Mouvement ouvrier et socialisme en Allemagne

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Affiche pour le Congrès de Stuttgart de l'Internationale ouvrière (1907)

L'Allemagne a une place importante dans l'histoire du mouvement ouvrier et du socialisme. En effet, elle a été le premier pays dans lequel a émergé un mouvement ouvrier organisé à une échelle de masse et lié à un parti (SPD) qui fut longtemps le plus puissant du pays, et le centre dirigeant de la social-démocratie internationale.

1 Origines[modifier | modifier le wikicode]

1.1 Aufklärung[modifier | modifier le wikicode]

On peut trouver les prémisses du socialisme dans la pensée des Lumières en Allemagne (Aufklärung) qui sur le plan politique a donné naissance au libéralisme, mais aussi à des protestations égalitaristes contre l’ordre établi.

La misère des classes laborieuses, artisans et paysans, se traduisait à la fin du 18e siècle par des révoltes brutales, et plusieurs intellectuels s'en sont préoccupés. Mais la bourgeoisie est encore très prise dans le système corporatif et continue à penser de façon hiérarchisée et soumise.

Certains, marqués par Rousseau et le Sturm und Drang, ont dénoncé l'inhumanité de la condition des pauvres. Un écrivain comme Christian Gotthilf Salzmann parle de l'oppression du machinisme qui s'ajoute, pour les pauvres, à l’oppression féodale. Il souligne que ce sont les circonstances sociales qui pervertissent l’individu, naturellement bon, qu’il faut se battre contre un « système contre nature » et donner la possibilité à chaque paysan et artisan de jouir intégralement des fruits de son travail.

Souvent, après l'impact de 1789, le ton deviendra plus radical : certains « jacobins » allemands veulent à la fois une démocratisation radicale des institutions et une intervention de l’État en faveur des classes déshéritées (Georg Friedrich Rebmann, Karl Friedrich Bahrdt, Ignác Martinovics...). August von Einsiedel, dans ses Idées, popularise l'idéal montagnard d'une société de petits producteurs. Babeuf est connu en Allemagne par les revues de Reichardt et d’Archenholtz.

1.2 Utopies sociales[modifier | modifier le wikicode]

La rédaction d’utopies était alors courante en Allemagne, mais deux se démarquent, toutes deux écrites en 1792 :

Fröhlich souligne que les attitudes morales doivent être établies selon « les temps et les circonstances ». Son œuvre est parsemée de réflexions sur la paysannerie de son temps. Quant à Ziegenhagen, c’est l’étendue de la misère dans les quartiers ouvriers de Hambourg qui attire son attention.

Les deux auteurs se déclarent pour la fin de la propriété privée, qui est pour eux la source de tous les maux, et pour une propriété communautaire. Marqués par le moralisme de Mably et de Morelly, mais plus encore par l’Aufklärung, et en particulier le Miroir doré de Wieland, ils pensent que la liberté économique est en étroite relation avec l’émancipation culturelle et religieuse.

Tous deux sont convaincus qu’une fois les lumières répandues, les aberrations sociales prendront fin. D’où l’importance que prennent dans leur œuvre les attaques contre le luxe et la dilapidation, l'éloge de la simplicité de la vie campagnarde, les conseils donnés en vue d’une nourriture frugale et saine, une instruction centrée sur l’observation de la nature et les techniques (recommandations typiques des ouvrages du 18e siècle). Pour Fröhlich, l’homme doit se libérer de toute tutelle religieuse. Celui qui attend trop le bonheur dans l'autre monde n'agira pas sur le présent ; la religion n’a jamais servi que les intérêts des classes dirigeantes. Le livre de Ziegenhagen est également rempli d’attaques contre une foi enfantine et aveugle, sans toutefois verser, comme Fröhlich, dans un athéisme systématique.

La liaison entre ces écrits et le socialisme utopique de l’époque de la Restauration est établie dans un roman écrit par la propre épouse de Wilhelm Fröhlich, Henriette : Virginia ou la Colonie Kentucky (Berlin, 1820), où, selon des exemples précis, est décrite une cité idéale aux États-Unis : ont disparu la propriété privée et la fortune personnelle ; la moralité des citoyens est déterminée par frugalité et l’égalité des ressources économiques ; aucun clergé ne viendra ternir les bienfaits de la culture collective.

1.3 Fichte[modifier | modifier le wikicode]

A partir de la Révolution française, Fichte échafaude un modèle d'État social

Johann Gottlieb Fichte a été enthousiasmé par la Révolution française, et a développé une pensée philosophique et politique sur cette base. Il est d'abord marqué par l’aspect individualiste et anti-étatique de la pensée de Rousseau, souligne que le Contrat social est révocable, et défend que l’État est une institution transitoire, qui doit travailler à se détruire elle-même.

Puis en 1793 il évolue vers une pensée socialisante, sur la base d'une critique de la propriété absolue. Il redonne un rôle contraignant à l'État, qui doit créer les conditions d'une propriété distribuée de façon juste, reprenant l'idéal d'une société harmonieuse de petits producteurs. Dans sa vision, l'État doit être modernisé (fin des douanes intérieures...), et doit avoir le monopole du commerce extérieur.

2 Pendant le Vormärz[modifier | modifier le wikicode]

2.1 Retard industriel[modifier | modifier le wikicode]

La période qui précède la révolution de mars 1848 est appelée le Vormärz. L'industrialisation est en retard dans les États allemands (sans unité nationale), et la concurrence étrangère met en difficulté les artisans et manufacturiers. Étant donné que c'est une période de forte poussée démographique (le nombre des habitants s’élève entre 1816 et 1845 de près de 40 %), la main-d’œuvre disponible ne peut être embauchée, et la population est frappée par la pauvreté.

Cela engendre une forte émigration, en particulier vers l'Amérique, mais aussi un fort exode rural vers les villes, ce qui contribue à accélérer la fin des liens traditionnels (corporations, compagnonnage). Quant au prolétariat qui travaille dans les usines, encore assez peu nombreux et qui n’avait un aspect massif qu’en Saxe et dans certains districts occidentaux de la Prusse — il y avait environ 550 000 ouvriers travaillant dans les fabriques ou les mines vers 1846 —, il est trop divers par ses origines, trop attaché à ses coutumes, trop misérable aussi — l’on assiste entre 1816 et 1847 à une dégradation constante du salaire réel —, pour avoir encore une véritable conscience de classe et pouvoir réfléchir utilement sur la question sociale.

2.2 Retard du socialisme[modifier | modifier le wikicode]

Ainsi une très large fraction des classes populaires oscillait entre résignation et passagères révoltes. Dans ces conditions le mouvement socialiste fût surtout limité à des intellectuels, soit diffusant les théories françaises ou anglaises, soit élaborant leur théorie à partir de l'idéalisme allemand et de l’hégélianisme en particulier.

Mais une autre source du socialisme fut le fait des artisans allemands ayant vécu à l’étranger, en Suisse, à Paris ou à Londres. Enfin, en Allemagne même, il n’est pas douteux que la révolte des tisserands de Silésie en 1844, en attirant l’attention sur la sclérose d’une société devenue anachronique, n’ait été un élément catalyseur, qui a contribué à donner un vif élan à la spéculation sociale. L’Allemagne sera en fin de compte le pays d’Europe qui fera faire, avant 1848, les progrès les plus considérables à la pensée socialiste : c’est ici que s’élaborera, au cours des années 40, la genèse du socialisme scientifique.

2.3 Premiers écrits sur le socialisme[modifier | modifier le wikicode]

Devant l’action répressive de la censure, les idées socialistes ont pris beaucoup de temps pour pénétrer en Allemagne, et c’est à travers l’étranger que celle-ci a été mise en contact avec cette nouvelle forme de pensée. A cet égard le rôle de deux exilés, Ludwig Borne et Henri Heine, a été considérable : le premier, qui n’a jamais été un socialiste, mais un radical et un jacobin, sensible cependant à l’idée de lutte des classes, devait exprimer dans son manuscrit Sur l’histoire et les hommes de la Révolution française sa confiance dans la spontanéité révolutionnaire des masses, créatrices de justice et de liberté ; le second, plus proche du saint-simonisme, devait en tirer sa doctrine de l’émancipation de la chaîne, liée dans son esprit à la fin de la souffrance matérielle des classes opprimées. Dans son essai Sur l’histoire et de la religion et de la philosophie en Allemagne (1834), Heine, qui avait aperçu de bonne heure la prépondérance de la question sociale, avait défini à partir du saint-simonisme une sorte de « panthéisme », religion de l’avenir, qui doit se substituer aussi bien au matérialisme sensualiste qu au spiritualisme réactionnaire des romantiques, et dont il pense que l’Allemagne, patrie de Luther et de Hegel, sera particulièrement capable de se l’assimiler. De son côté le philosophe hégélien Eduard Gans, professeur à l’université de Berlin, qui avait visité la France avant et après la Révolution de 1830, faisait part à ses auditeurs, parmi lesquels se trouvait le jeune Marx, de la profonde impression que lui avait fait l’école saint-simonienne et insistait, dans sa Rétrospective sur les personnages et les événements de notre temps, sur la nécessité d’un affranchissement total de l’homme par une meilleure organisation de la production et une plus équitable répartition des richesses. « Considérer que l’État doit pourvoir aux besoins de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, écrivait-il en 1836, constitue une des vues les plus profondes de notre temps. » A la fin de sa vie, Gœthe lui-même n avait pas été insensible à l’idée saint-simonienne. Dans les Années de voyage de Wilhelm Meister, jetant un coup d’œil prophétique sur les temps à venir, il a réagi fortement contre cet individualisme qu’il considérait comme l’un des fruits les plus pernicieux de la culture du XVIIIe siècle et a insisté sur l’intégration nécessaire de l’individu dans la collectivité humaine. Très conscient d’une évolution sociale qui porte à la première place le grand entrepreneur, il se rend compte également des dangers qu elle comporte, à savoir la division de la société en deux classes antagonistes, les chefs d’entreprise et les forçats du travail manuel ; et il constate de façon précise la menace que constitue pour un grand nombre de travailleurs l’extension du machinisme. Il pense cependant que le danger pourra être écarté, si les classes dirigeantes acceptent de se pencher avec compréhension sur le travail qu’elles ont pour mission de commander, et si les travailleurs ont assez de loisirs pour parvenir à cette culture qui leur donnera le sens de la solidarité sociale. C’est à ce titre que Gœthe a suivi de près les expériences « communautaires » de son temps, qu’il lut Saint-Simon, sans toutefois croire entièrement à ses recettes, et qu’il se fit renseigner sur les tentatives collectivistes d’Owen aux États-Unis.

Fourier eut également ses disciples : bien avant la Révolution de 1830, un Trévirois entreprenant et philanthrope, Ludwig Gall, qui avait été en 1819 aux États-Unis fonder un phalanstère, et qui devait répandre plus tard ses idées en Hongrie, avait tenté une analyse de la paupérisation des masses et de l’apparition de la notion de classe et préconisé la formation d’ateliers nationaux. « Les privilégiés de l’argent et les classes laborieuses, écrivait-il en 1835, sont fondamentalement opposés les uns aux autres ; la situation des premiers prospère dans la mesure même où celle des seconds devient plus précaire et misérable. » Comme Fourier d’ailleurs, Gall ne tirait pas de cette critique des conséquences révolutionnaires : il voulait créer dans le cadre d’une société bourgeoise une organisation nouvelle du travail qui fut équitable pour les travailleurs. Les écrits de C.F. Geib et de Franz Stromayer ont marqué dans les années 40 la persistance en Allemagne d’une école phalanstérienne.

Ce sont également des influences françaises qui rendent compte de la formation de Georg Büchner, qui avait fait connaissance à Strasbourg (1831-1833) de la Société des Droits de l’Homme, et, à travers elle, de l’idéologie babouviste. Il appartenait à ces milieux de la Burschenschaft de Giessen, qui, avec Karl Follen, liaient le problème social au problème national. Büchner se rendait compte que la lutte contre la tyrannie ne pouvait être menée qu’en contact étroit avec les paysans et les ouvriers : « Le pauvre peuple tire patiemment la charrette sur laquelle princes et libéraux jouent leur comédie de singes. » Avec son ami le pasteur Friedrich Ludwig Weidig, qui avait participé à la fête de Hambach, il réunit en Hesse, à Badenburg, en juillet 1834, un certain nombre de« patriotes » de l’Allemagne du Sud-Ouest. L’accord ne put se faire entre Büchner, qui souhaitait l’alliance avec les classes populaires, et Weidig, qui voulait se contenter de distribuer des tracts patriotiques. Mais Büchner rédigea un pamphlet clandestin, le Hessische Landsbote, dont la devise était : « Paix aux chaumières, guerre aux châteaux », et dont le but était d’associer les intérêts matériels du peuple des paysans à l’action politique. Selon lui, les rapports entre riches et pauvres étaient le ressort essentiel de la lutte révolutionnaire, et il comptait sur les seuls opprimés pour mener cette lutte, et non sur la « classe cultivée », car « le fossé qui la sépare des gens sans instruction ne pourra jamais être comblé », écrivait-il alors à Gutzkow. Son œuvre littéraire, où l’on retrouvait les préoccupations sociales des drames du Sturm und Drang exprime d’ailleurs les mêmes préoccupations : La mort de Danton la grandeur et les limites de la dictature jacobine, ainsi que les raisons de l’échec final de la Révolution française, Woyzek l’opposition irréductible entre les humbles et les puissants de cette terre, Léonce et Léna l’oisiveté des classes dirigeantes. « L’état social actuel fait de la grande masse des citoyens un bétail apte à satisfaire les besoins injustifiables d’une petite minorité de dépravés », confiait-il à Gutzkow en 1835. Alors que Weidig devait se donner la mort pour échapper aux tortures, Büchner réussit à fuir à Strasbourg, puis en Suisse, où il convertit son ami August Becker au socialisme, mais où il devait mourir en 1837, à l’âge de trente-trois ans, sans avoir participé au mouvement communiste des artisans allemands.

Dans la pénétration des idées socialistes en Allemagne, il faut faire une place à part au philosophe mystique Franz von Baader, qui, jeune ingénieur des mines, avait fait plusieurs voyages en Grande-Bretagne, où il avait été initié aux problèmes sociaux. Au cours des années 30, il devait montrer, avant Marx, que l’évolution de la société se faisait dans le sens de l’accumulation des capitaux en un petit nombre de mains et qu’en face de quelques privilégiés se développe une masse de travailleurs entièrement indifférents à l’avenir de la nation et dont le sort est aggravé d une part par la révolution industrielle, d’autre part par l’établissement au profit de la bourgeoisie d’un régime censitaire. Certes, Baader, alors professeur de philosophie à l’université de Munich, n’était point révolutionnaire : estimant que la « charité » était impuissante à résoudre le problème social, il souhaitait que l’Eglise catholique prenne en main le sort des prolétaires et obtienne de l’État pour eux un certain nombre de droits politiques, dont le droit d’association. Les vues de Baader demeuraient marquées par la pensée romantique, telle qu’elle avait été exprimée au cours des décennies précédentes, contre le libéralisme ambiant, par Adam Müller. Mais son œuvre a contribué à ce que les catholiques allemands se soient ouverts de bonne heure à certains aspects de la question sociale : en 1837 le député au Landtag de Bade, Franz Josef Buss, présentait un vaste programme d’assurances et de législation du travail ; tout en demeurant attaché aux formes traditionnelles de la vie économique, il se rendait parfaitement compte que le développement de la grande industrie était inévitable.

C’est cependant à travers l’ouvrage de Lorenz von Stein, Le socialisme et le communisme dans la France contemporaine (1842), que les Allemands ont acquis une connaissance approfondie des doctrines étrangères. Bien qu’il fût en relations épistolaires avec le ministre prussien de l’Intérieur, qui l’avait chargé de moucharder les associations d’artisans allemands à Paris, et qu’il fût personnellement hostile aux idées subversives, Stein invitait les gouvernements, ainsi que les classes dirigeantes, à se pencher avec plus d attention sur le problème social, qui était à ses yeux le problème fondamental des temps modernes et qui ne pouvait être résolu par des réformes de détail. Il montrait en particulier que le prolétariat constituait une classe entièrement nouvelle, celle des hommes exclus de toute propriété et de toute culture, engendrée par la séparation du capital et du travail. « Le rapport de ces deux classes (bourgeoisie et prolétariat) entre elles, écrivait-il, n’est pas celui d’une coexistence indépendante, mais de dépendance de cette dernière vis-à-vis de la première. La suzeraineté qui existait autrefois dans le domaine agraire existe maintenant dans le domaine industriel. Ceci explique la lutte entre les propriétaires de fabriques et leurs ouvriers. » Cette exclusion sociale engendrait en effet chez ceux qui en étaient frappés un renforcement de leur conscience de classe, et la volonté de restaurer par la violence l’égalité sociale : « C’était comme si, depuis la dernière révolte (celle de la Société des Saisons en 1839), le prolétariat avait senti qu’il était à partir de maintenant abandonné à lui-même et devait résoudre par une réflexion en commun ses difficiles tâches. » Plus que la liberté, c’était donc la revendication égalitaire qui comptait dorénavant ; ce n’était plus l’Etat, mais la société qui se trouvait menacée. Stein ne souhaitait l’avènement ni du communisme, qui poursuit la destruction de la société existante, ni du socialisme, qui veut seulement l’aménager ; il ne pense pas d’ailleurs que l’égalité soit compatible avec la notion même de l’Etat. Mais, en présentant le socialisme et le communisme comme le résultat d’une certaine évolution économique, Stein invitait les hommes d’État à agir sur cette évolution pour remédier au péril. Il comptait en particulier sur l’administration prussienne pour laquelle il éprouvait la plus vive admiration et qu’il considérait, en bon hégélien, comme l’instrument de la grandeur de son pays. Au même titre que Les communistes en Suisse de Caspar von Bluntschli (1843) qui parut vers la même époque, le livre de Stein attira l’attention du public sur le socialisme européen et contribua largement à la diffusion de la doctrine.

2.4 Les associations d’artisans allemands à l’étranger[modifier | modifier le wikicode]

C’est dans le cadre des associations de compagnons allemands vivant à l’étranger que se sont constitués les premiers embryons de groupes socialistes, et c’est en leur sein que Wilhelm Weitling développera son action révolutionnaire.

En 1832, en étroit rapport avec la Société des Droits de l’Homme et du Citoyen, s’est constitué à Paris, comprenant des artisans, tailleurs, ébénistes et cordonniers en particulier, et quelques intellectuels proscrits, le Deutscher Volksverein, qui est en correspondance avec la mère patrie et qui publie des tracts révolutionnaires destinés aux pays d’outre-Rhin. Dans ces milieux l’on lit avec avidité, dans sa traduction allemande, le commentaire que Charles-Antoine Teste, disciple de Buonarotti, a donné de la Déclaration des droits de 1793. En 1834, à partir des mêmes éléments, s’est formée la Ligue des Proscrits (Bund der Geächteten), avec une organisation clandestine et hiérarchisée inspirée de la Charbonnerie, et un programme définissant l’obligation « de libérer l’Allemagne du joug de sa honteuse servitude et de créer un État qui, autant que possible, rende impossible le retour à la misère et à l’esclavage ». La revue Der Geächtete, que dirige à Paris le journaliste démocrate et républicain Jakob Venedey, publie sous la plume de Theodor Schuster, ancien privat-dozent de l’université de Göttingen, des articles où il fait connaître les conceptions de Sismondi et des socialistes utopistes français et développe la thèse d’ateliers nationaux dont l’État prendrait à sa charge les investissements. Très vite, au sein de ces groupes, le radicalisme politique a pris un caractère social : « Chaque progrès de l’industrie et des arts, écrit Schuster, signifie dans notre société un recul du bonheur des hommes et de la culture humaine. Pour que le peuple accède à la lumière, il faudra, dans une révolution prochaine, renverser non pas simplement le monarque, mais la monarchie. Celle-ci est constituée non par des armoiries et des couronnes, mais par des privilèges ; et le plus grand de tous les privilèges est celui de la richesse. » Aux démocrates et républicains petits-bourgeois s’opposaient, tant sur le plan de l’organisation que celui de l’idéologie, les compagnons itinérants, qui mettaient l’accent sur la question sociale et analysaient les causes du déclin de l’artisanat en système capitaliste. Schuster signalait que « la grande majorité des artisans étaient destinés à manquer de pain ou à tomber dans la triste destinée des ouvriers de fabriques, si des réformes étendues ne venaient pas remédier au développement de l’inégalité ».

Une évolution analogue s’est produite parmi les compagnons allemands vivant en Suisse, dont une partie, sous l’influence d’Ernst Schüler, étudiant de Giessen qui avait participé à l’aventure francfortoise de 1833, avait adhéré au mouvement clandestin de la « Jeune-Allemagne », d’inspiration mazzinienne ; d’aucuns avaient participé en février 1834 au coup de main contre la Savoie. Cependant, certaines associations, dirigées par le Burschenschaftler Karl Schapper, et groupées au cours d’une réunion à Steinhölzli près de Berne (juillet 1834), avaient développé des revendications à caractère surtout social ; ces aspirations, différentes de celles de la Jeune-Allemagne, se sont exprimées dans la revue Nordlicht, organe de la « démocratie sociale », qui fut rédigée par deux intellectuels allemands, l’un et autre Burschenschafler de Greifswald, le médecin Carl Cratz et le théologien Friedrisch Gustav Ehrhardt, qui parut à Zurich, résidence de nombreux émigrés allemands, et dont le rayonnement s’étendit jusqu’à Paris, dans l’entourage de Börne. De son côté, le proscrit Eduard Scriba donnait à Lausanne une interprétation socialiste de la Déclaration des droits de 1793. Dans la revue Das Junge Deutschland elle-même, Schüler, qui dirigeait le cercle de Bienne, démontrait que le combat devait être mené tant sur la plan des réformes sociales que de l’action politique.

Cependant, la pression des puissances conservatrices obligea en 1836 les cantons à renoncer au droit d’asile et à prendre des représailles contre les éléments douteux : beaucoup de compagnons durent alors quitter la Suisse pour l’Angleterre et la France.

Ce fut en partie sous leur influence que la Ligue des Proscrits, sans toutefois disparaître entièrement, fit place à la Ligue des Justes (Bund der Gerechten) qui se donna une organisation plus démocratique et moins autoritaire, quoique également clandestine et qui, sous l’influence de Schapper, devenu typographe, et du tailleur Georg Weissenbach, mit au premier plan la question sociale. La Ligue se divisait en communes (Gemeinde) de 10 personnes au plus et en districts (Gauen), réunis autour d’un comité central dénommé Chambre du peuple (Volkshalle), les chefs de ces divers groupements étant élus pour un an seulement et constamment révocables. Wilhelm Weitling devait devenir le principal théoricien de la Ligue ; mais l’idéologie du mouvement s’exprime également dans l’essai sur la Communauté des biens (1838), dans laquelle Schapper voyait la condition de toute démocratie. La Ligue des Justes eut alors des ramifications en Suisse et en Angleterre, ainsi qu’en Allemagne, à Francfort en particulier et dans les villes hanséatiques, où se formèrent des militants qui devaient par la suite jouer un rôle dans le mouvement ouvrier allemand, comme le menuisier Karl Hoffmann à Hambourg. Mais, après son expulsion de Paris, pour avoir participé personnellement en 1839 au putsch de la Société des Saisons, Schapper, suivi de l’horloger Joseph Moll et du cordonnier Heinrich Bauer, se rendit à Londres, où existaient d’ailleurs depuis plusieurs années des sociétés politiques d’émigrés fort actives, où il reconstitua une section de la Ligue des Justes et donna une vigoureuse impulsion à la Société communiste de formation ouvrière (Kommunistischer Arbeiterbildungsverein) qui devait devenir l’un des foyers les plus actifs du socialisme international, mais qui, pour le moment, comme son émule, la Société démocratique française de Londres, demeurait attachée à l’icarisme de Cabet et comptait sur la seule « raison », sur la « discussion pacifique », pour faire triompher ses principes.

A vrai dire, dans le cadre d’une émigration dont les chiffres, très instables, ne doivent pas être surestimés et sont en tout cas très inférieurs à ceux qui ont été donnés par des agents provocateurs — l’on peut chiffrer à 20 000 environ le nombre des artisans allemands installés à Paris —, les organisations politiques de combat n’ont jamais eu qu’un nombre réduit d’adhérents : une centaine dans le Bund der Geächteten de Paris, un peu moins dans le Bund der Gerechten vers 1836, 400 environ pour tous les groupements suisses, quelques centaines pour l’ensemble des sections allemandes clandestines. Mais dans ces groupements où se mêlent des artisans itinérants plus ou moins spécialisés, des étudiants qui ont appris un métier manuel, quelques intellectuels issus du mouvement de la Burschenschaft mais tombés au rang de « prolétaroïdes », existe un enthousiasme révolutionnaire, qui combine à un vif attachement à la patrie allemande le sens de la fraternité internationale. Cependant, les tendances politiques et sociales demeurent, au début des années 40, fort complexes et souvent contradictoires. Dans les cantons suisses en particulier, où l’influence de la Jeune-Allemagne est restée longtemps prépondérante, le radicalisme politique s’accompagne d’une certaine hostilité à l’égard du « communisme », considéré comme un système despotique : dans la Deutsche Volkshalle, publiée à Constance, August Wirth, qui conserve une très grande influence du fait de sa prestigieuse intervention à la fête de Hambach, estime que la république démocratique porte en elle la solution de la question sociale, qui est essentiellement affaire d’éducation populaire. Cependant, les idées socialistes ont acquis, au cours des années 30 et 40, une plus large audience, et cela parce qu’elles correspondaient à une certaine forme de religiosité, très vivante dans les milieux artisanaux allemands, et qui se manifeste dans les nombreux « catéchismes » ou« décalogues » de tendance socialiste et chrétienne qui sont alors publiés ; les Paroles d’un croyant et le Livre du PeuPle de Lamennais sont les livres les plus lus, dans leur traduction allemande ; et il ne manque pas de publicistes ou de pasteurs membres de la des Justes pour définir, sous forme d’un radicalisme religieux, ce qu ils appellent le « véritable » enseignement du Christ. A ce titre, la répercussion auprès des artisans émigrés d’écrits comme ceux de Karl Ludwig

Schäfer et de Karl Juch, qui se réclament d’une sorte de« démothéocratie est très significative ; l’est également l’enthousiasme qu’éprouve pour Lamennais le poète du travail, Haro Harring, dont les Männerstimmen zur Deutschlands Einheit sont le meilleur témoignage de cette lyrique de l’artisanat qui veut réveiller dans l’émigration le sentiment de l’appartenance à la grande nation allemande. C’est cette prédisposition des émigrés allemands à donner au socialisme une interprétation religieuse qui explique, pour une part, l’audience qu’a eue auprès d’eux Weitling qui restera, jusqu’au jour où il sera supplanté par Marx, la principale figure du socialisme international.

2.5 Weitling et le communisme artisanal[modifier | modifier le wikicode]

C’est au sein de la Ligue des Justes, dont il fut longtemps le principal théoricien, que Wilhelm Weitling apprit à réfléchir sur les problèmes sociaux. Né en 1808 à Magdebourg d’une liaison illégitime, fils d’un officier français et d’une cuisinière allemande, le jeune homme, sur lequel s’était abattue de bonne heure une sombre misère, avait participé à Leipzig aux mouvements révolutionnaires de l’année 1830 ; il avait cependant gagné honorablement sa vie à Vienne et était arrivé à Paris avec de fortes ambitions ; c’est au cours d’un second séjour, en 1837, qu’il avait adhéré à la Ligue des Justes ; et ce furent les artisans allemands en résidence dans cette ville qui assurèrent financièrement la publication clandestine de son premier ouvrage : L’humanité telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être (1838) ; livre qui lui assura aussitôt une grande autorité dans les milieux de l’émigration allemande, non seulement en France, mais encore en Suisse et en Angleterre.

L’ouvrage manifestait un immense progrès par rapport à la littérature socialiste antérieure, en ce sens que Weitling, adversaire du réformisme et confiant dans une révolution sociale qui détruirait la puissance de l’argent, présentait le prolétariat comme l’instrument désigné de l’affranchissement de l’humanité ; et déjà il concevait la révolution comme le résultat d’un mouvement de masses. Cependant, le régime de la communauté des biens qu’il décrivait avec complaisance demeurait marqué par l’utopisme de Fourier : il prétendait résoudre les problèmes que posait la contradiction entre production et consommation par la création d’« associations de familles » ; espérant pouvoir au sein de ces organisations promouvoir l’union du travail et du plaisir, il avait imaginé la possibilité pour les travailleurs de faire, à côté de leurs obligations quotidiennes, un certain nombre d’« heures commerciales », afin qu’ils puissent satisfaire leurs besoins de luxe. Enfin l’utopisme de Weitling se manifestait par son souci de rattacher le communisme à l’enseignement de Jésus, qui avait le premier envisagé la communauté des biens ; et dans sa façon de présenter le communisme comme un christianisme épuré, il se servait des arguments de Lamennais, qui pourtant n’avait jamais dénoncé la propriété privée. Bref, la faiblesse de l’ouvrage de Weitling résidait dans son impuissance à se dégager du monde artisanal dans lequel il avait toujours vécu, et à faire une analyse correcte de la révolution industrielle qui était en train de bouleverser les structures économiques et sociales : ce qui le préoccupait, c’était de sauvegarder l’existence harmonieuse et simple de la petite cité artisanale.

Après avoir remis en ordre la section parisienne de la Ligue des Justes sous la direction de Hermann Ewerbeck et de German Mäurer, Weitling, poursuivi par la police, dut partir en 1841 pour la Suisse, où il publia à Genève d’abord où l’avait attiré son ami August Becker, Der Hilferuf der deutschen Jugend, puis à Vevey Die neue Generation, deux revues qui remportèrent le plus vif succès en Suisse et à l’étranger et qui ont largement contribué à lier le socialisme à l’avenir du mouvement ouvrier. C’est également à cette époque qu’il médita son ouvrage essentiel sur le plan de la doctrine : Les garanties de l’harmonie et de la liberté (1842), où il accentuait les thèses exposées dans son premier ouvrage, invitant la classe ouvrière à une action révolutionnaire, à laquelle il voulait associer les détenus de droit commun libérés de prison ; il condamnait énergiquement la démocratie politique et le réformisme social, comme des palliatifs insuffisants qui ne feraient que prolonger la misère ouvrière : « Il n’est pas bon, écrivait-il, d’envisager une lente période de transition pour établir un ordre nouveau. Si l’on a le pouvoir, il faut écraser la tête du serpent... Il ne faut pas accorder d’armistice aux ennemis, ouvrir des négociations avec eux et croire en leurs promesses. Dès qu’ils ouvrent les hostilités, il faut les considérer comme des animaux incapables de comprendre le langage de la raison. » Weitling comptait sur une sorte de « dictature » pour imposer le communisme, substituant aux élections conformes à une démocratie représentative celles issues de la consultation de« capacités » (Fähigkeiten), laissant la direction des organisations économiques à un triumvirat formé d’un médecin, d’un physicien et d’un mécanicien, invoquant même la venue d’un Messie dont il n’était pas loin de croire qu’il était l’incarnation. Cependant cet ouvrage n’eut pas le même succès que le précédent : c’est que Weitling, dont le communisme chrétien avait provoqué de vives répliques dans les milieux protestants orthodoxes de Genève et même au sein de l’Association d’Education ouvrière de cette ville — Johann Niederer, un collaborateur de Pestalozzi, réfuta dans un pamphlet la thèse de la légitimation du communisme par la Bible —, n avait pas cru cette fois faire appel aux textes sacrés pour fonder ses idées sociales. L’ouvrage avait fait une large place à la doctrine des « appétits » (Begierde) de Fourier. Conscient de l’étendue de son échec, Weitling, par souci de reconquérir sa clientèle artisanale, voulut donner, dans son livre L’Evangile du pauvre pécheur (1843), libre cours à son messianisme mystique : Jésus y était représenté comme le premier révolutionnaire, dont la lutte contre les pharisiens et les riches donnait à l’Evangile sa signification socialiste. « Lamennais, écrivait-il, et avant lui Karlstadt et Thomas Münzer ont fait la preuve que toutes les idées démocratiques sont la conséquence du christianisme. » Mais cette confusion de la religion et du communisme valut à Weitling l’interdiction de son livre en Suisse et plusieurs mois de Prison.

Sans doute le mérite de Weitling réside-t-il dans l’appel révolutionnaire qu il sut lancer à la classe ouvrière ; c’est cela en tout cas qui lui a valu pendant longtemps la vive admiration de Marx, qui le jugeait très supérieur à « la médiocrité de la littérature politique allemande », voire même à Proudhon, et qui discernait en lui une « carrure d’athlète » : « Compare-t-on, écrira-t-il en 1844, ces bottes de géant du prolétariat à son aurore avec les petits souliers éculés de la bourgeoisie politique allemande ? On ne peut autrement que prédire une taille gigantesque au Cendrillon allemand. Il faut bien avouer que le prolétariat allemand est le théoricien du prolétariat européen, tout comme le prolétariat anglais en est l’économiste, et le prolétariat français le politicien. » Cependant, c’est son messianisme proche de celui des anabaptistes du XVIe siècle, qui valut à Weitling son succès. Le weitlingianisme est apparu comme une synthèse entre le christianisme primitif et les aspirations matérielles des classes exploitées. Aussi eut-il en Suisse de nombreux imitateurs, qu’il s’agisse de Sebastian Seiler — qui présentait B. Constant, Cabet, Proudhon et Weitling sous les traits de quatre Evangélistes —, du Volkstümlicher Beobachter que publiait à Lausanne le tanneur Simon Schmidt, des prophéties millénaristes de Rudolf Sutermeister et d’Andreas Dietsch, de la brochure du « prophète » Christian Albrecht : Qu’est-ce qu’un communiste ?, défini « comme un individu pur qui, à travers la raison et l’amour fraternel, cherche à élever l’homme à la dignité que Dieu lui a attribuée et qu’il possède réellement en tant que représentant de cette divinité ». En France, certains disciples de Weitling, comme German Mäurer et Hermann Ewerbeck, l’un et l’autre membres de la Ligue des Justes et rédacteurs à de nombreux journaux allemands paraissant à Paris, lient le communisme artisanal de leur maître à l’icarisme de Cabet ; c’est dans un de ces journaux, Die Blätter der Zukunft (1845), qu’un autre weitlingien, Heinrich Arends, déjà émigré aux États-Unis, fit paraître son article : « Socialisme, christianisme et démocratie », dans le même esprit où le tailleur Andreas Scherzer chante l’« amour du prochain ». En Allemagne même, Louis de Hessberg, un ancien officier hessois, publie en 1840 un Appel à la fondation d’une communauté chrétienne d’après la volonté du Sauveur, dans lequel, non d’ailleurs sans s’appuyer sur une analyse très pertinente de la surpopulation des campagnes, il assimile le péché originel à l’utilisation de la monnaie et laisse espérer, dans la cité communiste de l’avenir, le retour du « paradis perdu ». Cependant une réaction n’allait pas tarder à se manifester, parmi les artisans allemands vivant à l’étranger, contre le messianisme weitlingien. Sans doute August Becker, ancien collaborateur de Weidig et de Büchner, auteur d’une brochure pénétrante et subtile : Que veulent les communistes ? (1844), continuateur de l’œuvre de Weitling en Suisse après l’arrestation de celui-ci, demeure-t-il attaché à cet humanitarisme sentimental et mystique, dont témoignent les revues dont il assume à Lausanne et à Zurich la direction : L’heureux messager du mouvement religieux et social et la Gazette générale du besoin et de l’aide. Mais déjà Wilhelm Marr, rédacteur des Blätter der Gegenwart, auteur d’une étude sur La Jeune-Allemagne en Suisse (1846), se rapproche de l’humanisme athée de Feuerbach, auquel il mêle, non sans quelque cynisme, une pointe d’anarchisme stirnérien. « Le communisme, écrit-il, est l’expression d’un défaut d’énergie. Il manque aux communistes la confiance en eux-mêmes. Souffrant d’oppression sociale, ils cherchent pour s’émanciper, non des armes, mais des motifs de consolation... Le communisme est une théologie sociale. Elle a ses livres sacrés, ses prophètes, ses messies, son paradis. » Dans le même esprit critique, un autre émigré allemand, disciple de Ruge, Hermann Döleke, poursuit un travail de subversion antireligieuse et cherche à détacher la réflexion de toute contamination messianique. Ces tendances prévalent dans les organisations reconstituées de la « Jeune-Allemagne » nombreuses le long du Léman ; et à l’opposition entre « politiques » et « socialistes », qui a longtemps prévalu dans l’émigration, se substitue celle entre « croyants » et « athées ». A partir du milieu des années 40 l’on assiste à un déclin général du weitlingisme, dont le « charlatan » Georg Kühlmann devait donner, dans son Nouveau Monde ou Le royaume de l’esprit sur terre (1845), destiné à la communauté communiste de Lausanne, une grandiloquente caricature.[1]

2.6 Le développement du mouvement ouvrier en Allemagne[modifier | modifier le wikicode]

C’est vers le milieu des années 40 qu’allait se manifester, sous une forme parfois brutale, l’éveil du mouvement ouvrier en Allemagne. En 1844, le soulèvement des tisserands de Silésie soulevait dans l’opinion allemande une émotion dont le célèbre poème de Heine Die Schlesische Weber porte témoignage.

A l’origine de la révolte, il faut placer le poids des impositions féodales qui continuaient à peser sur la classe rurale silésienne, malgré l’abolition du servage : travailleurs à domicile, obligés de vendre le produit de leur travail à des négociants qui écoulaient ensuite les marchandises, les tisserands se trouvaient frappés par les redevances censitaires et les prestations en argent, sans parler des impôts d’État ; leur situation se trouva aggravée par la fermeture des débouchés américains et la création d’une industrie textile en Pologne, et cela dans le cadre d’un marché où la concurrence anglaise se faisait durement sentir et dont la production était techniquement mal organisée. Depuis quelques temps, en présence des licenciements et des réductions de salaires, une campagne d’information avait été menée dans la presse sur l’initiative d’un jeune répétiteur de Breslau, Wilhelm Wolff, qui appartenait à une misérable famille de cultivateurs, mais que de brillantes études secondaires avaient fait entrer à l’université, où il avait milité au sein de la Burschenschaft et fait l’apprentissage des prisons prussiennes ; ses articles dans la Breslauer Zeitung sur les « casemates » où s entassait le prolétariat avaient fait sensation dans la presse d’opposition. Les révoltes qui se développèrent en juin 1844 à Peterswaldau et à Langenbielau contre les négociants les plus détestés, se traduisirent par la destruction de leurs résidences et de leurs titres de propriété, ainsi que par le bris des machines, sans toutefois dégénérer en des violences contre des personnes ; elles ne purent être réprimées que grâce à un vaste déploiement de forces militaires. A vrai dire, l’insurrection n’avait pas été préméditée ; elle était sortie spontanément de l’excès de la misère. La répression n’en avait pas moins été brutale : 87 tisserands avaient été condamnés à des peines diverses. Au début de l’année suivante, l’on croyait encore dans les milieux officiels à l’existence d’une « conjuration » communiste, ce qui entraîna toute une série de procès qui firent grand bruit en Allemagne. L’étendue de la crise fut révélée à un public que commençaient à intéresser les questions du paupérisme par Wolff, qui dénonça dans son livre La misère et le soulèvement de Silésie (1845), l’insuffisance des solutions charitables et mit l’accent sur une réforme nécessaire des conditions du travail ; il devait par ailleurs informer le journal des émigrés allemands à Paris, le Vorwärts, du développement des affaires silésiennes, et organiser un vaste mouvement de solidarité en faveur des victimes au sein de la classe ouvrière, et en particulier parmi les travailleurs allemands de Londres. Sans avoir entièrement rompu avec un certain utopisme, Wolff, remarquable analyste des antagonismes sociaux, était de tous les socialistes celui qui était alors le plus proche de Marx et d’Engels ; et c’est auprès d’eux, une fois obligé de quitter la Silésie, où il était désigné comme « l’agitateur du paupérisme », qu’il se rendit à Bruxelles au printemps 1846.

Le choc provoqué par l’insurrection des tisserands silésiens (des événements analogues eurent lieu à la même époque en Bohême) devait déterminer au sein de milieux politiquement modérés un souci remarquable de s’informer sur la question sociale. Il ne manquait pas de bourgeois éclairés qui avaient été initiés aux doctrines saint-simoniennes et qui tiraient de la philosophie de Hegel cette conclusion qu’un des devoirs essentiels de l’État était de promouvoir la justice sociale. Quand, au lendemain des affaires de Silésie, il fut question dans les sphères officielles de constituer une Association centrale pour le bien des classes laborieuses (Zentralverein für das Wohl der arbeitenden Klasse), certains éléments progressistes mirent en avant que les organismes créés et qui devaient prendre le nom de Sociétés pour l’aide et l’instruction réciproques (Gegenseitige Hülfs- und Bilgungsvereine), seraient destinés à développer dans la classe ouvrière, qui ne devait pas être abandonnée à son destin, le sens de l’association. C’est là l’opinion du « radical » Johann Jacoby à Königsberg. Dans les pays rhénans, politiquement plus évolués que le reste de l’Allemagne, un industriel comme Gustav Mevissen, dont la formation intellectuelle est particulièrement remarquable et qui subit à Cologne, en tant que collaborateur de la Rheinische Zeitung, l’ascendant de Marx, estime que le développement du paupérisme exige des remèdes énergiques. D’ailleurs l’impuissance de l’État absolutiste est exploitée par les libéraux, qui cherchent à se faire des ouvriers des alliés contre les exactions de la bureaucratie et les privilèges de l’aristocratie. Il y a beaucoup à tirer de la réfutation du malthusianisme par August Theodor Wœniger, des analyses d’Alexandre Scheer sur le prolétariat silésien, des accusations lancées par Friedrich Sass contre une société « qui ne sait pas distinguer entre la pauvreté et le crime », de la mise en garde de Heinrich Wilhelm Bensen contre les révoltes à venir de la classe ouvrière ; et il conviendrait de rappeler que dès 1840 l’homme d’État souabe Robert von Mohl, envisageant dans son livre : Passé, présent et avenir de l’économie politique la question sociale sous l’angle de la Polizeiwissenschaft, soutient qu’il est indispensable de créer un climat d’harmonie entre les ouvriers et les entrepreneurs et qu’à cet effet des sanctions doivent être prises contre ceux qui exploiteraient à des fins égoïstes le travail d’autrui. Fils de Bettina, qui adresse en 1843 à Frédéric-Guillaume IV son ouvrage fameux : Ce livre appartient au peuple, à qui les milieux réactionnaires voudront attribuer un an plus tard la révolte des tisserands silésiens, Anton Freimund von Arnim, sous le pseudonyme de « Suederus » dénoncera chez les capitalistes « la subordination des intérêts de l’ouvrier à ceux de la machine ». Exemples qui font la preuve qu’une fraction importante de l’intelligence allemande condamne, dans les années 40, l’abstention sociale, telle que la pratique la bourgeoisie française et cherche à établir la distinction qui est en train de s’opérer entre les anciens « pauvres » et le nouveau « prolétariat ». H.B. Oppenheim, alors professeur de droit à l’université de Heidelberg, et qui appartient à la puissante famille des banquiers colonais, écrit en 1847 dans sa Philosophie du droit et de la société qu’il n’y aura pas de liberté tant que l’augmentation du profit capitaliste aura pour conséquence le développement de la misère prolétarienne. Certes, certaines solutions, comme celle que présente 1 industriel Frédéric Harkort, qui espère pouvoir organiser la classe ouvrière en un « quatrième état » (Arbeiterstand), sont empreintes de patriarcalisme. Mais ces œuvres font la preuve qu’au cours des années 40 la rupture ne s est pas encore produite entre le libéralisme et certaines formes de la pensée socialiste. Quant à la bureaucratie, et en particulier la bureaucratie prussienne, qui constitue encore, avant 1848, une fraction importante de l’élite intellectuelle de la nation, et qu’anime le souci de l’intérêt général, si elle ne discerne plus toujours clairement l’orientation de la conjoncture, elle est très hostile au principe de « laisser-faire » ; et les mémoires que les hauts fonctionnaires ont consacrés aux lois relatives à la protection du travail des enfants (1839, 1853) ou à l’organisation de l’artisanat (1845, 1849) montrent qu’une attitude conservatrice peut s’accompagner d’une nette conscience du bien-fondé des revendications ouvrières, que l’État a le devoir moral de prendre en charge. Dans le langage du temps, l’on distingue entre le « socialisme », qui est une réflexion sur la société et les conditions de son amélioration, et le « communisme », qui est volonté de révolution et que l’intelligence allemande rejette comme contradictoire avec la liberté.

De leur côté certains éléments de la classe ouvrière commencent à ressentir l’exigence d’une certaine conscience de classe. Le prolétariat de fabrique, qui ne constitue encore qu’une faible minorité (550 000 ouvriers en Prusse vers 1846, soit les deux tiers de l’artisanat, 250 000 en Saxe, mais seulement 10 000 en Bade), n’est pas, loin de là, l’élément le plus dynamique ; cependant, la construction des voies ferrées, qui joue un rôle essentiel dans l’industrialisation du pays, a rassemblé sur certains points, en Saxe en particulier, un nombre considérable de travailleurs, qui sont susceptibles de lancer des grèves de grande envergure, une quarantaine entre 1844 et 1848. La véritable force révolutionnaire réside chez les ouvriers à domicile ainsi que chez les compagnons prolétarisés ou menacés de prolétarisation, les uns vivant surtout dans les campagnes, les autres dans les agglomérations urbaines, au sein desquels d’ailleurs une minorité seule est active, minorité en général itinérante et qui s’est frottée à la société plus évoluée des grands pays capitalistes de l’Europe occidentale et qui dispose d’assez d’expérience et de loisirs pour réfléchir sur les problèmes sociaux. La pensée qui s’exprime dans ces groupes est fort diverse ; et dans bien des cas elle demeure profondément réactionnaire par son hostilité à l’égard du machinisme et son désir de revenir au régime corporatif le plus étroit : un journal ouvrier comme la Typographia, qui représente les intérêts des compagnons imprimeurs, manifeste ses craintes à l’égard du développement de la libre entreprise et la rationalisation de la production. Il n’est pas douteux cependant qu’une conscience plus large de classe est en train, grâce à l’action d’une minorité, de se former, et c’est ainsi qu’à Chemnitz, à l’occasion des émeutes de la faim en 1847, une discipline remarquable s’est manifestée entre les différents métiers, témoignant d’une solidarité grandissante au sein de la classe ouvrière. Cette évolution a été essentiellement le fait des sociétés de secours mutuel destinées à tourner les lois contre les coalitions, et surtout des cercles d’études (Bildungsvereine) qui se sont multipliés depuis 1844, parfois du fait de l’intervention patronale, parfois aussi du fait des artisans eux-mêmes. C’est le cas du cercle de Berlin, où Stefan Born achève son éducation politique, et dont l’animateur, le théologien Berends, devenu compagnon imprimeur, exerce un rayonnement jusque dans la société cultivée de cette ville. C’est le cas également du cercle de Hambourg, issu de la Ligue des Justes, faite de 600 membres, où le menuisier Martens et le journaliste Schirges développent l’enseignement de Weitling, et dont Frédéric Lessner, futur membre de la Ire Internationale, décrit dans ses Mémoires l’intensité des discussions : unité allemande, fraternité des peuples, libre pensée, christianisme primitif, communisme sont autant de thèmes qui ne sont pas encore entièrement clarifiés, mais qui préparent la mobilisation des intelligences. L’intérêt de ces groupements a été de rendre possibles les contacts de plus en plus nombreux entre l’élite ouvrière et une certaine bourgeoisie progressiste et de jeter ainsi les bases d’une sorte de« front populaire », qui s’est manifesté en 1848. Les liens qui se sont établis entre des cercles et communautés dissidentes, catholiques et protestantes — Deutschkatholiken et Lichtfreunde —, ouvertes elles aussi à la propagande des idées démocratiques et socialistes, favorisent également ces prises de contact.

Le prolétariat allemand est cependant fort loin d’avoir acquis la maturité du prolétariat anglais ou du prolétariat français. Il n’a pas non plus leur instruction, si l’on en juge par les lectures qui sont les siennes et qui ne dépassent guère les vies romancées et anarchisantes de brigands, au mieux les nouvelles de Zschokke, les traductions de Scott et de Sue, le Konversationslexikon de Brockhaus, parfois les écrits de Rotteck. D’éducation politique, si l’on excepte celle que répandent autour d’eux les artisans itinérants, nourris de Lamennais et de Weitling, il n’est pas question jusqu’en 1848. L’origine rurale de la majorité des travailleurs, l’absence d’une capitale allemande, le caractère conventionnel et petit-bourgeois des cités provinciales expliquent l’absence de toute volonté révolutionnaire. « De même, constate Engels, qu’il existe une énorme différence entre le grand prince du coton et le petit savetier ou le maître tailleur, de même il y a une immense différence entre l’ouvrier de fabrique si éveillé des Babylones modernes et le timide ouvrier tailleur ou ébéniste d’une petite ville campagnarde, dont les conditions de vie diffèrent très peu de celui des compagnons des corporations d’il y a cinq cents ans. » Cette infériorité, l’Allemagne la compensera sur le plan de la théorie : c’est la philosophie qui a été, outre-Rhin, le point de départ d’une réflexion qui permettra aux Allemands de jeter les bases du socialisme scientifique.

2.7 Du néo-hégélianisme au socialisme[modifier | modifier le wikicode]

Les origines de la pensée socialiste sont liées à l’éclatement de l’école hégélienne, dont les disciples « orthodoxes » constituaient une droite conservatrice, mais dont certains éléments interprétaient la doctrine du Maître dans le sens d’une philosophie de l’action révolutionnaire. Ces « jeunes hégéliens » estimaient que la célèbre formule : « Tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel », devait être interprétée dans le sens d’une modification constante du réel : la philosophie, écrivait l’un d’eux, von Cieskowski dans ses Prolégomènes à la philosophie de l’histoire, devait servir à déterminer la marche rationnelle du monde et à fixer une doctrine de la « praxis », c’est-à-dire d’une pensée conçue, comme le voulait Fichte, sous la forme d’une volonté agissante, dans son opposition constante avec la réalité vivante. Les premières attaques avaient été dirigées, sous l’influence de la Vie de Jésus de D.F. Strauss, contre les religions établies et leurs défenseurs orthodoxes ; puis l’offensive s’était faite politique et sociale. Le principal organe du néo-hégélianisme fut les Hallische Jahrbücher, que le philosophe Arnold Ruge édita avec Echtermayer (1738-1841), dont il poursuivit la publication à Dresde sous le nom de Deutsche Jahrbücher (1841-1843), à Paris enfin sous le nom de Deutsch-Französische Jahrbücher (1844). Après avoir célébré la Prusse comme « l’État de l’intelligence et du bien commun », Ruge s’était retourné violemment contre elle, surtout depuis la « trahison » de Frédéric-Guillaume IV, parce qu’infidèle à l’esprit de la Réforme et des lumières et entachée de piétisme et de bigoterie. Ruge avait longtemps cru qu’une « alliance intellectuelle franco-allemande » libérerait la France de la superstition religieuse, l’Allemagne de l’oppression politique, sur la base d’un nouveau cosmopolitisme ; mais il n’avait eu de contact ni avec la gauche française ni avec les émigrés allemands de Paris ; et son entreprise s’était soldée par un échec.

En principe, le radicalisme politique des jeunes hégéliens s’adressait à un public plus étendu que le libéralisme : d’où l’appel à l’action des masses, d’où une attitude ostensiblement révolutionnaire à la fois contre l’Eglise, la société et l’État absolutiste. Mais, hostiles à tout réformisme, confiants dans le pouvoir de l’esprit de modifier la réalité vivante, les néo-hégéliens s’imaginaient trop volontiers que la marche victorieuse de leurs idées pouvait transformer le monde ; il leur manquait l’appui d’une classe déterminée, et cela à une époque où la bourgeoisie se tournait vers un libéralisme plus constructif et où le monde ouvrier n’avait pas encore d’idéal propre. La plupart d’entre eux allaient s’orienter vers une sorte d’individualisme exacerbé et d’anarchisme individualiste, qui n’était qu’un jeu de l’esprit. Ce fut le cas pour le plus brillant d’entre eux, Bruno Bauer, dont l’influence s’exerça au sein du groupe des « affranchis » (Freien), théologien pénétrant qui avait présenté les Evangiles comme un simple moment de la conscience universelle, et qui, élargissant cette thèse en doctrine générale, montrait que l’histoire était le développement de la conscience universelle, progressant de façon dialectique par la critique, qui avait pour objet d’éliminer les éléments irrationnels du réel. Après avoir été révoqué de l’université de Bonn, Bruno Bauer s’était orienté vers un athéisme militant et une philosophie abstraitement révolutionnaire, tandis que son frère Edgar publiait sous le titre Les tendances libérales de l’Allemagne (1842) une critique venimeuse du « juste milieu ». Incapables de lier la théorie à l’action, les « affranchis » concluaient de leur propre impuissance à une opposition irréductible entre la masse et l’esprit ; ils affirmaient dans leur journal, l’Allgemeine Literaturzeitung, que le salut réside dans une critique « pure », libre et humaine, qui ne saurait s’abaisser aux joutes vulgaires de la politique. Bruno Bauer voit dans l’athéisme de l’Etat, c’est-à-dire entièrement séparé de l’Eglise, la condition de toute sociabilité humaine ; il ne pense pas d’ailleurs que ce soit par la violence que l’homme puisse être libéré de ses chaînes.

L’un des membres de ce groupe, le Franconien Johann Caspar Schmidt, connu sous le nom de Max Stirner, publia en 1844 son livre L’unique et sa propriété, qui, tout en en prenant le contrepied, est en réalité le testament de la philosophie hégélienne à bout de souffle. Ce manifeste anarchiste est l’affirmation de la révolte intérieure du moi, la prise de conscience d’une « unicité » dont l’ignorance a permis aux forces d’oppression d’asservir l’humanité, mais qu’aucune norme abstraite ne saurait faire disparaître. Partant de la force de rupture que possède tout individu, Stirner célèbre l’irréductible exigence du moi qui se situe en dehors et au-dessus de toutes les valeurs considérées comme universelles. Ce n’est que par un vaste travail de « désacralisation », en passant au crible le bagage dont l’ont obéré ses géniteurs et ses éducateurs (D. Guérin), en se débarrassant des préjugés moraux dont il a été abreuvé, en s’ouvrant aux appels de la chair, que l’individu sera sauvé. Ce n’est que si le « moi » comprend que lui seul existe, que disparaîtront toutes les formes d’aliénation et que pourront se produire les « réappropriations » successives : reprise de l’État par « ma puissance », reprise de la société par « mon commerce », reprise de l’humanisme par « ma jouissance personnelle ». Stirner préconise en fin de compte la constitution d’une société d’égoïstes qui, ne demandant rien à ses membres, se mettrait au service de leurs besoins, réduits d’ailleurs au minimum par la pratique de l’ascétisme. Stirner ne nie pas d’ailleurs que l’individu doive avoir des rapports avec ses semblables, mais ceux-ci seront entièrement volontaires et libres, constamment résiliables. Pour le moment du moins, jusqu’au jour où il fut révélé au public par le poète John Mackay, Stirner, qui avait peut-être contribué à libérer Marx de ses illusions « humanistes », est tombé dans l’oubli et n’a exercé aucune influence sur la marche des événements.

Alors qu’une partie de la gauche hégélienne se perdait en des considérations inactuelles, une autre partie des néo-hégéliens, suivant une voie opposée, pensait que la critique de Hegel pouvait conduire à une philosophie de l’action et fixait déjà à cette action un but social. C’est ici qu’il faut faire intervenir le nom de Ludwig Feuerbach, qui dès 1838 avait renversé le rapport établi par Hegel entre le concept et l’être, affirmant la présence de la réalité objective du monde extérieur concret, sensible, et indépendant de la pensée, et dont le livre L’essence du christianisme (1841) fut une révélation pour toute sa génération : « Nous fûmes tous momentanément feuerbachiens », écrira plus tard Engels. Selon Feuerbach en effet, l’homme, en créant à son image un Dieu qui n’a pas d’existence particulière, extériorise et aliène en lui les plus hautes qualités de l’espèce humaine ; ce faisant il s’appauvrit et devient un individu égoïste, isolé de la vie collective ; la libération ne peut venir pour l’homme que de la dissipation de l’illusion religieuse et de la réintégration en son être des qualités attribuées à Dieu. Feuerbach montrait que l’humanisme était lié au problème de l’aliénation : en détournant l’humanité de son existence terrestre, en reportant ses espoirs sur un au-delà chimérique, la religion se changeait « en un vampire qui se nourrissait de sa substance, de sa chair et de son sang » ; aussi l’homme devait-il se réapproprier son essence en niant Dieu, en se proclamant athée. Sans doute le tort de Feuerbach était-il de présenter alors l’aliénation comme un fait purement métaphysique, lié à l’homme considéré en soi, et par conséquent de situer l’activité humaine en dehors de son développement historique. Et pourtant de sa critique de la religion se dégageait une philosophie qui tendait à présenter l’amour collectif de l’humanité comme un impératif sociologique, et qui abolissait, par une transformation radicale des liens sociaux, l’opposition existante entre la réalité inhumaine de l’homme et sa véritable essence. Dans les écrits postérieurs et en particulier dans les Principes de la philosophie de l’avenir (1843), l’éthique feuerbachienne, s’appliquant à l’homme conçu dans sa généralité et dans son uniformité, faisait du triomphe de l’altruisme le but suprême de toute activité, et de l’amour, qui rétablit l’unité dans l’espèce, l’expression la plus haute de la vie humaine. C’est sur ces points que devait se concentrer la réflexion de ses commentateurs, et d’abord des partisans du « socialisme vrai ».

2.8 Moïse Hess et le « socialisme vrai »[modifier | modifier le wikicode]

Précurseur du communisme et futur apôtre du sionisme, Moïse Hess appartenait à une famille juive originaire de Cologne et de stricte observance. Son père, qui possédait à Cologne une raffinerie de sucre, ne sut pas l’intéresser à son entreprise ; sa jeunesse fut une continuelle révolte contre sa famille, ainsi que contre le judaïsme orthodoxe. C’est au cours d’une de ses escapades à Paris qu’il fit connaissance du socialisme. Marqué par la lecture de Spinoza et de Schelling, il donna dans son Histoire sacrée de l’humanité (1837) une interprétation religieuse de l’évolution humaine, au terme de laquelle il envisage un régime de fraternité morale et de communauté des biens, une « nouvelle Jérusalem » : le premier sans doute en Allemagne il exposait une théorie de la révolte sociale provoquée par la misère et la concentration des richesses, et montrait que, du fait même de son développement, le capitalisme, confondu par lui avec l’égoïsme, devenait son propre fossoyeur, la révolution inévitable devant restaurer l’égalité primitive et avec elle le royaume de Dieu. Dans cet ouvrage se mêlaient curieusement des préoccupations messianiques, des réminiscences de la philosophie hégélienne, des idées des socialistes français, Saint-Simon et Fourier. Amené à fréquenter les néo-hégéliens, soucieux, dans le même esprit que von Cieskowski, de transformer la philosophie de Hegel en philosophie de l’action, il interpréta dans sa Triarchie européenne (1840) l’évolution de l’histoire moderne comme dominée par l’effort conjugué de trois pays qui tour à tour contribuent à l’émancipation du genre humain : l’Allemagne par la Réforme, la France par la Révolution de 1789, l’Angleterre enfin, où l’opposition est le plus accentuée entre le paupérisme et l’aristocratie de l’argent, par l’établissement de l’égalité sociale ; déjà pointait l’idée que les solutions apportées par le libéralisme étaient insuffisantes, et que l’émancipation totale ne peut être assurée que par l’abolition de la propriété privée. « Poser la liberté individuelle comme principe régulateur et organisateur de la société est une conception insensée, écrivait-il, qui n’a plus besoin d’être réfutée par la science, étant donné que la vie elle-même l’a réfutée depuis longtemps. » De plus en plus, la philosophie de Feuerbach retenait l’attention de Hess : appliquant dorénavant a l’économie politique la théorie feuerbachienne de l’aliénation religieuse, il montrait que celle-ci n’était que l’expression effective de l’aliénation de l’essence humaine qui se produit en régime capitaliste, où l’ouvrier, exclu de la propriété privée, se voit arracher le fruit de son travail. La loi essentielle est ici en effet celle de la concurrence qui, isolant les individus, généralise l’égoïsme, entraîne l’exploitation de l’homme par l’homme et oblige |es plus faibles à créer ces richesses dont la jouissance leur échappe et à qui ils sacrifient leur propre substance. Pour supprimer cette aliénation, qui prend la forme de l’argent, « ce dieu de la société moderne », Hess préconisait l’instauration d’un régime « communiste », au sein duquel l’homme mènerait une vie conforme à sa « vraie » nature, sur les bases du plus total altruisme. Il suffisait en somme à ses yeux d’appliquer les principes qui avaient guidé Feuerbach à la critique de la société capitaliste : l’idée du communisme n’était pas pour lui autre chose que « la loi vitale de l’amour, transportée dans le domaine social ». Hess devait développer ces idées dans la Rheinische Zeitung, dont il fut le correspondant parisien, puis dans les Vingt et une feuilles de la Suisse, que publiait à Zurich le républicain Herwegh, dans les Annales franco-allemandes de Ruge, avec lequel d’ailleurs il ne put s’entendre. Dans le journal parisien Vorwärts, il donnait de son programme la définition suivante : mettre fin à cette forme de l’esclavage moderne, plus dur que l’esclavage antique, qui incarne dans l’argent le travail aliéné et anéantit l’intime et nécessaire union de l’objet et de celui qui le crée. De retour à Cologne fin 1844, Hess allait devenir aux côtés du journaliste Karl Grün, auteur d’un vaste ouvrage sur Le mouvement social en France et en Belgique, de tendance fouriériste, plus tard traducteur de Proudhon, le principal représentant de ce que Marx et Engels ont appelé par dérision le « socialisme vrai ».

Cette forme de pensée socialiste devait à partir de 1844 se répandre en Allemagne, et en particulier dans ses provinces occidentales, témoignant de l’intérêt grandissant porté dans les milieux intellectuels allemands, pour les questions sociales. Le plus considérable des journaux fut la Gazette de Trèves (Trierische Zeitung), dirigée par l’imprimeur Walthr qui fit entrer dans la rédaction plusieurs membres de la défunte Gazette rhénane, et en particulier ce Peter Cobenzl, de Berncastel, qui avait renseigné Marx sur la situation des vignerons de la Moselle. De moindre importance sont le Sprecher de Wesel, où l’influence de Grün fut prépondérante, le Gesellschafsspigel de Elberfeld, qui fut dirigé par Hess, les Rheinische Jahrbücher zur Gesellschaftlicher Reform et le Deutsches Bürgerbuch, rédigés à Darmstadt par le feuilletonniste Herman Püttmann, le Demokratisches Taschenbuch de l’éditeur leipzigois Ottokar Weller, marqué par l’athéisme feuerbachien et l’anarchisme stirnérien, le Westfälischer Dampfboot que publiait à Bielefeld le Dr Otto Lüning, éditeur de la revue Das Buch gehört dem Volke, au centre d’un « foyer communiste » qui s’étendait à plusieurs cités westphaliennes. Quant à la Zeitungshalle de Berlin, son directeur, Gustav Julius, qui touchait de près le milieu des Bauer, combinait le « vrai socialisme » avec l’hégélianisme de gauche.

Ces divers publicistes pensaient que toute lutte devait être précédée d’une prise de conscience par l’homme de sa véritable nature : prise de conscience qui était pour eux l’élément essentiel de la transformation de la société capitaliste en société communiste. Ils n’ont jamais voulu voir que la réalisation du socialisme était liée au triomphe du prolétariat, dont la misère était la justification de leurs vues sur la société, mais non pas le levier qui devait condamner à la disparition le monde capitaliste ; et c’était au nom de l’« humanité », non du prolétariat, qu’ils prétendaient mener le combat pour l’avènement du socialisme. Cette conception purement idéologique les amenait souvent à condamner toute activité politique comme stérile et à diriger leurs critiques contre le libéralisme dans lequel ils voyaient, non pas un stade nécessaire du développement économique, mais seulement un moyen utilisé par la bourgeoisie pour réaliser ses fins égoïstes. Ils se contentaient de démontrer que les questions constitutionnelles n’intéressaient pas réellement le peuple, qui a besoin « de travail et de pain », et qui doit se tenir à l’écart des luttes politiques. « Le problème politique est depuis longtemps sans intérêt, lit-on en 1846 dans la Gazette de Trèves ; ce n’est pas de Mirabeau dont il s’agit, mais de Robespierre et de Babeuf. » « La politique veut le despotisme des intérêts privés ; elle n’a pas pour but le bonheur harmonieux de l’humanité, mais la satisfaction d’une classe possédante et privilégiée », écrit le Gesellschaftsspiegel : attitude rétrograde qui amène certains « socialistes vrais » à prendre le parti de l’État absolutiste contre l’opposition libérale en Prusse. Cependant, s’il est certain que les « socialistes vrais » n’ont pas entrevu la perspective de la révolution communiste comme suite de l’aggravation de la lutte entre bourgeoisie et prolétariat, il serait injuste de nier chez eux toute compréhension à l’égard des oppositions de classes qui s’ébauchent alors en Allemagne : outre que le Gesellschaftsspiegel apporte quantité de renseignements d’une valeur inestimable sur la situation du monde ouvrier et l’esprit qui anime certaines sphères du patronat, il n’a pas manqué d’esprits perspicaces pour définir les forces sociales en présence et leurs antagonismes. Si les attaques contre l’égoïsme et le mammonisme de l’aristocratie d’argent prennent chez Ernest Dronke des accents utopiques, les descriptions dans son livre Berlin (1846) de la structure sociale de la capitale prussienne dénotent un sens aigu de l’observation. Mais surtout le jeune Josef Weydemeyer, beau-frère de Lüning, alors jeune officier d’artillerie, plus tard ingénieur sur la ligne Cologne-Minden, devait montrer dans ses articles de la Trierische Zeitung, puis du Westfälischer Dampfboot, que le libéralisme bourgeois, s’il était dicté par des considérations de classe, avait pourtant un caractère progressiste, et que l’avènement d’un régime constitutionnel et parlementaire était conforme aux intérêts de la classe ouvrière. Weydemeyer devait contribuer à faire connaître la pensée de Marx et d’Engels dans les milieux socialistes allemands et leur apprendre à réfléchir sur le rôle de l’économie dans le devenir de la société.

Ce qui est certain, c’est que le « socialisme vrai » s’est servi d’une littérature trop abstraite et trop inactuelle pour avoir une influence réelle sur les masses allemandes. Sans doute Engels, alors de passage en Allemagne, écrit-il à l’automne 1844 une lettre enthousiaste au New Moral world pour annoncer que « le socialisme est dorénavant passé à l’« ordre du jour ». Quand Hess et lui tentent d’organiser au début de l’année 1845 desconférences communistes dans le Wuppertal, ils obtiennent un vif succès, jusqu’au jour où la police se décide à fermer les portes ; mais ils doivent constater que, si la population entière est venue aux réunions, « de l’aristocratie d’argent jusqu’à l’épicerie », le prolétariat était entièrement absent. « La présomption de certains hommes de lettres orientés dans le sens du communisme, constate le ministre prussien Eichhorn, leur retire toute possibilité d’agir sur une masse encore inculte. » Il est caractéristique que Hess ait fait appel moins au prolétariat, encore très frustre, qu’à la bourgeoisie cultivée pour résoudre le problème social. La mise en question de la propriété effraye l’ouvrier qui, à peine sorti de sa ferme ou de son échoppe, rêve de revenir à ses premières pénates, cette fois comme propriétaire.

Hess devait d’ailleurs bientôt cesser de jouer un rôle prépondérant dans le mouvement socialiste. Certes il se rapprocha sur certains points de Marx — il a même collaboré à la rédaction de l’Idéologie allemande ; et en octobre 1847 il écrira dans la Deutsche Brüsseler Zeitung des articles où, dans un langage marxiste il dénoncera les contradictions du régime capitaliste et engagera le prolétariat dans la voie d’une action violente. Mais en fait il n’a jamais établi qu’une sorte de synthèse entre le socialisme scientifique et le socialisme vrai ; en particulier, il ne put jamais faire sien le point de vue selon lequel une révolution bourgeoise devait en Allemagne précéder une révolution prolétarienne. La rupture entre Marx et lui était consommée au début de l’année 1848.

2.9 La formation de la pensée de Marx et d’Engels[modifier | modifier le wikicode]

Né à Trêves en 1818, Karl Marx appartenait à une famille qui avait donné à la religion juive un très grand nombre de rabbins ; l’un de ses ancêtres avait été en 1565 recteur de l’université talmudique de Padoue. Son père, quoique fort modéré, appartenait à l’opposition libérale ; mais, pour faire carrière d’avocat, il s’était converti au protestantisme et avait fait baptiser ses enfants. Elevé dans une ambiance rationaliste et cultivée, lié avec la famille des Westphalen dont il devait tirer plus tard sa femme Jenny, le jeune Marx fit ses études de droit à l’Université de Bonn, puis à celle de Berlin, où il suivit les cours de Gans. C’est dans cette ville qu’il entra en relation, à travers le Doktorclub, avec le groupe des Freien, dont il subit l’influence, mais dont il se dégagea assez rapidement. Sa dissertation sur La différence entre la philosophie de la nature chez Démocrite et chez Epicure (1841) montre déjà une attitude critique à l’égard de la pensée de Hegel, à la méthode duquel il restera attaché, tout en se dégageant de son système. Selon lui, la philosophie est incompatible avec la religion. Il reproche aux Freien leur respect pour la pensée du maître, et se refuse à distinguer entre un Hegel exotérique et conservateur, et un Hegel ésotérique, réservé à un petit nombre d’initiés. De l’ascendant dont il jouit à vingt-trois ans auprès de ses compagnons d’études témoigne cette lettre de Moïse Hess de septembre 1841 : « Il joint à l’esprit philosophique le plus profond et le plus sérieux l’ironie la plus mordante. Représente-toi Rousseau, Voltaire, Holbach, Lessing, Heine et Hegel, je ne dis pas rassemblés, mais confondus en une seule personne, et tu auras le Dr Marx. »

Cependant ses préoccupations demeuraient alors essentiellement philosophiques. L’orientation vers le réel a été le fait de sa collaboration à la Rheinische Zeitung, organe colonais appartenant à l’aile gauche du libéralisme rhénan. S’il ne put, en tant que rédacteur en chef de ce journal (octobre 1842-mars 1843), lui imprimer l’orientation qu’il souhaitait, il réussit malgré tout à écarter de la rédaction les éléments « nihilistes », qui, tels les frères Bauer, inclinaient vers une sorte d’anarchisme individualiste. « Je les invitai, écrit-il alors à Ruge, à ne pas se contenter de phrases pompeuses, de vagues raisonnements, à ne pas se montrer trop complaisants vis-à-vis d’eux-mêmes, à s’attacher à analyser exactement les situations concrètes et à faire preuve de connaissances précises. » Mais surtout, dans les articles qu’il a consacrés aux vols de bois dans les forêts de l’Eifel et à la misère des vignerons de la Moselle, ainsi que dans ses attaques contre la censure, il a fait la démonstration que l’Etat, loin d’être l’expression de l’idée divine, comme le pensait Hegel, était en réalité au service des classes sociales dominantes ; c’est la collusion de l’État avec les intérêts particuliers qu’il dénonce comme l’un des abus du monde contemporain. Il se rend compte en étudiant l’utilisation que les possédants font de la législation, que les conditions de la vie matérielle sont déterminantes pour l’action des hommes. Au cours d’une longue lutte qui le met en contact avec la réalité quotidienne, il voit que les faits sont plus forts que les idées et qu’il importe, par une révision de la doctrine hégélienne, d’adapter non pas la réalité à l’idée, mais l’idée à la réalité (A. Cornu). S’il écarte encore le communisme, c’est celui des utopistes français qu’il condamne ; mais déjà les premiers coups sont portés à une conception idéaliste du monde.

La Gazette rhénane ayant été interdite et le combat politique étant apparu a Marx comme impossible à mener en Allemagne, il s’est installé à Paris, où il participe à la rédaction des Annales franco-allemandes aux côtés de Ruge, dans le dessein de faire passer la critique théorique au plan de l’action pratique, inspirée des Français. C’est aussi les années où il rompt définitivement avec Hegel, dont il a entrepris dans l’été 1843 la critique de philosophie du droit. Sans doute Marx se trouve-t-il alors très proche de Feuerbach, dont il retient le renversement philosophique des rapports entre l’être et la pensée, ainsi que les préoccupations « humanistes », en déduisant la nécessité de réconcilier l’homme avec sa nature profonde par une action efficace sur la société. La correspondance avec Ruge, Feuerbach et Bakounine qui est publiée dans les Annales démontre à quel point est vif son souci du monde réel : l’État politique n’est plus, à ses yeux, l’incarnation de l’universel, mais une réalité qu’il s’agit de soumettre à la critique, comme toutes les autres. Ce n’est plus l’idée de l’État qui crée et dirige la société civile, mais au contraire la société civile qui détermine la nature de l’Etat. L’Etat, tel qu’il doit être, ne sera donc pas la réalisation de la théorie, mais sera tiré de la critique du monde tel qu’il existe, et cette critique s’identifiera aux luttes politiques (Bottigelli). Quant aux articles de Marx publiés dans les Annales de 1844 et qui portent l’un sur la question juive, le second sur La philosophie du droit de Hegel, ils confirment ce progrès remarquable dans la démystification des concepts hégéliens : la société civile n’est plus que la sphère des intérêts privés, de l’aliénation et de l’égoïsme ; la véritable révolution ne peut être que générique et universelle, en restituant à l’homme la plénitude de son essence. A la révolution politique, qui se contente de modifier la forme de l’État sans transformer la société, il importe d’opposer l’émancipation humaine, impliquant l’abolition de la société bourgeoise et de l’État qui en est le soutien. Or, réfléchissant sur la situation de l’Allemagne contemporaine, Marx démontre que, faute d’une bourgeoisie forte, il ne saurait y avoir dans ce pays de révolution politique ; mais du fait même que l’Allemagne accumule tous les « péchés » du monde moderne, qu’elle touche le fond de la déchéance et de l’aliénation, elle est susceptible de faire une révolution « totale » : « En Allemagne, écrit-il, aucune forme de servitude ne peut être brisée sans briser toute forme de servitude. L’Allemagne, qui va au fond des choses, ne peut faire de révolution sans faire de révolution de fond en comble. » Or, il existe une classe dont les chaînes sont radicales, qui ne représente pas une injustice particulière, mais l’injustice en soi : le prolétariat. Et déjà se trouve exprimée par Marx l’alliance nécessaire entre la philosophie et le prolétariat, « la tête de cette émancipation étant la philosophie et le cœur le prolétariat ».

A Paris, qui est pour lui surtout le siège de la grande Révolution, Marx a retrouvé une importante colonie allemande où se côtoient des artisans, des aventuriers littéraires, des intellectuels de premier plan, comme Heine avec lequel ses relations se font de plus en plus étroites, des journalistes, comme German Mäurer et le Dr Ewerbeck, qui rédigèrent à Paris de nombreux journaux proches de la Ligue des Justes. Le plus remarquable de ces organes de presse fut en 1844 le Vorwärts, fondé par un homme d’affaires fort entreprenant, Henri Bôrnstein, d’abord simple feuille d’information où son rédacteur en chef, Adalbert von Bornstedt, à la solde du gouvernement prussien, publiait des articles réactionnaires, mais à qui C. Bernays conféra bientôt une attitude oppositionnelle. Henri Heine, qui, bouleversé par la révolte des tisserands silésiens, avait déjà reconnu toute l’importance historique du communisme, pour lequel il éprouvait un singulier mélange d’attachement et de crainte, y fit paraître ses plus violentes attaques contre la Prusse de Frédéric-Guillaume IV. C’est dans ce journal que s’affirma de la façon la plus évidente la séparation entre la démocratie radicale et petite-bourgeoise de Ruge et la conception communiste qui était dorénavant celle de Marx. A Ruge, qui avait dénié au prolétariat allemand, à l’occasion de la révolte des tisserands, à ses yeux simple soulèvement de la faim, le droit de faire sa propre révolution, Marx avait répondu avec véhémence que le prolétariat allemand avait manifesté à cette occasion une maturité et une endurance remarquables : « Il faut reconnaître en lui, écrivait-il, le théoricien du prolétariat européen, comme le prolétariat anglais en est le guide sur le plan économique et le prolétariat français sur le plan politique. » L’État n’étant selon Marx qu’une organisation politique d’une société génératrice de paupérisme, il ne pouvait, du fait de sa nature même, abolir le paupérisme. Marx établissait la distinction entre une révolution politique, qui est la protestation d’une classe particulière contre son isolement dans l’Etat, et une révolution sociale, qui est la protestation de l’homme contre son exclusion de la communauté humaine.

Toutefois l’idée que Marx se fait de l’homme reste à cette date encore abstraite. C’est ici qu’il faut faire intervenir dans l’élaboration de la pensée marxiste l’influence de Frédéric Engels, qui disposait alors de connaissances d’économie politique plus complètes que Marx. La voie qui avait conduit Engels au socialisme avait été sensiblement différente de celle qu’avait suivie Marx : né en 1820 à Barmen d’une famille d’industriels du textile, mais ayant su échapper à l’atmosphère familiale conservatrice et au piétisme rigoureux qui régnait dans le Wuppertal, Engels unissait à une forte culture classique la connaissance des affaires qu’il avait perfectionnée lors d’un stage dans une maison de commerce de Brême, plus tard au cours de séjours en Angleterre, en particulier à Manchester. Ses sympathies politiques l’avaient longtemps rapproché de la Jeune-Allemagne ; c’est a Heine et à Borne qu’il devait l’essentiel de ses idées ; et il avait en 1839 collaboré au Telegraph que Gutzkow faisait paraître à Hambourg et à qui il confia, sous le pseudonyme de Friedric Oswald, ses « Lettres de la vallée de la Wupper ». Mais, lui aussi, au cours de son volontariat à Berlin (1842), avait fréquenté le milieu des « Affranchis », parmi lesquels il ne se déplut pas, sans toutefois partager leurs excès. C’est dire qu’il était fort redevable à la philosophie allemande — il avait rédigé deux pamphlets contre Schelling, dont il avait suivi les cours à Berlin —, mais, contrairement à la démarche de Marx, c’est le radicalisme politique qui l’a conduit à la lecture des textes philosophiques, qu’il s’agisse de Hegel ou de Feuerbach. >>Ce fut en tout cas la connaissance des choses d’Angleterre, acquises au contact du chartiste Julian Harney, qui lui a inspiré ses deux contributions, fin 1843, aux Annales franco-allemandes, l’une étant une critique de Carlyle en tant que restaurateur d’un passé anachronique, l’autre une analyse des théories de l’économie classique, mises en rapport avec les forces de production à une époque donnée. Il y présentait l’avilissement de l’homme comme l’aboutissement nécessaire de tout le développement économique, la conséquence ultime du droit de propriété privée ; il démontrait que l’humanisme cher à Feuerbach n’avait de chance de se réaliser et par conséquent l’aliénation de disparaître, que dans le cadre d’une économie reposant sur la suppression de la concurrence et des antagonismes de classes.

L’importance de l’économie politique a donc été révélée à Marx par Engels, qui, lors de leur rencontre en 1842 à Cologne, ne lui avait fait qu’une médiocre impression, mais auquel le lie depuis 1844 une profonde amitié qui ne cessera qu’avec la tombe. Déjà dans les Manuscrits de 1844 sur « l’économie politique et la philosophie », qui n’ont pas été alors l’objet d’une élaboration définitive, se manifestent les nouvelles préoccupations de Marx : à partir des économistes classiques, Smith et Ricardo, dont il reprend le vocabulaire, mais critique la méthode, il va démontrer que la propriété privée ne peut être acceptée comme une vérité éternelle, qu’elle doit être soumise à la prospection historique, et qu’elle est la conséquence d’une aliénation en régime capitaliste du travail qui, de manifestation spontanée des forces essentielles de l’homme, se transforme en une activité contingente et aléatoire : contraint en effet de vendre son travail, l’ouvrier qui reçoit pour salaire beaucoup moins qu’il ne produit, s’appauvrit et se déprécie dans la mesure même où sa production gagne en volume et en valeur. Vue sous cet angle, l’aliénation cessait d’être une malédiction immanente au destin de l’homme, mais trouvait sa source concrète dans l’ensemble social où se débattait le travail humain. Bref, l’aliénation devenait pour Marx un phénomène essentiellement social, dont l’abolition nécessitait une transformation profonde de la société. Il restait évident aux yeux de Marx que le retour de l’homme à sa nature propre était liée à l’abolition de la propriété privée, donc à l’avènement du communisme ; toutefois celui-ci n’apparaissait désormais plus comme une utopie ou comme une simple exigence de la morale, mais comme le résultat nécessaire du système économique et de la lutte des classes qui en découlait. Très différent de ce communisme « grossier », de ce communisme de « partageux », qui n’est qu’un retour à une sorte d’âge d’or placé arbitrairement au début de l’histoire humaine, et qui aurait pour effet une vie primitive et ascétique, le communisme dont Marx donne la définition apparaissait comme l’aboutissement nécessaire du mouvement de l’histoire. Comme venait de le suggérer Wilhelm Schulz dans son livre Le mouvement de la production (1843) qui expliquait la marche de l’histoire par celui des besoins de l’humanité et qui conduisait à une conception matérialiste de l’histoire, Marx mettait en avant l’importance des faits économiques ; et déjà perçait l’idée que la religion, la famille, le droit, l’État lui-même n’étaient qu’une superstructure idéologique qui obéissait aux lois de la production, elles-mêmes conditionnées par l’histoire.

Il était naturel que Marx et Engels, qui avaient constaté à Paris l’identité de leurs préoccupations, éprouvassent le besoin de fixer leurs idées par rapport à celles de leurs anciens amis et de marquer le chemin parcouru. Ce fut là l’origine de La Sainte Famille (février 1845), qui fut dirigée contre les frères Bauer et leur ami Stirner, ainsi que contre d’autres écrivains étrangers, comme Eugène Sue et Proudhon. Dénonçant « avec une ardeur polémique aiguë, par trop querelleuse et emphatique » (Mehring) les méthodes critiques des néo-hégéliens comme un relent caricatural d’idéalisme, Marx et Engels définissent les premiers linéaments de ce qui sera le matérialisme dialectique, à savoir que c’est l’être qui détermine la conscience et que les idées sont liées aux circonstances de la vie réelle des hommes : c’est dans la mesure où elles expriment les intérêts d’une classe montante qu’elles prennent leur véritable force et qu’elles deviennent le moteur de l’histoire. Dès lors l’essentiel de la pensée de Marx ne porte plus sur la réalisation par les hommes de leur essence, mais sur les conditions de classes, qui sont la cause de l’aliénation. A propos de la Révolution française, à laquelle il consacre à Paris de vastes études — il a songé à écrire une histoire de la Convention —, Marx porte sa démonstration sur les rapports entre bourgeoisie et prolétariat, qui ont entre eux des relations de nécessité, la bourgeoisie produisant dans le prolétariat la classe sociale qui mettra fin à son existence. Ce n’est plus, aux yeux de Marx, un certain idéal d’humanité, mais le développement de certaines contradictions au sein de la société qui entraînera l’avènement du communisme. Si la notion d’aliénation n’est pas exclue de La Sainte Famille et si c’est encore par référence à l’humanité qu’il définit la mission historique du prolétariat, la révolution tend de plus en plus à se formuler en termes objectifs de transformation Pratique du monde, de moins en moins en termes philosophiques de transformation de l’homme.

Pour Marx, ces réflexions signifiaient la rupture définitive avec l’humanisme feuerbachien. A Bruxelles, où il s’est réfugié à la suite de son expulsion par la police parisienne, il jette sur ses carnets quelques notes qui deviendront les fameuses Thèses sur Feuerbach, qu’Engels publiera après sa mort et qui seront qualifiées par lui comme « le premier document où soit déposé le germe génial de la nouvelle conception du monde ». Marx reproche à l’auteur de l’Essence du christianisme de faire abstraction du cours de l’histoire et de considérer le monde sensible comme une donnée immuable ; certes, Feuerbach a dénoncé l’illusion religieuse, mais il ne l’a pas supprimée : il est indispensable de faire intervenir la pratique sociale, par laquelle l’homme est en état de modifier les rapports avec la société civile et l’Etat. Il existe en effet, selon Marx, entre l’homme et son milieu un rapport d’interaction : dans sa lutte contre le milieu, l’homme le transforme et, en le transformant, se transforme lui-même ; la nature humaine est ce que la fait, à tout moment de l’histoire, l’activité productrice de l’homme. « Les philosophes, conçut-il, n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; or il s’agit de le transformer. » Pour agir consciemment en vue de réaliser le socialisme, la classe ouvrière, dont l’action cessera d’être aveugle et abandonnera les révoltes sans lendemain, devra avoir la conscience scientifique de la « pratique sociale ».

C’est à la définition de cette « pratique sociale » que travaille également Engels en publiant, vers la même époque, son livre La situation actuelle de la classe laborieuse en Angleterre, qui eut un énorme écho dans toute l’Allemagne cultivée. Il ne s’agissait pas seulement pour lui de faire connaître l’état moral et matériel de l’ouvrier britannique, les conséquences du développement du machinisme, l’évolution du capitalisme britannique marquée par des crises périodiques de plus en plus intenses, l’existence d’une « armée de réserve de chômeurs » et le renforcement de l’exploitation du travail avec l’élargissement de la production. Il cherchait à démontrer que le prolétariat avait une mission à remplir et qu’il était capable de percer à jour les mécanismes de l’économie et du développement social. Toutefois, si critique à l’égard des socialistes de son temps, Engels n’apparaît pas encore dans cet ouvrage dégagé de tout utopisme : il pense que le communisme se situe « au-dessus de l’antagonisme entre prolétariat et bourgeoisie » et qu’il sera possible de convertir la meilleure partie de celle-ci à ses idées ; il demeure persuadé que la vérité du communisme est telle qu’elle devra s’imposer aux esprits cultivés.

L’ouvrage décisif dans lequel s’exprime la collaboration de Marx et d’Engels est l’Idéologie allemande, qui fut rédigé à Bruxelles, où les deux hommes s’étaient retrouvés, au cours de l’année 1846. « Quand, au printemps 1845, Engels vint lui aussi s’établir à Bruxelles, écrira Marx plus tard, nous résolûmes de travailler en commun à dégager l’antagonisme existant entre notre manière de voir et la conception idéologique de la philosophie allemande, en fait de régler nos comptes avec notre conscience philosophique d’autrefois. Ce dessein fut réalisé sous la forme d’une critique de la philosophie post-hégélienne... Nous abandonnâmes d’autant plus volontiers le manuscrit à la critique rongeuse des vers que nous avions atteint notre but principal, voir clair en nous-mêmes. » Il s’agit ici d’un essai de caractère polémique, dirigé contre toutes les formes d’utopisme, et qui n’a été publié que beaucoup plus tard. L’apport essentiel de cet ouvrage réside dans l’analyse de la division du travail, qui porte en elle la contradiction fondamentale inhérente à sa propriété privée, et qui est à l’origine de la division de la société en classes : la bourgeoisie est issue de la spécialisation d’un certain nombre d’individus dans les fonctions du commerce. D’une façon générale, l’histoire apparaît à Marx et Engels comme liée aux formes de production et d’échange, qu’ils étudient dans le cadre de la société tribale, de la société communale, de la société féodale, enfin de la société moderne, où s’élaborent les rapports de production capitaliste et où se développe une classe autonome de marchands. L’État n est jamais que l’expression des aspirations de la classe dominante ; et la forme juridique que se donne cet État n’est en dernière analyse que l’expression dans le monde des idées du mode dominant de production. Le matérialisme dont est donnée ici la définition n’est d’ailleurs pas seulement historique, mais encore dialectique, en ce sens que, d’après Marx et Engels, le mouvement de l’histoire ne s’opère pas de façon linéaire, sous la forme d’une évolution continue, mais sous l’effet d’une opposition qui s’établit entre les forces de production et les rapports sociaux issus de ces formes ; et cette transformation dialectique, loin d’être mécanique et fatale, demeure l’œuvre constante des classes opprimées, en lutte contre les classes dominantes. Le communisme n’est plus, dans cette perspective, un idéal sur lequel l’individu doit se régler, mais le mouvement réel de la société abolissant l’état actuel des rapports sociaux. « Le communisme n’est pas pour nous un état qui doit être établi, ni un idéal d’après lequel la réalité doit se comporter. Nous appelons communisme le mouvement réel qui supprime l’état de choses actuel. » A cette abolition les hommes peuvent travailler, dans la mesure où ils ont conscience des lois qui régissent l’évolution de la société ; et l’Idéologie allemande contient un appel à cette lutte sociale qui fait écho aux dernières propositions des Thèses sur Feuerbach : « En réalité, pour le matérialiste pratique, c’est-à-dire pour le communiste, il s’agit de révolutionner le monde existant, d’attaquer et de transformer l’état de choses qu’il a trouvé. » L’Idéologie apparaît donc comme le terme d’une longue évolution, qui marque la rupture complète avec l’abstraction feuerbachienne, avec le concept d’aliénation, ainsi qu’avec toute la problématique des Manuscrits de 1844, et qui fournit Une interprétation entièrement nouvelle de l’histoire du monde. En ce sens, cette œuvre représente une « coupure épistémologique » dans l’œuvre de Marx : le thème central de sa réflexion n’est plus l’homme, mais le complexe économico-social. Certes, la terminologie marxiste n’est pas encore entièrement élaborée ; l’analyse économique est souvent encore embryonnaire ; et il reste des traces d’utopisme, comme dans l’affirmation de la disparition de la division du travail dans une société collectiviste. Il n’en reste pas moins que l’Idéologie allemande est l’ouvrage dans lequel Marx et Engels ont jeté les bases du socialisme scientifique.

L’on a beaucoup discuté sur l’interprétation qui devait être donnée à la pensée du « jeune Marx ». L’on a soutenu qu’il était nécessaire de faire un choix entre les deux Marx, celui des écrits de jeunesse et celui du Capital ; pour les uns l’œuvre du jeune Marx, non encore libérée de l’influence feuerbachienne, n’a pas atteint sa maturité et ne peut faire corps avec l’ensemble du système ; d’autres au contraire ont donné leur préférence aux premières œuvres, plus humaines, éprises de justice, sensibles à l’enthousiasme, et les ont utilisées contre le marxisme sous sa forme classique, reprochant à Marx d’avoir ensuite sacrifié la philosophie à l’économie, l’éthique à la science, l’homme à l’histoire. Il apparaît plus exact de dire qu’il est impossible de parler d’une rupture entre les deux Marx, qu’il existe un problème fondamental qui l’a constamment préoccupé, celui de la libération de l’homme, et, quelles que soient les différences qu’elle peut comporter dans les diverses étapes de son développement, son œuvre constitue un tout organique indissoluble : ses œuvres de jeunesse ne deviennent claires que dans l’éclairage du socialisme scientifique qui s’exprime à l’âge mûr. La pensée de Marx est une pensée qui se développe, un tout vivant avec ses contradictions, ses retards et ses promesses d’avenir (Bottigelli). Quant aux œuvres elles-mêmes, elles ne peuvent être expliquées sous le signe de la réflexion théorique : il ne suffit pas de montrer que Marx a « remis sur pied » le système hégélien, en se débarrassant de son contenu idéologique, mais en conservant sa méthode ; qu’il a étendu à l’histoire le matérialisme de Feuerbach et que sa pensée procède par une série de « dépassements successifs », allant du stade critique à l’égard de la religion et de la philosophie, à la recherche des conditions économiques du devenir historique et à la définition d’une « praxis » révolutionnaire. Mais il importe de faire intervenir le monde « donné » dans lequel Marx et Engels ont été amenés à penser, ainsi que les conquêtes concrètes qu’ils ont faites en histoire, en sociologie et en économie politique, donc de tenir compte de la « couche idéologique » qu’ils ont du secouer dans une Allemagne sous-développée socialement, mais sur-développée sur le plan philosophique, de la découverte qu’ils ont faite de la France et de l’Angleterre où apparaissaient déjà formées les conditions de la lutte des classes, enfin la projection de ces expériences sur la réalité allemande (Althusser).

2.10 Les moyens d’action de Marx et d’Engels avant 1848[modifier | modifier le wikicode]

Si Marx et Engels avaient eu pour préoccupation essentielle de donner une base scientifique à leur socialisme, ils n’avaient pas négligé de conquérir à leurs vues le prolétariat européen, et en particulier le prolétariat allemand. Ils étaient en effet convaincus du caractère international du mouvement communiste. De quels moyens d’action disposaient-ils à la veille des Révolutions de 1848 ?

Le point de départ de leur influence a été le Comité de correspondance qu’ils avaient créé à Bruxelles au début de 1846 avec le Belge Philippe Gigot, et qui accomplit un énorme travail en tant que centre d’organisation et de divulgation de l’idéologie communiste, en particulier dans les milieux de la Ligue des Justes. C’est par des circulaires lithographiées que ce comité mena la lutte contre les conceptions artisanales de Weitling, confondu par Marx au cours d’un affrontement à Bruxelles le 30 mars 1846 ; qu’une campagne put être menée contre les tenants du « socialisme vrai » et de tout socialisme à teinte religieuse, en particulier contre Hermann Kriege, rédacteur du Volkstribun de New York, accusé de transformer la pensée sociale en une « rumination sur l’amour » et de confondre « communisme » et« communion » ; que fut affermi l’ascendant de Marx sur certains journaux, comme le Westfälischer Dampfboot. Un vaste travail de clarification et de structuration put être ainsi opéré, qui portait à la fois sur la nature du socialisme et le but à atteindre au cours de la prochaine révolution.

C’est par l’intermédiaire de la Ligue des Justes, et en particulier de sa section londonienne, que les marxistes vont exercer l’essentiel de leur influence. Reprise en main en 1846 par Schapper et Moll, liée au chartiste Harney, ainsi qu’aux Fraternal Democrats, elle s’était détournée, sans doute sous l’influence de deux émigrés, le peintre Karl Pfänder et le tailleur Georg Eccarius, de ce communisme philosophique et sentimental qui, sous l’influence de Weitling, puis de Karl Grün, avait été longtemps le sien. Lors de son congrès en juin 1847, qui avait été précédé d’une démarche de Moll auprès de Marx à Bruxelles, la Ligue des Justes avait pris le nom de Ligue des Communistes et substitué à la devise : « Tous les hommes sont frères », celle : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Des projets de statuts et de programmes avaient été envoyés aux diverses communautés et largement divulgués, jusqu’à Genève, Stockholm et New York. En septembre 1847 avait paru à Londres la Kommunistische Zeitschrift, qui donnait ses directives en cas de révolution : la classe ouvrière devait considérer que son principal ennemi était la féodalité, et en conséquence chercher, aux côtés de la bourgeoisie, à s’assurer les droits de réunion et de presse. « Nous savons, écrivait Schapper, que nous ne pouvons entrer dans le monde meilleur sans avoir d’abord conquis de haute lutte nos droits politiques. » « Nous ne pensons pas, ajoutait-il, qu’aussitôt après un combat soutenu victorieusement, la communauté de biens puisse être introduite comme par enchantement... une période de transition, plus ou moins longue selon les circonstances, sera nécessaire. » En décembre, se tint enfin à Londres, sous la présidence de Schapper, et en présence d’un grand nombre de militants, comme Harney pour l’Angleterre, et Victor Tedesco, représentant du cercle de Liège, le second congrès de la Ligue, auquel participèrent activement Marx à titre de délégué de la communauté de Bruxelles et Engels à titre de délégué de la section parisienne, et où, surmontant non sans difficulté les suprêmes résistances qui s’opposaient à leurs conceptions révolutionnaires, ils substituèrent définitivement leur théorie du socialisme scientifique aux doctrines utopistes. Les statuts de la Ligue furent votés, qui reposaient sur le principe du centralisme démocratique et éliminaient son caractère « conspiratif ». Le but de la Ligue, déclarait le nouveau programme, est « le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, l’abolition de la vieille société de classes et la fondation d’une société nouvelle, sans classe ni propriété privée ». Marx et Engels étaient chargés de rédiger un Manifeste communiste.

Vers la même époque fut créé à Bruxelles le Deutscher Arbeiterverein, que dirigea un ouvrier d’origine mayençaise, Karl Wallau, et qui eut Wilhelm Wolff pour secrétaire. C’est comme représentant de ce groupement que Marx, accompagné de Georg Weerth, comparut au Congrès international des Economistes qui se tint à Bruxelles en septembre 1847 et prépara une intervention sur les questions de protection et de libre-échange. Marx fut également très actif, en tant que vice-président, au sein de la Société démocratique que dirige l’avocat belge Jottrand et dans laquelle sont entrés un grand nombre d’émigrés polonais, français et allemands ; c’est ce groupement qu’il représente en novembre 1847 au congrès londonien des Fraternal Democrats, à l’occasion duquel Frédéric Engels avait défini la notion d’une « Internationale du prolétariat ». A ces différents organismes la Deutsche Brüsseler Zeitung sert de trait d’union depuis le début de l’année 1847 : Marx ne collabora qu’avec réticence à ce journal, qu’avait fondé Adalbert von Bronstedt, un policier au louche passé ; il devait cependant en faire une excellente tribune pour la lutte contre le socialisme utopique et une source d’information sur les événements politiques qui se déroulaient alors en Prusse à l’occasion de la réunion du Landtag uni. Il importe en effet, aux yeux de Marx, de faire la démonstration que les ouvriers ont un rôle à jouer dans la révolution démocratique qui se profile à l’horizon, et que, contrairement à ce que leur conseillent les « socialistes vrais », leur intervention est indispensable aux côtés de la bourgeoisie, tant que le système féodal ne sera pas liquidé. Aussi s’emploie-t-il à mettre la classe ouvrière au courant de toutes les perspectives révolutionnaires, à faire appel à sa « raison informée » ; et c’est à ce travail d’éclaircissement qu’il consacre ses polémiques, soit qu’il mette en garde dans sa Misère de la philosophie (1847) contre les conceptions de Proudhon sur l’économie politique, marquées d’idéalisme et de moralisme, et qui conduisent à un « réformisme petit-bourgeois », voire même à un simple « combat de retardement », soit qu’il mène la lutte contre le radicalisme « putschiste » et anticommuniste de Karl Heinzen, soit encore qu’il dénonce le danger que pourrait comporter une alliance proposée contre la bourgeoisie à la classe ouvrière par un gouvernement qui se donnerait des allures « socialistes », comme ce fut le cas, sous l’influence de Hermann Wagener, le futur collaborateur de Bismarck, dans le journal officieux de Cologne, le Rheinischer Beobachter. De plus en plus, ce sont les problèmes d’organisation et de tactique de la classe ouvrière, en liaison avec l’ensemble des forces démocratiques, qui prennent de l’importance aux yeux de Marx et de ses amis bruxellois.

De quel appui Marx peut-il disposer en Allemagne ? Liés à la Ligue des Communistes, dont les effectifs sont minimes — tout au plus 500 membres —, mais dont l’autorité s’affirme chaque jour, se sont formés dans plusieurs villes allemandes des petits groupes (kleine Haüflein) de communistes que Weydemeyer pense pouvoir utiliser, du jour où les liens de la censure tomberont et où pourra être fondé dans la province rhénane un journal démocrate. Il a largement contribué, après le séjour qu’il a fait à Bruxelles au printemps 1846, à faire connaître l’état de la pensée de Marx et d’Engels et à créer des comités de correspondance communistes qui puissent la divulguer. Dans plusieurs villes allemandes, du fait du retour d’artisans émigrés, existent des Arbeitervereine qui connaissent les idées de Marx ; en Silésie, Wilhelm Wolff exerce son influence en ce sens, à Kiel le médecin Georg Weber, ancien rédacteur du Vorwärts, tandis qu’à Hambourg Friedrich Martens et Gottlieb Schirges demeuraient davantage attachés à Weitling. Mais c’est en Westphalie et en Rhénanie, à Elberfeld où réside le peintre G.A. Kôttgen, et en particulier à Cologne que Marx et Engels ont conservé les liens les plus solides : après la disparition de la Rheinische Zeitung, l’un de ses rédacteurs, le médecin Karl d’Ester avait publié son Gemeinnütziges Wochenblatt, qui s’était donné pour objectif d’attirer l’attention du monde bourgeois sur les vices du régime capitaliste et de convaincre les ouvriers de se soustraire par l’association à la pression du capital et de la bureaucratie ; c’est dans le même esprit que fut dirigé plus tard (1845) l’Allgemeine Volksblatt, influencé par le « socialisme vrai », mais très proche des intérêts des travailleurs. De leur côté, les « communistes » colonais, le journaliste Heinrich Bürgers et le médecin Roland Daniels, s’étaient rendus à Paris en novembre 1844 pour prendre contact avec Marx. C’est de ces milieux qu’était sortie la tentative pour constituer sous le nom de Société pour l’aide et l’instruction collective (Allgemeiner Hülfs- und Bildungsverein) une sorte d’ébauche d’organisation de la classe ouvrière (1845), qui s’était heurtée aux autorités provinciales. Mais d’Ester avait réussi, à la suite d’une campagne électorale fort chaude, au cours de laquelle avaient été discutées les causes de la crise économique et sociale, à se faire élire au conseil municipal de Cologne en novembre 1846 ; et il y avait mis sur pied une alliance politique avec les repréesntants de la petite bourgeoisie, selon les vœux de Marx. Ainsi s’était développée à Cologne une communauté de la Ligue des Communistes, qui était en relation épistolaire avec le Comité de Bruxelles, et dans laquelle entrèrent, à côté de Moïse Hess et du Dr Andreas Gottschalk, plusieurs officiers exclus de l’armée prussienne, comme Fritz Anneke et August Willich. Certes, il est difficile de dire si une unanimité de vues existait au sein du groupe ; certains, comme Gottschalk, avaient des sympathies weitlingistes ou blanquistes ; il avait toutefois assez de cohésion pour que Marx ait décidé de se transporter à Cologne quand éclata la révolution en Allemagne.

2.11 Le Manifeste communiste[modifier | modifier le wikicode]

Le Manifeste communiste est sorti de la décision prise lors de son congrès de juin 1847 par la Ligue communiste de publier une « profession de foi » dont Engels avait rédigé un schéma, et qui serait présentée aux diverses organisations pour discussion. Or l’on sait que les sections parisiennes, après avoir repoussé un projet de Moïse Hess, chargèrent Engels de définir sous une forme catéchistique (questions et réponses) les Principes du communisme. Lors du congrès de la Ligue en novembre, Marx et Engels, décidés à venir à bout des traces d’utopisme qu’ils croyaient discerner encore au sein de la Ligue, proposèrent de rédiger un Manifeste du Parti communiste ; mais Marx en sera le seul auteur, s’il est vrai qu’il utilisa les travaux antérieurs ; il apportera à cette œuvre cette flamme révolutionnaire et cette forme mobilisatrice qui manquaient entièrement au texte, trop rigoureux, d’Engels. Le Manifeste parut à Londres, fin février 1848.

« L’histoire de toute société, écrit Marx, n’a été jusqu’à ce jour que l’histoire de la lutte des classes », résumant par cette formule une idée qui avait été formulée plus d’une fois avant lui par des socialistes utopiques, et même par des historiens bourgeois, mais dont il a essayé le premier de donner une explication scientifique. Le texte de Marx s’appuie en effet sur une interprétation de l’histoire, en vertu de laquelle d’une part, au sein d’un mode de production donné se développent de nouvelles formes productives, lesquelles font naître une nouvelle classe sociale en antagonisme avec les anciennes classes dominantes, d’autre part l’évolution des institutions et des idées s’explique par les moyens de production et d’échange : celles-là constituant la superstructure, celles-ci l’infrastructure d’un certain état social. Vue sous cet angle, l’histoire fait ressortir la division de la société en deux classes antagonistes, aujourd’hui celle des capitalistes et celle du prolétariat. Certes, dans le passé, la bourgeoisie a été une classe révolutionnaire : elle a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques ; elle n’a laissé subsister entre l’homme et l’homme que le dur « paiement au comptant » ; elle a créé sans cesse de nouvelles techniques, donné un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays, mis à son service des forces naturelles gigantesques. Mais sa mission historique est aujourd’hui terminée. Les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour abattre la féodalité se retourneront contre la bourgeoisie elle-même ; et ce sont les abus eux-mêmes du régime capitaliste miné par des contradictions internes, qui en provoqueront la chute inévitable. La loi de concentration capitaliste sera en effet favorisée par les crises périodiques de surproduction, qui entraîneront la ruine des petits producteurs : d’où, en face d’entreprises toujours plus vastes l’extension de la prolétarisation aux classes moyennes. La ruine sous l’action de la concurrence des petits industriels, des marchands, des artisans, des rentiers et des paysans fait toutes ces victimes dans les rangs du prolétariat, « de sorte, écrit Marx, que celui-ci se recrute dans toutes les classes de la population. Produit authentique de la grande industrie, le prolétariat est la seule classe « vraiment révolutionnaire » : la condition de prolétaire est la négation de toutes les autres classes ; et la révolution prolétarienne prendra un caractère infiniment plus radical que toutes celles qui l’ont précédée. En vertu d’une catastrophe inévitable, viendra un jour l’expropriation automatique des entreprises anonymes. C’est alors que s’établira le régime collectiviste, le régime sans classe, où l’Etat, instrument jusqu’alors d oppression au service d’une classe déterminée, disparaîtra en se résorbant dans la société. « A la place de la société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement dechacun est la condition du libre développement de tous. » Ce stade final, dont Marx se garde de dresser le tableau, sera toutefois précédé de mesures de transition, de caractère juridique, économique et pédagogique, qui correspondront à la « constitution du prolétariat en classe régnante », au cours desquelles la bourgeoisie se verra arracher ses moyens de production, concentrés entre les mains de l’État démocratique.

Ayant réfuté une fois de plus les représentants des diverses formes utopiques du socialisme, le socialisme réactionnaire des « féodaux », le socialisme conservateur ou bourgeois de Proudhon, le « socialisme vrai » de Grün et de Hess, tous ceux également dont le socialisme s’orientait vers « un ascétisme général et un communisme grossier », Marx examine ce que sera la tactique des communistes, qui sont « la fraction la plus résolue des partis ouvriers », son « avant-garde » en quelque sorte : là où la bourgeoisie est la classe dominante, la lutte du prolétariat sera dirigée tout entière contre elle ; dans les pays où la bourgeoisie n’est encore qu’une casse aspirant au pouvoir politique, comme en Allemagne les communistes la soutiendront dans sa lutte révolutionnaire contre la monarchie et la noblesse. Le véritable but des communistes sera pourtant le renversement de l’ordre social et politique existant. A ceux qui n’ont ni joie au travail, ni famille, ni patrie, Marx dit : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. »

Si riche que fût le Manifeste, il ne constituait pourtant au début de année 1848 qu’une anticipation : la classe ouvrière à laquelle il s’adressait n’existait pas encore. La société qu’il décrivait était partiellement inconnue en Allemagne, partiellement en gestation. Engels et Marx ont sans doute surestimé la maturité des travailleurs, qui n’avaient pas et qui pendant longtemps encore n’auront pas une claire conception de la lutte des classes. Aussi le Manifeste demeurera-t-il sans influence réelle sur les événements de 1848. Ce ne sera que beaucoup plus tard qu’il deviendra le bien commun de la classe ouvrière allemande.

3 Origines de la social-démocratie allemande[modifier | modifier le wikicode]

Au cours des années 1848-1875, le socialisme allemand va prendre une avance considérable par rapport aux autres Etats européens. D’aucuns, pour l’expliquer, ont exalté le génie de Lassalle, qui de fait avait su faire la preuve que la classe ouvrière n’avait plus rien à attendre de la bourgeoisie et qu’elle devait s’organiser de façon autonome. D’autres ont insisté sur le rôle capital de Marx et d’Engels, qui n’ont jamais perdu de vue l’organisation du monde ouvrier allemand, depuis l’époque de la Ligue des Communistes, au sein de laquelle ils ont créé une base solide de militants, jusqu’au Congrès de Gotha, dont ils ont dénoncé les faiblesses. Cependant il apparaît de plus en plus que l’action des leaders n’a pas eu ce rôle privilégié qu’on lui attribuait naguère. La vigueur du mouvement socialiste allemand réside dans la constitution précoce et dans le dynamisme des associations ouvrières, qui dès 1848 formaient un réseau serré et qui ont reçu pendant la Révolution, de la part de la Fraternité créée par Stephan Born et de la Ligue des Communistes, un embryon d’organisation. Ce sont ces associations qui, malgré la réaction policière des années 50, ont formé les cadres dans lesquels ont puisé les partis qui se sont constitués, sous l’influence de Lassalle d’abord, de Liebknecht et de Bebel ensuite. C’est donc dans le travail de formation politique et intellectuel accompli au sein des Arbeitervereine que réside la force de la social-démocratie allemande. Ce seront les ouvriers évolués de ces associations ouvrières qui exigeront en 1863 la formation d’un parti ouvrier indépendant des travailleurs. Ce seront eux également qui mettront fin à la petite guerre que se livrent pendant les années 60 et au début des années 70 les leaders des diverses fractions et qui imposeront l’unification de la social-démocratie. Au cœur des années 70, la social-démocratie constitue déjà une communauté puissante, qui est suffisamment cultivée et consciente de ses fins pour pouvoir résister à l’exclusive lancée contre elle par l’Etat, ainsi que par les classes dirigeantes et soutenir les lourdes épreuves qui vont lui être imposées.

Deux périodes doivent être dégagées, séparées par un temps de reflux, encore que relatif, qui est constitué par la réaction des années 50. Les révolutions de 1848, sans jamais revêtir en Allemagne un caractère spécifiquement socialiste, seront l’occasion d’un travail d’éclaircissement auprès de l’élite ouvrière et donneront naissance aux premières associations ouvrières, d’où sortiront la plupart des militants de la seconde période. Après 1860, se formeront deux partis ouvriers, l’un « lassallien » établi sur la base de l’indépendance du monde ouvrier à l’égard des formations politiques de la bourgeoisie, l’autre appelé en 1869 « eisenachien », qui, après avoir revêtu une allure petite-bourgeoise, se rapprocha des conceptions marxistes : partis qui s’opposeront longtemps, en particulier au sujet de la question de l’unité allemande, mais dont la fusion en 1875, lors du Congrès de Gotha, fournira à la classe ouvrière les cadres doctrinaux et les éléments d’organisation qui en feront un parti modèle pour les autres grands pays industriels.

4 Le socialisme dans les révolutions allemandes de 1848[modifier | modifier le wikicode]

4.1 Révolutions de 1848 et socialisme[modifier | modifier le wikicode]

Il serait entièrement faux de confondre dans l’Allemagne de 1848 socialisme et démocratie. La direction du mouvement démocratique demeure en effet à travers la Révolution sous le contrôle de la petite bourgeoisie, commerçante ou intellectuelle. Ce sont des avocats, des médecins, des négociants, des professeurs que l’on rencontre à la tête du mouvement ; et parmi les adhérents dominent les artisans, les boutiquiers, les aubergistes. La plupart des associations demeurent hostiles à une république « rouge » ; et l’on répète souvent au cours des discussions que la question sociale est un obstacle à la solution des problèmes politiques, donc qu’elle doit être écartée provisoirement des débats. Il est remarquable que les deux Congrès de démocrates qui se tinrent, l’un à Francfort en juin 1848, l’autre à Berlin en octobre, ne surent établir aucun contact avec le monde ouvrier et cherchèrent à empêcher les socialistes à prendre la direction du mouvement. La majorité pensait avec Hermann Kriege, le fondateur du journal démocrate de New York, le Volkstribun, qui continuait à jouer d’un certain prestige en Allemagne, que les couches inférieures de la société « étaient encore trop incultes, trop inéduquées, pour comprendre nos efforts », et que « le temps de la révolution sociale n’était pas encore venu ».

Cependant l’étude géographique du mouvement démocrate montre que les préoccupations sociales ne sont que rarement absentes dans les groupements qui se sont constitués en 1848-1849 et que parfois elles sont prépondérantes. Certes, ce sont les préoccupations politiques qui l’emportent en Franconie, où les démocrates sont dominés par un ressentiment particulariste à l’égard de la vieille Bavière, conservatrice et cléricale, à Mayence où l’on vit encore dans le souvenir des événements de la Révolution française, au Wurtemberg, où sont vivantes les traditions républicaines des villes d’Empire. Beaucoup pensent, comme l’avocat mayençais Ludwig Bamberger, que « c’est une méthode absurde que celle qui est proposée par une fraction des démocrates et qui consiste à dresser une partie du peuple contre l’autre... C’est une non moins grave erreur, ajoute-t-il, que de faire croire au prolétariat que par ses propres forces il est capable de vaincre et de supprimer la bourgeoisie ». Rares cependant sont les démocrates qui ne reconnaissent, comme Bamberger lui-même, que c’est sur les travailleurs que doivent compter les démocrates au premier chef, que les éléments issus du prolétariat constituent l’élément le plus combatif, celui qui d’ailleurs a payé le plus lourd tribut dans les combats sur les barricades, et qu’il convient par conséquent de donner à la lutte un caractère social. En Saxe, travaillée depuis longtemps par la propagande du« socialiste vrai » Hermann Semmig, c’est au sein des innombrables Vaterlandsvereine qui groupent au début de l’année 1849 jusqu’à 75000 adhérents, que certains démocrates comme le directeur de la musique à Dresde Rôckel, les avocats Bôttcher et Tzschirner, députés au Landtag, utilisent les rancunes profondes issues de la crise économique de 1846 et la situation dramatique dans laquelle vit un prolétariat, soumis à une double exploitation capitaliste et féodale, pour créer un mouvement d’une très grande envergure. « La lutte que mène la société souffrante a commencé, lit-on dans les Volksblätter de février 1849 ; les révolutions que nous avons vu se dérouler en Autriche, en Prusse et dans certaines portions de l’Allemagne, ne sauraient nous tromper : elles n’ont servi qu’à préparer le champ de bataille pour le combat final. »

C’est au sein des associations de chant et de gymnastique, et plus encore des libres communautés issues des mouvements des Lichtfreunde et du Deutsch-Katholizismus, que le rapprochement a pu se faire entre certaines fractions de la bourgeoisie progressiste et l’élite du mouvement ouvrier. Luttant pour le développement du rationalisme et du libre examen en matière religieuse, ces groupements se sont ouverts à la pensée socialiste, qu’ils ont largement contribué à répandre : c’est souvent par l’intermédiaire de la théologie que l’on en est arrivé à la critique sociale. Dans bien des localités ce sont des leaders appartenant aux sectes religieuses qui ont pris la direction du mouvement politique. A Breslau, où existe une communauté deutsch-katolisch particulièrement nombreuse, c’est un professeur à l’université, Nees von Esenbeck, qui prendra la direction du mouvement démocrate et se fera élire à l’Assemblée de Berlin. C’est comme « socialiste » et comme « libre penseur » que milite à Hanovre le jeune théologien Theodor Althaus, auquel se trouve lié le sort de Malwida von Meysebug, dont les Mémoires d’une idéaliste enthousiasmera Nietzsche, et qui, telle Flora Tristan, en révolte contre son milieu, lie l’émancipation de la femme à celle des travailleurs. Plus remarquable encore est le travail en profondeur accompli pas le pasteur Rudolf Dulon, de la Liebfrauenkirche de Brême, qui présente le socialisme comme la forme moderne de l’Evangile, constituant en Allemagne du Nord un réseau serré d’associations démocratiques, s’exposant à la fureur de la bourgeoisie d’affaires et des théologiens orthodoxes qui le contraindront à émigrer aux États-Unis. Entre les diverses classes sociales qui participent aux travaux des « libres communautés » s’est développé un esprit de « front populaire », qui a été en 1848 la forme de combat la plus efficace contre l’État patriarcal et chrétien. Il est remarquable que plusieurs de ces sectes s’intéressent aux revendications des classes paysannes, comme ce fut le cas en particulier en Hesse ; et c’est ainsi que l’on retrouve à la tête du club démocratique de Giessen August Becker, ami de Büchner et de Weitling, qui cherche dans son Jüngster Tag à soulever les paysans contre la législation sur le rachat des rentes féodales. Comment ne pas rappeler enfin que c’est un des membres de sectes deutschkatholische, Anton Füster, professeur de théologie et de pédagogie à l’Université de Vienne, député de Mariahilf au Reichstag, qui se fera l’aumônier de la Légion des étudiants viennois, sur lesquels ses Mémoires constituent un bouleversant témoignage ?

4.2 Formation progressive du monde ouvrier pendant la révolution[modifier | modifier le wikicode]

L’apparition d’un mouvement ouvrier organisé a été sans doute le fait le plus important de la Révolution allemande de 1848. Cependant rien ne serait plus inexact que de s’en exagérer l’homogénéité et la force. Ce sont au début les congrès d’artisans qui donnent le ton au mouvement ouvrier ; or, les artisans sont réactionnaires en général et envisagent dans le rétablissement des liens corporatifs la solution du problème social. C’est dans le foisonnement des Arbeitervereine, foyers de culture ouvrière, que le mouvement ouvrier puisera sa force. L’éducation de la classe ouvrière se fera progressivement autour de deux organisations : celle de la Fraternité (Verbrüderung), organisée autour de Stephan Born à Leipzig ; celle qui gravite à Cologne autour de la personnalité de Karl Marx et qui eut pour principal organe la Neue Rheinische Zeitung. L’on peut admettre que ce sont ces deux organisations qui ont permis à la classe ouvrière, entrée sans programme précis dans la Révolution, d’acquérir entre 1848 et 1850 la conscience de sa mission particulière au sein de la démocratie.

4.3 Les congrès d’artisans[modifier | modifier le wikicode]

Les journées de mars 1848 ont été accompagnées de mouvements de grèves, désordonnés et violents, dans lesquels il est encore difficile de constater une conscience de classe ; beaucoup d’ailleurs s’accompagnent de destructions de machines, de demandes de renvoi d’ouvriers étrangers, ainsi que de la suppression du travail des femmes considéré comme un dangereux élément de concurrence. Le mouvement social n’intéresse encore que faiblement cette fraction encore peu nombreuse et mal organisée qui travaille dans les usines, mais la masse des artisans qui se trouvent plus à même d’exposer leurs doléances. La vaste littérature qui aborde dès lors la question sociale commente l’existence du prolétariat comme une des conséquences de la stagnation de l’artisanat ; et c’est dans l’assurance des conditions de vie de cet artisanat, et non dans la destruction du régime capitaliste lui-même, qu’elle voit la solution des problèmes de la paupérisation. Aussi les principales manifestations qui se déroulent au cours du printemps et de l’été 1848 sont-elles significatives de la situation transitoire où se trouve l’industrie allemande qui ne fait qu’aborder l’ère capitaliste. A Hambourg, en juin 1848, les représentants des métiers des petites villes de l’Allemagne du Nord avaient suggéré la convocation d’un « Parlement social » qui siégerait aux côtés du Parlement national et qui serait appelé à discuter les problèmes professionnels. Le congrès des maîtres-artisans (Handwerker- und Gewerbekongress) qui se tint à Francfort en juillet et août 1848 développa une Charte de l’Artisanat qui devait être présentée au Parlement : il s’agissait, en faisant appel au resserrement des liens corporatifs et à l’intervention autoritaire de l’Etat, de réagir contre le principe « français » de la liberté des entreprises, de mettre sur pied dans chaque ville et dans l’ensemble du pays une organisation obligatoire des métiers, d’en limiter le nombre et le recrutement. Quant au congrès des « travailleurs » (Arbeiterkongress), qui groupait surtout des compagnons, et qui se tint à Francfort un mois plus tard, il dénonça certes l’hégémonie des « maîtres », mais aussi « la concurrence sans frein, source de tous les maux ». « Du désir des hommes de parvenir à la liberté, constatait la déclaration finale, résulte qu’ils se sont rués dans la servitude..., et qu’en invoquant le droit de chacun de faire le métier qui lui plaît, ils ont conduit la classe moyenne à la ruine et ont précipité l’ouvrier sur le grabat. » Etait-il possible de concilier le maintien des prescriptions corporatives avec l’établissement d’un régime « socialiste », dont certains concevaient la nécessité ? Le principal inspirateur de ces manifestations était l’économiste Karl Georg Winkelblech (Karl Marlo), professeur à l’Ecole de commerce de Cassel, qui se refusait à reconnaître comme inévitable l’évolution vers le capitalisme, qui dénonçait la puissance de l’argent, mais qui cherchait la solution dans une sorte de « fédéralisme », c’est-à-dire dans l’union des travailleurs et de la classe moyenne contre le « monopole » du grand capital ; il comptait sur la propagande malthusienne pour arrêter les progrès de la prolétarisation. Si rétrograde que fût le point de vue de ceux qui voyaient dans le régime corporatif la seule garantie du bien-être moral et matériel des travailleurs, il était alors très répandu, et il devait peser lourdement sur les formes plus progressistes du mouvement ouvrier.

4.4 Multiplication des Arbeitervereine[modifier | modifier le wikicode]

Cependant l’un des faits les plus notables, à la suite des mouvements de mars, est la multiplication, d’ailleurs très anarchique, des Arbeitervereine, dont le but est d’abord strictement « trade-unioniste », visant à l’amélioration matérielle de ses membres, mais qui deviendront rapidement — ce qu’ils avaient déjà été avant 1848 — des centres de formation et d’éducation ouvrière. Pour les travailleurs, les événements de 1848 ont signifié l’occasion d’améliorer leurs salaires et leurs conditions de travail, de s’organiser indépendamment de la bourgeoisie, et, pour les plus évolués d’entre eux, de secouer le joug du capital. Très vite un certain nombre d’entre eux eurent conscience que la question sociale allait dresser contre le peuple des travailleurs — ouvriers et compagnons —, les classes possédantes et provoquer de la part de celles-ci des gestes de réaction. C’est le cas, entre autres, pour le puissant Arbeiterverein de Francfort, qui rappelle dans une déclaration du 14 mai que « les travailleurs constituent le peuple lui-même », ou de celui de Breslau, dont l’organe, les Fliegende Blätter, présente à la même époque le libéralisme comme « le Pater noster politique de la haute bourgeoisie d’argent, qui porte un sac plein d’écus au lieu de cœur et ne reconnaît d’autre intérêt que celui du capital ». Mais c’est à Berlin, fortement éprouvé par les journées de mars, que se révèle le plus nettement l’éveil du sentiment de classe. Le 23 mars, alors que les combattants des barricades n’étaient pas encore enterrés, le rédacteur de la Zeitungshalle, G. Julius, soucieux de maintenir le contact parmi les forces progressistes, constatait : « Chez nous, comme en France et en Angleterre, la rupture s’est produite entre la classe bourgeoise et la classe ouvrière. La lutte se poursuit, non pas entre monarchie et république, mais entre prolétaires et propriétaires... Puisse toutefois la classe bourgeoise ne pas partager tout entière l’illusion que les ouvriers se laisseront endormir : cela, la faim qui les tenaille ne le permettrait pas. Courage donc, et pas de repos, jusqu’à ce que nous ayons bâti une œuvre solide ! » Dans la capitale prussienne des clubs ouvriers se sont constitués, dont plusieurs professent des doctrines socialistes. Le jeune A.G. Schlöffel, fils d’un député de gauche au Parlement de Francfort, publie dans le Volksfreund un article qu’il date de l’an I de la République, où, dans une langue babouviste, il préconise « l’égalité naturelle » comme moyen de résoudre la question sociale, souligne la nécessité « de limiter la grande propriété foncière, de partager entre les pauvres les biens de la noblesse terrienne, de supprimer sans indemnité toutes les charges féodales » et invite les prolétaires à s’unir en vue d’un conflit qui doit opposer à l’avenir le capital et le travail. « Entre eux, disait-il aux ouvriers employés dans des ateliers nationaux, les Rehberger, il n’y a pas de compromis, pas de paix, pas de concessions possibles : il faut que le travail triomphe et que les employeurs disparaissent. » « L’organisation du travail, ajoutait-il, est la destruction de la puissance de l’argent et du capital. » Dans la Lokomotive, Wilhelm Held, très populaire sous les « tentes du Tiergarten », se prononce en faveur d’une solution de la question sociale par l’Etat, dont il attend qu’il fît la révolution par en haut : hostile, comme le sera Lassalle, à tout mouvement insurrectionnel, il estime que l’avenir réside dans une alliance entre les classes populaires et la monarchie contre la bourgeoisie libérale. D’autres, comme Ruge, qui publie à Berlin sa Reform, se déclarent hostiles au « communisme » assimilé à une tyrannie et se contentent de promouvoir l’égalité par le progrès de l’éducation nationale. Il n’y eut pas jusqu’à Weitling qui vint tenter sa chance à Berlin ; mais son journal, l’Urwähler, n’eut que quelques numéros.

4.5 La Fraternité ouvrière[modifier | modifier le wikicode]

Les diverses tendances qui se sont manifestées au sein des associations ouvrières auraient conduit à l’anarchie, si une certaine coordination n’avait été introduite par Stephan Born, qui jouissait déjà d’une grande réputation dans le Handwerksverein berlinois. Ce jeune autodidacte israélite, originaire de Posen, mais venu à Berlin en 1840 comme compagnon imprimeur, avait milité avant la Révolution à Paris au sein de la Ligue des Communistes et écrit sous le titre Der Heinzensche Staat un pamphlet dont Marx avait rendu compte avec faveur dans la Brüsseler Zeitung. En avril 1848, avec l’appui d’un certain nombre d’artisans acquis au communisme, le cordonnier Hartzel et le tailleur Lüchow, ainsi que l’orfèvre Bisky, il mit sur pied un « Comité central des travailleurs » qui s’imposa rapidement au monde ouvrier berlinois. Contre le président du Verein zu Wohle der arbeitenden Klassen, Wilhelm Lette, qui voulait constituer une association « mixte », Born fit triompher le principe d’une organisation autonome de la classe ouvrière. Dans les journaux qu’il publia à Berlin, et en particulier Das Volk, Born développait des thèses assez proches de celles de Marx, à savoir l’alliance nécessaire et provisoire de la bourgeoisie et des travailleurs : « Nous avons en Allemagne un double devoir : soutenir d’une part la bourgeoisie dans son combat contre l’aristocratie et les forces de droit divin, mais aussi le travailleur, l’artisan, afin d’obtenir pour le peuple un droit politique nouveau qui le mette en état de conquérir de haute lutte la liberté sociale et une existence nationale indépendante. » Comme Marx également il condamnait le système corporatif comme désuet et dénonçait la croyance dans le retour illusoire à l’« âge d’or » de l’économie médiévale. Born cependant, que préoccupait surtout l’organisation du plus grand nombre possible de travailleurs, se rendait compte que le programme défini dans le Manifeste était inassimilable par la majorité des ouvriers de son temps et ne formait pas une base satisfaisante à une action revendicatrice pratique. Il estimait que l’accent devait être porté sur des réformes immédiates et qui pouvaient être obtenues par la voie légale. Aussi se contentait-il de demander que l’État élaborât une législation protectrice du travail, qu’il développât l’instruction gratuite, qu’il prît des mesures de nature à remédier aux conséquences de l’invalidité, de la maladie et de la vieillesse, qu’il constituât des coopératives de production : programme strictement réformiste, plus proche de L. Blanc que de Marx, et par lequel il s’efforçait de ne pas effaroucher la moyenne et la petite bourgeoisie qu’il voulait conserver dans le « front révolutionnaire » ; il se défendait de « vouloir placer la société tout entière sous la suprématie de la classe ouvrière ».

Son appel devait être entendu. Début septembre 1848, Born organisa à Berlin un congrès qui groupa les représentants de 31 associations ouvrières et d’où devait sortir, sur la base d’une confédération assez lâche, la Fraternité ouvrière (Arbeiterverbrüderung). Il devait en faire rapidement la plus considérable organisation ouvrière de l’Europe continentale, réunissant autour de la « centrale » de Leipzig quelque 12 000 ouvriers, particulièrement active dans les grandes villes de Prusse, et en Saxe, mais aussi en Franconie et en Wurtemberg, s’adjoignant de puissantes organisations professionnelles, comme les imprimeurs et les cigariers, qui disposaient elles-mêmes de deux publications, le Gutenberg et la Concordia, atteignant même les populations rurales, qui trouvèrent, à titre d’exemple, dans le Mecklembourg-Schwerin, en Julius Polentz, rédacteur du Bürgerfreund, un défenseur de leurs intérêts de classe. Pendant la Révolution, la Fraternité devait tenir plusieurs congrès, en décembre 1848 à Leipzig, où fut revendiqué le suffrage universel, en janvier 1849 à Heidelberg où Born l’emporta facilement sur son rival Winkelblech, partisan de doctrines corporatistes et malthusiennes. Le journal Die Verbrüderung, dirigé à Leipzig par Born, puis par son ami Franz Schwenniger, a lutté avec succès contre toutes les forces du retard économique, contre l’hostilité des milieux artisanaux à l’égard de la machine, contre la persistance de l’esprit corporatif ; mais le journal s’est constamment préoccupé de maintenir l’unité du mouvement révolutionnaire : aussi cherche-t-il des solutions « pragmatiques » et se donne-t-il pour but l’amélioration matérielle et la satisfaction « économique » des classes laborieuses au sein d’un État démocratique. Il repousse l’idée d’une lutte violente : « Nos frères, les travailleurs, doivent le savoir : nous rejetons toute insurrection et nous protestons contre tout désordre. Nous ne faisons pas de conjurations contre les gouvernements, nous voulons seulement qu’on nous accorde notre place dans la patrie commune. » S’il est vrai que Born est parfaitement conscient de l’évolution générale de l’économie et de la société, il estime malgré tout nécessaire de ménager cet état d’esprit « trade-unioniste » qui prévaut dans nombre de sections de la Fraternité, en particulier en Wurtemberg, où le journal Die Sonne va même jusqu’à marquer son attachement à l’idée réactionnaire d’une protection de la fabrication artisanale contre la libre entreprise. Il tient en tout cas le plus grand compte de ce sens de la dignité professionnelle qui anime l’élite de la classe ouvrière et qui la distingue de ce « prolétariat » auquel elle se refuse de se confondre. Ce fut le grand mérite de Stephan Born de créer autour du terme de travailleur (Arbeiter) l’unanimité de la classe laborieuse, de développer en celle-ci, avec la solidarité, une certaine fierté de son état, et de maintenir au sein des groupes un esprit de combativité pour la défense des droits acquis. C’est là ce qui explique le rôle joué par la Fraternité au cours des soulèvements de mai 1849 pour la défense de la Constitution du Reich. « En défendant l’Assemblée de Francfort, écrira Born au début de mai 1849, nous défendons le principe de la souveraineté populaire. Puisqu’on nous promet le régime du knout, qu’attendons-nous Pour agir ? » Et lui-même est monté sur les barricades de Dresde. Le 22 mai, Schwenniger écrira encore dans la Verbrüderung : « S’il est vrai que la Constitution du Reich n’est pas un absolu pour nous, du moins avons-nous en elle une arme qui nous permettra d’obtenir davantage... Si nous abandonnons nos droits, l’Allemagne sera placée sous le joug des cosaques. La décision repose sur le sabre. » Aux yeux des ouvriers de la Fraternité, amélioration de leur sort demeurait liée à l’organisation démocratique de l’État et au triomphe de l’idée unitaire sous la forme d’une république grand-allemande. La volonté de lutte politique ne lui fit pas défaut.

4.6 Karl Marx et la Neue Rheinische Zeitung[modifier | modifier le wikicode]

C’est également à un travail de clarification qu’a procédé Karl Marx cours de la « folle année », cherchant à déterminer avec précision les conditions de l’évolution économique ainsi que les rapports de classes entre elles, et par conséquent à détruire au sein des classes laborieuses, auxquelles était inculquée la notion de leurs intérêts spécifiques, l’illusion sur la possibilité d’un retour à l’âge d’or idyllique d’une économie corporative. Cependant Marx, qui va plus loin que Born, envisage à long terme l’engagement du monde ouvrier dans la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie, et il prétend y préparer le prolétariat ; ce n’est à ses yeux que de façon transitoire que les ouvriers aideront la bourgeoisie dans son ascension politique. La coordination de ses deux activités — du théoricien et du tacticien de la Révolution — a conféré à Marx un ascendant d’un type tout particulier.

Après avoir rétabli à Paris la direction de la Ligue des Communistes et pris position contre les plans aventureux d’Herwegh, Marx s’était rendu à Mayence, où il avait divulgué les « Dix-sept revendications du Parti communiste » en Allemagne — texte qui constitue la première tentative pour adapter les principes du Manifeste à la situation déterminée de l’Allemagne à cette période de son histoire. A côté de revendications de caractère démocratique et d’un appel en faveur d’une République allemande « une et indivisible », Marx faisait état d’un certain nombre d’aspirations socialistes, comme la nationalisation des domaines féodaux, des mines et des moyens de transport, le remplacement des banques privées par une banque d’Etat, la création d’ateliers nationaux ; il précisait que ces revendications étaient conformes à l’intérêt du prolétariat, de la petite bourgeoisie et des paysans, qui devaient être associés à l’effort révolutionnaire. De Mayence il se rendit à Cologne, où il devait se fixer jusqu’à la fin de la Révolution : la survivance des institutions françaises lui laissait ici une plus grande liberté d’action ; et la Ligue des Communistes y disposait d’une section particulièrement importante, qui avait organisé le 3 mars une puissante manifestation devant l’hôtel de ville au cours de laquelle s’étaient exprimées, à côté de revendications libérales, les aspirations du monde du travail. Cependant, au sein de l’Arbeiterverein qui venait de se créer dans cette ville et dont le chiffre des adhérents devait s’élever à 7 000, Marx ne pouvait s’entendre avec son président le médecin Gottschalk, homme généreux, prêt du peuple, mais dont les tendances demeuraient voisines de celles de Weitling et qui, hostile à la participation aux élections, croyait possible la proclamation possible d’une république ouvrière en Allemagne. Marx, qui avait été plutôt frappé par l’inconsistance du mouvement ouvrier, jugea préférable de procéder à la mise en sommeil de la Ligue communiste et de renforcer l’action démocratique par la création, dès juin 1848, d’un journal dans lequel s’exprimerait l’union de toutes les forces progressistes. C’est ainsi que fut mise sur pied la Neue Rheinische Zeitung, à laquelle collaborèrent, entre autres, Frédéric Engels, Wilhelm Wolff, spécialiste des questions rurales, Ernest Dronke, correspondant à Francfort, Georg Weerth, qui rédigeait le feuilleton, et même le poète Ferdinand Freiligrath, dont le chant Les morts aux vivants a été le point culminant de la poésie lyrique à l’époque de la Révolution de 1848. Bientôt le journal eut 6 000 abonnés.

C’est dans ce journal, « organe de la démocratie », que Marx, entré dans la Société des démocrates de Cologne fondée par Karl d’Ester, devait définir la thèse d’une alliance provisoire, mais nécessaire, entre la classe ouvrière et les éléments progressistes de la bourgeoisie en Allemagne, tant que la monarchie absolue et la féodalité ne seraient pas liquidées. Certes, les ouvriers devaient être organisés, mais moins pour exprimer leurs propres revendications, que pour contraindre la grande bourgeoisie aux sacrifices qu’exigeait une démocratie avancée. « Le prolétariat, écrivait-il en juin 1848, doit marcher avec la grande armée démocratique à l’extrême pointe de l’aile gauche, mais en se gardant toujours de rompre sa liaison avec le gros de l’armée. Il doit être le plus impétueux à l’attaque et son esprit combatif doit animer l’armée, donner l’assaut à la Bastille. Car la Bastille n’est pas encore prise, l’absolutisme n’est pas encore battu. Et tant que la Bastille sera debout, les démocrates doivent rester unis. Le prolétariat, aussi dur que cela puisse paraître, doit repousser tout ce qui pourrait le séparer de ses alliés. » Ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs de dénoncer la « pusillanimité » de cette bourgeoisie allemande, en particulier de la majorité libérale des Parlements de Francfort et de Berlin, son « crétinisme parlementaire », ses constantes « trahisons » à l’égard des forces de la réaction, et de signaler, à propos des journées de juin en France, que cette bourgeoisie demeurait l’ennemi principal de la classe ouvrière. « La révolution de février, écrivait-il, fut la belle révolution, la révolution de la sympathie générale... ; la révolution de juin est laide ; c’est la révolution repoussante... Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 n’était un attentat contre l’Ordre, car toutes laissaient subsister la domination de classe, l’esclavage des ouvriers, l’ordre bourgeois... Juin a touché à cet Ordre. Malheur à juin ! »

Marx développait par ailleurs tout un programme de révolution européenne. Il mettait ses espoirs dans une guerre révolutionnaire contre la Russie, prenant position pour l’indépendance des nations sujettes, marquant ses sympathies pour la Pologne martyre et pour l’insurrection hongroise, montrant par contre une vive méfiance à l’égard des Slaves d Europe centrale, les Tchèques, les Slovaques et les Croates, dont le « panslavisme » faisait le jeu de la Russie et à qui manquaient les bases historiques d’une existence nationale. Marx définissait son programme national non en vertu du droit d’autodétermination des peuples (même quand il revendiquait le Sleswig et le Holstein pour l’Allemagne, c’était parce que cette nation avait plus de « progressivité » que le Danemark), mais dans la mesure où le mouvement des nationalités servait les intérêts de la révolution démocratique et contribuait à briser le système tzariste. lui et Engels pensaient également qu’un mouvement national n’avait de sens que s’il s’accompagnait d’un programme de rénovation sociale, et à ce titre ils condamnaient formellement la direction que Mazzini donnait au Risorgimento italien.

Tout en se préoccupant de maintenir l’unité du mouvement démocratique, Marx, qui n’avait jamais perdu de vue les problèmes ouvriers, voulait faire de l’Arbeiterverein de Cologne le fer de lance du mouvement révolutionnaire, surtout à partir du moment où à l’influence de Gottschalk, arrêté le 3 juillet pour avoir appelé à la révolte, il put substituer celle de ses amis Karl Schapper et Josef Moll. Son influence s’exerce également, quoique de façon plus imparfaite, au sein de la rédaction de la Neue Kölnishe Zeitung, dirigée par l’ancien officier d’artillerie Fritz Anneke et qui s’adressait aux paysans et aux soldats, dans le Wächter am Rhein, organe du Comité démocrate, ainsi que dans publications de l’Association ouvrière : Zeitung des Arbeitervereins, plus tard Freiheit. Brüderlichkeit une Arbeit. C’est ainsi que spéculant sur l’antipathie des Rhénans à l’égard de la Prusse et allant jusqu’à flatter leurs vues « séparatistes », il put mettre sur pied une agitation de vaste envergure, d’abord en septembre 1848 à l’occasion de la crise provoquée au sein du Parlement de Francfort par l’armistice de Malmô — il fit acclamer par l’assemblée réunie à Worringen, près de Cologne, « la République rouge, sociale et démocratique » —, ensuite en novembre devant la menace de réaction en Prusse, qui amena un congrès démocrate réuni à Cologne, à voter le refus de l’impôt. C’est au cours de ces événements que se manifesta pour la première fois l’avocat Ferdinand Lassalle, qui représentait le club démocratique de Düsseldorf, au sein duquel se formaient de jeunes révolutionnaires, comme Louis Kugelmann. Malgré les mesures de répression qui suivirent ces diverses manifestations — suspension provisoire de la Neue Rheinische Zeitung fin septembre du fait de l’état de siège, comparution de Marx devant le jury début février 1849 pour incitation au refus de l’impôt —, son prestige ne faisait que croître au sein des milieux ouvriers de Cologne, comme l’atteste l’impuissance où s’est trouvé GottschaJk, hostile à toute participation aux élections, à imposer son point de vue et à constituer, sous le nom de Freiheit, Arbeit, un organe qui put s’opposer efficacement aux organes de l’Association ouvrière, acquis aux idées de Marx.

Celui-ci cependant se rendait compte progressivement combien il était difficile, en présence d’une bourgeoisie prête à toutes les compromissions, de maintenir à long terme l’unité du front démocratique. En décembre 1848 il publiait dans la Neue Rheinische Zeitung une série d’articles sur « La bourgeoisie allemande et la Contre-Révolution », où il démontrait qu’il n’y avait pas en Allemagne de solution constitutionnelle, mais seulement le triomphe soit de la réaction féodale soit du peuple républicain. Il laissait alors entrevoir la possibilité d’une révolution « socio-républicaine ». Transportant de plus en plus son action dans le monde ouvrier, qu’il espère organiser en un parti de masses, il fait sortir l’Arbeiterverein colonais du Comité démocratique rhénan, et envisage d’en faire le noyau des associations ouvrières de Rhénanie et de Westphalie, dont un congrès se réunit à Cologne le 6 mai, et d’envoyer une délégation au Congrès général des Associations ouvrières allemandes prévu en juin à Leipzig, siège de la Fraternité. C’est dans cet esprit qu’il écrit, en avril, dans la Neue Rheinische Zeitung ses articles sur « Le travail salarié et le capital » et qu’il met l’accent sur le caractère inéluctable de lutte des classes : alors que l’on est ignorant en Allemagne des rapports économiques qui sont à la base de la société actuelle, il s’agit de faire comprendre à tous, et en particulier aux ouvriers, les principes élémentaires de l’économie politique. A la même époque Wilhelm Wolff publiait ses articles sur « Les milliards de Silésie », destinés à soulever les paysans à l’est de l’Elbe contre ses exploiteurs, où étaient décrite une société encore féodale et pourtant déjà capitaliste et démonté le mécanisme du développement du capitalisme selon la voie prussienne. Cependant les jours de la Neue Rheinische Zeitung étaient maintenant comptés : Marx ayant été frappé par un arrêté d’expulsion pour avoir « violé les droits d’hospitalité », le journal dut cesser sa parution le 19 mai, sans que les projets d’union ouvrière eussent pris corps. Mais, dans un suprême appel, imprimé en lettres rouges, les rédacteurs avaient rappelé que « la dernière parole sera partout et toujours l’émancipation de la classe ouvrière ».

Au cours de la Révolution, la pensée de Marx s’était répandue en dehors de la province rhénane. Plusieurs Arbeitervereine avaient adopté l’idéologie du Manifeste, comme celui de Francfort, dirigé par C. Esselen et F. Pelz, ami de W. Wolff, mais dont l’organe, la Frankfurter Allgemeine Arbeiterzeitung, fut bientôt la victime du patriciat. A Leipzig s’était constitué à l’automne 1848, sur l’instigation de Ottokar Weller, qui pourtant venait du « socialisme vrai », un club démocratique, auquel collaborent de nombreux membres de la Fraternité et où pénètrent les idées de Marx. Ce fut un membre de la Ligue des Communistes, Friedrich Beust, qui fit le rapport sur les problèmes sociaux devant le deuxième Congrès démocrate à Berlin en octobre 1848. Si Josef Moll, chargé, fin 1848, de la réorganisation à Londres de la Ligue des Communistes, n’eut pas les moyens de reconstituer dessections actives, il y eut des journalistes, comme R. Rempel à Bielefeld dans le Volksfreund, à Cassel le Dr Kellner dans les Hornisse, à Wiesbaden J. Oppermann dans la Freie Zeitung pour se référer, avec plus ou moins d’exactitude, à l’idéologie de la Ligue. Ce fut en étroite relation avec Marx, avec lequel il était en constante correspondance, que Josef Weydemeyer publia à Darmstadt, puis à Francfort, sa Neue Deutsche Zeltung, « organe de la démocratie », non sans devoir tenir compte, plus que le grand journal de Cologne, des intérêts de la petite bourgeoisie et des positions adoptées par l’extrême-gauche du Parlement de Francfort, donnant cependant une place considérable à la préparation de la« seconde » révolution et à l’activité du Zentralmärzverein. Il n’est cependant pas possible d’attribuer à Marx une influence profonde dans l’idéologie socialiste du mouvement de 1848 : si le rayonnement de sa pensée n’a pas été négligeable, surtout dans la région rhénane, les milieux ouvriers étaient encore, dans leur ensemble, hors d’état, parce qu’attachés à une conception réactionnaire de l’évolution de l’économie, de comprendre son message. La pénétration étendue des idées marxistes datera des années 60 et même 70. Quant aux démocrates, ils demeurent le plus souvent persuadés de la nécessité d’une collaboration des classes et souhaitent une politique réformiste. L’attitude de Marx a plus effrayé que convaincu. Condamnant ce qu’il appelle « le parti du Manifeste communiste », le démocrate Georg Kinkel, professeur à l’Université de Bonn et fort au courant de ce qui se tramait dans la proche Cologne, auteur lui-même de diverses brochures socialistes, écrivait dans son organe, la Bonner Zeitung : « Ce parti, qui sans cesse dessine à nos yeux l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat, au lieu d’exagérer les contrastes, devrait bien plutôt mettre l’accent sur les possibilités d’entente, ce qui serait infiniment plus profitable. »

4.7 Les derniers combats révolutionnaires[modifier | modifier le wikicode]

Lorsque s’organisa, sous la direction du Zentralmärzverein, au printemps 1849, la résistance des forces démocratiques en faveur de la Constitution du Reich, ce furent les ouvriers qui furent l’élément le plus combatif et qui prirent souvent la tête du mouvement révolutionnaire. A Elberfeld, où la Landwehr avait fait rébellion, ce fut Engels lui-même qui tenta d’imposer un plan de guerre, avant de partir, désappointé par l’attitude des autorités, pour le Palatinat où devraient se livrer les derniers combats. A Iserlohn également, ainsi que dans d’autres villes industrielles de Westphalie, l’insurrection prit également un caractère de lutte de classes. Mais c’est à Dresde que le mouvement révolutionnaire connut son point culminant et porta au plus haut point le paroxysme des passions.

Il se trouvait rassemblé dans cette ville des personnalités qui devaient donner à la défense des barricades un éclat exceptionnel : à côté de Rôckel, qui avait largement contribué à la création des Vaterlandsvereine saxons, l’architecte de la cour G. Semper, la célèbre actrice W.v. Schröder-Devrient, et surtout Wagner et Bakounine. Richard Wagner était alors chef d’orchestre de l’Opéra. Certes, ses idées politiques avaient souvent manqué de clarté ; mais il restait beaucoup de la lecture de Feuerbach, de Stirner, de Proudhon et des socialistes vrais dans ses premières partitions, en particulier dans Lohengrin, qui devait dans sa pensée servir la régénération de l’Allemagne. De même la première version des Niebelungen présentait une humanité libérée de la soif de l’or et l’écroulement d’un monde fondé sur l’iniquité : Siegfried apparaissait comme un rédempteur socialiste venu sur terre pour abolir le règne du capital. Dans son essai Die Revolution, écrit en 1848, Wagner déclarait « vouloir détruire un ordre de chose qui sépare la jouissance du travail, qui fait du travail un fardeau, de la jouissance un vice et qui rend l’humanité misérable par le manque des uns et l’opulence des autres ». Après l’insurrection de Dresde, qui l’obligea à s’enfuir en Suisse, il écrivait encore L’art et la Révolution, L’œuvre d’art de l’avenir, Opéra et drame, où, dans l’esprit de l’humanisme feuerbachien, il prétend combattre l’aliénation et restaurer la nature véritable dans son intégrité. Quant à Bakounine, qui n’a en fait que peu de liens avec les milieux politiques saxons et qui n’éprouve d’ailleurs aucune sympathie à l’égard des démocrates allemands, il est dominé alors par l’ambition de provoquer un mouvement d ensemble des peuples slaves, auxquels il a dressé un Appel pendant l’automne 1848 ; il cherche dans la Dresdner Zeitung à dissiper le malentendu entre Slaves et Allemands ; et, en montant sur les barricades de Dresde, il espère étendre l’insurrection à la Bohême, où il invite ses amis à mettre en branle l’appareil révolutionnaire. Si, comme Marx, Bakounine souhaitait alors une guerre contre le tzarisme, il s’opposait à lui par la confiance qu’il mettait dans une révolution totale, sortie de la Bohême et qui, sous le signe du panslavisme, ferait l’unité des peuples asservis.

Mais le courage des 10 000 combattants engagés sur les barricades de Dresde, qu’animaient à la fois le désespoir de la misère et la haine du « Prussien », ne parvint pas à faire reculer la Contre-Révolution. Ailleurs, comme en Bade, au Palatin at, la direction des mouvements révolutionnaires demeura entre les mains de la petite bourgeoisie, qui, grandie dans le monde de la Kleinstaaterei, dominée par la mentalité artisanale, éprouvait trop de méfiance à l’égard du prolétariat pour prendre les mesures de salut public que la situation comportait. La défaite et la réaction venues, c’est à l’étranger que les partisans d’une démocratie sociale continueront à écrire et à lutter.

4.8 La Ligue des Communistes et son action jusqu’en 1852[modifier | modifier le wikicode]

Les tendances qui avaient prévalu au sein des organisations ouvrières allemandes en 1848-1849 n’allaient pas disparaître du jour au lendemain du fait du triomphe de la réaction. Elles allaient au contraire se consolider au cours des premières années de la décennie 50, d’une part grâce à la reconstitution de la Ligue des Communistes, d’autre part au sein de la Fraternité ouvrière.

Tandis qu’Engels, qui avait participé aux côtés de Willich au soulèvement du Palatinat, réussissait à s’enfuir en Suisse, Marx, après un bref séjour à Paris d’où il avait été une fois de plus expulsé, s’était rendu à Londres, refuge principal des émigrés politiques. Il avait cru que son exil serait de courte durée ; en vertu de l’analyse qu’il faisait de la situation en France, il comptait en effet sur une nouvelle flambée révolutionnaire, venant cette fois de la petite bourgeoisie. « On peut espérer, écrivait-il a Lassalle en septembre 1849, qu’au printemps 1850 éclatera de nouveau un soulèvement à Paris. » Il s’agissait donc dans sa pensée de transformer la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne, afin que celle-ci fît triompher ses intérêts propres. C’est à cette fin qu’il travailla de Londres, très activement, à la réorganisation de la Ligue des Communistes, dont il voulait faire un parti de cadres révolutionnaires, en compagnie d’Engels, qui l’avait rejoint, de Willich, de Schapper et du tailleur Georg Eccarius. L’un des membres de la Ligue, Heinrich Bauer, fut renvoyé au début de l’année 1850 en Allemagne, où il accomplit un travail considérable d’implantation et donna à la Ligue un rayonnement qu’elle n’avait pas eu auparavant. C’est dans le même esprit que Marx prit la présidence de la Société universelle des Communistes révolutionnaires, susceptibles de déterminer au moment favorable la révolte populaire. Tandis que dans leurs lettres circulaires de mars et de juin 1850, Marx et Engels croyaient pouvoir tirer leurs conclusions de la Révolution, ils mettaient sur pied à Hambourg une revue « politico-économique », à laquelle ils redonnaient le nom de Neue Rheinische Zeitung, et dans laquelle ils publiaient, entre autres, une série d’études qui furent réunies ensuite sous le titre de La guerre des paysans et La campagne du Reich (Engels), Les luttes de classes en France de 1848 à 1850 (Marx). La thèse développée alors par Marx, c’était celle de l’opposition irréductible entre la bourgeoisie et le prolétariat, de la nécessité donc d’éveiller chez ce dernier la conscience de classe, et pour cela de l’organiser de façon « indépendante » par rapport aux formations démocratiques bourgeoises. Seule cette ligne de conduite pouvait, selon eux, promouvoir la « révolution permanente », c’est-à-dire le passage d’une révolution politique à une révolution sociale. « Tandis que la petite bourgeoisie démocratique, précisait-il en mars 1850, veut faire aboutir la révolution aussi rapidement que possible, notre intérêt et notre devoir sont de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes soient écartées du pouvoir, jusqu’à ce que le gouvernement soit conquis par le prolétariat, jusqu’à ce que l’association des prolétaires, non seulement dans un pays, mais dans tous les pays du monde, ait suffisamment progressé pour faire cesser dans ces pays la concurrence entre prolétaires, jusqu’à ce que les forces productives, tout au moins les plus importantes, soient concentrées entre les mains des prolétaires. » A cet effet, Marx prodiguait aux communistes des conseils précis : constituer des organisations autonomes, clandestines ou publiques ; ne jamais accepter de pauses dans le combat ; opposer leurs propres institutions aux institutions officielles ; demeurer armés après les premières victoires ; ne pas négliger de présenter des candidatures ouvrières en cas d’élections au suffrage universel. Ce qui n’empêchait pas Marx de poser par ailleurs la question des alliances possibles dont pourrait bénéficier le prolétariat : il était nécessaire de démontrer aux paysans que leurs intérêts étaient en opposition avec ceux du monde bourgeois — ces paysans dont Engels signalait, à propos de la guerre de 1515, le dynamisme révolutionnaire. Marx estimait d’ailleurs que les terres confisquées aux grands propriétaires ne devaient pas être remises aux paysans ; elles resteraient propriété de l’État et seraient exploitées par des colonies ouvrières.

Cependant, au cours de l’année 1850, ses études économiques amenèrent Marx à penser que la crise, dont il attendait une renaissance de l’agitation révolutionnaire, avait tendance à régresser et qu’il fallait par conséquent abandonner l’espoir de voir triompher à bref délai le socialisme. C’était, écrivait-il, la crise commerciale de 1847 qui avait rendu possibles les Révolutions de 1848 ; l’essor économique, lié à la découverte des mines d’or de Californie, allait dorénavant paralyser l’activité révolutionnaire. « Une nouvelle révolution ne sera possible, écrivait-il, qu’à la suite d’une nouvelle crise, mais l’une est aussi certaine que l’autre. » Il en concluait qu’il fallait renforcer l’éducation propre du prolétariat et lui inculquer une plus nette idée de ses intérêts de classe, ce à quoi il s’appliquait au cours de conférences prononcées alors à Londres et dont son disciple Wilhelm Liebknecht a retracé l’atmosphère. Très sévère dorénavant à l’égard de ceux qu’il appelait les « conspirateurs professionnels », prenant ses distances à l’égard des « blanquistes », Marx repoussait les notions d’aventure et d’émeute Pour mettre l’accent sur la seule propagande. Cependant les prévisions Pessimistes de Marx ne furent pas du goût de certains membres de la Ligue comme Schapper et Willich, auxquels se joignit Moïse Hess, qui estimaient que les conditions demeuraient favorables à une révolution et que la volonté d’une minorité agissante suffirait pour en assurer le succès. Le « putschisme » de la fraction Willich-Schapper l’emporta chez les ouvriers londoniens de la Ligue, ainsi que chez ceux de Paris et parmi les communautés suisses de la Ligue. A la suite de la rupture qui s’était produite le 15 septembre 1850 au Comité central de la Ligue, Marx décida son transfert à Cologne, dont la communauté lui était favorable. Attaquant la fraction qui lui était hostile, ceux qu’il appelait les « alchimistes » de la révolution, et dans les mêmes termes où il avait naguère dénoncé Weitling, Marxdéclarait : « La minorité remplace l’examen critique par l’examen dogmatique, l’examen matérialiste par l’examen idéaliste. Pour elle, le moteur de la révolution n’est pas la situation réelle, mais la simple volonté. » encore : « De même que les démocrates ont fait du mot « peuple » (demos) une entité sacrée, vous faites, vous, du prolétariat une entité sacrée. Tout comme les démocrates, vous substituez à l’évolution révolutionnaire une phraséologie révolutionnaire. » Aux ouvriers il rappelait qu’ils avaient « à subir quinze, vingt, cinquante ans de guerre civile et de combats populaires, non seulement pour modifier la situation, mais pour se modifier eux-mêmes et se rendre aptes à gouverner ».

En Allemagne, la reconstitution de la Ligue des Communistes s’était opérée au prix de difficultés considérables, grâce à la divulgation clandestine d’un grand nombre de brochures et de pamphlets. Elle avait atteint des milieux nouveaux, en particulier un certain nombre d’intellectuels progressistes, comme le futur homme d’État Johannes Miquel ; elle s’était installée dans les sociétés de gymnastique et de tir. Ce travail de propagande a été mené à partir de Mayence par Friedrich Lessner, de Francfort par Josef Weydemeyer, qui publiera jusqu’en 1850 sa Neue Deutsche Zeitung. C’est en Hesse et en Nassau que se sont constitués les groupes les plus nombreux. A Leipzig, où l’action de la Ligue est également conséquente, le Turnverein est animé par Heinrich Martius et August Pichl, en relation avec les membres de la Fraternité autour de Gangloff. Mais c’est à Cologne que réside la communauté la plus active : le Comité central y comprend le Dr Roland Daniels, qui était alors sans doute le meilleur interprète de la pensée de Marx, Heinrich Bürgers, l’ouvrier cigarier Peter Gerhard Rôser, Herman Becker enfin, qui dirigeait depuis 1850, d’ailleurs sans l’aveu de Marx, la Westdeutsche Zeitung, faisait traduire en allemand la Misère de la philosophie et divulguait le Catéchisme des travailleurs du Belge Victor Tedesco que Freiligrath avait traduit en allemand. Il était question au début de l’année 1851, au cours de conversations entre Becker, Bürgers et Weydemeyer, de créer un nouvel organe de discussion théorique, la Neue Zeitschrift, qui devait s’adresser aux démocrates de toutes nuances, afin qu’ils puissent confronter leurs opinions. Formé par un certain nombre d’intellectuels, auxquels s’étaient adjoints des artisans évolués, le groupe de Cologne apparaissait comme l’héritier du noyau qui avait rédigé la Neue Rheinische Zeitung, à cette nuance près qu’il lui paraissait nécessaire, plus que ne le pensait alors Marx, de s’assurer la collaboration de la petite bourgeoisie et des démocrates.

Cependant, l’existence de la Ligue devait être de brève durée : l’un de ses agents, le tailleur Peter Nothjung, qui avait contribué à la réorganisation de la Ligue dans l’Allemagne du Nord, et en particulier à Berlin, fut arrêté à Leipzig, porteur d’un stock important de documents (mai 1851). Une vague d’arrestations s’abattit sur l’Allemagne, frappant le Comité central de Cologne. Faute de preuves, le préfet de police de Berlin Hinckeldey fut chargé de constituer un dossier accablant et inventa la thèse d’un complot. Lorsque les principaux condamnés passèrent en jugement, on se trouva en présence d’un « protocole », compilé par les soins du directeur de la police prussienne Stieber, qui imaginait une vaste conspiration dont Marx était la tête. Tout en soulignant les liens des sections avec la fraction « putschiste » Willich-Schapper, Marx travailla pendant des mois à dévoiler les faux les plus grossiers, qui ne purent donc être retenus contre les accusés ; cependant, lors du verdict prononcé par les jurés de Cologne, si quatre d’entre eux furent acquittés, sept autres furent comptés à des peines diverses de forteresse (novembre 1852). A la même époque parut la brochure de Marx : Révélation sur le procès des communistes de Cologne, qui, du fait des précautions prises par la police, n’eut que peu d’écho en Allemagne. Ce procès devait marquer la fin de la Ligue des Communistes, qui fut dissoute quelques jours plus tard, et aussi de l’activité révolutionnaire de Marx, qui, vivant dès lors plus à l’écart des émigrés allemands, allait se consacrer entièrement aux études d’économie politique d’où devait sortir Le Capital.

Les idées de 48 se perpétuaient également au sein de la Fraternité ouvrière, qui groupait encore 18 000 adhérents, et dont les diverses sections se retrouvèrent en février 1850 au congrès clandestin de Leipzig, d’où sortit un comité directeur de cinq membres. Recrutée dans l’élite du mouvement ouvrier, parmi les artisans et les ouvriers qualifiés, la Fraternité estime que l’âge corporatif a vécu et qu’il fallait tenir compte des conditions créées par la grande industrie : sur ce point l’enseignement de Born avait produit ses fruits. La majorité de ses membres, fidèles aux valeurs morales pour lesquelles ils avaient combattu en 1848, mettaient l’accent sur les notions d’association et de solidarité des travailleurs, ainsi que sur l’organisation de coopératives de production ; ils comptaient sur la voie des réformes et non sur celle de la révolution violente, et ils repoussaient la conception abstraite d’un monde socialiste édifié sur la lutte des classes. Contrairement à la Ligue, où prévalaient les intellectuels, la Fraternité demeurait profondément ouvrière et était fière de l’être. En Wurtemberg, une alliance s’était établie au cours de la révolution et se maintiendra jusqu’en 1852 entre les organisations de la Fraternité et la Volkspartei de caractère démocratique, et dont l’organe très influent, le Beobachter de Stuttgart, se donne comme objectif de défendre les intérêts des classes laborieuses. Il appartient à la démocratie politique, écrivait de son côté la Verbrüderung en avril 1850, de « transformer les constitutions politiques dans le sens des intérêts des classes opprimées ». Si la pensée qui anime les associations demeure en général réformiste, la question se pose pourtant dans quelle mesure les membres de la Fraternité ont subi l’influence des conceptions qui prévalaient au sein de la Ligue des Communistes.

Or, il n’est pas douteux qu’un certain nombre de militants influents, comme par exemple l’orfèvre berlinois L. Bisky, proche collaborateur de Born, ou l’ouvrier cigarier de Brême, Colway, ami de Rôser, ont adhéré à la Ligue, qui exerçait également son influence sur les divers Turnvereine (le responsable de la société de gymnastique de Bonn, le Dr Abraham Jacobi, sera impliqué dans le procès des communistes de Cologne). Dans la presse de ces associations ouvrières, et en particulier dans la Verbrüderung, que dirige l’ouvrier imprimeur Karl Gangloff, se mêlent aux conceptions utopiques qui prévalent largement, des formulations doctrinales inspirées du Manifeste communiste, en particulier sous l’influence de l’éditeur leipzigois Ottokar Weller. De Suisse, où il a été obligé de se réfugier après les événements de Dresde, Born demeure en relation avec la Ligue des Communistes et voit dans les associations illégales de la Fraternité un moyen de former les masses au communisme. Après la disparition de la Verbrüderung et de son médiocre successeur Prometheus, c’est dans un esprit radical que le jeune menuisier Ludwig Stechan, issu lui aussi de la Ligue des Communistes, après avoir été le rédacteur du journal des cigariers, Concordia, dirige à Hanovre, malgré les difficultés policières, la Deutsche Arbeiterhalle, dont l’audience est grande parmi les ouvriers de l’Allemagne du Nord. « Ouvriers ! Les gouvernements tolèrent que les classes laborieuses luttent dans une certaine mesure contre la situation dont elles sont la victime, mais ils bloquent ces efforts dès que leur puissance politique est mise en cause... Le pouvoir politique doit passer à la collectivité, et ne plus être entre les mains d’une minorité », déclarait-il dans le premier numéro du journal. Stechan y développait la thèse de la « révolution permanente », dans un esprit il est vrai plus proche de Willich que de Marx. Il est certain que par le canal de la presse les éléments essentiels de la pensée marxiste, quoique de façon approximative, furent alors connus de l’élite du mouvement ouvrier allemand. Mais la Fraternité devait être peu à peu la victime de la réaction : dès 1850 les gouvernements de Prusse, de Saxe et de Bavière avaient organisé des poursuites contre les sections ; en 1852 le Wurtemberg prit des mesures répressives ; en juillet 1854 une décision du Bundestag fit aux gouvernements l’obligation de dissoudre toutes les organisations ouvrières.

La dissolution volontaire de la Ligue des Communistes et l’interdiction des Arbeitervereine n’ont pas signifié pourtant la disparition de toute activité subversive. En février 1856, en tant que représentant de l’association clandestine de Dusseldorf, Gustav Lewy rendit visite à Marx à Londres et lui fit savoir que de nombreux groupements, tant en Westphalie qu’en Rhénanie, désiraient passer à l’action. Marx modéra leur ardeur, et, dans la correspondance qu’il entretint avec certains militants résidant en Allemagne, démontra que le prolétariat devait demeurer indépendant à l’égard de la bourgeoisie, ne pouvant compter pour le moment que sur l’alliance de la classe paysanne. Il fallait en tout cas attendre des temps meilleurs. Mais ce sera dans ces milieux ouvriers, marqués par la propagande de la Ligue des Communistes, que les partis socialistes recruteront plus tard leurs militants.

5 La formation de la social-démocratie allemande[modifier | modifier le wikicode]

Au début des années 1850, Engels considérait que le socialisme en Allemagne était en retard :

« Dans son développement social et politique, la classe ouvrière en Allemagne retarde sur celle de l’Angleterre et de la France autant que la bourgeoisie allemande sur celle de ces pays. Tel maître, tel valet. L’évolution des conditions d’existence pour une classe prolétarienne nombreuse, forte, concentrée et intelligente, marche de pair avec le développement des conditions d’existence d’une classe bourgeoise nombreuse, riche, concentrée et puissante. Le mouvement ouvrier n’est jamais indépendant, ne possède jamais un caractère exclusivement prolétarien avant que les diverses fractions de la bourgeoisie, et surtout la fraction la plus progressive, les grands industriels, n’aient conquis le pouvoir politique et transforme l’État conformément à leurs besoins.

C’est alors que l’inévitable conflit entre patrons et ouvriers devient imminent et ne peut plus être ajourné ; que la classe ouvrière ne se laisse plus repaître espérances illusoires et de promesses qui ne seront jamais réalisées ; que le grand problème du XIXe siècle, l’abolition du prolétariat, passe enfin au premier plan, clairement et sous son vrai jour. Or en Allemagne, la grande majorité de la classe ouvrière n’était pas employée par ces princes modernes de l’industrie dont la Grande-Bretagne fournit de si magnifiques échantillons, mais par de petits artisans, dont tout le système de production est simplement un reliquat du Moyen Age... C’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’étonner que, lorsque la Révolution éclata, une grande partie des travailleurs ait réclamé à grands cris le rétablissement immédiat des guildes et des corporations du Moyen Age. Certes, grâce à l’influence des districts industriels où prédominait le système de production moderne et par suite des possibilités de contacts réciproques et de développement intellectuel dues à la vie nomade d’un grand nombre de travailleurs, il se forma un puissant noyau d’éléments dont les idées sur l’émancipation de leur classe étaient de beaucoup plus claires et plus en harmonie avec les faits existants et les nécessités historiques. Mais ce n’était qu’une minorité. »[2]

5.1 La réaction des années 50 et la reprise du mouvement ouvrier[modifier | modifier le wikicode]

Il n’y a pas eu de rupture entre le mouvement ouvrier de 1848 et celui des années 60. L’opinion professée plus tard par Bebel selon laquelle deux générations différentes ont animé ces mouvements est loin d’être exacte : des hommes comme Lassalle, Liebknecht, Becker, Fritzsche ou Hillmann, qui vont jouer un rôle important dans le socialisme des années 60, avaient acquis en 1848 leur formation de militants démocrates. L’anniversaire de mars 1848 n’a pas cessé d’être célébré dans certains milieux populaires. Certes, la période de développement capitaliste et de puissante industrialisation qui a marqué les années 50, au cours desquelles les ouvriers ont touché le plus profond de la misère, et où les salaires réels ont connu leur niveau le plus bas, n’a pas été favorable à une action revendicatrice ; l’afflux des masses paysannes dans les grandes villes n’était pas de nature à favoriser l’essor d’une pensée de classe, à laquelle le régime de réaction politique qui sévissait alors en Allemagne n’aurait laissé aucun moyen de s exprimer. Cependant, avant et même après la crise de 1857, il y eut des grèves partielles qui furent conduites avec des moyens relativement puissants et auxquelles participèrent, plus nombreux qu’auparavant, les ouvriers d’usines. Les anciens membres de la Ligue des Communistes demeuraient en contact les uns avec les autres et poursuivaient leur travail de propagande ; et il ne fut jamais possible à la police de réduire complètement les associations ouvrières à de simples groupes d’aide et de secours mutuel. Grand lecteur de L. Blanc et de Proudhon, le cordonnier de Leipzig Julius Vahlteich, qui commença en 1857 son tour d’Allemagne, note qu’il tombe presque partout sur des associations de compagnons remarquablement organisées.

Ce fut à l’ombre de l’agitation nationale provoquée en Allemagne par la guerre austro-piémontaise (1859) et la formation du Nationalverein que se réveilla le mouvement socialiste : tant il est vrai qu’à cette époque encore l’idée de l’émancipation du prolétariat apparaissait liée à la formation de l’unité allemande. Déjà les fêtes à l’occasion du centenaire de la naissance de Schiller avaient éveillé des lueurs d’espoir ; déjà se multipliaient les associations de gymnastique et de chant qui, au cours de leurs congrès, les premières à Leipzig, les secondes à Nuremberg, contribuèrent à rendre aux ouvriers le sens de l’action civique. « Ouvriers, gymnastes et chanteurs, tels sont alors les piliers de la nation allemande en train de se faire. » Enfin, lorsque s’ouvrit la Neue Ara et que reprit l’activité politique, les partis en présence, conservateurs et libéraux, envisagèrent la création de leurs propres associations ouvrières pour donner à leur électorat des assises plus larges. Du côté conservateur, V.A. Huber, soucieux de réintégrer le prolétariat dans la société chrétienne, montra les vertus de l’idée de coopération, et Wagener définit dans la Berliner Revue un programme de législation sociale, qu’il estimait conforme à la tradition prussienne. Du côté libéral, où l’on croyait à l’identité des intérêts entre la bourgeoisie et le monde du travail, un certain nombre d’esprits pensaient qu’il était souhaitable de se lier les ouvriers et de promouvoir leur éducation professionnelle et politique ; et c’est ainsi qu’en Prusse Schulze-Delitzsch, l’un des leaders du Parti du progrès, organisa au profit des artisans et des ouvriers, sur la base du self-help et de l’épargne, sans recourir à l’Etat, des coopératives de consommation et d’achats de matières premières, qui, organisées selon le principe des mutuelles, offrirent des crédits et firent des avances de fonds. En prenant position contre l’interprétation marxiste d’une société divisée en classes antagonistes, il voulait créer une « classe moyenne », saine et indépendante, protégée à la fois contre le mammonisme et le paupérisme. Fonctionnant parfois sous l’égide du Nationalverein, de nombreuses associations ouvrières avaient suivi l’appel de la bourgeoisie libérale, se préoccupant surtout de leurs affaires professionnelles et culturelles, adoptant parfois, sur le plan politique, une attitude conforme à celle du Parti du progrès. Il arriva d’ailleurs que des personnalités de premier plan, comme les philosophes Ludwig Büchner et Friedrich-Albert Lange, comme les naturalistes Theodor Müller et Emil Adolf Rossmässler, aient participé à la formation du monde ouvrier.

Au début des années 60, ce ne sont pas encore les ouvriers d’usines, mais les artisans spécialisés, ayant acquis un certain degré de bien-être et d’instruction, mais menacés par le développement de la grande industrie — rubaniers de Barmen, couteliers de Solingen —, qui s’intéressent le plus activement au mouvement ouvrier ; et les premiers succès électoraux ont été remportés dans les campagnes artisanales de la Saxe. Dans la masse des prolétaires travaillant dans les usines, l’esprit de révolte, encore peu développé, est lié à la personnalité de leaders locaux, dans le district industriel de Berg et Mark à Iserlohn avec Karl Wilhelm Tôlcke, à Elberfeld avec Hugo Hillmann, ou encore à Hambourg avec Jakob Audorf.

5.2 Frédéric Lassalle et la fondation de l’ADAV[modifier | modifier le wikicode]

C’est dans un esprit d’opposition contre l’emprise de la bourgeoisie sur le monde ouvrier que fut créé le premier Parti socialiste allemand, l’Association générale allemande des Travailleurs (Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, ADAV). L’idée de reconstituer l’ensemble des travailleurs sur la base de leurs intérêts spécifiques était répandue, au sein d’une minorité, dans plusieurs Arbeitervereine qui avaient subi l’empreinte de la Ligue des Communistes, sur le Rhin, à Hambourg ou à Leipzig. Dans cette dernière ville s’était scindé du puissant Arbeiterbildungsverein un groupe réduit, le Vorwärts, qui donnait la priorité aux questions politiques. Des contacts furent pris à l’occasion du voyage à Londres d’un groupe d’ouvriers désignés par le Nationalverein et qui s’étaient déclarés impressionnés par l’organisation de leurs camarades anglais. Il avait été envisagé pour 1863 la réunion à Berlin d’un congrès des travailleurs ; et le président du comité d organisation, le peintre Eichler — qui s’est révélé être un agent du gouvernement de Bismarck —, avait même promis l’appui du pouvoir pour obtenir le suffrage universel et la création de coopératives de production. A la fin de l’année 1862, deux membres de l’Association culturelle ouvrière de Leipzig, le cordonnier Julius Vahlteich et le cigarier Friedrich Wilhelm Fritsche, membres du Comité central constitué dans cette ville pour la préparation du congrès, décidèrent de prendre leurs distances à l’égard du Parti du progrès et demandèrent à Frédéric Lassalle de définir le programme d’un « parti des travailleurs », indépendant à l’égard de la bourgeoisie libérale comme à l’égard des junkers.

Né en 1825 à Breslau, Lassalle appartenait à une famille aisée de commerçants israélites. Doté d’une forte éducation classique, plus doué d’ailleurs Pour la parole et l’action que pour la réflexion abstraite, il s’était initié comme Marx au néo-hégélianisme lors de son séjour à l’Université de Berlin et avait participé à ses côtés à l’agitation révolutionnaire en Rhénanie ; mais il était resté en Allemagne, d’abord comme avocat à Dusseldorf, où il avait acquis une renommée dans le procès de divorce de la comtesse Hatzfeldt — témoignant dans cette affaire de cet esprit chevaleresque, mais aussi de ce mélange d’ambition et d’arrivisme cynique qui devaient demeurer les traits dominants de sa fascinante personnalité —, puis à Berlin, où, tout en menant une vie mondaine, il poursuivit ses études philosophiques, juridiques et littéraires, écrivant son Franz von Sickingen, où était posé sous une forme dramatique le problème du Reich démocratique, et son Système des droits acquis, dans lequel étaient définis, en partant de la notion du « génie populaire » (Volksgeist), les différents concepts de l’héritage dans le monde romain et dans le monde germanique. Politiquement il se considérait comme le disciple de Marx, qu’il avait connu pendant la Révolution de 1848, avec lequel il était en relation épistolaire et à qui il rendit visite à Londres dans l’été 1862. Cependant, il demeurait attaché à une sorte d’idéalisme philosophique, puisé chez Fichte, dont il avait tiré son analyse de la notion de démocratie, et chez Hegel, dont il retenait l’argumentation contre le libéralisme ; et comme Robertus[3], avec lequel il entretint une vaste correspondance, il exaltait dans l’État l’interprète des intérêts généraux de la nation et l’organe distributeur de la justice sociale. Il était par ailleurs vivement intéressé par les problèmes nationaux : son livre La guerre d’Italie et le devoir de la Prusse (1859) prenait position pour le principe des nationalités en Europe, ainsi que pour l’alliance avec la France, et s’opposait à ce que la Prusse apportât aucune aide à l’Autriche, à l’inverse de celui d’Engels Pô et Rhin, dans lequel étaient dénoncées les ambitions de Napoléon III sur les territoires rhénans. Rompant brusquement avec la spéculation théorique, il se jetait en plein conflit constitutionnel dans l’action révolutionnaire pour laquelle il se découvrait une sorte d’impérieuse vocation, et, s’adressant à l’élite du prolétariat berlinois, aux ouvriers de l’usine de machines Borsig à Oranienburg, il développait devant eux son Programme ouvrier, où il cherchait à définir la mission historique d’un « quatrième état » dans une société dominée par la lutte des classes.

Ces diverses orientations expliquent le sens de la Réponse ouverte qu’il adressa aux ouvriers de Leipzig et dans lequel il exigea « la satisfaction des intérêts légitimes des travailleurs ». Il s’agissait dans sa pensée, qui était résolument dirigée contre la pratique du libéralisme parlementaire, de former un parti ouvrier entièrement indépendant à la fois du gouvernement et de la bourgeoisie — de cette bourgeoisie qui se révélait incapable dans le conflit constitutionnel de défendre efficacement les droits de la démocratie —, et de conquérir de haute lutte le suffrage universel et direct que continuait à refuser obstinément le Parlement prussien, attaché au système des trois classes ; il s’agissait enfin, une fois la conquête politique de l’État assurée et établie « la dictature de l’Intelligence », d’obtenir du pouvoir la création de coopératives de production qui permettraient à la classe ouvrière de concurrencer victorieusement l’économie capitaliste et, par des voies pacifiques et légales d’assurer un ordre conforme à la justice. C’est ce programme qui, malgré les résistances qui se manifestèrent parmi des militants soucieux, tel Rossmässler, d’éviter une rupture avec le Parti du progrès, fut adopté en mars 1863 par le Comité central de Leipzig, puis par certains Arbeitervereine, tant à Hambourg qu’en Rhénanie, et qui devint celui de l’ADAV, fondé le 23 mai à Leipzig sous la présidence autoritaire de Lassalle. Parmi les délégués présents à Leipzig et les membres du Comité directeur se trouvaient plusieurs militants de 1848 et des membres de la Ligue des Communistes, Wilhelm Liebknecht de Berlin, Gustav Lewy de Dusseldorf, Hugo Hillmann d’Elberfeld, Moïse Hess de Cologne, Peter Nothjung de Breslau, Jakob Audorf de Hambourg et bien d’autres.

Bien qu’il ait été en constants rapports avec des économistes et des hommes politiques réformateurs, comme Rodbertus, Franz Ziegler et Lothar Bucher, qui cherchaient à le retenir sur la voie de la révolution, Lassalle se trouva engagé dans une lutte sans merci contre la bourgeoisie libérale et manchestérienne, qu’il attaque dans son Herr Bastiat von Schulze-Delitzsch : l’État des libéraux y était ridiculisé en tant que simple « veilleur de nuit », réduit à la protection des personnes et des propriétés. Son programme lui permettait en revanche d’adopter une attitude positive à l’égard de l’État prussien, dont il espérait — c’était le sens de la correspondance qu’il échangea à partir de mai 1863 avec Bismarck — qu’il se convertirait à une sorte de césarisme social et qu’il ferait de la nouvelle Allemagne un État monarchique populaire. Lassalle conserva jusqu’à sa mort une attitude pro-prussienne, affirmant en 1863 la mission culturelle de la Prusse dans ses possessions polonaises, souhaitant, après la guerre danoise, que la Prusse conservât les duchés, afin que de cette attitude sortît la guerre contre l’Autriche, qui eût obligé Bismarck de proclamer le suffrage universel. L’orientation autoritaire donnée au mouvement, très différente de la démocratie qui prévalait dans les Arbeitervereine, provoqua de très bonne heure une certaine opposition, et Vahlteich, secrétaire du parti, donna sa démission en janvier 1864. A la mort de Lassalle, tué le 31 août au cours d’un duel provoqué par une misérable affaire d’amour, le parti, malgré le prestige personnel de son fondateur et les voyages triomphaux qu’il organisa dans les derniers mois de sa vie et qui culminèrent dans le discours de Ronsdorf, le 12 mai 1864 — il avait cependant échoué dans sa tentative pour conquérir Berlin —, n’était encore que très faiblement développé : 4 600 adhérents, répartis pour la plupart en Rhénanie et à Hambourg, et ne disposant que de deux organes, le Volksfreund à Francfort et le Nordstern à Hambourg. Lui qui s’était pris si souvent pour un « nouveau Luther » et qui s’était présenté au monde ouvrier allemand comme un messie, mourait désappointé.

L’empreinte qu’il avait laissée n’en était pas moins profonde. Il avait su éveiller l’attention de plusieurs personnalités qu’intéressait le problème social, en particulier l’évêque de Mayence, Mgr Ketteler qui, dans son livre Die Arbeiter und das Christentum (1865), avait repris ses idées sur la loi d’airain des salaires, sur les coopératives de production et sa critique du libéralisme « à la Schulze-Delitzsch ». En 1869 ce prélat devait définir une magna Charta du mouvement chrétien social et spécifier les cinq revendications fondamentales de la classe ouvrière : l’élévation des salaires, la limitation des heures de travail, le respect des jours de repos, l’interdiction du travail des enfants, la suppression du travail des mères et des jeunes filles dans les fabriques. Lui-même devait faire approuver son programme par la conférence des évêques à Fulda. Ce faisant, il prenait ses distances à l’égard des conceptions romantiques chères aux catholiques et affirmait ouvertement que c’était dans le cadre de l’État capitaliste que les ouvriers devaient mener la lutte pour l’obtention de leurs droits. Il se montrait en cela plus moderne que le théoricien du catholicisme social, Edmund Jörg qui, dans les Historische-Politische Blätter de Munich, pourfendait une bourgeoisie trop habituée à considérer les travailleurs comme une marchandise et à abuser de ses intérêts de classe.

Lassalle devait marquer profondément les destinées du socialisme allemand. Certes l’ADAV poursuivait un but plus politique que social ; le sort matériel des travailleurs l’intéressait moins que l’utilisation de leur énergie révolutionnaire. En vertu de la « loi d’airain » des salaires, Lassalle s’était montré obstinément hostile à toute action de caractère syndical en faveur du relèvement des conditions de vie des travailleurs, considérant la grève comme inutile ; et, parlant d’une « masse uniformément révolutionnaire », il ne s’était pas intéressé au problème que posait l’alliance du prolétariat avec la paysannerie et la petite bourgeoisie. Il n’en restait pas moins que c’était Lassalle qui avait su tirer la classe ouvrière de la dépendance où elle croupissait et l’associer au destin d’un État qu’elle était destinée plus tard à dominer. A une époque où Marx et Engels n’étaient encore connus que d’une élite intellectuelle restreinte, il avait éveillé dans la masse un immense espoir, qui survécut aux contradictions du parti et qui firent de son fondateur, pendant longtemps, l’idole des travailleurs allemands. « Vous ne devez pas oublier, écrivait en 1873 Bebel à Engels, que les écrits de Lassalle, du fait de leur langue populaire, forment réellement la base des conceptions socialistes des masses. »

Quant à Marx, bien qu’il se méfiât de l’ambition et de la vanité de Lassalle, pour lequel il n’avait que peu de sympathie personnelle, et qu’il fît les plus expresses réserves sur certaines des théories, comme « la loi d’airain » des salaires et « la masse uniformément réactionnaire », il estimait que son ancien disciple avait rendu un service inestimable à la classe ouvrière allemande en cherchant à lui procurer son indépendance. C’est ce qui explique qu’il ait accepté de donner sa collaboration au journal Der Sozial-Demokrat que commença à faire paraître en décembre 1864, Johann Baptist von Schweitzer, avocat francfortois, moins séduisant et moins doué que Lassalle, mais qui, dévoré d’une féroce ambition et remarquable organisateur — il ne mettait pas en question, comme Lassalle, l’efficacité des coalitions et des grèves —, n’allait pas tarder à s’imposer comme son successeur à la tête de l’ADAV. Mais comme Schweitzer continua à donner son appui à la politique bismarckienne dans la question des duchés — « il n’y avait en Allemagne, écrivait-il au début de l’année 1865, que deux forces, celle des baïonnettes prussiennes et les poings des prolétaires allemands » —, Marx et Engels renoncèrent à influencer les destinées du journal et dénoncèrent ouvertement les avances des lassalliens à Bismarck. « Il y va de l’honneur du parti ouvrier allemand, écrivait Marx à Schweitzer en février 1865, qu’il doit écarter de pareilles chimères avant même que leur néant ait éclaté au contact de l’expérience. Laclasse ouvrière est révolutionnaire, ou elle n’est rien. » C’est à la même époque qu’Engels publiait son pamphlet : La question militaire en Prusse et le parti ouvrier allemand, condamnant, du point de vue des alliances, la politique de rapprochement de Lassalle à l’égard des classes dirigeantes, ses indulgences vis-à-vis de la réaction bureaucratique et féodale, et démontrant, en s’appuyant sur le Manifeste communiste, que le prolétariat, qui avait besoin d’institutions démocratiques, devait continuer à soutenir les forces progressistes au sein de la bourgeoisie, même si l’on ne pouvait guère avoir confiance en leur efficacité et s’il fallait garder à leur égard laplus entière indépendance.

Ainsi, au lendemain même de la mort de Lassalle, se dessinait au sein del’ADAV une crise intérieure très sérieuse. Le point de départ en fut l’importante communauté de Solingen, où Karl Klings, qui avait été membre de la Ligue des Communistes, envisageait dès septembre 1864 de confier à Marx la direction du mouvement, et se retirait en décembre du Comité directeur. De Solingen l’opposition aux méthodes dictatoriales continuées par les successeurs de Lassalle s’étendit à d’autres communautés, à Berlin, à Altona, à Hambourg et aux grandes villes rhénanes ; et le centre de résistance devint le Nordstern, édité par Karl Bruhn, auquel devait collaborer activement Johann Philip Becker, dont le rôle allait être capital, cours des années suivantes, dans le développement de l’Internationale Allemagne. Le 18 juin 1865, la section de Solingen votait une motion, inspirée par Becker, qui avait pour fin de substituer au président de l’ADVA un directoire de trois membres ; et en septembre, sous la forme d’un « Manifeste du Parti social-démocrate », Becker avait préparé la réunion d’un congrès à Leipzig des communautés dissidentes, qui dénonça fortement la politique de soutien à l’État militaire prussien. Les membres les plus avancés des organisations ouvrières lassalliennes n’allaient pas tarder à s’inscrire aux sections de l’Internationale.

5.3 La fondation du parti d’Eisenach Bebel et Liebknecht[modifier | modifier le wikicode]

De prime abord, de nombreux Arbeitervereine avaient refusé de suivre Lassalle. En réponse à la création de l’ADAV, s’était créée à Francfort, en juin 1863, une Fédération des Associations ouvrières allemandes (Vereinstag, puis Verband deutscher Arbeitervereine, VDAV), animée par un certain nombre de démocrates et de libéraux progressistes, qui se refusaient à admettre la prétention de Lassalle à constituer un parti indépendant des travailleurs et qui considéraient son initiative comme une trahison. C’est de ce groupement, à l’origine entre les mains d’hommes politiques bourgeois, que devait se rapprocher Wilhelm Liebknecht, qui avait pourtant adhéré d’abord à l’ADAV, mais qui s’en était écarté, écœuré par le culte de la personnalité dont était entouré Lassalle. Il avait joué naguère un rôle important en Bade dans la Révolution de 1848, et il était demeuré attaché au Parti démocrate et à ses idéaux grands-allemands ; il avait vécu quelques années en exil en Suisse, puis à Londres, où, de formation universitaire, il avait, sans se l’assimiler parfaitement, profité de l’enseignement de Marx, à l’égard duquel il professera toujours une inébranlable loyauté. Journaliste de talent, il avait de 1863 à 1866 donné sa collaboration au journal démocrate et grand-allemand de Fribourg, l’ Oberrheinischer Kurier, où il avait fait une critique acerbe de la politique de Bismarck à l’époque de la crise constitutionnelle et de la guerre des duchés, clouant au pilori l’impuissance politique de la bourgeoisie libérale prussienne. Obligé par des mesures de police de quitter Berlin en juillet 1865, il s’était rendu à Leipzig, où il s’était lié avec August Bebel, qui, ouvrier tourneur d’origine fort modeste et entièrement autodidacte, s’attachait aux problèmes de culture au sein du mouvement ouvrier, et doué de solides qualités d’organisation et d’un sens très aiguisé de la tactique politique, avait pris une place considérable au sein des Arbeitervereine saxons. Ce fut en 1865 que Liebknecht convertit Bebel au socialisme scientifique. Les deux hommes, dont les qualités étaient complémentaires, étaient convaincus que les ouvriers allemands n’étaient pas encore mûrs pour constituer, comme le voulait Lassalle, un parti indépendant ; et ils reprochaient à l’ADAV de diviser les forces démocratiques en Allemagne. Ils pensaient par contre s’appuyer sur les groupes démocrates et petits-bourgeois sud-allemands, dont ils partageaient l’hostilité à l’égard de Bismarck et les sympathies pour une république fédérale grand-allemande. D’où la collaboration qui s’établit entre eux et un certain nombre d’hommes politiques comme Leopold Sonnemann, directeur de la Frankfurter Zeitung, ou le Badois Ludwig Eckardt, qui, sans être socialistes et tout en demeurant absolument hostiles à l’idée de la lutte des classes, donc à toute scission entre prolétariat et bourgeoisie, partageaient du moins leurs préoccupations philanthropiques. Parmi ces personnalités, y en avait d’ailleurs dont les positions sociales étaient plus radicales et prenaient parfois un tour anticapitaliste : le matérialiste Ludwig Büchner, auteur de Force et matière, et surtout Friedrich Albert Lange, penseur et homme d’action, l’un des rénovateurs de la pensée kantienne en Allemagne, secrétaire de la Chambre de Commerce de Duisbourg, auteur d’un livre sur La question ouvrière (1865) où il faisait à la classe laborieuse un devoir de se libérer elle-même des chaînes qui la retenaient prisonnière, grand adversaire politique petit-allemande de Bismarck dont il combattait l’orientation dans le Bote vom Niederrhein. En cherchant au début de année 1865 à attirer Marx et Engels dans la rédaction de ce journal, Lange voulait étroitement unir la démocratie politique allemande à un programme avancé de rénovation sociale.

C’est ainsi que fut créé à Darmstadt, en septembre 1865, le parti populaire allemand (Deutsche Volkspartei), dont le Deutsches Wochenblatt devint l’organe. Le parti se prononça pour le suffrage universel, mais, sur le plan social, pour ne pas inquiéter la clientèle bourgeoise, ne dépassa pas l’idée des coopératives libres de production et les balbutiements d’une egislation sociale. En présence de l’antagonisme croissant entre l’Autriche et la Prusse, c’est la question nationale qui passe au premier plan. Il était capital pour les démocrates d’intéresser les classes laborieuses à la lutte contre l’hégémonie prussienne : « Ce sont les ouvriers, et non plus les étudiants, qui montent sur les barricades modernes », constatait Sonnemann à la fin de l’année 1865. A la veille de la guerre « fratricide », Bebel et Liebknecht, pour qui la question nationale demeure essentielle, prirent position contre le prussianisme détesté et dénoncèrent les agissements de la bourgeoisie libérale qui en Prusse venait au secours de la politique de Bismarck. En mai 1866, Bebel tint à Leipzig une réunion populaire où il avança que la déclaration de guerre à l’Autriche se heurterait au soulèvement général du peuple allemand. Parlant à Chemnitz en juin, Liebknecht déclara : « peuple doit s’organiser : c’est dans la main des travailleurs que réside le sort de l’Allemagne... Il s’agit de la libération de la classe des travailleurs ! Il s’agit du salut de l’Allemagne ! » Après l’ouverture des hostilités, il demeurait convaincu que de la guerre entre les deux grandes puissances allemandes pourrait sortir la révolution : « Notre espoir, écrivait-il Deutsches Wochenblatt, repose sur l’Allemagne du Sud. Si là la Volkspartei fait son devoir, oblige les gouvernements à des concessions et transforme la guerre dynastique en guerre populaire, alors la victoire de la cause nationale est assurée. »

Les divisions qui s’étaient manifestées au sein des mouvements ouvriers allemands survécurent à la bataille de Sadowa et à la formation de la Confédération de l’Allemagne du Nord. Schweitzer, qui à la suite de la crise traversée par l’ADAV du fait de la médiocrité du successeur de Lassalle, Bernhard Becker, et des intrigues de la comtesse Hatzfeldt, avait repris fortement le parti en main et qui devait en mai 1867 en assurer la présidence, considérait la création de la Confédération de l’Allemagne du Nord comme un fait accompli et le Reichstag comme un forum propice à la défense de la classe ouvrière ; et déjà un membre influent du parti, Karl Wilhelm Tölke, estimait probable la formation d’un Empire allemand sous la direction des Hohenzollern. « Par l’unité à la liberté » : tel était leur slogan. Par contre, les partisans de Bebel et de Liebknecht qui avaient participé en août 1866 à la formation à Chemnitz d’un Parti populaire saxon, dont le programme était antiprussien, fédéraliste et grand-allemand, voire même particulariste, continuaient, en collaborant au Demokratisches Wochenblatt de Leipzig, à mettre leurs espoirs dans l’action de la démocratie sud-allemande. La cause de la révolution restait liée, à leurs yeux, à celle de la destruction de la puissance prussienne, et ils comptaient, maintenant que l’Autriche était hors du jeu, sur une guerre avec la France, d’où sortirait par la défaite une République démocratique allemande. Afin de mobiliser contre Bismarck toutes les forces démocratiques, ils étaient amenés à mettre en sourdine leur programme social et à se contenter de solutions réformistes, susceptibles d’atténuer les conflits entre le capital et le travail. S’ils poursuivaient « la révolution par le bas » de l’État prussien, ce n’était pas au moyen d’un parti de classe qu’ils comptaient arriver à leurs fins, mais avec un parti « populaire », qui unirait l’ensemble des forces progressistes. Leur influence néanmoins ne cessait d’augmenter dans les milieux ouvriers, en grande partie grâce à la Deutsche Arbeiterhalle de Mannheim, à laquelle collaborait activement Bebel ; aussi celui-ci fut-il élu président de la Fédération en octobre 1867 au Congrès de Gera, contre le candidat du Parti du progrès, Max Hirsch. D’ailleurs les oppositions irréductibles des deux partis sur le plan national ne les empêchaient pas de faire de rapides progrès, les lassalliens étendant leur implantation dans les pays rhénans, à Francfort, à Berlin et à Hambourg, la Fédération en Saxe, en Thuringe et en Wurtemberg : lors des élections au Reichstag constituant en août 1867, Bebel, Liebknecht et Schraps furent élus par l’électorat saxon, Schweitzer et son collègue Reincke dans les pays rhénans. Mais, alors que Bebel présentait au Reichstag la Confédération de l’Allemagne du Nord comme une « immense caserne » et traitait Schweitzer d’ « agent de Bismarck », les lassalliens célébraient dans la Prusse « le noyau de la puissance allemande, l’État qui avait fait respecter notre patrie par l’étranger ». Schweitzer était même amené à déclarer devant ses électeurs : « Des dangers sérieux devraient-ils menacer notre patrie allemande, je suis disposé, au Parlement et ailleurs, à donner tout mon appui au roi de Prusse, en qui s’exprime aujourd’hui la puissance morale de l’Allemagne. »

Aux yeux de Marx et d’Engels, qui dès 1866 considéraient la formation de l’unité allemande selon les vœux de Bismarck comme une donnée irré versible, les conditions fondamentales pour la constitution d’un parti ouvrier étaient d’une part que l’ADAV perdît son caractère de « secte » ouvrière, d’autre part que Liebknecht et Bebel se débarrassassent des œillères particularistes du Parti populaire saxon. Si leurs sympathies allaient plutôt à Liebknecht, qui avait été l’élève de Marx, ils reconnaissaient qu’ils avaient moins de choses en commun avec les petits-bourgeois de son entourage qu’avec les lassalliens, qui du moins représentaient la classe ouvrière. « Nous ne pouvons, écrivait Engels, faire un plus grand plaisir à Bismarck que de nous laisser circonvenir par les Autrichiens, les fédéralistes de l’Allemagne du Sud, les ultramontains et les princes dépossédés. » Des conditions nouvelles apparurent, lorsqu’il s’agit de déterminer la position des deux partis à l’égard de l’Internationale, créée par Marx à Londres dans l’automne 1864 et dont plusieurs sections locales avaient été fondées en Allemagne par Johann Philipp Becker. Malgré d’énormes difficultés, en particulier au cours de la guerre austro-prussienne, Becker avait su recruter de nombreux adhérents, notamment au sein du parti lassallien, mais surtout dans les milieux de l’opposition à Schweitzer, comme ce fut le cas à Solingen et à Berlin, alors que Liebknecht, désireux pourtant de faire son possible pour faire pénétrer les idées de l’Internationale dans les Arbeitervereine, était gêné dans son action par ses alliances politiques avec les milieux démocratiques. Les diverses sections, dont l’organe commun était le Vorbote, publié à Genève, avaient été officiellement représentées au Congrès de l’Internationale de Genève, en l’automne 1866 ; en Allemagne même, leur action se développe de façon illégale et clandestine, mais n’en constitue pas moins un ferment idéologique et un véhicule remarquable de propagande pour les idées socialistes. A la divulgation de l’Internationale en Allemagne, Marx s’intéressait particulièrement et entretenait une correspondance politique avec les membres les plus actifs, dont plusieurs avaient connu la Ligue des Communistes, comme Ludwig Kugelmann, médecin à Hanovre, auquel il expose l’état de ses relations avec Lassalle, Paul Stumpf, qui avait fondé la section de Mayence, Karl Klein, militant de Solingen, Sigfried Meyer de Berlin, qui publia la première édition allemande du Manifeste ; et ce furent les militants de l’AIT qui firent connaître Le Capital, dont la première édition paraîtra à Hambourg en septembre 1867. Grâce à la campagne de propagande de Becker, dont on ne saurait sous-estimer l’importance, l’intérêt porté dans les milieux ouvriers allemands à l’Internationale était devenu fort vif, à ce point que Schweitzer et Liebknecht, malgré leur ancienne hostilité, avaient dû conclure un accord au cours d’une rencontre à Berlin au printemps 1868 et adopter une attitude commune à l’égard de cette institution. Craignant le rapprochement qui s’était esquissé au Congrès du parti lassallien de Hambourg (août 1868) entre Schweitzer et Marx — Schweitzer, qui avait largement contribué par ses articles du Sozial-Demokrat, ainsi que par ses activités de dramaturge populaire, à faire connaître les grands thèmes de la pensée marxiste, avait accepté l’inscription à l’ordre du jour du Congrès certains points répondant aux préoccupations de l’AIT —, Bebel et Liebknecht, dans l’activité desquels l’Internationale n’avait jusqu’alors joué qu’un rôle secondaire, firent savoir lors du Congrès des Associations ouvrières allemandes qui se tint à Nuremberg un mois plus tard qu’ils étaient décidés à donner leur adhésion au programme de l’Internationale, tel que venait de la faire connaître le correspondant berlinois de l’AIT, Wilhelm Eichhoff. La solidarité internationale du prolétariat y fut fortement affirmée. Mais en adoptant à Nuremberg une pareille position, Liebknecht et ses amis consentaient, bien malgré eux, à une rupture, à plus ou moins longue échéance, entre la démocratie ouvrière et la démocratie bourgeoise, au sein de laquelle d’ailleurs de nombreux groupements marquaient leur hostilité à l’égard du socialisme et pensaient qu’il leur serait possible, par l’intermédiaire de syndicats « Hirsch-Duncker », qui reposaient sur l’idée de l’harmonie des classes, de maintenir leur influence sur les ouvriers. Les tentatives intelligentes faites par certains démocrates avancés, comme Guido Weiss et Johann Jacoby dans le journal berlinois Die Zukunft, pour éviter la rupture, furent vaines. Par contre Bebel et Liebknecht se rapprochaient de la conception d’un parti ouvrier révolutionnaire, tel que Marx le définissait alors ; de la Fédération des Associations ouvrières allemandes, qui avait été longtemps sous l’influence de la bourgeoisie, ils étaient amenés à faire le noyau d’un grand parti du prolétariat. Au lendemain du Congrès de Nuremberg, leur principal effort, en accord avec un certain nombre d’ouvriers instruits, comme ces mineurs de Lugau qui s’adressaient directement à Marx, est de constituer des « coopératives syndicales internationalistes » (Internationale Gewerkschaften), indépendantes du parti, mais orientées dans l’esprit de l’Internationale, tel qu’il s’est exprimé lors des résolutions des Congrès de l’AIT à Genève et à Bruxelles ; et lors du premier Congrès de ces Associations à Leipzig (mai 1869), ils trouvent en Julius Motteler un organisateur de génie. Ce fut sous la pression des grèves qui éclatèrent au cours du printemps 1869 et de l’intervention des députés socialistes au Reichstag en faveur de la protection du travail et d’une législation ouvrière que celui-ci se décida, le 29 mai, à voter la loi qui, en dépit de très sérieuses limitations policières, accordait le droit de coalition.

Par ailleurs, les intrigues de Schweitzer, mis en accusation devant son propre parti au Congrès d’Elberfeld de mai 1869, lui avaient sans doute permis de rassembler autour de lui un certain nombre de militants que la comtesse Hatzfeldt avait entraînés depuis 1867 dans la dissidence ; mais elles commençaient à peser à un bon nombre de ses partisans, qui lui reprochaient ses méthodes autocratiques et le culte de la personnalité dont s’était déjà entouré Lassalle. Si en Bavière le petit groupe de lassalliens dissidents réunis autour du Proletarier de J. Neff, demeura en dehors des grandes formations politiques, à Brunswick Wilhelm Bracke devait s’orienter vers la Fédération, avec laquelle il prit contact à Magdebourg en juin 1869. Fervent admirateur de Lassalle, mais aussi l’un des premiers lecteurs de Marx qu’il avait contribué à faire connaître en Allemagne, ami de Jacoby, qui venait de lancer un appel pour une alliance entre démocrates et socialistes sur un programme de réformes sociales et de lutte contre les menaces de guerre, ce militant, qui disposait déjà d’une vaste autorité morale en Allemagne du Nord, décida avec Samuel Spier de Wolfenbüttel et Theodor York de Hambourg de faire connaître les raisons qui leur faisaient souhaiter la formation d’un parti unique des travailleurs. C’est ainsi que, malgré les tentatives d’obstruction de Schweitzer, put se constituer lors du Congrès de la Fédération à Eisenach (août 1869) le Parti social-démocrate des travailleurs (Sozialdemokratische Arbeiterpartei, SDAP), qui comprit dès ses débuts quelque dix mille membres. Le programme qui fut défini à Eisenach s’appuyait sur le préambule des statuts de l’Internationale et sur les conceptions de Marx au sujet de la simultanéité de la lutte politique et de la lutte économique menée par le prolétariat. Certes, les idées de l’auteur du Capital, paru deux ans auparavant, étaient encore mal connues sous leur forme doctrinale et ne s’étaient pas encore imposées : aux yeux des socialistes allemands, le lassallianisme et le marxisme ne Paraissaient pas antinomiques. Il y avait dans la déclaration d’Eisenach au sujet des coopératives de production des passages qui avaient un relent lassallien ; et le terme de Volksstaat, pris dans le vocabulaire des démocrates, était de nature à créer des méprises. Il n’en reste pas moins qu’il était créé un parti de masses, dont la direction était confiée à une Commission administrative de cinq membres siégeant à Brunswick sous la présidence de Bracke, et dont le nouvel organe, le Volksstaat, imprimé à Leipzig, subissait l’empreinte des idées de Bebel et de Liebknecht. Le nouveau parti jouissait d’une large autonomie de gestion, tout en affirmant ses liens avec le Conseil général de Londres, dirigé par Marx ; quant aux sections de l’Internationale créées par Becker, elles furent dorénavant représentées par les organismes et les personnalités dirigeantes du SDAP. L’orientation du nouveau parti fut précisée, lorsque Liebknecht fit siennes, non d’ailleurs sans hésitation, les thèses du Congrès de l’Internationale à Bâle sur la nationalisation des terres et des biens de production — décisions qui furent entérinées par le second Congrès de la SDAP à Stuttgart en juin 1870 et qui provoquèrent la rupture définitive avec la démocratie bourgeoise et avec le Parti populaire, auxquels demeuraient d’ailleurs attachés de nombreux Arbeitervereine en Allemagne du Sud. Par contre, le nouveau parti disposait d’une influence grandissante sur les travailleurs de l’industrie, et cela grâce au soutien qu’il apportait aux mouvements de grèves, comme celle des mineurs de Waldenburg en Silésie, fin 1869, la plus importante qu’ait jamais connue l’Allemagne ; Liebknecht participa en avril 1870 au congrès de Zwickau, où fut constitué le Syndicat international des Travailleurs des mines, des hauts fourneaux et des salines. Les sociaux-démocrates avaient acquis au sein de l’AIT une telle audience que l’on avait envisagé à Londres de tenir le prochain Congrès de l’Internationale sur le sol allemand, à Mayence.

5.4 Les partis socialistes allemands, la guerre de 1870 et la Commune[modifier | modifier le wikicode]

La guerre franco-prussienne allait placer les organisations socialistes devant un problème difficile ; et la réponse faite par eux a signifié pour le prolétariat allemand un éloignement de longue durée à l’égard de l’État national auquel elles avaient été jusqu’alors profondément attachées, ainsi que le renforcement de la conscience qu’elles avaient des intérêts solidaires de la classe ouvrière sur le plan international.

Aux yeux de la majorité des ouvriers allemands, la guerre, dans sa première phase, apparut comme une guerre défensive, à laquelle il était donc juste de participer. Telle fut en effet l’attitude du Comité de Brunswick qui, le 17 juillet, tout en mettant en évidence le caractère dynastique du conflit, reconnut que l’Allemagne était l’objet d’une « agression » et invita la classe ouvrière allemande à faire son devoir. Plus nette encore fut la position des lassalliens, puisque deux des leurs, Hasselmann et Hasenclever, écrivirent dans le Sozial-Demokrat que Napoléon III déclenchait les hostilités non seulement contre la nation allemande, mais encore contre le socialisme. Toutefois une attitude divergente fut prise par les sections saxonnes de la SDAP, qui, réunies à Chemnitz, invitèrent le monde ouvrier à s’unir contre la guerre ; quant à Liebknecht et Bebel, ils décidèrent de s’abstenir lors du vote des crédits de guerre au Reichstag le 21 juillet : ils ne voulaient pas, disaient-ils, en refusant ces crédits, faire le jeu du bonapartisme ; mais, fidèles à leur haine contre le militarisme prussien, ils s’élevaient contre l’enthousiasme patriotique qui emportait alors les masses allemandes, attitude qui leur fut reprochée d’ailleurs très vivement par certaines instances du parti d’Eisenach, et en particulier par Bracke, qui estimait impossible, écrivait-il à son ami Geib, d’« aller en contre-courant de l’opinion générale ». En présence de ces divisions dans le camp socialiste, Marx et Engels firent publier par le Conseil général de l’Internationale, le23 juillet, une adresse dans laquelle ils présentaient la guerre comme défensive pour les Allemands, tout en invitant les travailleurs à faire triompher le principe de la solidarité internationale. Il n’est pas douteux que Marx et Engels, tout en approuvant l’attitude de Bebel et de Liebknecht, souhaitaient la défaite du bonapartisme, dont le succès aurait signifié l’écrasement durable de toute liberté, et estimaient que la victoire de la Prusse serait aussi celle du socialisme allemand sur le proudhonisme français ; la guerre, disaient-ils, ferait passer « le centre de gravité du mouvement international » de France en Allemagne. Enfin, dans leur pensée, l’accélération de l’unité allemande devait faciliter l’organisation centralisée de la classe ouvrière.

Cependant, la victoire de Sedan et la proclamation de la République à Paris allaient bientôt ressouder les diverses branches de la famille socialiste et esquisser entre elles ce rapprochement qui ne devait pourtant se réaliser que cinq ans plus tard. Aux yeux de la majorité des socialistes allemands, la poursuite de la guerre contre la France républicaine était condamnable, d autant plus qu’elle s’accompagnait de la part du gouvernement prussien de vues annexionnistes. Le 5 septembre, le Comité de Brunswick publia un manifeste en faveur d’une paix immédiate et qui fut acceptable pour la France, et condamna l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine, atteinte aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes : prise de position qui entraîna l’ arrestation par le gouverneur militaire de l’Allemagne du Nord de Bracke et du secrétaire du Comité de Brunswick, Leonard von Bonhorst, bientôt rejoints en prison par d’autres militants. La seconde adresse de l’Internationale, publiée le 9 septembre, faisait un devoir aux socialistes de diriger la lutte contre une guerre réactionnaire de conquête, montrant que l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine aurait, tôt ou tard, comme conséquence de jeter la France dans les bras de la Russie, l’ennemie de toutes les libertés. Le 21 septembre, le Volksstaat exigeait : « Une juste paix avec la République française ! Pas d’annexions ! Punition de Bonaparte et des coresponsables ! », entraînant la protestation contre la mainmise sur l’Alsace-Lorraine de démocrates comme Johann Jacoby et Franz Mehring. Le 26 novembre, suivis cette fois par les députés lassalliens, Bebel et Liebknecht firent savoir au Reichstag les raisons pour lesquelles ils votaient contre les crédits militaires, soulevant dans la nation allemande, qu’enivrait la perspective de victoire, une telle indignation que Bismarck put procéder à l’arrestation des deux leaders, ainsi que de Adolf Hepner, le directeur du Volksstaat, et décida de leur faire intenter un procès de haute trahison. Quant aux lassalliens, ils exposèrent dans leurs journaux, le Sozial-Demokrat et l’Agitator, sous la plume de Hasselmann et de Schweitzer, leur amer désappointement à l’égard d’un État qui récompensait si mal leur loyalisme : ce n’était pas de la guerre que pouvaient sortir des institutions démocratiques.

Pour la partie la plus évoluée de la classe ouvrière, ces événements ont eu une portée considérable. Ils signifient un éloignement certain à l’égard du sentiment national allemand, qui avait été si vif en 1848 et encore en 1866. Non que l’idée nationale soit rejetée et que les leaders du mouvement ouvrier se sentent moins « patriotes » qu’autrefois : ils opposent la véritable solution de la question nationale, qui est « populaire », à celle qui est imposée d’en haut, par le « mécanisme » des armes et de la diplomatie et qui ne concerne que les intérêts « dynastiques » des Hohenzollern. Mais il apparaît dès lors que les chemins de la démocratie et ceux de l’État national sont divergents ; et l’espoir naguère si vivace de réaliser l’« État populaire » s’estompe dangereusement. Les débats au Reichstag sur la fondation et l’organisation de l’Empire devaient aggraver cette impression : dans la nouvelle Allemagne dynastique et hiérarchisée, dans laquelle s’intègre si facilement une bourgeoisie « féodalisée » et qui a oublié ses aspirations libérales, il n’y avait pas de place pour la classe ouvrière, qui se sentait rejetée en dehors de la nation ; et cela d’autant plus que les classes dirigeantes, les églises et les universités jetaient l’anathème contre « les forces de la révolution ». L’attitude du monde ouvrier à l’égard de l’État allemand devait se faire de plus en plus négative ; au sentiment de la solidarité nationale se substitue peu à peu celui de la solidarité de classe.

C’est là ce qui explique l’enthousiasme avec lequel furent accueillis la Commune de Paris et les mouvements spontanés de solidarité qui se sont manifestés en Allemagne, chez les lassalliens comme chez les eisenachiens. « C’est sur vous, Parisiens, qu’est braqué actuellement le regard de tout le prolétariat », faisait savoir une résolution des ouvriers de Hanovre, le 2 avril 1871. Le point culminant fut atteint par le discours que prononça le 25 mai Bebel, élu en mars 1871 au Reichstag et provisoirement sorti de prison : « Si Paris venait à succomber, je ne doute pas que le combat dont cette ville est l’avant-poste ne soit mené dans l’Europe tout entière, et qu’avant quelques décennies l’appel au combat du prolétariat parisien : « Guerre aux palais, paix aux chaumières, mort aux oisifs », sera devenu le critère du prolétariat européen. » Les pertes numériques qu’avait subies la social-démocratie lors des élections de mars 1871 — qui s’étaient déroulées dans une atmosphère de chauvinisme et qui ne donnèrent aux partis socialistes que 3,3 % des voix — se trouvèrent compensées par l’écho inattendu que suscita le mouvement communard au sein de la classe ouvrière. La journée du 18 mars fut pour la gauche une sorte de fête des travailleurs, que l’on rattacha aux événements berlinois de 1848, et que l’on opposa à la commémoration du 2 septembre, anniversaire de Sedan. La déclaration que Bebel avait faite au Reichstag avait d’ailleurs provoqué sur Bismarck une profonde impression, et ce fut pour lui le point de départ de ce « cauchemar des révolutions » qui l’amena à vouloir, dans le plus bref délai, détruire cette social-démocratie, déclarée par l’opinion publique comme « sans patrie » et « ennemie du Reich » (Vaterlandslos und Reichsfeind). Mais le procès de Leipzig, intenté à Liebknecht et Bebel, malgré le verdict qui leur infligeait deux ans de forteresse (mars 1872), se transforma en un échec pour le gouvernement et renforça la combativité des socialistes. Que ceux-ci s’enorgueillissent des accusations dont ils étaient maintenant l’objet, c’est ce que montra la déclaration de Liebknecht au Congrès de la SDAP à Cobourg, en juillet 1874 : « L’État dans lequel nous vivons, qui n’est en fait qu’une Prusse élargie, est un État de classe dans le sens fort du terme. Nous sommes « ennemis du Reich », parce que nous sommes ennemis de l’État de classe. » Ce que les socialistes refusaient, c était « l’unité sans la liberté », « l’unité dans la forteresse, dans la caserne », l’unité « sans garanties démocratiques ». Cet éloignement de la classe ouvrière à l’égard de l’État national n’était pas sans inquiéter un certain nombre d’intellectuels allemands, aussi bien dans les milieux économiques que dans les milieux universitaires, qui se prononcèrent pour la mise en place d’une politique de réformes faites d’en haut au sein même du régime capitaliste et parlèrent de « la mission sociale des Hohenzollern » : sous l’influence de Gustav Schmoller, et avec l’appui des économistes Lujo Brentano et Adolf Wagner fut créé dans l’été 1872 le Verein für Sozialpolitik, première manifestation de l’action des « socialistes de la chaire ». Mais les mises en garde de Schmoller, telles qu’elles s’exprimaient dans son article des Preussische Jahrbücher sur « la structure sociale de l’État prussien », rencontrèrent en 1874 l’ironie de Treitschke, qui était plus proche de l’opinion des classes dirigeantes quand il écrivait que contre le socialisme « seule la force pouvait décider ». L’avertissement que constituait La quintessence du socialisme de l’économiste Albert Schäffle ne fut pas non plus entendu par la bourgeoisie.

5.5 Le Congrès de Gotha et la fondation du Parti social-démocrate[modifier | modifier le wikicode]

La voie que l’unification de l’Allemagne avait ouverte au rapprochement des deux partis, que cessait d’opposer la question nationale, fut lente à parcourir. Malgré le départ de Schweitzer, qui abandonna en 1871 la lutte politique, remplacé à la tête de l’ADAV par Hasenclever, les rancunes persistèrent longtemps, aggravées par les attaques antisémites lancées contre le parti d’Eisenach, en particulier lorsqu’il présenta le vieux radical Johann Jacoby aux élections à Berlin. Au sein de la SDAP, se renforçait cependant l’idéologie marxiste. Les ouvriers allemands prennent connaissance de La guerre civile en France, où Marx démontre que la Commune parisienne est la forme que revêtira à l’avenir la dictature du prolétariat, où l’État se transforme d’oppresseur en émancipateur. En 1872-1873 parurent dans le Volksstaat les articles d’Engels sur « La question du logement », où était prise à partie, avec le réformisme petit-bourgeois, la thèse anachronique du proudhonien allemand Mülberger, selon lequel la question sociale pouvait être résolue en faisant de chaque ouvrier le propriétaire d’une maison ou d’un champ. Tandis que Joseph Dietzgen — un ouvrier tanneur qui s’était fait à l’étranger son éducation philosophique —, éclairait de nouveaux aspects du matérialisme historique, Bebel, alors en prison, écrivait ses essais sur « Christianisme et socialisme », base théorique de l’athéisme marxiste, et sur « La guerre allemande des paysans », attirant l’attention du prolétariat sur l’alliance avec la classe paysanne. Enfin les collaborateurs de Bracke, qui avaient constitué à Brunswick autour du Volksfreund une remarquable équipe de journalistes, mettent en cause le paragraphe 10 du programme d’Eisenach, d’inspiration lassallienne, qui préconisait la création avec l’aide de l’État de coopératives de production. L’on voit apparaître alors chez les sociaux-démocrates les premières préoccupations d’une politique communale, ce qui amène Bracke à Brunswick à mettre sur pied un programme de réformes culturelles, scolaires et sanitaires.

Malgré les oppositions doctrinales, d’ailleurs moins importantes que les oppositions personnelles et tactiques, les raisons de rapprochement entre les deux partis qui se disputaient la clientèle ouvrière se faisaient de plus en plus pressantes : lors de leur Congrès à Erfurt (juin 1872), où 51 délégués représentaient plus de 11 000 syndiqués, les « Syndicats internationalistes » avaient exigé l’unité. Des grèves d’une ampleur toute nouvelle s’étaient déroulées en 1871 et en 1872, exprimant l’inadaptation de la classe ouvrière à la révolution économique des Gründerjahre, provoquées par la misère des logements, le prix de la vie et le poids des heures de travail. Sans parler des émeutes que suscite à Berlin au cours de l’été 1872 l’effroyable condition dans laquelle était parqué le prolétariat travaillant dans les usines, les manifestations les plus importantes se déroulèrent à Chemnitz, où Johann Most prit position dans la Chemnitzer Freie Presse pour la journée de dix heures, à Nuremberg, où Karl Grillenberg donna un puissant dynamisme au syndicalisme eisenachien, parmi les mineurs de la Ruhr auxquels Marx, en tant que secrétaire de la Ire Internationale, s’adressa personnellement ; du fait de la division des syndicats, ces grèves furent durement réprimées, mais laissèrent chez les ouvriers une volonté implacable de lutte. Le krach qui suivit les années de prospérité contribua d’ailleurs à radicaliser les masses populaires. Lors des élections de janvier 1874 qui donnèrent 352 000 voix aux deux partis socialistes (à peu près également réparties) et 9 sièges au Reichstag, faisant passer la proportion des voix socialistes 3,3 % à 6,5 % — le nombre des voix socialistes s’était élevé jusqu’à 36 % en Saxe, 35 % en Schleswig-Holstein, 40 % à Hambourg —, les deux groupes avaient renoncé dans diverses circonscriptions à s’opposer l’un à l’autre : à Berlin le candidat eisenachien avait fait voter pour Hasenclever, qui se présentait contre Schulze-Delitzsch. Au printemps 1874, les manifestations ouvrières hostiles à la loi militaire, dénoncée par Engels dans le Volksstaat, furent menées côte à côte par les deux partis. Quant aux Poursuites judiciaires dont ils sont victimes et que dirige de Berlin le procureur général Tessendorf, qui obtint en juin 1874 des mesures d’interdiction provisoire de l’ADAV, puis de la section berlinoise du parti d’Eisenach, elles contribuèrent plus que tous les autres facteurs à rapprocher les frères ennemis.

C’est dans ces conditions que s’ouvrirent les négociations au cours desquelles devait être envisagée l’unification. La situation semblait avantageuse pour les eisenachiens, car le parti lassallien, miné par des contradictions internes, bien que numériquement plus puissant encore que son rival, était en voie de désagrégation. Mais, du côté eisenachien, la préparation théorique de ces entretiens fut insuffisante : au Congrès de Cobourg (juillet 1874), des divergences de vue apparurent, et l’on s’en était tenu à formuler le vœu qu’il y eût unification (Einigung) et non fusion (Vereinigung). Cependant la volonté de parvenir à l’unité se manifestait fortement parmi les militants à la base, non seulement dans les articles du Volksstaat et du Neue Sozial-Demokrat, mais encore dans des manifestations Populaires, comme aux obsèques de York à Hambourg (janvier 1875), qui furent suivies par des ouvriers appartenant aux deux organisations. Dans ces conditions, Liebknecht et ses amis se trouvèrent bientôt dans l’obligation de faire d’importantes concessions doctrinales aux lassalliens, s voulaient éviter une rupture des négociations. Celles-ci s’ouvrirent à Gotha en février, sous la direction de Hasenclever et de Hasselmann du côté des lassalliens, de Liebknecht, de Motteler, de Geib, de Vahlteich d’Ignaz Auer et du jeune Bernstein du côté des eisenachiens, et aboutirent, une fois la dissolution de l’ADAV acquise, à un texte de compromis d’inspiration marxiste dans sa généralité, mais qui faisait une place importante aux idées lassalliennes, comme la loi d’airain, les coopératives de production, la « masse réactionnaire ». Aussi des réserves se manifestèrent-elles aussitôt, de Bebel et de Bracke en particulier, qui s’ouvrirent de leurs inquiétudes à Marx et Engels, tenus à l’écart des négociations. Dans une lettre à Bebel du 28 mars, Engels déclara que le programme était conçu de telle sorte que, au cas où il serait accepté, « ni Marx ni moi, nous ne pourrions jamais adhérer au nouveau parti fondé sur une pareille base ». Quant à Marx, il fit parvenir à Bracke ses « gloses marginales » qui mettaient en évidence le caractère opportuniste et antiscientifique de la déclaration. Ce texte, qui ne fut connu alors que de très rares initiés, se refusait à définir le prolétariat comme isolé dans une masse réactionnaire, substituait l’internationalisme prolétarien au slogan de la« fraternité des peuples », apportait des précisions sur la notion de « dictature révolutionnaire du prolétariat » et distinguait deux phases dans l’établissement du communisme, l’une caractérisée par une nouvelle répartition des biens matériels, l’autre par le dépérissement de l’Etat. Mais les congressistes de Gotha — 71 délégués lassalliens et 56 eisenachiens — crurent ne pas devoir mettre en question les résultats obtenus et passèrent outre les observations qui leur étaient adressées ; au cours de la séance du 27 mai le programme fut voté à l’unanimité, sans modifications notables. Marx et Engels ne cachèrent pas leur mécontentement, mais ils ne pensèrent pas devoir rompre avec le nouveau parti social-démocrate. Le 11 octobre Engels écrivait à Bracke : « Nous sommes absolument de votre avis quand vous estimez que Liebknecht a tout gâté dans son ardeur de voir aboutir l’unité, d’y arriver à tout prix... Heureusement, le programme a été apprécié plus favorablement qu’il le méritait. Ouvriers, bourgeois et petits-bourgeois y lisent ce qui devait vraiment s’y trouver, et non ce qui s’y trouve effectivement... Cela nous a permis de nous taire. » Quelles que fussent en effet les imperfections théoriques, le programme de Gotha offrait sur le plan de l’organisation de très sérieux avantages ; et la fusion devait fournir au socialisme allemand le moyen d’affronter les lourdes épreuves que lui préparait le gouvernement de Bismarck.[4]

Le vote du programme de Gotha devint enfin un encouragement à la réalisation de l’unité syndicale, demandée depuis longtemps par la base. Depuis 1868 trois formations s’étaient disputé la faveur des ouvriers. Les syndicats fondés par Max Hirsch et Franz Duncker, qui voulaient prendre modèle sur les trade-unions britanniques et qui repoussaient la lutte des classes, après un départ brillant, ne furent jamais que des caisses de secours et ne résistèrent guère à la crise sociale de 1869. Créées tardivement du fait de l’opposition systématique de Lassalle à toute action syndicale, les organisations qui furent mises sur pied par Schweitzer connurent une grande combativité et soutinrent des grèves victorieuses, comme celles des menuisiers et des charpentiers de Berlin en 1871 ; elles eurent dans les deux frères Otto et August Kapell des agitateurs remarquables, qui contribuèrent largement dans leur journal, Der Pionier, ainsi que dans leurs pièces théâtrales populaires, à déconsidérer la théorie libérale de l’harmonie des classes ; mais ces syndicats demeurèrent dans la dépendance du parti et souffrirent des divisions qui le rongeaient. Quant aux syndicats internationalistes, dont le Congrès de Nuremberg avait pris l’initiative et qui reçurent de Bebel un statut modèle, ils eurent une existence indépendante du parti fondé à Eisenach. En 1871, l’imprimeur Karl Hillmann développa dans le Volksstaat la thèse que c’était au sein des syndicats, administrés en toute liberté, que devaient se faire progressivement l’éducation de la classe ouvrière et l’émancipation du prolétariat. Ce fut le point de vue des eisenachiens qui l’emporta, lorsque des délégués ouvriers se rencontrèrent pour discuter au lendemain du Congrès de Gotha de l’unité ouvrière ; Frietzsche fit alors voter le texte suivant : « Bien que les organisations syndicales ne soient pas à même de transformer toutes seules profondément et à long terme la situation des ouvriers, elles sont malgré tout destinées à améliorer leur sort à court terme et à leur faire prendre conscience de la lutte des classes. »

6 Conclusion[modifier | modifier le wikicode]

Il y a une double erreur à ne pas commettre : celle de minimiser et celle d’exagérer le rôle de Marx dans la formation du Parti social-démocrate allemand.

De ne pas le minimiser d’abord. Il est faux de penser que Lassalle ait été le fondateur du mouvement socialiste allemand, quel qu’ait été son rôle dans l’affirmation d’une nécessaire indépendance politique du monde ouvrier. Avant, pendant et après la Révolution de 1848, la Ligue des Communistes avait fait un travail d’éclaircissement et de regroupement considérable, qui a permis aux ouvriers de comprendre que l’âge d’or n’était pas en arrière, mais devant eux ; et son élite a été informée de la pensée de Marx, même si ses admirateurs n’ont pas toujours rendu ses idées avec la précision et l’exactitude souhaitables. Et ce sont les mêmes hommes que l’on retrouvera après 1860, dans les organisations lassalliennes et eisenachiennes, qui avaient milité en 1848. La SDAP a pu s appuyer constamment sur les conseils de Marx et d’Engels, et ce sont eux qui ont orienté ses options politiques. Lorsque se réunit à La Haye le dernier Congrès de l’AIT (1872), c’est des socialistes allemands que Marx reçoit le meilleur appui dans sa lutte contre le bakouninisme. Que le Parti social-démocrate ait réagi avec une telle vigueur contre l’« État militaire », dont il a dénoncé le caractère de classe et les méthodes bonapartistes de gouvernement ; qu’il ait été le premier à se tourner vers l’internationalisme ; et qu’il ait su définir les moyens de lutte du prolétariat, politiques et syndicales : tout cela il le doit à Marx, qui n’a pas cessé de suivre son évolution d’un œil vigilant.

L’autre erreur serait de faire de la social-démocratie en 1875 un parti marxiste. Il faut bien voir que le lassallianisme continue à animer un très grand nombre de socialistes, même s’ils ont rompu avec l’ADAV et qu’ils ont réprouvé ses méthodes politiques. De plus, persiste chez beaucoup de militants le souvenir très vif des luttes qu’ils ont menées depuis 1848 pour la démocratie. Eduard Bernstein, qui a commencé sa carrière politique à Berlin et qui a contribué dans cette ville au rapprochement des deux groupes socialistes, écrit à propos de Liebknecht : « Son socialisme était essentiellement fondé sur le droit naturel cher aux Français, et il n’avait pénétré que bien superficiellement l’essence de la doctrine marxiste. » Celle-ci, à vrai dire, au cours des années 70, est enrobée dans une phraséologie qui ne permet pas d’en distinguer clairement les traits distinctifs. Et ce n’est pas finalement selon la pensée des pontifes de Londres, mais selon ses intérêts propres que le Parti social-démocrate, qui a acquis en 1875 sa maturité et son indépendance, fixera son programme d’action. Il est en fait un parti démocratique et social, qui ne ressemble que de loin aux projets que Marx avait formulés pour l’Allemagne.

7 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

  1. Une grande partie de la littérature socialiste en Suisse a pu être publiée grâce au« Comptoir littéraire » de Zurich et Winterthur, dont le fondateur, Julius Fröbel, a entretenu des contacts avec tous les milieux révolutionnaires d’alors, en Suisse, en Allemagne et en France. Ce furent les Gedicht, Lebendigen de HERWECSH, puis les écrits de Hoffmann von Fallersleben qui fondèrent la réputation de sa mission d’édition. Sans être socialiste, Fröbel voulait offrir une tribune à toutes les opinions susceptibles d’ébranler la société hiérarchisée et conservatrice d’alors.
  2. Friedrich Engels, Révolution et contre-révolution en Allemagne, 1851-1852
  3. Julius Karl RODBERTUS ne peut être considéré comme un écrivain socialiste ; mais ses écrits théoriques : Pour la connaissance de la situation de notre économie d’Etat (1842) et ses Lettres sociales (1850-1851), comportent des traits socialistes, s’il est vrai que le contenu de sa pensée n’a été révélé que lorsque se développa l’école des socialistes de la chaire. Grand propriétaire foncier monarchiste et conservateur, bien qu’il ait siégé au centre gauche de l’Assemblée prussienne en 1848, Rodbertus n’a pas de sympathies pour les socialistes de son temps. Sa théorie repose sur l’idée que la société est un organisme créé par la division du travail. Il convient que soit substituée à la production en vue de la demande la production en vue du besoin social et qu’à la notion de rentabilité de l’entreprise soit substituée celle de productivité, comme d’ailleurs l’avait déjà vu Sismondi. Ainsi aboutira-t-on à une répartition donnant à chaque travailleur le fruit de son labeur. Mais Rodbertus ne déduit pas de ces analyses qu’il faille supprimer la propriété individuelle ; il s’insurge au contraire contre la tyrannie que comporte un système communiste et il s’inquiète du manque d’éducation des masses. Il trouve un compromis dans la pratique du socialisme d’Etat, qui poursuivra la participation automatique de la classe ouvrière au progrès de la production industrielle.
  4. L’unification entre les diverses tendances qui s’est produite au sein de la social-démocratie allemande s’est réalisée également dans la social-démocratie autrichienne, où s’étaient opposés deux groupes : les « lassalliens » ou « modérés », avec Oberwinder, les« marxistes », avec Scheu, dont le litige portait surtout sur l’alliance avec les partis bourgeois. Le Congrès de Neudörfl (1874) réussit à estomper ces difficultés ; mais la formule, très vague, adoptée au sujet de l’autodétermination des peuples ne saurait dissimuler les oppositions de nationalités au sein de la social-démocratie, qui ont revêtu dans ce pays un caractère dramatique, et dont il sera question dans le tome II de cet ouvrage.