Travail domestique

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CapitalismeTravailDomestique.jpg

Le travail domestique effectué au sein du foyer (majoritairement par les femmes) n'a pas de valeur d'échange, et donc pas de survaleur au sens capitaliste. Il existe néanmoins clairement un travail. La nature de ce travail fait débat.

1 Historique des débats[modifier | modifier le wikicode]

1.1 Origines[modifier | modifier le wikicode]

Dans Le programme socialiste (1892), Karl Kautsky, principal théoricien de la social-démocratie allemande (SPD), écrit que « Le travail de la femme ne la décharge pas des travaux du ménage, il augmente son fardeau d’un poids nouveau. » Il ajoute que « les travaux du ménage doivent devenir de plus en plus l’objet d’une profession spéciale, ce qui ne peut manquer de modifier le foyer et la vie de famille. »[1]

L'Internationale communiste parlait de « double oppression : le capitalisme et la dépendance familiale et ménagère »[2] même si elle considérait que l'oppression domestique serait vaincue par le communisme.

Pour certains, le capitalisme a besoin du patriarcat parce qu'il permettrait que les femmes exercent un travail domestique sous-payé. Ce travail n'est pas gratuit, puisqu'il est payé dans le salaire que verse l'employeur pour la reproduction de la force de travail. Mais il est sous-payé car invisibilisé et car c'est souvent l'homme qui "sous-traite" l'essentiel du travail domestique à "sa" femme, tout en conservant l'essentiel du pouvoir de décision sur son salaire.

En 1889, Clara Zetkin défend le travail des femmes comme une émancipation vis-à-vis du mari :

« Libérée de sa dépendance économique vis-à-vis de l'homme, la femme [qui travaille] est passée sous la domination économique du capitaliste. D'esclave de son mari, elle est devenue l'esclave de son employeur. Elle n'avait fait que changer de maître. Elle a toutefois gagné au change : sur le plan économique, elle n'est plus un être inférieur subordonné à son mari, elle est son égale. »[3]

En 1898, Charlotte Perkins Gilman soutient que pour libérer les femmes du travail domestique, il faut professionnaliser celui-ci.[4]

En 1918, la syndicaliste féministe Hélène Brion mettait en avant le fait que le travail des femmes à la maison n'était pas reconnu. Elle pointait le fait que la loi sur les retraites ouvrières (1911) « ne compte le travail ménager comme métier que lorsqu’il est exercé par une mercenaire »[5]. Lénine décrivait la femme comme « une "esclave domestique", confinée dans la chambre à coucher, la chambre des enfants, la cuisine »[6], et il critiquait le fait que beaucoup d'ouvriers même communistes se comportent en maître à la maison :

« Bien peu d'hommes - même parmi le prolétariat - se rendent compte combien d'efforts et de peine ils pourraient épagner aux femmes s'ils donnaient un coup de main dans le "travail des femmes". Mais non, c'est contraire aux "droits et la dignité d'un homme". Ils veulent leur paix et confort. La vie à la maison de la femme est un sacrifice quotidien à mille trivialités. L'ancien droit masculin du maître survit toujours secrètement. [...] Notre travail communiste parmi les femmes, notre travail politique, comporte une grande part de travail d'éducation parmi les hommes. »[7]

Dans ses premières thèses (1921), le Parti communiste français évoquait l'exploitation du travail domestique :

« Habitués à rejeter sur la femme tous les travaux qu'exige la vie familiale, [les citoyens] ont craint, le plus souvent inconsciemment, que la femme émancipée ne soit plus une épouse aussi docile, disons le mot, aussi exploitable. »[8]

En 1921, la communiste Marthe Bigot écrivait :

« La mari consciencieux, qui rapporte intégralement sa paye au logis, est persuadé en toute bonne foi qu'il est le seul à subvenir à la vie de la maisonnée. Il parle de "ses charges". "Ma femme et mes gosses !" Il croit, et cela c'est de la pure essence de mentalité bourgeoise, que l'argent qu'il apporte a en soi une valeur quelconque ! (Vis-à-vis de lui même, son patron a exactement la même appréciation.) Si l'on admet que la véritable valeur dans la société est le travail on peut dire que, dans la famille, le mari et les enfants vivent sur le travail de la femme. »[9]

Madeleine Pelletier, une féministe radicale qui fut toute sa vie dans le militantisme socialiste, libertaire ou communiste, attaquait aussi de front la question du partage des tâches domestiques. Tout en reconnaissant la nécessité d'agir sur les ressorts sociaux (comme la baisse du temps de travail), elle reprochait aux dirigeants du mouvement ouvrier de ne pas vouloir défendre le partage du travail domestique. « Pensez donc, dire aux ouvriers d’aider leur femme à faire le ménage ; mais ce serait un crime de lèse-masculinité ! » Dans un article de 1924, Pelletier s'appuie sur un article de Trotski pour défendre son propos. La rédaction du journal précise qu'elle ne partage pas entièrement ses vues.[10]

1.2 Deuxième vague du féminisme[modifier | modifier le wikicode]

Dans le contexte des années 1960 et de sa forte croissance, de nombreuses femmes entrent sur le marché du travail et une portion significative accède à des études supérieures, ce qui va favoriser la deuxième vague du féminisme et les réflexions féministes.

1.2.1 Domestic labor debate (1966-1983)[modifier | modifier le wikicode]

De nombreuses publications féministes commencent à émerger à la fin des années 1960, cherchant souvent à montrer que l'oppression des femmes est aussi une exploitation bien matérielle, afin de lui donner une légitimité comparable à celle de l'exploitation salariale. Parmi ces causes, le travail domestique revient souvent.[11][12][13][14][15]

Un important débat eut lieu sur le travail domestique dans le marxisme anglo-saxon entre 1966 et 1983, parfois nommé DLD (Domestic labor debate).[16]

1.2.2 Opéraïsme italien (années 1970)[modifier | modifier le wikicode]

Mariarosa Dalla Costa et Sylvia Federici théorisent que le travail domestique n'est pas seulement reproducteur de la force de travail, mais producteur de valeur directement. Elles mènent une campagne pour un salaire domestique, rémunérant le travail domestique.[15]

1.2.3 Christine Delphy[modifier | modifier le wikicode]

Christine Delphy a donné une centralité au travail domestique, notamment pour se distancier de tout naturalisme. Elle s'inspire de la grille d'analyse marxiste, en décrivant par analogie l'oppression des femmes comme une exploitation de la « classe des femmes » par la « classe des hommes », qui serait la base d'un « mode de production domestique », indépendant du capitalisme. Il y aurait donc deux systèmes, le capitalisme et le patriarcat.

Cherchant à combattre la secondarisation de la lutte féministes par les organisations du mouvement ouvrier, elle a au contraire théorisé que pour les femmes, « l'ennemi principal » est le patriarcat.[13] Elle a nommé sa vision le « féminisme matérialiste ».

Elle n'hésite pas à parler d'esclavage (Monique Wittig parlait également de « travail servile »[17]).

« La fourniture gratuite de travail dans le cadre d’une relation globale et personnelle (le mariage), constitue précisément un rapport d’esclavage. »[13]

Christine Delphy a par la suite considéré que le paradigme économiciste était trop fort dans les années 1970, et qu'il imprégnait y compris sa vision. En 1998, elle expliquait que l'exploitation du travail domestique n'était qu'une des sources du patriarcat.[18]

1.2.4 Hégémonie du système dual[modifier | modifier le wikicode]

Au cours des années 1970, c'est l'idée de deux systèmes indépendants, capitalisme et patriarcat, qui s'impose majoritairement, sauf exceptions comme au Canada[19].

A la fois de par le recul du marxisme, et par la progression de la vision duale parmi les féministes des partis marxistes. En France, il y avait par exemple cohabitation du « féminisme matérialiste » de Delphy, et du « féminisme lutte de classe », ce dernier étant minorisé.

1.2.5 Lise Vogel[modifier | modifier le wikicode]

L'autrice marxiste Lise Vogel publie en 1983 un livre intitulé Le marxisme et l'oppression des femmes, vers une théorie unitaire[20]. Elle y défend une vision unitaire, celle d'un capitalisme patriarcal. C'est une des premières théorisations complètes de ce qui est appelé aujourd'hui la théorie de la reproduction sociale. Dans un contexte où la vision duale domine largement, le livre de Vogel passe largement inaperçu au moment de sa publication.

1.3 Période contemporaine[modifier | modifier le wikicode]

La troisième vague du féminisme va relancer les discussions théoriques, notamment autour de l'intersectionnalité, qui pose à nouveau les questions d'articulation entre oppressions. Plusieurs marxistes, notamment dans le milieu universitaire, vont redécouvrir la théorie de la reproduction sociale et s'en revendiquer : Tithi Bhattacharya, Sue Ferguson, Cinzia Arruzza ou Sara Farris.

D'autres auteurs considèrent que le capitalisme peut très bien fonctionner sans que le travail domestique repose essentiellement sur les femmes. Par exemple Christophe Darmangeat[21] ou le groupe DDT21 :

« Des hommes, voire des robots, effectueraient-ils les corvées quotidiennes que le profit du patron n’en serait pas modifié. Le travail domestique féminin n’est pas une structure nécessaire sans laquelle le capitalisme ne saurait exister. »[22]

La féministe marxiste Ellen Meiksins Wood considère également que le capitalisme est « particulièrement indifférent à l’identité sociale des personnes qu’il exploite. »[23]

2 Double journée de travail[modifier | modifier le wikicode]

On parle de « double journée de travail » à propos du cumul du travail domestique avec un travail salarié.[24] L'expression sert ainsi à dénoncer la double charge qui retombe l'immense majorité du temps sur les épaules des femmes, du fait de la répartition patriarcale des tâches.[25]

Outre la question de la division sexuelle du travail, ce phénomène dénoncé par les féministes pose la question de la valorisation du travail domestique et plus généralement de l'opposition entre activités non-marchandes et activités marchandes dans une économie où la valeur monétaire constatée des échanges est un critère supposé représentatif de leur valeur absolue[26].

En 1920, Lénine disait à Clara Zetkin :

« Parmi nos camarades, il y en a beaucoup dont on peut dire malheureusement : “grattez un peu le communiste et vous trouverez le philistin”. Et en est-il une preuve plus évidente que le fait que les hommes regardent tranquillement les femmes s’user à un menu travail monotone, éreintant, qui absorbe leur temps et leurs forces : les soins du ménage […]. Il y a peu de maris, même parmi les prolétaires, qui pensent à alléger sensiblement les peines et les soucis de leur femme ou même à les en débarrasser complètement en les aidant au “travail féminin” »[27]

3 Socialisation des tâches domestiques[modifier | modifier le wikicode]

AfficheSFIC-CGTU-Femmes.jpg

Un des axes de propagande principal des socialistes vis-à-vis de la question féministe a été l'idée de socialiser les tâches domestiques.

Cette socialisation est déjà en partie réalisée sous le capitalisme par des service publics (sous-financés) et des services marchandisés (crèches privées, laveries, restaurants...). Kautsky remarquait une tendance à retirer « aux petits ménages leurs fonctions économiques les unes après les autres en les remplaçant par des institutions générales qui allègent et simplifient les travaux domestiques. »[28]

L'Internationale Communiste évoquait ainsi la libération des femmes de l'esclavage des tâches domestiques par l'accroissement de la socialisation (cantines, crèches...).

Les bolchéviks ont essayé de mettre en place de telles mesures au lendemain de la révolution d'octobre 1917. Ils avaient mis en place une série de droits nouveaux pour les femmes (divorce, avortement...), mais dans leur idée, les femmes n'auraient accès à une liberté réelle que si la socialisation s'étendait jusqu'à dépasser le petit cercle familial dans lesquels elles sont exploitées.

Mais l'état du pays, ruiné et en guerre civile, a été un très mauvais contexte. Très vite, l'institution familiale traditionnelle s'est renforcée au lieu de reculer. L'idéologie stalinienne est venue acter l'abandon des volontés progressistes initiales (interdiction de l'avortement, limitation des divorces...).

4 Notes[modifier | modifier le wikicode]

  1. Karl Kautsky, Le programme socialiste, 1892
  2. III° Congrès de l'Internationale communiste, La propagande parmi les femmes, 1921
  3. Clara Zetkin, La lutte pour la libération des femmes, 1889
  4. Charlotte Perkins Gilman, Women and Economics, 1898
  5. Hélène Brion, Les partis d’avant-garde et le féminisme, La voie féministe, 01/11/1918
  6. Lénine, Une caricature du marxisme et à propos de l’ « économisme impérialiste », 1916
  7. Clara Zetkin, Souvenirs sur Lénine (version anglaise différente), Janvier 1924
  8. Thèses adoptées par le premier congrès de la SFIC, décembre 1921
  9. Marthe Bigot, La servitude des femmes, 1921
  10. Madeleine Pelletier, L’importance des mœurs, L’Ouvrière, 6 octobre 1923
  11. Benston, M. (1969), « The Political Economy of Women’s Liberation », Monthly Review, 21, n° 4. Réédité in Tanner, L. B. (éd.) (1970), Voices from Women’s Liberation, New York, Signet Books.
  12. Isabel Larguia, Contre le travail invisible, Partisans, n° 54-55, 1970
  13. 13,0 13,1 et 13,2 Christine Delphy, L'Ennemi principal, Partisans, n° 54-55, 1970
  14. Patricia Mainardi, « The Politics of Homework » (1970), in Tanner (ed.), Voices From Women’s Liberation, New York, Signet Books
  15. 15,0 et 15,1 Maria Rosa Dalla Costa, Selma James, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale (1973), Genève, Librairie Adversaire.
  16. Diemut Elisabet Bubeck, The Domestic Labour Debate, Care, Gender, and Justice, Oxford, 1995
  17. Monique Wittig, Pour un mouvement de libération des femmes, L’Idiot international, mai 1970
  18. Cf. l'avant-propos dans Christine Delphy, L’ennemi principal, t. 1, Economie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998
  19. David McNally et Sue Ferguson, « Social Reproduction beyond Intersectionality: An Interview », Viewpoint Magazine, 2015
  20. Publié pour la première fois en français aux Éditions sociales en 2022
  21. Christophe Darmangeat, Capitalisme et patriarcat : quelques réflexions, janvier 2014
  22. DDT21, Federici contre Marx, octobre 2015
  23. Ellen Meiksins Wood, Capitalism and Human Emancipation: Race, Gender and Democracy, in The Socialist Feminist Project, Monthly Review Press, 2002
  24. Caroline Helfterdu, « Contrepoint ― De la double à la triple journée », Informations sociales,‎ (lire en ligne)
  25. Pierre Moisset, « Que devient la double journée de travail de la femme après le départ des enfants   », Dialogue, no 153,‎ (lire en ligne)
  26. Ann Chadeau, Annie Fouquet et Claude Thélot, « Peut-on mesurer le travail domestique ? », Économie et statistique, vol. 136,‎ (lire en ligne)
  27. Clara Zetkin, Lenin on the Women’s Question, From My Memorandum Book
  28. Karl Kautsky, The Labour Revolution, June 1922