VII. Zimmerwald

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Elle a eu lieu la conférence de Zimmerwald ![modifier le wikicode]

Tous les articles concernant Zimmerwald furent publiés en octobre 1915 soit dans Naché Slovo, soit dans Kievskaia Myls. Le premier article fut imprimé avec la permission de la censure.

Voilà déjà un mois et demi, nous communique le Journal des Débats, que s’est tenue la Conférence socialiste internationale, à Zimmerwald, petit village suisse, d’où l’on découvre le profil neigeux de la Jungfrau — et jusqu’à maintenant, nous n’avons pas eu le droit de parler de ce fait historique si plein de signification. Les représentants des travailleurs et des travailleuses socialistes sont venus de tous les coins de la vieille Europe couverte du sang et du déshonneur d’une lutte fratricide, pour faire entendre la voix révolutionnaire de l’Europe de demain. (De ce fait, ni la France ni la colonie russe vivant sur le sol français ne devaient prendre connaissance de cet événement.)

L’Angleterre a refusé les passeports aux délégués. Car la guerre est conduite au nom des intérêts suprêmes des démocrates : qui ne l’a pas encore compris se le fera expliquer par le policeman anglais armé de sa bonne matraque. Mais les places destinées aux participants anglais sont restées libres — et l’agonisant Keir-Hardie et ses compagnons ont assisté, invisibles, aux travaux de la Conférence de Zimmerwald.

La France a défendu d’en parler. Le nom même de Zimmerwald a été rayé du dictionnaire politique de la France par la main de la censure militaire. Et voilà ! Quand sur les terres du « Kaiser » et même dans le pays du tzar russe, les journaux parlent du rassemblement en Suisse des rebelles internationaux au nom du bon sens et de l’humanité, dans le pays où sous les ruines de la Bastille fut enseveli un ignoble régime d’oppression, dans le pays qui a prôné le culte de la Raison, en France, il était interdit de faire mention de cette Conférence qui, malgré tous les obstacles, se tint à Zimmerwald.

Quant aux deux journalistes renégats — l’un français, l’autre russe — répondirent, il y a deux semaines, à notre Conférence, le premier par des railleries banales, l’autre par ses calomnies habituelles, et que nous voulûmes faire état de ces faits dans notre journal, la censure nous biffa, à nouveau, jusqu’au nom de Zimmerwald.

Mais la Conférence eut lieu ! C’est un grand événement, Monsieur le Censeur ! La presse française écrivit souvent, pendant les premiers mois de la guerre, que Karl Liebknecht sauverait l’honneur allemand. La Conférence de Zimmerwald sauve l’honneur européen, et les idées issues d’elle sauveront cette Europe couverte du sang et du déshonneur d’une lutte fratricide.

Vainement, vous tentez d’étouffer toute information sur cette Conférence. Ce que vous vouliez tenir caché, éclate au jour. Et voici qu’un distingué professeur, dans le Journal des Débats, attaque la Conférence de Zimmerwald par un article, où il prouve que cette dernière est impuissante, de signification nulle et que par-dessus tout elle profite à l’Allemagne. Le sosie de ce professeur, le type même de l’universitaire obtus, démontre, dans les mêmes termes employés par son distingué homologue, que la Conférence fut faite par ordre de l’Entente. Mais si cette Conférence était de portée nulle, pourquoi vos voisins ont interdit de mentionner son nom ? Et pourquoi, en dépit de toutes les défenses, avez-vous été obligés d’en parler ? Et vous parez d’elle, Messieurs les professeurs, journalistes, politiciens et ministres ! Elle vous obligera à parler d’elle ! Aucune force ne la rayera de la vie politique en Europe, cette Conférence de Zimmerwald !

Elle a fait entendre sa voix, et celle-ci ne se taira pas !

Ah ! Vous avez bien encore un moyen à votre disposition, Monsieur le Censeur ! Vous pouvez biffer notre article. Mais c’est une mesure illusoire, une mesure fausse, car elle a eu lieu, elle a eu lieu, la Conférence de Zimmerwald !

(Naché Slovo, 10 octobre 1915.)

Principales données de fait sur la conférence[modifier le wikicode]

Pendant quatre jours, une Conférence internationale rassemblant pour la première fois depuis le début de la guerre, les socialistes-internationalistes de la majorité des pays européens, s’est tenue dans le village suisse de Zimmerwald. Dans les remarques de mon « Carnet de notes »[1], nous ne pouvions, jusqu’à présent, que parler « à propos » de la Conférence. Maintenant, nous pouvons communiquer au lecteur des informations réelles sur la Conférence, appelant les choses par leur nom. Mais, même encore maintenant, nous sommes privés du droit de publier le manifeste de la Conférence.

Les préliminaires de celle-ci sont bien connus des lecteurs de Goloss et de Naché Slovo. Ces journaux ont relevé soigneusement toutes les interventions de l’Internationalisme pendant la guerre et toutes les tentatives de rétablissement des relations internationales : Conférence à Lugano, à Copenhague, Conférences féminines et de la jeunesse socialiste.

Après avoir donné une caractéristique générale des travaux de la Conférence dans les remarques mentionnées plus haut, nous voulons communiquer les principales données quant au contenu même de la Conférence.

***

Des principales puissances en guerre, deux n’étaient pas représentées : l’Angleterre et l’Autriche-Hongrie.

Les socialistes anglais voulaient faire de leur voyage un acte de propagande : ils déclarèrent ouvertement au pouvoir pourquoi ils demandaient des passeports. Ils voulaient ainsi obliger le gouvernement à prendre position vis-à-vis de la lutte prolétarienne internationale pour la paix. De fait, le pouvoir a pris position… il refusa les autorisations de sortie. La presse allemande, y compris la presse social-patriote, s’empressa, évidemment, de reproduire ce trait si caractéristique de la police britannique, exaltant le « prestige » si bien connu du libéralisme anglais. Mais ce faisant, la pieuse presse germanique se priva de la possibilité de raconter à ses lecteurs que tous les socialistes anglais, rien que de bons patriotes, avaient refusé de participer à une Conférence internationale.

L’affaire austro-hongroise est incomparablement plus affligeante. Le parti « ouvrier » autrichien, cahoté entre les diverses nationalités, empoisonné par le nationalisme, démoralisé par la chute de la Social-démocratie allemande, ne présenta plus, pendant la guerre, qu’un vide profond. Le Parlement ne fut pas convoqué une seule fois, les députés socialistes n’avaient pas l’occasion de manifester leurs opinions publiquement devant les masses ; l’opposition était désorganisée et tiraillée de dives côtés, et elle ne trouva aucune personnalité possédant assez de force morale pour prendre part à la Conférence au nom du Socialisme révolutionnaire autrichien.

La délégation française se trouva réduite au minimum par suite des circonstances et des mesures prises par les autorités : on refusa à l’un le passeport, l’autre fut arrêté à la frontière ; des internationalistes chevronnés étaient retenus par leurs obligations militaires. Il n’y eut pas un seul député à la Conférence : l’opposition du Parti, conduite par Pressemane, capitula lamentablement à la Conférence nationale du Parti, le 14 juillet. Au sommet du Parti, le plus « parlementaire » de toutes les sections de l’Internationale, il ne se trouva pas, ni chez les jauressistes, ni chez les guesdistes, un seul homme qui eût été capable et aurait eu le droit de se présenter à la Conférence de Zimmerwald au nom de la fraction révolutionnaire du prolétariat français ! Cet honneur revint aux syndicalistes français[2]. Des cercles dirigeants, se rencontraient d’honorables et stoïques activistes du mouvement ouvrier, tels que Monatte, Merrheim, Dumoulin[3], Rosmer et d’autres. Les anciens groupements se soumirent assez aisément au cours des événements. Tandis que les syndicalistes-patriotes, type Jouhaux (celui-là même que venaient rencontrer Kautsky et Bernstein, en Suisse) marchaient bras-dessus, bras-dessous, avec le Parti de Sembat-Guesde, Monatte et ses camarades se liaient avec les sociaux-démocrates internationaux de Russie et d’Allemagne.

Les représentants les plus en vue de l’opposition ne figuraient pas dans la délégation allemande : Liebknecht était mobilisé ; Luxembourg et Zetkine étaient en prison (peu après la Conférence, Cl. Zetkine fut remise en liberté). Néanmoins, « l’opposition » était représentée d’une manière assez forte : la minorité de la fraction parlementaire, la rédaction du journal Internationale, les femmes-internationalistes, l’opposition francfortoise et stuttgartoise, le groupe du journal Lichtstrahlen, etc.

La délégation italienne représentait entièrement le Parti : le Comité central et la fraction parlementaire. Le secrétaire de cette dernière, Odino Morgari, siégeait sur le flanc gauche. Il avait pris une part active à la préparation de la Conférence. Sur le flanc gauche siégeait Angélica Balabanova, collaboratrice de notre journal. À l’exclusion de celle-ci, les délégués italiens étaient partisans, en ce qui concerne le domaine de la théorie, non du Marxisme, mais d’une position éclectique.

La Social-démocratie russe était représentée par des bolcheviks, Naché Slovo, la Social-démocratie lettone, des mencheviks de l’O.K. et le Comité du Bund (celui-ci dans un but d’information). Le parti S.R. était représenté par la délégation de Jizn.

La Pologne envoya trois délégations : les partisans des principes de la lutte internationale des classes : G.P.D. (groupe de la direction principale), « l’Opposition Cadet » et « la Gauche ».

La fédération social-démocrate balkanique, déjà réunie en juillet à la Conférence de Bucarest, était représentée par la délégation bulgare (Kolarov) et le Parti roumain. Un des membres de celui-ci ; Ch. Racovsky, un des meilleurs amis de Naché Slovo, prit une part active aux travaux de la Conférence.

Des deux groupes révolutionnaires hollandais, un seul était présent : le groupe « Internationale » où l’écrivain féminin bien connue, Roland-Holst, jouait le principal rôle. Les représentants de Tribune, groupement proche des bolcheviks, ne parurent pas : vraisemblablement pour des motifs d’ordre technique.

La Suède et la Norvège étaient représentées par une délégation du Comité révolutionnaire de la jeunesse, dirigé par le député Hoeglund.

Du côté suisse, prirent part à la Conférence les sociaux-démocrates : Grimm, l’un des organisateurs les plus actifs, Ch. Moor, Ch. Naine et Fr. Platten — tous par initiatives personnelles.

***

Les principaux travaux consistaient dans les exposés des différentes délégations et la rédaction du manifeste appelant le prolétariat européen à la reprise de la lutte : pour la Paix, pour la Fraternité entre les peuples et pour le Socialisme.

Après l’approbation unanime du manifeste, il restait à constituer un bureau comme moyen permanent de rétablir les relations internationales et de mener campagne contre la guerre. Cette institution fut créée à Berne, sous le nom de Commission internationale socialiste, par les trois personnages suivants : Grimm, Naine, Morgari. La Commission ne s’opposait pas formellement à l’ancien Bureau. Mais en réalité, la formation de la future Internationale socialiste s’effectuerait autour de la Commission de berne, non autour du Bureau de Bruxelles. En tout cas, c’est dans ce sens que se feront les efforts des internationalistes russes.

(Naché Slovo, 22 octobre 1915.)

Grimm et o. morgari[modifier le wikicode]

Du Midi — combien se différencie-t-il du Nord de la France par sa tournure d’esprit et son comportement envers la guerre ! — il n’était pas difficile de se rendre en Suisse : pas difficile pour le citoyen muni d’un passeport dûment visé, d’une photographie récente et de tous les tampons indispensables !

Cependant, à la frontière, il fallut passer par bien des tourments : on craignait doublement les journalistes. À Paris, résident de mystérieux correspondants de journaux allemands appartenant vraisemblablement au groupe des journalistes « neutres ». Dans le Berliner Tagesblatt et la Frankfurter Zeitung apparaissent, de temps en temps, des lettres rédigées sur le sol français et réellement destinées à la presse allemande. Il y a quelques semaines, la Frankfurter Zeitung annonçait le déclenchement de l’offensive française en Champagne, et la prédication s’avéra tout à fait juste. Ce fait incita la police française à redoubler sa surveillance sur les lettres, les journaux et les voyageurs qui franchissaient les frontières. Certaines mesures frappent par leur paradoxe. Ainsi on enlève aux personnes quittant la France tous les journaux français, bien qu’il soit loisible, évidemment, de les acheter en Suisse. Aux voyageurs venant de Suisse, on confisque les journaux suisses, bien qu’on se les procure, sans la moindre difficulté, au premier kiosque parisien. Les voies de la police, y compris la police républicaine, sont impénétrables… On m’enleva l’exemplaire de ma brochure, éditée en Suisse, en langue allemande.

« Quel sens cela peut-il avoir ? ». — Voyons, cette brochure a été introduite en France avec l’assentiment de la censure ». — « Cela ne signifie strictement rien : nous ne pouvons laisser passer des brochures allemandes ». — « Même de France en Suisse ? ». — même en Suisse ».

Un des garde-frontières, versés en matière de psychologie comparative, me parla allemand, en très bon allemand littéraire et, après un échange de deux ou trois phrases, s’intéressa avec une très vive curiosité à la situation intérieure de la Russie. Je lui rétorquai, qu’étant donné le départ imminent du train, il me serait impossible de m’attaquer à un problème aussi vaste et aussi complexe. Le psychologue fut mécontent de ma réponse, mais, en vrai gentleman, le dissimula. Nous prîmes congé l’un de l’autre avec la politesse la plus recherchée. Mais la brochure ne me fut pas rendue.

Je me rendis directement à Berne, chez le député suisse, Grimm, le principal organisateur de la Conférence. Ancien ouvrier-compositeur, ayant conservé bien des traits prolétaires, Grimm, un homme de quarante ans, journaliste énergique, orateur, se signalait comme une des figures les plus marquantes de la vie politique en Suisse. Député au Parlement national, il est à la tête du mouvement ouvrier bernois, il écrit dans son journal et se pose en leader authentique de l’aile gauche de la Social-démocratie suisse. Mais ces quinze derniers mois ont vu un grand changement. Grimm aussitôt assuma une position critique envers le comportement des Social-démocraties allemande et française. Comme son journal est édité en allemand, ses principaux coups furent dirigés contre le Parti allemand. Grimm acquit ainsi une large audience auprès de l’aile gauche de la Social-démocratie allemande, qui, de toute sa force, attaquait les positions des sociaux-impérialistes, c’est-à-dire la majorité dirigeante du Parti soutenant la politique du pouvoir. Berner Tagwacht se mit à publier des correspondances d’Allemagne, dépeignant le sombre tableau de « Burgfrieden » (la paix civile) et sa pénétration dans la vie intérieure de la Social-démocratie. La lutte des cercles officiels du Parti contre « l’opposition » (Liebknecht, Luxembourg, Zetkine, Mehring et autres), se déroula, tout d’abord, dans le champ clos du parti, puis, brusquement, éclata au grand jour, dévoilée par le journal bernois. Elle fut alors en butte au jugement de tous. Berner Tagwacht devint une sorte d’organe officieux de l’opposition, au grand ennui des autorités allemandes, de celles du Parti comme de celles du gouvernement. En fin de compte, l’envoi du journal an Allemagne fut interdit, ce qui ne l’empêche pas évidemment d’y être largement diffusé.

Le journal socialiste bernois acquérait simultanément, en France, une popularité particulière du fait que, considéré comme « allemand », il se distinguait de la presse germanique par son point de vue indépendant. Les journaux français faisaient de nombreuses références à Berner Tagwacht. Par une aberration, explicable dans les conditions de vie actuelle, de nombreuses personnes considérèrent le journal suisse pour une publication francophile.

Le malentendu finit par se dissiper. Après quelques articles extrêmement critiques à l’adresse de Guesde, Sembat, etc., les sympathies manifestées par les sphères officielles du Socialisme français à l’égard de Berner Tagwacht se refroidirent singulièrement ; le journal y gagna dans les milieux non officiels. « L’opposition » dans le mouvement ouvrier trouvait un appui dans le journal bernois, chez les Allemands comme chez les Français, compte tenu de la différence de langue. Berner Tagwacht est diffusé régulièrement en France, alors que toute tentative d’introduire, via la Suisse, les plus importants journaux allemands, se heurte à la résistance des autorités frontalières françaises.

La position assumée par le journal suisse, en qualité d’organe non officiel du Socialisme « de gauche » ou « international » dans un pays neutre et international comme l’Helvétie, a placé tout naturellement Grimm à la tête de l’organisation qui, depuis le début de la guerre, tente de rétablir les communications interrompues entre les différents Partis socialistes. Grimm prit une part active à la modeste Conférence italo-suisse de Lugano qui avait comme but de préparer une conférence générale du Socialisme international. Grâce à la participation de Grimm, on put tenir une Conférence féminine, présidée par Cl. Zetkine et une Conférence de la jeunesse socialiste.

Grimm travaillait en plein accord avec le député de Turin, Morgari, secrétaire de la fraction socialiste du Parlement romain. Le Parti italien, survivant à de nombreuses crises « épuratrices », après s’être séparé de l’aile réformiste, puis des francs-maçons socialistes, prit, dès le début des hostilités, une position profondément différente de celles des Socialismes allemand et français. Tant que l’Italie ne s’était pas libérée du nœud de la Triplice, les Socialistes menaient une violente campagne en faveur de la neutralité, combattant le danger d’une intervention aux côtés des Empires centraux. À cette époque, le Socialisme opposant une farouche résistance au semi-officiel, semi-socialiste Sudekum, s’attirait les louanges de la presse française. Mais dès que les symptômes d’une entrée en guerre de l’Italie en faveur des Alliés se dessinèrent nettement, que l’ex-rédacteur en chef du journal Avanti, Mussolini — avec l’argent du gouvernement français, sans le moindre doute —, mit son propre journal à la disposition de la propagande belliciste, alors, la politique de « neutralité » poursuivie par les Socialistes italiens fut l’objet en France, des plus cruels jugements. Le parti italien se chercha des homologues dans les pays étrangers, et Morgari, sur ordre du Comité central, se rendit deux fois en France et en Angleterre, afin de préparer une Conférence internationale.

Je rencontrai Morgari plus d’une fois à Paris, et nous nous rendîmes une fois ensemble au havre. Le député de Turin était l’antithèse de Grimm. Celui-ci possède une raideur « suisse-allemande » qui se manifeste aussi bien dans les discours que dans le style. Morgari, au contraire, a une nature d’artiste : il est un politique et un psychologue. Les traits de son jeune visage portent la marque d’un caractère débonnaire et indulgent. Grimm est, dans le domaine de la théorie, un marxiste. Morgari, lui, est « neutraliste ». Il reproche au marxisme son manque de réalisme, reconnaît dans l’Histoire la « multiplicité » des facteurs et tente de parvenir à une conception « intégrale » tant en pratique qu’en théorie. L’intégralisme signifie, en réalité, un effort vers un éclectisme « harmonieux ».

En dépit de leurs différences si profondes — on peut même parler de contradictions — entre les tempéraments et les conceptions théoriques des deux hommes. Grimm et Morgari étaient étroitement liés par leur travail commun : établir les relations internationales entre les Partis ouvriers. La récente Conférence de Zimmerwald est due, en grande partie, à leurs efforts conjugués[4].

Ch. Rakovski et b. kolarov[modifier le wikicode]

À la rédaction de Berner Tagwacht, je trouvai une société bien mélangée et extraordinaire par le temps qui court. Il y avait deux rédacteurs berlinois, une militante du mouvement féminin de Stuttgart, deux syndicalistes français — le secrétaire de la Fédération des Métaux, Merrheim et celui de la Fédération du Tonneau, Bourderon — le docteur Racovsky de Bucarest, un Polonais et un Suisse. Il s’agissait des premiers délégués arrivés pour prendre part à la Conférence. Grimm n’était pas là — il accomplissait un petit voyage de propagande et n’arriverait que le soir. Morgari se trouvait à Londres, et on attendait de lui, d’heure en heure, des télégrammes annonçant la venue des délégués britanniques.

En la personne de Racovsky, je rencontrai un vieil ami. Il est une des figures les plus internationales du mouvement ouvrier européen. Il est bulgare de naissance, mais sujet roumain. Par ses études, il est médecin français, mais il est membre de l’Intelligentsia russe ; il est porté vers les Belles-Lettres (sous la signature d’Insarov, il a publié en russe, toute une série d’articles de journaux et un livre sur la IIIe république) ; il possède toutes les langues balkaniques et trois langues européennes ; il a pris part à la vie intérieure de quatre Partis socialistes — bulgare, roumain, français et russe —, il est actuellement à la tête du Parti roumain.

La politique suivie par ce dernier est, jusqu’à un certain point, parallèle à celle du Parti socialiste italien. Les Socialistes roumains, en luttant pour la neutralité, recevaient des louanges ou des réprimandes de la part des Français et des Allemands suivant les oscillations du gouvernement roumain qui obligeaient, à chaque changement de politique, les « neutralistes » à changer leurs objectifs. Sudekum arriva à Bucarest, l’automne dernier, pour « inciter » les Socialistes roumains à s’opposer à l’intervention en faveur des Alliés. Son concours fut décliné. Mais quand Charles Dumas, chef du cabinet de Sembat, s’adressa à Racovsky, lui exposant le point de vue français, le roumain lui répondit par l’envoi de toute une brochure, de ton modéré, mais de fond significatif (Les Socialistes et la Guerre, Bucarest, 1915). Racovsky développe le thème suivant lequel les Partis socialistes français et allemand ne se différencient pas par leur tactique de principe, mais qu’en eux se dessinent les signes avant-coureurs de conceptions irréconciliables : « Nous avons devant nous, non deux tactiques, mais deux Socialismes. Voilà la vérité. »

— Ferez-vous la guerre ?

— Demandez-le aux Bulgares, nous répond Racovsky. Notre gouvernement arrive encore à farder la neutralité. Mais il y a trop de motifs qui nous font supposer que l’intervention bulgare fera s’effondrer la planche peu sûre où se tient le ministère Bratianu.

(Je rappelle au lecteur que ces propos furent tenus en septembre 1915).

— Ferez-vous la guerre ? Je posai cette question, le lendemain, au député bulgare, Basile Kolarov, un des principaux dirigeants du Parti des opprimés, avocat, officier de réserve, décoré pour sa bravoure contre les Turcs.

— Nous la ferons, me répondit-il presque sans hésiter. La neutralité observée par Radoslavov est purement attentiste. La question de Constantinople, telle qu’elle a été posée par l’Entente, est un facteur décisif pour l’orientation de la politique bulgare. D’un autre côté, les défaites russes ont encouragé fortement les germanophiles, héritiers de la tradition stamboulovienne…

— Cela veut dire que vous vous battrez aux côtés de l’Allemagne ?

— Évidemment. Vous en doutiez ?

— La Presse française entretient les illusions à ce sujet, dans l’opinion publique… Quelle sera la position de notre Parti ?

— Nous sommes des socialistes « étroits », nous lutterons jusqu’au bout contre l’intervention, puis contre la guerre. Mais nous ne pouvons pas nous attendre à un succès immédiat de notre résistance.

— Et les autres Socialistes « larges » ?

— Ils suivent plus ou moins le bloc russophile. Mais dès que Radoslavov mettra la nation devant le fait accompli (à l’intervention), ils feront come les bourgeois russophiles : sous prétexte d’intérêt national, de l’impossibilité de déchirer le pays en des moments aussi tragiques, etc., etc., ils s’inclineront devant la politique du pouvoir. En ce sens, la Presse gouvernementale travaille l’opinion publique.

— En fait, saviez-vous, poursuit notre interlocuteur, que notre tzar Ferdinand fait des « risettes » aux Socialistes « larges » ? Il a rencontré, en villégiature, un des leaders de ce Parti et s’est plaint amèrement de ce que les Socialistes ne lui font pas confiance, alors que de toute son âme, il leur est presque semblable. Le journal du « démocrate » Malinov, appelle le tzar, avec une ironie suspecte et jalouse, le « Socialiste couronné ».

Les prédictions de mon perspicace interlocuteur — il se trouve, vraisemblablement à l’heure actuelle, dans les rangs de l’armée bulgare en campagne — se sont pleinement réalisées. Kolarov eut à peine le temps de rentrer chez lui, à Plovdiv, que la Bulgarie décrétait la mobilisation. Les Socialistes « larges », en qualité de patriotes, ne suscitèrent aucun obstacle à Radoslavov. Les « étroits » maintinrent leur lige jusqu’au bout. Le dernier numéro de leur journal qui m’est parvenu Rabotnitchevsky Viestnik caractérise les conditions dans lesquelles se déroule la lutte contre les aventures du gouvernement bulgare : « Nos réunions sont interdites, nos affiches sont confisquées, nos orateurs et nos propagandistes sont menacés, battus et arrêtés ; on retient les télégrammes à nos adresses, contenant de vives protestations contre l’aventurisme nationaliste et réclamant la paix. »

Racovsky et Kolarov participaient à la Conférence, non seulement en qualité de délégués des Partis ouvriers roumain et bulgare, mais aussi en tant que représentants de la Fédération social-démocrate balkanique, créée à la Conférence pan-balkanique, l’été dernier, à Bucarest.

La Fédération démocratique de la péninsule balkanique, union de tous ces États liés par des conditions économiques et des destinées historiques communes, marche sous le drapeau de l’Union des jeunes partis ouvriers. Les Socialistes balkaniques ont fait avancer ce programme pendant les deux dernières guerres. Ils sont convaincus, plus que jamais, que le salut ne peut venir que d’une République fédérée. Mais, pour atteindre ce but, l’Histoire n’offre pas de chemin direct. Le bain de sang européen engloutit aussi les peuples des Balkans. Ils vont vers l’union inévitable à travers une destruction mutuelle. Que d’annonciateurs de la fédération sont tombés au cours de ces dernières guerres ! Le coup le plus sensible asséné à la Social-démocratie balkanique, en général, et à la S.D. serbe, en particulier, fut la mort au champ de bataille de Dimitri Toutsévitch, l’une des plus héroïques figures du mouvement ouvrier serbe…

Ledebour — Hoffmann[modifier le wikicode]

Georges Ledebour était à la tête de la délégation allemande ; le premier par l’âge et la popularité. Il était toujours le même : les événements n’avaient pas laissé sur lui d’empreinte extérieure. Au cours de mes sept années de résidence à vienne, je me rendais fréquemment à Berlin et, presque chaque fois, j’y rencontrai Ledebour, soit au Reichstag, chez Kautsky ou dans le café « Fürstenhof » où Ledebour descendait l’escalier, boitant fortement de sa plus courte jambe. Les Russes et les polonais le comptaient comme ami, et on l’appelait tantôt Ledebourov, tantôt Ledebourski. Du reste, ses liens avec la Russie et la Pologne ne dépassèrent jamais le stade d’intérêts purement parlementaires ou d’aide personnelle à des exilés russes, alors que son jeune camarade Karl Liebknecht acquit de très fortes attaches spirituelles avec la jeune Russie. Ledebour devait être âgé d’au moins soixante-cinq ans, car je me souviens qu’en 1910 ou 1911, on fêta, chez Kautsky, ses soixante ans. August Bebel participait à la cérémonie, lui qui avait atteint ses quatre-vingts ans. Le Parti était alors arrivé à son apogée. Son organisation, sa presse, ses fonds fleurissaient d’une manière encore jamais atteinte. Les vieux enregistraient automatiquement les succès et regardaient l’avenir sans crainte. Héros de la fête, Ledebour dressait, au souper, des caricatures et rencontrait une approbation unanime. Il possédait, sans contredit, l’art caricatural ; du reste, l’ironie, l’humeur bilieuse formaient une bonne partie de son tempérament qu’on devait, suivant l’ancienne classification, regarder comme colérique au plus haut point… Depuis ce souper de fête des têtes blanches, cinq années se sont écoulées… Que de changements entraînés par le temps qui en dissimule de plus colossaux encore ! …

Ledebour, accompagné de Franz Mehring, sortit des rangs des journalistes démocrates pour entrer dans la Social-démocratie, mais il était beaucoup plus actif en tant que parlementaire qu’il ne le fut jamais en qualité de journaliste. Il se taillait fréquemment de gros succès à la Chambre, — dans les occasions, où il ne fallait pas traiter de haute politique, mais dans celles offrant à Ledebour la possibilité d’exercer sa verve caustique, d’attaquer et de déchiqueter l’adversaire. Il provoquait souvent des votes de méfiance ; les Libéraux le haïssaient plus, si possible, que ne le faisaient les Conservateurs ; il les payait de retour par des sarcasmes, qu’il lançait avec une grimace de mépris sur son visage fin, rasé et mobile comme celui d’un acteur.

Adolf Hoffmann avait peu changé, lui aussi, vieillard au toupet blanc gracieux, avec des traits à la « Rochefort ». Vieux membre du Reichstag, il fut battu aux dernières élections et ne conservait plus qu’un siège au Landtag prussien où il conjuguait ses efforts avec ceux de Liebknecht pour combattre la « prussification », la violence esclavagiste. Hoffmann se considérait toujours d’extrême gauche. Il y a quelques années, il exécuta les dix commandements du social-démocrate, et il y gagna le sobriquet de « Hoffmann aux dix commandements ». Il était un orateur populaire, à la voix coupante, aux gestes vifs ; il possédait un lot de plaisanteries et de calembours qui, souvent, faisaient très mal. Il était convaincu qu’un vrai démocrate, avant de partir guerroyer contre les « militaristes » étrangers, doit en terminer avec la réaction de son « propre » pays. Hoffmann est plus radical que Ledebour ; il est mécontent de ce que le groupe oppositionnel de la fraction social-démocrate au Reichstag se soit « abstenu » de voter, au lieu de voter « contre », lors du débat sur les crédits militaires.

Les relations entre la majorité « patriotique » et l’aile gauche se détériorèrent au plus haut point. Il ne s’agissait plus de différences théoriques ou de divergences tactiques secondaires, mais d’une contraction fondamentale par rapport à ce fait capital : comment vit l’humanité et à quoi aspire-t-elle ? Sudekum et Scheidemann usèrent de tous les procédés pour faire taire leurs opposants. Plus les deux premiers perdent du terrain auprès des masses, plus ils doivent recourir à l’appareil gouvernemental et plus s’enveniment les conflits internes du Parti… Ledebour décrivit la séance du Reichstag quand il protesta contre les mesures répressives du pouvoir contre la population. Scheidemann, alors, le désavoua.

— Pensez-vous que ces types aient organisé une session du Parti pour me juger ? Rien de semblable ! Pendant le « scandale », Scheidemann s’approcha des bancs gouvernementaux, chuchota avec les ministres — pas avec mes collègues du Parti, avec les ministres — et déclara, aux vifs applaudissements du Reichstag, que je n’étais pas habilité pour critiquer l’action des autorités militaires. Tels sont les procédés de ces individus !

— Et cependant, vous ne vous décidez pas à voter contre eux ! s’écrie, de son coin, un délégué allemand de gauche. Une discussion sur la tactique parlementaire s’engage. Ledebour tente de démontrer que la tactique d’abstention est beaucoup plus habile, ne brisant pas irrémédiablement la discipline du Parti ; elle permet de conquérir plus aisément la majorité de la fraction parlementaire : « Nous étions quatorze au début de la guerre, nous sommes maintenant trente-six. »

— Mais vous oubliez, s’exclame Hoffmann, l’impression que votre comportement produit sur les masses ! Les demi-mesures, les demi-décisions ont toujours été mauvaises, elles sont inadmissibles devant des événements dont dépend le destin de notre développement politique. La masse exige des réponses claires, franches, viriles, pour ou contre la guerre. Et il faut lui donner cette réponse.

Je ne puis, à regret, donner les noms des autres membres de la délégation ; ce serait les exposer à la vindicte de la police allemande. En ce qui concerne Ledebour et Hoffmann, ils se sont « démasqués » eux-mêmes, en signant le manifeste élaboré à la Conférence — ceci, en pleine conscience de ce qu’ils faisaient. Mais le reste de la délégation doit rester anonyme : on ne peut la caractériser que par des traits généraux.

Étant elle-même l’aile gauche de la Social-démocratie officielle, elle avait sa propre aile gauche. Celle-ci exprimait ses idées par deux publications : le petit journal de propagande de Jules Burchardt Lichtstrahlen, irréconciliable quant au fond, mais de ton très modéré et sans grande influence politique, et l’organe de Luxembourg et de Mehring Die Internationale qui consista en un seul numéro, ardent et combatif, provoquant l’interdiction du journal. Des éléments influents de la gauche, Liebknecht et Zetkine se rapprochaient du groupe « Internationale ». Les partisans de Luxembourg et de Mehring n’étaient pas moins de trois. Un d’entre eux appartenait au journal, Lichtstrahlen. Parmi les autres membres de la délégation, deux députés tenaient pour Ledebour, deux autres n’avaient aucune position déterminée. Hoffmann, nous l’avons déjà dit, est de « l’extrême gauche », mais il appartient à la vieille génération, et la jeunesse de gauche recherche d’autres voies[5].

Kautsky, Bernstein et Haase[modifier le wikicode]

Que veut l’opposition social-démocrate allemande ?

Avant tout, la ruine, sur toute la ligne, du bloc appelé national. La Social-démocratie ne doit prendre sur elle aucune responsabilité, directe ou indirecte, concernant la politique impérialiste du pouvoir. Il en découle : le vote contre les crédits, la lutte pour la cessation de la guerre, la propagande auprès des masses contre tout plan annexionniste, le rétablissement de la lutte économique. Mais pour le mettre en pratique, il y a de sérieuses contradictions.

Par-dessus tout, l’Opposition n’est pas séparée de la majorité dirigeante. Entre les sociaux-démocrates et les internationalistes, existe un groupement très important, le « Centre », ayant Kautsky à sa tête. On sait que ce dernier estime que les Socialistes « ont raison » de s’unir au gouvernement, qu’il n’y a pas crise de l’Internationale, qu’après la guerre on remettra le convoi sur les vieux rails, etc., etc. Cette position ne satisfait nullement ni la Droite ni la Gauche. L’aile modérée des internationalistes est proche de Kautsky, en ce sens qu’elle veut sauver l’unité et la discipline du Parti. L’aile gauche, au contraire, juge les contradictions inconciliables. Il est vrai que ces éléments ne songent pas à quitter le Parti. « Cela signifierait, disent-ils, livrer nos plus importantes positions sans combat. Mais nous demeurons, ajoutent-ils, dans les vieilles organisations pour combattre implacablement la tendance régnant actuellement au sein du Parti. Nous ne permettons pas à l’heure où il y va de l’existence de notre Parti, de nous laisser fermer la bouche par des considérations de discipline ou d’unité de toute l’organisation » …

— Comment estimez-vous la position de Kautsky ?

— Nous la refusons catégoriquement. Il a joué, à une époque de responsabilité, un rôle que nous ne pouvons lui pardonner. Il a complètement « perdu les pédales » au début de la Guerre, il a capitulé devant la pression de la Droite, des Opportunistes et des Nationalistes, ce qui a découragé complètement le Gauche. Si Kautsky, le 2 ou 3 août de l’année dernière, avait adopté une position ferme, l’aile gauche aurait aussitôt voté contre les crédits militaires, le vote du 4 août n’aurait pas eu lieu et Liebknecht ne se serait pas, ensuite retrouvé solitaire. Et maintenant ! Kautsky, Bernstein et Haase protestent contre les annexions, mais cette protestation a un caractère platonique : Kautsky n’exige même pas le retrait des Socialistes du bloc gouvernemental, et tant que ceux-ci appuient le pouvoir, votent les crédits, etc., etc., toute protestation contre les annexions, sans conséquences politiques, ne peut servir qu’à se donner bonne conscience.

Le destin de Kautsky, comme celui de nombreux animateurs de partis, est, sans contredit, profondément dramatique. Il fut le théoricien d’un Marxisme intransigeant. Il combattit, en 1890, Bernstein, théoricien du Réformisme. Mais la tactique du Parti était une tactique d’adaptation. Le comportement politique resta solidement en selle, après le succès de Bismarck. La bourgeoisie capitula complètement, mais devint d’autant plus puissante, économiquement. La masse laborieuse s’adapta au régime militaire et policier. On prévoyait un conflit inévitable. Mais la politique courante du Parti était possibiliste. Bernstein voulut élever ce possibilisme à la dignité de principe. Kautsky annonçait, à la fin de chacune de ses analyses, l’inéluctabilité des conflits révolutionnaires futurs. Mais l’Histoire l’obligea à se préparer si longtemps et à attendre le moment de la crise, que quand celle-ci se produisit, Kautsky n’en prit pas conscience et s’égara tout à fait. Je pense qu’il s’est égaré définitivement. On ne peut rejeter quarante ans d’un travail intellectuel incessant dans les conditions de l’immobilisme historique. À soixante-dix ans, l’homme ne se renouvelle pas spirituellement…

La destinée de Bernstein présente un intéressant parallélisme avec celle de Kautsky. Il était le théoricien de l’opportunisme national. Mais il appartient encore à la première génération, il a vécu l’époque « héroïque », il fut sous l’influence directe d’Engels. C’est autre chose qu’un quelconque David : grand homme dans les petites affaires, mais privé de largeur de vue dans les questions internationales ; il est encore trop petit pour les dimensions allemandes, il ne se sent bien que dans le Duché de Bade… Quand Bernstein s’aperçut ce » qu’était devenue son « école », au moment de la crise mondiale, il fut épouvanté. Lié étroitement avec l’Angleterre, où il avait passé les longues années de l’émigration, Bernstein n’avait rien de commun, psychologiquement, avec les débordements anglophobes des nationaux-opportunistes allemands. Bernstein ne pouvait rester plus longtemps en compagnie des David, Legien, Schippel et Sudekum. Il fit quelques pas en avant, et Kautsky, effrayé par l’âpreté du conflit dans le Parti, dans le Parlement, dans la Nation, fit quelques pas en arrière — et les deux vieux amis, irréconciliables, semblait-il, de se rencontrer à mi-chemin. Un troisième vint se joindre à eux, Haase, premier président du Parti, un homme pour lequel, remplacer Bebel était une tâche bien trop lourde. En tant que président du parti, Haase se révéla bien vite écrasé par l’automatisme puissant de l’organisation. Le Parti allemand, les syndicats allemands : un État dans l’État. À la déclaration de guerre, la bureaucratie, ne s’habituant pas au bouleversement, craignit de ne pouvoir garder intact le fonctionnement du Parti et se rapprocha instinctivement du pouvoir. Haase ne put trouver en soi évidemment, étant donné sa nature, la force et la décision de ne pas céder au courant nationaliste et d’en appeler à l’opinion générale du Parti. Il faisait ses réflexions au sein du Parti, mais conservait l’apparence d’unité pour le monde extérieur ; le 4 août de l’année dernière, il se fit un devoir de faire connaître une déclaration avec laquelle il était en désaccord. Quand les développements ultérieurs l’effrayèrent, il ne lui resta plus qu’à joindre son désarroi à celui de Kautsky et de Bernstein. Le trio attaqua la politique annexionniste dans une lettre-manifeste singulière. Le pas franchi était digne de respect, portant un coup indispensable à l’orientation pro-gouvernementale du Parti, l’autorité des signataires attira l’attention de centaines de milliers de travailleurs. Mais les auteurs du manifeste restèrent à mi-chemin et furent incapables de pousser plus loin. Le pouvoir par le Parti n’est pas dans leurs mains, voici pourquoi il est hostile à l’impérialisme… Il nous faut tirer la conclusion que l’Histoire appelle à la relève une génération, neuve, plus jeune, qui n’a pas sur le dos le fardeau de la tradition, de la routine, de l’habitude et qui, seule, peut répondre à la voix de la nouvelle époque — une époque de fer et de sang, de tempêtes et de bouleversements.

L’activité de la gauche en Allemagne[modifier le wikicode]

— En quoi consiste votre travail ?

— Nous menons, dans les masses, une propagande contre la prolongation de la guerre, contre la politique des mainmises et des contributions, contre l’orientation officielle du Parti qui soutient le pouvoir. Nous complétons le travail des journaux légaux, qui partagent notre point de vue, par des proclamations illégales tirées à des centaines de milliers d’exemplaires. Vous connaissez probablement nos slogans : « Le principal ennemi — dans notre patrie », « Les annexions insensées », etc., etc. Dans cet esprit, nous menons une agitation verbale dans les réunions et plus ça va, plus fréquemment et plus radicalement, nous brisons les cadres de la légalité. Avons-nous du succès ? Sans aucun doute. La contradiction entre la politique officielle, gouvernementale, celle aussi du parti, et l’état d’esprit des masses croît sans cesse. Nous demeurons à l’intérieur de l’ancienne organisation du Parti, mais nous suivons, obstinément, notre propre orientation, nous avons nos propres réseaux et nos centres officiels.

— Vous nous interrogez sur la mentalité de nos masses laborieuses, nous dit Hoffmann, je vous répondrai catégoriquement : elle est hostile à la guerre, au pouvoir et aux hautes instances du Parti. Partout où nous avons eu la possibilité d’entrer en contact avec les couches populaires, nous avons constaté qu’elles se libérèrent définitivement de la griserie chauvine. Prenez ma circonscription électorale : elle est parmi les plus arriérées, avec une population composée à moitié de paysans, à moitié de travailleurs des mines, qui, il y a seulement quelques années, tenait pour la réaction cléricolo-antisémite. Il y a une semaine, je lisais à une assemblée « d’hommes de confiance », c’est-à-dire de délégués élus, un exposé sur la situation politique et je leur proposai ce qui suit : les députés sociaux-démocrates doivent refuser les crédits au Pouvoir et exiger la fin immédiate des hostilités. Tous les délégués furent d’accord d’une façon unanime et catégorique : pas une voix de protestation. Il aurait semblé pourtant que la propagande chauvine n’aurait pas trouvé de meilleur terrain que cette circonscription arriérée !…

— La Conférence de Zimmerwald nous donna un appui irremplaçable pour le développement de notre action, nous dit l’énergique animatrice du mouvement féminin. Notre opposition parlementaire, principalement avec Ledebour, a un caractère « extra-parlementaire ». Alors que les « droites » ont la prépondérance et vont jusqu’au bout de leurs entreprises, utilisant toutes les ressources du Parti, nous parlementaires d’opposition se soumettent à la discipline et, aux moments décisifs, s’éloignent du Reichstag, au lieu d’attaquer la Droite. Se déclarant, par principe, solidaires de Liebknecht, nos parlementaires oppositionnels — il y en a actuellement quarante — rejettent son expérience. Nous voulons mettre fin à cet état de choses. L’opposition social-démocrate dans le pays est plus décidée que celle de nos parlementaires. Nous tenons pour Liebknecht.

La Social-démocratie a, par sa conduite depuis le 4 août, provoqué d’abord l’étonnement, puis l’indignation. Tous les exposés faits à la Conférence en ont suffisamment parlé. Il n’aurait pu en être autrement. Mais il serait parfaitement injuste de tracer une croix sur la social-démocratie. La contestation vint de l’intérieur. La politique pratiquée par les centres officiels, fondée sur celle des Socialistes français, se heurta de suite à une forte opposition. Mais l’embrouillamini était tel, les masses étaient tellement désorientées, égarées par la suite des événements et par le comportement des « guides » qui devaient les « conduire », que Scheidemann et Heine ne rencontrèrent, au début, aucune opposition formelle. Mais plus la politique « capitularde » des dirigeants invertébrés du Parti se fera brusquement inexplicable — du moins à première vue —, plus la réponse des masses se fera implacable. La gauche allemande regarde l’avenir avec pleine confiance.

Les travaux de la conférence[modifier le wikicode]

Tous les participants à la Conférence s’arrêtèrent à la Maison du Peuple, un lourd bâtiment aux dessins assyriens sur la façade massive de pierre grise. La salle à manger s’ornait d’un lampadaire massif et les murs étaient peints en sombre. Modernisme allemand ! « Cela me plaît, disait poliment un délégué français, je ne l’aurais jamais fait pour moi, mais cela me plaît. » Dans le café apparurent les correspondants de presse — ils avaient l’œil et le bon. La Suisse est remplie de ces correspondants français et allemands. « Avant que nous ayons seulement ouvert la bouche, s’exclama Grimm, la presse bourgeoise du monde entier fera savoir notre faillite ! Les journalistes ne nous laisseront pas en paix. Il est impossible que tous nous ayons assez de fermeté pour leur refuser une interview. Ils s’empareront des moindres phrases prononcées dans le restaurant. Voici le motif qui m’a fait choisir des locaux à dix kilomètres de Berne, dans le petit village de Zimmerwald, haut dans la montagne. »

À trois heures, nous nous rendîmes à Zimmerwald. Les passants regardaient notre cortège avec curiosité. Les délégués plaisantaient : cinquante ans après la création de l’Internationale, celle-ci trouvait place sur quatre équipages ! Mais dans ces plaisanteries, pas la moindre trace de scepticisme… Deux langues prédominaient pendant le trajet et pendant la Conférence : le français et l’allemand. Les délégués anglais étaient absents. Ayant franchement déclaré au gouvernement qu’ils se rendaient à une Conférence internationale, celui-ci leur avait, tout simplement refusé les passeports. Le député Glasher télégraphia qu’il ne pouvait venir. Cela simplifiait considérablement le travail des interprètes, ce travail épineux de chaque Conférence internationale. L’alternance des cultures européennes trouva son expression dans la linguistique de la Conférence de Zimmerwald. Les délégués français ne parlaient aucune langue étrangère, semblables en cela aux Anglais. Les Allemands comprenaient et parlaient un peu le français. Tous les Italiens parlaient couramment français, allemand et anglais. Les russes parlaient français, allemand et anglais. Un des interprètes se trouvait être russe, Angélica Balabanova, militante italienne, qui, avec la même aisance, traduisait le français, l’allemand et l’anglais.

Toutes les chambres disponibles de Zimmerwald furent occupées par les délégués : à l’hôtel, chez le maître de poste, chez les paysans. Le maître de poste fit ses offres de service en qualité de coiffeur.

Pendant les moments de détente, assez peu nombreux à la vérité, les délégués se rendaient sur la route montagneuse et admiraient le Mont-Blanc et la Jungfrau. Écrire de Zimmerwald était interdit afin que les informations ne soient pas confiées prématurément à la presse. Sans prendre en considération le dépit des correspondants, les journaux ne publièrent rien d’extraordinaire, à part de vagues allusions à une conférence qui devait se tenir, non loin de Berne. Berner Tagwacht pouvait affirmer, la conscience tranquille, qu’aucune Conférence ne se tenait à Berne. Après quelques jours, le nom de Zimmerwald fut connu dans le monde entier. L’hôtelier en fut fortement impressionné. Cet honnête Suisse déclara à Grimm qu’il espérait augmenter ses prix, grâce à cette publicité mondiale, et qu’il était prêt à verser une certaine somme à la caisse de la IIIe Internationale.

Nous déjeunions assis à la longue table, groupés par nationalité : seuls, les Russes, en qualité d’interprètes et d’intermédiaires, étaient disséminés. Après le repas, Grimm, à la demande générale, « iodlait » ces étranges chansons gutturales montagnardes ; Serrati, le rédacteur en chef d’Avanti, chantait des parodies de chants napolitains ; Tchernov chantait « Les Brigands » de sa voix de ténor léger. Grimm se levait ensuite et d’une voix sèche comme s’il ne venait pas de régaler l’assistance en « iodlant », nous enjoignait de regagner les lieux de la Conférence. Aussitôt, nous nous levions et partions travailler.

En plus de Grimm ; organisateur de la Conférence, on choisit pour constituer le Bureau, Lazzari, représentant du parti italien et dont l’autorité devait croître de façon extraordinaire au cours de la guerre, Racovsky, représentant du prolétariat roumain dans la Fédération balkanique, la poétesse et militante hollandaise bien connue, Henriette Roland-Holst, en qualité de secrétaire et Angélica Balabanova en tant qu’interprète.

Il y avait quelques divergences qui se firent jour dans les exposés, particulièrement en ce qui concernait la principale question de l’ordre du jour : le comportement envers la guerre et la lutte pour la paix.

Une partie de la Conférence, inspirée par l’extrême-gauche, se basait sur le fait que les vieux partis socialistes, par exemple les Paris français et allemand, se liant aux gouvernements capitalistes, s’étaient dissous non seulement au moment critique de la guerre, mais définitivement. Les partis ouvriers ne pouvaient renaître qu’à partir d’éléments nouveaux. Ils devaient brandir le drapeau du « schisme » et rompre tout lien avec les politiques de « Burgfrienden » (Paix civile) et « d’Union sacrée ». Le défenseur le plus marquant de cette thèse était Lénine. Il était suivi, plus ou moins étroitement, par le député suédois Hoeglund, chef du groupe de gauche, et par le dirigeant de la jeunesse norvégienne, Nörmann.

Un second groupe, jouant pour ainsi dire le rôle de « Centre », était hostile à la politique officielle des partis occidentaux. Mais il estimait que le « schisme » n’était pas une condition sine qua non de travail dans l’esprit de l’Internationalisme. Les représentants de ce groupe estimaient, comme l’extrême-gauche, que le naufrage de la IIe Internationale était dû à l’immobilisme des relations internationales, au moins en Europe Occidentale et était le résultat d’une époque historique de politique passive. Toute une génération du mouvement ouvrier s’était constituée dans une atmosphère d’adaptation systématique au parlementarisme et avait lié son sort à celui de ce dernier au moment critique. Ces représentants, à l’instar de la gauche, pensaient qu’il n’était pas question, après la guerre, de revenir à l’ancien état de choses. De profonds changements s’effectueraient à l’intérieur des Partis socialistes. Mais, tant qu’il s’agissait d’organisations de masses, une séparation systématique ne s’avérait pas indispensable. Une lutte implacable pour conquérir l’influence sur les masses devait s’engager, au sein du Parti. Ce second groupe se composait des éléments de gauche allemands (Spartakistes), de Roland-Holst, de Balabanova, d’une partie des Italiens, des Russes et des Suisses.

Le troisième groupe comptait des éléments plus pondérés qui regardaient la Conférence comme une démonstration à la face du monde et espéraient que la fin des hostilités balayerait l’engeance nationaliste, en remettant les choses à leur place. Ce groupe était constitué par une fraction de la délégation allemande, par les Français et une partie des Italiens[6].

Il est parfaitement clair que ces trois groupes devaient s’expliquer dans une ambiance peu ordinaire. Alors que le premier s’efforçait de gagner des adhérents à la lutte intérieure et à la rupture complète avec le social-nationalisme, le troisième groupe voulait limiter la portée de la Conférence à une manifestation pour la paix.

Devant le refus de la majorité d’élaborer une résolution tactique et programmée, l’aile gauche dut faire en sorte que le premier problème de l’Internationale naissante — la lutte contre la guerre — fut placé sur les rails de la lutte des classes révolutionnaire. Nous sommes d’avis que ce but fut atteint au degré maximum permit par l’état de choses.

Les traits généraux concernant cette question étaient les causes fondamentales et les « fauteurs directs de guerre », la conduite des Partis socialistes et leur semi-opposition passive (l’abstention lors du vote des crédits militaires) et enfin les moyens et les forces à la disposition du prolétariat.

Axelrod exprima l’opinion, dans un de ses exposés, qu’user de la même unité de mesure pour juger du comportement des socialistes français et allemands, en ignorant les fauteurs de guerre et la différence des situations militaires, c’était propager non l’internationalisme, mais le « cynisme ». Ce point de vue fut repris, mais sous une forme beaucoup plus abrupte, par un délégué italien. L’assemblée refusa catégoriquement de le suivre sur cette voie. Quelle que pût être la responsabilité « indirecte » de la guerre (diplomatie, etc…), la mêlée des peuples européens était le résultat de la politique impérialiste. Elle a dévoilé les intérêts fondamentaux de la société capitaliste et a mis en mouvement les forces fondamentales. Dans cette catastrophe mondiale, où se joue le sort de la culture, le prolétariat doit se laisser guider par ses intérêts fondamentaux et non s’intéresser aux nuances offertes par les divers gouvernements et les situations stratégiques provisoires. La collusion des socialistes et du bloc national, comme le fit remarquer le délégué de Naché Slovo est plus explicable psychologiquement dans les pays subissant des revers, que dans les nations remportant des victoires, mais, politiquement, elle ne fait, au même degré, que démoraliser et affaiblir le prolétariat. La question posée à la Conférence n’est pas de rechercher des circonstances atténuantes aux divergences nationalistes du social-patriotisme, mais bien de susciter contre lui une lutte simultanée et coordonnée de la part de l’Internationale entière.

La tendance des internationalistes français et allemands de se borner à refuser le bloc national, fut admise par l’opinion générale. En conclusion, le social-nationalisme triomphant fut stigmatisé comme il le méritait.

Trois projets furent présentés, provenant de la rédaction de Sozial-demokrat, de la fraction droitiste de l’opposition allemande et de la délégation de Naché Slovo.

Le projet de Sozial-demokrat tentait de donner des indications sur des méthodes de luttes bien définies. On aurait pu, tout d’abord, s’interroger sur l’opportunité de déclarer publiquement les tactiques à employer ! Indépendamment de ceci, il était clair que la résolution étant rejetée, il n’y avait aucun espoir de transférer la description des tactiques de base dans un autre document… Le projet avait le défaut fondamental de représenter un comportement indécis et à double sens envers la lutte des classes. Lénine avait exposé suffisamment clairement, déjà auparavant dans ses articles et études, qu’il considérait personnellement le slogan de la lutte pour la paix comme parfaitement négatif. Il expliquait sa position par l’aphorisme suivant : notre tâche est, non pas de faire taire les canons de 420 cm, mais de les mettre au service de nos desseins. Il n’y a pas de doute que la différence entre pacifistes et internationalistes consiste en ceci : nous voulons convertir les moyens militaires en armes pour les prolétaires. Mais il serait absolument inadéquat de mettre en opposition cette question et la lutte pour la paix. Pour que le prolétariat allemand ait envie de braquer ses canons sur ses ennemis de classe, il faut qu’il ne désire plus tirer sur ses frères de classe — en d’autres termes, il doit être animé de sentiments hostiles envers cette guerre, qui l’épuise et le rend exsangue, tout comme son allié de classe des deux côtés des tranchées. Le mot d’ordre de la cessation de la guerre est, pour les prolétaires, celui de l’auto-conservation de classe, du rapprochement international et de la condition de l’action révolutionnaire. De surcroît, dans le projet de Sozial-démokrat, le slogan pour la paix n’incarne pas l’appel vibrant du prolétariat, mobilisant ses forces contre le militarisme, mais comme une concession transactionnelle du pur esprit révolutionnaire à la pusillanimité pacifiste de l’homme.

Le projet de manifeste, élaboré par les éléments pondérés de l’opposition allemande, traitait, en premier lieu, des conditions du monde futur : pas d’annexions et pas de rattachement économiques par la force, droit des nations à l’auto-détermination. Il n’y eut pas une seule voix contre. La guerre européenne a, sous la forme la plus aiguë, posé la question des petites et faibles nations et celle de la coexistence des grandes puissances. Ignorer ces problèmes en leur opposant le simple slogan « Paix » relèverait du pur nihilisme. Le prolétariat doit avoir ses principes qu’il doit s’efforcer de prendre comme bases de la coexistence nationale, au moyen de la lutte révolutionnaire et de la victoire. Les sociaux-molitaristes (Vaillant et Cie) formulent les principes d’un monde démocratique et soumettent sa création à l’emploi de l’armement national. Les sociaux-pacifistes (Kautsky et autres) formulent des principes analogues (contre les annexions). Mais, comme de fait, ils se réconcilient avec la « paix civile » et qu’ils laissent aux sociaux-impérialistes le soin de diriger les prolétaires, tous leurs principes pacifistes ne leur servent qu’à leur donner bonne conscience. Les socialistes-révolutionnaires formulent les principes de la coexistence des peuples (condition de la paix) comme des slogans par lesquels ils mobilisent le prolétariat contre la guerre et les entreprises impérialistes ; avec ces slogans, ils lutteront contre la férocité diplomatique du futur Congrès de la paix ; avec eux, ils expliqueront aux masses et démontreront par l’expérience vivante des événements que la réalisation de ces principes ne peut avoir comme résultat que la prise du pouvoir par le prolétariat.

Le programme de paix, pour lequel devait lutter le prolétariat, fut littéralement — et sans jugement de principe — extrait du projet de l’opposition allemande. Ce programme convient-il aux exigences du développement historique ? C’est une question qui dépend d’un jugement d’ordre général. Mais le projet lui-même, élaboré par la Droite de l’opposition allemande, était inacceptable, car, ne soulignant pas le comportement des Partis socialistes et ne faisant pas progresser, de manière décisive, les liens entrent « les conditions indispensables à la paix » et la lutte révolutionnaire, il tombait dans la phraséologie pacifiste.

Le troisième projet, celui de Naché Slovo fut formulé dans l’esprit des idées fondamentales, développées dans les remarques présentées.

Les trois projets soumis à une commission de sept membres. La commission confia la rédaction définitive à Grimm et au représentant de Naché Slovo. Elle fut, avec quelques hâtives corrections, approuvée par la commission et adoptée par l’assemblée.

Trois amendements, présentés par trois groupes russes, furent rejetés.

Le premier amendement fut présenté par la rédaction de Sozial-démokrat : il caractérisait la position de Kautsky, louait Liebknecht : une telle personnification, bien dans le style allemand, était déplacée. Sur l’insistance de la commission, l’amendement fut retiré.

Celui des S.R. exigeait qu’à côté de l’impérialisme, on citât, comme fauteurs de guerre, les « forces du passé », les dynasties. On fit remarquer aux auteurs de l’amendement, que ce n’était pas le Maroc et ses « forces du passé » qui avait annexé la France, mais, au contraire, que c’était la République française qui s’était emparée de l’Empire chérifien. L’impérialisme est au-dessus de toute forme politique et s’en sert pour ses desseins.

Le troisième amendement vint des délégations polonaises et de l’O.K. Il donnait une caractéristique détaillée des conséquences sociales inévitables de la guerre : la disparition des classes intermédiaires, l’accroissement des forces et de l’influence des syndicats, des trusts et des financiers, le ton plus âpre donné à la lutte des classes. Il en résultait la perspective d’un bouleversement social-révolutionnaire. Dans cet amendement très diffus, on trouvait des affirmations très contestables à côté de pensées irréfutables. Grâce à ces dernières, on ne pouvait que diverger sur la question : étaient-elles à leur place dans le document cité ? Mais, de toute façon, cet amendement vint trop tard pour pouvoir être soumis à un examen détaillé.

De tout ce qui vient d’être dit, il s’ensuit que cet amendement ne pouvait être accepté. Il était parfaitement juste en traitant de la guerre et de l’idéologie national-libératrice ainsi que du social-patriotisme officiel. Mais dans le domaine de l’estimation de l’époque historique et dans la sphère des méthodes de lutte, il conservait un manque de précision indiscutable, soulignant le caractère purement critique de l’opposition internationaliste dans les vieux partis où la direction restait entre les mains des sociaux-patriotes. Le document nous parle ensuite de ce qu’on peut dire et de ce qu’on doit dire aux masses. Mais c’est le maximum de ce que l’on peut dire dans les conditions actuelles. Le document est un grand pas en avant.

Manifeste de la conférence socialiste internationale à Zimmerwald (Suisse)[7][modifier le wikicode]

Prolétaires d'Europe ![modifier le wikicode]

Voici plus d’un an que dure la guerre ! Des millions de cadavres couvrent les champs de bataille. Des millions d’hommes seront, pour le reste de leurs jours, mutilés. L’Europe est devenue un gigantesque abattoir d’hommes. Toute la civilisation créée par le travail de plusieurs générations est vouée à l’anéantissement. La barbarie la plus sauvage triomphe aujourd’hui de tout ce qui, jusqu’à présent, faisait l’orgueil de l’humanité.

Quels que soient les responsables immédiats du déchaînement de cette guerre, une chose est certaine : la guerre qui a provoqué tout ce chaos est le produit de l’Impérialisme. Elle est issue de la volonté des classes capitalistes de chaque nation de vivre de l’exploitation du travail humain et des richesses naturelles de l’univers. De telle sorte que les nations économiquement arriérées ou politiquement faibles tombent sous le joug des grandes puissances, lesquelles essaient, dans cette guerre, de remanier la carte du monde par le fer et par le sang, selon leurs intérêts.

C’est ainsi que des peuples et des pays entiers comme la Belgique, la Pologne, les États balkaniques, l’Arménie, courent le risque d’être annexés, en totalité ou en partie, par le simple jeu des compensations.

Les mobiles de la guerre apparaissent dans toute leur nudité au fur et à mesure que les événements se développent. Morceau par morceau, tombe le voile par lequel a été cachée à la conscience des peuples la signification de cette catastrophe mondiale.

Les capitalistes de tous les pays, qui frappent dans le sang des peuples la monnaie rouge des profits de guerre, affirment que la guerre servira à la défense de la patrie, de la démocratie, à la libération des peuples opprimés. Ils mentent. La vérité est qu’en fait, ils ensevelissent, sous les foyers détruits, la liberté de leurs propres peuples en même temps que l’indépendance des autres nations. De nouvelles chaînes, de nouvelles charges, voilà ce qui résultera de cette guerre, et c’est le prolétariat de tous les pays, vainqueurs et vaincus, qui devra les porter.

Accroissement du bien-être, disait-on, lors du déchaînement de la guerre.

Misère et privations, chômage et renchérissement de la vie, maladies, épidémies, tels en sont les vrais résultats. Pour des dizaines d’années, les dépenses de la guerre absorberont le meilleur des forces des peuples, compromettront la conquête des améliorations sociales et empêcheront tout progrès.

Faillite de la civilisation, dépression économique, réaction politique, voilà les bienfaits de cette terrible lutte des peuples.

La guerre révèle ainsi le caractère véritable du Capitalisme moderne qui est incompatible, non seulement avec les intérêts des classes ouvrières et les exigences de l’évolution historique, mais aussi avec les conditions élémentaires d’existence de la communauté humaine.

Les institutions du régime capitaliste qui disposaient du sort des peuples : les gouvernements — monarchiques ou républicains —, la diplomatie secrète, les puissances organisations patronales, les partis bourgeois, la presse capitaliste, l’Église : sur elles toutes pèse la responsabilité de cette guerre surgie d’un ordre social qui les nourrit, qu’elles défendent et qui ne sert que leurs intérêts.

Ouvriers ![modifier le wikicode]

Vous, hier, exploités, dépossédés, méprisés, on vous a appelé frères et camarades quand il s’est agi de vous envoyer au massacre et à la mort. Et aujourd’hui que le militarisme vous a mutilés, déchirés, humiliés, écrasés, les classes dominantes réclament de vous l’abdication de vos intérêts, de votre idéal, en un mot une soumission d’esclaves à la paix sociale. On vous enlève la possibilité d’exprimer vos opinions, vos sentiments, vos souffrances. On vous interdit de formuler vos revendications et de les défendre. La presse jugulée, les libertés et les droits politiques foulés aux pieds : c’est le règne de la dictature militariste au poing de fer.

Nous ne pouvons plus ni ne devons rester inactifs devant cette situation qui menace l’avenir de l’Europe et de l’humanité.

Pendant de longues années, le prolétariat socialiste a mené la lutte contre le militarisme ; avec une appréhension croissante, ses représentants se préoccupaient dans leurs congrès nationaux et internationaux des dangers de guerre que l’Impérialisme faisait surgir, de plus en plus menaçants. À Stuttgart, à Copenhague, à Bâle, les Congrès socialistes internationaux ont tracé la voie que devait suivre le prolétariat.

Mais, Partis socialistes et organisations ouvrières de certains pays, tout en ayant contribué à l’élaboration de ces décisions, ont méconnu, dès le commencement de la guerre, les obligations qu’elles leur imposaient. Leurs représentants ont entraîné les travailleurs à abandonner la lutte de classe, seul moyen efficace de l’émancipation prolétarienne. Ils ont accordé aux classes dirigeantes les crédits de guerre ; ils se sont mis au service des gouvernements pour les besognes diverses ; ils ont essayé, par leur presse et par des émissaires, de gagner les Neutres à la politique gouvernementale de leurs pays respectifs ; ils ont fourni aux gouvernements des ministres socialistes comme otages de l’« Union sacrée ». Par cela même, ils ont accepté, devant la classe ouvrière, de partager avec les classes dirigeantes les responsabilités actuelles et futures de cette guerre, de ses buts et de ses méthodes. Et de même que chaque Parti, séparément, manquait à sa tâche, le représentant le plus haut des organisations socialistes de tous les pays, le Bureau socialiste international manquait à la sienne.

C’est à cause de ces faits que la classe ouvrière, qui n’avait pas cédé à l’affolement général ou qui avait su, depuis, s’en libérer, n’a pas encore trouvé, dans la seconde année de carnage des peuples, les moyens d’entreprendre dans tous les pays, une lutte active et simultanée pour la paix.

Dans cette situation intolérable, nous, représentants des Partis Socialistes, des syndicats, ou de minorités de ces organisations, Allemands, Français, Italiens, Russes, Polonais, Lettons, Roumains, Bulgares, Suédois, Norvégiens, Hollandais et Suisses, nous qui ne nous plaçons pas sur le terrain de la solidarité nationale avec nos exploiteurs, mais qui sommes restés fidèles à la solidarité internationale du prolétariat et à la lutte de classe, nous nous sommes réunis pour renouer les liens brisés des relations internationales, pour appeler la classe ouvrière à reprendre conscience d’elle-même et l’entraîner dans la lutte pour la paix.

Cette lutte est la lutte pour la liberté, pour la fraternité des peuples, pour le Socialisme. Il faut entreprendre cette lutte pour la paix, pour la paix sans annexions ni indemnités de guerre. Mais une telle paix n’est possible qu’à condition de condamner toute pensée de violation des droits et des libertés des peuples. Elle ne doit conduire ni à l’occupation de pays entiers, ni à des annexions partielles. Pas d’annexions, ni avouées ni masquées, pas plus qu’un assujettissement économique qui, en raison de la perte d’autonomie politique qu’il entraîne, devient encore plus intolérable. Le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes doit être le fondement inébranlable dans l’ordre des rapports de nation à nation.

Prolétaires ![modifier le wikicode]

Depuis que la guerre est déchaînée, vous avez mis toutes vos forces, tout votre courage, toute votre endurance au service des classes possédantes, pour vous entretuer les uns les autres. Aujourd’hui, il faut, restant sur le terrain de la lutte de classe irréductible, agir pour votre propre cause, pour le but sacré du Socialisme, pour l’émancipation des peuples opprimés et des classes asservies.

C’est le devoir et la tâche des socialistes des pays belligérants d’entreprendre cette lutte avec toute leur énergie. C’est le devoir et la tâche des socialistes des pays neutres d’aider leurs frères, par tous les moyens, dans cette lutte contre la barbarie sanguinaire.

Jamais, dans l’histoire du monde, il n’y eut tâche plus urgente, plus élevée, plus noble ; son accomplissement doit être notre œuvre commune. Aucun sacrifice n’est trop grand, aucun fardeau n’est trop lourd pour atteindre ce but : le rétablissement de la paix entre les peuples.

Ouvriers et ouvrières, mères et pères, veuves et orphelins, blessés et mutilés, à vous tous qui souffrez de la guerre et par la guerre, nous vous crions : Par-dessus les frontières, par-dessus les champs de bataille, par-dessus les campagnes et les villes dévastées :

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Zimmerwald (Suisse), septembre 1915.

Conclusions[modifier le wikicode]

À l’occasion d’une conférence préliminaire, un groupe adhérent à la position prise par Sozial-demokrat — « L’Opposition polonaise » — formula sa position de la manière suivante : juger les partis socialistes officiels ; formuler les principes de la lutte révolutionnaire de classe et réunir à l’aile gauche ceux qui pensent de même. La question de la lutte des masses en faveur de la paix n’était même pas mentionnée. Lénine, dans son discours, de loin le plus important et prononcé justement à cette conférence préliminaire, démontra que le slogan de la lutte pour la paix était dépourvu de toute signification révolutionnaire.

Axelrod prit la position diamétralement opposée. Dans une de nos assemblées officielles, quand vint la question du vote, Axelrod démontra que deux tendances fondamentales se combattaient devant nous ; l’une d’entre elles voulait user de la Conférence en la joignant à une plate-forme de tactique révolutionnaire en tant que pierre angulaire de la construction de la IIIe Internationale ; la seconde tendance voulait, en s’appuyant sur tous les éléments socialistes, se comporter négativement envers la guerre, entamer la campagne en faveur de la paix, en estimant que cette voie conduirait, mieux que tout autre moyen, à la renaissance de l’Internationale.

Le représentant de Naché Slovo démontra, au contraire de ce qui vient d’être dit, qu’en plus des deux tendances citées, il en existant une troisième qui attribuait une grande signification à la campagne pour la paix, car c’est seulement grâce à ce slogan, que peut se faire la mobilisation des masses ; mais elle veut, également, user de la propagande pour la paix, afin de lancer la tactique révolutionnaire de classe, définir son comportement irréconciliable envers l’orientation social-nationaliste et faire de cette Conférence une contribution à l’établissement de la IIIe Internationale.

La rédaction de Sozial-demokrat présenta des projets pour deux résolutions : une d’ordre tactique et un appel aux masses.

La résolution tactique caractérisait la guerre comme étant impérialiste, condamnait le social-nationalisme et l’attentisme du « Centre » (Kautsky et autres), rejetait toutes les formes de la « paix civile », plaçait la lutte pour la paix au rang des problèmes internationaux, exigeait la rupture avec le légalisme et l’exploitation de la situation créée par la guerre, ainsi que de ses conséquences. Cette résolution présentait un pas important en avant vers un internationalisme social-révolutionnaire actif. Elle ne rappelait pas que « la défaite de la Russie est le moindre mal » (on peut se représenter l’accueil qu’aurait fait l’opposition allemande à cette thèse nationale russe !), elle n’érigeait pas en principe la rupture entre les organisations ouvrières ; elle reconnaissait enfin la signification révolutionnaire de la lutte des classes.

Dans ces préliminaires du projet de résolution, existe tout ce qui sépare la position de Sozial-demokrat et de Naché Slovo… Il ne restait plus au représentant de ce journal qu’à annoncer son adhésion aux thèses fondamentales de la résolution et à proposer de la transmettre à la commission aux fins de meilleure rédaction. Malheureusement, cette résolution ne recueillit pas la majorité. En faveur de la transmission à la commission, on obtint seulement treize signatures.

La majorité des participants, placés devant des problèmes d’ordre négatif : contre la guerre, contre le bloc nationaliste, ne se rendait pas bien compte des problèmes positifs révolutionnaires que l’époque actuelle soumet aux prolétaires socialistes. Autrement dit : si tous se trouvaient d’accord pour combattre l’asservissement de la classe ouvrière au pouvoir bourgeois, la majorité n’était pas prête pour mettre à l’ordre du jour la lutte révolutionnaire comme conquête du pouvoir par le prolétariat.

Ce n’était pas un hasard. L’insignifiante résistance des masses a coupé les ailes à la pensée révolutionnaire. Aucun pessimisme en cette constatation, au contraire, tous les internationalistes — sur la base du déroulement objectif des faits — sont convaincus que, tôt ou tard, ce sera la triomphe du socialisme révolutionnaire. Mais le porteur du socialisme révolutionnaire, le prolétariat, ne se présente pas suffisamment préparé. « Nous avons assemblé autour de nous quatre millions et demi de votants, disait un des internationalistes de gauche allemands. La guerre a dévoilé que seule une petite avant-garde s’est nourrie aux idées d’un socialisme instructif. Avant de passer à la question pratique d’une révolution sociale, il est indispensable d’y préparer le prolétariat… » Poser ainsi ma question n’est pas historique ; la « préparation » à l’action révolutionnaire devrait se faire par la propagande socialiste ! Si le travail accompli pendant deux générations de travailleurs n’a pas « préparé » le prolétariat à la révolution sociale, où est l’espoir que nos efforts puissent se révéler « payants » à la troisième génération ? Ce serait digne d’un maître d’école, mais non d’un parti historique de confier toutes ses espérances au changement et à l’amélioration d’un système de propagande. Il est clair que le centre de gravité réside dans le caractère de l’époque historique. S’il est vrai que l’époque tumultueuse, à laquelle la guerre nous a conduits, doit découvrir l’énergie révolutionnaire du prolétariat, il faut se rendre compte du nouveau danger qui se dresse devant le Socialisme. Frappée par un cruel désenchantement au début de la guerre, voyant réduits au minimum ses calculs et son attente politique, l’aile gauche de la Social-démocratie internationale, dans la crainte de s’élancer en avant, peut désespérément rester en arrière des masses devenues révolutionnaires par la guerre.

Préparer le prolétariat à la révolution sociale et s’y préparer soi-même signifie que les sociaux-démocrates révolutionnaires doivent prendre l’initiative d’opposer effectivement l’avant-garde prolétarienne à la bourgeoisie impérialiste.

Le devoir de l’aile gauche révolutionnaire-marxiste des internationalistes est d’engager la propagande future sur la voie social-révolutionnaire et d’employer les méthodes de la lutte internationale du prolétariat.

Des estimations, travaux et discussion se dégagea — à son échelle européenne — le tableau du naufrage de l’Internationale, de la capitulation de partis si puissants et organisés et de la banqueroute idéologique et morale des chefs qui ne conservaient leurs postes que la force d’inertie. L’abaissement que la guerre a fait subir au socialisme est encore ressenti par les observateurs directs et les participants. Malgré toute l’indignation et la colère, on ne discernait aucun pessimisme. Tous ressentaient que la catastrophe n’avait fait que dévoiler les conceptions, les méthodes et la mentalité d’un système qui se survivait. Le mouvement le plus révolutionnaire en ses buts s’était pétrifié et « sclérosé » dans son immobilisme. Toute une génération de guides avait vieilli, répétant les mêmes formules. Déjà, avant la guerre, ces chefs étaient entièrement « vidés ». La catastrophe n’avait fait que dévoiler cet état de choses.

Si l’Histoire s’est souvent servie des convulsions de la guerre pour mettre à jour la pourriture des gouvernements et la nullité des dirigeants, la guerre servait, cette fois-ci, à découvrir la pourriture du Socialisme, à soumettre ses cadres à une épreuve meurtrière et à nettoyer le chemin pour de nouvelles méthodes et de nouvelles idées.

Il faut le dire, dès le début, nous n’avions pas devant nous des « éléments nouveaux » adoptant des méthodes nouvelles et répondant aux nouvelles exigences de l’époque et de la tempête. La majorité des participants se composait de vieux militants, issus des cadres de la IIe Internationale. Ces éléments, grâce à des circonstances personnelles, avaient gardé en eux la conscience révolutionnaire et su, dans la catastrophe, se maintenir sur le terrain de la lutte internationale des classes. Mais leur éducation politique les prédisposait plus à combattre le social-nationalisme qu’à admettre de nouvelles méthodes de combat social et révolutionnaire. La nouvelle Internationale a besoin de ces témoins des anciennes épreuves, indomptables devant le pouvoir. Mais par-dessus tout, il lui faut trouver de nouveaux adhérents dans la personne des représentants de la jeune génération, qui a rejeté ses ultimes illusions patriotiques sur le champ de bataille, qui se heurtera à la société bourgeoise en des conflits sociaux où les deux camps, ayant passé par l’école de la guerre, ne reculeront pas devant la perspective de mesurer leurs forces. C’est dans ce cas que nous sommes en droit de dire : la IIIe Internationale est devant nous !

La Conférence ! Ce n’est qu’un épisode dans ce gigantesque remue-ménage de l’Histoire, qui a mis la bourgeoisie en perte d’équilibre et a posé brutalement au prolétariat la question fondamentale du développement socialiste : l’Impérialisme, la Guerre et l’Esclavage sanglant… ou la Révolution sociale ? Mais c’est en même temps un épisode immense et plein de signification. Et au stade atteint actuellement par le mouvement, c’est l’événement historique le plus important.

Pour celui qui a suivi attentivement l’Internationale pendant la guerre, il y a relativement peu de faits nouveaux. Mais en rassemblant tous les faits épars, on ne manque pas d’être frappé par deux impressions : la dimension énorme de ce qu’il y avait de faux et de mort intellectuellement dans l’œuvre immense de la IIe Internationale, et l’immensité de l’héritage révolutionnaire qu’elle a légué aux masses laborieuses. En vérité, il y a de quoi bâtir ! La IIIe Internationale n’aura pas à repartir de zéro !

(Naché Slovo, 3-6 octobre 1915.)

Echos de Zimmerwald[modifier le wikicode]

Réponse à Axelrod[modifier le wikicode]

Axelrod apporte deux corrections secondaires, mais tout de même dignes d’intérêt, à mon commentaire fait de mémoire. Il semblerait qu’Axelrod n’ait pas opposé les « défaitistes » au reste des internationalistes et il n’a pas affirmé, mais exprimé sous forme d’espoir la reconnaissance par la majorité de la social-démocratie russe du slogan de l’Assemblée constituante en vue de liquider la guerre. Les circonstances, dans lesquelles Axelrod a fait son exposé, expliquent pleinement la possibilité de malentendus involontaires, et je suis tout prêt à admettre les corrections. Plus volontiers encore j’aurais admis celle concernant le groupe Nacha Zaria. Mais hélas ! sur ce point, Axelrod ne corrige pas mon exposé, au contraire, il confirme les craintes que j’ai exprimées. « Si nous avons bien compris, écrivais-je, le camp internationaliste, tel que le conçoit Axelrod, comprend aussi le groupe Nacha Zaria. » Et Axelrod répond ainsi : « S’il est intéressant pour Trotsky de savoir où doit se placer le groupe Nacha Zaria, je dois dire que je n’inclus pas ce groupe dans le camp internationaliste, dans le sens qu’il indique. »

Il ne m’est pas seulement intéressant de savoir, cela m’est indispensable. Et je ne suis pas le seul. Tous doivent savoir. Non seulement parce que la question des rapports envers le groupe politique est importante, mais aussi, avant tout, parce que l’appartenance du groupe Nacha Zaria à tel ou tel camp définit le contenu de ce que nous mettons dans notre conception de l’Internationalisme. Dans l’époque critique que nous vivons actuellement, quand on nie, attaque et élève des doutes sur la valeur du Socialisme, le manque de fermeté et le vague en politique sont inadmissibles, car ils sont la marque, bien que masquée, de la pire forme de capitulation devant l’ennemi.

De concert avec nos amis français, nous pensons que la politique actuelle du Socialisme français est mortellement hostile aux intérêts du prolétariat. Le groupe Nacha Zaria, au contraire, juge cette politique parfaitement conforme aux intérêts de la démocratie et du Socialisme. Comment pouvons-nous appartenir en même temps que ce groupe au même camp idéologique ?

Le groupe Nacha Zaria, en définissant la guerre comme « défensive » ou « libératrice » du côté de l’Entente, en arrive en Russie à la politique de « non-résistance ». Il insiste, il est vrai, sur la nécessité de continuer la lutte contre le Tsarisme. Mais une lutte basée sur la « non-résistance » ne peut être que fictive ou alors une lutte supposée basée sur une capitulation de fait. Comment pourrions-nous inclure dans notre camp un groupe dont la position de principe le conduit à refuser la lutte révolutionnaire contre le Tsarisme ?

La politique de soutien à la guerre suppose l’approbation des crédits militaires. La politique de « non-résistance » conduit à l’abstention. C’est ainsi que se conduisit Mankov, et notre rédaction, unanimement, interpréta son comportement comme la seule conclusion possible, étant donné la position de Nacha Zaria. Mais la fraction « Cadet » exclut Mankov et, de nouveau, notre rédaction interpréta cette mesure comme la seule conclusion logique, étant donné la position internationaliste. Comment pourrions-nous incorporer Nacha Zaria dans notre camp, du moment que les conséquences politiques de sa position amènent à l’exclusion de députés hors de la fraction « Cadet » ?

Après tout ce qui vient d’être dit, il reste absolument incompréhensible de quelle façon Axelrod puisse estimer que « la nécessité d’analyse » de mon commentaire sur son exposé est superflue. C’est justement le contraire. Mon unique commentaire, résumé en une phrase, s’appuyait non pas sur des faits « mythiques », mais malheureusement sur celui trop réel de l’incorporation faite par Axelrod du groupe Nacha Zaria au camp internationaliste. « Il est clair, écrivais-je, que le slogan de l’Assemblée constituante ne peut jouer qu’un rôle : celui de couvrir la contradiction irréconciliable par rapport à la guerre des tactiques qui en découlent. » Il me reste la consolation que mes erreurs sur des points secondaires ne rendent que plus claire la justesse de mes vues sur la question principale.

Les Autrichiens à Zimmerwald[modifier le wikicode]

Un camarade, spécialiste des questions autrichiennes, écrit au sujet de mon commentaire sur la Conférence :

« Votre jugement sur les Autrichiens est profondément injuste en ce qui concerne l’opposition autrichienne qui travaille dans des conditions qui ne peuvent se comparer aux nôtres. Plus encore. Personne n’a essayé de l’amener à la Conférence… Dans un futur proche, vous vous convaincrez qu’il y a là-bas des camarades qui possèdent le droit non seulement moral, mais formel, de participer aux futures Conférences au nom du Socialisme révolutionnaire. »

Il n’était pas dans mes intentions de jeter la pierre aux camarades autrichiens qui luttent avec l’esprit du Socialisme révolutionnaire. Je voulais simplement constater la faiblesse particulière de l’aile gauche de ce parti et le rôle regrettable que les représentants les plus en vue ont joué en pratiquant l’opportunisme et le nationalisme. Les questions tactiques et les contradictions idéologiques ne peuvent se résoudre que par le combat courageux des opinions. Mon correspondant le sait aussi bien que moi. Si, réellement, personne n’a pris la peine de convoquer les internationalistes autrichiens, c’est extrêmement regrettable. Mais ceci ne se serait pas produit, si l’opposition autrichienne avait été plus énergique ; elle aurait dû entrer en contact avec l’opposition allemande et ne pas ignorer que la Conférence se préparait. Que le prolétariat autrichien relève la tête, je n’en doute pas, et je souhaite avec l’auteur de la lettre que je viens de citer, qu’à la prochaine Conférence, le prolétariat révolutionnaire autrichien déléguera ses plus dignes représentants.

Les extrémistes hollandais[modifier le wikicode]

L’organisation des extrémistes hollandais, radicaux déclarés — ils s’appellent « Tribunistes » —, a décidé brusquement de ne pas s’associer au manifeste de la Conférence de Zimmerwald. Pourquoi ? Le manifeste est le fruit d’un compromis, n’engage pas à l’action et inclut le droit à l’autodétermination, ce qui pourrait donner aux masses l’illusion que l’auto-détermination nationale se baserait sur la société capitaliste.

Dans cette argumentation, des critiques parfaitement justes sont mêlées à une assurance bornée de « politique de clocher » et le tout se caractérise par une carence de proportions et de perspectives politiques[8].

Un des leaders des « tribunistes » est Monsieur Pannekoek. Nous lisons dans Kommunist un de ses articles qui respire le scepticisme révolutionnaire. Mais le scepticisme, comme nous l’avons déjà rappelé, fait bon ménage avec « l’intransigeance », plus encore : ils se complètent à merveille. Le sceptique juge que le monde, à part son petit cercle, ne peut être que mauvais ; ceci ne peut que renforcer son scepticisme et le pousser inévitablement à se retrancher de ce monde contaminé. Nous rencontrons la plus pure culture de l’extrémisme formel en Hollande, un pays qui n’est pas en guerre et qui ne peut être considéré comme un foyer de révolution sociale : il suffit d’ajouter que les « tribunistes » n’ont jamais pu réunir plus de cinq cents membres.

(Naché Slovo, 27-31 octobre 1915.)

  1. Carnet de notes : voir mes articles dans Naché Slovo.
  2. La délégation française : Un des délégués, Bourderon, était, il est vrai, un vieux membre du Parti socialiste, mais, à la Conférence, il représentait, non le parti, mais les organisations syndicales.
  3. Dumoulin et Merrheim, par la suite, se repentirent et retournèrent chez Jouhaux et Cie.
  4. Maintenant, quelques années après les événements décrits, il nous faut parler, même en deux mots, du destin de Grimm. Son radicalisme contenait trop de sentiments « philistins » de petit-bourgeois suisse, ce qui était visible pour un observateur attentif. L’influence des correspondants et collaborateurs internationaux rendait le journal plus radical que le rédacteur en chef. Après Zimmerwald, Grimm penchait de plus en plus à droite. En 1917, il tenta de se mêler à la politique internationale — dans l’intérêt de la révolution russe — à l’aide de méthodes souterraines, de pure diplomatie. Là, il échoua. La presse bourgeoise de tous les pays de l’Entente le traita — après son expulsion de Russie par le gouvernement Kérensky — d’agent de l’Allemagne. C’était, cela va de soi, une calomnie. Grimm tomba victime de sa suffisance « philistine » qui le conduisit à vouloir sauver la Révolution par des méthodes qui sont contraires à l’essence même de la révolution. Même quand le communisme se manifesta en Suisse, Grimm assura sa réputation de social-démocrate « modéré » et « de bon conseil ».
    En ce qui regarde Morgari, il resta en dehors de l’Internationale communiste.
  5. Ledebour, encore maintenant, un des leaders du Parti « indépendant ». Hoffmann, après la scission d’avec les « indépendants », s’inscrivit au Parti communiste. Mais, ensuite avec Lévy, rompit avec le parti et se tourna de nouveau vers les « Indépendants ».
  6. Délégués français et italiens : les groupements, comme il est mentionné rapidement ici, se défirent et se simplifièrent. Ceux qui occupaient une position centrale, « non centriste », glissèrent vers l’extrême-gauche. La Droite zimmerwaldienne prit place dans le Centre de Kautsky, entre le communisme et le social-patriotisme.
  7. Nous donnons le texte officiel français tel qu’il a été publié par Rosmer dans son livre Le Mouvement ouvrier pendant la guerre (t. I, pp. 379-382).
  8. Extrémistes hollandais : nous avons connu la position prise par les extrémistes hollandais par les déclarations de Lichtstrahlen, et nous craignons qu’il n’ait été omis de signaler le caractère « anti-révolutionnaire », « pacifiste », du slogan de la lutte pour la paix.