains, d’autant plus que bon nombre de ceux-ci, hautement qualifiés, sont demeurés dans les usines de guerre. L’énorme supériorité numérique des paysans ne peut qu’abaisser le niveau militaire de l’armée.

Cet état de fait est provoqué par le caractère marqué historiquement du paysan russe. Le petit propriétaire terrien français, issu de la Révolution et qui s’est emparé des terres de la monarchie et de la noblesse, en passant par l’école du parlementarisme, s’approche du type culturel des villes. Le paysan russe, lui, en est bien loin : empêtré dans un réseau d’iniquités, il n’est ni possesseur de la terre, ni du pouvoir. La Révolution de 1905 a tenté de lui faire prendre conscience et d’éveiller le désir de participer à une vie historique. La tentative a laissé des traces. De son côté, et non sans succès, la contre-révolution a essayé de réduire au minimum l’enseignement révolutionnaire dans les campagnes. Les générations qui forment les rangs de l’armée n’ont pas connu les nouvelles écoles, mais les expéditions de répression. À leur suite, comptons des millions d’allogènes. Nous ne doutons pas que les parlementaires bourgeois dans leur enthousiasme patriotique aient compté sur eux, mais le système méprisable des lois d’exception, complété par les pogroms, est peu apte à conférer des qualités « de lion » à cette masse d’allogènes qui n’a aucun droit à sa représentation dans un pays qu’ils sont appelés à défendre !

Que deviennent ces « non-lions » commandant l’armée ? Nous dirons seulement, et ce sera assez, que le corps des officiers, particulièrement dans les hautes sphères, est le reflet des cercles des hommes du 3 Juin. Se recrutant dans les mêmes milieux, le commandement supérieur et la haute bureaucratie sont culturellement et moralement semblables. Ce qui n’exige aucune autre explication. Les motifs des défaites russes ont des racines bien plus profondes que la carence en projectiles. En 1890, Engels écrivait du tzar : « Le Tsarisme ne mène la guerre avec ses propres moyens que contre les nations décidément plus faibles. » depuis la parution de ces lignes, la vie économique et sociale de la Russie a subi de grands changements. Ils ont trouvé leur expression dans la Révolution de 1905. Mais la bourgeoisie française a aidé la Russie à se mesurer avec la révolution. La Russie a été formée par une cabale de la bureaucratie. Sur cette base s’est affermi l’Impérialisme russe et s’est développé le militarisme. Ce dernier est jugé définitivement par les opérations militaires actuelles. Celles-ci peuvent certes conduire à des changements en Russie comme sur d’autres fronts, mais d’ores et déjà, le rôle de la Russie est défini. La révolution écrasée s’est vengée. L’Histoire a tiré un trait sur cet Impérialisme agressif qui groupait sous son drapeau les partis des classes possédantes, et s’était gagné la « conscience » de l’Intelligentsia. Ce trait doit engendrer un développement politique au sein du pays.

2. Défaites et Révolution[modifier le wikicode]

La guerre conduit à un examen de la société de classes : elle teste la vigueur de ses bases matérielles, la solidité des liens entre les classes, la fermeté et la souplesse de l’organisation gouvernementale. En ce sens, on peut avancer que la victoire renforce l’autorité du Pouvoir. À l’inverse, la défaire compromet le Pouvoir et l’affaiblit.

Aucun social-démocrate doué de bon sens n’avait douté que la Russie, dominée par la contre-révolution triomphante et l’Impérialisme, ne fasse éclater au grand jour, à l’occasion de la guerre, ses lacunes sociales et gouvernementales. Notre Parti était contre la guerre. Il ne nous venait pas à l’idée de lier nos espérances avec les insuccès du Tsarisme dont nous n’avions jamais douté. Ce n’est pas parce que nous nous sentions « moralement obligés », comme les sociaux-patriotes, d’intéresser la clase révolutionnaire au krach du pouvoir. Nous n’entrons pas non plus dans les vues des « humanitaires » qui déplorent les horreurs inévitablement liées à la guerre. La vie « normale » de la société depuis des millénaires est faite de semblables horreurs. La guerre ne fait que les concentrer : et si le plus sûr chemin de la révolution libératrice doit passer par la guerre, la Social-démocratie révolutionnaire n’hésitera pas à l’emprunter, tout comme le chirurgien qui ne repousse pas l’emploi du bistouri, s’il le juge indispensable, ne reculant pas devant le sang et la souffrance.

Si nous nous sommes refusés à spéculer sur la guerre, ce ne sont pas des motifs d’ordre national non plus qu’humanitaire qui nous ont arrêtés, mais des conceptions d’ordre politico-révolutionnaire tant internationale qu’intérieur.

Si la défaite ébranle le gouvernement vaincu, la victoire fortifie celui qui est victorieux. Nous ne connaissons pas de pays en Europe où le prolétariat serait intéressé par une victoire ou une défaite. Nous ne refusons pas à la Russie le rôle d’une nation dont les intérêts ne sont pas liés au développement d’autres pays. Mais est-ce la peine de s’attarder sur cette question, suffisamment exposée déjà dans notre journal ? Même ne rentrant pas dans le cadre étroit des perspectives du développement national, la Social-démocratie russe ne pouvait lier ses plans politiques au résultat produit par une catastrophe militaire. Les défaites ne peuvent devenir un facteur de développement que s’il se trouve, dans les cadres des nouvelles casses historiques, des éléments capables de le promouvoir. Dans ces conditions, les réformes élaborées d’en haut donnent une impulsion au développement des classes progressistes.

Mais la guerre s’avère trop pleine de contradictions, un facteur trop douteux de développement historique pour que le Parti révolutionnaire, confiant en son avenir et sentant sous ses pieds le terrain solide des classes, puisse voir dans la défaite la voie des succès politiques. La défaite désorganise la réaction, mais aussi les masses laborieuses. La guerre n’est pas un tel appui que la révolution puisse espérer en tenir le contrôle. On ne peut en disposer à son gré, la faire disparaître dès « qu’elle a donné l’impulsion indispensable ».

La révolution issue de la défaite ne trouve comme héritage qu’une vie économique détruite, des finances exsangues et des relations internationales peu favorables. Si la Social-démocratie russe est toujours restée profondément hostile à l’idée de spéculer sur une défaite, même à l’époque de la contre-révolution triomphante, c’est que la guerre peut conduire à une situation telle qu’elle rend plus difficile l’exploitation des fruits obtenus par la révolution.

Cependant, il nous faut maintenant non seulement estimer jusqu’à quel point la guerre et la défaite influent sur la marche du développement politique, mais aussi agir sur le terrain créé par la défaite. Mais on peut affirmer que vouloir réaliser les plans de la conquête du monde n’est pas à prendre en considération actuellement. L’armée tzariste est battue. Elle peut encore remporter quelques succès. Mais elle a perdu la guerre. Les défaites du moment annoncent la catastrophe militaire. C’est ici qu’il nous faut répéter : la Social-démocratie ne crée pas par elle-même des circonstances historiques. Elle ne représente qu’une des forces du processus historique. Elle ne peut que se tenir sur le terrain que lui crée l’Histoire. Les dirigeants de tous les partis politiques russes sont tous passés par l’expérience du développement de la nation, ces dix ou quinze dernières années. On ne peut s’empêcher d’être frappé par l’analogie avec les événements de 1903. Cette année-là, une vague massive de grèves ébranla le pays. La Social-démocratie y vit le prologue de la révolution. Puis éclata la guerre russo-nipponne. Elle paralysa le mouvement révolutionnaire. Les défaites donnèrent une très forte impulsion au mécontentement des divers groupes sociaux. Il se traduisit par le sursaut fiévreux de la révolution.

En 1912-1913, comme en 1903, on put observer le mouvement des masses sous forme des grèves révolutionnaires. Le mouvement ouvrier se tint sur un plan beaucoup plus élevé tirant profit des expériences précédentes. Puis, comme la dernière fois, la guerre bloqua tout progrès révolutionnaire. Le pays s’endormit presque. Le pouvoir, après les premières victoires, perdit la tête et prit des mesures telles qu’on n’en avait jamais vues en Russie pré-révolutionnaire. Mais l’ère des victoires prit bientôt fin. La série des défaites démoralisa totalement la clique au pouvoir, amena le trouble dans les milieux bourgeois et créa les conditions propices au développement d’un mouvement élargi. On peut supposer qu’après la mobilisation de défense de la bourgeoisie, viendra celle de la démocratie, et, en tête, celle du prolétariat avec comme corollaires des soulèvements révolutionnaires.

Il est remarquable de constater que l’espoir d’une défaite russe s’est développé là où l’on désirait le plus vivement une victoire. Lloyd George voit déjà comment le géant russe, éveillé par la catastrophe, rejette au loin les chaînes de la réaction. Vandervelde, convaincu au début de la guerre que la présence de la gauche à la Douma signifiait une série de victoires, raisonne maintenant avec autorité sur le bien qu’apportent les défaites de l’armée russe. Hervé parle des bienfaits de la souffrance comme de facteurs de l’Histoire russe. Et pour finir, un social-patriote quelconque — quelque transfuge — s’exprime par la formule : « En premier lieu la victoire, ensuite les réformes. » Dans tout ceci, il n’y a pas l’ombre de « révolutionnarisme ». Tous ces braves gens espèrent que la défaite éveillera dans les classes dirigeantes « le bon sens gouvernemental ».

Dans leur profond mépris envers la Russie, ils se comportent comme de vulgaires défaitistes, spéculant sur la force automatique du krach militaire, sans intervention directe des classes révolutionnaires. C’est justement notre opinion que l’influence de la guerre et de la défaite sur l’éveil et l’activité des forces révolutionnaires est la question cruciale quant aux destinées prochaines de la Russie. Il faut dire que ce serait cruellement se tromper que de transposer l’expérience de la guerre sur la mentalité des masses. La catastrophe qui se déroule sous nos yeux n’est en rien comparable, de par ses dimensions, à l’aventure coloniale russo-japonaise. Elle provoquera une impression incomparablement plus forte sur le peuple. Devant la Social-démocratie s’ouvrent les perspectives illimitées de l’agitation politique, chaque mot prononcé peut rencontrer une résonance particulièrement forte. Mais il est indispensable de se rendre compte que la catastrophe militaire, en épuisant les forces et les moyens économiques et spirituels, peut provoquer le mécontentement, les protestations et l’action révolutionnaire seulement en une certaine limite. Arrivé à un palier caractéristique, l’épuisement est tel qu’il conduit à l’apathie. Viennent le désespoir, la passivité et la chute morale. Le lien entre les défaitistes et les révolutionnaires a un caractère dialectique et non mécanique.

Les espoirs de Lloyd George et autres sont imprégnés de lâcheté, mais ce serait une erreur enfantine de croire, après l’expérience russo-nipponne, que les défaites conduiraient automatiquement à une prise de conscience révolutionnaire dans les masses. Les dimensions colossales de la guerre, à cause de son poids extraordinairement écrasant, peuvent couper les ailes à tout développement et, en premier lieu, au mouvement prolétarien.

Il en découle la nécessité absolue de terminer la guerre le plus vite possible. La révolution n’est pas intéressée par une accumulation de défaites. Au contraire, la lutte pour la paix est la meilleure auto-conservation pour le mouvement révolutionnaire. Plus vite la mobilisation des masses laborieuses aura lieu, plus vite la classe ouvrière sera instruite politiquement, et plus vite cette dernière se transformera en une force agissante révolutionnaire.

3. Les forces sociales de la Révolution russe[modifier le wikicode]

Si la victoire de l’Impérialisme russe, l’élargissement de base du bloc du 3 Jun et son emprise sur l’Arménie, la Galicie, Constantinople signifient la Prussification des relations sociales russes, c’est-à-dire la dictature militaire de la noblesse monarchiste, alors la faillite militaire des intentions impérialistes met à jour les lacunes gouvernementales, envenime les antagonismes entre les classes dirigeantes, affaiblit le pouvoir et crée les conditions objectives du développement révolutionnaire.

Nous avons examiné dans l’article précédent en quel sens et en quelles conditions la défaite par son effet sur les masses pouvait amener aux conditions subjectives de la révolution. Il faut maintenant nous rendre compte de la direction que peut prendre le mouvement révolutionnaire s’il ne suit pas l’exemple malheureux de 1905.

La contradiction fondamentale historique de la Révolution ratée de 1905 consiste en ce que le problème de base était le déblaiement des chemins pour un développement bourgeois du pays, alors que la principale force révolutionnaire était constituée par le prolétariat. La Révolution classique bourgeoise de 1789 s’appuyait sur le Tiers-État formé par la petite bourgeoisie urbaine. En Russie, ce Tiers-État était divisé par de profondes rivalités objectives et subjectives dès son émancipation historique. Le Prolétariat s’opposait à la grande bourgeoisie, alors que le poids social et la signification historique de la petite bourgeoisie étaient peu de chose.

Quels changements se sont produits en ce domaine ces dernières années ? La période de réaction et de crise économique fut celle de l’européanisation de l’industrie. Elle amena à la recherche de techniques plus poussées et de méthodes plus intensives d’exploitation des ouvriers. Les trois années précédant la guerre furent témoins d’une ascension économique rapide. Elle enrichit la grande bourgeoisie capitaliste. Nous avons approfondi les contradictions sociales qui empêchèrent les prolétaires et les bourgeois de lutter côte à côte contre le régime. Le prolétariat s’accrut en nombre et fit de grands progrès dans l’organisation et la prise de conscience de classe. Ainsi la contradiction fondamentale de la révolution passée prend une forme plus profonde et plus significative. Le seul mouvement capable ne peut être que celui du prolétariat. Dès sa première entrée en action, il aura contre lui toutes les forces bourgeoises ainsi que les éléments de l’Intelligentsia libérale.

L’exemple de 1905 nous apprend qu’il faut négliger une participation éventuelle de la part des paysans. Ces derniers, si longtemps demeurés dans le servage, ont conservé de leur timide opposition d’alors l’empreinte de leur manque de maturité politique et d’impuissance qui les paralyse et les faits s’arrêter là où commence la vraie action révolutionnaire. Les progrès effectués par la paysannerie la poussent dans la ligne d’un développement bourgeois, qui, lié aux contradictions de classe, se fait jour au sein même des campagnes. Il s’ensuit que le prolétariat ne peut compter que sur les demi-prolétaires agricoles, non sur les paysans. Le mouvement révolutionnaire en acquiert un caractère moins « national » mais plus « de classe » qu’en 1905. L’activité politique en Russie se signale donc par une différence de classes nettement plus tranchée et par une plus grande maturité des relations sociales dans les dernières années précédant le conflit. Le mouvement ouvrier est organisé de façon plus méthodique qu’il y a dix ans. Alors que les grèves dans les villes avaient un écho de troubles et de tumultes, dans les campagnes, particulièrement en 1902, année des soulèvements paysans, elles n’eurent plus aucune résonnance en 1912-1913.

La nombreuse Intelligentsia jouant un rôle disproportionné au sein du vieux mouvement révolutionnaire fut saisie par le processus en cours dans les nations capitalistes et appris à tenter de s’enrichir, servant ainsi les desseins de l’Impérialisme qu’elle dissimule par une idéologie radical-démocrate ou « socialiste ». Au temps de la guerre russo-japonaise, les premières tentatives de créer une vaste opposition se firent sous le slogan de « représentation populaire ». Suivirent des meetings où l’Intelligentsia fit sa campagne sous le drapeau de la paix et du suffrage universel. Actuellement « l’opposition » des classes dirigeantes est mobilisée sous le slogan de « victoire » : elle prend sa part de responsabilité dans la prolongation de la guerre. Son aile gauche (Cadets) se refuse démonstrativement à poser les problèmes élémentaires d’ordre intérieur.

En 1904-1905, les classes bourgeoises n’étaient pas capables de mener une lutte révolutionnaire. Mais par leur « irresponsabilité », elles désarmèrent le Pouvoir et, pendant la première période de la révolution, elles observent une neutralité bienveillante envers les masses révolutionnaires. Maintenant, enfoncées par leurs pleutreries social-patriotiques, elles regardent la révolution comme un service rendu au Kaiser et une trahison. Afin d’isoler l’opposition révolutionnaire, les partis bourgeois se refusent à mobiliser leurs membres même pour obtenir la responsabilité du ministère, sans parler, bien sûr, du droit de vote. Gravitant autour du Pouvoir, ils forment tampon entre lui et les masses populaires.

Si lamentable que fût la presse libéralo-démocratique en 1905, elle nourrissait la conscience révolutionnaire par son opposition. Maintenant elle s’efforce de détourner le mécontentement du peuple. Toutes ces trahisons se résument à ceci : isoler le prolétariat. Entre la monarchie et le militarisme d’une part, le peuple de l’autre, existe un mécanisme compliqué de partis bourgeois, de presse, d’organisations servant les intentions impérialistes du Pouvoir. La mobilisation révolutionnaire du prolétariat se heurte maintenant non plus seulement à la police, comme au temps de Plehve et de Sviatopolk-Mirsky, mais à toute la police du patriotisme dont les fonctions sont remplies par les partis bourgeois flanqués des milices du Social-patriotisme.

Cela définit de façon décisive la direction générale prise par la politique de la Social-démocratie révolutionnaire en Russie.

4. Courant national ou international ?[modifier le wikicode]

On peut regarder la révolution de 1905 comme historiquement « attardée » si on la considère comme la lutte de la bourgeoisie contre la forteresse du pouvoir, c’est-à-dire une révolution nationale. D’un autre côté, elle peut être classée comme un événement historique si l’on prend en considération que la principale force révolutionnaire fut le prolétariat bénéficiant de la neutralité bienveillante de la bourgeoisie dans la première époque de la Révolution, mais neutralité qui devait se retourner contre elle dans la seconde partie de la révolte. Sous ce double point de vue, on peut définir comme suit la Révolution de 1905 : forces insuffisantes de la bourgeoisie démocrate et insuffisance de « préparation » de la Révolution de la part des paysans. D’autre part, il faut tenir compte, pour expliquer la défaite du prolétariat, de sa faiblesse par rapport à son ennemi et du manque total d’aide de la part des mouvements prolétariens européens, alors que le Tsarisme bénéficiait de l’appui des gouvernements et des Bourses en Europe. Il ne faut pas assembler mécaniquement ces deux explications. L’un des facteurs qui a contribué à augmenter le nombre des prolétaires et élevé sa conscience de classe, est le développement du Capitalisme qui a amené à la disparition de la bourgeoise urbaine en tant que force politique, et à la participation sociale de la paysannerie. Mais ce facteur, et non un autre, a accompli son travail dans toute la période post-révolutionnaire. Notre propre développement s’est effectué sur le chemin de l’amoindrissement révolutionnaire de la petite bourgeoisie et des paysans et, au contraire, de l’accroissement significatif des ouvriers. Si la Révolution de 1905 n’a pu être « réalisée », une seconde révolution nationale, groupant la « nation » contre le régime, ne peut être « offerte » par l’Histoire.

Dans sa lutte, la Social-démocratie use de tout mouvement oppositionnel des autres forces sociales. Mais peut-on croire que la bourgeoisie russe puisse être regardée comme une force révolutionnaire, elle qui s’est démasquée définitivement ? Pouvons-nous rendre le développement révolutionnaire, pratiquement celui du prolétariat, dépendant de celui de l’Intelligentsia de la petite bourgeoisie et de la paysannerie ? Ou bien soumettons-nous le mouvement prolétarien aux problèmes de tout le prolétariat européen et faisons la révolution russe dépendante de la lutte prolétarienne dans le monde capitaliste ?

En un mot : dirigeons-nous le cours fondamental de notre politique vers la révolution nationale bourgeoise ou vers une révolution internationale du prolétariat ?

C’est ici qu’intervient le divorce entre les internationalistes et ces sociaux-patriotes russe qui non seulement se laissent aller au fil de l’eau en fermant les yeux, mais « acceptent » la guerre et participent à « l’organisation de la victoire » avec l’idée fictive et, au fond, réactionnaire de la création d’une base nationale pour la révolution.

Ces deux conceptions ont été exposées à la tribune de la Douma d’Empire. Il serait injuste de prétendre que la ligne suivie par Plékhanov (Naché Diélo) a été exprimée seulement par Mankov expulsé de la fraction des Cadets. Le représentant le plus en vue fut le zélé Kerensky. La destinée a voulu qu’au moment même où Kant devenait compagnon de route de Plékhanov dans les questions d’ordre international, le petit-bourgeois radical Kerensky devenait l’inspirateur en politique intérieure. Mais le radicalisme national révolutionnaire de Kerensky venait trop tard, tout comme notre révolution nationale : Milioukov en tant qu’instrument inconscient de l’ironie de l’Histoire impute à Kerensky « les illusions de l’Internationale socialiste », mais celle-ci impute au même personnage « les illusions du social-patriotisme ». Dans ces deux définitions, malgré leur contradiction, existe une vérité fondamentale qui pour nous est la totale connaissance des illusions politiques de ces personnages qui ont déchiré les obligations internationales du marxisme et ne trouvent plus de terrain national, de concert avec les éléments « de base » du « socialisme militant ». De tout ce qui vient d’être dit découle l’importance du problème posé au prolétariat russe dans les conditions actuelles. Si le slogan « À bas la guerre ! », se transformait en « À bas le pouvoir ! » comme en 1905, rapprocha les travailleurs des autres classes, il se trouve maintenant en butte à l’hostilité de la société bourgeoise. La mobilisation du prolétariat assume maintenant un caractère révolutionnaire de classe. L’avant-garde prolétarienne réussira-t-elle à grouper autour d’elle les miséreux des campagnes et des villes ? À cet égard on ne peut formuler que des suppositions. Il est cependant incontestable que la Social-démocratie apparaît aux masses comme le seul mouvement directeur dont le devoir historique est de brandir le drapeau de la paix et de la révolution.

Nous sommes profondément convaincus que seule la lutte révolutionnaire du prolétariat européen contre la réaction capitaliste, seule la révolution internationale peut créer les forces grâce auxquelles le combat du prolétariat, en Russie, peut être mené jusqu’au bout. La lutte du prolétariat russe s’avère un facteur important dans les progrès du mouvement révolutionnaire européen.

En reconnaissant qu’il est illusoire de compter sur une révolution nationale, nous croyons à l’élargissement des bases de la révolution, à ses buts socialistes et à l’approfondissement de ses méthodes de classe.

(Naché Slovo, 26 avril, 1er, 2, 3, 4 septembre 1915.)

Chacun à son tour[modifier le wikicode]

Dans notre aimable patrie, les événements s’accomplissent l’un après l’autre. Pour mieux définir jusqu’à quel point notre nouveau ministre de l’Intérieur est hostile à toute situation d’exception (comme il l’a déclaré aux représentants de la presse), on vient de proclamer l’état de siège à Moscou, c’est-à-dire une des mesures les plus exceptionnelles. Le sénateur Krachennikov, grand « liquidateur » des séquelles de la Révolution, jette en silence les bases d’un pogrom que réalisera le gouverneur Adrianov contre les Allemands de l’intérieur qui s’avèrent en réalité être Juifs. Mais les préparatifs étaient encore gardés secrets, que déjà Khvostov appelait à la rescousse tous les Adrianov de province, en déclarant que les grèves et les émeutes sont le fait d’agents allemands. Chaque chose suit son cours normal en notre pays. Un des ministres a expliqué à un collaborateur curieux de Rousskoe Slovo qu’il n’était pas indispensable de convoquer la Douma : « C’était nécessaire en juillet quand la situation sur le front n’était pas favorable, mais, grâce à Dieu, ce motif n’a plus sa raison d’être. »

Comme l’infortunée Serbie a attiré sur elle une grande partie des forces allemandes, la monarchie profite de ses vacances et en fait bénéficier nos parlementaires. Évidemment pas question de convoquer la « Seim » finlandaise ! On penserait qu’elle jouit d’un privilège, alors que la Douma se trouve en vacances ! Et l’on sait bien que nos Khvostov sont l’ennemi de tout privilège, de toute inégalité. Pour cette raison, on a laissé sans réponse les revendications finlandaises concernant l’emploi des fonds sans le consentement de la « Seim ». Il serait anti-naturel d’accorder aux Finlandais « un régime de faveur exceptionnel » alors que les allemands, à Riga, n’avancent plus.

Certes, dans les Balkans, les choses ne vont pas très fort ; et alors ? À quoi servent les Alliés ? La menace allemande se fait sentir en Égypte et dans les Indes ! Donc on peut vivre ! Certes, Sazonov qui déclarait, le 8 Août 1914, « nous ne déshonorerons pas la terre russe », est parti à la retraite et sans honneur. À la chancellerie, lui succède Gorémykine. Ses favoris doivent être le symbole de ce que tout ira en s’améliorant en politique intérieure comme en politique extérieure. Gorémykine, ce n’est qu’un symbole ! De fait, le ministère est placé sous le signe Khvostovien. Le premier ministre est Khvostov, mais lequel ? L’oncle ? Le neveu ? S’il s’agit du premier, cela signifie le règne de la « Centurie Noire »[1], mais ouvertement, violemment, démagogiquement. Mais l’oncle ne sert que de paravent au neveu. L’étoile de celui-ci brille au firmament tzariste, l’allié des « démocraties occidentales ». Quel magnifique rapprochement ! Le nouveau ministère républicain avec ses ex-socialistes Guesde, Sembat en tête, Thomas en réserve, reçoit le « salut d’un allié » de la part du Tzarisme, avec la signature de « l’allié » authentiquement russe Khvostov !

(Naché Slovo, 5 février 1915.)

« Jusqu’au bout ! »[modifier le wikicode]

Le correspondant du Times a parcouru je ne sais combien de milliers de « miles » à travers la Russie (il ne nous dit pas s’il a usé des méridiens ou des parallèles) et télégraphie à son journal que tout va on ne peut mieux. Quant à la révolution, ce ne sont que des bruits lancés par des agents allemands, « par des défaitistes », dirait Prisiv ; si le pays soupire, ce n’est pas d’aise ! Le pouvoir octroie aux campagnes plus de 750 millions de francs d’aide (combien de roubles au change actuel ?), et le monopole agricole rapporte 2 milliards de francs de bénéfice net. Ces données coïncident avec celles fournies par Eugène Troubetskoï, le ministre Khoustov et Prisiv : le paysan mange du chocolat à la place de pain et boit du thé à gogo. Il amoncelle dans sa grange des quantités d’airelles des marais. Vous me direz : « Mais le climat ne le permet pas en février ! », mais que ne ferait pas le paysan russe pour aider les Alliés !

« Le tzar et le peuple entier, poursuit notre correspondant anglais, sont animés de la volonté inébranlable de poursuivre la guerre jusqu’au bout ! » Rien de sorcier !

« Le moujik » raisonne comme suit : « On finira la guerre, on ouvrira les monopoles, on ne versera plus de subventions, ce sera de la perte ! » Et comme, entre-temps, il s’est habitué au chocolat, il est pour la prolongation de la guerre. À cela viennent s’ajouter de vagues conceptions sur la défense des démocraties occidentales. Bien sûr que tous les moujiks ne lisent pas Prisiv mais comme, dans le Courrier des Campagnes et dans les Nouvelles Provinciales, le chocolat est lié aux puissances occidentales, le rapprochement dans l’esprit du moujik ne peut s’effectuer que d’une manière bien déterminée !

De même pour l’optimisme de Sazonov. Nous ignorons le parcours accompli par notre ministre des Affaires étrangères, mais son regard perce l’avenir avec hardiesse. « Notre problème, déclare-t-il au correspondant de Outro Rossyi, n’est pas seulement de chasser l’ennemi de nos possessions, mais de l’écraser pour que la Russie puisse s’épanouir en liberté suivant ses objectifs nationaux ! » « Écraser l’Allemand, soit, explique Prisiv, mais sans annexion. » Et nous voici en pleine correspondance avec les débuts du droit et de la justice ! Le correspondant du journal cité plus haut ne parle pas d’annexion, mais demande « combien de temps durera la guerre ? ». Sazonov, comme de bien entendu, ne se trouve nullement embarrassé pour répondre : « Elle ne peut durer longtemps, car l’Allemagne n’a pas la force de résister plus longtemps. Actuellement sa situation financière est très grave. » Comment en peut-il être autrement ? Le paysan bavarois est totalement ruiné, dans l’impossibilité de se procurer de la bière, il se contente d’« ersatz ». L’enfant allemand « en pantalon » est privé de cet accessoire essentiel de l’habillement, alors que le nôtre est parfaitement équipé. À chaque proposition de paix séparée, notre si brave gosse joint, suivant une ancienne coutume, les trois doigts et comme au temps de Chédrine répond : « Des clous, avale ça. » après quoi le bambin allemand fait répandre des bruits hostiles par l’intermédiaire de l’agence Wolf, suivant lesquels l’Angleterre, responsable de la guerre, lâchera le Japon contre la Russie en cas de paix mondiale. Le mark, à l’inverse du rouble, ne cesse de tomber et la situation financière de l’Allemagne est déplorable. Le paysan russe, celui qui veut « écraser définitivement l’Allemagne », est couché dans sa grange, retire de sa poche un mark, examine le cours des changes, compare le mark et le rouble, puis télégraphie aux députés, aux ministres, aux ambassadeurs, aux hauts fonctionnaires : « Jusqu’au bout ! »

(Naché Slovo, 17 février 1916.)

La chiquenaude ironique de l’histoire[modifier le wikicode]

Les impérialistes avérés du Bloc progressiste ont à nouveau annoncé leur programme. Les nationalistes et les « octobristes » ont d’autant mieux signé sans les lire les demandes d’amnistie et de liberté des organisations ouvrières qu’ils savent qu’ils n’ont aucun motif de les craindre. On peut parier à 90 contre 10 que les arguments « réalistes » de Milioukov ont été provoqués par l’union, dans les coulisses, de Kroupensky et de Choulgine. La parole ne sera pas tenue mais les imbéciles y croiront ! Ce n’est pas la peine de parcourir Prisiv pour être sûr que personne n’a pu croire un instant qu’était en marche « la révolution nationale », dont le rituel consiste à élever jusqu’au pouvoir capitaliste les éléments bourgeois, pour ensuite les faire parvenir au stade de démocratie bourgeoise. Et Prisiv écrit : « Combien rapide est le développement de l’opposition bourgeoise sous l’influence de l’élan national ! » Le journal suppose que nous sommes habitués aux discours des Cadets. « Mais nous n’étions pas habitués (Prisiv, n° 24) à ce que les critiques de Milioukov soient approuvées sans trêve par Pourichkiévitch, et que le nationaliste « droitier » de Polovtsev attaque le gouvernement d’une manière plus virulente encore sous prétexte d’un sentiment patriotique troublé ! » Voilà du nouveau, et il faut y voir les symptômes infaillibles de la révolution nationale : Pourichkiévitch approuvant « sans trêve » Milioukov !

Bien que l’épanouissement du « sentiment patriotique » nous ait amenés à la confusion politique, la Terre, n’en déplaise à Prisiv, continue de tourner et il nous faut chercher ce mouvement de classe qui tente de s’emparer du pouvoir. Quelle classe responsable s’est assigné comme but la prise du pouvoir en cet été 1916 ? Il pourrait sembler, à première vue, que la classe de Pourichkiévitch et de Polovtsev tende les mains vers le Pouvoir. Mais à qui se prépare-t-elle à l’enlever ? À celle qui la possède : à celle des Soukhomlinov, des Pourichkiévitch, des Polovtsev, des Sturmer, à ces parasites de nobles et de bureaucrates, nos « Junkers » les plus avides, les plus incapables qui soient au monde ! « Jusqu’ici, remarque Prisiv, les gens comme Polovtsev réclamaient la tête des révolutionnaires, maintenant ils veulent celle des ministres. » Ne doutons pas qu’en n’obtenant pas satisfaction, Polovtsev se console par un poste de vice-gouverneur, et il n’est plus possible de parler de transfert révolutionnaire du Pouvoir (vice-gouverneur !) à la nouvelle classe sociale.

Il reste cette bourgeoisie qui « s’épanouit si vite sous l’influence de l’élan national ». Mais son objectif, comme l’a souligné la dernière conférence des Cadets, est « la victoire, non la prise du pouvoir ». Toute la période pré-révolutionnaire et jusqu’à la guerre fut celle du rapprochement de l’opposition bourgeoise et de la monarchie sur la base des problèmes impérialistes. Milioukov ne s’attendait pas à ce que les Autrichiens violent les lois établies par Kant afin que, que l’ordre de Sazonov et d’Isvolsky, on prépare à Sofia et à Belgrade la conquête par la Russie de Constantinople et des Détroits. La Social-Démocratie le démasquait déjà et prévoyait les conséquences lointaines. Les liens entre la bourgeoisie et la monarchie impérialiste sont autrement forts que les tentatives d’opposition superficielle d’un Polovtsev ou d’un Pourichkiévitch. Ce lien n’a pas été créé par la nécessité de l’« auto-défense », mais par la formule incendiaire unissant Stolypine et Guesde : « Quand la maison brûle, il faut éteindre le feu. »

Ce lien a été créé par la politique impérialiste et agressive de la Russie du 3 Juin. Ces messieurs les « défenseurs » ont évidemment oublié ceci : si l’Autriche s’empare de la Pologne, c’est une agression de l’Impérialisme ; si la Russie fait main basse sur la Galicie ou l’Arménie, c’est la libération des peuples opprimés. Suivant la formule shakespearienne : « Nous sommes habités à appeler une ortie une ortie », nous stigmatisons les charlatans du social-patriotisme par le nom de charlatans. « Victoire », la résolution du bloc progressiste n’est que la volonté impérialiste de la bourgeoisie russe. Cette volonté fut soigneusement mise de côté, rangée pendant l’époque de la contre-révolution, et fut encore renforcée par le refus de la bourgeoisie d’une opposition « irresponsable », c’est-à-dire le refus de spéculer sur les mouvements des masses pour s’emparer du pouvoir. Le bloc progressiste s’est refusé en pleine conscience et de façon trompeuse à désavouer le ministère. Prisiv écrit : « La question n’est pas dans la formule mais dans le fait des changements de ministres et du refus du pouvoir historique (!) de ne plus user de l’ancien procédé, choisir les ministres parmi les membres de la camarilla de la cour. » En attendant, tant que des « faits » réels de changement ne se sont pas produits et qu’on n’observe aucun « refus » du pouvoir « historique », discuter du problème de l’opposition n’est pas la stupidité qu’imprime Prisiv, mais l’exigence politique de la bourgeoisie. Elle ne veut pas lutter pour prendre le pouvoir. Si les directeurs si sensés de Prisiv pensent qu’elle agit ainsi par réserve ou inexpérience, ils se trompent. La bourgeoisie est plus intelligente qu’eux et sait très bien ce qui est bon pour elle ou non. Quand Pourichkiévitch (ses collègues n’aiment pas plaisanter à ce sujet) accusa le Bloc progressiste de vouloir conquérir le pouvoir, Milioukov s’écria aussitôt : « Non, vous ne nous avez pas compris ! » Le ministère investi de la « confiance générale » est tout ce que vous voulez, à ceci près qu’on n’y invite pas les faux-monnayeurs et les voleurs de chevaux. L’idéal politique de la bourgeoisie russe est le régime prussien-allemand. Le pouvoir reste entre les mains de la monarchie et des junkers comme un mur contre les classes inférieures, mais le junker n’est ni un voleur, ni un ivrogne, il satisfait à toutes les exigences du développement capitaliste et, dès que cela est nécessaire, lui ouvre le chemin à la pointe de l’épée. Ce régime anti-révolutionnaire des forces féodales et capitalistes a été celui de toutes les nations européennes. La bourgeoisie russe a accédé à ce stade après ses premiers pas politiques. Mais il n’y a plus de retour en arrière possible en politique, pas plus qu’en technique. La bourgeoisie russe le comprend admirablement. Son opposition n’est pas décisive, mais, par sa pression sur le système bureaucratique, elle arrange ses affaires, s’étend, prospère et tend à se « prussianiser ».

En réalité, le problème révolutionnaire, le vrai, non celui du choix des ministres, ne peut être posé que malgré la bourgeoisie et contre elle. Par quelles méthodes le vieux pouvoir entend garder ses positions ? Il l’ fait savoir à ses partenaires à Bakou. Combien ce pogrom est plus éloquent que les paroles fleuries de Polovtsev ! Le pouvoir se trouvera fatalement devant le problème : renverser la puissante organisation pogromiste, c’est ce que rappellent les événements de Bakou. Quand ce problème sera posé par les mouvements des travailleurs, la bourgeoisie se rangera aux côtés du pouvoir pour profiter de l’écrasement de la Révolution en vue du progrès de la « prussifica­tion », cette « européanisation » du régime politique russe. L’avant-garde prolétarienne doit être aveugle pour ne pas le voir, ne pas le prévoir.

La mission historique de nos sociaux-patriotes « mangeurs de boches » revient simplement à ceci : aider la bourgeoisie à adopter l’« ordre allemand », alors qu’en Allemagne se prépare leur total effondrement.

Il faut s’étonner, en vérité, de ce que l’Histoire si invoquée, si occupée ait encore le temps de venir donner une belle chiquenaude à nos « gaillards » de Prisiv.

(Naché Slovo, 26 mars 1916.)

L’incroyable[modifier le wikicode]

Réflexions du 1er Mai

La politique « intérieure » russe fut, à certaines périodes, plus terrible que maintenant, mais elle ne fut jamais plus incroyable ! Ce que Saltykov appelait les « invraisemblances » de notre condition : les utopies, les situations impossibles des gens, les absurdités délirantes, tout ceci rassemblé à un degré supérieur est arrivé à tromper l’essence même du fanatisme russe. Quand vous lisez le récit de l’affaire « Khvostov », auteur de l’attentat contre Raspoutine, vous avez l’impression de lire un chapitre de Chédrine, retouché par Poe et par Poprichine. Cette création de Chédrine, de Poe et de Poprichine ne peut pas ne pas paraître paradoxalement maladroite et offensante psychologiquement ; mais vous ne pouvez la juger autrement. Toutes les fantastiques combinaisons de Poe jouissent d’un style remarquable : c’est pourquoi il nous faut penser à Poprichine et à la verrue du bey d’Alger pour avoir une idée de ce qui se passe en Russie

Chédrine commence son livre sur les « pompadours[2] » par ces lignes : « Il nous faut dire tant de fois « adieu » à nos chefs ! Il en arrive un, il n’a pas le temps de commander que… déjà dehors, et en arrive un autre… ! » Même l’historiographe de « l’ère pompadourienne » n’aurait conçu en ses fantaisies les plus délirantes ce que réalise actuellement notre bureaucratie gouvernementale.

Depuis juin de l’année dernière, ont été « débarqués » le Président du Conseil des ministres, Gorémykine, trois ministres de l’Intérieur, deux de la Guerre, deux Procureurs supérieurs du Saint-Synode, puis, par unité : les ministres des communications, de la Justice, etc. sans compter six acolytes du ministre de l’Intérieur, trois directeurs de la Police, etc.

En cinq mois, on a procédé au changement de 23 postes importants dans les ministères, de 88 gouverneurs de province sur les 167. Dans quelques villes, le changement s’est opéré deux fois par mois. Il suffit d’ajouter que Khvostov a eu le temps de changer treize gouverneurs et d’en « expédier » quatre. Et ne perdons pas l’espoir que les nouvelles nominations ne changeront pas l’habitude prise.

Khvostov lui-même est la figure la plus représentative de notre bureaucratie. Il fut gouverneur, encaissa des pots de vin, fit de force la conquête — grâce au chef de la police — d’une actrice sous la menace de la faire renvoyer en cas de refus : tout ceci est classique et est semblable à ce que raconte Chédrine dans « les pompadours et l’ère pompadourienne ». Notre « héros » moderne Khvostov alla encore plus loin. Mis à la retraite, il devint le parasite du financier Goubochlepov, en lui indiquant comment obtenir la décoration de l’Ordre de Saint-André, en jouant aux cartes avec Madame Goubochlepov et en se plaignant sans répit. Par la suite, il entra dans le Comité du peuple Russe et devint député. Tous savent « dur comme fer » que non seulement il est un corrompu et a besoin d’un chef de la police pour s’expliquer en amour, mais que de plus il a organisé des pogromes. Il sait que tous le savent. Cela ne l’empêche nullement de grimper à la tribune, de discourir et de faire de l’opposition. Le pont tendu entre le « pompadourisme » de Nijni-Novgorod et celui de « toute la Russie », pont absolument fantastique, n’est pas encore le plus incroyable de cette carrière. En Norvège, vit en qualité de réfugié politique l’ex-moine Iliodore, qui commença son activité sur le sol de la patrie en marquant au goudron les portes des institutrices aux cheveux courts. À Pétrograd, vit le paysan sibérien analphabète Raspoutine, qui ouvre le chemin du Paradis aux Dames le plus haut placées (à quelle hauteur donc ?) et en même temps change les ministres et décide des problèmes de paix et de guerre. Par l’intermédiaire de Rjevsky (c’est notre vieux Raspliouev) qu’ont créé Poe et Poprichine, notre Khvostov entre en relation avec Iliodore dans le but de faire « une petite fête » au vénérable Raspoutine. Fantastique, du surnaturel ! Mais ce fantastique est encore vulgaire, du Souzdalien-rocambolesque, c’est notre « surnaturel » russe mais multiplié par 10 !

Dans le même temps que Rjevsky se « délègue » en Norvège, Khvostov dirige les élections ouvrières de l’industrie de guerre. Ici soudainement s’ouvre à nos yeux la quintessence du fantastique russe actuel.

En Suisse vit, et depuis longtemps, comme réfugié politique, Plékhanov : près de 40 ans, assez pour tremper un homme ! Et pourtant ! Peu avant la guerre, Plékhanov insistait sur la nécessité absolue d’envoyer au poteau les « liquidateurs », ceux dont les relations avec le régime étaient trop suivies. Et voilà que cet homme, auteur de la brochure sur Tikhomirov, avec d’autres émigrés plus ou moins privés de leurs droits, adresse un manifeste au peuple travailleur ! Un manifeste de révolutionnaires patentés, de Genève… en pleine guerre ! … Mais l’ex-pompadour Khvostov, qui commande à un de ses Rjevsky de supprimer Raspoutine, laisse se diffuser la brochure de Plékhanov. Nous regardons cette combinaison Khvostov-Plékhanov comme plus incroyable que tout ce que le fantastique russe actuel peut nous offrir.

Ce qui frappe le plus est le cynisme de tous les organes administratifs. Le Chef du département de la Police, Kafaffov, écrit une circulaire invitant de nouveau à « taper sur le Juif », cette fois à cause de la vie chère. La circulaire est lue à la Douma. Et bien ! Kafaffov se lisse les favoris, monte à la tribune pour dire qu’il n’a, pour ainsi dire, pas commandé de « taper » sur le Juif, mais que s’il l’a fait, c’est pour le bien de ce dernier. Tous se regardent et Kafaffov continue à « pondre » ses circulaires. L’ère constitutionnelle a affranchi la bureaucratie de toute pudeur, ce qui distingue le nouveau « pompadour » de l’ancien, celui de Chédrine. Les Khvostov, Kafaffov et autres sont « vaccinés » contre la crainte de l’opinion publique. Les députés et les journaux les flétrissent : « voleurs, pillards, faiseurs de pogromes » ; les voleurs, pillards, etc. se lissent les favoris et montent à la tribune pour développer le programme du gouvernement et obtiennent des crédits.

De même que Spéransky et Loris-Mélikov sont les symboles de la bureaucratie « libérale », qu’Araktchéiev est celui de la cruauté suprême du pouvoir, de même Khvostov, répétons-le, est le couronnement et l’accomplissement de la bureaucratie à l’époque de la « guerre de libération ».

Un ministre-député à qui Rjesky est nécessaire pour sa politique « réelle » et un Plékhanov pour sa politique « idéologique » ! Que pourrait-on ajouter ! Et si Plékhanov, ainsi encouragé par Khvostov, continue à divaguer sur la vraie et la fausse Internationale, c’est que le mépris de toute conscience ne règne pas seulement dans la bureaucratie.

Je vous prie de vous souvenir que le directeur de cette Agence n’est autre que Gourliande, un type qui dans les coulisses a couvert de honte notre bureaucratie constitutionnelle. À la dernière session de la Douma, le ton était donné par l’information « gourliandiste » : mensonges, falsifications, maquillages, dissimulations. Les Kadets se sont déjà plaints de ce que Gourliande ignorait ceux de leurs directeurs qui ne se consacraient pas à la gloire des baïonnettes patriotiques. En outre, Gourliande télégraphie en entier le texte de Kafaffov et fait savoir à havas que ce discours a arraché aux députés des larmes de reconnaissance. Ce qui est dans l’ordre des choses. Le fantastique de la réalité russe unit Gourliande, Kafaffov, Plékhanov et autres Argounov. Et le télégraphe officiel retransmet les déclarations des sociaux-révolutionnaires de Prisiv avec autant d’exactitude que le discours d’un fonctionnaire de la police. Les rédacteurs de Prisiv non seulement ne sentent pas la honte les envahir, mais continuent comme si de rien n’était. Les marques d’approbation données par Avkxentiev et Bounakov soumettent à l’épreuve la remarque de Liebknecht sous l’angle du socialisme authentique. « Nous avons lu le discours de ce teuton, mais nous n’en approuvons pas le contenu. » Un des héros de Dostoïevski, le bouffon Liamchine, jour sur le violon d’une main « La Marseillaise », de l’autre « Mein lieber Augustin », et ne se trompe pas de mesure. Les musiciens de Prisiv réussissent, eux aussi, ce tour de force musical : ils exécutent, semble-t-il, l’Internationale, mais les sons s’harmonisent avec l’hymne Khvostov-kafaffovien ! Ce mélange porte au plus haut point le fantastique national ! En toute conscience, nous ne pensons pas qu’on puisse produire quelque chose de plus bas !

(Naché Slovo, 1er mars 1916.

Du patriotique ![modifier le wikicode]

À l’ouverture de la Douma au palais de Tauride, apparut le tzar lui-même, ce qui a suscité tant de propos byzantins dans la presse nationale et dans celle des « démocraties occidentales », que nos descendants jusqu’à la septième génération en auront la nausée !

« Désormais, personne n’osera plus appeler le Douma, la fosse à crocodiles ! » déclara Khvostov aux journalistes, en savourant la lune de miel de sa carrière. Cela n’empêcha pas celui qui a fait surgir Khvostov du néant, de distribuer des fonds aux journaux et aux organisations qui attaquent la Douma. Rousskoe Znamia (c’est vainement que la presse libérale le nomme « prussien », car il est réellement nôtre et national) recommande de pendre tous les députés du Bloc libéral et ne craint pas, par l’affichage d’un tel programme, de susciter l’ire de son maître. Cette « dualité » visible donne au processus de la rénovation russe un caractère tant soit peu hardi ! « Que c’est divertissant ! », aurait pu répondre le petit garçon sans pantalon au gosse allemand, si toutefois on consentait, à l’heure présente, à les laisser dialoguer.

Le ministre Khvostov déploie une activité éblouissante. Il donne des interviews deux fois par jour, il a ouvert de concert avec la dame d’honneur Madame Dezobry, des coopératives, il a recommandé le manifeste de Plékhanov, a accru les lois de la demande et a déjeuné au buffet de la Douma. Il semblerait que notre homme ait tout fait. Mais il s’avérerait que Khvostov ait accompli dans le silence son travail le plus important ; le ministre de l’Intérieur s’est occupé d’organiser le complot contre Raspoutine, peut-être d’autres encore. Les journaux russes nous donnent cinq versions différentes des commentaires de Khvostov. Mais les personnages agissants sont bien les mêmes : le ministre, un journaliste, un ingénieur, un Juif illettré sans droit de résidence dans la capitale mais se réfugiant chez les « crocodiles » fonctionnaires, des « mademoiselles », des dignitaires de l’église, des « p… », etc., etc. Bieletsky, ex-acolyte de Khvostov, raconte aux reporters que son patron penchait fortement pour les assassins à la mode de Venise et les agressions « au coin des rues ». Résultat de ce penchant, Khvostov a quitté le ministère sans terminer sa lutte intérieure contre l’agresseur allemand.

Jusqu’ici, à notre connaissance, l’ex-ministre qui avait remis 60 000 roubles à Rjevsky, soustraits à un budget dont « l’esprit » est approuvé par Plékhanov, ne figure pas sur la liste des prisonniers d’État.

Le sort de Soukhomlinov, qui coule des jours paisibles, doit renforcer l’opinion de Khvostov : le premier n’employa que le fameux article provocateur et officieux paru dans les Informations boursières, « Nous sommes prêts », et qui jeta la confusion dans le monde entier, avait été rédigé par Rjevsky sous la dictée de Soukhomlinov et en présence du colonel Miassoiédov, depuis condamné pour pillage. Tout ceci fut raconté par Khvostov aux journalistes. Incroyable ! Mais divertissant, non ? Ces super-vantards ont tâté de la politique mondiale. Et… Kant… qui a mouché le nez à l’impératif catégorique ? Soukhomlinov qui tout ce qu’il savait ! Miassoiédov ? Impossible de répondre à la question. Russie, Russie où vas-tu donc ?

***

Et si une destinée heureuse te faisait marcher de pair avec les démocraties occidentales « pour le droit et la justice », que viennent faire ici les Rjevsky, les Khvostov, les Sdoukhomlinov ?… « Aucune réponse. »

Sur ces entrefaites, se retire le ministre de la guerre Polivanov, applaudi « à mort » par la Douma, et alors apparût Chouvaiev. On ne sait pas qui écrira sous la dictée du nouveau ministre, et déjà la presse libérale pleurniche en silence, étreinte d’un pressentiment… C’est affreux !

C’est affreux ! gémissent les députés libéraux, car au beau milieu de l’unité nationale, voici Rjevsky qui se contorsionne et, à la lueur des chandeliers, on perçoit sur son visage les perspectives historiques du Bosphore et des Dardanelles. « Que voulez-vous, Messieurs : le pouvoir ou les Détroits ? » leur demande Markov n° II. « Non, répond Choulgine au nom du Bloc libéral, nous voulons simplement des ministères dont les journaux n’écriront pas ce qu’ils écrivent maintenant. » « S’il faut organiser la Russie pour la victoire (Milioukov reprend le dialogue), il faudrait l’organiser pour la révolution, nous dirions plutôt il vaut mieux la laisser pendant la guerre comme elle était… » Rjevsky le faussaire et le tricheur Khvostov avec ses sbires vénitiens, Soukhomlinov et Miassoiédov : oui ces gens-là, mais non la Révolution. En pleine conscience de son désarroi politique, la presse libérale geint doucement.

L’esprit de Rjevsky règne tout-puissant sur le chaos national. La vie sociale est en plein désordre. Rjevsky fait le commerce des wagons et soumet les villes et les provinces à un blocus tel que seules les flottes réunies de la France et de l’Angleterre pourraient en rêver. Les ministres et les gouverneurs se succèdent comme des ombres déformées fantastiquement sur l’écran national.

Russie, Russie où cours-tu si furieusement ? Toi, la Russie du 3 Juin ? A la catastrophe, répond l’écho de Pétersbourg.

(Naché Slovo, 14 juin 1916.)

Déception et inquiétude[modifier le wikicode]

Les travaux prioritaires de la Douma lui commandaient d’envoyer dans les pays alliés une délégation de parlementaires du Bloc libéral. Protopopov, Gourko et Milioukov n’ont pas seulement apporté aux capitales étrangères l’annonce de la farouche résolution du pays « jusqu’au bout », mais ils leur ont montré la grande signification du Parlement russe. Leur aurait-on confié une pareille mission si la Douma n’avait pas la direction suprême ? Les aurait-on choisis, eux, députés du Bloc progressiste, si la Douma n’était la « représentation populaire » ? Que de toasts à Londres, Paris et Rome, en l’honneur de la Douma !

L’ouverture de la session a devancé de très peu le début de l’offensive russe sur les fronts de Volhynie et de Galicie. La presse française reproduit les traits de Chingarev, le président de la commission de guerre parlementaire à laquelle on doit la renaissance de l’armée russe, après l’écroulement de l’an dernier. Albert Thomas a rapporté la meilleure impression quant au travail des Comités de l’industrie de guerre en ce qui concerne la production des canons et des projectiles. Tout ceci ne peut que renforcer de façon extraordinaire la signification politique des organisations sociales œuvrant à l’arrière. Quand l’union de la bureaucratie et de la bourgeoisie (avec leurs intermédiaires sociaux-patriotes) se couronnera d’une victoire sur l’Autriche, il faudra assister à un autre triomphe… dans les murs du Palais de Tauride.

De nouveau, nous avons devant les yeux le spectacle d’une expérience enrichissante. Rendons justice à Sturmer : il a tout fait pour que l’expérience prenne une apparence presque chimiquement pure.

Sturmer avait déclaré, lors de la dernière session, qu’il fallait d’abord la victoire : ensuite viendraient les réformes. Par conséquent, la Douma devait se limiter aux projets de loi édictés par les exigences du moment. La bourgeoisie libérale, bien que le ton du discours l’ait pu offenser, se déclara d’accord avec les vues du Premier ministre. Déjà les sociaux-patriotes, les francs-tireurs de l’Impérialisme enseignent aux travailleurs : d’abord la victoire, ensuite les réformes. La tactique du Bloc progressiste se fondait sur l’utilisation de la guerre, ce qui signifie actuellement : pour les dirigeants du mouvement la lutte pour les influences, et pour les braves francs-tireurs, la lutte « pour le pouvoir ».

Mais voilà que le pouvoir publie d’un seul coup neuf décrets, en dépit de la Douma, e vertu du fameux article 87. Tous ces décrets, l’impôt sur le revenu, les réparations des dommages de guerre, le tabac, etc., sont créés pour démontrer que le gouvernement comprend si bien les exigences de l’heure qu’il se passe fort bien des avis des parlementaires. La presse de droite a expliqué ainsi ce geste signifiant la cessation de la session… faute de besoin. Simultanément Sturmer présentait au souverain un mémoire suivant lequel les Comités de l’arrière entreprenaient des opérations de trop grande envergure et devaient être ramenés à leurs justes proportions. Les Comités de l’industrie de guerre, se plaint Gouchkov, « connaissent des temps très pénibles, juste quand “l’aurore de la victoire” se lève », et toute organisation sociale devient indésirable.

On ne peut exiger du pouvoir impérial un plus grand éclaircissement de la situation. Sturmer n’a pas trouvé de nouvelles phrases, mais les anciennes suffisent. Mais… que diront les sociaux-patriotes ? Les plus malins se taisent ou parlent des excès des Hohenzollern et des junkers ; les « simplets » déclarent : nous attendons des progrès marquants de la part du Bloc progressiste. Les sociaux-libéraux, les falsificateurs du Marxisme, répètent : le parti Cadet est dans l’impasse, « Maintenant ou jamais », et menacent la bourgeoisie libérale si celle-ci ne veut pas s’engager sur le chemin de la « lutte décisive ». Mais ces falsificateurs du Marxisme ne sont que la frange de la bourgeoisie : leurs menaces n’empêchent pas les Milioukov de dormir patriotiquement.

L’inquiétude dans les cœurs des politiciens du Bloc progressiste et de leurs partenaires bureaucratiques découle d’une tout autre source. Tout ceci témoigne le soudain intérêt manifesté par la Douma pour la question ouvrière.

Trois fameux décrets cités plus haut ont été tirés des archives et présentés à l’ordre du jour : les maladies professionnelles, le travail des femmes, le repos légal des employés de commerce. Ils portent la marque de la lésinerie. Ils sont les témoins de la promptitude avec laquelle la Russie du 3 Juin a ramassé ces bribes de socialisme… Leur présence à l’ordre du jour illustre, de façon on ne peut plus nette, le dicton allemand : « Quand le sol devient brûlant sous les pieds… » La Douma, traitée par la réaction comme un citron pressé, tente de lui porter secours en son propre abaissement, jetant trois seaux d’huile sur les vagues du mouvement ouvrier ! Ces messieurs les candidats aux ministères, demandant la pleine confiance, jouissent moins que quiconque de celle des prolétaires. Robespierre a dit, je ne sais plus trop quand, que la démocratie était la méfiance organisée. Rendre plus profonde cette méfiance chez les membres du prolétariat, l’organiser, lui donner un caractère actif…, c’est le problème de la Social-démocratie révolutionnaire.

(Naché Slovo, 21 juin 1916.)

Les leçons de la dernière session de la douma[modifier le wikicode]

La dernière session de la Douma se déroula entourée d’une atmosphère de décomposition cadavérique. Nous ne parlons pas des morts qui doivent servir « l’unité gouvernementale », l’Empire et le pont jusqu’à Constantinople… Combien y en a-t-il ? La statistique truquée et lamentable des pouvoirs publics nous le dira… peut-être… Quand ? Nous ne voulons pas parler de ces morts, mais de la puanteur du cadavre politique, des exhalaisons qui s’élèvent du Bloc impérialo-progressiste et de son aile gauche les Cadets.

Sturmer a gratifié la Douma de neuf décrets. Comme on lui a retiré d’un seul coup la législation indispensable à l’état de siège, celle-ci s’est vue obligée de légiférer « organiquement » sur la base du programme réformateur du Bloc progressiste. Les partisans du 3 Juin ont décidé, en premier lieu, de rendre heureux les paysans : les impressions que les députés ont retirées des campagnes étaient inquiétantes. Il semblait que si l’on peut attendre quelque chose de l’opposition bourgeoise, ce serait là, sur la question paysanne.

La guerre a pesé au plus haut point sur les forces villageoises. La réaction ne peut pas ne pas s’inquiéter de l’état d’esprit qui en résulte et, par conséquent, elle ne peut pas s’en désintéresser. Que fait alors le Bloc progressiste ? Ayant proclamé sa volonté de supprimer l’inégalité des moujiks, il sort des archives de la Douma un vieux décret de Stolypine, promulgué il y a dix ans, du même genre que l’article 87. Tout l’effort « réformateur » du Bloc commandé par les Cadets de Maklakov consiste à la « légalisation » d’un des décrets si peu généreux de la contre-révolution. Quand, de gauche et timidement…, on fit remarquer le caractère arriéré de cette mesure, le libéralisme répondit qu’il fallait « réaliser le réalisable ». Il ne leur est pas venu à l’esprit de transformer ce décret en un bélier lancé contre les murailles de l’inégalité. Le libéralisme a sous les yeux le spectacle des Soukhomlinov, Khvostov and Cie ; il a vécu l’année dernière cette période « d’incohérence », baptisée défense nationale : pourtant il regarde la monarchie comme un facteur indispensable et irremplaçable auquel il faut mâcher la besogne réformatrice. Dans ces conditions, il est compréhensible que les gens du 3 Juin n’aient rien trouvé de mieux à se mettre sous la dent que ce décret vieux de dix ans !

Ils ont repoussé la proposition (même en principe) de mettre sur le même plan tous les citoyens sans distinction de foi et de nationalité. Ils ont refusé d’étendre aux Juifs ces droits en même temps que le droit de résidence.

Ils ont conservé l’usage du passeport et les tribunaux de la Volost (district rural). Leur souci principal est exposé dans la réponse aux critiques de la gauche : nous ne pouvons pas nous consacrer à des réformes utopiques qui ne leur conviendraient (leur : la monarchie, la bureaucratie et la noblesse). Ce n’est pas en vain qu’est intervenu à ce sujet, au nom du gouvernement, l’acolyte du ministre de l’Intérieur, le comte Bobrinsky, président de l’Assemblée de la noblesse et initiateur de toutes les mesures contre-révolutionnaires. Le Conseil d’Empire, dans le même temps, s’occupait du vieux projet de la Douma concernant la responsabilité des fonctionnaires. Il a fait sauter le jury et a conservé le tribunal des représentants assermentés. Être d’accord avec « ça »… belle charge pour les épaules du Bloc progressiste et de ses dirigeants libéraux !

Si l’histoire, notre propre histoire depuis 10 ans, ne nous avait pas bien documentés, qu’aurions-nous attendu de l’opposition libérale ! Mais la bourgeoisie libérale en prenant parti pour la monarchie a démontré sa faiblesse, son incapacité d’échapper à l’Impérialisme et de manifester tant soit peu d’opposition énergique. « La renaissance impérialiste du libéralisme a posé la croix sur un des principaux dogmes du Menchevisme. » C’est récemment qu’un des théoriciens de ce mouvement s’est vu contraint de reconnaître qu’il fallait se refuser à tout espoir en une « révolution nationale » (Martinov). L’auteur ne tente pas d’expliquer ni à Martov ni à lui-même les conséquences de ce refus. Il n’explique pas non plus que toutes les illusions font de l’Internationalisme quelque chose de sentimental et de pompeusement phraséologique, que toutes les positions ambiguës des meilleurs membres de la fraction parlementaire rendent vain tout espoir en une révolution « nationale » approuvée par la bourgeoisie. Dans l’histoire des idéologies, il arrive toujours ceci : que les idées éclatent avec intensité justement quand elles se survivent. Il a fallu la guerre et la collusion monarcho-bourgeoise pour que le social-patriotisme reprenne le vieux schéma menchevik et le coiffe de la marotte du bouffon.

« Les premières séances de la Douma ont montré quel puissant levier était un sentiment national sain en ce qui touche l’éveil politique de la nation. » C’est, évidemment, un extrait de Prisiv. Ils sont loin ces temps patriarcaux quand le sourire du chef obligeait le libéralisme à se taire par « gentillesse » et à renoncer à formuler ses exigences : la déclaration du Bloc progressiste résonne comme la voix dure d’une volonté politique éprouvée par l’expérience… (Prisiv n° 24.) Pour ne laisser planer aucune ambiguïté, le rédacteur agitant les clochettes de sa marotte ajoute : « De lamentables doctrinaires et des révolutionnaires égarés se sont trop hâtés de conclure qu’en période de développement impérialiste, le moment d’une révolution nationale était passé… » Tout ceci est très éloquent. Il n’empêche que, dans la dernière session, la « volonté dure, éprouvée, etc., etc. » n’a pas osé, malgré les conditions favorables, présenter son programme mais s’est contentée de l’héritage « stolypinien ». Maklakov, le cerveau et le cœur du Bloc progressiste a expliqué qu’ainsi est faite leur tactique, qu’elle ne peut être et ne sera pas différente…

Le dieu boiteux du Progrès russe a agité en l’air le couvre-chef de la révolution nationale, l’a abattu sur la tête collective des sociaux-patriotes, puis sans cérémonie a claqué celle-ci dans sa main noueuse. Cela ne servira en rien pour ceux-ci mais c’est une leçon pour d’autres !

(Naché Slovo, 12 juillet 1916.)

Comparons à makarov[modifier le wikicode]

La presse française fait écho au renvoi de Sazonov en laissant entendre qu’il eût mieux valu qu’il ne se fasse pas. Non que Sazonov soit irremplaçable ! Au contraire, presque tous les journaux laissent entendre que Sazonov était un médiocre qui accumulait revers sur revers. Avec une ironie respectueuse, on rappelle l’« optimisme » extrême de l’ex-ministre : à la veille de la guerre, il affirmait que l’horizon politique n’avait jamais été aussi clair, de façon optimiste il ne prévoyait pas l’entrée en guerre de la Turquie, avec optimisme il croyait que la Bulgarie ne se déciderait pas à marcher contre la Russie, sa « libératrice ».

En un mot, il accomplit toutes les bévues qui firent tomber Delcassé. « Il n’était pas un grand ministre », écrit de Sazonov la Libre Parole. Si la presse française ne se plaint pas du retrait de Sazonov, c’est parce qu’elle n’attendait de lui aucune surprise.

Mais qui est Sturmer ? Il n’est qu’un fonctionnaire, non un diplomate de carrière. Mais comme l’a défini Koukolnik, l’essence même du fonctionnaire est de pouvoir devenir et diplomate et accoucheur. Comme Sturmer est devenu diplomate, la presse française peu exigeante lui souhaite de marcher sur les traces de Sazonov, le même personnage qui n’était pas un grand ministre. Donc le changement nous semble superflu. Mais si on commandait à Sturmer d’emprunter d’autres voies… ?

Afin de tranquilliser l’opinion publique, la presse de France, non sans raison, cherche les motifs des changements ministériels dans la politique intérieure russe. Le nœud de l’affaire est que ces changements ne se sont pas bornés au ministre des Affaires étrangères. On a nommé Khvostov à l’Intérieur ; c’est un ex-ministre de la Justice, avec un neveu bien connu dont la brillante carrière s’est si lamentablement interrompue. À la justice est appelé Makarov, ex-ministre de l’Intérieur, l’auteur de la célèbre phrase : « C’était ainsi, ce sera ainsi », prononcée à l’occasion de l’affaire Tréchenkov, Makarov, semblable en ceci à ses deux collègues du triumvirat des « Centuries Noires », Chéglovitov et Maklakov, se considérait comme définitivement enterré dans les milieux libéraux. Sa nomination se révèle d’autant plus brillante.

Il est semblable à Lazare, qui « puait », mais en même temps ressuscitait.

Nous devons citer la Libre Parole qui, mieux que les autres journaux, caractérise la situation : « L’orientation de la politique russe n’a pas cessé de se balancer tantôt à gauche, tantôt à droite… L’évolution vers la droite a été accentuée par l’arrivée au pouvoir de Sturmer qui, s’il n’a pas totalement retourné le glissement vers la gauche, l’a stoppé et mis en position d’attente. La Douma a été convoquée. Mais l’influence de la droite est apparue dès que l’offensive connut un début si brillant. Des changements se sont produits dans les hautes sphères gouvernementales. Au premier plan, surgissent des noms caractéristiques tels que ceux de Makarov et de Khvostov. Le renvoi de Sazonov était désormais inévitable. »

Ce dernier, comme Isvolsky, se regardait comme un « bienfaiteur » de la Douma, car il ne se refusait pas à profiter des sources d’informations et d’influences telles que lui en présentait le Parlement. Sturmer n’est nullement enclin à quelque indulgence envers la Douma. Il est vrai qu’il l’a convoquée, mais c’est pour l’accuser de faiblesse et de patriotisme envers la gauche qui, sous couvert de patriotisme, prépare la prise du pouvoir. Si les débuts de Sturmer furent moins brillants que ceux de son prédécesseur, c’est qu’il lui fallait attendre. Dès qu’il fut évident que l’offensive prenait un cours favorable sur le front autrichien, Sturmer lança son offensive intérieure, désireux de s’égaler à Makarov : « C’était ainsi, ce sera ainsi. » La presse française demande à ses lecteurs de ne pas s’inquiéter au sujet du nom du nouveau ministre. « Qu’est-ce que mon nom a à voir là-dedans ? », demanderait Sturmer, anxieux de rivaliser avec le Russe authentique Makarov. On ne peut, à la vérité, nier que ce nom évoque fâcheusement des personnes que les sociaux-patriotes dénoncent si ardemment « Les Allemands de l’intérieur », et qu’ils ont juré d’exterminer ainsi que les Allemands de l’extérieur. Sturmer porte à ce serment le plus sanglant affront. Le mouvement vers la droite est la conséquence des victoires en Bukovine, et l’Allemand de l’intérieur qu’il s’appelle Sturmer, Khvostov ou Romanov se sent d’autant plus russe que la retraite autrichienne est plus accentuée. C’est en contradiction avec la doctrine social-patriote, mais correspond au bon sens et la logique des choses.

Qu’en est-il de la politique intérieure de Sturmer ? La mémoire, remis au souverain et qui a provoqué les récents changements, exige, comme on le sait, la fin de la guerre le plus vite possible. Cela n’empêche pas Sturmer de se prodiguer en affirmations rassurantes. Demain ou après-demain, il déclarera que la guerre doit être menée jusqu’au bout, c’est-à-dire l’écrasement du militarisme prussien et le triomphe de la Justice et du Droit. La politique réelle dépend de « facteurs » plus sérieux que le « programme » de Sturmer.

Deux télégrammes[modifier le wikicode]

Contrairement à ce qu’on attendait, Sturmer n’a pas convoqué les journalistes de la presse alliée et n’a donc rien dit pour leur remonter le moral. Bien plus, il n’a pas reçu les ambassadeurs des nations alliées, lais a chargé de ce soin son ami Nératov qui a fourni de vagues explications suivant lesquelles rien de particulier ne s’était passé. Briand et Sturmer ont échangé des télégrammes personnels. Après de belles formules de courtoisie, Sturmer écrit : « Je suis convaincu que nos deux nations marcheront ensemble vers le grand problème qui nous attend dans des circonstances si lourdes de signification. » En réponse, Briand communique que la France est prête à marcher avec ses braves Alliés jusqu’à la victoire finale. Nous n’avons aucun goût pour discuter des télégrammes de félicitations. Mais on ne peut pas ne pas remarquer que Sturmer parle de « grand problème » qu’il se prépare à affronter, sans définir les données de ce problème.

Mais à son sujet, voici ce que nous lisons dans le Journal. Le correspondant de cet organe a été informé au ministère des Affaires Étrangères à Pétrograd que la fusion de ce ministère avec la Présidence du Conseil était dictée par des motifs impérieux. « De quels motifs voulez-vous parler ? », demande le correspondant, curieux comme tous ceux de son espèce. « Voilà, par exemple… à la signature de la paix, nous devrons régulariser avec nos Alliés les questions économiques qui touchent à la politique intérieure du pays ; ce sera plus facile s’il n’y a qu’un seul ministère. » Admettons que ce soit utile à Sturmer s’il est destiné à signer le traité de paix. Mais s’il doit y avoir « unification » des ministères, que vient faire Makarov ? Et comment la question de la paix se trouve liée aux problèmes de « politique intérieure du pays » ? C’est facile à saisir si l’on se souvient de quelques faits qu’il convient de rapprocher les uns des autres.

Récemment Bark visita les pays alliés. Le but de sa visite, étant donné sa profession, ne soulevait aucune suspicion. Réussit-il ? Protopopov répondit : « Nous nous sommes croisés en chemin avec Bark, de telle sorte que nous ne pouvons rien dire de précis… » Mais Milioukov fut plus explicite : « En France et en Angleterre, on nous répondit qu’il y avait de l’argent tant qu’on le désirait… En Amérique. Mais pour en obtenir, il fallait faire des concessions aux juifs. »

— « Mais voyons, intervient Markov II, c’est une intrusion intolérable dans notre politique intérieure : nos Juifs sont à notre discrétion, qu’importe aux Alliés ! »

— « Aucune intrusion. Simplement, en fonction de la question des milliards demandés, on voudrait un peu discuter de l’accord qui doit lier les deux politiques, intérieure et extérieure. »

« Accord ? Mais d’accord ! s’écria-t-on aussitôt à Peterhof. » Et vlan ! Sturmer s’occupe de la politique intérieure et Makarov de la justice. Au sujet des rapports entre les deux politiques, c’est tout juste si Makarov n’a pas repris sa fameuse phrase. Après une telle « unification », Sturmer, s’apprêtant à résoudre le « grand problème », peut avec une totale conviction télégraphier à Briand : « Que Dieu vous donne la santé ! »

(Naché Slovo, 28 juillet 1916.)

« La lutte pour le pouvoir »[modifier le wikicode]

Dans un entretien avec des représentants de la haute administration, le maire de Moscou, Tchelnokov, a exprimé, d’après les journaux russes, l’opinion « que le cabinet actuel a toutes les données pour promouvoir des réformes de caractère général. Ce cabinet conservateur doit accomplir des réformes libérales. Si l’on avait affaire à un ministère libéral, on exigerait de lui tant de mesures qu’il ne réussirait pas à les prendre. Mais si le cabinet conservateur en prend ne fût-ce qu’une partie, il mériterait la confiance tant du côté de l’opinion générale que de celui des cercles politiques dirigeants. » C’est le compte rendu donné par les journaux.

L’opinion avancée par Tchelnokov caractérise bien le ministère Sturmer-Makarov qui est, par ailleurs, assez éloquent par lui-même. Mais cette opinion caractérise encore mieux la ligne politique des cercles libéralo-capitalistes dont Tchelnokov exprime les sentiments.

Rien de plus facile que de démontrer le fantastique de l’affirmation de Tchelnokov. Mais il ne serait pas moins fantastique de faire la preuve de ce qui reste caché aux yeux de Tchelnokov. La duperie « volontaire » dont fait preuve ce dernier, ne découle pas de sa « naïveté » ou de son « incompréhension », mais au contraire de sa conviction d’allier les intérêts impérialistes à ceux du Pouvoir.

Les Tchelnokov savent très bien que la monarchie bureaucratique est incapable de sauvegarder leurs intérêts mondiaux, mais justement ils viennent à son secours avec tous les donc de leur intelligence professionnelle. Ils savent que la monarchie ne leur cédera pas la place, mais ils n’y prétendent pas : ils savent que, par la force même des choses, la monarchie devra céder certaines de ses prérogatives indispensables à leurs buts impérialistes. Bien sûr, ils protestent quand la bureaucratie vole trop ou maltraite leurs collaborateurs bourgeois, « les éducateurs », mais les protestations ne parviendront jamais au stade de la rupture. Celle-ci entraînerait pour la bourgeoisie l’absolue nécessité de chercher un appui chez les masses laborieuses. Y croire, ce serait ne rien comprendre au processus qui se déroule sous nos yeux, processus d’alliance entre la monarchie bureaucratique, la noblesse propriétaire de terres et le grand capital.

En propageant des illusions au sujet de Sturmer etc…, Tchelnokov continue de servir les intérêts fondamentaux de sa classe dans les conditions de la guerre actuelle. Se faisant des illusions sur les Tchelnokov et les futures « luttes pour le pouvoir », les opportunistes du mouvement ouvrier livrent les prolétaires, pieds et poings liés, à la bourgeoisie.

Une seule source : Notre clef « nationale » pour le problème de l’Internationalisme et du social-patriotisme.

(Naché Slovo, 27 août 1916.)

Les impressions et les généralisations de Milioukov[modifier le wikicode]

Milioukov fait partager aux lecteurs de Rietch ses impressions de l’étranger sous forme de feuilletons très verbeux où la faculté d’observation du citoyen cultivé et la remarque vulgaire ne dissimulant pas l’auto-satisfaction d’un homme envoyé à l’étranger par le gouvernement. Tout cela compose un bouquet assez étrange. Mais il n’est pas nécessaire d’examiner les écrits de Milioukov avec un critère esthétique. Sans masque protecteur, il est difficile de lire la littérature officielle dont les traits principaux sont la stupidité et l’effronterie. Sous cet angle, les feuilletons de Milioukov sont différents et il en ressort un certain avantage pour lui. Évidemment, ils contiennent la phraséologie vide de rigueur : en France et en Angleterre, on adore les Russes en général, et Milioukov en particulier. Mais à côté de ces inepties, il y a des faits curieux et même des généralisations. Il n’est pas sans profit de les examiner.

1. Victoire et liberté[modifier le wikicode]

Milioukov a rencontré des socialistes et des radicaux-socialistes. Bracke parla des conditions de paix « avec la mentalité des pacifistes anglais ». Renaudel se limita « aux tendances conquérantes et libératrices de la guerre ». La réponse de Milioukov indique que le libéral russe ne s’est pas agenouillé le visage dans la boue.

Il commença par affirmer (dans le style des déclarations françaises) « que, nous autres Russes, ne sommes pas responsables de cette guerre. J’évoquai mon discours « pacifiste » dans un banquet parisien… deux mois avant la guerre. J’évoquai les articles de Riétch pendant la visite de Poincaré en Russie. Cela suffisait pour que mes interlocuteurs ne me taxent pas d’Impérialisme. Puis nous parlâmes des questions polonaise, perse, arménienne, de la question des Dardanelles également, etc… » C’est le ton ici qui fait la chanson. Les socialistes français se révélèrent non seulement de vrais pacifistes, mais aussi des apôtres ! « Ne convoite pas la femme d’autrui, ni l’âne d’autrui, ni les villes d’autrui, ni ses biens ni ses rivages, etc… » Milioukov n’insiste pas sur cette naïveté. Regardons un peu ces « tendances » dont il parle avec une semi-ironie. Les tendances conquérantes sont réelle, mais nous semblent être bonnet-blanc et blanc-bonnet avec les tendances libératrices : primo, Milioukov a prononcé un discours « pacifiste » au banquet donné en l’honneur de Butler, secundo, Riétch a publié des articles très bien-pensants, et en fin de compte, nous ne sommes pas des impérialistes : vous en voulez, vous tournez autour, vous en voulez, non ! Quant à ce qui touche les Détroits, la Perse, etc… ce ne sont que des détails, ce qui compte, c’est le discours de Milioukov. Les socialistes l’écoutèrent, comme il le rapporte avec modestie, « avec une sympathie marquée ».

Jean Longuet poussa plus loin sa curiosité, « me demandant les noms (?) des défaitistes russes. Certes, je ne partage pas leurs opinions, assura Longuet, mais tout de même, il est intéressant de savoir comment on répond en Russie à cet argument : que la victoire et la réaction ont des liens étroits. » Milioukov répondit qu’en admettant l’existence de ce lien, on ne pouvait en tirer aucune pratique. L’action et la réaction peuvent changer si souvent, alors que la victoire décide de notre sort et de celui de nombreuses générations. Il est naturel que les rapports envers l’une n’aient rien de commun avec ceux entretenus envers l’autre. » Milioukov laissa passer une belle occasion de rappeler à ses interlocuteurs que, pendant la guerre russo-nipponne, il était du côté des défaitistes comme la majorité des libéraux de gauche.

Leur espoir en la victoire du Mikado était la conséquence directe de leur politique pusillanime et de leur peur de la révolution. Ces espérances défaitistes se réalisèrent en partie. Il fallut la lutte de classes sans précédent de 1905, la contre-révolution, l’aide apportée par la France et l’Angleterre qui financèrent la réaction et la Russie du 3 Juin, il fallut tout cela pour extirper les relents de défaitisme non seulement du parti Cadet, mais aussi des fractions radicales, populistes « marxistes ».

L’Intelligentsia comprit que la lutte pour « le contrôle du monde » n’attendait pas que le libéralisme ou la révolution règlent leurs comptes avec la monarchie.

Les sociaux-patriotes, hier encore de gauche, parlaient bien d’utiliser la guerre pour faire la révolution : de telles paroles s’entendent de moins en moins. Mais lui, Milioukov — politique non d’hier, disons d’avant-hier — a un horizon beaucoup plus large. Il raconta à ses auditeurs que la situation mondiale liait pour des siècles tandis que « l’action et la réaction peuvent changer si souvent ! » Jean Longuet aurait pu répondre, s’il avait eu la plus petite idée du processus se déroulant sous nos yeux, que la lutte pour « le contrôle du monde » devient de plus en plus âpre et laissera de moins en moins la possibilité aux classes possédantes et aux partis de se joindre à la désorganisation révolutionnaire du Pouvoir. Aujourd’hui, il s’agit d’affaiblir l’Allemagne, demain, il s’agira de profiter des fruits de la victoire et de les soustraire… à l’Angleterre. Les situations internationales changent, mais la nécessité pour les possédants de se grouper autour du gouvernement demeure et s’accroît sans cesse. L’Impérialisme exclut une révolution faite sur des bases nationales.

Nous autres, Russes, n’avons pas besoin de nous servir de ces perspectives politiques pour démontrer l’inanité des efforts de Milioukov dans ses histoires « d’action (!) et de réaction (!) ». Il nous est clair que Milioukov qui est si résolument « quaker » en Amérique, si « style français » en France en compagnie de gens de gauche, a voulu s’amuser un peu en leur promettant des « actions » révolutionnaires… de « l’autre côté des Détroits ». Nous en savons beaucoup plus que Jean Longuet. À la douma, le 3 Juin, le leader du parti Cadet, parlant sa vraie langue, déclara (en son style remarqué) que si la victoire devait passer par la révolution, il se refusait à la victoire. Le politique responsable du libéralisme comprenait très bien que si même la révolution fortifiait provisoirement la position de la bourgeoisie impérialiste, elle ferait croître le danger mortel d’une nouvelle révolution, cette fois prolétarienne. Il y a 12 ans, Milioukov appelait la défaite parce qu’elle donnait une impulsion à la révolution. Maintenant, il est prêt à accepter la défaite pour échapper à la révolution. Mais il n’a pas fait part de ce retournement à ses interlocuteurs français.

2. Zimmerwaldiens et Longuettistes[modifier le wikicode]

Milioukov écrit sur la Conférence de Zimmerwald, comme peut le faire un national-libéral intéressé par-dessus tout par la défense du social-patriotisme, donc : un tiers de vérité, un tiers de fausses informations, et le reste « d’inventions ». Quand il s’imagine que c’est seulement après l’insuccès des longuettistes essayant de gagner l’appui du Bureau socialiste international, qu’apparurent des éléments plus radicaux se rendant à Zimmerwald, il commet un anachronisme. Son erreur provient de son manque d’informations. L’aile gauche n’intervint alors que quand Longuet remplit des fonctions diplomatiques sous le protectorat de Renaudel. L’opposition longuettiste éprouvait la nécessité d’exister même sous la pression de l’aile zimmerwaldienne. Mais pour le moment l’histoire n’en est pas là. « L’affaire passa entre les mains des syndicalistes et, en particulier, dans celles de « l’officiel » Parti socialiste italien. Par l’intermédiaire d’un de ses membres ; Morgari, il entra en rapport avec les menchéviks de Paris et de Londres et, par l’intermédiaire de la Social-démocratie allemande, parvint, enfin, à atteindre son but (c’est Milioukov qui le raconte). Après une série d’échecs et d’aventures, la Conférence socialiste internationale eut lieu dans ce petit village du canton de Berne. »

Cette phrase que nous avons soulignée « de la Social-démocratie allemande ». Milioukov ne pouvait ignorer que le Parti allemand considérait l’affaire comme le Parti français : d’abord avec condescendance, puis avec une franche hostilité. Mais notre Cadet sait ce qu’il fait. Récemment, le Bonnet Rouge se plaignit de ce qu’il suffisait de traiter quelqu’un de « boche » pour le faire considérer comme rien. Tout en approuvant Liebknecht, Rosa Luxembourg et Mehring, les sociaux-patriotes alliés tentèrent dès le premier jour de présenter la Conférence de Zimmerwald comme ayant été organisée « par l’intermédiaire de la Social-démocratie allemande ». Qu’en ressort-il ? Que tout ce qui en Allemagne était contre la Guerre, l’Impérialisme et la Social-démocratie officielle, se trouvait rassemblé à Zimmerwald. Liebknecht, ne pouvant assister à la Conférence, y participa par une lettre où il stigmatisa les sociaux-patriotes des deux côtés du Rhin. Ceci n’empêcha pas les parasites de l’héroïsme de déclarer Liebknecht héritier des Schnedemann « alliés » qui expriment leurs pensées serviles en français ou en russe. Il eût été contre nature que Milioukov ne profitât pas de formules toutes faites calculées sur le cynisme et la bêtise et qui trouvent grâce aux yeux des censeurs.

Notre « globe-trotter » libéral savait très bien ce qu’il écrivait. La preuve en est fournie par la forme juridique et insaisissable qu’il sait donner à son rapport. Il fait « abstraction », tout simplement, de l’existence en Allemagne d’une majorité et d’une minorité dans le Parti socialiste, et il écrit : « par l’intermédiaire de la Social-démocratie allemande ». Cette prudence de l’ex-professeur seule le distingue (est-ce un avantage ?) des plumitifs sociaux-patriotes qui chaque semaine s’efforcent de démontrer qu’ils n’ont plus rien à perdre.

***

Quant au Socialisme français, Milioukov ne fait nullement abstraction de l’existence d’une majorité, d’une minorité — longuettistes — et des Zimmerwaldiens. Au contraire, comme nous allons le voir, il se débrouille très bien dans le lacis des relations entre ces groupements.

Intéressant… ce que raconte Milioukov sur le péril internationaliste en France… que Kropotkine lui a montré. « Kropotkine, rencontré à Londres, me dit avoir peur de l’accroissement de la minorité zimmerwaldienne devant voter contre la majorité patriote au Congrès national en avril. Par la suite, j’attachai une attention particulière à ce vote. » Milioukov s’intéressa à la question, et voici ses conclusions. « La minorité qui s’était unie à la majorité en décembre, présenta un autre programme en avril et récolta 960 voix. Il est caractéristique de voir que la minorité ne s’est pas jointe aux Zimmerwaldiens : au contraire, ces derniers ont dû rallier la minorité et approuver une motion qui ne les satisfaisait pas ! La formule présentée par la minorité était la suivante : « Nous approuvons les efforts déployés par le secrétaire du Bureau international Huysmans pour rétablir les liens entre les différentes sections de l’Internationale et nous recommandons aux organisations centrales de répondre affirmativement à son appel. » L’imminence de cette convocation qui provoqua tant de discussions ne fut même pas soulignée dans la résolution. On parla encore moins d’épuration dans les rangs de la majorité, rendue pourtant nécessaire par l’esprit nationaliste qui s’y manifestait. Les Zimmerwaldiens exigeaient le repentir et le retour sur la voie de la lutte des classes. Mais la minorité se contenta de sa formule, ne reniant pas l’appartenance à « l’Union sacrée », à la participation au pouvoir et au vote des crédits. C’était une inconséquence mais, en assumant la responsabilité de cette inconséquence, la minorité y amenait tout le travail des Zimmerwaldiens. En face d’une telle « compréhension », s’effaçaient les dangers qui auraient pu naître d’une union de la minorité des Zimmerwaldiens. On ne peut donc comparer les chiffres des votes du 9 avril et du 25 décembre. Les Zimmerwaldiens répondirent à cette union « forcée » par une nouvelle tentative d’émancipation, se rendant à ce que l’on a appelé la « conférence de Kienthal » — uniquement, aurait pu ajouter Milioukov — pour capituler devant les longuettistes au Congrès national d’Août.

Nous avons déjà dit que Milioukov se débrouillait à merveille dans les intrigues des trois groupements, à la vérité, sa position peut être regardée avec suspicion, particulièrement quand il nous assure avoir à sa disposition les collections de Goloss et de Naché Slovo, et il n’est pas difficile de montrer qu’il use non seulement des faits et des citations, mais aussi des conclusions politiques que lui fournit notre publication.

Mais ce n’est pas cela qui nous occupe pour le moment. Il nous suffit de constater que Milioukov a compris le sens du Longuettisme amenant les masses au régime. En cela, il est beaucoup plus perspicace que les « Internationalistes » tout prêts à se réconcilier avec le Longuettisme, car ils respectent sa signification révolutionnaire « objective ».

Milioukov a fait son devoir devant ses auditeurs, se gardant bien de leur expliquer pourquoi il fallait ce nouvel élément du Longuettisme. À propos, la question que celui-ci soulève n’est pas superflue. Le longuettisme n’a pas encore une grande influence sur les masses, mais elle augmente et, avec elle, la peur qu’elle inspire. Si les efforts politiques des Longuettistes méritent, d’après Milioukov, le succès, ils ne peuvent pas ne pas lui inspirer de la crainte pour la même raison qui nous fait leur opposer une résistance acharnée. Il se tait sur ce point, mais nous devons croire que cela est dû uniquement à sa peur d’affaiblir la force de ses observations sur le mouvement ouvrier russe…

(Naché Slovo, 23 et 24 août 1916.)

« Ombres » de la Patrie[modifier le wikicode]

Sur la même page, nous avons jugé extraordinairement instructif et même presque symbolique de parler de cinq figures politiques, ou plus exactement de quatre, et de… Bourtsev ! Occupons-nous, en premier lieu, du général Doumbadzé.

« Ivan Antonovitch débuta au Caucase comme officier, et on ne signale rien de spécial à cette époque. Par contre, la Russie entière a entendu parler des années passées à Yalta, dès 1906, par le colonel Doumbadzé. Son nom ne quittait pas les journaux. Géorgien de naissance, il était partisan du « Renouveau Russe », membre actif de « l’Alliance du peuple russe ». [Ici, la censure est passée…] Il était le vrai maître à Yalta, sévère et diligent. Ses directives étaient courtes et incisives. Il n’aimait pas les vains discours et renvoyait les journalistes, des incapables, selon lui. Il interdit la publication des journaux à Yalta et veilla à la protection des droits familiaux dans la ville débauchée. » Le général a été envoyé en retraite. À ce qu’il semble, cela s’est fait sans tapage, pour raisons de santé, comme on dit administrativement.

Les cas des autres honorables fonctionnaires sont pires.

« Le général Komissarov a été renvoyé sans préavis. Il avait servi dans le corps des gendarmes de Pétrograd. Son nom fut accolé à celui d’Azew. Dans l’affaire ainsi nommée, la réponse du pouvoir à la Douma fut fondée sur les renseignements fournis par Komissarov. Ce dernier, chef d’escadron, s’agita un instant comme la queue d’une comète (Azew) puis disparut. Le bon peuple pensait : il est fini. Mais il devint, suivant la hiérarchie naturelle, colonel et général ! Il était assis sur le trône à Rostov et dirigeait. Survinrent des déclarations de qui ?… (Les voleurs se volent entre eux, Votre Excellence !) et le général fut « balancé ».

La troisième information prend une apparence incomparablement plus modeste. « Par ordre du Ministre de l’Intérieur, l’assesseur collégial détaché auprès dudit ministre, Manassévitch-Manouilov, est relevé de ses fonctions ». Un assesseur quelconque, pensera le lecteur inattentif. Mais pas du tout ! Il est connu comme publiciste écrivant dans Novoe Vrémia sous le pseudonyme de « Masque ». Mais sa principale profession était d’être policier. Il se rendit à Paris et alla voir Hervé. Revenu au pays natal, une perquisition fit découvrir 100 000 roubles, dans la doublure d’un pantalon. Il est sous les verrous. Aucune trace du pantalon.

L’assesseur ferait preuve de peu de grandeur d’âme s’il se désespérait ! Sait-on jamais dans quelle direction roule la roue de la vie ? À ce propos, la carrière du prêtre Vistorgov est un précieux témoignage. « Le clergé moscovite fut mis en émoi par une nouvelle sensationnelle : la désignation d’un archiprêtre, un certain Vostorgov déjà arrivé à Moscou. Le métropolite Makarie réunit les hautes instances ecclésiastiques pour décider de la candidature de Vistorgov. Bonne ? Réponse affirmative. Et Vostorgov, le document en poche, repartit pour Pétrograd. »

Et voilà ! Il a volé, trafiqué : il est mêlé, de près ou de loin, à un crime… bref un candidat pour le bagne… et il est archiprêtre ! Ne perdez pas courage général Komissarov !

Et pour la bonne bouche… Bourtsev est arrivé à Moscou pour certains travaux dans le Musée historique. Il se rendra ensuite à Saratov travailler dans le musée Radichevsky. Le grand Bourtsev, la terreur des espions et des provocateurs (à l’exclusion de ceux qui le menèrent par le bout du nez), va de musée en musée, indifférent au sort de l’ex-chef d’escadron Komissarov. Mais que fait-il au juste dans les musées ? Qui sait ? Peut-être glane-t-il des informations sur : comment conserver le pantalon de Manassévitch ?

(Naché Slovo, 30 septembre 1916.)

Une lacune ![modifier le wikicode]

Comme la presse russe n’est pas soumise à la censure républicaine qui défigure chaque jour les pages de Natchalo, nous pouvons nous faire une idée de ce qui se passe dans notre lointaine patrie en compulsant les différents journaux, qu’ils soient de Moscou, de Samara et même de Tomsk. Nous n’avons pas la hardiesse de transposer les articles de ces journaux. La censure à Tomsk-la-sauvage n’a rien de commun avec le tempérament de la censure, au pays des quatre révolutions des droits de l’homme et du citoyen. Nous sommes donc obligés d’employer le matériel littéraire avec beaucoup de délicatesse et, si nous devons parler de scélératesse, le faire sur un ton sinon respectueux, du moins courtois. Que les lecteurs en tiennent compte ! Il nous faut constater que la montée du libéralisme en Russie est plus lente que ne le suppose l’Agence Havas.

Peu de temps après la nomination de Bobrinsky, on apprit celle, imminente, de … Pourichkiévitch ! Havas, en tant que spécialiste des questions étrangères, peut voir en lui du bois dont on fait les ministres. En Russie, tous savent que le député a béé de stupeur. C’était une erreur et Pourichkiévitch déclara « qu’en attendant » il avait décliné la nomination.

Une autre… soudaine !… celle de Protopopov. Comme elle a dû encourager le zèle de Havas ! Mais le nouveau ministre s’est chargé lui-même de refroidir les enthousiasmes. « Mon programme ? En tant que membre d’un cabinet, je n’ai pas de programme particulier… Adressez-vous à Sturmer. » Sturmer a un programme… Ah !

Les hautes sphères du pouvoir ont fait un pas considérable sur le chemin du progrès. Elles ont créé un ministère de la Santé publique. Il y a quelques années, le professeur Rhein soupirait après un maroquin. Personne n’y prêtait attention et, au début de la guerre, on oublia le professeur. Mais lui ne s’est pas oublié. « Rhein triomphe », écrit Riétch. Aucun gouvernement ne possède un ministère de la Santé publique. Mais, en Russie, il est indispensable, et le cabinet a décidé sa création, juste la mesure appropriée pour répondre à l’agression allemande. De son côté, le journal Novoe Vrémia écrit : « Ce nouveau ministère arrive comme des cheveux sur la soupe ! » Rousskoe Znamia renchérit : « Ce ne peut être qu’une chimère, mais combien de sacrifices matériels exigera-t-elle ? » Mais, en dépit de tous les grognements, le ministère existe pour montrer à Havas la voie du progrès russe.

L’article 87, ressorti à nouveau, sert non seulement la santé publique mais aussi sa moralité ; pour renforcer celle-ci, Sturmer s’apprête à investir le clergé du droit de vote aux élections de la Douma municipale moscovite. Ainsi l’article 87 sera utilisé pour arracher l’autogestion de Moscou aux griffes du libéral-national Tchelnokov. Havas lui-même, si plein d’optimisme, ne verra pas en cette mesure un effort vers des objectifs meilleurs.

Simultanément, le journal cité plus haut a ouvert un nouveau front et lance une offensive de polémique contre la Finlande. Chaque jour, le journal de Souvarine compare celle-ci au Canada et à l’Australie et l’accable du péché d’ingratitude.

On comprend sans difficulté ce que signifie cette attaque sur un front si peu fortifié. Novoe Vrémia est semblable au professeur Rhein qui ne gaspille pas sa poudre aux moineaux. Le journal part en guerre avec décision contre le mythe des tendances démocratico-républicaines des Alliés et de la conservation en Allemagne du culte monarchique. Sur ce point, Novoé Vrémia n’est pas d’accord avec Kropotkine. Il fournit des données historiques, suivant lesquelles les rois de Prusse ont privé du trône d’autres monarques. Le roi de Prusse a contribué à l’établissement de la République en France, non moins qu’un Jules Favre ou Gambetta.

On doit donc constater qu’en Russie un courant assez dur s’est stabilisé. Il trouve sa plus vive expression dans l’article 87 aussi bien que dans les rassurantes explications de Novoe Vrémia.

Mais il y a une lacune ! la production de biens de consommation… la carence de ceux-ci et la montée des prix ont réveillé Sturmer qui a pris l’affaire en main. Les paysans, accablés par les réquisitions, ont le dos au mur. Bobrinsky s’est levé pour la défense de leurs intérêts. Il a déclenché contre lui de si violentes attaques que nous ne les reproduirons pas… Il suffit de savoir que Zemchine doit protéger le ministre de l’agriculture. Le ministre de la Guerre Chouvaiev s’est prononcé pour l’abaissement du prix du blé, contrairement à Bobrinsky. Aussitôt les producteurs l’ont classé « à gauche ». Si on adoptait la proposition de faire baisser le prix du blé de 5 à 15 %, il paraîtrait que le ministre donnerait sa démission. « Bobrinsky est épuisé par ses efforts pour imposer des prix fermes et bientôt se retirera sur ses terres. » (Riétch.)

Les journaux n’arrêtent pas de parler de nouveau changement de cabinet. Tous les jours, on apprend des mises à la retraite. Le moment de la reprise des travaux de l’Assemblée approche. Dans les cercles parlementaires, « on discute ferme » sur l’opportunité d’une convocation avant-terme.

[Article totalement biffé par la censure.]

(Naché Slovo, 12 octobre 1906.)

  1. *Centurie Noire ou Cent-Noirs : association réactionnaire et antisémite, favorisée par la police ; elle se livrera à des provocations et à des pogroms. (Note du traducteur.)
  2. *Pompadour-Pompadourisme : sature féroce du Tsarisme par Saltykov-Chédrine dans Chronique de la ville de Gloupov (gloup : imbécile). Celle-ci décrit le règne des différents gouverneurs (les Pompadours) (allusion aux favoris de Catherine II), en réalité les tzars eux-mêmes. Saltykov est plus connu par Les Messieurs Goloviev, roman d’un réalisme amer. (Note du traducteur.)