Extinction de l'État

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Le dépérissement de l'État est, dans une perspective communiste révolutionnaire, la disparition de l'État dans la société communiste sans classe sociale, après une révolution socialiste victorieuse.

1 Généralités[modifier | modifier le wikicode]

De nombreux militants révolutionnaires inscrivent aujourd'hui leur lutte dans la perspective de la fin de l'État, entrevoyant une société libérée de toute domination et en particulier de la violence étatique. Mais les descriptions des chemins à suivre pour parvenir à cette fin de l'État sont différentes, entre par exemple les anarchistes qui revendiquent l'abolition de l'État, de façon un peu métaphysique, et les marxistes qui parlent plutôt d'extinction de l'État dans la phase supérieure du communisme.

2 Perspective marxiste classique[modifier | modifier le wikicode]

2.1 Fondement matérialiste[modifier | modifier le wikicode]

Sous l'angle du matérialisme historique, les marxistes analysent l'État comme un instrument de gestion des intérêts de la classe dominante, et en particulier de la violence publique nécessaire pour maintenir un système basé sur la domination. L'État bourgeois actuel n'échappe pas à la règle, et bien qu'il puisse parfois prendre des formes particulièrement libérales, ses institutions pérennisent le capitalisme, et il sera en travers de tout mouvement socialiste révolutionnaire.

Mais si une révolution socialiste voit le jour et que les classes sont supprimées, le formidable niveau des forces productives actuelles, géré par la population pour la population, permettra une abondance qui relèguera à la préhistoire toute lutte pour la survie, et ouvrira la voie à une ère de civilisation fraternelle. Dans ces conditions, il n'y a aucun besoin d'un État au dessus de la société, et celui-ci disparaît de lui-même.

Une des premières évocations de cette idée par Marx se trouve dans Misère de la philosophie (1846) :

« la classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit. »

Engels développait encore cette idée dans l'Anti-Dühring :

« Le premier acte dans lequel l'État apparaît réellement comme représentant de toute la société, - la prise de possession des moyens de production au nom de la société, - est en même temps son dernier acte propre en tant qu'État. D'un domaine à l'autre, l'intervention d'un pouvoir d'État dans les rapports sociaux devient superflue et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction des opérations de production. L'État n'est pas aboli, il s'éteint »[1] « La société, qui réorganisera la production sur la base d'une association libre et égalitaire des producteurs reléguera toute la machine de l'État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze »[2]

Ou encore, dit par Marx : « Le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes une fois atteinte, le pouvoir d’État (...) disparaît, et les fonctions gouvernementales se transforment en simples fonctions administratives »[3]

Cette analyse appuyée sur les contradictions et les possibilités réelles est au cœur du marxisme, car elle en fait non pas une utopie mais le progrès à portée de main. Ainsi l'opposition à l'État n'est pas seulement justifiée par la morale (l'État est mauvais, il réprime, etc...) mais parce qu'il est en travers du mouvement ouvrier. Et l'État n'est pas "aboli" par décret révolutionnaire, mais s'éteint de lui-même.

2.2 Dictature du prolétariat et communisme[modifier | modifier le wikicode]

Présentée de cette façon, cette analyse représente l'évolution de la forme de l'État sur une échelle de temps étendue. En pratique, le moment révolutionnaire, qui est le théâtre d'une lutte de classe extrême entre la bourgeoisie et le prolétariat mondial, donne une forme transitoire d'État : la "dictature du prolétariat". Ce nouvel État ouvrier est l'organisation que se donnent les travailleurs pour mater toute contre-révolution capitaliste et orienter l'économie vers le socialisme.

La Deuxième internationale (1889-1914) avait très peu évoqué cette question de l'Etat, et avait fini par simplement considérer que le marxisme consistait à ce que le parti ouvrier devienne majoritaire dans les institutions de la démocratie bourgeoise. A la veille de la révolution d'Octobre 1917, Lénine réaffirme dans L'État et la révolution la nécessité d'une rupture révolutionnaire contre l'État bourgeois, pour instaurer un État ouvrier d'une nouvelle nature. Il s'appuie sur les soviets et sur la Commune de Paris pour décrire cet État d'un type différent, qu'il appelle « Etat-commune » pour parler de sa forme auto-organisée, et qu'il qualifie de « demi-État » commençant immédiatement à dépérir.

Cependant, dans la pratique, le jeune État soviétique s'est sans cesse renforcé au lieu de dépérir. Au cours de la guerre civile, l'Armée rouge a été mise sur pied pour sa défense, et le rôle de l'État central s'est fortement accru avec l'étatisation économique du « communisme de guerre ». Trotski a explicitement légitimé cette excroissance de l'État pendant la dictature du prolétariat, censée être une étape avant son extinction :

« Le fait est que sous le socialisme il n'y aura plus d'appareil de coercition, plus d'Etat : l'État se dissoudra entièrement dans la commune de production et de consommation. La voie du socialisme n'en passe pas moins par l'intensification maximale du rôle de l'Etat. Et c'est justement cette période que nous traversons avec vous. De même que la lampe, avant de s'éteindre, brille d'une flamme plus vive, l'Etat, avant de disparaître, prend la forme de la dictature du prolétariat, c'est-à-dire de l'État le plus impitoyable, qui s'empare impérieusement de la vie des citoyens de tous côtés. »[4]

Malheureusement la révolution n'a finalement pas été victorieuse car contenue en Russie malgré la vague révolutionnaire qui a suivi la Première guerre mondiale, et l'URSS a rapidement vu se développer une dictature bureaucratique. Trotski qualifiait l'État qui a en résulté d'État ouvrier dégénéré, tandis que d'autres ont développé d'autres analyses (collectivisme bureaucratique, capitalisme d'État...).

Jusqu'en 1928, même Staline reconnaissait encore que l'URSS n'était pas socialiste au sens strict :

« Nous disons souvent que notre République est une République socialiste. Est-ce que cela signifie que nous avons déjà réalisé le socialisme, éliminé les classes et l'État, parce que la réalisation du socialisme signifie le dépérissement de l'État ? Ou est-ce que cela signifie que les classes, l'État, etc. survivront sous le socialisme ? il est évident que ça ne signifie pas cela. »[5]

3 Débats et questionnements marxistes[modifier | modifier le wikicode]

La question du dépérissement de l'État soulève naturellement des interrogations, étant donné la difficulté à la concevoir.

Pour certains[6], Marx entendait seulement par là la fin de « l'État politique », de « l'État de classe », en tant qu'entité de domination de la société. Donc il ne faudrait pas se figurer la perspective de l'extinction de l'État comme une disparition de tout pouvoir public et de toute institution, mais comme une disparition de la coupure anti-démocratique entre société et Etat.

Plusieurs formulations de Marx semblent en effet aller dans ce sens. Notamment lorsqu'il dit :

« Dès lors, la question se pose : quelle transformation subira l'État dans une société communiste ? Autrement dit quelles fonctions sociales s'y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l'Etat ? Seule la science peut répondre à cette question »[7]

4 Les sources d'inspiration de Marx et Engels[modifier | modifier le wikicode]

Marx et Engels ont été marqués par la vision de Saint-Simon, selon laquelle la société pourrait être organisée d'une façon rationelle, ne laissant donc plus de raison de conflits sociaux. C'est notamment de Saint-Simon que provient l'idée de la transformation de l'État en une simple administration de la production.

Chez le philosophe allemand Fichte, qui a précédé Marx, se trouve aussi l'idée de dépassement de l'Etat :

« Seul est véritable et légitime l'État qui est capable de résoudre la contradiction [entre contrainte et liberté]. Le moyen lui en est fourni par l'éducation de tous a l'intelligence du droit. Ce n'est que s'il remplit cette condition que l’État de contrainte a lui-même le droit d'exister. Il prépare alors son propre dépassement (Aufhebung). »

« L'Etat, comme toutes les institutions humaines qui ne sont que des moyens, vise sa propre négation : c'est le but de tout gouvernement de rendre le gouvernement superflu. Pour l'instant ce moment n'est assurément pas encore arrivé — et je ne sais pas combien de myriades d'années ou de myriades de myriades d'années peuvent se passer jusqu'à ce moment-là — et il ne s'agit pas, ici, d'une façon générale, d'appliquer cela dans la vie, mais de justifier une proposition spéculative ; ce moment n'est pas encore arrivé; mais il est sûr que, sur le chemin de l'humanité prescrit a priori, se trouve un tel moment où tous les liens étatiques seront superflus. C'est le moment où, au lieu de la force et de la ruse, ce sera la seule raison qui sera universellement reconnue comme arbitre suprême. » (Fichte, Destination du savant)

5 Débats et questionnements anarchistes[modifier | modifier le wikicode]

Au sein même du courant anarchiste, certains se sont éloignés de la vision d'une abolition subite de l'État. Par exemple en 1936 l'anarchiste néerlandais Christiaan Cornelissen écrivait un article intitulé « Le communisme libertaire et le régime de transition » dans lequel il soutenait qu'une période de transition serait nécessaire, et que : « La société communiste libertaire aura donc son gouvernement comme tout autre société. » Ce genre de théorisation eut une influence sur d'autres anarchistes dans le monde, y compris sur les dirigeants de la CNT espagnole.

6 Utopies petite-bourgeoises[modifier | modifier le wikicode]

D'autres penseurs ou courants ont soutenu la notion d'extinction de l'État, mais avec une vision nettement différente de celle des marxistes.

Par exemple, le sociologue et économiste allemand Franz Oppenheimer admettait que l'État est un garant de l'ordre capitaliste, mais défendait un illusoire retour à une petite paysannerie et une petite-bourgeoisie.

Détruisez « la propriété par la force » de la terre (« colonisation intérieure »), et alors une « forte paysannerie » émergera, l’armée des sans emploi disparaîtra, et le profit des capitalistes déclinera jusqu’à rendre inutile la poursuite de leurs activités. Le travail à louer disparaîtra, et par une voie parfaitement indolore la société se transformera en une société de citoyens libres, commerçant pacifiquement entre eux et vendant toute chose « en accord avec la justice ». L’État dépérira, laissant la place à une « libre citoyenneté » (« Freibürgerschaft »). Tel est le « socialisme libéral » d’Oppenheimer.[8]

La perspective de Proudhon est assez similaire. Il pensait aussi que l'anarchie était un "ordre naturel" (fondé sur la petite propriété) contrarié par l'État (qui favorise les puissants). Sa pratique politique était opposée à la violence, et ne ressemblait pas à celle de beaucoup d'anarchistes qui prônent "l'abolition de l'État".

7 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

  1. Friedrich Engels, Anti-Dühring, 1878
  2. Friedrich Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, 1884
  3. Karl Marx, Les prétendues scissions dans l'Internationale, 1872
  4. Léon Trotski, Terrorisme et communisme, 1920
  5. J. V. Staline, « Lettre à Kouchtyssev », du 28 décembre 1928, dans Werke, t. 11, p. 278
  6. Henri Maler, Communisme sans État ou démocratie sans domination ? Retour critique sur le dépérissement de l’État, 13 mai 2016
  7. Karl Marx, Gloses marginales au programme du Parti Ouvrier allemand, 1875
  8. N. Boukharine, Contribution à une théorie de l'État impérialiste, 1916