I. D’Autriche en Suisse

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Les terroristes serbes et les « libérateurs » français.

L’état d’esprit des viennois aux premiers jours de la guerre[1]

Quelques jeunes Serbes, des enfants encore, en assassinant l’héritier du trône des Habsbourg, déclenchèrent des événements dont la portée fut incalculable.

Ces révolutionnaires nationalistes et romantiques s’attendaient moins que quiconque aux répercussions mondiales de leur acte terroriste. Plus tard, à Paris, je rencontrai un des membres de cette organisation. Il appartenait au groupe chargé de l’attentat, mais il avait franchi la frontière avant l’événement et, aux premiers jours de la guerre, il s’engagea comme interprète dans la flotte française. Le but des Alliés était d’opérer une descente sur la côte dalmate, afin de provoquer un soulèvement dans les provinces yougoslaves de la monarchie austro-hongroise.

Les navires de guerre français furent munis de presses serbes, afin de pouvoir imprimer des proclamations révolutionnaires. De jeunes Serbes, prêts au sacrifice, devaient diffuser ces tracts et en appeler à la révolte en vue de « l’indépendance nationale ». Officiellement on leur avait donné le titre d’« interprètes ». Cependant, comme toute cette jeunesse constituait à bord d’un vaisseau de guerre un matériel beaucoup trop inflammable, on leur avait adjoint, sur le navire amiral, un vieux « chargé de la surveillance intérieure », un vieil espion serbe ! Il est plus que probable que cette sage précaution était due à l’Ambassade de Russie qui, dans ce genre d’opérations, possédait sur ses Alliés une véritable suprématie…

Toute l’entreprise finit, comme on le sait, en queue de poisson. La flotte française croisa en Adriatique, parvint jusqu’à Pola, puis, après quelques salves sans résultat, rebroussa chemin. Pourquoi ? se demanderont avec étonnement tous les non-initiés. Mais déjà dans les cercles politiques et journalistiques français, la nouvelle courait de bouche à oreille : « L’Italie ne veut pas »… du débarquement. Soulever les provinces méridionales de l’Autriche-Hongrie ne pouvait se faire que sous le drapeau de l’Union nationale yougoslave. L’Italie, ayant toujours considéré la Dalmatie comme sienne de « droit » — Quel droit ? « Impérialiste » évidemment —, éleva une protestation contre ce projet de débarquement. À cette époque, il fallait payer de retour la neutralité bienveillante de l’Italie, comme plus tard son entrée dans le conflit. Voilà la raison pour laquelle les bateaux français prirent le chemin du retour de façon inattendue, ramenant tout le matériel d’imprimerie, les interprètes et le vieil espion qui les surveillait…

— « Alors, que dois-je faire ? » me demandait le jeune Serbe dont j’ai parlé plus haut. « Les Alliés vendent les Serbes à l’Italie. Où est la guerre pour la libération des petits peuples ? Au nom de quelle cause, devons-nous périr, nous autres Serbes ? Suis-je devenu volontaire pour qu’avec mon sang, la Dalmatie tombe entre les mains italiennes ? Et pour quoi ont péri mes camarades à Sarajevo ? Gavrilo Princip et les autres ?

Ce jeune homme était plein en désespoir, avec son visage grêlé et ses yeux fiévreux.

La duperie de la guerre « libératrice » se révélait à lui avec son côté dramatique… Je connus par lui beaucoup de détails sur les organisations révolutionnaires yougoslaves et en partie je fus renseigné sur le groupe de ces jeunes qui abattirent l’archiduc. L’organisation, qui portait le nom romantique de « Tserna Rouka » (La main noire), s’inspirait des sévères règlements observés par les « Carbonari »[2]. On entraînait le candidat en des lieux mystérieux, on posait un couteau sur sa poitrine découverte et, sous peine de mort, on lui faisait prêter serment de silence et de fidélité. Les directives partaient de Belgrade vers toutes les provinces de la Monarchie Habsbourgeoise, remplies de jeunes prêts à tous les sacrifices. Les fils de la conjuration étaient à Belgrade entre les mains de politiciens et d’officiers proches du trône et de l’Ambassade russe. Les agents des Romanov dans les Balkans ne reculèrent jamais devant l’emploi de la dynamite.

Vienne portait le deuil, ce qui n’empêchait nullement de nombreux citadins de laisser percer une certaine indifférence vis-à-vis de la perte de l’héritier impérial. Mais alors la presse intervint pour « travailler » l’opinion publique. Il est difficile de trouver des accents assez sévères pour stigmatiser les procédés employés par les journaux de tous les pays pour décrire les événements de la guerre. Dans cette orgie de bassesses, la presse autrichienne n’occupe pas la dernière place.

Aux ordres de cette « centrale » inconnue du public, issus du « chaudron » diplomatique où se décident les destinées des peuples, les « scribouilleurs » de toutes catégories racontèrent au sujet de l’attentat de Sarajevo des mensonges comme jamais le monde n’en avait entendu depuis sa création.

Nous, socialistes, aurions pu regarder avec un mépris tranquille le travail « de Caïn » de la presse « patriotique » des deux camps, preuve de l’abaissement moral de la société bourgeoise, si… des journaux importants des Partis socialistes ne s’étaient pas engagés sur la même voie. Cela nous porta un coup d’autant plus terrible qu’inattendu. Mais la palme revient à l’Arbeiter Zeitung [Journal des Travailleurs]. Depuis que j’habitais Vienne (sept ans : de 1907 à 1914) j’avais eu suffisamment l’occasion d’approcher les cercles dirigeants sociaux-démocrates pour n’attendre d’eux aucune initiative révolutionnaire. La tournure purement chauvine des articles de Leitner, le responsable de la chronique étrangère, était déjà suffisamment connue avant la guerre. Déjà en 1909, j’avais eu l’occasion d’intervenir dans Neue Zeit contre la ligne prusso-autrichienne tenue par l’organe central de la Social-démocratie autrichienne. Pendant mon voyage dans les Balkans, combien de fois, n’entendis-je pas mon inoubliable ami Dmitri Toutsévitch (tué, plus tard, en tant qu’officier de l’armée serbe) s’exprimer comme suit sur le compte des socialistes balkaniques en général et serbe en particulier ! Il se plaignait de ce que la presse bourgeoise serbe citait avec une joie mauvaise l’Arbeiter Zeitung, anti-serbe, pour démontrer que la solidarité internationale entre les travailleurs n’était qu’un mythe !

En dépit de ces informations, je ne me serais jamais attendu, de la part d’Arbeiter Zeitung, à un tel déchaînement haineux…

Après le « fameux » ultimatum de l’Autriche à la Serbie, commencèrent à Vienne des manifestations patriotiques. La plupart des participants étaient des adolescents. La masse ne montrait pas un réel chauvinisme, mais il y régnait une grande excitation ; des transports d’enthousiasme se mêlaient à une attente de grands événements et à une espérance de changement… changement en mieux, évidemment. Et la presse exploitait bassement cet état d’esprit.

« Tout dépend maintenant de l’attitude de la Russie, me déclara le député socialiste du Reichstag, Léopold Winarsky, décédé pendant la guerre. Si le tzar s’en mêle la guerre deviendra populaire. »

De fait, il ne fait aucun doute que l’avertissement donné par le tzar à l’Autriche et à l’Allemagne remua les foules « germaniques » à un degré extraordinaire. Le Tsarisme avait une telle réputation de despotisme que les propagandistes allemands n’avaient pas de peine à faire admettre que la guerre dirigée contre le tyran oriental était « une guerre de libération ». Ceci n’excuse en rien les Scheidemann, qui s’empressèrent de « traduire » les mensonges « hohenzollerniens » en langage « socialiste ». Ceci nous montre l’état de dégradation où sont tombés « nos » Plékhanov et Deutsch, qui se sont faits ouvertement les avocats de la diplomatie tzariste à l’époque de ses plus grands crimes.

L’état d’esprit de la social-démocratie autrichienne ;

Victor Adler. — départ pour Zürich.

Les événements se bousculaient. Il nous arriva un télégramme annonçant la mort de Jaurès. Les journaux étaient tellement pleins de mensonges haineux que nous ne voulûmes pas y croire et restâmes plusieurs heures entre le doute et l’espoir, d’autant plus qu’un télégramme était parvenu relatant l’assassinat de Poincaré et un soulèvement des Parisiens. Mais trop vite, s’évanouit l’espoir que la disparition de Jaurès n’était qu’une fausse nouvelle… Le 2 Août, l’Allemagne déclara la guerre à la Russie. Mais le départ de la colonie russe avait déjà commencé. Le 3 août, je me rendis à Winzeil, dans le nouvel immeuble occupé par Arbeiter Zeitung pour conférer de notre sort futur (les russes) avec les députés sociaux-démocrates.

Au secrétariat, je rencontrai Freidrich Alder, alias « Dr Fritz », ainsi appelé pour le différencier de son père, Victor Adler, surnommé tout simplement « Docteur » sans autre marque de distinction. De taille assez haute, maigre, avec un front généreux et des cheveux clairs, Fritz était un original avec un penchant pour un langage percutant et des anecdotes triviales. Il avait passé un an et demi à Zürich en qualité de privat-decent à la chaire de physique et de rédacteur du journal socialiste Volkrecht.

Pendant la guerre, le Socialisme suisse éprouva un renouvellement interne total, ses objectifs changèrent tout à fait. Les « bonzes » du Parti qui croyaient que le Marxisme s’appuyait sur le dicton « Chi va piano, va sano », passèrent au second plan…

Jusqu’à la guerre, le socialisme suisse se caractérisait par son profond provincialisme. Adler ne put y résister ; il retourna à Vienne, entra à la rédaction du mensuel Der Kampf et au secrétariat du Parti. En outre, il assuma la diffusion du bulletin de combat hebdomadaire Das Volk qui avait de gros tirages, principalement pour la province Pendant les premières semaines précédant la guerre, Fr. Adler s’occupait des préparatifs d’un congrès international. Sur sa table de travail s’étalaient des timbres spécialement commandés pour le congrès et un tas de brochures de toutes sortes. Le Parti avait déjà dépensé plus de 20 000 couronnes, ainsi que le « déplorait » le trésorier.

Il eût été prématuré de dire qu’on pouvait constater, dans l’immeuble de la Wienzeile, des regroupements significatifs. Non ! Cela n’avait pas encore lieu. Mais l’on sentait clairement le changement psychologique de l’opinion envers la guerre. On eût dit « qu’ils » (les membres du parti) se réjouissaient de la guerre ; ils maudissaient les russes et les Serbes, ne faisant pas une distinction très nette entre les gouvernements et les peuples. Ils se révélaient être des nationalistes convaincus, avec tout juste un vernis de culture socialiste qui disparaissait à tire d’aile.

D’autres, avec Victor Adler à leur tête, considéraient la guerre comme une catastrophe extérieure, qu’il fallait bien « supporter ». Cette attitude passive d’attentisme du chef influent du Parti n’était qu’un paravent pour l’agitation frénétique de l’aile « national-activiste ». Victor Adler, esprit pénétrant et fin, de caractère charmeur, était, en tant que personnalité, bien au-dessus de sa politique qui consistait en compromissions adroites faites à des conditions désespérantes. Ceci l’amenait à un haut degré de scepticisme. Cette attitude, bien individuelle, dépassait la mentalité des collaborateurs d’Adler, chez qui le scepticisme devenait cynisme. L’aversion du premier pour « l’affectation de la recherche » en politique se transformait, chez ses collaborateurs, en un persiflage des valeurs fondamentales du Socialisme. Cet assortiment de collaborateurs est à lui seul caractéristique et suffit à faire juger tout le système d’Adler senior.

Le fils Adler, avec son tempérament révolutionnaire intransigeant, était hostile à ce système. Il dirigeait ses critiques, témoignait toute sa méfiance et manifestait toute sa haine à son propre gouvernement. Au cours de notre dernier entretien, il me montra le plus récent appel du pouvoir à la population ; espionner et faire arrêter les étrangers suspects. Il me parla avec un mépris total des débordements commençants du chauvinisme. Seul son empire sur lui-même l’empêchait de laisser libre cours à son excitation intérieure. Une demi-heure s’écoula avant l’arrivée du « Docteur ». Il me proposa de me rendre aussitôt, en sa compagnie, à la Préfecture de police afin d’y rencontrer le chef de la police politique, un nommé Geyer, pour être fixé sur la conduite du gouvernement envers les émigrés russes résidant à Vienne.

Dans l’auto, sur le chemin de la Préfecture, j’attirai l’attention de mon interlocuteur sur le fait que vienne avait pris un air de fête. « Ceux qui paraissent contents sont ceux qui ne vont pas au front ; et leur joie leur semble être patriotique. En outre, se montrent tous les déséquilibrés, tous les fous : c’est leur heure.

« Mais les gens sérieux restent à la maison, en alerte. Le meurtre de Jaurès est seulement le début. La guerre donne licence à tous les instincts, à toutes les formes de démence… »

Psychiatre, de par son ancienne spécialisation, Adler considère les événements politiques d’un point de vue psycho-pathologique. Comme il était loin de penser, en ce moment, que son propre fils commettrait un meurtre politique… Je rappelle ceci en passant, parce que la presse « jaune » d’Adler et toute une série de publications social-patriotiques tentèrent d’expliquer cet acte désespéré comme l’acte d’un être déséquilibré et même « anormal » (évidemment étant donné leur propre « normalité » de mauvais aloi). Mais la médecine officielle des Habsbourg dut capituler devant la courageuse attitude du terroriste. Avec quel mépris glacial, il a dû répondre aux provocations des eunuques du Social-patriotisme, s’il a pu entendre leurs voix dans sa cellule…[3]

Geyer émit la supposition que l’ordre pourrait bien être donné le lendemain matin, d’interner les Russes et les Serbes. « Bien sûr, nous libérerons ensuite ceux que nous connaissons, mais il peut se produire des méprises. Ajoutez à cela que, plus tard, nous ne les autoriserons pas à quitter le territoire. »

— « En somme, vous me recommandez de partir ? » — « Absolument. Et le plus tôt sera le mieux. » — « Bon, demain, je me rends en Suisse avec ma famille. » — « Hum… j’eusse préféré que le fassiez dès aujourd’hui… »

Cet entretien avait eu lieu à 3 h. À 6 h. 10 min. nous étions assis dans le train qui nous conduisait à Zürich.

la social-démocratie suisse.

— « grütli ». — « eintracht ». — fritz platten.

— ma brochure en langue allemande « la guerre et l’internationale ».

— « agent du grand état-major allemand ».

La social-démocratie suisse est liée, d’une part, à la Social-démocratie allemande, d’autre part, au Socialisme français. Il est donc évident que la crise de ces deux puissants Partis se répercuta en Suisse, entourée de tous côtés par le feu de la guerre. Le Social-patriotisme helvète se caractérisait par le reflet des contradictions apportées par les deux ennemis. Voici un exemple frappant de cette dualité symétrique. Le Parlement suisse possède deux députés, portant le même prénom et le même nom de famille : Johann Sigg de Zürich et Jean Sigg de Genève. Tous deux sont sociaux-patriotes, mais le premier est un ardent germanophile et le second un encore plus ardent francophile. Dans de telles conditions, la politique internationaliste s’avérait le plus sûr procédé d’auto-conservation. De fait, le point de vue internationaliste rencontrait « chez la base du Parti » une adhésion quasi totale. Mais il n’en était pas de même au sommet. L’aile de la droite nationaliste reçut inopinément de la vieille ligue « Grütli », celle qui avait tant contribué au développement de la Social-démocratie suisse. Un des plus combattifs parmi les nationalistes, l’ancien pasteur Pflüger, était un des représentants du Parti au Parlement fédéral. « Si j’étais le Kaiser, déclara-t-il, une fois, à une réunion du Parti, je pointerais aussi mon épée contre la Russie. » Il répéta cette phrase, un mois plus tard, à Berne, mais oh ! Stupeur !! Cette fois-ci, il se produisit l’effet contraire… Une tempête de rires, de sifflets s’éleva, qui empêcha le malheureux candidat de terminer son discours.

Le centre de la gauche était l’organisation « Eintrachr » se recrutant principalement parmi les étrangers : Allemands, Autrichiens, Russes, etc. Fritz Platten, secrétaire de la direction du Parti, était un des plus actifs parmi les éléments suisses. De haute taille, le visage ouvert, Platten est une des figures les plus représentatives de la Social-démocratie suisse. « Les travailleurs ont eu à nouveau la bassesse de courber l’échine… Mais je conserve l’espoir, qu’au cours de cette guerre, ils montreront qu’ils sont capables de mourir, non pas pour les affaires des autres, mais également pour les leurs. »

Sur les lèvres de Platten, ce n’étaient pas des mots ! en 1905, il prit part à la révolution russe (il avait alors 20 ans !) et fit connaissance avec les prisons du tzar… En 1912, il occupait un poste prépondérant à la Commission suprême à Zürich, comme un des dirigeants les plus décidés et les plus courageux.

An 1914, « Eintracht » avait mis au point (septembre) un manifeste international de combat et invité les « leaders » du Parti à une réunion, où il me fut demandé de lire une déclaration défendant ce manifeste. Les « leaders » ne se présentèrent pas ! Ils calculèrent qu’il était trop risqué de prendre nettement position ; ils préférèrent attendre et se limiter aux commentaires des socialistes allemands et français. Il est regrettable de devoir constater que cette psychologie est répandue dans les cercles politiques des nations neutres, y compris les U.S.A., plus que n’importe où ailleurs[4].

Cette réunion organisée par « Eintracht » accepta le manifeste à la quasi-unanimité, le fit publier ensuite dans la presse socialiste où son écho prolongé fit beaucoup pour former l’opinion générale des membres du Parti.

Le juge Otto Lang prit la parole, au cours de la réunion à Berne, dont nous avons parlé plus haut. Son exposé fut d’un pacifisme « bêlant » proche de l’actuelle position adoptée par Kautsky. Mais l’ensemble des exposés fut beaucoup moins nuancé ! Pendant la guerre, le Parti socialiste suisse fit un grand pas à gauche, ce qui amena un bon nombre des anciens « Grütlistes » non seulement à la séparation, mais encore à la fondation d’un Parti indépendant réformiste et social-patriotique. On ne peut pas voir ici une preuve supplémentaire de la profonde différence entre le Social-patriotisme et l’Internationalisme.

Mon séjour en Suisse fut rempli, principalement, par mon travail, qui consistait à rédiger une brochure en langue allemande : La Guerre et l’Internationale. Cette brochure fut composée avec des extraits de mon journal. J’y tentais d’expliquer (à moi-même d’abord) les raisons des faillites des Partis socialistes et de trouver des solutions à cette crise. Platten assuma la responsabilité de diffuser la brochure et s’arrangea de façon à ce que quelques milliers d’exemplaires soient distribués en Allemagne et en Autriche. Entre-temps, j’étais en France et j’appris par un journal français, non sans étonnement, qu’un télégramme d’origine suisse relatait ma condamnation par un tribunal allemand : j’étais condamné par contumace à un emprisonnement en forteresse ! Je dois déclarer ici que les juges à la solde des Hohenzollern me rendirent, par leur verdict (auquel je ne me dépêchais nullement de me soumettre), un service signalé. Pour les calomniateurs socio-patriotes et les auxiliaires marron de la police, ce verdict était le coup d’arrêt à leurs louables efforts qui tendaient à démontrer que je n’étais qu’un agent du « Grand État-Major Allemand ».

La douane française retint un paquet de brochures qui m’était envoyé de Zürich et me fit savoir que lesdites brochures étaient confisquées, étant donné leur origine allemande.

Un Russe raconta l’histoire à Gustave Hervé, qui avait de temps à autre des éclairs d’esprit oppositionnel. Dans son journal La Guerre Sociale, il fit paraître une étonnante protestation contre la confiscation d’une brochure anti-allemande ! Est-ce pour cette raison ou pour une autre que, quelques jours après, les brochures me parvinrent ?

Vaut-il la peine de signaler que la presse social-patriotique allemande s’efforça de démontrer que l’auteur de cette brochure était, en réalité un patriote russe camouflé et un défenseur des intérêts des Alliés. Dans les accusations lancées contre moi, quelle était la part de la calomnie consciente et celle irréfléchie du chauvinisme ? Y répondre n’est guère facile. En tout cas, il est hors de doute que le Social-patriotisme enlève aux gens l’habitude de considérer un socialiste uniquement comme socialiste.

Quand les serfs se rencontraient, ils se posaient la question :

« D’où êtes-vous ? » — « Nous appartenons à Chéremetiev. »

« Notre maître est Mr. Bobrinsky. »

Et voici que cette psychologie « d’appartenance » servile s’est implantée dans les cerveaux des sociaux-patriotes…

Qui peut-il servir, un internationaliste ? Quel est l’État-major, dont il défend les intérêts ? Quel est son maître ? Les Romanov ? Les Hohenzollern ?

Ces « gens-là » se révèlent incapables de croire que l’on puisse être l’ennemi de tous les « Maîtres ».

Ils ne peuvent non plus concevoir que l’on garde son propre drapeau et que l’on se sente, suivant la magnifique expression de Friedrich Adler, le soldat de « l’armée permanente de la révolution Sociale ».

  1. Trois extraits « D’Autriche en Suisse » furent imprimés dans Novy Myr, au début de 1917. La suite chronologique des articles est, comme souvent, bousculée au profit de celle des événements.
  2. Carbonari : révolutionnaires italiens, qui combattirent le joug autrichien au 19e siècle.
  3. La force de la pensée chez Fr. Adler n’égalait pas le courage personnel. Libéré par la Révolution, Adler capitula devant le parti qui l’avait acculé au désespoir et l’avait ensuite « vendu ». Actuellement, Adler occupe un poste dirigeant dans la IIe Internationale et demie, au service de cette cause qu’il avait combattue au risque de sa vie…
  4. Extrait du journal new-yorkais Novy Mir avant l’entrée en guerre des États-Unis.