III. La guerre et l’Internationale. Principes de la question fondamentale.

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Principes de la question fondamentale[modifier le wikicode]

Le soulèvement des forces productrices contre leur exploitation sous une forme national-gouvernementale est à la base de chaque guerre. Tout le globe terrestre constitue une arène mondiale dont on se dispute les parts. C’est à ce résultat qu’est arrivé le Capitalisme Il oblige les divers gouvernements capitalistes à lutter au nom du nationalisme pour la possession de telle ou telle partie du monde. La politique impérialiste porte le témoignage de ce que l’ancienne politique nationaliste, à laquelle nous devons les guerres de 1789 à 1870, a vécu et qu’elle est devenue une contrainte insupportable pour le développement futur des forces productrices. La guerre de 1914 est, avant tout un naufrage de l’État national. Le nationalisme peut demeurer en tant que fait culturel, idéologique, psychologique, mais sa base économique lui a été arrachée. Tous les discours, parlant de l’effusion de sang actuelle comme une question de défense nationale, ne sont qu’aveuglement ou hypocrisie. Au contraire, le sens objectif de la guerre consiste en la destruction des propriétés au nom de la propriété mondiale. L’Impérialisme ne s’efforce pas de résoudre ce problème par une coopération organisée selon la justice. Les capitalistes de la nation victorieuse exploiteront cette propriété mondiale. Le pays victorieux deviendra une puissance à l’échelle du globe. La guerre conduit au krach de l’État nationaliste et en même temps à celui de « la forme capitaliste » de la propriété. Le Capitalisme a révolutionné toute la propriété mondiale, divisant le globe terrestre au bénéfice des oligarchies des grandes puissances autour desquelles gravitent les satellites que sont les États de second ordre vivant de la rivalité des grands pays. Le développement futur de la propriété mondiale mettra en lumière la lutte incessante que se livrent les grandes puissances pour le partage de la surface terrestre. La rivalité économique, sous le signe du militarisme, s’accompagne de pillages et de destructions, désorganisant ainsi les bases de la propriété humaine.

La guerre de 1914 est la plus grande convulsion économique d’un système qui meurt de ses propres contradictions.

Toutes les forces historiques qui furent appelées à dominer la société bourgeoise, à parler en son nom et à l’exploiter : les monarchies, la diplomatie, l’armée de carrière, l’Église, sont balayées par la banqueroute historique de 1914. Elles ont protégé le Capitalisme en tant que système culturel, et la catastrophe engendrée par ce système est leur catastrophe. La première vague des événements a élevé les gouvernements et l’armée à une puissance jamais encore atteinte. D’autant plus effrayante sera la chute des dirigeants, quand le sens réel des événements se révélera dans toute son horreur.

La réponse révolutionnaire des masses sera d’autant plus forte qu’est monstrueuse la secousse à laquelle l’histoire les condamne maintenant.

Le Capitalisme a créé les « préconditions » matérielles de la nouvelle propriété socialiste. L’Impérialisme a conduit les peuples à une impasse. La guerre de 1914 indique le chemin à suivre pour sortir de l’impasse, celui que doit emprunter le prolétariat pour effectuer la volte-face socialiste. Dans les nations économiquement arriérées, la guerre pose des questions d’un autre ordre : celles concernant la démocratie et l’union nationale. Il en est ainsi pour les différents peuples de la Russie, de l’Autriche et des Balkans. Mais ces problèmes laissés à l’abandon jusqu’à maintenant ne changent pas le caractère fondamental des événements. Ce ne sont pas les efforts des Serbes, des Polonais, des Roumains ou des Finlandais qui ont fait mobiliser 25 millions d’hommes, mais bien les intérêts impérialistes des grandes puissances bourgeoises.

L’Impérialisme amis à l’écart, pendant près de 60 ans, les questions évoquées ci-dessus ; il a maintenu le statu quo pendant toute cette période. Il repose maintenant les questions que n’a pu résoudre la révolution bourgeoise Mais à l’heure actuelle, ces questions sont privées de leur caractère propre. La création de conditions normales et d’un développement économique est impensable dans les Balkans si l’on conserve le Tsarisme et la monarchie des Habsbourg. Le premier est le réservoir guerrier indispensable à l’Impérialisme financier français et au Colonialisme anglais.

L’Autriche-Hongrie est le principal appui de l’Impérialisme ascendant de l’Allemagne. La guerre actuelle a débuté par un conflit entre nationalistes-terroristes serbes et la police politique des Habsbourg, et dévoile maintenant sa vraie raison d’être : lutte à mort entre l’Angleterre et l’Allemagne. Alors que les imbéciles et les hypocrites nous parlent de liberté et d’indépendance nationale, la guerre anglo-allemande est conduite, d’une part au nom de la liberté d’exploiter les peuples de l’Inde et de l’Égypte, de l’autre au nom du néo-impérialisme allemand qui veut soumettre les peuples de la terre. S’éveillant au Capitalisme et se développant sur une base nationale, l’Allemagne mit fin en 1870 à l’hégémonie continentale française. Maintenant que l’industrie a fait de l’Allemagne la première puissance capitaliste du monde, son développement se heurte à l’hégémonie mondiale de l’Angleterre.

La maîtrise totale et illimitée du continent européen est pour l’Allemagne une condition sine qua non pour terrasser son ennemi. C’est pourquoi elle a inscrit dans son programme la formation, en priorité, d’une alliance avec les nations de l’Europe centrale et aussi avec les Balkans, la Turquie, la hollande, la Scandinavie, la Suisse, l’Italie, et si possible la France affaiblie, avec l’Espagne et le Portugal. Ces nations doivent constituer une seule communauté avec un seul but de guerre : la constitution de la Grande Allemagne sous le sceptre du gouvernement actuel. Ce programme soigneusement mis au point par les économistes, les juristes et les dirigeants et appliqué par les stratèges est le fait indiscutable et en même temps frappant que le Capitalisme ne peut plus se cantonner dans les limites d’un pouvoir national. À la place d’une grande puissance nationale doit s’installer une puissance impérialiste à l’échelle mondiale.

Pour le prolétariat européen, il ne s’agit pas de défendre la « Patrie » nationaliste, qui le principal frein au progrès économique. Il s’agit de créer une patrie bien plus grande : les républiques des États-Unis d’Europe, première étape sur la voie qui doit mener aux États-Unis du Monde. À l’Impérialisme sans issue du Capitalisme le prolétariat ne peut qu’opposer une organisation socialiste.

Pour résoudre les problèmes insolubles posés par le Capitalisme, le prolétariat doit employer ses méthodes : le grand changement social.

La question des Balkans, si étroitement liée avec le Tsarisme, peut être considérée comme un problème « d’hier » et ne peut être résolue que par la solution des problèmes créés par la lutte d’aujourd’hui et celle de demain.

Pour la social-démocratie russe, le premier et impérieux objectif est la destruction du Tsarisme, qui cherche, en Autriche et dans les Balkans un exutoire pour ses instincts de pillage, de barbarie et de « viol ». La bourgeoisie russe, définitivement transformée par le développement récent de l’industrie, a signé un pacte sanglant avec la dynastie qui doit assurer au néo-capitalisme russe impatient sa part des conquêtes mondiales. Les despotismes russes enlèvent à la Galicie le peu de liberté laissée par les Habsbourg, démembre l’infortunée Perse, s’efforce de mettre le feu aux Balkans et couvre sa politique de banditisme en faisant signer au libéralisme russe sa fameuse déclaration de défense de la Belgique et de la France. La guerre de 1914 signifie la totale liquidation du libéralisme russe et fait du prolétariat l’unique protagoniste du combat pour la liberté. Elle fait de la révolution en Russie la première étape de la grande révolution européenne.

Dans notre bataille contre le Tsarisme, nous ne connaissons pas de trêve et nous n’avons pas cherché, ni ne cherchons un appui de la part des dynasties Hohenzollern et Habsbourg. Nous avons gardé la vue suffisamment claire pour nous apercevoir que l’Impérialisme allemand répugne à l’idée de détruire son meilleur allié, auquel il était attaché par des problèmes historiques. Mais si l’affaire ne se présentait pas sous cet angle, si l’on pouvait supposer qu’obéissant aux lois de la stratégie, le militarisme allemand, en dépit de ses propres intérêts politiques, puisse asséner un coup mortel au Tsarisme, même en cette éventualité parfaitement incroyable, nous nous refuserions toujours à considérer les Hohenzollern comme un allié, qu’il soit subjectif ou objectif. Les destinées de la révolution russe sont irrémédiablement liées à celles de la révolution européenne. Nous, sociaux-démocrates russes, tenons tellement à notre position internationale que nous nous refusons à payer le prix de la libération de la Russie par celui de la destruction de la liberté en Belgique et en France, ou — et c’est plus important encore — par l’introduction du poison impérialiste dans les prolétariats allemand et autrichien.

Nous sommes redevables — et combien ! — à la Social-démocratie allemande. Nous sommes passés par son école et avons tiré enseignement de ses succès et de ses fautes. Pour nous, elle n’était pas un des Partis de l’Internationale, mais elle incarnait le « Parti » tout court. Nous avons conservé toujours et fortifié le lien fraternel avec la Social-démocratie autrichienne. De notre côté, nous étions fiers d’avoir participé à la conquête du droit de vote en Autriche et d’avoir contribué à répandre les tendances révolutionnaires chez les travailleurs allemands. Sans crainte, nous recevions une aide matérielle et morale du frère aîné qui se battait pour le but commun de ce côté-ci de la frontière occidentale. Pour respecter ce passé et plus encore le futur qui doit créer des liens impossibles à rompre entre les travailleurs russes, allemands et autrichiens, nous repoussons avec horreur cette aide « libératrice » transportés dans les caissons marques du sceau de Krupp et qui nous est expédiée par l’Impérialisme allemand avec la bénédiction de la Social-démocratie. Nous espérons que la protestation indignée du Socialisme russe sera entendue à Berlin et à Vienne.

Le krach de la IIe Internationale est un fait, et ce serait de l’aveuglement ou de la lâcheté de fermer les yeux sur cet événement. Des tentatives purement diplomatiques pour remettre sur pied l’Internationale au moyen de la soi-disant « amnistie » ne nous feront pas avancer d’un pas. Il ne s’agit pas ici d’un simple différend provisoire ou fortuit, mais de querelle concernant « la question nationale » et la capitulation des vieux Partis dans cette épreuve historique imposée par la guerre.

Au premier coup d’œil, on pourrait croire que les perspectives sociales-révolutionnaires de l’époque future sont à jamais détruites quand on contemple l’effondrement des Partis socialistes. Un tel scepticisme dans la conclusion serait une erreur. Il ignorerait le bon côté de la dialectique historique, tout comme nous avions trop souvent ignoré son mauvais côté.

La guette de 1914 conduit au naufrage des États nationaux. Les Partis socialistes, appartenant à une époque maintenant révolue, étaient des Partis « nationaux ». Ils se sont développés sous l’égide des gouvernements nationaux et les ont toujours défendus, alors même que l’Impérialisme, s’appuyant sur la base nationale, détruisait les entraves constituées par les différents nationalismes.

Dans leur chute historique, les gouvernements nationaux entraînent avec eux les Partis socialistes nationaux.

Le Socialisme ne périra pas, mais seule disparaîtra son expression historique provisoire. L’idée révolutionnaire se transforme.

Oui ! l’idée révolutionnaire se transforme. On peut dire qu’elle « mue » en rejetant loin d’elle sa vieille peau. Cette idée révolutionnaire s’incarne en personnes vivantes : c’est toute une génération socialiste qui, grâce à un travail d »’agitation organisé, bouscule la réaction politique engourdie dans les routines du national « Possibilisme ».

De même que les gouvernements nationaux furent un frein au développement des forces productrices, de même les vieux Partis socialistes nationaux ont été le principal obstacle à l’avance révolutionnaire des classes laborieuses.

Ils devaient cacher toute l’ampleur de leur retard, masquer la mesquinerie de leurs méthodes. Ils ont apporté au prolétariat l’horreur et la honte de la lutte intestine à tel point que celui-ci, parmi les affres du désespoir, se libère des préjugés et des routines serviles et devient ce à quoi l’appelle la voix de l’Histoire : la Classe révolutionnaire luttant pour le Pouvoir.

La IIe Internationale n’a pas vécu en vain. Elle a accompli un travail d’intense culture sans égal au monde. Elle a redressé et relevé une classe écrasée. Le prolétariat ne doit pas recommencer à zéro. Il ne s’engage pas les mains vides sur une nouvelle route. L’époque révolue lui a légué un riche arsenal intellectuel. Les temps nouveaux l’obligent à joindre à l’ancienne arme de la critique une nouvelle forme de critique : les armes !

Cette brochure a été rédigée à « toute vitesse » en des conditions telles qu’un travail méthodique était rendu impossible. Une part importante de ces lignes est consacrée à la défunte Internationale. Mais toute la brochure, de la première à la dernière page, est dédiée à la nouvelle Internationale qui doit naître des convulsions actuelles, cette Internationale des derniers combats et de la victoire définitive.

(Zürich, 31 Octobre 1914.)

La question balkanique[modifier le wikicode]

Le 31 Août de cette année, un journal social-démocrate écrivait : « C’est sous le signe d’une grande idée que nous menons cette guerre contre le Tsarisme et ses vassaux. Cette grande pensée historique soulève une vague d’enthousiasme qui nous emporte jusque sur les champs de bataille de Pologne et de Prusse Orientale. Le fracas des salves d’artillerie, le tac-tac des mitrailleuses et les attaques de cavalerie réalisent le programme de la libération des peuples. Si le Tsarisme n’avait pas réussi avec le concours du capitalisme français et l’aide sans conscience de « commerçants » à écraser la révolution, cette guerre si sanglante n’aurait jamais éclaté ! Le peuple n’aurait jamais donné son accord à cette lutte sans scrupule et inutile. Les grandes idées de liberté et de droit parlent maintenant le langage éloquent des armes. Tous ceux dont le cœur s’enflamma aux idéaux de justice et d’humanité doivent désirer la destruction du Tsarisme et souhaiter que les peuples opprimés de Russie soient ramenés dans le chemin du droit « à disposer d’eux-mêmes ».

Ce journal s’appelle Nepszava, organe central de la Social-démocratie hongroise, c’est-à-dire d’un pays où la vie intérieure se base sur l’écrasement des minorités nationales, sur l’exploitation des travailleurs, sur le parasitisme fiscal et sur la domination éhontée des grands propriétaires terriens. C’est un pays où le maître de la situation est le comte Tisza, « noir comme un corbeau », agrarien avec des manières de bandit politique, en un mot, un pays des plus proches de la Russie impériale.

Comme il est apaisant de constater que le destin a confié à un journal socialiste de glorifier la campagne libératrice des armées allemandes et austro-hongroises.

À quel autre homme qu’au comte Tisza aurait-on pu confier le soin de « réaliser le programme démocratique de la libération des peuples » ? Qui d’autre aurait pu s’opposer à la politique de la « perfide Albion » que la « clique » des escrocs de Budapest ? C’est vraiment risible ! Et l’on peut dire que la contradiction tragique de la politique suivie par l’Internationale trouve dans l’article de Nepszava non seulement son couronnement, mais encore son aboutissement humoristique.

Les événements ont commencé avec l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie. L’Internationale n’a aucun intérêt à défendre les dynasties balkaniques qui dissimulent leurs appétits de pouvoir sous des buts prétendument nationaux.

Mais il entre encore moins dans nos vues de nous indigner de ce qu’un jeune fanatique ait répondu par un meurtre aux crimes accomplis par les dirigeants de Vienne et de Budapest ![1] Dans la lutte entre la monarchie danubienne et les Serbes, le droit au développement de la nation est du côté de ceux-ci, comme il l’était du côté de l’Italie en 1859. Ce duel entre les canailles policières autrichiennes et les terroristes de Belgrade masque une profonde réalité, à savoir qu’il existe, d’un côté un État impérialiste indigne de subsister et de l’autre l’effort de la Serbie pour arriver à une union vitale !

Avons-nous si longtemps étudié sur les bancs de l’école socialiste pour arriver à oublier l’A.B.C. démocratique ?

D’une façon générale, l’oubli ne vint qu’après le 4 Août. Jusque-là, les marxistes allemands se rendaient compte de ce qui se passait dans la péninsule balkanique.

« La révolution bourgeoise des Slaves du Sud est en marche », et les coups de feu tirés à Sarajevo, pour insensés excentriques qu’ils soient, ne sont qu’un chapitre de la révolution, au même titre que les batailles livrées par les Bulgares, les Serbes et les Monténégrins pour délivrer les paysans macédoniens du joug féodal des Turcs.

Peut-on s’étonner de ce que les Slaves du Sud (sous le joug austro-hongrois) portent leurs regards et leurs espérances vers la monarchie serbe (où se trouvent leurs compatriotes), alors qu’ils sont en butte aux exactions et aux injustices de gens de Vienne et de Budapest qui les briment, les jettent en prison, et leur refusent de réaliser la suprême aspiration de chaque peuple : « l’Indépendance ».

« Sept millions et demi de Slaves du Sud, pleins d’un nouveau courage après les victoires balkaniques, réclament leurs droits politiques ! Si le trône s’oppose à leur pression, il s’écroulera. Avec lui s’effondrera tout l’empire auquel nous avons lié notre destinée. Le sens du développement historique exige que les révolutions nationales se terminent par des victoires. » C’est ce qu’écrivait Vorwaerts, le 3 juillet 1914, tout de suite après l’attentat de Sarajevo. Si la Social-démocratie internationale, y compris sa fraction serbe, s’opposait aux visées nationalistes, ce n’est pas au nom d’une mission libératrice des Habsbourg dont personne jusqu’en août 1914, sauf quelque plumitif mercenaire, n’aurait songé à chanter les louanges. D’autres motifs nous dirigeaient. Le prolétariat admet la légitimité des efforts des Serbes pour constituer leur unité, mais il ne peut croire que celle-ci puisse se faire sous l’égide de la dynastie serbe. La conception suivante et décisive pour nous est que l’Internationale n’a pas à sacrifier la paix pour favoriser le nationalisme serbe ; mais que l’union des Serbes au sein de la révolution européenne ne peut se faire que grâce à la guerre.

L’Autriche-Hongrie ayant décidé de résoudre la question sur les champs de bataille, il est évident, pour nous, que le progrès social et national dans l’Europe du Sud-Est souffrirait incomparablement plus d’une victoire des Habsbourg que de celle des Serbes. Si dans le passé notre mission nous interdisait de lier notre sort à celui de l’armée serbe (ce qu’exprimèrent les socialistes serbes Liaptchevitch et Katzlerovitch dans leur vote courageux contre les crédits de guerre)[2], actuellement, moins que jamais, nous ne prendrons pas parti pour les intérêts féodaux d’une clique capitaliste et impérialiste !

***

La Social-démocratie autrichienne qui bénit l’action « libératrice » des Habsbourg envers la Pologne, la Finlande et le peuple russe, devrait s’expliquer avec franchise sur la question serbe.

Le problème ne se borne pas aux 10 millions de Serbes. La rivalité actuelle remet au premier plan de l’actualité la « Question balkanique ». La paix de Bucarest en 1913 n’a résolu aucune des questions nationales et internationales posées par le Proche-Orient ; elle n’a fait que renforcer l’imbroglio où l’épuisement avait plongé les participants des deux guerres balkaniques. Maintenant avec une acuité particulière se pose la question du comportement futur de la Roumanie dont l’armée d’un million et demi d’hommes peur se révéler comme un facteur important dans le déroulement futur des événements. La Roumanie, en dépit des sympathies de sa population citadine pour les peuples latins, a été entraînée dans l’orbite de la politique austro-allemande. Ce n’est pas dû à des raisons d’ordre dynastique (un Hohenzollern-Sigmaringen occupe le trône), mais au danger que présente la Russie. En 1879, pour remercier les Roumains de leur appui contre les Turcs, e tzar, à la fin de la guerre de « libération », leur enleva un « bout » de territoire : la Bessarabie. Cet acte si brillant contribua à appuyer les sympathies professées par le Hohenzollern de Bucarest. Mais la « camarilla » impérialiste de Vienne s’aliéna le peuple roumain par sa politique d’oppression en Transylvanie (3 millions de Roumains, contre ¾ de million en Bessarabie russe). Si la Roumanie, en dépit de l’agitation courageuse du parti socialiste avec son chef Racovski, unit ses armes à celles de la Russie, la responsabilité en incombe uniquement à l’Autriche : elle récolte ce qu’elle a semé. Mais pour le moment, il ne s’agit pas de responsabilité historique. Demain… dans un mois… dans un an… la guerre posera la question suivante : qu’en sera-t-il des peuples balkaniques et de l’Autriche ? Alors, le prolétariat devra pouvoir répondre à cette question.

La démocratie européenne pendant tout le XIXe siècle a suivi avec méfiance la lutte des peuples balkaniques pour leur libération, craignant un renforcement de la Russie au détriment des Turcs. Marx a mentionné ce péril en 1853 à la veille de la guerre de Crimée. « On peut être assuré que plus la Serbie et la nationalité serbe iront en s’accentuant et plus l’influence de la Russie sur les Slaves, encore sujets de la Turquie, ira en s’estompant. Pour s’affirmer comme un État réellement indépendant, la Serbie se tournera vers l’Occident. » Cette prédiction brillante se réalisera, une fois de plus, en ce qui concerne la Bulgarie que la Russie regardait comme son avant-poste dans les Balkans.

Dès que « l’entité » bulgare fut sur pied, elle s’empressa de constituer un vigoureux parti anti-russe sous le commandement de « l’ex-élève » russe, Stamboulov. Ce parti imprima un sceau décisif à la politique extérieure de la jeune nation. Tout le mécanisme des partis politiques en Bulgarie consistait à louvoyer entre les deux blocs européens, sans tomber dans les filets de l’un et de l’autre. La Roumanie entra dans l’orbite autrichienne, la Serbie dans l’orbite russe après 1903, parce que la première est directement en butte au danger russe, la seconde au péril autrichien. Plus les nations du Sud-Est européen sont libres vis-à-vis de l’Autriche, plus elles peuvent affirmer leur indépendance par rapport au Tsarisme. Créé eu congrès de Berlin en 1879, l’équilibre balkanique se révéla plein de contradictions. Les pays des Balkans découpés artificiellement, soumis au contrôle de souverains « importés », liés par les intrigues des grandes puissances, ne pouvaient que faire effort pour arriver à leur libération et à leur union. Les bulgares cherchaient à « récupérer » la Macédoine bulgare que le Congrès de Berlin laissait à la Turquie. Par contre, la Serbie, à l’exception du Sandjak de « Novobasarsky », n’avait rien à réclamer aux Turcs. Ses intérêts nationaux naturels étaient de ce côté-ci de la frontière autrichienne : en Bosnie, en Herzégovine, en Croatie, en Slovénie et en Dalmatie. La Roumanie ne cherchait rien au Sud, là où la Bulgarie et la Serbie la coupaient de la Turquie européenne. Son expansion la poussait vers le Nord-Ouest et l’Est : vers la Transylvanie hongroise et la Bessarabie russe. La Grèce devait se heurter, comme les Bulgares, aux Ottomans. La Bulgarie et la Grèce rencontraient moins d’obstacles sur leur route que la Roumaine et la Serbie.

La politique austro-allemande, consistant à prolonger son appui à la Turquie pour que celle-ci garde un pied en Europe fut brisée non par la diplomatie russe qui pourtant s’y employa activement, mais par le cours naturel et irréversible des faits qui intègrent dans l’ordre historique le mouvement des peuples des Balkans vers l’indépendance, s’engageant sur la voie du développement capitaliste. La guerre des Balkans a liquidé la Turquie européenne. Elle a créé ainsi des signes avant-coureurs des questions Hellène et Bulgare. Mais la Serbie et la Roumanie, dont les aspirations nationales ne peuvent être réalisées qu’aux dépens de l’Autriche, furent rejetées vers le Sud et reçurent des « compensations » : la première, en Macédoine, la deuxième, en Dobroudja. Tel est le sens de la seconde guerre balkanique et sa conclusion : la Paix de Bucarest. Le fait même de l’existence de l’Autriche-Hongrie, cette Turquie d’Europe Centrale, ne permet pas aux peuples du Sud-Est un libre choix, il les pousse sur la voie de luttes intestines continuelles, il les oblige à rechercher des appuis extérieurs et il les fait tomber ainsi sous la coupe des grandes puissances. C’est seulement grâce à un tel chaos que la diplomatie russe peut tisser son réseau d’intrigues dont l’objectif le plus récent est : Constantinople. Seule une Fédération des États balkaniques, économique et militaire, aurait constitué un obstacle invincible aux entreprises russes. C’est au tour de l’Autriche d’élever un barrage à l’union de ces peuples, après la liquidation de la Turquie européenne. La Roumanie, la Bulgarie et la Serbie ayant trouvé leurs frontières naturelles et s’étant liées économiquement et défensivement avec la Grèce et la Turquie, pacifieraient définitivement la péninsule des Balkans, ce chaudron infernal qui, périodiquement, menaçait l’Europe d’explosions, et dont la dernière s’est transformée en l’actuelle catastrophe.

La Social-démocratie européenne devait se contenter des restes de la diplomatie capitaliste qui, dans ses congrès et ses conférences, ne faisait que boucher un trou pour en ouvrir un autre. Quand ces tripotages prendraient fin, l’Internationale pourrait avoir le ferme espoir que la liquidation des Habsbourg serait faite non par une guerre européenne, mais par une révolution.

Maintenant la guerre a détruit l’équilibre européen et les grandes puissances s’efforcent de retracer une carte de la nouvelle Europe, non sur des bases démocratiques, mais sur des rapports de forces. La Social-démocratie ne peut pas ne pas se rendre compte que la dynastie autrichienne est un des principaux obstacles à la paix, à la liberté et au progrès, sur le même rang que le Tsarisme et le militarisme allemand.

Le crime de l’aventurier galicien Daszinski et de son groupe n’est pas tant d’avoir placé la Pologne au-dessus du Socialisme, mais d’avoir voulu lier la destinée de celle-ci au sort de l’armée autrichienne. Le prolétariat européen ne peut approuver une telle ligne de conduite. Il met sur le même plan l’unification et l’indépendance de la Pologne et celle de la Serbie. La liberté de la première doit être obtenue sur les deux fronts : russe et autrichien. Nous voulons non seulement que le peuple polonais soit libéré du joug impérial russe, mais aussi que la destinée du peuple serbe ne dépende pas des hobereaux galiciens. Nous ne pouvons évidemment prévoir quelles relations se noueront entre une Pologne indépendante et la Fédération Balkanique ou encore la Bohême ou la Hongrie. Il est cependant assez clair que le complexe des petites et moyennes nations sur le Danube et dans les Balkans représente, par rapport aux menées tzaristes en Europe, un plus grand obstacle que la faible Autriche qui ne manifeste son droit à la vie que par de continuels attentats à la paix européenne.

Dans l’article déjà cité, Marx écrivait à propos de la question d’Orient : « Nous avons vu comment les politiciens européens, dans leur bêtise indécrottable et leur routine indéracinable, se détournent avec épouvante de la question : Comment se comporter vis-à-vis de la Turquie d’Europe ? Pour stopper le puissant élan de la Russie vers Constantinople, on se sert de l’argument qui au contraire le favorise ! On use de la théorie vide et irréelle du statu quo. En quoi consiste le statu quo ? Pour les sujets chrétiens des Ottomans, il ne signifie pas autre chose que leur libération de l’oppression turque. Tant qu’ils sont soumis aux exactions de leurs maîtres, ils regardent l’Europe orthodoxe comme leur défenseur naturel et leur libérateur. »

Ce qui vient d’être dit des Turcs, se rapporte, bien que moins directement, aux Autrichiens. La solution de la question des Balkans ne peut avoir lieu sans solution de la question autrichienne ; les deux tiennent en cette formule : Fédération démocratique des peuples danubiens et balkaniques.

« Les gouvernements avec leur diplomatie surannée ne pourront jamais vaincre ces difficultés, scribit Marx. Le problème turc, lié à beaucoup d’autres, ne peut être résolu que par une révolution européenne. »

Cette affirmation conserve toute sa force encore de nos jours. Pour que la révolution puisse résoudre tous les problèmes accumulés au cours du siècle dernier, il faut que le prolétariat international possède son programme de solution sur la question autrichienne.

Il doit défendre ce programme contre les appétits de conquête du Tsarisme et contre les peureuses tentatives de maintenir le statu quo autrichien.

L’Autriche Hongrie[modifier le wikicode]

Le Tsarisme représente, indiscutablement, une forme de gouvernement oppressive bien plus cruelle et barbare que l’absolutisme autrichien tempéré par ses infirmités. Mais la Russie, prise comme une organisation purement gouvernementale, ne s’identifie nullement avec le Tsarisme. La destruction de celui-ci ne signifie pas la perte de la Russie ; au contraire, elle veut dire que celle-ci sera libre et forte. Les bruits suivant lesquels il faut rejeter la Russie « en Asie » (ces rumeurs circulent depuis le début de la guerre) sont dus à une mauvaise connaissance de l’histoire et de la géographie.

Quelle que puisse être la destinée des différentes contrées de ces pays telles que la Pologne, la Finlande, l’Ukraine ou la Bessarabie, la Russie européenne ne peut cesser d’exister en tant que territoire peuple de millions d’hommes, ayant accompli d’énormes progrès culturels depuis ces vingt-cinq dernières années. Il en va tout autrement en ce qui concerne l’Autriche-Hongrie. Celle-ci, en tant qu’organe gouvernemental, s’identifie à la monarchie des Habsbourg ; avec cette dernière, elle tombera, comme l’Empire turc s’est effondré avec la caste guerrière et féodale des Ozman. L’Autriche, conglomérat d’une foule de nationalités diverses, est la conception la plus réactionnaire au centre de l’Europe. Conserver cet absolutisme à la fin de la guerre, c’est condamner le développement des peuples danubiens et balkaniques, c’est s’exposer au danger de nouvelles conflagrations et c’est aussi renforcer le despotisme russe.

Si la Social-démocratie allemande approuve la défaite de la France, la considérant comme un juste châtiment de sa collusion avec le Tsarisme, il convient d’exiger d’elle qu’elle regarde du même œil l’alliance austro-allemande. Les journaux occidentaux présentent leur guerre comme une « guerre de libération des peuples ». Ils oublient qu’ils ont pour allié le Tsarisme ! D’un autre côté, il faut un certain degré d’hypocrisie de la part de la Social-démocratie pour qualifier l’armée allemande de « libératrice » car, si celle-ci combat, il est vrai, le Tsarisme, elle protège en même temps l’absolutisme austro-hongrois.

Pour l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie est une nécessité. Nous voulons dire, pour une Allemagne comme nous la connaissons : celle du militarisme, de la monarchie « forte », de l’état policier et de la dictature des Junkers. La caste de ces derniers ayant rejeté la France dans les bras du Tsarisme par suite de l’annexion de l’Alsace-Lorraine et ayant systématiquement détérioré les relations avec l’Angleterre par suite du développement rapide de la marine de guerre, a été obligée de se chercher un allié contre les ennemis de l’Est et de l’Ouest. Du point de vue allemand, l’Autriche doit constituer un réservoir militaire et former des régiments hongrois, tchèques, polonais, roumains, serbes et italiens. L’Allemagne dirigeante admet volontiers que 10 ou 12 millions de Germains soient séparés de la métropole nationale, du moment qu’ils tiennent au-dessous d’eux 40 millions de non allemands. Une Fédération démocratique des peuples danubiens libérerait ceux-ci du militarisme allemand. Seule une Autriche militariste et monarchiste peut faire alliance avec les junkers. La condition indispensable à cette alliance est la fidélité, « digne des Niebelungen », envers la monarchie qui ne peut se maintenir qu’en écrasant les tendances centrifuges. Pour l’Autriche, entourée de diverses nationalités dont une grande partie habite son propre territoire, les deux politiques, intérieure et extérieure, sont étroitement liées. Pour pouvoir maintenir 7 millions d’hommes dans le cadre de son organisation militaire, l’Empire austro-hongrois doit écraser leur objectif politique : le royaume indépendant de Serbie. L’ultimatum autrichien fut un pas décisif sur cette voie. « L’Autriche a fait ce pas, poussée par des exigences irrésistibles », écrit E. Bernstein dans le Cahier du mois socialiste (16e cahier). Cette opinion est absolument exacte du point de vue dynastique. Défendre la politique des dirigeants des Habsbourg, sous le prétexte du « bas niveau moral » des dirigeants de Belgrade, c’est vouloir ignorer le fait que l’Autriche n’entretenait de bonnes relations avec les Serbes que lorsque ceux-ci avaient à leur tête une « créature de la monarchie autrichienne », comme Milan, le gouvernement le plus néfaste que les infortunés Balkans aient jamais connu. Si le règlement de comptes s’effectue si tard, c’est que la monarchie austro-hongroise bien vieillie manque de l’agressivité indispensable. C’est seulement après la mort de l’archiduc que le parti belliciste reçut un appui décisif de la part des Allemands. C’est exposé très clairement dans le Livre Blanc que les diplomates professionnels et non professionnels tentent de présenter comme témoignage de la volonté de paix des Hohenzollern. Décrivant les buts de la propagande serbe et le mécanisme des intrigues russes, voici ce qu’écrit le Livre Banc : « En de telles conditions, l’Autriche devait se dire que l’inaction opposée à toutes ces machinations ne pouvait convenir à la dignité et à la sécurité de la monarchie. De tout notre cœur, nous avons exprimé notre accord avec notre allié et l’avons assuré que chaque effort accompli pour contrecarrer l’hostilité serbe rencontrait notre approbation. Nous sommes pleinement conscients qu’une offensive autrichienne contre la Serbie peut entraîner une riposte russe et nous impliquer dans le conflit, conformément à nos obligations envers notre allié. Mais, connaissant les intérêts vitaux de l’Autriche, nous ne pouvions lui refuser notre appui en cette période si pénible pour elle. Nous ne pouvions le faire d’autant moins que la continuation de l »’action incendiaire des Serbes était nuisible à nos propres intérêts. En permettant à ces derniers, appuyés par la France et la Russie, de menacer l’Autriche, nous aurions provoqué la destruction de celle-ci et la mainmise russe sur tous les peuples slaves, rendant indispensable devant les menées menaçantes, sans cesse croissantes, de nos voisins de l’Est et de l’Occident. Voici la raison qui nous fait donner « carte blanche » à l’Autriche pour son action contre les Serbes. »

L’attitude de l’Allemagne devant le conflit austro-serbe est dépeint ici avec une entière clarté. Non seulement elle était parfaitement renseignée sur les plans autrichiens, non seulement elle les approuvait, non seulement elle admettait les conséquences découlant de « sa fidèle alliance », mais encore elle considérait l’agression autrichienne comme salvatrice et indispensable. Elle regardait l’accord qui les liait tous deux. « Autrement, la monarchie austro-hongroise n’aurait plus été l’allié sur lequel nous pouvions compter. »

Cet état de choses et le danger qu’il entraînait était clair pour les marxistes allemands.

Le 29 juin, le lendemain de la mort de l’archiduc, le journal Vorwaerts écrivait : « Une politique d’incapables a lié notre sort trop étroitement à celui de l’Autriche. Nos dirigeants ont fait de cette alliance la base de leur politique étrangère. Mais il s’avère de plus en plus qu’elle est une source de faiblesse. Le problème autrichien constitue un péril sans cesse croissant pour la paix de l’Europe. » Un mois après, alors que le danger d’une effroyable guerre se précisait, l’organe central de la Social-démocratie allemande écrivait d’une manière plus nette encore : « Quelle doit être la position du prolétariat allemand envers ce paroxysme de non-sens ? », et il répondait ainsi : « Elle n’est nullement intéressée par la conservation de la mosaïque chaotique autrichienne. »

Bien au contraire, l’Allemagne démocratique ne peut être intéressée que par l’écroulement de l’Autriche-Hongrie. Ce dernier enrichirait l’Allemagne par l’apport de 12 millions de citoyens allemands et d’un centre de tout premier ordre comme Vienne. L’Italie aurait reçu des compensations et aurait cessé d’être ce partenaire douteux, dont elle a toujours joué le rôle dans la Triplice. La Pologne, la Hongrie, la Bohême indépendantes et la Fédération Balkanique constitueraient un solide rempart contre le Tsarisme. Une Allemagne forte de ses 75 millions d’habitants — Allemagne démocratique, s’entend —, ayant conclu la paix avec la France et l’Angleterre, isolerait le Tsarisme et l’affaiblirait dans ses politiques intérieure et extérieure. Atteindre ces objectifs amènerait la libération des peuples russe et autrichien. Mais cette politique exige une condition sine qua non : le peuple allemand, au lieu d’aider les Hohenzollern à « libérer » les autres peuples, doit commencer par se débarrasser des Hohenzollern. »

La conduite de la Social-démocratie s’avère une contradiction éclatante à de tels projets. Au moment « psychologique », elle découvre qu’il est indispensable de fortifier les Habsbourg dans l’intérêt de l’Allemagne ou de la « nation allemande ». Ce point de vue antidémocratique, qui remplit de honte tout internationaliste sensé, est formulé par le journal viennois Arbeiter-Zeitung. Il estime que la guerre est avant tout dirigée contre « l’esprit allemand ». « Les générations qui viennent jugeront si la diplomatie a été menée avec justesse ou si ce qui se passe actuellement était inévitable. Maintenant, c’est le sort du peuple allemand qui se joue et ce n’est pas le moment d’hésiter et de douter ! Notre peuple tout entier, en sa résolution de fer, n’est pas disposé à porter une cangue ! Et cela ni la mort, ni le diable ne l’y encourageront ! » etc… (Arbeiter-Zeitung, le 5 Août.) Par respect pour le goût politique et littéraire du lecteur, nous ne poursuivons pas la citation.

Remarquons qu’ici l’on ne parle pas de la mission libératrice du peuple allemand envers les autres nations, mais que le problème posé est celui de la défense et de la sécurité du premier. La protection de la culture allemande, de la terre allemande et de la population allemande est le problème non seulement de l’armée allemande, mais aussi celui de l’armée autrichienne.

Les Serbes doivent lutter contre les Serbes, les polonais contre leurs frères, les Ukrainiens contre les Ukrainiens au nom « du sentiment d’humanité de l’Allemagne » ! Les 40 millions d’allogènes de la Monarchie autrichienne doivent servir de « fumier historique » pour l’amélioration des champs de la culture allemande. Ce n’est pas la peine de démontrer que tel ne peut être le point de vue du Socialisme international. Mais ici se place une totale absence de pudeur de la part de la démocratie nationale. L’État-major autrichien, dans sa proclamation datée du 8 Septembre, explique à l’Humanité tout entière que : « Tous les peuples de notre monarchie bien-aimée, unis comme un seul homme, comme l’exige le serment prêté, doivent rivaliser de bravoure contre l’ennemi quel qu’il soit… » Arbeiter Zeitung fait sien ce point de vue de la monarchie en regardant les allogènes comme un réservoir de « chair à canon », tout comme la France regarde les Sénégalais et les Anglais leurs Hindous ! Si nous prenons en considération que cette opinion n’est pas nouvelle pour la Social-démocratie autrichienne, nous comprenons d’autant mieux pourquoi celle-ci s’est morcelée en groupements nationaux, réduisant à néant sa signification politique. Cet éparpillement doit sa cause profonde à la carence même de l’Autriche en tant qu’organisation gouvernementale. Le comportement de la Social-démocratie prouve qu’elle est tombée victime de cette carence en capitulant idéologiquement devant elle.

Elle s’est révélée incapable d’unir les travailleurs de différentes nationalités et a renoncé définitivement à résoudre ses propres problèmes. Elle n’a pu « liquider » cette conception gouvernementale que Renner, l’avocat de la monarchie danubienne, a voulu défendre en tant que « conception » purement austro-hongroise, mais qui en fait est soumise au nationalisme des Junkers. Cet effondrement total nous est découvert par les lignes publiées par Arbeiter-Zeitung. Mais si vous prêtez attentivement l’oreille à la musique de l’hystérisme nationaliste, vous percevrez un air beaucoup plus grave — c’est la voix de l’Histoire qui nous dit que le Progrès politique dans l’Europe Centrale et celle du Sud-Est ne peut se réaliser que par l’écroulement de la monarchie autrichienne[3].

La lutte contre le tsarisme[modifier le wikicode]

Le Tsarisme ! … La victoire de l’Allemagne et de son allié ne signifie-t-elle pas l’écrasement du despotisme russe et ne correspond-elle pas aux conclusions que nous avons exposées précédemment ? Cette question a une signification décisive dans toute l’argumentation des Social-démocraties allemande et autrichienne. L’écrasement d’une petite nation neutre, la défaite de la France sont justifiés par l’absolue nécessité de vaincre le Tsarisme. Haase a justifié son approbation des crédits militaires comme suit : « Il faut écarter le danger que présente la tyrannie russe. » Bernstein a repris l’appel « Avec Karl Marx et Engels » sous le slogan de « réglons les comptes avec la Russie ». Wendel qui avait terminé un de ses discours parlementaires par un « Vive la France ! », marche allégrement — et volontairement — contre celle-ci au nom de la lutte contre le Tsarisme. Mécontent du résultat de sa mission en Italie, Sudekum accuse les Italiens de ne pas comprendre « l’entité » du Tsarisme. Les sociaux-démocrates autrichiens et hongrois, en marchant contre les Serbes sous la bannière de la « guerre sainte », apportent leur contribution à la lutte contre le despotisme tzariste.

Mais il n’y a pas que les socialistes. Toute la presse bourgeoise ne connaît pas d’autre souci que d’anéantir le pouvoir qui opprime les peuples de Russie et menace d’envahir l’Europe. Le chancelier impérial stigmatise la France et la Grande-Bretagne comme des vassaux de la Russie. Même le général Von Morgen, un « ami sincère de la liberté et de l’indépendance », appelle les Polonais à se soulever contre le despotisme du tzar ! Il nous serait par trop honteux, à nous autres révolutionnaires qui avons passé par l’école du matérialisme historique, de ne pas discerner les intérêts cachés et les motifs profonds sous cet amas de mensonges, de phraséologie, de vantardises, de bêtise et de lâcheté. Une personne sensée ne pourra jamais admettre que le Tsarisme soit haï par les réactionnaires allemands. Au contraire. Après et pendant la guerre, le Tsarisme demeure la forme de gouvernement la plus proche de celle de l’Empire allemand. Il lui est indispensable pour les deux raisons suivantes : le Tsarisme affaiblit économiquement, culturellement et militairement la Russie, il entrave son développement ; ensuite, il fortifie la monarchie des Hohenzollern et l’oligarchie des Junkers, car sans lui, le Kaiser apparaîtrait à l’Europe comme le seul représentant de la barbarie féodale. L’absolutisme allemand n’a jamais dissimulé qu’il désirait le maintien du despotisme russe qui lui est semblable, bien que sous une forme plus asiatique. Les intérêts, la tradition et les sympathies poussent les réactionnaires allemands vers le Tsarisme. Et le motif suprême : le Kaiser peut parader, sinon devant le monde, du moins devant son propre peuple, comme le défenseur de la culture contre la sauvagerie. La forme de gouvernement russe est indispensable à la réaction allemande aussi bien dans une amitié permanente que dans une guerre momentanée. C’est pourquoi cette dernière, même en guerre, est soucieuse de conserver le Tsarisme en vue d’une amitié future.

« C’est avec une profonde amertume que je vois la fin de cette amitié qui nous liait à la Russie », déclara Guillaume dans son discours du trône, aussitôt après la déclaration de guerre. Et il ajoutait : « Cette amitié que l’Allemagne conservait avec honneur ». (Il aurait pu dire : amitié non envers la Russie, mais pour la dynastie russe, conformément à « la religion des Hohenzollern pour la dynastie impériale russe », comme l’aurait écrit Marx). Les sociaux-démocrates allemands n’ont pas inspiré au Kaiser et à son chancelier le plan suivant : profiter de la victoire sur la France et l’Angleterre pour se rapprocher politiquement de la France ; ensuite, profiter de cette victoire pour écraser définitivement le Tsarisme. Les vues réactionnaires ne peuvent pas ne pas être totalement opposées à ces plans. Nous laissons pendante la question suivante : l’offensive à l’Ouest est-elle exigée par les impératifs de la stratégie ? Une tactique purement défensive n’aurait-elle pas été satisfaisante sur ce front ? Tout ce que l’on peut en dire, c’est que la politique des junkers exigeait une défaite totale française ; il n’y a qu’un aveugle volontaire pour ne pas le voir.

Édouard Bernstein, essayant de définir la position de la Social-démocratie allemande, en arrive à la conclusion suivante : « Si l’Allemagne se comportait en démocratie, il est clair que son but — règlement de comptes avec e Tsarisme — pourrait être atteint. Elle aurait mené la guerre sur le front oriental d’une façon révolutionnaire. Elle aurait appelé à la rébellion tous les peuples opprimés et leur aurait fourni des armes pour leur libération. » Tout à fait juste ! « Mais, poursuit Bernstein, l’Allemagne n’est pas une démocratie et il est utopique d’attendre d’elle une telle politique avec toutes ses conséquences. » Et alors ? Mais ici Bernstein interrompt soudain son analyse avec « toutes ses conséquences ». Il veut dissimuler les contradictions de la Social-démocratie et, en conclusion, exprime l’espoir que l’Allemagne réactionnaire accomplira la tâche que seule une Allemagne révolutionnaire pourrait mener à bien. Credo quia absurdum ! J’y crois parce que c’est idiot ! …

On peut évidemment aborder la question d’un autre côté. La caste dirigeante allemande — admettons — n’est pas intéressée à combattre le Tsarisme. Mais les deux pays sont en guerre. De la victoire allemande — et ceci ne dépend pas des Hohenzollern — le Tsarisme sortira affaibli, peut-être même balayé. « Vive Hindenburg, arme inconsciente de la révolution en Russie », nous exclamons-nous avec le journal de Chemnitz Volksstimme. « Vive également l’héritier du trône, lui aussi arme inconsciente ! Vive le sultan turc, qui sert la révolution en bombardant les ports russes sur la Mer Noire ! Heureuse Révolution Russe ! Les rangs de tes combattants s’agrandissent ! »

Mais occupons-nous sérieusement de la question. La défaite du Tsarisme servira-t-elle réellement la cause de la révolution ? Il nous est impossible de nous prononcer sur cette « possibilité » qui n’est seulement qu’une possibilité. Le Mikado et ses samouraïs se moquaient éperdument de la libération de la Russie. Cependant la guerre russo-japonaise donna une fameuse impulsion à la Révolution de 1905 ; nous pouvons supposer qu’il peut en être de même à la fin de cette guerre. Pour évaluer les possibilités historiques, il faut prendre en considération les circonstances suivantes.

Ceux qui s’imaginent que la guerre contre le japon a motivé la Révolution, ne connaissent pas les faits, les liens existant entre eux et ne les comprennent pas. La guerre a fait s’accélérer la Révolution. Mais elle l’a affaiblie à l’intérieur. Si la Révolution s’était produite à partir de l’accroissement organique de forces intérieures, elle aurait éclaté plus tard, mais elle aurait été plus forte et se serait déroulée suivant un plan. Par conséquent, la Révolution n’était nullement intéressée par la guerre. Voici le premier fait ! Passons au second : la guerre russo-nipponne a affaibli le Tsarisme, mais a renforcé le militarisme japonais. Dans le conflit actuel, ces conceptions sont également valables, mais sur une plus grande échelle. De 1912 à 1914, la Russie a connu un grand développement industriel. L’accroissement proportionnel du mouvement révolutionnaire consécutif à celui des masses laborieuses amena le pays à un état de soulèvement et de répression. Mais à la différence de 1902-1905, le mouvement se développa d’une manière incomparablement plus raisonnée et « planifiée ». Il lui fallait toute cette période pour mûrir. La guerre, à condition d’une défaite catastrophique de la Russie, peut accélérer l’avènement de la révolution, mais un affaiblissement intérieur de la première est indispensable. En admettant même que la Révolution prenne le dessus, il se pourrait que les armées des Hohenzollern se retournassent contre elle. Cette perspective ne peut pas ne pas paralyser les forces révolutionnaires en Russie qui savent bien que, derrière les baïonnettes allemandes, marche le prolétariat allemand. Une défaite russe signifie la continuation du chaos national au centre de l’Europe et la domination illimitée du militarisme germanique sur tout le continent. Le désarmement de la France, une contribution de plusieurs milliards, l’inclusion des vaincus dans le système douanier, un accord commercial avec la Russie feraient de l’Impérialisme allemand le maître absolu pendant des générations. La capitulation déjà commencée du prolétariat devant le militarisme triomphant ferait que les travailleurs, matériellement et moralement, n’auraient plus que des miettes du festin de la caste militariste, et la révolution sociale serait frappée en plein cœur. Dans ces conditions, il n’est pas besoin d’autres preuves pour démontrer que la Révolution russe, même victorieuse provisoirement, serait mort-née[4].

De cette façon, l’actuelle mêlée des peuples sous le joug militariste produit de si monstrueuses contradictions que la guerre et les gouvernements ne peuvent les expliquer. La Social-démocratie ne peut en aucun cas atteindre ses objectifs, que ce soit la victoire de l’un ou l’autre camp. La Social-démocratie par la voix de Vorwaerts l’a admirablement compris justement en ce qui concerne la lutte contre le Tsarisme. Le 28 Juillet, ce journal écrivait : « Si l’on ne réussit pas à localiser le conflit, si la Russie entre en scène, quelle position devons-nous prendre par rapport au Tsarisme ? Cette question englobe toute la difficulté de la situation. Le moment ne serait-il pas venu de porter au Tsarisme un coup mortel ? Ce moment ne mènera-t-il pas à la victoire et à la Révolution, dès que les armées allemandes auront franchi la frontière ? » Vorwaerts arrive à conclusion suivante : « Peut-on être assuré du triomphe par nos armées ? Ce fait peut conduire à la chute du despotisme russe, mais nos soldats ne combattront-ils pas les révolutionnaires avec plus de violence qu’ils ne le firent contre le gouvernement précédent ? »

Le 3 Août, à la veille de la séance historique du Reichstag Vorwaerts écrivait dans l’article intitulé « Lutte contre le Tsarisme » : « En même temps que la presse conservatrice calomnie la plus grande partie de la nation à la grande joie des étrangers, en nous appelant des traîtres, d’autres journaux s’efforcent au contraire de démontrer à la Social-démocratie que la guerre est en réalité une ancienne exigence démocratique. La guerre contre la tyrannie russe, n’est-ce pas ce que le Parti Social-démocrate a toujours exigé ? »

Ce sont les arguments d’une grande partie de la presse bourgeoise qui démontre ainsi l’importance qu’elle attache à l’opinion des Allemands partisans de la Social-démocratie. Voici pourquoi à la place du slogan : « Qui fait du tort à la Russie en fait aussi à l’Allemagne », vient celui-ci : « À bas le Tsarisme ! ». C’est un fait : quand des dirigeants aussi connus que Bebel, Lassalle, Engels, Marx, exigeaient la guerre démocratique contre la Russie, celle-ci cessait d’être uniquement un nid de réaction, mais devenait un foyer révolutionnaire. La chute du Tsarisme se révèle être le problème du peuple russe en général et du prolétariat en particulier. Avec quelle énergie les classes laborieuses se mettront à l’ouvrage assigné par l’Histoire, nous le verrons au cours des semaines prochaines…

Toutes les tentatives nationalistes des « purs Russes » d’éteindre la haine des masses envers le Tsarisme et de développer l’esprit de persécution contre l’étranger, en particulier contre l’Allemagne, se sont soldées jusqu’à présent par un fiasco. Le prolétariat russe sait trop bien où se trouve son ennemi… Dans son propre pays. Aucun fait n’a frappé plus désagréablement les « mercenaires » nationalistes, les panslavistes, les « purs russes » que les démonstrations gigantesques de la Social-démocratie en faveur de la paix. Quels cris n’auraient-ils pas poussés si le contraire s’était produit, s’ils avaient eu la possibilité de dire aux travailleurs russes : « Que voulez-vous donc ? LA Social-démocratie allemande marche en tête de ceux qui veulent la guerre contre la Russie » et le « Petit-Père » aurait soupiré d’aise : « Voici la nouvelle que j’attendais ! On vient de briser l’épine dorsale de mon plus féroce ennemi ! La solidarité internationale des prolétaires est brisée ! Maintenant je peux lâcher à fond la bête fauve du nationalisme ! Je suis sauvé ! ».

Ainsi écrivait Vorwaerts après la déclaration des hostilités. Ces lignes soulignent la conduite honnête et courageuse du prolétariat en face du chauvinisme belliciste. Le journal a bien compris et défini la basse hypocrisie de la caste servile dirigeante qui brusquement a senti la vocation de libérer la Russie. Vorwaerts avertit les travailleurs de ce chantage répugnant dont joue la presse bourgeoise par rapport à leur conscience révolutionnaire. « Ne croyez pas ces amis du “knout” qui cachent leur appétit impérialiste sous le masque d’une phraséologie mensongère. Ils vous trompent, vous, pauvre chair à canon, dont ils ont besoin. S’ils réussissaient à vous convaincre, ils aideraient le Tsarisme et porteraient un coup effroyable — moralement — à la Révolution. Si même celle-ci relevait la tête, ils donneraient leur appui au Tzar pour l’écraser. » Voici l’enseignement donné par Vorwaerts aux ouvriers allemands jusqu’au 4 Août.

Ce même journal écrivait il y a trois semaines environ : « La liberté et l’indépendance de la Pologne et de la Finlande, le développement libre du grand peuple russe, la destruction d’une alliance anti-nature de deux puissances hautement cultivées avec la barbarie tzariste, voici le but vers lequel doit tendre le peuple allemand en se préparant à tous les sacrifices… » Et autant pour la Social-démocratie et son principal journal ! …

Que s’est-il passé pendant ces trois semaines ? Qui a pu obliger le Vorwaerts à rejeter son point de vue initial ? L’armée allemande a envahi la Belgique, pays neutre, a brûlé je ne sais combien de villages et a détruit Louvain dont les habitants se sont montrés si impudents qu’ils ont osé… sans casques et sans shakos, tirer sur les étrangers en armes qui envahissaient leurs demeures[5]. Pendant ce temps, trois semaines, l’Allemagne a porté la mort et la désolation en France ; son alliée autrichienne a franchi la Sava et la Drina, inculquant aux Serbes l’amour de la dynastie austro-hongroise. Voici les faits qui ont convaincu Vorwaerts que les Hohenzollern menaient une guerre libératrice. Ils ont écrasé la Belgique neutre, et la Social-démocratie s’est tue !

Richard Fisher, l’envoyé extraordinaire du Parti, est venu en Suisse expliquer aux habitants d’un pays neutre que violer la neutralité belge et détruire physiquement un petit peuple était un événement tout à fait naturel[6]. En effet, pourquoi mener un si grand tapage pour cette bagatelle ? Tout gouvernement à la place des Hohenzollern en eût fait autant ! Cette conclusion a sa place dans la bouche d’un social-démocrate anglais pour masquer l’hypocrisie de son gouvernement, mais quel sens honteux ne prend-elle pas chez un socialiste allemand essayant de faire admettre comme justifiable un crime aussi abominable ! La Social-démocratie allemande a non seulement admis la guerre en tant que « défensive », mais elle a paré l’armée impériale d’une auréole, celle des libérateurs. Quelle chute sans exemple dans l’Histoire de ce Parti qui, pendant 50 ans, avait enseigné aux travailleurs que leur propre gouvernement était l’ennemi de la liberté et de la démocratie !

Pourtant, chaque jour de la guerre actuelle découvre de plus en plus ce danger européen dont les marxistes auraient dû être conscients depuis le début. L’Allemagne a asséné son plus grand coup à l’Ouest. Admettons, ce qui peut sembler incroyable, que le plan de campagne allemand n’est dicté que par les nécessités impitoyables de la stratégie et qu’il faille détruire la Belgique, la France et les forces de terre anglaises pour se retourner ensuite contre la Russie. Admettons encore que la Social-démocratie se sente soulagée de ce que cet état de choses a été amené par des considérations purement stratégiques. Il n’en reste pas moins évident que plus l’Allemagne rencontrera de résistance en France, plus elle s’épuisera et moins elle possédera de ressources pour mener à bien la tâche fixée par la Social-démocratie : « régler les comptes avec la Russie ». Alors l’Histoire sera le témoin d’une paix « honorable » entre les deux puissances les plus réactionnaires d’Europe : entre Nicolas auquel le destin a fait cadeau de victoire à bon marché sur la « pourrissante » monarchie autrichienne et Guillaume qui règle ses différends non avec la Russie, mais avec la Belgique.

L’Alliance des Hohenzollern et des Romanov, après l’écrasement des puissances occidentales, signifiera l’avènement d’une période de répression réactionnaire en Europe et dans le monde. Par toute sa politique, la Social-démocratie fraye la voie à ce terrible danger. Elle cessera d’exister si le prolétariat ne se retrouve pas et n’intervient pas en tant que facteur politique dans les combinaisons des dynasties et des gouvernements capitalistes !

La guerre contre l’occident[modifier le wikicode]

Le docteur Sudekum écrivait dans Vorwaerts, après son voyage diplomatique en Italie, que les socialistes italiens ne comprenaient pas suffisamment « l’essence » du Tsarisme. Nous sommes d’accord avec ce docteur que l’Allemand conçoit mieux « l’essence » de ce despotisme parce qu’il sent peser chaque jour la charge de l’absolutisme prussien. Et ces deux « essences » sont identiques.

L’absolutisme germain représente une organisation de type monarcho-féodal sous lequel le développement du siècle dernier a conduit à une puissante structure capitaliste. La force de l’armée allemande que nous voyons maintenant dans son œuvre de mort réside non seulement dans la force industrielle du pays, dans l’intelligence et la qualification très poussée des ouvriers, mais aussi dans le fait que le corps des officiers groupés autour du monarque est guidé par la volonté d’écraser tout ce qui est en dessous de lu et de se soumettre à ce qui se trouve au-dessus. L’armée et le gouvernement allemands représentent une organisation féodale aux ressources capitalistes immenses.

Les « scribouillards » de la presse bourgeoise peuvent broder à loisir sur ce thème que l’Allemand est un homme de devoir opposé au Français « léger ». L’opposition provient de conditions non raciales, mais sociales et politiques.

L’armée permanente, État dans l’État, monde fermé, reste soumise à la direction d’une caste malgré le développement du service militaire obligatoire. Elle trouve son épanouissement suivant une loi hiérarchique, approuvée par la monarchie.

Dans son livre L’Armée Nouvelle, Jaurès démontrait que la France ne peut avoir qu’une armée défensive construite sur la base d’un armement populaire, c’est-à-dire la milice. La République bourgeoise française paie le fait d’avoir contrebalancé, dans son armée, les influences démocratiques. Elle a créé, suivant Jaurès, un régime « avorté » où se heurtent et se neutralisent des formes surannées. Le vice fondamental et la faiblesse militaire française se trouvent dans cette inadaptation. Au contraire : la barbarie allemande lui donne une puissante supériorité. Certes, la bourgeoisie allemande a pu s’élever, de temps en temps, contre la mentalité prétorienne du corps des officiers, la Social-démocratie a pu dénoncer les cruautés du « drill » qui a conduit à de nombreux suicides dans les casernes, mais le manque de caractère politique et la carence de l’enseignement révolutionnaire chez les travailleurs ont permis les monstrueuses réalisations du militarisme.

Hans Delbrück recherche les sources de l’énergie militaire allemande dans la forêt de Teutobourg ! « L’ancienne organisation guerrière des Germains s’appuyait sur la garde princière composée d’hommes d’élite autour desquels se groupait le reste des guerriers venus du peuple. Nous voyons le même spectacle actuellement. Combien ont changé les formes des combats actuels comparés à celui qu’ont livré nos ancêtres dans la forêt de Teutobourg ! Oui ! La technique et les armes ont changé, mais l’organisation militaire est restée la même ; la garde fidèle autour du souverain et le peuple entier élevé à son école et soumis à sa discipline. »

Voilà tout le secret du caractère guerrier allemand ! Le Commandant français Driant contemple le Kaiser en uniforme de cuirassier blanc avec l’envie non déguisée du républicain : « C’est le plus imposant et le plus martial des uniformes », et il s’enthousiasme de ce que l’empereur passe son temps parmi ses soldats, « lui, le rejeton authentique des Hohenzollern ! »

La caste féodale, qui aurait dû « pourrir » depuis longtemps, a retrouvé son lien avec la nation sur le terrain de l’Impérialisme. Cette liaison a été poussée si loin que s’est accomplie la prophétie du commandant Driant qui, il y a quelques années, pouvait passer pour être l’œuvre d’un bonapartiste inavoué ou le délire d’un dément.

« L’empereur est le généralissime et derrière lui toute l’Allemagne marche comme un seul homme. » « La Social-démocratie de Bebel a le fusil au poing et tous les Allemands ne pensent qu’au bonheur de la patrie. Les dix milliards que la France devra payer seront plus bénéfiques que toutes les utopies socialistes. »

Il ne s’agit plus ici de 10 mais bien de 20 ou 30 milliards, osent écrire certaines publications social-démocrates avec une impudence éhontée…

La victoire de l’Allemagne sur la France — nécessité stratégique regrettable selon les sociaux-démocrates — ne signifierait pas la défaite du système militaire de la République, mais le triomphe d’une monarchie féodale sur une démocratie. Ainsi la vieille race des Hindenburg, Moltke et Von Klück, héritiers d’experts en massacres en série, est aussi indispensable que le canon de 42 cm, ce dernier cri de la technique humaine.

Déjà la presse bourgeoise parle de l’inéluctable volonté de combattre de la monarchie allemande. Ces mêmes intellectuels, qui ont promu Hindenburg docteur « en toutes sciences », déclarent que l’esclavage politique est la forme suprême de la vie collective. « Combien une république et une monarchie constitutionnelle nous paraissent versatiles et impuissantes ! ».

Il est pénible de lire les articles des socialistes français qui, trop faible pour faire repousser l’alliance franco-russe et pour faire renoncer au service de trois ans, s’apprêtent à libérer l’Allemagne en pantalons rouges ! Mais il est tout aussi répugnant de parcourir la presse germanique qui, dans un langage servile, exalte la caste brillante des oppresseurs de la nation et la félicitent pour son avance en territoire français.

Le 15 août 1870, alors que les allemands approchaient de Paris, Engels écrivait à Marx : « Si le gouvernement révolutionnaire se décidait rapidement et sainement, il n’y aurait pas lieu de désespérer. Il doit abandonner Paris à son propre sort et continuer la guerre avec le Sud comme base. Là il pourra se maintenir en attendant l’achat d’armes et la formation de nouvelles unités qui repousseront petit à petit l’ennemi jusqu’à la frontière. Le meilleur moyen de terminer la guerre serait que les deux pays se donnent mutuellement la preuve de leur invincibilité. »

Et dire que certaines gens aux voix d’hilotes ivres crient : « À Paris ! », en se référant à Marx et à Engels ! En quoi sont-ils plus méprisables que les libéraux russes s’aplatissant devant le généralissime qui fait siffler sa cravache en Galicie orientale ! Avec quelle lâche hypocrisie résonnent les discours sur le caractère « stratégique » de la guerre sur les frontières occidentales ! Qui peut y croire ? Ce ne sont toujours pas les classes dirigeantes allemandes qui parlent un langage plein d’assurance et de vigueur. Ils appellent « un chat un chat », savent ce qu’ils veulent et se battent pour leurs propres problèmes.

Les sociaux-démocrates racontent que la guerre sert la cause de l’indépendance nationale. « Ce n’est pas exact », leur répond Arthur Diks : « Si la grande politique du siècle passé peut être caractérisée par l’appellation de nationale, les grands événements actuels sont placés sous le signe “international”. Celui-ci donne l’élan, la direction et le but à l’expansion conquérante des grandes puissances. » (La guerre pour la possession du Monde, 1914, page 3). « Remarquons combien la stratégie a été soigneusement élaborée. Au premier stade de la guerre, nous avons eu soin de protéger nos contrées les plus riches et de nous emparer des provinces ennemies qui viennent compléter nos ressources minières. » (Ibid., page 38.)

La stratégie dont les socialistes parlent sur un ton si déférent commence à produire son effet avec le pillage des centres miniers. La Social-démocratie nous raconte que la guerre sert la cause de la défense nationale. Georges Imer l’expose tout à fait clairement : « Il faut cesser de raconter que le peuple allemand est arrivé trop tard pour le partage du monde. Il est encore temps de s’assurer la possession des marchés mondiaux. De tous temps la terre n’a-t-elle pas été divisée et redivisée ? » (À bas le joug anglais ! 1914, page 42).

Les socialistes nous consolent en nous racontant que la Belgique n’est que provisoirement occupée. Mais Arthur Diks, qui sait ce qu’il veut et qui a le droit et la force de vouloir, écrit ce qui suit : « L’arrivée des Allemands sur les côtes atlantiques est ce que l’Angleterre craint le plus. Pour cela, nous ne devons ni lâcher la Belgique ni permettre qu’un État susceptible de tomber sous la coupe de la Grande-Bretagne occupe le littoral de Ostende à l’embouchure de la Somme. » « Ce littoral doit toujours rester sous la domination allemande. » Les combats incessants entre Ostende et Dunkerque répondent aux espoirs de la Bourse berlinoise. Les socialistes ont beau nous raconter que la guerre franco-allemande n’est qu’un prélude à la réconciliation, Diks dévoile le dessous des cartes. Pour l’Allemagne, il n’y a qu’une seule nécessité : « Détruire l’Empire britannique. » Le but de la politique extérieure allemande est décrit de façon plus précise par le Professeur Franz Von List : « Défendons-nous contre l’Angleterre ! Tel doit être notre slogan ! » (L’Alliance des nations d’Europe Centrale, 1914, page 24.)

« Nous devons, s’écrie un troisième quidam, renverser le plus perfide et le plus méchant de nos ennemis, écraser la tyrannie anglaise exercée sur le monde entier avec un égoïsme repoussant et un mépris total du Droit ! Nous menons la guerre, non contre le Tsarisme, mais avant tout contre la suprématie maritime des Anglais. » Aucun succès, reconnaît le Professeur Schiemann, n’a causé une si grande joie que les défaites Britanniques à Maubeuge et à Saint-Quentin, le 28 août. Les sociaux-démocrates nous disent que le but primordial de la guerre est « de régler les comptes avec le Tsarisme ». Et le respectable Rudolphe Teiden veut céder à celle-ci la Galicie et, par-dessus le marché, le Nord de la Perse. Alors la Russie recevrait de quoi satisfaire ses exigences et peut-être même pourrait-on « gagner son amitié. » Ce qui suit fut écrit pendant la période des victoires russes en Galicie : « Que doit nous rapporter la guerre ? » Réponse : « La plus grande part des dommages sera payée par la France. » « Excepté Belfort, elle devra céder la partie de la Lorraine bordée par la Moselle et, si elle fait preuve d’une résistance acharnée, nous lui prendrons en plus le territoire limité par la Meuse. Quand ces deux rivières formeront des frontières, peut-être les Français renonceront-ils à leurs tentatives de venir occuper les rives du Rhin. »

La bourgeoisie et le professeur nous disent que l’Angleterre est l’ennemi principal, que la Belgique et la France sont la voie d’accès à l’Océan, que l’espoir de faire payer la Russie est une utopie, qu’il est préférable d’avoir cette dernière comme allié que comme ennemi et que la France devra « régler la facture » en territoires et en argent. D’autre part Vorwaerts appelle les travailleurs à tenir jusqu’à « la victoire finale ». Et là-dessus, il nous explique que la guerre se poursuit au nom de la nation allemande et de la libération des peuples de Russie. Qu’est-ce que tout cela veut dire en fin de compte ? Il est évident qu’il ne faut pas chercher de la logique, de la vérité et du bon sens là où il n’y en a pas ! L’abcès est crevé et son contenu se répand à travers les écrits de la presse social-démocrate. Il est évident que la classe opprimée qui avance lentement vers la liberté doit traîner ses espoirs dans la saleté et le sang avant que de son âme ne s’exhale le cri de l’honneur révolutionnaire.

La guerre défensive[modifier le wikicode]

« Il faut écarter ce danger — le despotisme russe —, protéger l’inviolabilité de notre culture et l’indépendance de notre pays. Nous nous tenons à notre ligne de conduite de toujours : au moment du péril, nous ne trahirons pas la patrie. Guidés par ces principes, nous approuvons les crédits militaires. » Ainsi s’exprima Haase, le 4 Août, à la séance du Reichstag. Il parla exclusivement de la défense de la patrie et ne fit aucune allusion à une guerre libératrice concernant les peuples de Russie, ce slogan que, plus tard, les socialistes ont proclamé à tous les échos. Leur presse, dont la logique n’atteint pas la cheville de leur patriotisme, a eu l’astuce de présenter cette guerre non seulement comme la défense du sol national, mais comme une initiative révolutionnaire libérant l’Europe et la Russie du Tsarisme. Nous avons démontré plus haut que le peuple russe a toutes les raisons de refuser cet appui présenté au bout des baïonnettes allemandes. Mais où en est donc le caractère défensif de la guerre ? Ce qui frappe avant tout dans la déclaration de la Social-démocratie, c’est non pas ce qu’elle écrit, mais surtout ce qu’elle passe sous silence. Quand Bethmann-Hollweg annonça le viol des neutralités belge et luxembourgeoise, Haase n’eut pas un mot de protestation. Ce silence semble à ce point incroyable qu’on est obligé de lire et relire la déclaration ; elle est rédigée de telle sorte qu’on a l’impression que la France, la Belgique et l’Angleterre n’ont jamais existé sur la carte politique de la Social-démocratie. Mais les faits sont là, même si les partis ne veulent pas les voir. Chaque membre de l’Internationale a le droit de poser à Haase la question suivante : « Quelle fraction des milliards votés par la Social-démocratie a servi à l’écrasement de la Belgique ? »

Il est fort possible que, pour sauver la patrie allemande de la tyrannie russe, il faille envahir la Belgique ! Mais pourquoi les sociaux-démocrates se sont tus sur ce point ? C’est clair : le gouvernement libéral anglais, en s’efforçant de rendre la guerre populaire aux masses, a mis au premier plan la sauvegarde de la neutralité belge et de l’intégrité de la France, dissimulant son alliance avec la Russie. Pour les mêmes raisons, la Social-démocratie allemande parle aux travailleurs uniquement d’offensive contre le Tsarisme et ne souffle mot des alliés de ce dernier. Ces faits ne sont pas favorables à la réputation internationale du Tsarisme, mais il est regrettable qu’au nom de la lutte anti-tzariste, la Social-démocratie sacrifie sa propre réputation ! Lassalle disait que tout grand acte politique débutait par « la recherche de ce qui est ». Cette défense ne serait-elle pas un grand acte politique ? En tout cas, la défense de la patrie est une notion très large et très mélangée. La catastrophe mondiale a débuté par l’ultimatum autrichien à la Serbie. L’Autriche n’a fait qu’obéir, évidemment, à la nécessité de défendre ses frontières contre un voisin turbulent. « Il serait ridicule de penser, écrit Ludwig Kwessel, que dans cette mosaïque — l’Europe — on puisse s’emparer d’un côté de mur sans toucher l’autre paroi ! » L’Allemagne a commencé sa guerre « défensive » en envahissant la Belgique pour tourner le dispositif militaire français. La défaite de la France ne serait, après tout, qu’un « épisode stratégique de la lutte “défensive” ».

Mais cette conception ne convainc pas certains patriotes allemands. Ils en proposent une autre, beaucoup plus en accord avec les faits et leur signification : la Russie augmentait son potentiel guerrier, la France menait à bien le service militaire de trois ans, n’est-il pas clair alors que les impératifs de la « self-défense » exigeaient une offensive préventive ?

La France ne pouvait permettre une défaite russe. La Grande-Bretagne justifie son intervention en évoquant la menace directe d’une Allemagne occupant les rivages de la Manche et de l’Océan Atlantique. La Russie parle exclusivement d’assurer sa protection. Nul ne porte atteinte à l’intégrité du territoire russe. Mais une puissance n’est pas que territoriale ; d’autres facteurs existent, tel qu’une influence sur des États plus faibles. La Serbie se trouve dans la sphère d’influence russe et sert à maintenir ce qui se nomme « l’équilibre balkanique », non pas celui des pays des Balkans, bien sûr, mais l’équilibre entre les influences autrichienne et russe. Une pression victorieuse autrichienne sur la Serbie détruit cet équilibre au détriment de la Russie. Là, Sazonov tire son meilleur argument de la phrase de Ludwig Kwessel citée plus haut. Il ne sert à rien d’ajouter que la Serbie avec le Monténégro, la Belgique avec le Luxembourg peuvent aussi apporter des preuves du caractère défensif de leur politique. D’une façon générale, tous se défendent, personne n’est agresseur ! En ce cas, quel sens prennent les termes de guerre « offensive » et « défensive » ? Les critères suivant lesquels on définit ces appellations sont contradictoires, mais ils sont très difficilement discernables l’un de l’autre.

La question du rôle de la guerre a pour nous, marxistes, une signification fondamentale : est-elle capable de faire progresser, de faire reculer, de freiner le développement des forces productrices, des formes gouvernementales, d’accélérer la concentration des forces du prolétariat. Cette évaluation matérialiste de la guerre n’a aucune relation avec les notions de « défensive » ou d’« offensive ». Parfois, sous ces termes formels, on découvre une estimation historique bases plus ou moins solidement. Quand Engels disait que les Allemands — en 1870 — se trouvaient sur la défensive, il voulait faire entendre par là qu’ils ne l’étaient que diplomatiquement. Il tenait pour décisif le fait que les allemands combattaient pour l’unification de leur pays, celle-ci étant indispensable à son développement économique et à l’union socialiste des prolétaires. Dans le même sens, les peuples chrétiens balkaniques menèrent contre les Turcs une guerre défensive réclamant leur droit à un développement national et indépendant.

Indépendamment de cette évaluation historico-matérialiste de la guerre, se pose la question de ses conditions politico-internationales. La guerre contre Napoléon était inévitable historiquement et le droit au développement était du côté allemand. Mais ces tendances historiques n’ont pas résolu la question de savoir : qui avait intérêt à provoquer la guerre en 1870 ? Maintenant nous savons pertinemment que des considérations politiques et militaires ont poussé Bismarck à prendre l’initiative. Mais il aurait pu en être autrement : avec de la clairvoyance et de l’énergie, Napoléon III aurait pu devancer son adversaire et déclarer la guerre quelques années plus tôt. Cela aurait changé radicalement l’aspect extérieurement politique de l’événement en laissant intact l’estimation générale historique de la guerre. En troisième lieu, viennent les circonstances diplomatiques. Le problème de la diplomatie est double, en l’occurrence : 1° elle doit déclarer la guerre au moment le plus propice à l’intérêt de la nation, 2° elle doit s’y prendre de telle façon que les responsabilités en incombent à l’ennemi. La révélation des intrigues et des « filouteries » de la diplomatie pose un grave problème à la Social-démocratie.

En dehors du fait que nous ignorons jusqu’à quel point nous pouvons éclairer ces machinations, il est évident que ce réseau d’intrigues ne découvre ni le rôle historique de la guerre ni ses fauteurs. Bismarck obligea Napoléon à lui déclarer la guerre par une manœuvre habile. Cependant l’initiative était du côté allemand.

Ensuite viennent des critères purement militaires. Quelle que soit la nation qui prend l’initiative des hostilités, sa stratégie peut se fonder, suivant un plan déjà élaboré, sur l’offensive ou la défensive. « Il est heureux, écrivait Engels à Marx, que les français aient pénétré les premiers en territoire allemand. Si ceux-ci en repoussant l’agresseur avancent à leur tour, cela produira sur l’opinion française une tout autre impression que si les Allemands envahissent la France sans une offensive préalable de ces derniers. Cela donne à la guerre un caractère bonapartiste. L’exemple désormais classique de ce conflit franco-allemand nous définit exactement les critères et les contradictions de l’évaluation historique d’une guerre à la fois “défensive et offensive”. » Le premier pas « tactique » des Français devait, du moins, suivant Engels, faire rejeter — pour le peuple — la responsabilité sur les Allemands. Le plan stratégique adverse était purement offensif. Les intrigues diplomatiques bismarckiennes forcèrent Bonaparte à la guerre contre son gré et à faire figure de fauteur de troubles en Europe. L’initiative politico-militaire appartenait entièrement au gouvernement prussien. Ces circonstances servent toutes à l’évaluation historique, mais il y entre encore d’autres impondérables.

À la base même de la guerre, notons l’effort progressif des Allemands en vue de leur union nationale qui se heurtait aux prétentions dynastiques de l’Empire français. Cette guerre défensive et nationale — du côté allemand — entraîna cependant l’annexion de l’Alsace-Lorraine et, à son second stade, se transforma en une guerre de conquête.

Marx et Engels, comme en font foi leurs écrits, se distinguent de l’opinion générale des historiens par rapport à la guerre de 1870. Il est clair qu’il ne leur est pas indifférent de savoir qui mène cette guerre et à quoi elle peut aboutir. Marx note avec amertume : « Qui aurait pu penser que, 22 ans après la révolution de 1848, une guerre nationale conduirait au triomphe des Hohenzollern ! »

Les conséquences du conflit considérées objectivement par Marx et Engels prennent une signification décisive.

« Si les Prussiens triomphent, la centralisation des pouvoirs gouvernementaux se fera au profit de celle des classes laborieuses allemandes. » Liebknecht et Bebel se trouvèrent en plein accord avec Marx et Engels et prirent leur responsabilité. « Nous ne pouvons voter les crédits exigés pour la conduite de la guerre. Ce serait donner notre confiance au gouvernement prussien. Nous sommes les ennemis des guerres dynastiques. Nous sommes membres de l’Association internationale des travailleurs et sociaux-républicains. Nous luttons contre les oppresseurs de toutes nationalités et nous nous efforçons de réunir tous les opprimés en une vaste confrérie. Donc nous ne pouvons approuver cette guerre, directement ou indirectement. »

Schweitzer se conduisit d’une tout autre manière. Il transforma l’évacuation de la guerre et de ses conséquences en ligne principale de tactique (une des aberrations politique les plus dangereuses !) et vota à la fois la confiance aux Hohenzollern et les crédits militaires. Pour que la centralisation issue de la guerre fût bénéfique aux travailleurs, il eût fallu que ceux-ci, dès le début, fissent obstacle à la centralisation faite au profit des junkers et proclamassent leur méfiance à l’égard de la caste dirigeante. Schweitzer sapait les conséquences objectives de la guerre au nom desquelles il accordait sa confiance aux dirigeants « subjectifs ». Quarante ans plus tard, Bebel dressant le bilan de sa vie écrivait : « La position que nous avons prise, Liebknecht et moi, fut, pendant 10 ans, la cause de querelles et d’attaques impitoyables. Elles débutèrent au sein même du Parti mais pas pour longtemps. Il reconnut la justesse de nos vues. Je ne regrette en rien notre comportement ; au contraire, aurions-nous eu connaissance de ce qui se révéla beaucoup plus tard, notre conduite eût été encore plus mordante. Nous aurions voté contre les crédits militaires au lieu de nous contenter de nous abstenir. » (Extraits de ma vie, 1911, page 167).

Comparons les déclarations de Bebel-Liebknecht (1870) à celle de Haase (1914) et nous devons conclure que Bebel se trompa en écrivant : « Le parti reconnut la justesse de nos vues. » Car le vote du 4 Août est avant tout une condamnation de la politique de Bebel, 44 années auparavant ; en reprenant les expressions mêmes de Haase, il conviendrait de dire que Bebel « a vendu son pays au moment du danger ».

Quelles sont les raisons et les conceptions politiques qui ont amené le Parti des travailleurs allemands à renier leur plus fière tradition ? Jusqu’à maintenant, nous n’avons rien entendu à ce sujet. Tous les arguments mis en avant sont pleins de contradictions et ressemblent à ceux des congrès diplomatiques où l’on se borne à constater le fait accompli. Le journal Neue Zeit (avec la bénédiction de Kautsky) écrit que la position de l’Allemagne par rapport au Tsarisme est exactement la même qu’en 1870 à l’égard du Bonapartisme : « Toute la masse du peuple allemand sans distinction de classes (l’éditorial cite Engels) a compris qu’il s’agit d’une lutte nationale, et c’est pourquoi elle se lève comme un seul homme. »

Actuellement la Social-démocratie marche aussi comme un seul homme ! « Ce qu’a dit Engels garde toute sa vigueur dans le cas où le Tsarisme remplace le Bonapartisme. »

Admettons que cela soit vrai. Il reste tout de même le fait que Liebknecht et Bebel ont refusé leur confiance au pouvoir. N’est-ce pas exactement la même chose « si le Tsarisme remplace le Bonapartisme ? » Mais cette question reste sans réponse

Que diraient Engels concernant la tactique du parti des travailleurs ? « Il me semble absolument impossible que la Social-démocratie puisse en ces circonstances, pratiquer une parfaite politique d’obstruction. » Une obstruction totale ! Seulement, entre celle-ci et la capitulation complète, il y a un fossé ! et sur ce fossé vinrent buter deux politiques opposées, celle de Bebel et celle de Schweitzer. Marx et Engels étaient contre ce dernier ; Kautsky aurait pu l’expliquer à son « porte-parole », Hermann Wendel.

Quand le journal satirique Simplicissimus réconcilie, dans les sphères célestes, es ombres de Bismarck et de Bebel, il ne peut s’agir que d’une insulte aux défunts ! Si Simplicissimus et Wendel avaient le droit d’évoquer un être de l’au-delà pour défendre la tactique de la Social-démocratie, celui-ci ne pourrait être que Schweitzer et non Bebel. L’ombre du premier s’étend sur le parti du prolétariat allemand.

***

Une analogie entre la guerre de 1870 et l’actuelle est fausse et maladroite. Laissons de côté les conditions internationales. Oublions que la guerre s’est signalée en premier lieu par l’écrasement de la Belgique, que les armées allemandes se sont déchaînées sur la France et non contre le Tsarisme. Oublions qu’il s’agissait de détruire la Serbie et qu’un des motifs de la guerre était la consolidation du pouvoir des Habsbourg, le plus réactionnaire des gouvernements européens. Ne nous arrêtons pas sur le fait que le comportement de la social-démocratie a porté un coup mortel aux espoirs d’une révolution en Russie qui se développait si violemment comme l’a fait la Social-démocratie, pour laquelle n’existent sur la carte ni la Belgique, ni la France, ni l’Angleterre, ni la Serbie, ni l’Autriche. Occupons-nous seulement de l’Allemagne. En 1870, l’évaluation historique était des plus claires. « Si les prussiens l’emportent, la centralisation du pouvoir sera faite au bénéfice de la classe ouvrière. » Et maintenant ? Si les Prussiens triomphent, qu’en retirera la classe ouvrière ? Une augmentation territoriale aurait pu profiter aux classes laborieuses ; mais on doit écarter cette hypothèse du fait même que l’Allemagne et l’Autriche sont alliées : la victoire allemande ne peut signifier que la conservation et la consolidation d’un État national en un État dominateur de plusieurs nationalités avec toutes les difficultés que cela comporte pour la lutte des classes.

Ludwig Frank[7] avait l’espoir — il s’exprimait en vieux lassalliste attardé ! — de s’emparer, après la guerre, de « la structure interne » du pouvoir. Quel besoin aurait l’Allemagne, après la victoire, de cette « structure interne » ? La connaissance historique de ce pays — comme des autres, d’ailleurs — ne permet pas de se bercer de telles illusions. Nous lisons dans les Mémoires de Bebel : « La conduite des dirigeants nous était claire. Il aurait été utopique de la part du Comité du Part de croire à la possibilité de profondes réformes de la part de celui qui était le plus grand ennemi de la liberté ; je ne parle pas de celui qui pose maintenant ses bottes de cuirassier sur le cou du nouvel empire. » (Op. cit. t. II, p. 188.) Il n’y a aucune raison d’attendre d’en haut d’autres conséquences de la victoire. Encore mieux ! En 1870, la caste des Junkers s’adaptait seulement au nouvel état de choses, elle ne se sentait pas bien seulement en selle (la loi anti-socialiste vint huit ans après la victoire). Après quarante-quatre ans, cette caste devenue impériale et se trouvant confrontée à la lutte de classes après la victoire se souciera fort peu de la « structure » chère à Ludwig Frank, même si ce dernier était revenu sain et sauf des champs de bataille.

Quelle que soit la consolidation des classes dirigeantes, l’influence d’une victoire sur le sort du prolétariat est la plus importante à prendre en considération. La guerre a surgi des conflits entre les puissances capitalistes, et la victoire de l’Allemagne ne peut avoir qu’un résultat : des annexions territoriales au détriment de la Belgique et de la France, « l’enchevêtrement » des vaincus dans des liens commerciaux, en fait de nouvelles colonies.

La lutte des classes aurait été soumise à l’hégémonie germanique, les travailleurs allemands se seraient intéressés au développement et à la consolidation de cette hégémonie et le Socialisme révolutionnaire se trouverait être réduit au rôle d’une secte propagandiste.

Si, en 1870, Marx avait vu juste en prédisant une extension rapide du mouvement ouvrier allemand après la victoire, maintenant les conditions internationales donnent un diagnostic tout à fait contraire. La victoire allemande serait l’affaiblissement du mouvement révolutionnaire et l’agonie du Marxisme.

***

Mais, me direz-vous, la Social-démocratie ne fait aucun effort pour la victoire. Il nous faut répondre que ce n’est pas exact… Quotidiennement, à deux ou trois exceptions près, elle dépeint aux travailleurs les succès allemands comme étant leurs succès. La prise de Maubeuge, le torpillage de trois croiseurs anglais, la reddition d’Anvers lui causent autant de joie que la conquête de nouveaux sièges ou de victoires sur le plan économique. On ne peut dissimuler le fait suivant. La presse ouvrière professionnelle ou appartenant au parti est une puissante organisation dont la volonté formée par la lutte des classes a pour but la « victoire militaire ». Nous avons en vue non quelques feuilles chauvinistes des publications socialistes. Lors du 4 Août, le vote du Parti donna le ton à cette littérature.

***

Mais le Parti ne faisait aucun effort en faveur de la victoire de l’Allemagne ! Il limitait ses buts à écarter le péril extérieur, à la défense de la patrie, et à rien de plus… Ici nous rencontrons de nouveau les contradictions de la guerre « offensive » et de la guerre « défensive ». La presse allemande, y compris socialiste, ne cesse de répéter que l’Allemagne est aux prises avec une guerre « défensive ». Plus haut, nous avons défini les critères correspondant à ces notions. Ils sont nombreux et contradictoires. Mais dans le cas actuel, ils témoignent tous que l’action militaire des Hohenzollern ne peut être qualifiée de « défensive » et ne peut avoir la signification définie par la Social-démocratie. Du point de vue historique, le jeune impérialisme allemand s’avère être combatif, agressif et remuant entre les gouvernements et il est le « premier violon » dans « l’orchestre » de l’industrie de guerre.

Du point de vue politico-international, c’est le moment idéal pour l’Allemagne pour frapper ses rivaux sans pour autant vouloir minimiser sa culpabilité.

Le déroulement diplomatique des événements donne à l’Allemagne le rôle directeur dans l’histoire de la provocation autrichienne ; le fait que la diplomatie russe soit encore plus cauteleuse n’enlève rien à la réalité de ce fait.

Le plan stratégique allemand se base sur une offensive à outrance. Son premier effort fut de violer la neutralité belge. Si tout ceci s’appelle se défendre : qu’est-ce donc que l’offensive ?

Admettons que le cours des événements donne lieu à diverses interprétations ! Le parti révolutionnaire, pour définir sa politique, n’a-t-il pas d’autre critère que le Livre Blanc où le gouvernement lui montre clairement qu’il se trompe ? « Bismarck, disait Bebel, a trompé le monde entier et l’a convaincu que Napoléon avait provoqué la guerre, le pauvre… Bismarck, amoureux de la paix était la victime d’une brutale agression… »

« Les événements était si trompeurs que tous oubliaient que la France, la provocatrice, n’était nullement prête à partir en guerre, alors que l’Allemagne, soi-disant provoquée, s’était apprêtée jusqu’au “dernier bouton de guêtre” et que sa mobilisation s’effectua sans la moindre anicroche » (Bebel, Mémoires de ma vie, tome III, pages, 167 et 168.)

Après un tel précédent, on aurait pu attendre plus de vigilance politique de la part des socialistes allemands ! Il est vrai que Bebel avait répété : si l’Allemagne état attaquée, la Social-démocratie défendrait sa patrie Kautsky déclara à une fête du parti en Hesse : « Nous ne devons pas contrecarrer les efforts militaires du pouvoir si nous sommes convaincus d’être l’objet d’une agression. Certes Bebel a dit, en 1870, que nous étions allés trop loin mais que maintenant nous saurions distinguer une attaque réelle d’une attaque provoquée par notre propre gouvernement. »

« Je n’aurais pas pris la responsabilité d’une telle prise de position. Je ne pourrais pas dire si le pouvoir nous aveugle ou si nous défendons la patrie injustement attaquée. Hier le gouvernement allemand était agressif, demain ce sera le tour de la France, après-demain celui des Anglais ! et cela change sans cesse !… En réalité, nous tenons la guerre pour internationale, car elle s’étend au monde entier. Mais un beau jour le pouvoir en Allemagne convaincra ses prolétaires qu’ils sont attaqués, et le gouvernement français en fera de même pour les siens et les travailleurs iront « s’égorger » avec enthousiasme. Il faut évider l’affrontement et nous l’éviterons si nous nous attachons, non aux critères d’une guerre offensive, mais à ceux des intérêts des prolétaires qui se révéleront du même coup être internationaux… C’est un malentendu de penser que la Social-démocratie jugera d’un point de vue national, qu’elle se sentira, en cas de guerre, en premier lieu allemande et ensuite seulement même de l’Internationale. »

Avec une clarté remarquable, Kautsky a dévoilé les dangers terribles qui ont fait place à une réalité plus terrible encore. Ces dangers résident dans l’imprécation et la forme contradictoire que prend, pour la Social-démocratie, l’évaluation historique des conceptions « offensive » ou « défensive ». Bebel n’avait en rien tenté de définir ces expressions et son point de vue resta inexplicable, particulièrement après sa propre expérience en 1870. Malgré son absence de toute théorie, la position de Bebel avait un contenu politique très précis. Les tendances impérialistes qui créaient le péril d’une guerre européenne, enlevaient à la Social-démocratie la possibilité d’attendre quelque avantage quel que soit le camp victorieux. Toute l’attention devait se concentrer sur ce point : faire craindre au Pouvoir les conséquences d’une guerre. Bebel déclara que son parti serait contre le gouvernement qui déclarerait la guerre. De même il menaçait le Kaiser. « Ne comptez pas sur nous si un beau jour vous décidez d’employer vos dreadnoughts ! » Il tenait le même langage à l’adresse de Londres et de Pétersbourg. « Qu’ils tentent seulement de nous attaquer avec le faux espoir de bénéficier de l’obstruction intérieure de la puissante Social-démocratie ! » Ne s’embarrassant pas de critère politique, Bebel usait de la menace sur deux fronts extérieur et intérieur. Il affirmait avec résolution : nous trouverons bien le moyen de découvrir le gouvernement qui a fait le premier pas sur le chemin de la guerre… pour cela nous sommes suffisamment intelligents.

Cette position menaçante de la Social-démocratie non seulement allemande, mais internationale, avait un résultat : les gouvernements s’efforçaient d’éviter l’explosion. Autre résultat : les pouvoirs tentaient de se concilier les bonnes grâces des dirigeants socialistes, de s’adapter à l’opinion pacifiste des masses, plongeaient le nez dans le B.I.T. et créaient une telle atmosphère de détente que Jaurès d’un côté et Haase à Bruxelles (quelques jours avant les hostilités) pouvaient déclarer que leurs gouvernements avaient pour objectif suprême la sauvegarde de la paix. Quand la guerre éclata, la Social-démocratie chercha un coupable… évidemment de l’autre côté de la frontière. La menace de Bebel perdit tout son sens quand furent échangés les premiers coups de feu. Ce qui s’ensuivit dépassa en horreur les prédictions de Kautsky.

Ce qui frappe le plus est le fait que la Social-démocratie ne ressentait pas le besoin du critère politique. Les arguments de l’Internationale étaient contradictoires, se signalaient par une extraordinaire superficialité, changeaient et dans le fond en revenaient à ceci : qu’il fallait « défendre la patrie ».

Il faut la défendre, non parce que nos dirigeants « voulaient la paix » et que « l’ennemi perfide » nous a attaqués comme l’écrit Triapichkine, mais parce que la guerre — qu’importe l’instigateur ! — est une menace pour chaque nation combattante. Toutes les conceptions politiques, théoriques, diplomatiques et militaires s’envolent comme la poussière devant une inondation, un séisme ou un incendie. Le pouvoir avec son armée et ses corps constitués apparaît comme la seule force, le sauveur et le défenseur. Les masses se groupent autour de lui. On ne songe pas à critiquer ce réflexe élémentaire, cette mentalité provisoire. Mais il en va autrement pour la Social-démocratie représentante responsable de ces masses. Les organisations politiques des classes possédantes et le Pouvoir ne se laissent pas « aller au fil de l’eau », ils prennent aussitôt les dispositions jugées nécessaires et font un énorme travail pour se rallier les masses.

La Social-démocratie n’a fait, elle, aucun effort pour remonter le courant, mais elle a aussitôt capitulé devant la politique gouvernementale et l’attitude apathique des foules. Au lieu d’user de la critique et de la méfiance envers le Pouvoir, elle a favorisé et accéléré le processus de non-politisation des classes laborieuses. Avec une soumission frappante — le meilleur moyen de s’aliéner le respect du gouvernement — elle a rejeté sa tradition cinquantenaire et ses obligations politiques.

Bethmann-Hollweg a déclaré que le gouvernement allemand se trouvait en plein accord avec son peuple. En lisant Vorwaerts, et devant la position prise par les sociaux-démocrates, on peut dire que le chancelier a raison. Il avait le droit de le dire, mais il avait aussi raison sur un autre point. Si les exigences du moment ne l’avaient pas obligé à renoncer à toute polémique, il aurait pu s’adresser aux députés socialistes en ces termes : « Aujourd’hui vous êtes d’accord avec nous et voulez défendre notre patrie… Mais le danger de cette guerre n’est pas venu d’un seul coup ! Il a sans cesse grandi et vous en saviez assez sur les tendances et l’existence du Tsarisme ! Vous saviez que nous avions aussi d’autres ennemis. De quel droit nous refusiez-vous les crédits militaires ? Par stupidité, aveuglement ou traîtrise ? Si, en dépit de votre opposition nous n’avions pas créé de telles forces militaires, nous nous trouverions faibles devant le danger russe qui, maintenant, vous fait prendre les armes ! Aucune approbation de crédits accélérés ne nous aurait permis de rattraper le temps perdu : nous serions sans fusils et sans canons ! Votre vote aujourd’hui prouve que vos votes d’hier n’étaient qu’une démonstration démagogique car, au premier événement historique important, vous vous coupez de tout votre passé ! » Ainsi aurait pu parler le chancelier. Et son discours, pour une fois, aurait été convaincant. Quelle réponse aurait pu faire Haase ?

« Nous n’avons jamais été d’avis de désarmer l’Allemagne devant le danger extérieur : un pacifisme dans ce sens nous a été toujours étranger. Tant que les contradictions internationales font craindre un péril de guerre, nous voulons que l’Allemagne soit protégée contre toute pression ou intrusion extérieures. Mais nous nous efforçons de parvenir à une organisation militaire telle qu’elle ne puisse nuire à la lutte des classes, qu’elle n’encourage pas les aventures » impérialistes, qu’en même temps elle soit invincible quand il s’agit de la défense du pays. Ainsi doit être la milice ! Nous ne pouvions vous faire confiance en ce qui concerne la Défense nationale. Vous avez fait de l’armée une école réactionnaire de « dressage ». Vous avez enseigné à votre corps d’officiers la haine envers la classe la plus importante de la société actuelle : le prolétariat. Vous mettez en jeu la vie de millions d’êtres humains, non pour l’intérêt du peuple mais pour celui, égoïste, d’une minorité dirigeante, que vous dissimulez sous l’étiquette d’« intérêt national » et de « prestige gouvernemental ».

« Nous ne vous croyons pas ! C’est pourquoi chaque année nous avons voté contre vous. Pour votre gouvernement de privilégiés : pas un homme, pas un sou ! »

Mais cinq milliards ! … — auraient pu s’exclamer les voix de la gauche et de la droite. « Malheureusement nous n’avons pas le choix : nous n’avons d’autre armée que celle créée par les institutions actuelles et l’ennemi est à nos portes. Nous ne pouvons en un clin d’œil changer l’armée impériale en une milice populaire. Quelle que soit cette armée, nous ne pouvons lui refuser ni la nourriture, ni l’uniforme, ni les armes. Nous ne renions pas notre passé et nous ne refusons pas notre avenir — malgré nous, nous votons les crédits demandés. » C’est le discours le plus convaincant que Haase aurait pu prononcer.

Par ce telles conceptions, on peut expliquer pourquoi les socialistes ont accompli leur « devoir de citoyen », mais nous attendrons vainement une réponse à la question suivante : pourquoi la Social-démocratie, organisation de classe opposante de la bourgeoisie, section de l’Internationale, parti républicain, a-t-elle pris la responsabilité d’actes commandés par ses ennemis ?

Si nous ne pouvons échanger l’armée des Hohenzollern contre une milice, cela ne signifie nullement que nous devons nous charger de la responsabilité assumée par cette armée. Combattant la monarchie, la bourgeoisie et le militarisme en temps de paix, nous commettrions le plus affreux des crimes si nous nous mettions à leur disposition alors qu’ils usent des méthodes les plus horribles, barbares et anti-nationales.

Une nation ou un gouvernement ne peuvent renoncer à leur « self-défense ». En refusant la confiance à la bourgeoisie, nous ne la privons pas d’armes et de moyens de protection et d’attaque jusqu’à ce que nous soyons assez forts pour arracher le pouvoir. Nous sommes un parti d’opposition, mais nous ne sommes pas adversaires de prendre le pouvoir, en temps de paix comme en temps de guerre. Nous restons fidèles par-dessus tout à la question qui se pose avec une telle acuité pendant la guerre : celle de l’indépendance nationale. La Social-démocratie ne peut jouer son sort et celui de tout le pays sur une seule carte, celle d’un succès militaire. Elle laisse aux États capitalistes la responsabilité de leurs méthodes et elle fonde le principe d’indépendance d’une nation sur sa reconnaissance par les prolétaires de tous les pays. Protégeant et conservant la solidarité internationale des travailleurs, nous garantissons l’indépendance de la nation.

Si le Tsarisme constitue un danger pour l’Allemagne, l’unique moyen d’y parer — et qui dépend de nous — est la solidarité entre les masses laborieuses allemande et russe. Mais sous cette solidarité se cache une politique qui permet à Guillaume de déclarer qu’il n’y a plus de parti ; qu’il a derrière lui tout le peuple. Pouvons-nous dire, nous autres, sociaux-démocrates allemands, aux ouvriers russes que les balles tirées par les ouvriers allemands portent l’estampille de la Social-démocratie allemande ! « Notre politique est faite pour l’Allemagne, non pour la Russie » m’a dit un des membres les plus actifs du parti[8].

À ce moment, je ressentis toute l’intensité du coup porté de l’intérieur de l’Internationale. Depuis, la situation ne s’est pas améliorée, car les deux partis français et allemand ont lié leurs destinées à celles de leurs gouvernements respectifs. Aucune force extérieure, aucune confiscation, aucune arrestation, aucun pogrom n’auraient pu porter à l’Internationale un coup aussi violent que celui qu’elle se porta à elle-même en capitulant devant le Moloch gouvernemental qui lui a parlé un langage de feu et d’acier !

Dans son discours en Hesse, Kautsky, en guise d’argument logique, esquisse un tableau cauchemardesque de la lutte fratricide au nom de la « guerre défensive » Maintenant que ce tableau s’est réellement couvert de sang, Kautsky essaie de nous le rendre familier. Il n’y voit aucun désastre de l’Internationale.

« Les prises de position opposées des socialistes français et allemands sont précisées non par des critères, non plus par les principes (!), mais dans la différence de compréhension de la situation qui découle à son tour de la différence des positions géographiques de ceux qui portent ces jugements. On n’arrivera jamais à concilier ces points de vue extrêmes, tant que durera la guerre. Donc les positions opposées ne le sont pas de principe mais sont produites par les circonstances du moment et peuvent disparaître avec elles. » (Neue Zeit, 33e numéro, ligne 3.)

Si Guesde et Sembat agissant en collaborateurs de Delcassé, de Briand et de Poincaré et en ennemis de Bethmann-Hollweg, si les socialistes français et allemands se tranchent mutuellement la gorge, non comme citoyens d’une république et d’une monarchie mais en tant que socialistes accomplissant « leur devoir », il n’y a pas lieu de parler de « naufrage de l’Internationale » ! Les « critères » sont les même des deux côtés. Si Ludwig Frank a pris le fusil, ce n’est pas pour prouver « la contradiction de principe » par rapport aux socialistes français, mais simplement pour les « canarder » en pleine communion de principe ! S’il tombait frappé par un Français — peut-être un volontaire socialiste — n’y voyons pas une atteinte au fameux « critère », mais les conséquences de la « différence des situations géographiques ».

En vérité, quelle amertume en lisant ces lignes ! Double amertume car ces lignes sont de la plume de Kautsky !

L’Internationale est démolie et abaissée, exsangue physiquement et moralement. Malgré les grandes désillusions et les revers, nous sommes fermement convaincus qu’elle a en elle de telles ressources qu’elle n’a pas besoin d’un optimisme de commande. Elle était contre la guerre. « Si malgré les efforts de la Social-démocratie, on en arrive à la guerre, scribit Kautsky, chaque peuple devra défendre sa peau. Il convient que chaque parti socialiste ait les mêmes droits et ne puisse adresser aucun reproche au parti d’une nation ennemie. » (Ibid., ligne 7.) Voici défini le « critère » général : défendre sa peau. Est-ce l’unité du « critère » ou son contenu réel qui tranche la question ?

Bethmann-Hollweg, Sazonov, Grey et Delcassé ont la même unité de critère ; il n’y a entre eux aucune contradiction de principe ; ils ne se font aucun reproche et leur conduite provient en droite ligne de la « différence des situations géographiques ». Si le chancelier allemand était à la place du ministre anglais, il aurait agi exactement comme Sir Edward Grey. Leurs « critères » sont identiques, tout comme leurs canons qui ne se différencient que par le diamètre. Question : pouvons-nous faire des nôtres leurs « critères ». Rappelons-nous le discours de Kautsky en Hesse. Maintenant que le point de vue national a remplacé le point de vue international, Kautsky non seulement admet ce malentendu, mais il y cherche l’unité de « critère » et le signe d’un renouveau de l’Internationale.

« Dans chaque pays, le prolétariat doit lutter avec toute son énergie pour maintenir l’unité et l’intégrité du territoire national. Cette exigence naturelle de la démocratie constitue la base indispensable à la victoire finale du prolétariat. » (Kautsky, ibid., ligne 4.)

Qu’en est-il de la Social-démocratie autrichienne ? Doit-elle consacrer toute sa vigueur à combattre pour la conservation de la monarchie « nationale », en s’appuyant sur des « nationalités » ? Et la Social-démocratie allemande ? En plein accord avec son armée, elle favorise la prolongation du chaos autrichien et elle ralentit la décomposition de l’union nationale. Celle-ci est menacée non seulement par la défaite, mais aussi par la victoire. Du point de vue socialiste sur le développement du prolétariat, il est nuisible que les Allemands annexent une province française ou les français une province allemande. Le statu quo n’est pas notre programme. La carte politique européenne a été dessinée par les baïonnettes. En réduisant l’Internationale en morceaux, la Social-démocratie a amoindri la seule force capable de s’opposer à la politique du « sabre ». La vieille expérience est donc renouvelée : quand la Social-démocratie place les problèmes nationaux au-dessus des problèmes de classes, elle accomplit le plus grand des crimes non seulement contre le Socialisme, mais aussi contre les intérêts légitimes de la nation.

Le naufrage de la IIe Internationale[modifier le wikicode]

Au congrès de Paris, deux semaines avant la catastrophe, les socialistes français insistèrent sur la nécessité de faire s’engager les sections de l’Internationale dans une action révolutionnaire en cas de mobilisation. Ce faisant, ils « lorgnaient » du côté de la Social-démocratie allemande. Le radicalisme des camarades français dans les questions de politique extérieure — et les événements ultérieurs confirmèrent ce que beaucoup voyaient déjà — avait moins de racines internationales que nationales. Ils voulaient obtenir des Allemands la garantie qu’on ne toucherait pas à la France ? Ayant reçu des assurances de la part des prolétaires allemands, ils auraient eu les mains libres pour en finir avec le militarisme nationaliste. Mais les Allemands se refusèrent énergiquement à toute promesse. Bebel démontra que, même si la résolution française avait été adoptée, la Social-démocratie allemande n’aurait pas la force nécessaire pour tenir ses engagements. On en peut douter que Bebel ait raison. La mobilisation paralyse le Parti socialiste et lui enlève toute possibilité d’une action décisive.

La mobilisation à peine déclarée, la Social-démocratie se voit confrontée avec les forces concentrées du pouvoir s’appuyant sur le puissant appareil militaire, prêt à balayer tout obstacle de sa route, et avec le total appui de tous les partis bourgeois. Le fait suivant n’est pas moins significatif : la mobilisation éveille, met sur pied et appelle au gouvernement les couches populaires les plus délaissées, qui, en temps ordinaire, ne jouent qu’un rôle politique très restreint. Des millions de petits artisans, de « lumpen-prolétaires », de petits paysans et d’ouvriers entrent dans les rangs de l’armée, où chacun d’eux — revêtu de l’uniforme de Sa Majesté — se révèle être une unité et de plus un travailleur conscient. Le drapeau du socialisme pourrait alors rester sans tache, car la Social-démocratie, affaiblie momentanément, aurait gardé les mains libres pour une action décisive, dès que se produirait un changement dans la mentalité des masses. L’on peut affirmer avec une totale assurance : toute l’influence que la Social-démocratie perd au début de la guerre, elle la regagne deux, trois fois, quad se produit l’écroulement inévitable. Si le signal de la guerre a été celui de l’effondrement de l’Internationale, si les partis ouvriers, sans aucune protestation, se sont ralliés au pouvoir, il doit y avoir là-dessous de profondes raisons. Il faut chercher ces dernières, non dans les fautes personnelles, dans l’incompétence des dirigeants des organisations, mais dans les conditions objectives de l’époque où naquit et se développa l’Internationale. Ceci ne signifie nullement que les fautes et l’incompétence doivent être excusées, non ! Mais ce ne sont pas des facteurs fondamentaux. Ils doivent être expliqués à partir des conditions historiques de toute une époque. Il s’agit, cette fois — et il faut se donner une réponse nette — d’autre chose que de manquements, d’erreurs, de combines opportunistes, de déclarations maladroites du haut de la tribune, du vote des crédits, des expériences du « ministérialisme français », des « arrivistes du socialisme », il s’agit, je le souligne, de la complète capitulation de l’Internationale.

En revoyant le chemin parcouru, il est aisé de saisir certains facteurs et symptômes qui auraient dû déjà attirer l’attention sur la profondeur de l’Internationale dans le mouvement ouvrier. Ne parlons pas de la Social-démocratie autrichienne. Les socialistes russes et serbes chercheraient en vain dans les articles d’Arbeiter-Zeitung des lignes qui pourraient être mises sous les yeux des premiers sans couvrir l’Internationale du rouge de la honte.

La défense de l’impérialisme austro-hongrois contre ses ennemis extérieurs et intérieurs, auxquels Vorwaerts a appartenu, a été un trait caractéristique de ce journal. Sans ironie, on peut affirmer que dans cette crise de l’Internationale, le journal de Vienne a témoigné de la plus grande fidélité à son prochain. Le Socialisme français ne s’est jamais débarrassé des couleurs patriotiques, sans parler d’une germanophobie prononcée, critiquant l’anti-patriotisme de Hervé qui, par la suite, « retourna si rapidement sa veste ».

Le patriotisme affiché et « tory »[9] de Heydemann complétant son radicalisme sectaire mit plus d’une fois l’Internationale en difficulté.

On peut observer les mêmes symptômes, bien moins aigus, dans la social-démocratie allemande. Il est vrai que l’opportunisme des Allemands du Sud a fleuri sur le terrain du particularisme, cette forme de nationalisme allemand « in octavo » (en plus petit format). Mais ces Allemands se sentaient, à juste titre, peu liés avec la politique d’arrière-garde du Parti. La promesse de Bebel de s’emparer du fusil ne rencontra pas une approbation unanime. Quand Noske répéta cette phrase, la presse du parti s’en prit cruellement à lui. En général, la Social-démocratie allemande gardait la ligne internationale plus sévèrement que n’importe lequel des autres anciens partis. Mais de ce fait, c’est elle qui s’est le plus violemment séparée de son passé. À en juger par les déclarations formelles du parti et les articles des journaux, il n’y a plus rien de commun entre le Socialisme d’hier et celui d’aujourd’hui. Il est clair néanmoins que cette catastrophe n’aurait pu se produire sans causes préparatoires. Le fait que deux Partis socialistes, le russe et le serbe, soient restés fidèles à leur devoir international, n’est pas un argument décisif en faveur de cette philosophie « philistine » suivant laquelle la fidélité aux principes est un signe de « non-maturité ». Mais ce fait nous incite à recherche les motifs de l’écroulement de l’Internationale dans les conditions de son développement qui eurent le moins d’influence sur ses plus jeunes membres.

Écrit en 1847, le « Manifeste du Parti Communiste » se termine par les mots suivants : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Mais il arrivait trop tôt. La Révolution bourgeoise de 1848 allait éclater. Les auteurs du manifeste ne purent occuper les places de dirigeants internationaux, mais se contentèrent d’appartenir à la gauche démocratique nationale. Cette révolution ne résolut aucun problème national, elle ne fit que les poser. La contre-révolution et le développement industriel déchirèrent la toile tissée par le mouvement révolutionnaire. Il se passa encore une longue période avant que l’irrésolution apportée par la révolution de 1848 et les contradictions nationales et politiques prirent un tour si aigu que le « sabre » dût s’en mêler. Il ne s’agissait pas du fer de la révolution, tombé des mains de la bourgeoisie, mais de l’épée de la guerre — tirée des fourreaux des dynasties. Les guerres de 1859, 1864, 1866 et 1871 créèrent une nouvelle Italie et une nouvelle Allemagne. Les féodalités réalisèrent à leur profit, ce que 1848 avait laissé en suspens. La banqueroute politique de la bourgeoisie donna, grâce à un fort développement capitaliste, une puissante impulsion au mouvement prolétarien. En 1863, Lassalle crée un Comité politique des travailleurs en Allemagne. En 1864, se constitue à Londres, sous la direction de Marx, la Ire Internationale. Le slogan significatif du Manifeste pénètre dans les associations de prolétaires. Il est remarquable, en ce qui concerne les tendances de ce mouvement ouvrier, qu’il prend aussitôt un caractère international. Mais ce dernier est si prématuré qu’il dépasse les dirigeants. Il dépasse de très loin le problème de la lutte des classes. Un fossé profond séparait le but obligatoire de l’Internationale : la révolution communiste et sa mise en pratique directe, visant à coordonner les efforts chaotiques des différents mouvements ouvriers. Les créateurs de l’Internationale eux-mêmes espéraient que le cours révolutionnaire des événements effacerait, dans le plus bref délai, la non-concordance de l’idéologie et de la pratique. Le Conseil général tenta, à l’aide de secours financiers, de coordonner les actions des travailleurs dans le contexte d’une politique mondiale. Mais la base matérielle était toujours insuffisante. L’activité de la Ire Internationale correspond au développement du Capitalisme en Europe et dans l’Amérique du Nord. Les tentatives d’intervention de l’Internationale, par leur expression de principe et d’éducation, devaient faire sentir aux travailleurs d’une manière plus amère leur impuissance devant la force du gouvernement national de castes. « Projetée » par la guerre, la Commune parisienne n’était qu’une convulsion à l’époque de la Ire Internationale. De même que le Manifeste était une anticipation, de même que la Ire Internationale était venue trop tôt pour son temps, c’est-à-dire pour pouvoir unir les travailleurs de tous les pays, de même la Commune était un épisode prématuré de la dictature du prolétariat. Mais seulement une anticipation ! Justement… la Commune a démontré que le prolétariat ne peut soumettre le pouvoir par une action improvisée. Il doit passer par l’école de « l’auto-éducation ». La Ire Internationale a joué son rôle de foyer pour tous les partis socialistes. Elle continua de mener, après la fin du conflit franco-allemand, une existence en veilleuse et, en 1872, se transporta en Amérique où vinrent mourir différentes expériences de caractère religieux, social et autre…

S’ouvrit alors une ère d’intense développement capitaliste sur la base d’un gouvernement national. Pour les mouvements ouvriers, ce fut l’époque d’une lente concentration des forces, de construction et d’un « possibilisme » politique. En Angleterre, le temps tumultueux du « Chartisme », éveil révolutionnaire de la conscience du travailleur britannique, finit dix ans avant l’apparition de l’Internationale.

L’annulation des taxes sur le blé, faisant de l’Angleterre « l’usine du monde », l’introduction de la journée de dix heures (1847), l’augmentation de l’émigration des Irlandais en Amérique et enfin l’extension du droit de vote aux ouvriers des villes (1867), toutes ces conditions réunies améliorant les existences des couches supérieures du prolétariat amenèrent ce dernier au pacifique « Trade-Union. »

L’époque du « Possibilisme », c’est-à-dire une adaptation consciente et planifiée aux formes économiques et gouvernementales du Capitalisme national, s’ouvrit aux prolétaires anglais avant même l’apparition de l’Internationale, vingt ans plus tôt qu’aux travailleurs continentaux. Si les grandes « Trade-Unions » s’affilièrent, au début, à l’Internationale, c’est qu’elles pensaient mieux se défendre contre l’importation de « briseurs de grèves » venus d’Europe. Après l’échec sanglant de la Commune, le mouvement ouvrer, en France, s’organisa lentement, étant donné le développement ralenti de l’industrie, et dans une atmosphère ardente de « revanche ». Hésitant entre les anarchistes qui « niaient » l’État et une capitulation vulgairement démocratique devant le pouvoir, le prolétariat français se forma d’après les cadres sociaux et politiques d’une république bourgeoise. Le centre de gravité du mouvement ouvrier se trouvait — comme l’avait prédit Marx — en Allemagne. Après la guerre franco-allemande, commença une ère qui ressemblait à celle qui avait débuté en Angleterre, vingt ans plus tôt, à savoir : « l’épanouissement » du Capitalisme, le droit de vote, la reconnaissance légale du Socialisme, le niveau de vie plus élevé pour les couches les plus privilégiées des prolétaires. Le mouvement ouvrier allemand marchait, en théorie, sous le drapeau du Marxisme. Mais celui-ci était considéré, en tenant compte des conditions régnant à cette époque, non comme l’algèbre de la révolution, tel qu’il l’était quand il fut créé, mais comme une méthode théorique d’adaptation au Capitalisme coiffé d’un casque prussien. Ayant atteint provisoirement l’équilibre des forces, le Capitalisme révolutionna sans cesse la base de la vie nationale. La conservation de cette base, issue de la guerre, exigeait l’accroissement d’une armée permanente. La bourgeoisie rendit à la monarchie féodale toutes ses positions politiques, mais fortifia d’autant plus énergiquement se positions économiques sous la protection du pouvoir policier et militaire des Hohenzollern. Les traits fondamentaux de l’époque récemment écoulée, comprenant ces cinquante dernières années, sont d’une part, le Capitalisme triomphant, le militarisme des junkers et la réaction, de l’autre la métamorphose totale, révolutionnaire de la vie économique, l’adaptation de méthodes révolutionnaires et la tradition d’une vie politique.

Tout le travail de la Social-démocratie consistait à éveiller chez les prolétaires la conscience de classe dans le regroupement des forces révolutionnaires, le recrutement de membres, le ramassage des fonds, le développement de la presse, l’investissement des positions à prendre, leur usage, leur accroissement, leur approfondissement. Ce fut l’immense travail d’éveil de conscience et d’éducation d’une classe jusqu’alors « non-historique ». S’appuyant directement sur le développement de l’industrie nationale, s’adaptant à ses succès sur les marchés mondiaux, calculant le mouvement des prix en matériel brut et en produits manufacturés, se créait une foule de syndicats hautement qualifiés. S’adaptant au droit de vote, pénétrant topographiquement dans les circonscriptions électorales, tâtant le pouls de l’opinion urbaine et paysanne, la Social-démocratie devenait le Parti des classes laborieuses avec une bureaucratie hiérarchisée très développée, des millions de cotisants, 4 millions et demi de votants, 91 quotidiens et 65 imprimeries.

Ce travail immense, de portée historique incalculable, était, imprégné dépendant de « Possibilisme ». En cinquante ans, le parti ne fut pas capable d’emporter une position de force ! Toute sa concentration de forces lui servait soit à contourner les obstacles soit à s’adapter à eux. En cette pratique, le Marxisme, comme méthode à penser, se révéla une arme précieuse d’orientation politique. Mais il ne put changer le caractère « possibiliste » des mouvements ouvriers en Angleterre, en France et en Allemagne. La tactique des syndicats était, en principe, la même à Londres qu’à Berlin : le couronnement en fut le système des accords douaniers.

Dans le domaine politique, la différence avait sans doute un caractère beaucoup plus profond. Pendant que le prolétariat anglais marchait sous l’étendard du Libéralisme, les travailleurs allemands créaient un parti indépendant muni d’un programme purement socialiste. Mais « l’essence » de cette différence est beaucoup moins profonde que la forme idéologique et organisée. Grâce à leur pression de classe sur le Libéralisme, les ouvriers anglais obtinrent, à un degré plus ou moins important, des conquêtes dans le domaine politique : le droit de coalition et la reconnaissance légale du parti, semblables aux acquisitions faites par les Allemands avec l’aide d’un parti indépendant. Voyant la capitulation du Libéralisme, le prolétariat fut forcé de se créer son propre Parti. Celui-ci, au nom de la lutte des classes, fut obligé de s’adapter au pouvoir existant, de défendre le mouvement ouvrier et d’exiger des réformes isolées. En d’autres termes, les anglais s’aidèrent du parti libéral, tandis que les Allemands devaient créer le leur. Pour ces deux prolétariats, le contenu de la lutte politique avait un caractère « possibiliste » et historiquement limité. Plus encore que leur identité politique, leur identification se manifesta dans les dernières convulsions de l’époque. Le prolétariat anglais se vit contraint de fonder son propre Parti, ne renonçant pas cependant aux traditions libérales ; de son côté, le Parti allemand placé par la guerre devant un choix décisif se décida en faveur de l’esprit libéral et national, possédé auparavant par les Britanniques.

Il est évident que le Marxisme n’était ni fortuit, ni insignifiant dans le mouvement ouvrier allemand. Mais il serait superficiel de conclure au caractère social-révolutionnaire marqué de la Social-démocratie. L’idéologie est un facteur important en politique, mais non décisif : son rôle est au service de la politique. La profonde contradiction qui séparait la classe révolutionnaire du pouvoir féodal et réactionnaire nécessitait une idéologie intransigeante dirigeant le mouvement vers un but social-révolutionnaire. Comme les conditions historiques imposaient une tactique « possibiliste », l’intransigeance de classe du prolétariat trouva son expression dans les formules révolutionnaires du Marxisme. La dialectique de ce dernier réconcilia avec un plein succès la contradiction entre la Réforme et la Révolution. Mais la dialectique du développement historique est plus difficile à saisir que celle de la conception théorique. C’est un fait que le révolutionnaire dut s’adapter aux méthodes d’un État policier s’appuyant sur le puissant développement capitaliste et que, ce faisant, il créa une organisation aux millions de membres disposant d’une nombreuse bureaucratie. Ce fait n’a pas cessé d’exister et ne perd rien de sa grande signification, même si le Marxisme a anticipé sur le caractère social-révolutionnaire du développement futur du Parti.

Les révisionnistes allemands sont nés de la contradiction entre le Parti réformiste et sa théorie révolutionnaire.

Is ne comprirent pas que cette contradiction était considérée par l’époque et ne serait tranchée que dans le développement général futur. Ils la tenaient pour une contradiction logique en soi. La faute des révisionnistes provient de ce qu’ils ont voulu perpétuer le Réformisme comme la seule méthode de lutte des classes. Sur cette voie, le révisionnisme tomba dans la contradiction apportée par les tendances objectives du développement capitaliste, qui par l’acuité accrue de l’affrontement des classes conduit à la révolution sociale, seul recours à l’émancipation du prolétariat. Le Marxisme sortit vainqueur sur toute la ligne de son duel avec le révisionnisme. (Duel théorique.) Mais bien que théoriquement battu, le révisionnisme continua d’exister, vivant de la pratique du mouvement et de sa psychologie. Le Réformisme n’était pas de taille à désavouer critiquement le révisionnisme en tant que théorie. Le député, le fonctionnaire du Parti, le coopérateur continuèrent de vivre et d’agir dans une atmosphère « possibiliste » et bornée par le sentiment nationaliste. Cette lourde empreinte pesait même sur Bebel, le grand représentant de cette époque.

L’esprit « possibiliste » devait imprégner cette génération d’ouvriers allemands entrés au parti vers les années 80, à l’époque bismarckienne des lois d’exception et du déchaînement de la réaction dans toute l’Europe. Elle ne possédait pas l’esprit de prosélytisme des premiers adhérents de l’Internationale, écrasés dès le début par le puissant appareil impérial.

Elle se voyait obligée de s’adapter pour survivre aux méthodes brutales employées contre elle, et c’est pour cette raison qu’elle devint « attentiste », progressant à petits pas et nourrissant une grande méfiance vis-à-vis des grandes perspectives. Les hommes de cette génération ont maintenant de 50 à 60 ans et occupent des postes-clés des organisations politiques et professionnelles. Le réformisme est leur psychologie politique, s’il n’est pas leur doctrine. Un accroissement progressif économique du Socialisme (tel est l’enseignement de base du révisionnisme) s’est révélé comme une regrettable utopie face au développement du Capitalisme. Mais une augmentation à petits pas de la Social-démocratie était pour toute cette génération une réalité tragique.

La révolution russe de 1905 a été le premier grand événement qui, trente-cinq ans après la Commune de Paris, remua l’atmosphère stagnante d’Europe. Le « tempo » si rapide du développement de la classe ouvrière et la vigueur inattendue de son action révolutionnaire firent une énorme impression et causèrent une aggravation des heurts de classes. Cette Révolution accéléra, en Angleterre, la création d’un Parti indépendant ouvrier. En Autriche, grâce à des circonstances exceptionnelles, elle fit obtenir le droit de vote. En France, elle eut comme écho le syndicalisme qui souligna les tendances révolutionnaires jusqu’alors « en veilleuse ». Enfin, en Allemagne, l’influence de la Révolution russe conduisit à la formation d’une « aile gauche » du Parti en accord avec le « centre-droit » et à l’isolement du révisionnisme. La question du droit de vote en Prusse prit un tour plus aigu, car c’était l’accès aux positions tenues par les junkers. Une méthode générale d’action révolutionnaire fut approuvée de principe. Mais le mouvement interne fut trop faible pour pousser le parti sur le chemin d’une offensive politique. Selon la bonne vieille tradition du Parti, l’affaire se termina en discussions et en résolutions platoniques.

Six ou sept ans auparavant, le combat révolutionnaire avait connu un reflux. En Russie, la contre-révolution avait triomphé et le prolétariat connaissait une période d’abaissement. En Autriche, les conquêtes ouvrières s’effritèrent rapidement ; la lutte des nationalités redoubla dans l’arène du droit de vote, le paragraphe 14 fut reconduit et réduisit la Social-démocratie à l’impuissance[10].

En Angleterre, le Parti ouvrier reprit ses étroites relations avec les libéraux dont il s’était séparé. En France, les syndicalistes se tinrent sur des positions réformistes, tandis qu’Hervé se « retournait » ; dans les plus brefs délais. Les révisionnistes allemands relevèrent la tête car le destin leur accordait une éclatante revanche. Les marxistes devaient se borner à la défensive. Les efforts de l’aile gauche, pour inciter le Parti à une politique plus active demeurèrent vains. Le Centre-droit se rapprochait de l’aile droite, isolant les radicaux. Se reprenant après le coup de 1905, le conservatisme triomphait sur toute la ligne. Toute l’énergie du Pari se concentra sur une réorganisation automatique : nouveaux membres, nouveaux journaux, nouveaux abonnés. Après avoir cultivé l’attentisme « possibiliste », le Parti se donnait comme objectif le culte de l’organisation.

Jamais, peut-être, le culte de l’inertie organisatrice n’avait régné aussi illimité dans les rangs de la Social-démocratie. Il n’y a pas de doute que la question de conserver la caisse, les maisons des travailleurs, les imprimeries jouait un grand rôle au sein du groupe parlementaire devant les problèmes de la guerre. Voici le premier argument tel que je l’entendis des lèvres de Molkenbuhr : « Aurions-nous agi autrement, nous aurions conduit l’organisation à sa ruine. »

Qu’il est beau de penser que des 91 journaux du Parti, aucun n’a élevé une protestation contre la violation de la neutralité belge ! Aucun ! Après la levée des lois d’exception, le Parti ne se résolut pas, pendant longtemps, à acquérir ses propres imprimeries, de peur que le gouvernement ne les confisque en cas d’événements graves. Maintenant avec 65 imprimeries, la hiérarchie du Parti craint de prendre une décision définitive, de peur qu’on ne les lui confisque ! Bel épisode que celui de Vorwaerts demandant la permission de paraître avec un programme guerrier ! Il promettait de remettre à plus tard la lutte des classes. Les amis sincères de la Social-démocratie éprouvèrent un sentiment de honte en recevant le précieux journal du Comité central avec l’en-tête humiliante : « Le Haut-Commandement ». Si Vorwaerts était resté interdit, il y aurait eu là un fait politique important dont le Parti aurait pu profiter plus tard, plus important que celui de la publication du journal avec l’estampille du « Haut-Commandement ». Comme le parti tient plus à son organisation et ses publications qu’à ses conceptions politiques, Vorwaerts existe en tant que double témoin de l’insolence sans bornes des dirigeants Junkers à Louvain et à Berlin et du « possibilisme » illimité de la Social-démocratie.

L’aile droite adopta une position plutôt « de principe », issue des conceptions politiques. Ces conceptions fondamentales du Réformisme allemand furent exposées par Wolfgang Heine au cours d’une discussion amusante : faut-il se précipiter hors du Reichstag en criant « Hoch ! Hoch der Kaiser ! » (Vive l’empereur !), ou tout simplement rester assis ?

« L’établissement d’une République n’a aucune chance actuellement, et pendant longtemps dans le futur, et par conséquent la question n’a pas sa place dans notre politique courante… Seule la coopération avec la bourgeoisie libérale peut amener à des succès pratiques. Mais la solidarité parlementaire serait mise en difficulté par les démonstrations qui offenseraient la majorité monarchiste du Reichstag. »

Si seulement la perspective d’offenser l’étiquette impériale empêche l’union avec la bourgeoisie libérale, que dire alors de ce qui se passerait au moment du péril ! Alors la rupture avec la « nation bourgeoise » interdirait tout espoir de réformes et tout espoir aux réformistes ! Cette conduite dictée aux routiniers du Centre-droit par la simple nécessité de sauvegarder « l’organisation » se complète chez les révisionnistes, de conceptions politiques. Le point de vue de ces derniers est bien plus étoffé et a fini par l’emporter. Presque toute la presse du Parti insiste sur ce qu’elle dénonçait si violemment autrefois : sur le fait que la conduite patriotique des travailleurs doit leur assurer, après la guerre, l’indulgence des classes possédantes. La Social-démocratie ne s’est pas comportée en force révolutionnaire ne se laissant pas emporter par le tourbillon nationaliste et attendant le moment favorable d’agir en coopération avec les autres fractions de l’Internationale pour se mêler au cours des événements, non, elle s’est comportée comme un lourd convoi militaire menacé par la cavalerie ennemie. Elle a compromis toute la destinée de l’Internationale en se conduisant comme un État conservateur dans l’État.

« Regarde ce qui se passe en Belgique ! » écrivait le journal Vorwaerts, animant l’esprit guerrier des travailleurs combattants. « Là-bas, les maisons ouvrières sont transformées en hôpitaux, les journaux sont supprimés, la vie est écrasée ! »[11].

« Tiens bon ! Jusqu’à la victoire finale ! » (Toujours extrait de Vorwaerts). En d’autres termes : « Détruisez encore plus et plus loin, effrayez-vous vous-mêmes de ce que vos mains ont fait ! » « Regarde ce qui se passe en Belgique. »

Ce qui vient d’être dit plus haut s’adresse non seulement à la Social-démocratie allemande, mais à toutes les fractions de l’Internationale. Mais ceci n’épuise pas la question : « Quelles sont les raisons de la faillite de l’Internationale ? ». Il reste un facteur non encore cité qui est à la base des événements que nous traversons. L’Impérialisme, la dépendance de la lutte prolétarienne et sa lutte professionnelle contre les succès de l’Impérialisme posent une question qui, à notre connaissance, n’a pas été examinée par la presse socialiste. Nous ne pouvons-nous livrer à ces considérations dans le cadre d’un pamphlet politique qui fait l’objet de notre brochure. Tout ce que nous pourrons dire à ce sujet sera obligatoirement sommaire.

Le prolétariat est intimement intéressé au développement des forces productrices. Le pouvoir, tel qu’il s’est forgé par les révolutions et les guerres de 79 à 70, est le type fondamental du développement économique de cette période. Le prolétariat a pleinement et consciemment collaboré au développement des forces productrices sur une base nationale. Il a soutenu la bourgeoisie dans sa lutte contre les ennemis extérieurs et dans son combat contre la monarchie, le féodalisme et l’Église, pour un régime de démocratie Quand la bourgeoisie occupa le pouvoir, autrement dit prit une position réactionnaire, le prolétariat reprit le travail historique de celle-ci. Pratiquant envers elle une politique de conciliation, de culture et de démocratie, il participa à l’accroissement du marché national. Il était intéressé économiquement par la culture et la démocratisation des autres nations, consommateurs ou fournisseurs par rapport à son propre pays. Là réside le plus grand devoir de la solidarité prolétarienne internationale, non seulement comme but, mais comme politique quotidienne. La lutte contre les parasites féodaux, les exigences impitoyables du militarisme contre les exactions des propriétaires terriens servirent le développement des forces productrices. C’est pourquoi une écrasante majorité des syndicats allemands se rallia à la Social-démocratie. L’organisation professionnelle du prolétariat ressent profondément toute atteinte au développement cité ci-dessus.

Quand le Capitalisme passa du stade national au stade impérialiste et mondial, l’industrie de chaque pays, et en même temps la lutte du prolétariat, se trouvèrent sous la dépendance directe des fluctuations du marché mondial qui se développe et se garantit par la création de flottes de combat autrement dit : en contradiction avec les intérêts de la classe des travailleurs, ceux des différentes couches du prolétariat se firent de plus en plus nombreux et dépendirent de plus en plus directement de la politique extérieure du gouvernement. L’Angleterre la première fonda son développement capitaliste sur les bases de la rapacité impérialiste. Elle intéressa économiquement les couches supérieures des travailleurs à son hégémonie. Le travailleur anglais diminua sa lutte contre la bourgeoisie, profitant de l’exploitation des peuples arriérés. Il se départit de sa politique isolée quand l’Angleterre commença à perdre sa suprématie commerciale au bénéfice de son plus redoutable concurrent : l’Allemagne. Celle-ci croissait, non seulement comme puissance mondiale, mais aussi militaire, et la dépendance matérielle et morale de larges cercles du prolétariat vis-à-vis de l’Impérialisme ne faisait qu’augmenter. Le 11 août, Vorwaerts écrivait « que les ouvriers allemands considèrent la neutralité italienne en purs chauvins, ces ouvriers qui se considéraient comme politiquement conscients et à qui, tant d’années, on avait avec un très maigre succès dénoncé les périls de l’Impérialisme ».

Cela n’a pas empêché Vorwaerts de fournir aux ouvriers allemands des arguments « nationaux » et « démocratiques » pour les inciter à défendre l’œuvre sanglante de l’Impérialisme (chez beaucoup de feuilletonistes, l’échine est aussi souple que la plume). Mais tout ceci ne change rien au fait que les travailleurs allemands n’ont pas trouvé au moment décisif l’opportunité de faire éclater leur hostilité au régime — au contraire, ils ont exécuté ses ordres avec un zèle remarquable, le tout couvert d’une pompeuse phraséologie nationale et démocratique.

Ce n’est pas la première fois que l’Impérialisme « socialiste » a trouva des défenseurs dans la Social-démocratie. Il suffit de se souvenir qu’au Congrès de Stuttgart la majorité de la délégation allemande — pour la plupart des fonctionnaires du parti — vota contre la résolution marxiste sur la question des colonies. Ce fait qui fit alors sensation, reçoit maintenant sa pleine signification à la lumière des événements actuels. La presse lie la destinée du travailleur allemand à cette des Hohenzollern. Nier les tendances impérialistes au sein de l’Internationale et le rôle immense qu’elles ont joué dans la conduite des Partis socialistes, c’est fermer les yeux à l’évidence. Ces faits sont troublants. Mais en eux réside l’inéluctabilité de la crise révolutionnaire. Tant que le Capitalisme avait une base nationale, le prolétariat ne pouvait pas ne pas collaborer par l’intermédiaire du Parlement, des conseils communaux et par son activité dans le développement des forces de production. Les tentatives des anarchistes d’opposer à la lutte politique de la Social-démocratie, une agitation formellement révolutionnaire échouèrent complètement, se terminant pour eux par l’isolement et l’extinction. Pour autant que le pouvoir capitaliste devient mondial, c’est-à-dire impérialiste, le prolétariat ne peut lui faire obstacle sur la base du programme (appelé minimal) fondé sur les conditions de coexistence des travailleurs et d’un gouvernement national. Dans la lutte des tarifs douaniers et la reconnaissance légale, le mouvement ouvrier ne peut déployer l’énergie dont il faisait preuve contre le féodalisme. Il doit renouveler ses méthodes de combat, car obligé de s’adapter au changement constant du marché, il tombe matériellement et moralement sous la coupe de l’Impérialisme. Pour lui opposer ses dernières forces, le prolétariat ne peut que se rassembler sous le drapeau du Socialisme. La classe ouvrière est d’autant plus désarmée que son immense organisation se tient encore sur le terrain du Possibilisme. Elle ne peut espérer vaincre qu’en s’engageant sur la voie de la lutte social-révolutionnaire.

La défaite de la IIe Internationale est avant tout la faillite de son système tactique. Les méthodes employées par une opposition parlementaire ne sont pas seulement infructueuses objectivement, mais perdent toute valeur aux yeux des travailleurs qui voient clairement l’Impérialisme se profiler derrière les parlementaires et qui constatent qu’ils dépendent de plus en plus des succès de ce dernier sur le marché mondial. Tout socialiste qui pense se rend compte que le passage du Possibilisme à la Révolution ne peut se faire que par des convulsions historiques. Mais, par contre, que celles-ci fassent s’écrouler l’Internationale, personne ne l’avait prévu !

L’Histoire travaille avec une cruauté gigantesque. Que signifie pour elle la cathédrale de Reims ? Que peuvent compter des centaines ou des milliers de réfutations politiques ? Qu’est-ce pour elle que la vie de millions d’hommes ? Le prolétariat s’est tenu trop longtemps à un stade de préparation, plus longtemps que ne le pensaient ses fondateurs. L’Histoire a pris le balai, a balayé l’Internationale des Épigones et a jeté des millions d’êtres humains sur le champ de bataille où le sang s’écoule avec leurs dernières illusions ! Effroyable expérience ! De sa conclusion dépend peut-être la destinée de la culture européenne.

L’époque révolutionnaire[modifier le wikicode]

À la fin du siècle dernier, se déroulait en Allemagne une âpre discussion sur le thème suivant : l’influence de l’industrialisation sur la force militaire du pays. Les politiques agrariens et des écrivains, tels que Zehring, Karl Ballod et Georges Hansen, découvrirent que le rapide accroissement de la population urbaine au détriment des paysans minait la base de la puissance militaire et en tirèrent — évidemment ! — des conclusions patriotiques en faveur du protectionnisme agrarien. Brentano et son école prirent sur le point de vue diamétralement opposé. Ils prétendaient que l’industrialisation créait de nouvelles ressources financières et techniques et donnait aux prolétaires cette force vive qui est capable de produire de nouveaux moyens de défense et d’attaque. Brentano tire la leçon de la guerre de 1870 : « les régiments originaires de la Westphalie fortement industrialisée constituent une élite », et il explique ce fait par une meilleure capacité de l’ouvrier de s’adapter aux circonstances. Il n’est pas indispensable de chercher qui a raison dans cette querelle des deux écoles. La guerre démontre que l’Allemagne, qui a eu les plus grands succès sur la voie du Capitalisme, s’est montrée capable de déployer la plus grande force militaire. Cette guerre fournit la preuve que, dans toutes les nations belligérantes, le prolétariat peut montrer une énergie colossale. Ce n’est pas « l’héroïsme » passif de la paysannerie soumise au fatalisme et aux superstitions de la religion. C’est un héroïsme individualisé, pleinement conscient de ses actes, que celui de l’ouvrier. Hélas ! L’Idée pour laquelle combattent les travailleurs est celle du nationalisme belliqueux, l’ennemi mortel du prolétariat. Les classes dirigeantes se sont révélées assez fortes pour imposer leurs vues aux travailleurs, et ces derniers sacrifient leur intelligence, leurs passions et leurs capacités au service de leurs ennemis. Ce fait souligne l’effrayante défaite du Socialisme. Mais on découvre en lui la possibilité d’une victoire définitive. Sans le moindre doute celle classe qui montre tant d’abnégation dans les combats fera preuve d’encore plus de qualités quand le cours des événements la conduira sur les chemins où l’attend sa mission historique.

La prise de conscience, l’instruction et l’organisation du prolétariat ont fait découvrir en lui des sources immenses d’énergie révolutionnaire qui n’ont pas trouvé d’exutoire dans la lutte quotidienne. La Social-démocratie a appelé à la prise de conscience les couches supérieures du prolétariat, mais elle a freiné leur énergie révolutionnaire en les soumettant à une politique d’attentisme. Le caractère réactionnaire et « freineur » de l’époque ne permettait pas au prolétaire de faire preuve d’abnégation et d’héroïsme, ce que l’Impérialisme exige de lui, à présent. Ce dernier arrive à son but en poussant les travailleurs sur des positions de « self-défense » nationale, ce qui signifiait pour ceux-ci la défense de tout ce qu’ils avaient créé — non seulement les richesses nationales, mais leurs organisations, tout ce qu’ils avaient conquis au cours de luttes incessantes et harassantes. L’Impérialisme a détruit l’équilibre instauré en démolissant les écluses et canalisé à son profit le torrent de l’énergie révolutionnaire.

Cette colossale expérience historique, qui a d’un seul coup renversé l’Internationale, cache néanmoins en lui-même un danger mortel pour la société bourgeoise. Le marteau arraché des mains du prolétaire a été remplacé par le fusil. Le travailleur aux pieds et poings liés par l’automatisme où l’a réduit le Capitalisme fait surface subitement quand il place les buts de la collectivité au-dessus des biens terrestres et même de sa vie. Avec les armes qu’il a façonnées lui-même qui, suivant Lassalle, sont la garantie de la Constitution. Il franchit des frontières, participe à des réquisitions, à des actes de violence. Des changements se produisent, jamais encore observés. Le prolétaire savait déjà que « la force prime le droit ». Sa pensée politique lui fait voir la réalité à travers le « possibilisme » et le « légalisme » bourgeois. Il apprend maintenant à mépriser cette légalité et à la détruire. Dans sa psychologie, les moments statiques cèdent le pas aux moments dynamiques. Il apprend que, s’il ne peut contourner l’obstacle, il peut le renverser. Presque toute la population mâle d’une nation passe par l’effrayante école de la guerre qui forge un nouveau type d’homme. Au-dessus des normes bourgeoises, de sa morale, de son droit, de sa religion se dresse le poing de fer de la nécessité !

« Nécessité fait loi », a déclaré le chancelier. Les monarques s’exhibent publiquement et, en un langage de marchands forains, se reprochent mutuellement la responsabilité de la guerre ; les gouvernements trahissent solennellement la parole donnée, le clergé renie son Dieu en le crucifiant sur l’autel du militarisme ! N’est-il pas clair que ces faits doivent créer de profonds changements dans la psychologie des masses laborieuses, enlever leur hypnose devant le respect de la loi, créateur d’attentisme. Les classes possédantes, à leur grande horreur, doivent s’en persuader. Le prolétariat, ayant passé par l’école de la guerre, ressentira au premier heurt la force de parler un langage énergique. « Nécessité fait loi », répondra-t-il à celui qui fera allusion à la légalité. Cette cruelle nécessité qui règne en souveraine pendant et après la guerre sera capable de soulever les masses.

C’est le prolétaire qui ressentira le plus vivement l’état d’affaiblissement total où sera plongée l’Europe. Les ressources matérielles seront épuisées par la guerre et la possibilité de satisfaire les exigences des masses sera très limitée. Cela conduira inéluctablement à de profonds conflits politiques qui, s’élargissant et s’approfondis­sant, peuvent prendre le caractère d’une révolution sociale dont le cours et l’issue sont, évidemment, imprévisibles à l’heure actuelle.

D’autre part, la guerre, avec ses armées immenses et ses armes diaboliques de destruction, peut épuiser non seulement les ressources matérielles de la communauté, mais aussi les forces morales des prolétaires. Cette guerre n’a pas de but précis et limité, elle ne prend pas un caractère défensif ou offensif, elle ne peut qu’amener à la destruction de tous les participants. Ne rencontrant pas de résistance interne, elle peut durer plusieurs années avec des succès provisoires pour l’un ou l’autre camp, jusqu’à l’épuisement total des principaux belligérants. Toute l’énergie combative du prolétariat peut s’éteindre en ce terrible travail d’auto-destruction. Comme résultat, notre culture peut être rejetée en arrière pour des générations entières ! La paix, issue non de la volonté des peuples en guerre, mais de leur épuisement, ne pourrait être qu’une répétition de la paix de Bucarest qui termina la guerre des Balkans. Elle conserverait les mêmes contradictions, les mêmes antagonismes, les mêmes sources de conflit. L’œuvre de deux générations de socialistes serait noyée sous des flots de sang

Quels est, de ces perspectives, la plus vraisemblable ? Il n’est pas possible de le prévoir théoriquement. L’issue dépend de l’activité des forces vives de la communauté et, en tête, de la Social-démocratie révolutionnaire.

« Cessation immédiate des hostilités », voici le slogan au moyen duquel le Socialisme peut regrouper ses rangs disséminés. Le prolétariat ne peut mettre sa volonté de paix sous la dépendance des États-majors ; au contraire, il doit l’opposer aux conceptions de ceux-ci. Ce que les gouvernements appellent la lutte pour la conservation de ce qui est national n’est qu’une auto-destruction. La « self-défense » authentique ne consiste plus qu’en la lutte pour la paix. Ce qui veut dire, pour nous, non seulement lutte pour sauver les biens culturels et matériels de l’humanité mais, par-dessus tout, lutte pour sauvegarder l’énergie révolutionnaire du prolétariat. Rassembler les forces du prolétariat dans la bataille pour la paix, c’est attaquer l’Impérialisme sur tous les fronts. Les conditions de paix conclues par les peuples et non par des « finasseries » entre diplomates doivent être les mêmes pour toute l’Internationale.

Aucune annexion ! Aucune contribution ! Le droit de chaque nation à son auto-détermination ! Les États-Unis d’Europe — sans monarque, sans armée permanente, sans classe féodale dirigeante, sans diplomatie secrète !

La campagne pour la paix doit être menée simultanément et avec tous les moyens dont dispose la Social-démocratie. Ses thèmes sont : 1° libérer les peuples de l’hypnose du nationalisme, 2° épurer à fond les Partis officiels actuels du prolétariat. Les nationaux-révisionnistes et les sociaux-patriotes qui ont exploité les conquêtes du Socialisme et profité de son influence sur les masses laborieuses dans des buts national-militaristes, doivent être rejetés dans le camp des ennemis de classe du prolétariat. La Social-démocratie révolutionnaire n’a pas à craindre de demeurer isolée. Au contraire ! La guerre mène contre elle-même la plus farouche des propagandes. Chaque jour, de nouvelles masses viendront se grouper sous notre drapeau, si celui-ci est l’étendard glorieux de la paix et de la démocratie. Armés du slogan « Paix », nous isolerons la réaction belliciste et l’obligerons à battre en retraite.

***

Nous, marxistes révolutionnaires, n’avons aucune raison de perdre espoir. L’époque dans laquelle nous entrons sera notre époque. Le Marxisme n’est pas vaincu. Au contraire : si le grondement de l’artillerie sur tous les champs de bataille européens signifie la faillite des organisations historiques du prolétariat, il proclame la victoire théorique du Marxisme. Que reste-t-il à présent du développement « pacifique », de l’effondrement des contradictions capitalistes, de l’accroissement mesuré et progressif du Socialisme ? Les réformistes, qui espéraient « arriver » en faisant collaborer la Social-démocratie avec les partis bourgeois, en sont réduits à souhaiter une victoire des armées nationales. Ils comptent sur les castes dirigeantes pour exaucer les vœux des prolétaires en récompense de leur patriotisme. Cette conception serait complètement « imbécile », si elle ne dissimulait pas un espoir beaucoup moins « idéaliste » : ma victoire apporterait à la bourgeoisie de la nation victorieuse une base plus large d’enrichissement au détriment des autres bourgeoisies vaincues et permettrait un partage des « dépouilles » avec le prolétariat de cette nation au détriment des autres prolétaires. Le Réformisme s’est métamorphosé en Socialisme impérialiste.

Sous nos yeux, se produit la liquidation désastreuse de tout espoir en un meilleur bien-être du prolétariat mondial. Pour sortir de leur impasse, les réformistes cherchent, en contradiction avec leur doctrine, la force, non chez les travailleurs, mais chez les classes dirigeantes.

Après 1848, la bourgeoisie allemande renonça aux méthodes révolutionnaires. Elle confia aux féodaux le soin de régler la question de son développement par la solution guerrière. Le processus général du demi-siècle dernier a placé le prolétariat devant le problème de la Révolution. S’en détournant, les réformistes durent accepter les restes du Libéralisme bourgeois : ils laissent le soin aux féodaux de régler le problème que pose le prolétariat par la solution de la guerre. Mais là se termine l’analogie. La création de gouvernements nationaux a résolu le problème de la bourgeoisie pour toute l’époque passée et les guerres coloniales si nombreuses sont venues en complément pour élargir le champ d’action ouvert au développement capitaliste.

L’ère des guerres coloniales a conduit au conflit actuel. Après le partage du monde, entre les puissances capitalistes, il ne restait plus à celles-ci qu’à s’arracher leurs conquêtes l’une à l’autre. Citons à nouveau les paroles de Georges Imer ! « Qu’on cesse de nous dire que le peuple allemand est arrivé trop tard »… etc.

Un nouveau partage des colonies n’élargit pas la base du développement capitaliste ; ce qu’il gagne d’un côté, il le perd de l’autre. Un apaisement momentané de la lutte des classes en Allemagne ne serait atteint que par une recrudescence de ces mêmes conflits en Angleterre et en France et vice versa.

À ceci vient se joindre un facteur décisif : le réveil capitaliste des colonies auquel la guerre donnera une forte impulsion. La désorganisation de l’ordre mondial entraînera celle de l’ordre colonial. Les colonies perdront leur caractère « colonial ». Quoi qu’il en soit de l’issue du conflit, le résultat ne peut en être que l’amoindrissement de la base du Capitalisme européen. La guerre ne résout pas la question du prolétariat ; au contraire, elle la rend plus aiguë. Et voici le monde capitaliste placé devant ces deux possibilités : Guerre permanente ou Révolution du prolétariat. Si la guerre a « passé par-dessus » la tête de la IIe Internationale, ses conséquences immédiates la feront passer par-dessus celle de la bourgeoisie mondiale. Nous ne nous livrons pas au désespoir devant le naufrage de l’Internationale, cette vieille forme idéologique balayée par l’Histoire ! L’ère révolutionnaire sera créée à partir des sources inépuisables du prolétariat qui s’élèveront à la hauteur des nouveaux problèmes. Nous nous mettons à l’ouvrage sous les aboiements enragés des mercenaires et le glapissement patriotique des chacals capitalistes. Nous gardons la tête froide au milieu de cette musique infernale de mort. Nous gardons la vue claire et nous nous sentons l’unique force créatrice de l’avenir ! Nous sommes plus nombreux qu’aujourd’hui. Soixante-sept ans après la publication du « Manifeste », se grouperont sous notre drapeau des millions d’hommes qui n’ont rien à perdre, sauf leurs buts !

  1. Il est significatif que les opportunistes austro-hongrois qui étaient, en principe, adversaires de la terreur individuelle sympathisent plus avec les terroristes russes qu’avec nous. Ils donnent libre cours à leur indignation pour stigmatiser « l’acte vil perpétré à Sarajevo ». En leur crise de chauvinisme « ces pauvres types » sont incapables de concevoir que le terrorisme Princip incarne le principa nationaliste, tout comme le fit le sympathique allemand Sand. Que veulent-ils ? Que nous transférions notre sympathie de Sand à Kotzébue ? Pourquoi ces eunuques ne conseillent-ils pas aux Suisses de démolir les monuments consacrés à Guillaume Tell « ce perfide meurtrier » et d’en élever à l’un des devanciers spirituels de l’archiduc assassiné, l’autrichien Gessler ?
  2. Pour comprendre exactement ce fait, il faut bien se mettre en tête la situation politique : Des conjurés serbes abattent un Habsbourg représentant le cléricalisme, le militarisme et l’impérialisme austro-hongrois. Profitant de ce fait avantageux pour elle, la clique belliciste de Vienne envoie un ultimatum à la Serbie, un des plus honteux de toute l’histoire de la diplomatie. Le gouvernement serbe propose de soumettre le cas à la Cour de La Haye. L’Autriche déclare la guerre à la Serbie. Ceci n’enlève rien au mérite de nos deux amis cités ci-dessus qui refusèrent leur confiance au pouvoir. L’auteur de ces lignes se trouvait en Serbie au début de la guerre des Balkans. Le Parlement votait les crédits militaires. Contre 200 oui, un seul Non, celui du socialiste Liaptchevitch fut accueilli par un silence de mort.
    Tous ressentirent la force de cette protestation qui restera en notre mémoire comme un des souvenirs des plus brûlants.
    Additif à la présente édition : Liaptchevitch ne réussit pas à tirer les conclusions indispensables à sa position révolutionnaire. Le déroulement des événements le rejeta en arrière. Actuellement, il appartient avec son groupe à la IIe Internationale et demie.
  3. On envisage dans le texte une révolution telle, que non seulement, elle chassera les Hohenzollern, mais démolira les bases sociales du régime impérial allemand. Il est évident qu’une semblable révolution n’a pas encore eu lieu en Allemagne.
    Additif à la présente édition : Il va sans dire que la défaite et la dislocation de l’Autriche-Hongrie par les Alliés ne nous rapproche pas de la solution du problème suivant : comment faire cohabiter et collaborer économiquement et culturellement les peuples de l’Europe centrale et sud-orientale. Les nœuds ont été resserrés désespérément. Seule l’épée du prolétariat pourra les trancher.
  4. À cette époque il fallait supposer, comme le faisaient surtout les sociaux-patriotes, que la victoire allemande serait remportée en quelques semaines et que le militarisme allemand écraserait la Révolution russe. Mais la guerre s’étant prolongée et la révolution n’ayant éclairé qu’après trois ans, l’Europe bourgeoise à la fois victorieuse et vaincue était tellement épuisée qu’elle n’a pas trouvé la force de l’écraser (L. T., mars 1922).
  5. Marx écrivait à Engels : « Il est typiquement prussien de penser que, sans uniforme, on n’a pas le droit de défendre sa patrie ».
  6. Engels écrivait en 1890 avec justesse : « La Russie n’a de valeur que dans les guerres dont le fardeau principal retombe sur ses Alliés. Leur territoire est dévasté et ils constituent la grande masse des combattants, les russes jouant le rôle de réserves.
    « Le Tsarisme n’obtient des victoires que sur de faibles adversaires tels que la Perse, la Turquie et la Suède. Maintenant on peut placer l’Autriche sur le même rang.
  7. Ludwig Frank, social-patriote bien connu, engagé volontaire, fut tué au début de la guerre.
  8. Le vieux Molkenbuhr, que j’ai rencontré au début de la guerre à Zürich.
  9. Tory : conservateurs anglais auxquels Heydemann appartint dans sa jeunesse. Il fut le leader de l’organisation social-démocrate britannique jusqu’à la guerre.
  10. Le paragraphe 14 de la Constitution offrait à la monarchie et à la bureaucratie un champ très vaste pour leurs « créations » extra-parlementaires.
  11. Un correspondant de Vorwaerts raconta sur le mode sentimental, comment, recherchant des camarades belges dans la Maison du Peuple à Bruxelles, il tomba sur un hôpital de campagne allemand. Qu’avait-il besoin de ces camarades belges ? « Pour les gagner à la… cause du peuple allemand » — à un moment, où Bruxelles était déjà « conquis » à la « cause du peuple allemand ».