IV. La guerre dans la politique

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Mon arrivée en France.

— Paris. — Viviani. Joffre. — Briand. — Clemenceau.

Le 19 novembre 1914, je franchis la frontière française. Des infirmières de la Croix-Rouge s’approchèrent des wagons pour faire la quête. Chacun avait l’impression que la guerre se terminerait au plus tard au printemps, bien que personne n’eût pu dire pourquoi. Simplement les gens ne s’étaient pas encore habitués à la guerre. Paris était triste, les hôtels étaient vides. Les gens qui étaient partis au mois d’Août n’étaient pas encore rentrés. Le soir, les rues s’emplissaient de tristesse. Les cafés fermaient à huit heures. Pourquoi cette mesure ? Le général Gallieni, gouverneur de Paris, ne voulait pas d’attroupements, et les cafés peuvent devenir des foyers de critiques et de mécontentement ! Partout des femmes en noir ? En cette époque de patriotisme affiché, le deuil se portait bien : non seulement les mères et les épouses, mais aussi des parents éloignés. Les enfants jouaient à la guerre. Des blessés en voie de convalescence erraient dans les rues. Des vieillards décorés de la Légion d’Honneur leur tenaient des discours patriotiques. Il y en avait beaucoup de ces « jusqu’auboutistes », trop jeunes en 1870, trop vieux en 1914…

De temps à autre, des zeppelins s’approchaient de la ville. Je me souviens d’un soir de novembre 1914. Je retournais à l’hôtel par des rues obscures. L’alerte fut donnée. On voyait courir de sombre silhouette. Les rares réverbères s’éteignirent. En quelques minutes, obscurité complète et plus âme qui vive. Je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je pressentais quelque chose d’anormal. Des coups sourds se firent entendre. Les canons ou les bombes lancée par les « pirates de l’air » ? Il se vérifia par la suite qu’il s’agissait d’eux. J’errais longtemps dans les rues sombres ? Les projecteurs fouillaient le ciel sans répit. Une demi-heure après, la Tour Eiffel projeta son rayon dans les nuages. Tous les pensionnaires de l’hôtel, assis sur les marches des escaliers, à la lumière de chandelles lisaient ou jouaient aux cartes. Strictement interdit d’allumer l’électricité ! Encore deux coups sourds ; les projecteurs étaient toujours en action. Puis, la fin de l’alerte ; l’ennemi s’enfuyait. Le lendemain, les journaux publièrent le nombre de maisons détruites et celui des victimes.

À la tête du gouvernement se trouvait, depuis le début de la guerre, Viviani, phraseur assez insignifiant, ex-colonialiste et élève de Jaurès. La bourgeoisie française confie volontiers des postes de haute responsabilité aux anciens socialistes. Les radicaux, le Parti le plus nombreux, se distinguent trop par leurs vues étroites et leur mentalité de petits-bourgeois pour pouvoir gouverner dans les heures difficiles. L’avocat, passé par l’école socialiste, sait parler aux travailleurs. Il est d’autant plus apte à s’adapter à une politique tortueuse qu’il est tout disposé à vendre sa conscience pour une somme convenable… évidemment ! Briand, autrefois apôtre de la grève générale, occupait le ministère de la Justice. Il se comportait vis-à-vis de Viviani avec désinvolture et une ironie non dissimulée. Il critiquait ses initiatives réactionnaires et, sans se presser, préparait la chute de son chef et ami…

Le prestige de Joffre était alors au zénith après la bataille de la Marne. Toute la presse l’encensait à genoux, tandis qu’elle traitait le Parlement de réunion de bavards. Une campagne souterraine et active préparait la chute de gouvernement. Un changement « bonapartiste » était dans l’air. Mais pour faire du pâté de lièvre suivant le proverbe français, il faut avoir un lièvre sous la main, et justement celui-ci manquait… Le Bonaparte brillait par son absence. Le « Père Joffre », moins que quiconque, convenait à ce rôle. Sa prudence, son attentisme, sa peur de l’échec faisaient de lui l’opposé du génie français par excellence : Napoléon. Dans le domaine de la stratégie, Joffre reflétait le caractère de cette petite bourgeoisie française conservatrice et bornée qui avait peur de « faire un pas en avant ».

Par la suite, après la bataille de la Marne — dont beaucoup d’ailleurs attribuaient le mérite à Gallieni —, l’autorité du généralissime déclina, d’abord lentement puis de plus en plus vite. L’armée ne trouvait aucun « aigle » pour le remplacer. Aucune nouvelle victoire, aucune nouvelle gloire ! Pas d’« aigles » non plus dans la vie politique française. Au contraire, on ne vit jamais pareille médiocrité. Le seul grand homme que la bourgeoisie poussait en tête était A. Briand. Totalement ignare des affaires de l’État, dépourvu des qualités politiques et morales indispensables, grand-maître des manœuvres de couloirs, trafiquant des votes d’un Parlement apathique, instigateur de corruptions et de débauches, charlatan aux manières de « p… » politique, Briand était la plus belle caricature de ceux qui prônaient la guerre « grande, nationale et libératrice » ! Son grand ennemi était le vieux « tombeur » de ministères, le « Tigre », le septuagénaire Clemenceau. La force principale de son talent de publiciste était la méchanceté. Clemenceau connaissait trop bien le dessous des cartes pour s’adonner à des illusions idéalistes. Il était trop mauvais pour laisser aux autres leurs illusions intactes. Plus que quiconque, il travailla à la perte de Poincaré, Joffre et Briand. Bien que ce rejeton du jacobinisme fut privé de tout talent créateur, il usa d’une énergie décuplée pour mener le combat jusqu’au bout.

Au moment où ces lignes furent écrites, Briand était déjà écarté du pouvoir. Ribot devint Premier ministre. C’était un conservateur, légèrement de gauche, sans idée bien définie sur la conduite de la guerre. Il remplaça Painlevé, mathématicien fameux, dilettante en politique, par Clemenceau. Son ministère apparut comme l’expression même du désespoir politique. Clemenceau fut plus tard ministre de la victoire. Mais… l’Histoire n’a pas dit encore son dernier mot.

Impérialisme et idée nationale[modifier le wikicode]

Les idéologues français regardent la guerre comme le choc de deux principes bien opposés : le Bien et le Mal, Ormuzd et Ahriman. Pour nous matérialistes, la guerre est d’essence impérialiste, c’est le résultat des efforts des États capitalistes pour s’agrandir et conquérir. Quand l’expansion capitaliste coïncide avec l’union nationale, l’impérialisme Ahriman s’appuie sur le national Ormuzd.

Le ministre-président serbe répondait, ces derniers jours, à une interpellation sur les visées italiennes concernant la Dalmatie, visées diamétralement opposées à l’idée de la « Grande-Serbie ». Patchich exprima l’espoir que la nouvelle Italie, née d’une idée nationale, respecterait celle d’une sœur slave plus petite. Ensuite, ajouta l’ex-anarchiste, la « Science sociale » italienne est entièrement fondée sur la base du principe national. Mais Patchich s’est gardé de nous expliquer comment cette « Science sociale » italienne s’est si bien alliée à l’artillerie pendant la guerre italo-turque. Cette remarque aurait fait allusion à de vieux souvenirs, tels par exemple, les Serbes s’efforçant d’atteindre l’Adriatique en passant sur les cadavres des tribus albanaises ou « polissant » le matériel brut bulgare en Macédoine.

L’idée nationale de ces derniers — les Bulgares — a trouvé sa plus haute expression dans la lutte contre ses trois ex-alliés. Quand l’armée roumaine s’empara de Dobroudja, quadrilatère purement bulgare, la presse du pays délira d’enthousiasme durant cette campagne « libératrice ». Elle représentait la Silistrie sous les traits d’une femme en deuil, boulet de bagnard aux chevilles et attendant avec impatience le Roumain libérateur ! On pouvait croire qu’une propagande aussi stupide et aussi vulgaire ne « prendrait » pas en Europe Occidentale dont le goût est plus élevé, mais il s’avère que celui-ci est la première victime immolée par la bourgeoisie sur l’autel des intérêts de classe…

Tout en réclamant, au nom de l’idée nationale, le Trentin et Trieste, l’Italie étend la main vers la Dalmatie, menaçant de détruire l’unification rêvée par les Serbes (Encore une autre idée nationale !). La France, au nom de cette même idée, revendique le retour de l’Alsace-Lorraine, annexée par l’Allemagne au nom également d’une idée nationale.

Les patriotes français réclament la rive gauche du Rhin. Les prétentions aux provinces rhénanes et le plan de démembrement de l’Allemagne contredisent le principe national libérateur au nom duquel Hervé s’apprête — aidé par le 75 — à restituer le Schleswig au Danemark, à ressusciter la Pologne, à donner la Transylvanie à la Roumanie et à rassembler les Juifs en Palestine. Contradictions ! Sans aucun doute, affirme le docte impérialisme français, l’historien Brion, « mais il ne faut pas mettre en avant comme un axiome irréfutable le principe des nationalités qui nous a causé tant de mal au profit de l’Allemagne et de l’Italie ». L’impérialiste Arthur Diks est plus net quand il écrit que l’Impérialisme domine la première moitié du xxe siècle et que l’idée nationale était souveraine au siècle passé.

L’Impérialisme exprime la rapacité du Capitalisme sans la tendance progressive du développement économique. Il se bâtit à l’échelle mondiale, libérant les nations des vues étroites des gouvernements. L’idée « nationale » opposée à l’Impérialisme n’est pas seulement sans force, elle est réactionnaire. Elle entraîne l’humanité en arrière dans les limites nationales. Sa mission politique lamentable, et qui la rend impuissante, ne fait que servir de paravent idéologique pour les bouchers de l’Impérialisme. Détruisant les fondements de la propriété nationale, la guerre impérialiste actuelle, éclairant et complétant la superstition ou le charlatanisme de l’idée nationale, est l’expression la plus significative de l’impasse dans laquelle a abouti le développement de la société bourgeoise. Seul le Socialisme, en « neutralisant » la nation, peut unir l’humanité au moyen de la solidarité active. Il libère le monde des charges nationales et, en même temps il dégage la culture propre de chaque pays du fardeau de la concurrence entre les nations. Le Socialisme, seul, montre la solution de la contradiction étalée devant nous, effrayante menace pour la culture de l’humanité tout entière.

Dans les Balkans[modifier le wikicode]

La mêlée des peuples européens, sans résultat décisif de part et d’autre, atteint son paroxysme dans les Balkans, dans un chaos jamais encore vu en cette péninsule volcanique. Comme chez les grandes puissances, les partis bourgeois se heurtent violemment en politique intérieure, mais s’unissent en politique étrangère. Pour les petits États balkaniques isolés et dépendants, il en va autrement. Les partis bourgeois ne se distinguent pour ainsi dire pas. Les besoins économiques et le retard militaire obligent le pouvoir et les partis à faire une même politique sous la pression du Capitalisme étranger : emprunts, hausse des impôts, construction des chemins de fer, développement de l’armement, … hausse des impôts, … emprunts. En ce qui concerne la politique extérieure, il y a rarement plus de deux partis, correspondant aux deux pays rivaux auxquels ils ont lié leurs destinées : la Russie et l’Autriche.

Trompée par la première en 1879, la Roumanie se laissa glisser, jusqu’à la guerre, dans l’orbite austro-allemande. La Serbie, menacée par l’Autriche, tournait ses regards vers la Russie plus éloignée, par conséquent moins dangereuse. La Bulgarie, à égale distance de la Russie et de l’Autriche, louvoyait entre les deux, faisant alterner au pouvoir des russophiles et austrophiles. La guerre a mis en action des forces contradictoires existant auparavant et a détruit les quelques éléments de stabilité qui tenaient encore. Le parti à prendre dépend maintenant du « chef de bande » qui s’est emparé du pouvoir. C’est pourquoi les cabinets étrangers s’intéressent tellement au succès de Venizelos, à la lutte des conservateurs et des libéraux roumains et à la question de savoir si Gennadiev sera Président-ministre pu sera envoyé au bagne. L’inévitable Hervé menace les Bulgares s’ils refusent de devenir le « quatrième » allié de l’Entente et Clemenceau, de temps à autre, entonne un couplet en l’honneur du « grand européen » Ionescu, chef d’un parti de déchets de la société et de candidats affamés à un pouvoir rapace.

L’entrée en guerre de l’Italie influença favorablement l’opinion bulgare en faveur des Alliés. Le chef des russophobes — partisans de Stamboulov —, Gennadiev (déjà cité), passa, en vingt-quatre heures, du camp autrichien au camp russe.

Les arguments paraissaient convaincants : « l’État du destin », la Bulgarie, devait ouvrir à la Russie la route de Constantinople pour recevoir, en récompense, Andrinople et une part de la Macédoine. Mais les redditions de Pchemysl et de Lemberg refroidirent cet enthousiasme, d’autant plus que la défaite serbe offrait l’occasion de pénétrer en Macédoine avec un risque minimum. C’est ainsi que les espérances des Alliés de voir les Bulgares se joindre à eux furent anéanties à tout jamais.

Les défaites russes, non seulement rendirent problématique une entrée en guerre de la Roumanie aux côtés de l’Entente, mais permirent à l’Autriche de présenter à celle-ci un ultimatum, dont le délai expirait dans un mois. Trop court ! pour que les « grands européens » — les Roumains — se décidassent à trancher la question : où fallait-il aller, où ne fallait-il pas aller à aucun prix ?

Dans le même temps que les défaites russes paralysaient l’effet produit par l’entrée en guerre de l’Italie, celle-ci provoquait des difficultés considérables dans les Balkans. Craignant que l’Italie en envahissant l’Istrie et la Dalmatie, ne mette la main sur des Serbes, la Serbie et le Monténégro, dégarnissant le front autrichien, dirigèrent le gros de leurs forces contre l’Albanie : soit pour se « payer » sur le dos de celle-ci, soit pour avoir la possibilité de l’échanger contre la Dalmatie, tout ceci en pleine opposition avec le plan des « Grands Alliés ».

Dans ce jeu d’enfer, où culbutent les programmes nationaux, les égoïsmes de classes, les intérêts dynastiques et les calculs des « camarillas », seul le Parti socialiste peut rester fidèle à son programme en s’appuyant, non sur des combinaisons diplomatiques passagères, mais sur toutes les tendances du développement économique.

Il est difficile de se représenter un tableau plus aberrant que celui offert par la politique peureuse des gouvernements balkaniques. Se soupçonnant mutuellement, toujours prêts à se trahir, ils craignent d’être trompés par les grandes puissances tout en cherchant à les abuser. Encore plus incohérente est la conduite de celles-ci qui corrompent leurs « vassaux » et en changent, exactement comme les gitans à la foire aux chevaux. Clemenceau parle avec mépris des peuples balkaniques : « Ils ne savent pas ce qu’ils veulent ». C’est vrai et c’est inexact. Ces peuples veulent avant tout que M. Clemenceau, ses amis et ses ennemis, les laissent en paix. Mais ils ignorent comment parvenir à ce résultat. Plus la guerre découvre la « pétaudière » balkanique, plus elle ouvre la voie à un programme unique de cohabitation entre les nations de la péninsule. L’organe de la social-démocratie bulgare Novo Vreme répond négativement à la question : « La Bulgarie doit-elle être le quatrième partenaire de l’Entente ? » — « Non ». L’objectif majeur de la Russie débouche sur la Méditerranée, sinon, elle se trouverait totalement isolée l’hiver, quand le port d’Arkhangelsk est bloqué par les glaces Celle-ci enlèvera à la Bulgarie Andrinople, clé de Constantinople. Maîtres de la Mer Noire et de la Mer de Marmara, les Russes détruiront l’indépendance bulgare et aussi celle des Roumains. Si l’Italie, de con côté, s’empare de la Dalmatie et prend la place de l’Autriche, les nations des Balkans exposés aux rivalités de la Russie et de l’Italie se souviendront amèrement de l’époque pré-libératrice.

Pas d’alliance avec les Occidentaux ! Non plus avec les Empires Centraux ! La victoire de ceux-ci signifierait la soumission de la faible Turquie à l’Allemagne et l’absorption de la Serbie par l’Autriche. La Bulgarie serait alors en proie aux pressions allemandes. Ce serait la fin de la liberté pour les Balkans ! C’est là justement que les problèmes nationaux et impérialistes s’enchevêtrent monstrueusement, qu’apparaissent le mieux les contradictions du social-nationalisme. Des deux principes suivants, lequel observer ?

1° recherché à défendre la patrie ?

2° chercher le moindre mal international ?

La solution semble être sans issue. Comment défendre la patrie avec la Russie qui te dévorera ? Avec l’Allemagne qui t’engloutira ? Garder une craintive neutralité alors que les événements et les appétits peuvent la détruire chaque jour ? Quelle ligne de conduite doit adopter la Social-démocratie ? Elle doit rejeter le slogan de « défendre la patrie » et prendre résolument la route qui conduira à la fédération républicaine balkanique.

Luttant contre les interventions éventuelles de la Bulgarie et de la Roumanie, les sections de l’Internationale ne se cantonnent pas dans une neutralité, autrement dit dans un attentisme impuissant. Ils prônent une politique d’alliance de tous les peuples des Balkans. Dans le bain de sang actuel, ce programme conserve son caractère propagandiste, il se réalisera dans le sang et la boue d’autant plus vite que tombent les illusions et que se renforce l’autorité dans la conscience des masses populaires Balkaniques.

(Naché Slovo, 20 juillet 1915.)

Secrets de guerre et mystères politiques[modifier le wikicode]

Si la guerre est la continuation de la politique — seulement par d’autres moyens —, la politique intérieure des nations européennes se révèle être seulement le reflet des fluctuations de la guerre. Quand commença le retrait catastrophique des armées russes en Galicie, non seulement les ombres chinoises des libéraux disparurent de l’« écran » pétersbourgeois, mais encore l’agitation dans les couloirs du Parlement français amena un changement de ministère. Les Allemands démontraient avec éclat leur énorme supériorité en réserves d’armement. La perspective d’un second hiver de guerre faisait mieux que se dessiner. On tenait pour responsables ceux qui n’avaient pas prévu assez de canons et de munitions. En Russie, la retraite scandaleuse de Soukhomlinov ouvrait une série de changements ministériels. En France, l’opinion parlementaire et journalistique se concentrait sur Millerand. On s’attendait à une crise ministérielle. Mais celle-ci n’eut pas lieu. Le Parti socialiste dont on redoutait les attaques se montra un fidèle soutien du gouvernement. À la réunion du Parti en Juillet, l’opposition se laissa « museler » par les mêmes arguments que ceux employés par le Parti devant l’Assemblée et la nation. On divisa les ministères en « sous-ministères », avec des responsables politiques. Comme le ravitaillement en munitions était le problème crucial à l’ordre du jour, on fit appel au socialiste Albert Thomas. Désormais les socialistes prenaient sur eux la responsabilité politique gouvernementale avec une « contrôle » exercé par Guesde et Sembat, mais aussi l’approvisionne­ment des armées. Ce nouvel équilibre politique dura quelques mois. Deux faits y mirent fin : l’offensive française en Champagne et l’entrée de la Bulgarie sur le champ de bataille.

La bataille de Champagne fut un succès, mais elle dévoila la vérité quant à la situation sur le front occidental. En dépit d’une longue et soigneuse préparation et une débauche de munitions — des millions d’obus ! —, en dépit d’un « petit saut » en avant de 3 ou 4 km, les lignes ennemies tinrent bon. Cela prouve que, de l’autre côté, les Allemands n’avaient aucune chance de percer les positions françaises[1]. La campagne d’hiver considérée comme une possibilité redoutable devenait une effroyable réalité. Simultanément, un coup inattendu et d’autant plus cruel fut asséné par les Bulgares. Les journaux français injurièrent la censure qui avait dissimulé la véritable situation dans les Balkans Nous n’avons aucune vocation pour défendre cette institution « baptisée censure militaire », mais nous devons dire qu’elle ne cachait pas tellement de choses : dans le mécanisme de « l’Union nationale », on ferme les yeux sur les périls, on ne tolère pas les critiques et on se berce d’illusions. Le Parti socialiste y excellait.

Les échecs des Alliés sur les divers fronts tenaient fondamentalement à la supériorité capitaliste de l’Allemagne. Même motif pour ses succès diplomatiques. La capacité de production de Krupp, la supériorité des voies ferrées allemandes compensent largement le « manque de psychologie » des diplomates dont parle tant la presse alliée. Le reste est fait par la voracité diplomatique tzariste. De celle-ci la presse française s’est longuement occupée. Les prétentions russes à Constantinople et aux Détroits, devant lesquelles ont capitulé la France et l’Angleterre, ont créé dans les Balkans une situation désastreuse pour la diplomatie alliée.

« Nous nous sommes conduits comme des enfants vis-à-vis de la diplomatie russe », écrit Hervé, qui fut le premier à réclamer la capitale turque pour le tzar. On jeta Delcassé en pâture à « l’opinion publique », mais la retraite d’un ministre ne suffit pas à modifier la situation. La Bulgarie aligna son demi-million d’hommes aux côtés de l’Allemagne. La Grèce refusa de soutenir la Serbie et donna à son ministère un penchant germanophile. Les Roumains se tinrent aussi loin que possible du conflit. 300 000 soldats austro-hongrois entrèrent en Serbie.

La presse française sonna « l’alerte ». Même L’Humanité sortit de sa torpeur où l’avait confinée « l’Union sacrée ». « Que veulent faire les Alliés ? Une descente franco-anglaise à Salonique ?… Sur quelle échelle ? Ne sera-t-elle pas prise en « sandwich » entre les Bulgares et les Allemands ? Pourquoi la Russie se tait ? L’Italie ? Nos alliés balkaniques ont-ils un plan ? N’allons-nous pas au-devant d’une catastrophe ? » Le Premier ministre donna des éclaircissements qui, suivant cette mauvaise langue « empoisonnée » de Clemenceau, prouvent la véracité du vieil adage « que la nature a horreur du vide ». Quelques lieux communs sur « les secrets de guerre » et les secrets des Alliés ». Vainement Renaudel réclama une « séance secrète ». Elle lui fut refusée. Les secrets demeurent sous verrou militaire. Ne suffisait-il pas aux socialistes de « contrôler » le gouvernement avec leurs trois ministères ? Au nom du gouvernement où se trouvaient Guesde, Sembat et Thomas, le Premier ministre exigea le rejet de l’exigence socialiste, ce qui se fit contre 190 voix. En réponse aux critiques et aux reproches, Viviani posa la question de confiance, sans aucune explication. Ceux qui critiquaient Viviani ne pouvaient pas ne pas se rendre compte qu’ils en eussent fait autant à sa place et auraient mis à l’abri du contrôle républicain les secrets des Alliés. Le Capitalisme militariste est au-dessus de la souveraineté populaire. « Avec la méfiance au fond du cœur ! », suivant le journal réactionnaire l’Éclair, ils se décidèrent à voter « pleine confiance » au gouvernement. Mais le système politique ne se termina pas là.

Il se trouva 150 députés de « gauche » qui s’abstinrent. Neuf, dont Raffin-Dugens, Mayéras et Jobert, votèrent contre[2].

Renaudel déclara que ses amis ne pouvaient approuver une aventure dans laquelle le destin de la France était mis en jeu. Le besoin de mettre plus de distance entre soi et le gouvernement est un nouveau fait provoqué par une « pression » devant être significative si elle mettait en branle des gens comme Renaudel. Donc la majorité des socialistes refusa sa confiance au gouvernement où siégeaient Guesde, Sambat et Thomas. Croyez-vous que ces ministres donnèrent leur démission ? Pensez donc ! Ils restèrent comme le Parti sur le terrain de « l’Union nationale » et de « la lutte jusqu’au bout ». Comme l’expliqua un journal radical, la présence des défenseurs du prolétariat est indispensable au sein du pouvoir. Si Renaudel s’y était trouvé, il aurait, lui aussi, fait repousser la motion socialiste. Si Sembat s’était trouvé sur les bancs de la gauche, il aurait refusé sa confiance ! Tout ceci n’est pas une contradiction de principe, simplement la division du travail dans l’usine « de l’Union nationale ». Cette division n’est pas volontaire et elle comporte son affreuse logique. Quelques députés socialistes ont voté contre le gouvernement auquel participent Sembat, etc. Ils n’avaient aucun terrain solide de principe sous leurs pieds, mais ils portèrent néanmoins un coup impitoyable à la position officielle qui datait du 4 Août. Leur action exige une nouvelle prise de position. La vague dont la pression a fait agir le Parti ne faiblira pas ! Au contraire ! Elle se fortifiera chaque jour ! Elle roulera au-dessus de la tête de Renaudel et emportera sur sa crête d’autres personnes.

(Naché Slovo, 17 octobre 1915.)

Gallieni[modifier le wikicode]

Le poste suprême au ministère de la guerre était occupé jusqu’à maintenant par Millerand ; aujourd’hui c’est le tour du général Gallieni. Ce n’est pas la première fois qu’on propose ce dernier au poste de généralissime. Il est, sans contredit, l’un des généraux les plus complets de l’armée républicaine.

Plus d’une fois la presse a chanté ses louanges en tant qu’organisateur et administrateur. Le général fit « ses classes » de guerre en Afrique et en Asie comme tant d’officiers français et anglais de la vieille génération. Après la perte de deux provinces au Traité de Francfort, la France chercha à se consoler du deuil national par des conquêtes coloniales. À la fin de l’année 1870, Gallieni opéra en Afrique noire, au Sénégal, et s’empara de la boucle du Niger pour le plus grand bien de la culture capitaliste. En 1886, il pacifia le Soudan. Il écrasa les hordes du potentat rebelle Mahmade dont la tête fut offerte à un des officiers de l’expédition française. En combinant la « pacification » et les méthodes sans merci de la guerre, Gallieni conquit un territoire de 900 000 km2 et 2 600 000 habitants. L’actuel ministre de la Guerre est, en fait, le créateur de l’Empire français du Soudan. Il appliqua le système dit « de tache d’huile » (en fait inventé par les Anglais). D’un centre fortifié, les troupes rayonnent, créent d’autres centres fortifiés, soumettent certaines populations, en massacrent d’autres, mettent sur pied une administration, puis repartent rayonner, et ainsi de suite.

Gallieni joua un grand rôle dans la conquête de Madagascar. Son biographe écrit à ce sujet une anecdote, non dépourvue de cruelle malice. Le ministre des Colonies donna à Gallieni des instructions par écrit concernant l’expédition de Madagascar : « J’espère, Votre Excellence, n’avoir jamais à lire ces papiers », lui dit le général avec une ironie respectueuse. Et le ministre « pantois » de répondre : « Vous ferez bien ! ». De fait, Gallieni ne se contenta pas de punir deux ministres rebelles malgaches, mais il déposa la reine et l’exila.

L’Écho de Paris communique aujourd’hui que plusieurs groupes parlementaires firent des représentations à Briand sur l’inconvenance de placer un général à la tête des forces républicaines. Autant que nous le sachions, le nom de Gallieni n’a pas été prononcé dans les diverses combinaisons politiques. Nous avons lu, il y a trois jours dans l’Action Française qu’il était lamentable de ne pas avoir un général comme suprême responsable militaire. De son côté Hervé, prêt à tous les retournements, stigmatise les craintes des éléments démocratiques quant au sort de la République. Aucun péril ne menace et ne menacera personne et les citoyens français peuvent dormir tranquilles. C’est ce qu’il fallait démontrer.

(Naché Slovo, 30 octobre 1915.)

L’essence de la crise[modifier le wikicode]

Le motif de la crise en France est, comme nous l’avons déjà souligné, la crise politique en Russie et les difficultés ministérielles en Angleterre : à savoir la situation militaire et diplomatique des Alliés. Il s’agit ici des causes directes de la crise. Celle-ci se produit dans chaque pays selon les conditions politiques et sociales.

La crise gouvernementale en France s’explique par la contradiction fondamentale dans laquelle se trouvèrent les ministères Viviani, mais aussi dans celle du radicalisme à l’époque de l’Impérialisme actuel. Les radicaux, occupant une place prépondérante dans la vie politique après l’Affaire Dreyfus, s’appuient sur la petite-bourgeoisie urbaine et paysanne. Les intérêts impérialistes, facteur décisif dans le domaine de la politique mondiale des grandes puissances monarchistes ou républicaines, placent leurs défenseurs au sommet de la nation. En France, il s’agit de l’aristocratie financière. Les banques mobilisent les nombreux petits détenteurs d’actions étrangères. Mais la petite bourgeoisie, tout en découpant ses coupons « mondiaux », reste la petite bourgeoisie. Elle prend un pourcentage élevé, mais elle a peur de risquer, regarde avec méfiance les « aventures mondiales » qui sentent le sang et la fumée et qui, par-dessus tout, coûtent très cher. Donc la petite bourgeoisie envoie des radicaux au Parlement. Sa dépendance vis-à-vis du grand capital trouve son expression politique dans les relations extérieures et souligne sa totale soumission aux financiers impérialistes. Les radicaux ont la majorité absolue à l’Assemblée ; ils font et défont les ministères. Mais ils sont absolument impuissants devant les problèmes internationaux où la France doit se débattre en tant que grande puissance capitaliste. La politique extérieure n’est plus l’affaire de gouvernements isolés, mais celle de grandes coalitions. Ceci a encore plus diminué la possibilité d’action du radicalisme dans le domaine de la politique étrangère. Le ministère responsable doit sauvegarder les relations internationales et en rendre compte devant l’Assemblée. Le journal Information a très justement rappelé que Delcassé fut toujours un solitaire. Non seulement, il gardait un silence exagéré vis-à-vis de la majorité radicale du Parlement, mais il ne communiquait à ses collègues du ministère que ce qu’il voulait bien. Les ministres successifs devaient accepter la politique de Delcassé, et le radicalisme, puissant par le nombre, mais en fait sans aucune vigueur, devait entériner les décisions de ce dernier.

Cette situation devin encore plus frappante le second jour des hostilités. Le ministère radical-socialiste Viviani se cherchait des « appuis solides » parmi les cercles capitalistes et dans l’« appareil » administratif militaire. Les conséquences en furent l’instauration de la censure. La haute bourgeoisie capitaliste se réconciliait avec un ministère de concentration de la « gauche ». La guerre a un tel effet sur les masses qu’on trouve tout naturel le voisinage de représentants de la bourgeoisie et du prolétariat. Mais parler « un libre langage » n’était plus possible aux radicaux petits-bourgeois. Le ministère adopta les vues d’une puissance impérialiste. La presse radicale ou disparut ou perdit toute originalité. Du coup le ministère profita de l’aide illimitée des journaux conservateurs ou réactionnaires connus. Mais la guerre d’usure épuisa cette combinaison politique. La guerre se prolongeait outre-mesure et prit un tournant peu satisfaisant avec l’entrée en lutte de la Bulgarie. L’aile gauche ne tarda pas à montrer son mécontentement. Comme l’insatisfaction de la gauche se nourrit à des sources profondes, du fait d’une guerre toujours plus pesante (et qu’il faille faire la guerre jusqu’au bout), il fallut chercher une combinaison telle qu’elle ne blessât pas les ministres socialistes — en apparence du moins —, mais qu’elle donnât pleine liberté de manœuvre à ceux qui savent ce qu’ils veulent et qui sont prêts à aller jusqu’au bout. Là est l’essence même de la crise.

(Naché Slovo, 30 octobre 1915.)

Sans programme, sans perspective, sans contrôle[modifier le wikicode]

Ce qu’on redoutait en premier lieu, puis ce sur quoi on fonda tant d’espoir, s’accomplit enfin : un nouveau ministère « de Défense nationale », fabriqué dans les coulisses parlementaires, « fignola » sa déclaration et la lut à l’Assemblée. Il obtint la confiance de 515 députés. Seul un parlementaire se montra mécontent par rapport à la trop visible inclination du pouvoir pour la censure en vota contre.

On ne peut se rendre compte dans l’opinion dite « publique » de ce qui eut lieu réellement. Viviani et Briand changèrent courtoisement de place, liés par un programme commun dont les caractéristiques leur demeuraient inconnues. Delcassé tomba du char gouvernemental. Il en fut de même du plus réactionnaire des ministres, Millerand, remplacé par le général Gallieni, ce qui ne manqua pas de susciter un certain étonnement. La IIIe République, régime ploutocrate masqué par le radicalisme et la phraséologie socialiste, en revenait aux vieilles recettes. Jusqu’à quel point perdait-elle dans les intrigues parlementaires ? Pourquoi le duo Viviani-Briand est-il préférable au duo Briand-Viviani ? Ceci n’a aucune influence sur les opérations en cours et reste incompréhensible au vigneron bordelais et au boutiquier parisien.

Mais ces deux derniers ne « font » pas de haute politique : ils la « subissent ». L’ouvrier en fait moins encore, mais il lui sacrifie son sang. Cette combinaison de vieux éléments a son sens : après une période de critiques, de recherches, d’attente, d’espoir, les partis font savoir « solennellement » à la nation qu’il est impossible de faire mieux que leur plus récente « invention ».

Comme le parlement a attiré l’attention sur le mécontentement populaire, comme il a manifesté son peu de confiance envers un ministère où siégeaient deux socialistes, il suffit d’y adjoindre des « vétérans » de tous les groupes. C’est ainsi qu’apparurent les radicaux Combes et Bourgeois, le réactionnaire Méline, le monarchiste Cochin le nonagénaire Freycinet qui vont assister à « l’ouverture » de la nouvelle campagne d’hiver avec les revendications de la troupe (cinq sous par jour !) — qui n’est pas une légende — « par le haut » et une confiance aveugle « par le bas ». Sans programme, sans perspective !

La nouvelle combinaison a encore un autre sens : dans le ministère Viviani, à côté du ministère Sembat siégeait, sans portefeuille, Jules Guesde en tant « qu’émissaire du prolétariat révolutionnaire auprès du gouvernement de défense nationale » (ainsi était baptisée cette belle invention !). Mais Briand supprima cette décorative figuration du néant et Jules Guesde s’en alla avec d’autres vieux conseillers-vétérans remplir le rôle des six « sages » qui signaient les procès-verbaux de la « Défense nationale ». Renaudel s’efforça en vain de sauver les apparences en donnant à son Parti une « orientation à gauche », c’est-à-dire en proclamant son accord à une guerre libératrice sans aucune annexion ! Entre nous, étant donné la situation sur tous les fronts, cela ne pouvait rien coûter aux députés de lui donner satisfaction !

Il n’eut pas cette consolation. « Et la Syrie, vous oubliez la Syrie ! », lui cria-t-on de tous côtés. Vainement, le mal-inspiré jura sa fidélité au programme « jusqu’au bout », vainement, les poings sur la poitrine, il adjura ses collègues de le comprendre ; la Parlement accueilli ses objurgations pitoyables par des vociférations. Ce qui devait être une démonstration contre « les annexions » devint une manifestation hautement significative pour « les annexions ». Et quand Briand, au « parler fleuri », demanda l’indulgence pour les socialistes, comme on en demande pour de petits enfants les députés bourgeois lui répondirent par des grondements de mécontentement. Ils perdaient les perspectives, mais conservaient l’appétit !

« Pas une seule parole claire ! aucun engagement formel, aucun acte ! des mots, des mots, des mots », ainsi le journal de Clemenceau résumait la déclaration du Premier ministre. Cette remarque dépasse de loin son but direct : un Clemenceau au pouvoir aurait usé des mêmes termes. Les événements passaient au-dessus de la tête des dirigeants. Le gouvernement allemand tenait fermement le gouvernail grâce à sa technique indiscutable et son organisation supérieure. Mais ce n’est qu’une apparence. Les Junkers, bien que résolus, sont dépassés par les faits tout comme les députés français indécis. Les uns comme les autres ne peuvent plus choisir. Les tranchées, les canons, les masses en uniforme sont les seuls facteurs qui automatiquement mettent en marche les événements historiques sur la route qui se termine en impasse. Les dirigeants font des gestes, majestueux ou désemparés, prononcent des paroles, ou impudentes ou dilatoires, mais ils ont perdu et depuis longtemps tout contrôle sur le cours des événements… l’Histoire appelle d’autres forces à se saisir de ce contrôle.

(Naché Slovo, 6 novembre 1915.)

« Il y a encore une censure à paris ! »[modifier le wikicode]

Quand le juge berlinois trancha le litige entre le roi de Prusse et le meunier, en faveur de ce dernier, Frédéric le Grand s’écria : « Il y a encore des juges à Berlin. » Quand la censure nous fit, hier, deux grandes coupures, nous nous exclamâmes : « Il y a encore une censure à Paris ! » A vrai dire, nous n’en avions jamais douté. EN général, cette respectable institution était plutôt indulgente. Nous avions la permission d’écrire que le défunt tzar Alexandre III n’était pas d’obédience républicaine, que les fonctionnaires russes, « à en croire Novy Vremeni », acceptent des pots de vin et que les Juifs en Russie ne sont pas les plus heureuses personnes de la terre. Rien d’étonnant à ce que Briand ait déclaré que la censure n’existe pas ! « Il n’y a qu’un régime spécial de presse ! » A l’imprimerie du journal, à la question quotidienne : « Les épreuves pour la censure sont-elles prêtes ? », nous devrions substituer : « Sont-elles prêtes pour le régime spécial ? »

Au retour des épreuves, nous cherchons les remarques faites par le « Registre spécial ». Parfois un mot est biffé, parfois une ligne entière, parfois cinq. C’est parfois très dommage, mais nous nous consolons en nous disant « le Régime est meilleur que la censure », et nous passons au train-train quotidien. Mais hier nous nous sommes souvenus que les hommes sont mortels : sous le Régime spécial, comme sous la Censure. Le crayon bleu s’était promené partout, ne nous faisant pas grâce d’une seule phrase. Le régime spécial a retiré ses favoris postiches et nous a dit : « Me reconnaissez-vous ? Je suis là, moi Anastasie ! »[3]. Ainsi nous nous sommes rendus compte, et nos lecteurs avec nous, qu’il y a encore une censure à Paris !

(Naché Slovo, 2 février 1916.)

De la guerre d’usure à la guerre de mouvement[modifier le wikicode]

Quelle que puisse être l’issue de la bataille de l’enfer de Verdun, elle revêt une immense portée politique pour les deux pays Une guerre prolongée « d’usure » est devenue une impossibilité psychologique et matérielle pour les deux camps. Les classes dirigeantes qui savent mieux que nous sur quel terrain elles s’engagent, quelle sont les ressources dont elles disposent encore, quelle est la mentalité du soldat, quelles sont les dispositions à prendre, se trouvent devant l’impérieuse nécessité de passer de la « guerre d’usure » à la guerre de « mouvement ». La presse française explique l’offensive allemande devant Verdun comme un « caprice vaniteux » de la part du fantoche qui porte le titre de « Kronprinz ». Comme si les péripéties de la guerre ne dépassaient pas de très haut tous les fantoches dirigeants ! La guerre « de mouvement » convenait au Kronprinz, mais sous cette appellation ne se poursuit-elle pas cette lutte politique à demi-étouffée qui a pris un caractère si aigu en France, justement à la veille de la bataille de Verdun ? Clemenceau, le fameux « tombeur » de ministères, exigea que le gouvernement expliquât comment il comptait sortir de l’impasse que constitue la guerre de tranchées ? Il lui fut répondu que la conduite des opérations militaires était du ressort du Haut-Commandement. « Si vous n’êtes pas responsable, répondit Clemenceau, vous l’êtes du moins en ce qui concerne le choix de ceux qui dirigent ces opérations. » Ce dialogue qui dure depuis des mois et qui a irrité les adversaires de Clemenceau et ceux dont il voulait se faire des partisans, a fini par aller plus loin que ne le désirait le « Tigre » et a donné à réfléchir. « Pourquoi la guerre d’usure nous conduirait-elle à la victoire ? Pour chasser l’ennemi, il faut entreprendre la guerre de mouvement. Pourquoi ne la fait-on pas ? »

La petite bourgeoisie représentée par le radicalisme — ce mélange d’impuissance idéologique et d’irresponsabilité politique en ce qui concentre les proportions mondiales de la guerre — répète sans cesse : « Quand cela finira-t-il ? Pourquoi ne fait-on pas la guerre de mouvement ? », et lève les yeux interrogativement vers le pouvoir qui lui répond que c’est l’affaire exclusive du Haut-Commandement. Le radicalisme, au lieu de se rendre compte des conditions techniques et sociales de la guerre actuelle, se replonge dans les recettes « salvatrices » de la Grande Révolution. Il appelle au secours les ombres du Comité de Salut public, la Convention, les jeunes généraux entre le triomphe et la guillotine, les Représentants en mission aux armées, etc. Ces recettes constituent le remède infaillible menant à la victoire. Aux côtés des généraux et colonels en retraite, de tous ces stratèges en chambre, sont apparus de nouveaux professeurs d’histoire radicaux qui éclairent chaque jour l’opinion sur les conceptions de l’État-Major. Est-ce la peine d’ajouter que les socialistes ne s’élèvent d’un seul centimètre au-dessus de ces archaïsmes[4]. Renaudel a emprunté à Vaillant l’idée du Comité de Salut public. Pour en arriver à la guerre de mouvement, il faut une concentration suprême des pouvoirs ou une dictature « révolutionnaire » représentant la souveraineté populaire en un Comté de Salut. Le sceptique Clemenceau a pris « l’idée » non sans quelque ironie. Si le salut provient de la concentration des pouvoirs, pourquoi le ministère ne crée-t-il pas un tel organisme ? Tout simplement parce que le gouvernement est bien distinct de la majorité radicale du Parlement. Le ministère agit et délibère dans les coulisses, tout comme le Haut-Commandement, et l’Assemblée capitule chaque fois que le pouvoir pose la question de confiance.

Mais si cette position supra-parlementaire du pouvoir, par ailleurs soumis au Haut-Commandement, incite le camp radical à réclamer une dictature jacobine, à droite, on penche vers le Césarisme. Dans le Figaro, Capus publie une lettre de « l’Empereur » à « mon fidèle général Sarrail » et à « mon Premier Ministre Briand ». Il ressort de ces deux missives, écrites dans le plus pur style académique, comme deux et deux font quatre, que pour sauver la France, il ne manque pas de César ! Le Comité de Salut public ou César ! (N’oublions pas que César est issu de ce Comité.) La passivité du Parlement devant le gouvernement est devenue intolérable, de même que l’immobilité sur le front.

« La guerre de mouvement ! » L’artillerie lourde devant Verdun dénonce le désarroi régnant de « l’autre » côté des lignes ! « Là-bas » aussi, on ne peut plus y tenir, on cherche la « guerre de mouvement ». La guerre dévoile à tous les peuples son caractère le plus atroce, infernal. Le tonnerre des canons est l’expression de la suprême cruauté mais aussi de l’épouvante des dirigeants devant l’impasse. Quelle que soit la portée militaire des combats de Verdun, leur signification politique est incomparablement plus grande. C’est à Verdun que se lève « notre » jour proche ! À Berlin et ailleurs, « ils » ont voulu la guerre de mouvement… ils l’auront !

La symétrie n’est pas parfaite ![modifier le wikicode]

Notre époque produit une masse de héros : il suffit de parcourir les citations à l’ordre du régiment, de l’armée, etc. Devant une telle quantité de héros — et pourtant, il y a si peu de gens courageux ! —, nous visons le domaine de la politique et, plus simplement encore, nous nous demandons ce qui se passe dans la tête de ces gens ou devant leurs yeux. Pour cette raison, le député Accambray mérite la sympathie. Il a sa petite idée et il ose la présenter malgré les hurlements officiels et le claquement patriotique des pupitres de la majorité parlementaire.

Le Journal de Genève, qui se tient à la disposition de la diplomatie alliée, s’est ému, à la suite de toute la presse française, des déclarations de Accambray, mais il l’a imprudemment comparé à Liebknecht que les journalistes français « couvrent de louanges », comme chacun sait. On ne peut nier une certaine symétrie, mais Accambray n’est pas Liebknecht. Le premier est radical-socialiste, donc démocrate bourgeois et ancien officier. Son horizon est singulièrement borné. Accambray ne franchit pas la limite des critiques portant sur les insuffisances matérielles et techniques. Il ne peut se débarrasser de la rhétorique creuse des formules officielles en ce qui concerne les promesses d’action commune des Alliés. Sa vue politique limitée est honnête, mais dans cette atmosphère de parjures, de perfidies et d’auto-satisfaction irresponsable, l’honnêteté cède le pas à la clairvoyance. Désavoué par tout son groupe parlementaire, Accambray vote, tout seul, contre les crédits exigés par un pouvoir auquel il n’accorde pas sa confiance. Par contre, il croit au Haut-Commandement ; son seul critère pour juger un homme de guerre : le succès. Le contrôle suprême des opérations militaires, le partage des forces et des moyens militaires doivent se trouver, par l’intermédiaire du ministre de la Guerre, entre les mains du gouvernement, « expressions de la volonté du peuple ». Ce n’est pas l’opinion d’Accambray. La zone de guerre à laquelle est subordonnée le reste du pays est devenue un royaume indépendant. Autour de l’État-Major s’est constitué un ministère plus nombreux que celui de Briand. Et notre député de conclure : un Haut-Commandement incontrôlé, en-dessous un ministère également incontrôlé, plus bas encore un Parlement libéré du contrôle de l’opinion publique par la censure. Et voilà pour des institutions vraiment républicaines ! Comment en est-on arrivé à cet état de fait ? Quelle en est l’issue ? Cela, Accambray ne nous le dit pas. Il n’est pas un Liebknecht ! Il lui manque la méthode politique et la critique historique ; il n’est qu’un républicain patriote poussé au désespoir. N’ayant aucun motif de protéger Briand des critiques du député susdit, nous devons dire que la situation a des causes bien plus profondes que la volonté d’un groupe d’avocats au pouvoir. La politique mondiale exige un faisceau d’alliances, de plans de guerre et de combinaisons diplomatiques cachées dont les classes « réellement dirigeantes » ne peuvent confier la responsabilité à un Parlement de mentalité petite-bourgeoise. La guerre n’a fait que renforcer l’état de fait déjà existant : l’indépendance du Pouvoir par rapport à l’Assemblée. Celle-ci ne peut que tirer d’elle-même des ministères tout aussi indépendants qui continueront le « petit jeu » sur le dos du peuple. Quand Ribot, ministre des Finances, prononça une phrase énigmatique mais nullement fortuite : « la fin de la guerre s’entrevoit », il parlait du haut de ces sommets d’où, plus ou moins tard, la fin de la guerre surprendra le peuple souverain comme il a été surpris par le commencement des hostilités.

Par ses méthodes et ses buts, l’Impérialisme est incompatible avec la République. Mais cela ne signifie pas que la France républicaine soit hostile à l’Impérialisme : l’Impérialisme prive la démocratie de sa propre substance, la faisant servir à ses buts. Il en découle la totale indépendance du ministère vis-à-vis du Parlement.

Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Le militarisme se révèle être l’arme du militarisme. Si l’armée actuelle possède un caractère populaire — englobant toutes les classes —, en ce sens qu’elle attire les meilleures forces de la nation, le mécanisme du militarisme doit évincer celui du parlementarisme et du ministère qui en est issu.

En Allemagne, ce fait est masqué par la cohésion de caste des Junkers. Dans la France républicaine, les ministres dominant souverainement — de façon olympienne — un Parlement impuissant sur le plan de la politique mondiale, font figure de profanes dès qu’ils se heurtent au domaine militaire.

Ayant liquidé Millerand qui se cachait derrière le Haut-Commandement, et invité Gallieni à prendre le poste de ministre de la Guerre, Briand caressait l’espoir d’enrichir son équipe par un élément sorti tout droit des arsenaux du militarisme. Les paroles d’Accambray, et ce que nous savions déjà sans lui, témoignent des succès de Gallieni pour concentrer le contrôle suprême des opérations dans les mains du ministre de la guerre. La « sortie » d’Accambray coïncide de manière significative avec la mise à la retraite du général. Il fut remplacé par un autre général, venu du front, un dénommé Roques, dont la personnalité excluait « tout tirage » avec le Haut-Commandement. Roques était le plus jeune ami de Joffre et, suivant les journaux, se trouvait avec lui sur un pied d’intimité. Le désespoir patriotique d’Accambray ne pouvait que croître devant l’observation de la logique aveugle des choses sur laquelle ses critiques rebondissaient comme dur les fronts de la majorité parlementaire. Il aurait trouvé sa seule consolation dans le tableau de l’accumulation automatique des crises intérieures au-delà des Vosges. Accambray n’est pas Liebknecht, — comme déjà dit —, d’autant plus que le second remplit avec succès le rôle du coin aiguisé s’enfonçant toujours plus profondément dans l’organisme de l’unité nationale. En même temps que Gallieni, Tirpitz fut mis à la retraite, lui qui recherchait l’élargissement du conflit par l’extension de la guerre sous-marine.

Les deux cas ne présentent pas de similitude et la symétrie n’est pas parfaite. Mais elle serait suffisante pour tirer Accambray de son désespoir s’il pouvait observer les événements d’une hauteur plus élevée que son siège parlementaire.

(Naché Slovo, 24 mars 1916.)

De l’autre côté des Vosges[modifier le wikicode]

Un journaliste espagnol raconte que Sudekum est fatigué de la guerre. Elle est plus longue qu’il ne l’avait prévu en septembre 1914. Le slogan, alors, était « Guerre au Tsarisme ». Puis il changea et devint : « Contre l’Angleterre », du moins dans les publications des classes dont la guerre sert l’intérêt. Personne ne proposa d’amener le drapeau de l’anti-tsarisme ? Tous comprenaient qu’il facilitait le travail des sociaux-patriotes, égarant le prolétariat. Dans les cercles d’initiés, naquirent des divergences sur le point suivant : Contre qui diriger les coups les plus vigoureux ? Ces différences n’eurent pas le temps de croître jusqu’à un antagonisme politique. Elles trouvèrent un terrain d’entente momentané dans le cours même des opérations. Sudekum, et ceux dont il exprimait les idées, pouvaient escompter que l’Allemagne industrielle et la Russie agricole se compléteraient, alors que la lutte contre l’Angleterre était une question de vie ou de mort. Les conservateurs et les nationaux-libéraux bénissaient le travail d’Hindenburg à l’est, qui devait lui assurer, par la suite, les mains libres sur le front occidental. Ces gens souhaitaient une paix séparée avec la Russie. D’autre part, les milieux financiers liés autrefois à l’Angleterre et l’Amérique considéraient comme leur principal ennemi non la Russie tzariste, évidemment, mais celle de demain, industrialisée et par conséquent militairement invincible. Ils regardaient comme leur devoir de s’entendre avec l’Angleterre et réclamaient une action décisive sur le théâtre d’opération occidental. Les contradictions impérialistes éclatèrent à maints stades du conflit, se répercutant sur tous les fronts Par la dynamique même des opérations, on atteint Londres et Paris à travers Varsovie et par Verdun, on touche Pétrograd.

Plus le champ d’action s’étend, plus il est clair que le contrôle économique et politique, — c’est-à-dire impérialiste —, de la guerre devient de moins en moins réel, que les luttes politiques et les slogans sont obligés de suivre comme des ombres les avances et les chocs des masses humaines. Le militarisme qui devait jouer le rôle du serviteur soumis de l’Impérialisme, devient presque autonome — c’est la logique des choses —, dévorant automatiquement les forces du pays.

Tout accroissement de la ligne générale des fronts, provoque presqu’exclusivement par les succès allemands, a fait naître ensemble l’orgueil patriotique et la stupeur politique dans le cœur des classes dirigeantes. Cet accroissement pose chaque fois de nouveaux problèmes historiques, étant donné l’imprécision des possibilités militaires et productrices. Au vingtième mois de la guerre, un journal Kölnische Volkszeitung, bien vu des sphères dirigeantes, écrit : « Il faut donner au peuple allemand un idéal de guerre… L’homme qui lui procurera cet idéal sera appelé grand par l’Histoire. » Il est parfaitement naturel que les difficultés soulevées par l’accumulation même des succès conduisent à une aggravation des contradictions impérialistes. Le fondement objectif de cette crise qui a pris un tour extrêmement aigu dans les cercles dirigeants, se révèle significativement par la mise à la retraite de l’amiral Von Tirpitz, membre d’un cercle violemment anti-britannique. Dans le langage des intrigues bureaucratiques, cela veut dire : « Victoire » pour le chancelier, empirique remarquable en ce qui concerne les fluctuations de la guerre.

La crise intérieure chez les dirigeants s’accroît par suite du mécontentement des dirigés. Le maintien au pouvoir d’une bande d’exploiteurs durera jusqu’au jour où ce mécontentement se changera en révolution. Pour le moment, une atmosphère de méfiance et de nervosité règne au Reichstag. Fatigués par la guerre, les partisans de Sudekum se pressent peureusement autour du chancelier, dans le possibilisme impérialiste duquel ils voient la ligne de moindre résistance (pour les dirigeants et pour eux-mêmes).

À la dernière séance du Reichstag, les sociaux-démocrates ont sauvé leur « anti-annexionniste » Bethmann-Hollweg. Au contraire, pour l’aile gauche du Parti, la prise de conscience sans cesse croissante des masses, l’inquiétude des dirigeants créent des circonstances on ne peut plus favorables. Au Landtag, cette citadelle des Junkers, Liebknecht a, — suivant un télégramme de Havas, « appelé les combattants des tranchées à pointer leurs armes sur l’ennemi commun, le Militarisme et le Capitalisme ».

Les travailleurs d’Essen, le fief de Krupp d’où partent pour le front les machines infernales de mort, s’unissent dans l’opposition par l’intermédiaire de leurs représentants. Si, aujourd’hui, ceux qui fabriquent les canons font écho à la voix de Liebknecht, demain ce sera le tour de ceux qui les pointent.

Alors la résolution des contradictions marchera à pas de géant et les masses laborieuses allemandes — et non seulement d’Allemagne —, trouveront l’idéal pour leur propre guerre. Liebknecht et ses amis ne peuvent douter de ce que chaque voix révolutionnaire éveille un écho à deux résonnances dans les conditions actuelles.

(Naché Slovo, 25 mars 1916.)

« Clémence ! »[modifier le wikicode]

La rébellion irlandaise est écrasée. On a fusillé ceux qu’on a jugés bon de fusiller. Les survivants attendent qu’on statue sur leur sort, alors que celui de l’insurrection est réglé depuis longtemps. Le triomphe de l’Angleterre est si complet que le Premier Asquith déclare aux Communes qu’on peut envisager « des mesures de clémence » envers les insurgés prisonniers. Ensuite, il s’étend sur les fruits bénéfiques de la clémence prodiguée par Botha aux révoltés sud-africains. Il se garde bien de faire allusion à la clémence anglaise envers ce même Botha qui commandait les Boers, il y a douze ans, et qui aujourd’hui écrase ses concitoyens. Asquith demeure dans la tradition de l’Impérialisme anglo-saxon quand il loue le travail des spécialistes du maintien de l’ordre, à Dublin et ailleurs, comme répondant au principe « d’humanité rationnelle ». Ainsi l’ordre règne, et nos sentiments quant à la déclaration d’Asquith ne peuvent éveiller aucun doute chez nos lecteurs.

Mais l’affaire n’est pas terminée pour autant ! Une révolte est écrasée, il y a des dégâts matériels, des cadavres, des hommes et des femmes emprisonnées. Il y a un pouvoir triomphant qui esquisse un geste inspiré par « l’amour du prochain ». Pour compléter ce tableau historique dans le cadre de la guerre mondiale, il faut ajouter une figure : celle du social-patriote français, porte-drapeau de la guerre libératrice et des principes de la « liberté nationale », soulignant l’humanité officielle du gouvernement anglais à Dublin.

Pour en finir et donner un ultime coup de pinceau au tableau, Renaudel a publié un article « Clémence » dans l’Humanité qui n’avait encore soufflé mot de la révolte irlandaise.

Évidemment, Renaudel sait que dans le pas certains faits ont assombri les relations anglo-irlandaises. Il admet qu’ils ont pu provoquer une certaine amertume qui a duré jusqu’à maintenant. Mais les insurgés ont choisi le moment le moins favorable à leur entreprise. Renaudel n’a jamais douté que le gouvernement anglais mettrait tout en œuvre pour rester « maître de la situation ». Il ne s’est pas trompé sur ce point. Mais « l’Angleterre, luttant pour le droit des peuples, peut et doit montrer de la grandeur d’âme ». C’est pourquoi, futur ami de l’Angleterre qui écrase et de l’Irlande qui est écrasée, Renaudel ne peut que saluer le geste plein de grandeur d’âme d’Asquith. Il semblerait que le cynisme du socialiste qui prône la clémence devant le visage même des bourreaux ait atteint son maximum. Mais non ! Renaudel doit encore motiver son intercession en faveur des vaincus devant la France officielle. « Il est évident que dans le pays où l’on pleure, en lisant Corneille, l’on ne s’étonnera pas de nous entendre conseiller la clémence. »

De cette manière, les héritiers spirituels et politiques de Thiers et de Galliffet sont tranquilles ! N’ont-ils pas, en pleurant à la lecture de racine, manifesté leur clémence envers les Communards ?

Voici le couronnement de la réconciliation spirituelle entre les successeurs de Galliffet et les descendants dégénérés du mouvement dans l’histoire duquel s’est inséré l’épisode de la Commune !

Les comptes sont faits à Dublin[modifier le wikicode]

Sir Roger Casement, ex-haut fonctionnaire colonial de l’Empire Britannique, révolutionnaire irlandais de conviction, intermédiaire entre l’Allemagne et l’insurrection irlandaise, a été condamné à mort… « Je préfère être au banc des accusés qu’à la place de l’avocat général » s’écria-t-il après lecture de la sentence qui, suivant la formule traditionnelle, le condamnait « à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive », et « que Dieu ait pitié de votre âme ». La sentence sera-t-elle exécutée ? Cette question doit procurer à Asquith et à Lloyd George bien des heures troublées. Le châtiment de Casement rendra plus difficile encore la position de la fraction purement opportuniste et parlementaire nationale irlandaise, sous la direction de Redmond, et qui est prête à accepter un compromis dans le sang de la révolte étouffée. Gracier Sir Roger, cela ne se peut après tant d’exécutions : « c’est « gracier un traître de la plus belle volée ! » ». C’est sur cette corde que jouent les sociaux-impérialistes, type Heydemann, avec une avidité sanguinaire d’apaches. Quel que soit le sort de Casement, sa condamnation jette une lueur caractéristique sur cet épisode dramatique de la rébellion irlandaise.

En ce qui concerne les opérations purement guerrières des insurgés, nous savons bien que le gouvernement a toujours été maître de la situation. Un soulèvement général, tel que le concevaient les « penseurs nationalistes », n’a pas eu lieu. La campagne irlandaise ne s’est pas soulevée. La bourgeoisie s’est tenue à l’écart. Ont combattu, ont succombé les travailleurs urbains mêlés des révolutionnaires enthousiastes issus de l’« Intelligentsia » petite-bourgeoise. Le terrain historique pour une révolution nationale n’existe pas, même dans l’Irlande arriérée. Pour autant que les mouvements irlandais du siècle passé prenaient un caractère populaire, ils le devaient à la participation du métayer exploité et sans aucun recours devant son seigneur et maître, le « landlord » anglais. Si pour ce dernier l’Eire était un terrain d’exploitation éhontée, pour l’Empire Britannique, elle se révélait une base indispensable. Casement, dans une brochure écrite avant la guerre, démontre que l’indépendance de l’Irlande (s’appuyant sur l’aide de l’Allemagne) menace « la liberté des mers » et est un coup mortel à la suprématie maritime anglaise. C’est vrai pour autant que l’Irlande « indépendante » peut exister comme avant-poste d’une puissance hostile à l’Angleterre et comme base contre les voies maritimes britanniques. Le Premier, Gladstone, plaça l’intérêt de l’Angleterre impérialiste au-dessus de ceux des « Landlords » et commença une réforme agraire qui, en dédommageant largement les propriétaires terriens anglais, distribuait en partie leurs terres aux fermiers irlandais. Après ces réformes qui vont de 1881 à 1903, les métayers deviennent des déposants que le drapeau vert ne peut arracher à leurs lopins de terre. L’« Intelligentsia » irlandaise — avocats, journalistes, employés de commerce, etc. — émigre en masse dans les villes anglaises et, de ce fait, est perdue pour la « cause ». La bourgeoisie commerciale et industrielle qui se forma lentement au siècle dernier, s’oppose au jeune prolétariat, et du camp révolutionnaire passe dans celui du Possibilisme. La classe ouvrière, de création récente, pleine des souvenirs des luttes héroïques de jadis, se heurte à l’égoïsme des « Trades-Unions » et hésite entre le nationalisme et le syndicalisme, prête à réunir ces deux conceptions dans sa conscience révolutionnaire. Elle entraîne avec elle la jeune « Intelligentsia » et des fanatiques nationalistes isolés qui empêchent le mouvement de faire triompher le drapeau vert sur le rouge. Ainsi la « révolution nationale » est en fait une révolte des travailleurs comme l’indique la position isolée de Casement.

Plékhanov, en un article pitoyable et honteux, met le doigt sur le caractère « malsain » de la révolte et se réjouit de ce que le peuple irlandais — c’est tout à son honneur ! — l’ait compris et n’ait pas soutenu les fous révolutionnaires. On pourrait supposer que les paysans aient, du point de vue international, manifesté leur aversion envers la libération et sauvé « l’honneur » de l’Eire. Mais en l’occurrence, ils firent guidés par leur égoïsme obtus de campagnards et une totale indifférence envers ce qui ne touche pas leurs « bouts » de terrain. Ils assurèrent ainsi la prompte victoire de Londres sur les héroïques défenseurs des barricades à Dublin.

L’expérience irlandaise à laquelle Casement prit part avec un courage indiscutable est terminée. Mais c’est là que commence seulement le rôle du prolétariat irlandais. En cette insurrection, sous les plis d’un drapeau « périmé », il a mené sa lutte de classe contre l’Impérialisme et le Militarisme. Ce mouvement ne finira pas. Au contraire, il trouvera écho dans toute l’Angleterre. Les soldats écossais ont démoli les barricades édifiées à Dublin. Mais, en Ecosse même, l’on se groupe autour du drapeau rouge levé par Mac Lean.

Le travail de bourreau accompli par Lloyd George sera vengé par ces mêmes travailleurs que les Henderson s’efforcent de lier au char de l’Impérialisme.

(Naché Slovo, 4 juillet 1916.)

Le malaise[modifier le wikicode]

L’Assemblée a été saisie de la question du « Comité secret ». Ce dernier a pour but de donner aux parlementaires la possibilité de « s’expliquer librement et de dissiper le malaise régnant actuellement ». Le comité a été refusé par les ministres et la presse « fidèle » en tant que menace d’une crise. Mais à peine rejeté, il revient sur le tapis. La vie de la France et sa politique tournent autour de Verdun comme autour d’un axe. L’exigence d’un Comité secret se manifeste à nouveau victorieusement à propos de la question de Verdun.

Le 10 Mai, le Matin publia un article énigmatique se référant à un article d’Hervé : « Victoire » autorisé par la censure, d’après lequel le Haut-Commandement aurait signé, dès les premiers jours de la ruée allemande sur Verdun, l’ordre de retraite sur la rive gauche de la Meuse ; le général de Castelnau aurait donné le contre-ordre : résister à tout prix, sauvant ainsi Verdun. L’article fit sensation, mais provoqua un démenti formel par l’intermédiaire, « on se demande pourquoi », du ministère des Affaires étrangères. La presse polémiqua avec la censure qui usa de ses arguments : les ciseaux et le bâillon. Quelques journaux furent suspendus pendant quatre jours. À l’affaire, se mêla le « sieur » Hervé, plus dangereux qu’un ennemi. Suivant lui, l’article serait l’œuvre de partisans de Castelnau à l’insu de ce dernier. Il serait du domaine de la plus haute fantaisie d’y voir une attaque du chef d’état-major contre le Haut-Commandement. Les relations de Joffre et de Castelnau seraient des meilleures, bien qu’ils aient un point de vue différent quant au Saint-Esprit.

Sur une initiative de Renaudel, une session spéciale de la commission de guerre du Parlement écouta les explications fournies par le ministre de la guerre et par Briand et en conclut à une réglementation de la censure et à l’envoi sur le front de Verdun de « commissaires spéciaux ».

Clemenceau, président de la commission de Guerre du Sénat, fit ce « grand voyage » sur le front et en rapporta des preuves inattaquables confirmant ce qu’il écrivait depuis plus d’un an en luttant contre la censure : l’armée française est au-dessus de toute comparaison, mais il faut lui donner un Haut-Commandement correspondant à sa valeur. Une de ces preuves, qui avait été formulée, bien avant le voyage, dans la presse inspirée par le député Abel Ferry, serait le manque total de fortifications du côté nord de Verdun.

La session, après la « trêve » de Pâques, fut extrêmement mouvementée. Le Président du Conseil, après les interventions qui le « chatouillaient », prononça un discours de combat, reprenant l’ancienne thèse déjà rebattue que le ministère ne peut exister sans la pleine confiance du Parlement. Le succès de Briand fut purement arithmétique, Clemenceau put écrire que les jours du gouvernement étaient comptés, et le vieux « Tigre » s’y connaissait ! La question d’un « Comité secret » reprit toute son acuité. La nécessité de réunir vingt voix fut satisfaite le 26 Mai (168 voix) et la question sembla résolue. Le gouvernement ne voulait pas de « séances secrètes », nous ne croyons volontiers. Mais, d’autre part, à en juger par le Rappel, on pouvait s’attendre à un changement de position de la part de Briand C’est ce que font remarquer les commentaires aigres-doux du Temps, et le fait que la girouette de la Victoire se soit mise résolument du côté d’« Comité secret ». Hervé met à l’ordre du jour : les lourdes fautes commises devant Verdun du 21 au 26 février, le pourquoi de l’immobilisme des armées alliées et d’autres contradictions frappantes. Mais Hervé nous avertit : ne vous croyez pas revenus à l’époque de la Convention ! Cet avertissement est fait avec un tel cynisme qu’il met fin aux illusions du social-patriotisme et à la phraséologie révolutionnaire de la première période de la guerre. Il faut citer ce texte ! « La Convention s’appuyait sur les passions révolutionnaires : la guerre contre l’Europe était une guerre civile contre toutes les aristocraties, la Marseillaise et la Carmagnole étaient des chants de guerre civile. Nous vivons maintenant à l’époque de « l’Union sacré » qui est opposée diamétralement aux passions révolutionnaires ».

Voilà pourquoi Hervé recommande de ne pas renverse le ministère. Quel principe nouveau le Parlement peut-il opposer au « principe » de Briand ? Dans tous les cas, « notre pouvoir exécutif » comprend une « équipe » de personnalités aussi fortes que celles qui prétendent les remplacer.

Attendons donc de voir par quelles méthodes l’Assemblée dissipera le « malaise » régnant en ce vingt-deuxième mois de la guerre.

(Naché Slovo, 27 mai 1916.)

La clef de la situation[modifier le wikicode]

Bethmann-Hollweg s’est plaint à la dernière session du Reichstag de ce que les nations belligérantes ne veulent pas jouer la « carte de guerre » présentée au cours des vingt-deux mois de guerre. Tout changement de cette carte, menaça-t-il, se fera au détriment des puissances de l’Entente. Le chancelier a des raisons aussi fortes que celles de ses adversaires de désirer la fin de la guerre. Sans renoncer à des « annexions raisonnables », il attaqua les « annexionnistes enragés » (ce qui paraît surprenant en cette époque de « paix complète ») et souleva l’enthousiasme, quelque peu battu en brèche par les événements, des sociaux-patriotes. Le militarisme allemand est fort. En ce qui concerne les appétits de ce côté du front, ils n’attendent que le premier succès pour se manifester.

Nous avons déjà vu qu’il est indispensable aux belligérants de passer à la guerre de mouvement. Ces derniers mois, nous fûmes témoins de « mouvements » qui ne firent que confirmer le dicton : « Plus ça change, plus ça reste la même chose. » Aux victoires turques en Mésopotamie, répondirent celles des Russes en Arménie. Trébizonde contre Kut-El-Ahmar ! L’avance autrichienne sur le front italien dût stopper sans apporter de grands changements à la carte des fronts. Pour compléter le parallélisme, citons le succès de l’offensive russe en Galicie. Que les optimistes croient à son développement victorieux. Nous n’appartenons pas à ces derniers. Qu’il y ait indécision et balance des pertes au Jutland, cela ne changera pas le rapport des forces en présence des flottes allemande et anglaise. Pour finir, les combats incessants à Verdun sont la preuve stratégique monstrueuse de l’impasse actuelle. Plus ça change, plus ça reste la même chose. Prenant conscience de cette épouvantable situation sans issue, les dirigeants européens jettent à nouveau leurs regards vers l’Amérique. L’entrée en guerre des U.S.A. donnerait au groupe favorisé la supériorité décisive. Mais Wilson ne se décide pas. Le Capitalisme américain se porte trop bien pour qu’il y ait une raison de base à une entrée en guerre prématurée et dangereuse. Roosevelt, ce lourdaud, ce Tartarin d’outre-Atlantique, a levé le drapeau en faveur d’une intervention immédiate en faveur des Alliés, mais il en a été cruellement puni par son propre parti qui a stigmatisé « son idéalisme aventurier ». Le taciturne et prudent Juge suprême, House n’est ni germanophile ni francophile, il n’est ni pour la paix ni pour la guerre, il trouve que tout va très bien ainsi. L’Europe s’appauvrit, l’Amérique s’enrichit. Que vienne Wilson, que soit choisi House, la situation est inchangée. Aussi longtemps que la bourgeoisie américaine pourra se chauffer les mains au feu de camp européen, elle ne changera pas sa position.

« La clef de la situation en Amérique ? »

Celle-ci considère que la meilleure clef est la continuation du chaos sanglant et sans issue de l’Europe.

(Naché Slovo, 15 juillet 1916.)

Autour du principe des nationalités[modifier le wikicode]

La presse française n’a pour ainsi dire soufflé mot du Congrès tenu à Lausanne par les petites nations opprimées. Si vous considérez que les Alliés se battent pour « ce fameux principe des nationalités » (Sazonov lui-même l’a expliqué aux Américains), ce manque d’attention accordé au Congrès peut sembler incompréhensible… mais, par la suite, on finit par comprendre trop bien ! …

À ceux qui rivalisent dans l’incompréhension ou dans l’inattention, on « devrait fourrez le nez » dans le dernier numéro paru de L’Éclair. Ce journal étrange qui unit les dogmes intouchables du catholicisme et les efforts « progressistes » de l’industrie — et de façon non platonique —, publie de temps à autre des articles qui frappent parce qu’ils laissent apparaître un coin de la vérité cachée. Avant tout chose il révèle — quelle nouvelle inattendue pour Plékhanov résidant tout près de Lausanne ! — que parmi les 23 nationalités représentées, il y avait des porte-parole des allogènes russes, sans compter des Finlandais, des Albanais, des Ukrainiens, des Polonais, des Lettons, des Lithuaniens, des Géorgiens, etc… Il y avait aussi des Irlandais, des Égyptiens et des Tunisiens. Il y avait même un représentant des Juifs, considérés comme formant une nation, Monsieur Abersohn. Il en ressort que c’est dans les territoires appartenant aux Alliés que se rencontre la presque totalité des nations opprimées.

Voici ce que souligne L’Éclair à propos de la résolution adoptée au Congrès sur le droit à « l’indépendance de chaque minorité ». La difficulté de réaliser un tel programme vient du refus de chaque grande puissance de l’appliquer pour soi-même, alors qu’elle le réclame pour ses adversaires. Dans le camp des Alliés, par exemple, on exige la libération des peuples non-germaniques sous tutelle allemande et autrichienne, celle des peuples non turcs sous le joug ottoman, alors qu’il n’en est pas question en ce qui touche la Russie.

Dans l’atmosphère de mensonges officiels que nous respirons depuis deux ans, ces nouvelles hardies publiées par un « grand » journal français sont un rafraîchissement pour l’esprit. Et penser qu’il se trouve des « socialistes », des « émigrés » et des « révolutionnaires » russes assistant au Congrès de Lausanne pour « seriner » à Suzanov qu’il doit s’occuper des peuples opprimés, justement quand un Kirghiz vient se plaindre de l’oppression impériale. Personne n’exige de ces gens-là de faire preuve d’Internationalisme : mais s’ils n’étaient tout simplement que des démocrates-nationaux, ils devraient étouffer de honte !

Pour se récuser, ils ont en réserve les « grands Alliés occidentaux ». La Russie, nation despotique, accomplira tous les miracles intérieurs et extérieurs — avec l’aide de nations démocratiques — que devrait faire l’Allemagne : mais la première grâce à la victoire, l’autre à cause de la défaite

Qu’en est-il avec les Alliés ? Laissons de côté, pour le moment, l’Extrême-Orient où la Russie, d’accord avec le Japon, s’apprête dans les années futures à dépouiller la Chine, réalisant sur le « dos » de celle-ci le « principe des nationalités ». Peut-on s’occuper du sort d’un demi-milliard de Célestes, alors que Kouropatkine et Plékhanov sont appelés à libérer le Schleswig-Holstein ! Limitons-nous aux « démocraties occidentales ». Mais ne touchons pas à la question irlandaise à l’heure où la magnanime Albion applique le « Home-Rule ». Évidemment O’Connelly et ses camarades fusillés ou pendus ne peuvent profiter du Parlement irlandais, car c’est d’eux-mêmes que profite le parlement souterrain des vers de terre ! Mais abandonnons l’Irlande. Laissons l’Angleterre. Qu’en est-il de la France ?

« Pour des puissances coloniales comme la France et la Grande-Bretagne, écrit L’Éclair, la question des indigènes (qui fut également débattue à Lausanne) présente un intérêt tout particulier ».

La résolution de Lausanne ne reconnaît pas de discrimination entre les « supérieurs » et les « inférieurs », là où réside la philosophie de la puissance coloniale, pour autant que cette dernière ait besoin de philosophie ! Le journal conjure les « démocraties » de se montrer justes et… également prudentes… soulignant avec « satisfaction » le projet de loi proposé par le député Doisy au Congrès de Lausanne qui réclame pour les Algériens des représentations sérieuses et garanties. Sans contredit, tout ceci est tout à fait apaisant ! Mais il s’agit maintenant de tout autre chose ! Des nouvelles nous parviennent d’Indochine et qui sont moins agréables du point de vue du « principe des nationalités ». L’Annam vient de connaître une rébellion « sous le drapeau de l’indépendance nationale. » Bien sûr, L’Humanité, ce journal de mensonge, d’hypocrisie et d’impudence, s’est gardée de retransmettre des informations qui concernent cinq millions et demi d’Annamites. Et si nous pouvons donner ces renseignements, bien que censurés, à nos lecteurs, c’est encore une fois grâce à un organe réactionnaire comme L’Éclair.

Le jeune empereur d’Annam, Dui-Tahn, jusqu’ici un fantoche décoratif aux mains des Français, se mit en rapport avec les nationaux-révolutionnaires, « ses sujets », organisa sa fuite avec leur concours et se réfugia dans un village d’où il donna le signal de la révolte. Mais les pouvoirs de la IIIe se montrèrent à la hauteur. Le rebelle fut arrêté, reconduit à sa capitale Hué, déposé et enfermé en une forteresse où non seulement il pourra tout son soûl se plonger dans la « Déclaration des Droits de l’homme », mais aussi dans la collection complète de L’Humanité depuis le début de la guerre — si toutefois on lui permet de lire les journaux.

Dans ces lointaines contrées, nous citons la Revue Hebdomadaire (pour montrer la distance entre la réalité et une idéologie fortuite), l’âme du peuple bat à l’unisson avec celle du peuple français : en cet Extrême-Orient qui aurait pu se montrer hostile, nous contemplons ce tableau touchant : des milliers de bonzes adressent des prières à Bouddha pour la victoire de nos armes ! etc., etc… Ce fut écrit en l’automne de l’année passée… Dans un mois, quand le jeune empereur aura avalé sa trentième ration de prisonnier, les quelques Français qui eurent connaissance de sa révolte l’auront oubliée et les plumitifs patriotes et sociaux-patriotes reprendront avec flamme le thème du « cœur annamite battant à l’unisson de celui du français ! » C’est peu encore. Chaque fois que Renaudel en se promenant dans les rues de Paris apercevra les avis de mobilisation des Indochinois, il rappellera aux travailleurs de France que la république appelle les petits-frères annamites à venir combattre au nom du « Principe des Nationalités ».

(Naché Slovo, 13 juillet 1916.)

« Le sort de l’idée »[modifier le wikicode]

L’article de fond de notre journal « Deux ans » (Naché Slovo, n° 179), illustre par son seul titre la situation où nous ont plongés deux ans de guerre. Grâce aux quelques phrases épargnées par la Censure, nos lecteurs se sont rendus compte : 1° des résultats de deux années d’hostilités, 2° de la situation intérieure des pays belligérants. La conclusion qui saute aux yeux du lecteur est que l’on ne peut plus parler des résultats de « guerre » avec liberté quand on contemple la situation « intérieure » des nations en guerre.

On peut parler plus librement des conclusions « morales, spirituelles », du destin de ces conclusions dont les hiéroglyphes ont décoré les étendards, lors de la première partie de la guerre. À ce sujet, la presse réactionnaire et monarchiste française jouit d’une liberté suffisante.

Monsieur Jacques Bainville de L’Action Française, qui a été chargé récemment d’une mission diplomatique, mais non officielle, pour se rendre en Russie, trace d’une main ferme ces lignes où apparaît un nouveau slogan « spirituel » :

« En cette deuxième année de guerre, nous constatons qu’un tri s’est produit parmi les idées. Quelques-uns ont été rejetés et sont décédées de leur belle mort. Ainsi, il y a à peine six mois, Lloyd George déclarait : « Cette guerre est nôtre, c’est celle des démocraties » C’est soutenable à condition de faire abstraction de Nicolas II, George V, Albert Ier, Victor-Emmanuel III et d’autres têtes couronnées. Mais le bon sens et le jugement de l’Histoire sont prêts à répondre : « Si la démocratie conduit ainsi la guerre, personne ne l’en félicitera, car avec ses puissants Alliés et rassemblant plus de trois cent millions d’hommes, elle ne peut porter de coups décisifs à ses deux grands adversaires qui ne comptent que 150 millions d’âmes. »

De moins en moins, poursuit notre écrivain, « parle-t-on de la guerre des démocraties ». Peu à peu l’expression disparaît du dictionnaire et c’est un progrès incontestable. La démocratie prise en tant que principe révolutionnaire de la guerre est, avec beaucoup d’autres choses, engloutie par le Minotaure. Ce n’est pas la peine de raconter d’une manière plus détaillée comme le monstre dévore successivement les garanties démocratiques ; il croque maintenant à belles dents les derniers restes des droits du réfugié ! « Nous avons vu, continue Bainville, que des formules mal employées sont tombées hors d’usage. Par exemple, prenons l’expression dont on use si souvent : la guerre contre le militarisme prussien. Que signifie-t-elle ? Un non-sens, répondent les Allemands, et ils n’ont pas tout à fait tort. Mais nous connaissons trop bien ce qu’est la Prusse. Si le sort des armes le permet, il faut détruire le royaume de Prusse et l’Empire allemand… Mais détruire le militarisme prussien, c’est tenter de verser du sel sur la queue d’un oiseau… Les Alliés pourront longtemps s’amuser à ce petit jeu… Démembrer l’Allemagne, c’est une autre affaire. C’est un problème qu’on peut résoudre un jour, mais il est réel ; il n’est pas du domaine du fantastique. »

Troisième point de ces conclusions, poursuit Bainville, le « Principe des Nationalités passe au second plan. Déjà la politique le traitait avec méfiance, l’art politique oratoire se détourne de lui à présent. Tous ont remarqué le danger que présente cette arme à double tranchant, héritage funeste du siècle passé… »

Mais Bainville ne s’arrête pas en si bon chemin. « Il nous faut encore renoncer à une idée qui amène à une confusion périlleuse, née également au siècle dernier et qui a égaré les contemporains de cette époque, c’est-à-dire de 1792. Disparue lors du terrible soulèvement de 1870, elle a fait sa réapparition sous les coups de la réalité. Personne ne croit plus à la guerre de propagande. Personne ne conçoit plus que l’ennemi prenne de nos mains le cadeau d’immortels principes. Ce « romantisme révolutionnaire » est défunt (expression de Briand). Même les socialistes allemands de la nuance la plus radicale (comme Leipziger Volkszeitung) ont répondu qu’ils ne veulent pas d’une liberté apportée à la pointe des baïonnettes. Cette conception doit être revêtue de deuil. »

La position critique de l’écrivain royaliste se distingue par une perspicacité incontestable, du moins en ce qui touche les intérêts politiques de son parti. Dans la seconde année de guerre, aucun des socialistes « officiels » n’a évoqué « le destin de l’idée ». Ils ont rempli leur rôle : pour les uns, ils sont l’arme de la trahison, pour les autres, ils représentent l’apaisement de leur propre conscience dans les périodes critiques. Mais maintenant l’affaire est conclue, les positions sont prises et il faut prendre sur les épaules le fardeau des conséquences. Les idées porteuses d’illusions ne sont plus nécessaires et ceux qui les ont semées s’en éloignent en silence. Mais c’est ce que ne veut pas admettre la réaction… pas seulement la réaction monarchiste !

Il lui importe de montrer que là où furent ces idées, il y a une place vide qu’il lui faut remplir par la religion, l’autorité et la tradition. On ne peut lutter contre la réaction, en lui opposant une place vide ou un « rictus » voltairien comme le fait le Bonnet Rouge, etc… Il faut opposer à la réaction « noire » les idées qui ont fait leur preuve, soutenues par l’expérience de deux années de guerre, celle du Socialisme révolutionnaire !

(Naché Slovo, 6 août 1916.)

Vandervelde, « Naché slovo » et « Vorwaerts »[modifier le wikicode]

Dans la publication parisienne d’Alexinsky-Plékhanov, nous avons trouvé un démenti au sujet de notre remarque concernant les insuccès de Vandervelde sur le front. Nos lecteurs s’en souviennent, l’affaire était la suivante : à l’occasion d’un des voyages sur le front de l’intendant belge « au langage fleuri », un soldat socialiste lui rappela ses beaux discours d’antan et l’empêcha ainsi de prononcer une de ses superbes allocutions actuelles prônant le jusqu’auboutisme. Notre remarque fut reproduite par une bonne partie de la presse socialiste. C’est alors que Vorwaerts déclara avoir reçu d’Amsterdam l’information d’après laquelle la reproduction par Vorwaerts d’un article de Naché Slovo était dépourvue de tout fondement. « Nous regrettons, écrit Vorwaerts, d’avoir été induits en erreur par un journal généralement bien informé. » De notre côté, nous pensons que la rédaction du journal allemand a pris trop légèrement pour argent comptant le démenti venu d’Amsterdam. D’où vient-il ? Personne ne le dit. Qui à Amsterdam, et de quelle façon est-il convaincu que l’incident n’était en rien celui qui fut décrit ? Raisonnons logiquement. Il existe deux moyens de contrôle : 1° interroger tous les soldats belges, 2° s’adresser à Vandervelde lui-même. Comme il est difficile de procéder à la première opération, il faut penser que Vandervelde a chargé un intermédiaire hollandais de donner un démenti à Naché Slovo et qu’il a fait interdire de mentionner son nom… Un ministre belge ne peut avoir aucune « relation » avec la presse germanique. Même si Vandervelde n’était pas une personnalité si connue, même si les ministres en général, et les belges en particulier, n’ont pas recours à de tels démentis (lesquels, entre nous soit dit, demandent une vérification), cette histoire où « notre homme » s’engage anonymement ne peut être suspecte et inspirer la méfiance.

En ce qui nous concerne, nous avons pris notre information d’une personne présente à la fameuse scène et qui passa quelques jours à Paris, à l’occasion d’une très courte permission. Ce soldat belge, bon patriote, bien connu de plusieurs de nos camarades français, présente toutes les garanties de sérieux et de franchise. Et comme, de plus, il sera un héritier politique de Vandervelde, il n’a aucun intérêt à créer des difficultés inventées de toutes pièces au ministre, aussi nous pouvons lui faire confiance et ne pas ajouter foi à un démenti anonyme et officieux.

Nous nous en serions arrêtés là, si Vandervelde ne nous fournissait pas un argument complémentaire. Le numéro d’hier du Petit Parisien, l’un des journaux les plus répandus et lus de tous ceux qui répugnent à la pensée critique, reproduisait un article de Vandervelde concernant son nouveau voyage sur le front français. Le ministre belge (que la rédaction du Petit Parisien appelle son éminent collaborateur) compare, sur un ton moralisateur, les soldats belges et anglais aux « soldats français qui se battent à nos côtés ». (Pour autant que nous le sachions, depuis quand Vandervelde se bat-il ?) : « Merci, soldats de France, qui sauvez par la force de votre foi patriotique, etc., etc. » Tout cela sur un ton de snobisme lyrique… « Étonnants soldats de France, modestes et joyeux, se contentent de peu, de ce qu’ils reçoivent plus ou moins régulièrement de pain, de vin en de viande. »

Représentez-vous le tableau ! Vandervelde recommandant aux soldats belges d’être modestes et de se contenter des distributions faites par les intendants du roi Albert ! N’est-il pas raisonnable de penser que parmi les auditeurs forcés de l’orateur-ministre, il se trouva un socialiste pour conseiller à l’ex-président de l’Internationale un petit chemin éloigné pour ses promenades oratoires ?

(Naché Slovo, 22 août 1916.)

« Des arguments solides »[modifier le wikicode]

« Le Renseigné » écrivant dans La Libre Parole continue à donner cours à son mécontentement devant la politique des Alliés en Grèce. La demi-rébellion de Salonique dont la presse française a fait « toute une histoire », la présentant comme un soulèvement national des Hellènes, « s’avère » comme étant de plus en plus un événement de peu d’importance, une intrigue locale, contre laquelle, cependant, les autorités se trouvent désarmées. Les alliés sont allés, pourtant, jusqu’à demander le désarmement de l’armée restée fidèle au gouvernement ! À quoi cela rime-t-il ? demande- « Le Renseigné ». Est-il un exemple que la Grèce ait opposé un refus aux exigences formulées « sur un ton convenable » et appuyées par de « solides arguments » comme la flotte de guerre de 30 unités ? » Le journal se refuse absolument à reconnaître le « génie » de Briand qui use « d’arguments solides » un an et demi trop tard.

Prisiv nie également l’habileté de la diplomatie française dans les manœuvres qui doivent convaincre la Roumaine et la Grèce de la justice de la cause des Alliés. Le succès en cette affaire est dû non pas au Quai d’Orsay, mais aux travailleurs moscovites et aux paysans de Samara dont l’avalanche de cadavres a donné une impulsion victorieuse aux convictions nationales des masses laborieuses hellènes et roumaines. « Sur cette terre règne encore la Justice. »

C’est ainsi que s’exprime le journal social-patriote russe, observant les manœuvres de la flotte alliée dans le Pirée. Renaudel découvre à travers les épaisses vapeurs se dégageant des incidents balkaniques, la continuation sans défaillance du droit des peuples. Wilson prononça un discours digne de la « démocratie », qui malgré tant de difficultés s’efforce d’affirmer sa volonté pacifiste (L’Humanité). Il est vrai qu’il faut vendre le plus vite possible les Antilles aux Américains, sinon le « pacifiste » Wilson s’en emparerait de force ! Mais il reste clair que, plus le militarisme donnera de territoires au pacifisme nord-américain, plus le succès de ce dernier sera grand !

Épaulé d’une part, par les « arguments solides » en usage au Pirée, de l’autre, par la volonté inébranlable du pacifisme américain, Renaudel — autant que l’on puisse en juger —, ne voit pas le moindre motif de satisfaire la résolution du dernier Comité national, exigeant du gouvernement la proclamation « des buts de guerre ». Quand les moyens sont irréprochables, les buts à atteindre le sont aussi ! Renaudel, la conscience en paix, laisse le soin à son « jeune frère », Jean Longuet, de s’occuper des « buts de guerre ». Mais pour faire la balance, il y a, comme rédacteur au Figaro, Monsieur Capus. Cet ancien vaudevilliste, « boulevardier » bien connu, s’est occupé des « alcôves » parisiennes, ce qui le rend tout à fait apte à juger de la vraie nature des relations internationales. Clemenceau le traite d’ami de Briand et de Poincaré. Nous n’en savons rien. Masi si Capus a de si chers amis (il est probable qu’il ne leur est pas bon marché), la vérité lui est encore plus chère. « Les débats sur « les buts de guerre » sont absolument vains : ils ont cessé aussi bien en Angleterre qu’en France et en Allemagne. » Il ne pouvait pas en être autrement. « Il est évident que la fin de la guerre ne dépend pas des volontés individuelles d’un quelconque gouvernement, mais la guerre se terminera seulement quand elle aura atteint ce qu’elle exige de nous… Hier, la Roumanie a participé avec ses exigences nationales, demain, peut-être, ce sera le tour de la Grèce. »… « On pourrait penser que l’entrée en lice de nouvelles forces et de nouveaux appétits accélérerait le processus de la guerre en faisant incliner les gouvernements vers la conclusion rapide de la paix. »… « Au contraire. Nous commencerons seulement à voir clair en ce chaos quand un des groupes belligérants se rendra entièrement à merci. Alors seulement, les tendances profondes de la guerre déclenchée en 1914 éclateront tout naturellement. » (Et indépendamment de la volonté de Monsieur Longuet.) Pressentant cette situation, l’impatient journal radical-annexionniste Le Rappel témoigne de l’accroissement sans cesse accru du mouvement « de l’opinion générale » qui réclame la rive gauche du Rhin, où Renaudel plante les drapeaux du Droit et du pacifisme.

Mais ce n’est qu’une musique du futur. Pour le moment, c’est le chaos qui règne où les puissances se débattent impuissantes. Les peuples se taisent, les machines de destruction développent leur force de mort, seuls « arguments solides » employés de part et d’autre.

(Naché Slovo, 7 septembre 1916.)

Dans une atmosphère d’instabilité et de corruption[modifier le wikicode]

Le remplacement de Kalkenhay, par Hindenburg au poste de Chef d’état-major (de fait, généralissime) — car le titulaire, le Kaiser, se borne à des discours peux de « soudard » devant les pasteurs allemands — est un des symptômes déjà apparents de la perte d’équilibre qui se précise de l’autre côté des Vosges. La presse allemande commente le fait diversement : les journaux de l’Impérialisme à outrance dirigé contre l’Angleterre craignaient que le nouveau promu tourne ses forces vers l’Est. Inversement, ceux qui voient les opérations sous un angle plus modeste, comme ceux qui ont acclamé la guerre avec le slogan « Guerre au Tsarisme », approuvent le changement et y voient la victoire de leur héros Bethmann-Hollweg sur « l’extrémiste Hindenburg ». Personne ne connaît les intentions du nouveau généralissime. Il s’est toujours déclaré « apolitique ». Les boucheries de ces deux dernières années ont montré l’inanité des grands plans qui n’ont fait de la guerre qu’une guerre d’épuisement.

Les dirigeants de la Social-démocratie allemande, ayant perdu depuis longtemps l’équilibre par suite du mouvement des masses, ont mis massivement en circulation une « pétition pour la paix », moyen de pression sur le gouvernement et apportant leur aide au « pacifique » Bethmann-Hollweg contre les annexionnistes enragés. Mais cette manifestation si pleine de l’amour de la paix, placée sous l’étendard de la « Défense Nationale », a paru dangereuse au pouvoir et celui-ci interdit de solliciter des signatures… Cette entreprise, à moitié chemin de la politique et de l’intrigue, qui veut être un facteur décisif dans la lutte contre les dieux de l’Olympe Hohenzollern, peut-elle arrêter le franchissement de l’Achéron par les masses laborieuses ?

La peur du Pouvoir devant celles-ci est le fait le plus marquant dans la politique intérieure allemande actuelle. Les arrestations des socialistes révolutionnaires se succèdent. Rosa Luxembourg et Franz Mehring sont en prison. Quant à Karl Liebknecht, sa première condamnation a été portée à quatre ans. Selon les juges, ce nouveau verdict devait affirmer leur confiance en eux-mêmes ; au contraire, il est le témoignage de leur désarroi. Ce verdict indigne renforce la figure du lutteur révolutionnaire sur l’écran de la conscience universelle. Dans le même temps que les geôliers des Hohenzollern, dont les salaires sont versés patriotiquement par les Scheidemann et les Ebert, « bouclent » Liebknecht, les âmes serviles du Socialisme dans les pays de l’entente se servent du nom de Liebknecht dans leur lutte contre ses idées et ce, sur le territoire français. Voici des mois que la presse, tirant ses informations de la boue de L’Humanité, raconte que Liebknecht a rejeté la responsabilité entière de la guerre sur les Hohenzollern : considérant les nations de l’Entente comme en état de légitime défense, il accomplit, par son opposition révolutionnaire, le même travail libérateur que Renaudel, Plékhanov, Heydemann et même Mussolini. Ainsi, ils se répandent en mensonges sur un homme enchaîné, comme sur un cadavre.

Mais même si Liebknecht est enfermé entre les pierres du cachot, ses déclarations et son action restent des témoignages irréfragables de sa foi politique. « Il m’est pénible d’écrire ce qui suit (Liebknecht s’exprimait ainsi dans sa lettre aux socialistes anglais en décembre 1914) alors que notre aurore porteuse d’espoir, l’Internationale, est par terre, fracassée, et que de nombreux socialistes des pays en guerre — y compris l’Allemagne — suivent volontairement le char de l’Impérialisme… Mais je suis fier et heureux de vous adresser mon salut [au Parti Indépendant des Travailleurs] à vous qui, ensemble, avec nos camarades serbes et russes, avez sauvé l’honneur du Socialisme dans cette bourrasque démente… Toutes ces belles paroles comme « défense nationale » et « libération des peuples » dont l’Impérialisme se sert pour orner ses instruments de mort ne sont que tromperies. « Chaque parti socialiste trouve son propre ennemi, l’ennemi de l’Internationale, en son propre pays. » N’est-ce pas assez clair ? Liebknecht a combattu l’ennemi en son propre pays. IL est nôtre, non vôtre ! Toute sa dernière activité est restée fidèle à la ligne de Zimmerwald, où il se trouvait dans les rangs du groupe révolutionnaire « Internationale » (Luxembourg-Mehring). Quand on pense que les déclarations les plus significatives de Liebknecht furent publiées dans L’Humanité !

Les gens ont la mémoire courte ! Pourquoi ne transforme-t-on pas le prisonnier des Hohenzollern en allié des Romanov ? Âmes basses ! La fraternité de L’Humanité, de Prisiv[5] avec Liebknecht apparaîtra dans l’histoire de cette époque maudite comme l’exemple le plus frappant de la corruption social-patriote !

(Naché Slovo, 8 septembre 1916.)

Remarques d’un lecteur[modifier le wikicode]

L’honorable européen désorienté

Charles Maurras mène chaque jour une propagande au profit d’une restauration monarchique avec une liberté que nous autres, Internationalistes, pouvons envier. Jamais à court d’inventions, il trouve quotidiennement de nouveaux arguments en faveur de la monarchie. Prenez, par exemple, la Russie. Les républicains français sont obligés (comme le fait remarquer Maurras, non sans une malice empoisonnée) de chanter les louanges de Nicolas II et de la compter au nombre des exceptions heureuses, car ils ne peuvent pas ne pas reconnaître que « c’est un personnage honorable, un authentique européen, bien qu’étant monarque… » Mais pourquoi rien ne réussit à « l’heureuse exception » ? Maurras a déjà la réponse toute prête : « Le gouvernement de Nicolas comme ceux de George et d’Albert sont emplis à un trop haut degré de l’esprit démocratique. » Maintenant nous comprenons tout ! Ce sont les idées démocratiques de Gorémykine et de Khvostov qui déconcertent « l’honorable européen ». S’il n’y avait pas Maurras, personne au monde ne s’en serait douté !

L’accroissement des pouvoirs d’Albert Thomas

Le camarade Albert Thomas, ministre de la guerre, membre en vue du Parti socialiste, avait la main haute sur les ambitions et l’artillerie. Par décret personnel, on lui adjoint la direction des poudres et même, jusqu’ici indépendante de son ministère, celle des sapeurs et de l’aéronautique. Tout ceci témoigne du développement fiévreux de l’influence du Socialisme français !

« Nous penserons à vous ! »

Dans les plus récents cahiers des Hommes du jour, Georges Pioch (le même personnage qui a si chaleureusement salué Merrheim et Bourderon) écrit sur le rôle des femmes pendant la guerre : « Nous penserons à vous, Clara Zetkine et Rosa Luxembourg qui, de toute la force de votre faiblesse magnanime, avez lutté contre la guerre et avez été jetées dans les prisons prussiennes ; et… [ici censuré]. À qui voulait faire penser Pioch ? Une femme quelconque emprisonnée ?[6]

Inconcevable !

La Bataille Syndicaliste nous communique que le socialiste hollandais bien connu Van-Kol rapporte de son dernier séjour en Russie une information digne d’intérêt. La femme de l’ex-ministre de la guerre Soukhomlinov avait entre autres amants un espion allemand, qui partageait non seulement le lit du ministre, mais aussi son travail au ministère ! Et Alexinsky ne s’en serait pas aperçu ? Inconcevable !

Appel à « Prisiv »

Nous avons parlé déjà du plan génial qui consistait à faire débarquer à Varna des popes bardés d’icônes. C’était une idée incomparable de Gustave Hervé. Mais Clemenceau n’est pas d’accord avec son ancien porte-parole, non seulement sur le sens de la descente pais aussi son caractère. Il ne parle pas des popes et des icônes, mais il exige formellement que le tzar débarque le premier et il prophétise à nouveau le complet désarroi de l’armée bulgare dès qu’elle se heurtera à notre porteur de couronne. Pour nous, la question est très sérieuse : les popes ou Nicolas II ? Il est inadmissible que Prisiv se taise à ce sujet. Il doit faire entendre sa voix en cette heure critique !

Eh bien voilà !

Un extrait de la lettre de Biéloroussov jette une certaine clarté sur cette affaire passablement sombre. Nous savions seulement auparavant que le correspondant parisien de Rousskie Viedomosti avait l’intention de priver de moyens de subsistances les artistes qu’il considérait comme des défaitistes et des déserteurs. Aucune théorie ni en musique, ni en sculpture, ni en peinture n’oblige l’artiste à entonner des chants de guerre ! Mais, d’après la conception si libérale de Biéloroussov, l’artiste russe ne peut obtenir de secours que s’il vibre en unisson avec les succès russes à Téhéran et à Lemberg. Quelle chance que Romain Rolland ne soit pas un artiste russe et que son sort ne dépende pas de Biéloroussov ! Quant au premier, l’affaire est suffisamment claire ! Il a proclamé à la face du monde qu’il méprisait « les mangeurs de boche », comme de son temps Bern écrasait de son mépris « les mangeurs de français ». Si Rolland devait un jour avoir à souffrir des Biéloroussov français, on saurait pourquoi : le poète n’a pas caché le flambeau de ses sentiments internationaux, mais l’a brandi bien haut pour qu’il illumine le monde ! Mais pourquoi les artistes russes doivent-ils souffrir à Paris ? Ont-ils déclaré avec Rolland que l’esprit artistique est libre et souffle où il veut, ne s’arrêtant pas aux barrières douanières ? Ont-ils protesté contre les insultes dont on a couvert l’Art allemand ? Nous n’avons rien entendu de semblable. Ils sont demeurés tranquilles comme de l’eau dormante, plus bas que terre ! Pourquoi donc cette persécution ? Qui les assimile à des défaitistes ? La citation nous donne une réponse assez satisfaisante. Biéloroussov — en qualité d’ex-homme de gauche — leur rappelle comment la Russie traite les allogènes et il exclut que ces gens persécutés ne puissent être saisis d’une sainte fureur patriotique ! Et il écrit à Moscou : ne soutenez pas ces gens-là, parmi eux se trouvent des allogènes, donc des « ennemis de la Russie ».

Que le personnage devienne plus attirant, nous l’ignorons ! Mais nous sommes dorénavant fixés sur son compte.

(Naché Slovo, 19 novembre 1916.)

79 Rue de Grenelle[modifier le wikicode]

Dans le courant de la dernière campagne dirigée contre l’émigration russe, le monarchiste bien connu Léon Daudet insiste sur le genre de documents que doivent posséder les émigrés russes. « Le seul document valable est celui délivré par le Consul de Russie, 79 rue de Grenelle, frappé de l’aigle impérial, indiquant la classe du porteur de ce document et s’il est mobilisable. » Daudet annonce qu’il est renseigné « de source autorisée » et en conclut : « Le pouvoir est prévenu ! » C’est un plaisir de voir Léon Daudet connaître de façon aussi sûre l’adresse du Consulat Russe ! Il faut donc supposer que s’y trouve la carte de visite dudit Léon Daudet, que l’on y connaît l’adresse du rédacteur de L’Action Française responsable de la cause monarchique dans l’actuelle République française.

Narodnaia Mysl[modifier le wikicode]

À Pétrograd paraît depuis novembre un « petit journal » aux intentions nationales et populistes. Parmi les « proches collaborateurs », nous retrouvons : Elekxentiev, Bounakov, Voronov, le député Dzoubinsky, etc. La rédaction se présente comme « un groupe harmonieux de personnalités » qui ne jure que par Herzen, Tchernitchevsky, Lavrov et Mikhailovsky. Ensuite, elle nous déclare que « la démocratie russe a le devoir de prendre part à la défense de la nation ». Tout cela en un style de séminariste mal dégrossi ! Voici pour compléter le tableau une phrase commise ensemble par Tiapkine-Liakine et Mokievitch : « Nous penchant à notre tour sur les problèmes en relation avec les moments politiques actuels, notre journal estime indispensable de définir sa position dans la lutte pour la défense de la patrie. » Tout le reste est dans le même esprit et le même style, si bien que la défense de la patrie devrait céder le pas à celle de la syntaxe !

Pour conclure, la rédaction envoie un vibrant appel aux sociaux-patriotes de Naché Diélo. Mais il nous faut reproduire textuellement cet appel : « Publiant ce journal en ce moment critique de notre vie (?), la rédaction se sent le devoir impérieux de transmettre son salut à la rédaction de Naché Diélo, son confrère, avec ses souhaits sincères pour la réalisation des « idéaux finals ? » Vraiment analphabète, mais le cœur y est !

Évidemment, Bourtsev se devait d’être là. « Chers camarades ! Je me réjouis de la parution de votre journal ! Désormais, il est indispensable ! » La lettre de Bourtsev se termine par « l’espoir que nous pourrons ensemble mener à bien de façon retentissante (!) la solution des problèmes que la Russie a devant elle ! » Rien à ajouter sinon une vingtaine de lignes de galimatias théorique. Les succès en syntaxe sont restés dans l’ombre.

(Naché Slovo, 8 février 1916.)

Plékhanov jugeant Khvostov[modifier le wikicode]

Nous savons que Khvostov approuve Plékhanov. Mais ce dernier ne se laisse pas gagner comme ça ! Il ne veut pas approuver l’autre. Tout le mal vient de la phrase de Khvostov : « Travailleurs, fabriquez des armes, mais ne vous occupez pas des affaires gouvernementales. » Plékhanov n’est pas content ! « « Quel épouvantable cynisme dans ces paroles ! » (Prisiv, n° 19). C’est « ben vrai », comme dirait le moujik de Tolstoï. Le cynisme est assez visible. Il a tapé dans l’œil de Plékhanov malgré la distance… Il raconte que la réaction se réjouirait si les travailleurs forçaient Gvovdiev et ses partisans à quitter les Comités pour l’industrie de guerre. Mais quoi ? N’est-ce pas Khvostov qui a recommandé de diffuser le manifeste de Plékhanov ? N’est-ce pas le même personnage qui a aidé les Gvovdiev et Cie à briser la volonté des ouvriers de Pétrograd ? Non, non, il y a quelque chose qui ne va pas… — Que Plékhanov aide silencieusement Khvostov à vaincre les Internationalistes, soit…, mais se solidariser avec lui, c’est autre chose ! D’ailleurs, ce n’est pas nécessaire. Goutchkov ne le fait pas, lui qui serait si nuisible des deux côtés. « Marcher séparément, frapper ensemble », voici le vieux principe stratégique qu’applique Plékhanov en cette époque nouvelle pour lui, où il aide la réaction à vaincre la révolution. (Naché Slovo, 11 février 1916.)

Cervantès et Swift[modifier le wikicode]

Trois cents ans se sont écoulés depuis la mort de Cervantès. Cela provoque de nombreux articles dans les journaux des camps belligérants. On pourrait y voir la force des questions culturelles et historiques de l’humanité si… c’était possible… On regarde Cervantès à peu près comme on le fait pour les « hauts » monuments de l’Art ; on les estime maintenant du point de vue suivant : que valent-ils come observatoires, sont-ils bons pour obtenir un bon pointage ?

Le créateur de Don Quichotte a été mobilisé en qualité d’agitateur au bénéfice des journaux des Puissances en guerre. Si les chrétiens des deux camps hostiles se coiffent du casque au nom du Sauveur, pourquoi les motifs manqueraient-ils aux historiens d’épargner Cervantès ? Mais l’affaire ne s’est pas limitée à la littérature historique. Le ministère des affaires étrangères allemand a passé une nuit blanche en se « penchant » sur les aventures du Chevalier de la Manche, et le lendemain a convoqué le correspondant espagnol pour lui confier ses impressions — qui font autorité — sur les qualités supérieures de l’œuvre de Cervantès. Le Junker-diplomate n’ignore rien de la signification du facteur subjectif à côté d’autres moyens plus matériels et il estime indispensable de flatter la vanité nationale du « fier hidalgo ». En apprenant cette interview diplomatico-littéraire, la presse française est devenue verte d’envie ! Parmi les ministres « capables », sans portefeuille (ce qui ne les surmène pas), il y en a qui ont une assez bonne mémoire pour supporter une interview au sujet de Don Quichotte…

Mais il faudrait aussi rafraîchir leurs mémoires quant à l’auteur de Gulliver, Jonathan Swift, ce contemplateur de la bassesse humaine. L’an prochain, il y aura 250 ans que Swift est né. Tous ces diplomates et ministres si cultivés savent que Swift a lutté pour les droits des Irlandais, qu’il est né et mort à Dublin. Il serait intéressant de savoir si les canons de Lloyd George ont démoli les maisons que Swift habita. Nous n’osons affirmer que cela influencera la destinée lointaine du « Home Rule », mais nous ne doutons pas que l’esprit misanthropique de Swift pourra s’y exercer à l’aise. Faites vos jeux, Messieurs !

« La loi de la mécanique »[modifier le wikicode]

La guerre des Balkans (elle aussi est appelée libératrice) a débuté par l’établissement de la censure ; les bouches à feu reçoivent la faculté de proclamer les commencements de la liberté, seulement quand les bouches humaines sont munies de solides bâillons. Le gouverneur de Sofia (la Bulgarie, elle aussi, mène la lutte de la civilisation contre la barbarie) a frappé la table de sa cravache en criant au rédacteur du Rabotchi Viestnik : « Je te rédigerai le journal sur le dos… » Ce gouverneur est un voleur bien connu, ce qui ne l’empêche pas de mettre la « guerre libératrice » à l’écart de toute critique socialiste en particulier et de tout effort de la cervelle humaine en général. Quand on voit que la presse et « l’opinion générale » s’inclinent devant la censure à cravache, on ne peut que considérer avec méfiance la démocratie-chrétienne. Nous avons donc énormément appris. [Ici vingt lignes censurées…]

Si quelqu’un dans la presse française mène le combat contre les « bouches bâillonnées », c’est bien Clemenceau. Il se regarde comme membre de la corporation qui est appelée à bâillonner les autres et il éclate en fureur quand un des fonctionnaires qui demain lui seront subordonnés, censure ses articles. (Remarque : il est plus facile de censurer que d’écrire.) Quand Clemenceau est furieux, rien n’est sacré pour lui. Quand Viviani ferma Goloss, appliquant les décrets de sa propre censure, Clemenceau ne broncha pas. Il ne souleva pas une seule fois la question de la censure au Sénat, ne désirant pas que les parlementaires lui fassent des difficultés à l’avenir. Mais on ne peut nier que Clemenceau, l’Homme enchaîné, et qui cherche à enchaîner les autres, ne jette à la face des puissants du jour quelques avertissements bien mérités[7].

« La pensée collective travaille lentement… les hommes sont au front, les vieux et les femmes sont réduits à la passivité… Mais quand nous arriverons au bout de cette guerre cruelle, nous aurons passé les épreuves qui auront accru notre réceptivité. Qui peut prévoir les formes que prendra notre réaction à nos souffrances ? À leur retour, nos héros ne voudront-ils pas, en premier lieu, savoir et juger ? Les mères, les femmes, les enfants feront le compte des victimes, des morts et des mutilés. Ce sera l’heure de la prise de conscience et des bâillonneurs n’auront plus qu’à se terrer ! D’ici-là, quelque chose se produira dans les tranchées. L’accumulation des pensées, trop longtemps retenues, exige une explication au grand jour. La loi de la mécanique nous enseigne qu’à l’action succède la réaction. »

Clemenceau peut évidemment se tromper en spéculant sur le fait que la « loi de la mécanique » résoudra son problème majeur : prendre le pouvoir ! Mais lui au moins il prévoit l’écoulement catastrophique dans l’esprit des masses et en ceci réside sa supériorité sur de nombreux fantoches politiques.

Deux grandeurs… la troisième à part…

Dans un de ses articles de Prisiv, Plékhanov a « dégradé » Grimm en le nommant « monsieur », car ce dernier ne reconnaît pas la défense de la patrie, alors que Gustave Hervé est appelé « camarade » pour son refus viril des vieux préjugés de l’anti-patriotisme. Donc, en France, Hervé devient le camarade de Plékhanov, de même que Mussolini en Italie et Heydemann en Angleterre, tous transfuges du Parti. Un point reste cependant obscur : qui est le camarade de Plékhanov en Allemagne ? Il est impossible qu’il ne se trouve pas, dans toute la Social-démocratie allemande, un homme ne possédant pas les droits au titre de camarade sur le même plan que Mussolini et Hervé. Il est vrai que le bras droit de Hyndemann, Adolphe Smith, estime que l’Internationale doit se limiter aux « nations libres », excluant les socialistes vivant sous le joug des Hohenzollern : cela lui va bien à cet « authentique anglais » de se réclamer de ses ancêtres, de même qu’en France fleurit le parlementarisme ! Mais les ancêtres de Plékhanov ? En quoi ont-ils favorisé la liberté ? On peut, bien sûr, établir une notion de liberté telle qu’elle englobe Tachkent et exclut Berlin : mais le problème n’est pas aisé et proclamons l’ingrate vérité. Si l’on n’exclut pas les nations « non-libres », qui peut-on appeler d’Allemagne pour rejoindre la cohorte des camarades de Plékhanov ? La réponse la plus exacte nous est fournie par Hervé lui-même. Dans sa série d’articles du mois d’avril, il rejette la responsabilité de la guerre sur la lutte des classes et prône le développement sauveur d’un authentique national-socialisme en France et en Allemagne. « Le seul moyen d’éviter cette épouvantable guerre aurait été la transformation de la Social-démocratie en un parti national-socialiste, tel que veut le faire Sudekum avec l’appui de la majorité des socialistes allemands, lui qui est mille fois plus intelligent et réaliste que Haase.

Ce parti aurait dû s’unir aux partis de gauche bourgeois pour établir un régime parlementaire… » (Victoire, n° 93.) Ainsi Hervé vient de reconnaître que son héritier spirituel en Allemagne est Sudekum. Du moment que Plékhanov regarde Hervé comme son émule, il s’ensuit que nous avons devant nous deux « géants », le troisième à part. Il s’ensuit que l’héritier spirituel de Plékhanov n’est autre que Sudekum. Nos lecteurs savent que nous l’avions deviné. Nous en avons maintenant la confirmation mathématique.

(Naché Slovo, 16 mars 1916.)

Pourquoi n’avons-nous pas mentionné Plékhanov ?[modifier le wikicode]

Nous avons quelques lecteurs attentifs et ils ont remarqué que, dans notre énumération des différents républicanismes de Prisiv, nous avons omis Plékhanov. Ce ne peut être une erreur, s’écrient nos lecteurs ! Il y a un motif là-dessous. Avkxentiev, Bounakov et Argounov compromettent le Populisme, Plékhanov scandalise le Marxisme. Et comme Naché Slovo est un journal marxiste… alors on comprend… Il est vrai que parmi les « républicains » qui se sont cabrés à l’annonce du voyage de Thomas en Russie se trouve un certain Lioubimov « marxiste », mais que l’on peut considérer comme inoffensif car u-il ne compromet personne d’autre que lui-même. Mais voilà, Plékhanov n’a pas été mentionné ! Pas plus qu’Alexinsky. Là-dessus notre correspondant perspicace surprend Naché Slovo en train de camoufler Plékhanov !

Mais voyons, c’est pure idiotie ! s’écrie un autre lecteur. Depuis quand le journal a-t-il montré de l’indulgence pour les marxistes-patriotes ? A-t-il jamais protégé Plékhanov ? Au contraire, il l’a dépisté sans cesse.

Bien sûr, bien sûr, dit le lecteur perspicace, mais on écrit d’Avkxentiev qu’il n’a pas inventé la poudre, mais sur Plékhanov, pas un seul mot. Ce n’est pas une erreur !

Mais ici, nous devons intervenir. C’est la pure vérité que nous avons nommé certains et oublié d’autres, mais nous avions nos motifs ! Comment dire ?… à la fois plus simples et plus fins que ne le laisse supposer notre lecteur perspicace.

En ce qui concerne Alexinsky, de longs commentaires sont inutiles : pour des motifs à la fois de salubrité et littéraires, nous nous efforçons de le nommer le moins possible. Plékhanov, c’est une autre histoire ! Quand nous avons parlé de la « confusion républicaine », si démonstrativement présentée par la rédaction de Prisiv, il nous était clair que dans cette manœuvre des Talleyrand-Liapkine, Plékhanov n’y était pour rien ! Le patron spirituel de Prisiv aime à se couvrir de honte mais à sa manière. Il n’aime pas partager les remords d’une conscience républicaine : sa « profession », c’est la fermeté patriotique. Il réclame le vote des crédits pour Soukhomlinov et Khvostov alors que les camarades d’Avkxentiev se gênent pour le faire. Cela signifie qu’on ne peur « coincer » Plékhanov au sujet du voyage de Thomas. Il est semblable à l’économe qui, devant l’inspecteur-contrôleur, avala le cafard trouvé dans une miche de pain en disant : « c’est un raisin de Corinthe ». Plékhanov, lui, avale le voyage de Thomas.

Voilà toute l’affaire. La critique politique, comme beaucoup d’autres choses dans notre vie compliquée, exige des différences. S’il est indispensable de découvrir l’unité dans la diversité, dans cette unité il faut pouvoir observer la diversité. C’est ainsi, lecteur perspicace !

(Naché Slovo, 21 mars 1916.)

Le nouveau régime de la censure[modifier le wikicode]

Peut-on dire en France, que la guerre provoque « la griserie par le nationalisme » ? On l’a déjà écrit des centaines de fois. Nous aussi, et le censeur s’en souvient souvent et fermement. Peut-on dire que la C.G.T. ressent cette griserie par le nationalisme ? Nous l’avons répété des dizaines de fois. Brutalement et soudainement, il nous est interdit de le faire. Qu’est-il arrivé ? Le Temps, qu’on aurait pu croire plus généreux, parle contre le royalisme — qui en temps de guerre provoque une agitation inlassable en faveur des « fantômes du passé ». Peut-on dire que la lutte entre le Bonnet Rouge et l’Action Française soit le prélude aux combats d’une « concentration républicaine » contre la réaction monarchique ? Il paraissait que oui. Mais, hier, cela nous fut défendu. Qu’est-il arrivé, Monsieur le Censeur ?

(Naché Slovo, 14 décembre 1916.)

  1. Ceci démontre, d’un côté, que les Allemands n’ont aucune chance de percer le front, que ce soit vers Calais ou Paris.
  2. Une quinzaine de prétroriens socialistes votèrent pour la confiance. Ce nombre comprenait, évidemment, Sembat, Guesde, Thomas et quelques guesdistes connus, tels que Bracke, etc. De cette façon, la fraction socialiste se coupa en trois tronçons.
  3. La censure française est connue sous le sobriquet de « Anastasie ».
  4. Archaïsmes : conceptions, idées et paroles tombées en désuétude.
  5. Prisiv use, dans sa traduction, du mot « tract ». Nous n’avons pas vu l’original, mais il est clair que le mot employé fut Blatt (journal, publication). Les motifs de Prisiv sont les mêmes que ceux de Gourliande, qui traitait la presse d’opposition de « tracts gauchistes ».
  6. Avec la permission du censeur, nous pouvons dissiper toute perplexité. En plus de R. Luxembourg et de Clara Zetkine, une socialiste française fut arrêtée pour propagande contre la guerre. Il s’agissait de Louise Saumoneau, maintenant remise en liberté.
  7. Clemenceau changea le titre de son journal, l’Homme libre, contre celui de l’Homme enchaîné, en guise de protestation contre la censure, qui en cette période ne le servait pas, mais lui était hostile.