Abondance

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Représentation classique de l'abondance

La notion d'abondance est un concept important dans la vision marxiste du communisme, en tant que société sans classe.

Au sens large, l'économie de l'abondance est un modèle économique dans lequel tout ou partie des biens, services et informations sont gratuits ou pratiquement gratuits.

1 Dans l'approche marxiste[modifier | modifier le wikicode]

1.1 Révolution socialiste[modifier | modifier le wikicode]

Pour Marx et Engels, les classes dominantes dans l'histoire ont accaparé le surproduit social, ce qui est produit en surplus par rapport aux besoins. Pour eux, les conditions objectives qui rendent possible la révolution sont « une masse totalement "privée de propriété", qui se trouve en même temps en contradiction avec un monde de richesse et de culture existant réellement, choses qui supposent toutes deux un grand accroissement de la force productive, c'est-à-dire un stade élevé de son développement.»

Et ils précisaient l'importance de ce stade élevé de développement des forces productives :

Le « développement des forces productives est une condition pratique préalable absolument indispensable, car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue. »[1]

Marx considérait qu'au lendemain de la révolution socialiste, la répartition se ferait toujours en fonction du travail accompli (donc en quelque sorte selon la "méritocratie", mais sans le parasitisme capitaliste qui rend hypocrite cette idéologie libérale) et que ce ne serait que progressivement que, probablement, la société évoluerait vers une société d'abondance communiste.

Karl Kautsky, principal théoricien de la social-démocratie allemande et donc de la Deuxième internationale, reprenait cette idée :

« On peut imaginer que l’application de la science à l’industrie provoquera un jour une telle productivité que l’homme possédera surabondamment tout ce dont il a besoin. Alors, la formule « à chacun suivant ses besoins » trouvera son application sans difficulté, presque naturellement. »[2]

C'est ce que Lénine appellera la « première phrase du communisme, le socialisme ».

Mais ce qui est fondamental pour Marx, c'est que la gestion ouvrière permet une libération du temps libre en même temps que des forces productives :

« La véritable économie - épargne - consiste dans l’économie de temps de travail : minimiser les coûts de production et les réduire vers le minimum ; mais cette économie est identique au développement de la force productive. Il ne s’agit donc point de renoncer à la jouissance, mais de développer le pouvoir, les capacités de produire, et donc les capacités de même que les moyens de jouir... » [3]

1.2 Transition vers le communisme[modifier | modifier le wikicode]

Cependant une telle société n'est pas l'idéal communiste : d'une part parce que les hommes ont des inégalités naturelles qui créent donc une injustice (un tel travaille plus facilement et donc gagne plus qu'un autre), d'autre part cette répartition rationnée rattache encore l'humanité à des chaînes, ce que Marx appelait le "règne de la nécessité". Il pensait que l'accroissement des forces productives, libéré de toute entrave sous le socialisme, permettrait d'atteindre une telle abondance qu'elle dissiperait toute tension autour du partage des ressources, permettant un saut dans le "règne de la liberté". Le travail résiduel et la répartition serait alors "de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins".

Concrètement, cela pourrait correspondre à une société dans laquelle les biens sont accessibles gratuitement dans des magasins, sans aucun comptage du temps de travail effectué par chacun-e. L'abondance est tellement au coeur de la société communiste, qu'Ernest Mandel pouvait écrire : « Une société égalitaire fondée sur l’abondance, voilà le but du socialisme »[4]

Mandel affirmait que « pareille abondance de biens n’est nullement utopique, à condition d’être introduite graduellement ».  Il soutenait que déjà sous le capitalisme, il y a une saturation des besoins pour des produits de base comme des pommes de terre ou des chaussettes : si on les rendait gratuits, il n'y aurait pas pour autant de rush pour en prendre sans cesse.

Le plus juste n'est pas de donner exactement la même chose à chacune, mais de fournir à chacun autant qu'il a besoin. (Ici l'abondance serait illustrée par une abondance de caisses permettant de les utiliser sans compter).

Des choix de production seront bien sûr toujours nécessaires, pour orienter le travail que les producteurs librement associés consentent à faire. Plus y a rareté relative, plus il peut y avoir intérêts contradictoires entre humains, et inversement, plus y a abondance, moins il y a nécessité de se préoccuper de répartition. De même, dans les domaines où il y a une raréfaction pour cause de surexploitation des ressources naturelles (surpêche...), il y a nécessité d'un contrôle de la répartition - soit par des mécanismes de marché, soit par des quotas.

Cette idée socialiste d'une abondance matérielle permettant d'aboutir à une humanité meilleure ne se limite pas aux marxistes. Ainsi Louise Michel écrivait dans une utopie de 1887 : « Quant à la jalousie, quant à l’envie, etc., est-ce qu’il y aura de tels états possibles ? Puisque la machine sera au service de l’homme, et au profit de tous, à quoi donc servirait d’envier ce dont on serait toujours sûr de jouir en toute plénitude ? »[5]

Le marxiste G. A. Cohen exprimait ainsi la nécessité de sortir du capitalisme : « La forme économique la plus apte à soulager le labeur est la moins disposée à le faire. [Le capitalisme] amène la société au seuil de l'abondance, et verrouille la porte. »[6]

D'autres penseurs proches du socialisme, mais non marxistes, soutiennent eux-aussi que l'industrialisation est fondamentale. Ainsi Bertrand Russel écrivait en 1920 : « Je crois que le développement continu de l’industrie est la condition principale du succès dans le passage à un État communiste » [7]​. En 1932 il déplorait : « Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l'aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres. »[8] Le mouvement des « clubs nationalistes » aux États-Unis du début du 20e siècle s'inscrivait aussi dans cet idéal (déconnecté de la lutte de classe), que l'on retrouve dans l'utopie d'Edward Bellamy (Looking Backward, 1888) et dans celle de Charlotte Gilman (Moving the mountain, 1911). L'économiste socialiste David McMullen insiste sur l'importance de la possibilité de l'abondance comme base matérielle du socialisme, dans son livre de 2007, Bright Future: Abundance and Progress in the 21st Century.

2 Autres approches[modifier | modifier le wikicode]

2.1 Mythes de l'âge d'or[modifier | modifier le wikicode]

Représentation du pays de Cocagne

Dans beaucoup de récits mythiques et religieux, il y a une notion « d'âge d'or », de paradis perdu, une époque à laquelle l'humanité vivait harmonieusement, le plus souvent dans l'abondance : le Satya Yuga dans l'hindouisme, l'âge d'or en Grèce antique, les référence à un ancien Datong ou Taiping en Chine, le jardin d'Eden dans la Genèse biblique... Certains y ont vu un souvenir mythifié des rapports sociaux du communisme primitif.[9]

Chez les dieux grecs ou romains, la corne d'abondance dispensait à l'infini ses fruits. On retrouve cette représentation chez le dieu gaulois Cernunnos.

2.2 Pays de Cocagne[modifier | modifier le wikicode]

Une autre source de mythe d'abondance provient d'un courant utopiste populaire, les récits autour du « pays de Cocagne ».

2.3 Époque moderne[modifier | modifier le wikicode]

Avant le 19e siècle, l’utopie anti-ascétique fut rare, le seul exemple en étant peut-être la vision de l’abbaye de Thélème chez Rabelais. Il y a sans doute chez More une semblable tendance ; mais sa conception du bonheur social demeure étroite et limitée ; la structure pratique de l’organisation sociale de son utopie est nettement autoritaire, d’allure stoïcienne ; elle conservait une affinité certaine avec l’idéal monastique.

Étienne-Gabriel Morelly fut un novateur dans ce domaine, avec son Code de la nature (1755). Il a peu de sympathie à l’égard de l’idéal ascétique. S’il emprunte des lois somptuaires à cette tradition, c’est uniquement dans le but de maintenir l’égalité parmi les hommes. L’intention première n’est pas de limiter la consommation de la collectivité, mais au contraire d’augmenter la production. Tous les besoins doivent être satisfaits également chez tous les citoyens : ce principe général n’est que le corollaire de la thèse essentielle que tous les besoins ont droit à une satisfaction totale. Ceci est vrai non seulement quant aux nécessités matérielles, mais aussi à l’égard des besoins de l’esprit et même des objets de luxe. Le bonheur, chez Platon, More ou Rousseau, se définissait par des considérations métaphysiques ou morales, et notamment relativement à la vertu. Chez Morelly, la vertu elle-même se définit par rapport à la satisfaction : elle s’apparente à un idéal économique de production maximale, maintenu en état d’équilibre par un système rationnel de distribution.

On retrouve cet optimisme chez Collignon, dans son pamphlet L’avant-coureur du changement du monde entier par l’aisance, la bonne éducation et la prospérité générale de tous les hommes (1786). Même si l'aspect économique est peu développé, le modèle y suit le principe "de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins". Le progrès technique y tient une grande place, avec des aspects très clairvoyants : « Il sera inventé des machines qui... feront plus d’ouvrage [textile] de cette espèce et aussi bien, que mille femmes ensemble, dans le même espace de temps. (...) Il ne s’agira plus que de tourner un robinet qui sera dans la cuisine pour puiser de l’eau tant qu’on voudra. »

En revanche, Babeuf pensait qu'il y avait juste assez pour tout le monde, et qu'il fallait donc partager équitablement.

2.4 Socialismes utopiques[modifier | modifier le wikicode]

Aquarelle de 1868 représentant un phalanstère rêvé

Dans les socialismes utopiques du 19e siècle, assez souvent, l'idéal décrit se situe dans une société d'abondance. C'est le cas notamment de l'utopie d'Etienne Cabet (Voyage en Icarie, 1840), dans laquelle le machinisme et l'égalitarisme affranchissent l'humanité de la misère et des inégalités.

A noter que dans les phalanstères de Fourier, l'abondance serait également réalisée, même si l'utopie est encore avant tout celle d'un monde rural où l'harmonie permettrait une grande fertilité agricole.

2.5 Anarchisme[modifier | modifier le wikicode]

Les courants anarchistes sont très divers, certains se souciant peu de fondements justifiant la possibilité matérielle du communisme (proches en cela des socialistes utopiques), d'autres ont une vision du communisme similaire à celle des marxistes.

Ainsi Carlo Cafiero écrivait (1880) : « Mais on nous demande : le communisme est-il applicable ? Nous répondons : oui. (...) Parce que, dans la société future, la production sera si abondante qu'il n'y aura nul besoin de limiter la consommation, ni de réclamer des hommes plus d'ouvrage qu'ils ne pourront ou ne voudront en donner ».[10]

Kropotkine avait la même idée en tête lorsqu'il parle de « prise au tas » dans La conquête du pain (1892). « Prise au tas pour ce qui se trouve en abondance; rationnement pour ce qui se trouve en quantité limitée ».

« Mais sur quelles bases pourrait-on s'organiser pour la jouissance des denrées en commun ? [...] Si la commune possède un bois, par exemple, - eh bien, tant que le petit bois ne manque pas, chacun a droit d'en prendre tant qu'il veut, sans autre contrôle que l'opinion publique de ses voisins. Quant au gros bois, dont on n'a jamais assez, on a recours au rationnement. »

« Le même système prévaut aussi dans les grandes villes, pour une denrée, au moins, qui s'y trouve en abondance, l'eau livrée à domicile. Tant que les pompes suffisent à alimenter les maisons, sans qu'on ait à craindre le manque d'eau, il ne vient à l'idée d'aucune compagnie de réglementer l'emploi que l'on fait de l'eau dans chaque ménage. [...] Mais si l'eau venait décidément à manquer, que ferait-on ? On aurait recours au rationnement ! Et cette mesure est si naturelle, si bien dans les esprits, que nous voyons Paris, en 1871, réclamer à deux reprises le rationnement des denrées pendant les deux sièges qu'il a soutenus. »

« Dites en un mot que si telle denrée ne se trouve pas en quantités suffisantes, et s'il faut la rationner, c'est à ceux qui en ont le plus besoin qu'on réservera les dernières rations ; dites cela et vous verrez si l'assentiment unanime ne vous sera pas acquis. »

2.6 Abondancisme[modifier | modifier le wikicode]

Jacques Duboin forge dans les années 1930 le terme abondancisme. Malgré la Grande dépression, il soutient qu'un surplus de richesse considérable pouvait être généré par la simple réorganisation des forces de production, et que le remplacement des machines permettrait la libération de tous des charges du travail. Un parti éphémère, appelé Front de l'Abondance, est créé en 1936.

2.7 Economie distributive[modifier | modifier le wikicode]

Jacques Duboin théorise vers le milieu du 20e siècle ce qu'il appelle l'économie distributive (revenu de base universel, coopératives, monnaie non thésaurisable...).

2.8 Vision scientiste[modifier | modifier le wikicode]

On peut parler d'une forme de scientisme à propos des visions qui font découler l'abondance du seul progrès technique.

Les moyens de parvenir à l'abondance seraient donc, par exemple :

  • une abondance d'énergie, grâce à des innovations (fusion nucléaire...)
  • une abondance de ressources primaires
  • une productivité supérieure grâce à des systèmes automatisés remplaçant le travail humain

Ce modèle a d'abord été évoqué dans la science fiction, principalement anglo-saxonne, avec notamment Pandora's Millions de George O. Smith, ou L'Âge de diamant, de Neal Stephenson. Il s'agit aujourd'hui d'une notion très répandue, spécialement dans les univers transhumanistes[11], post-humains ou post-singularistes.

2.9 Logiciel libre[modifier | modifier le wikicode]

Les produits numériques, facile à copier à un coût marginal quasi nul, sont un domaine où l'abondance est à portée de main. Dans le mouvement du logiciel libre, certains en font une revendication communiste.

De nombreuses personnes considèrent que le mouvement du logiciel libre constitue d'ores et déjà une économie de l'abondance. Richard Stallman, fondateur de la fondation GNU, et une des figures les plus influentes du mouvement du logiciel libre parle de ce dernier comme d'une première étape vers l'économie de l'abondance dans le manifeste GNU (appelée dans cette traduction « après-pénurie », traduction littérale du terme anglais "post-scarcity") [12]

Dans la même lignée, un ensemble de projets de matériel libre (open hardware) tente de reproduire ce succès dans le monde matériel, en s'appuyant sur des technologies d'impression 3D ou sur des fablabs. Ce domaine est cependant plus jeune et moins mature que celui du logiciel libre[13]

3 Abondance et écologie[modifier | modifier le wikicode]

Cette base théorique est souvent interprétée comme l'idée que le marxisme recherche "la croissance", et donc que le marxisme est productiviste.

Les besoins étant relatifs, et la société capitaliste poussant à une aliénation consumériste, on peut argumenter qu'une société socialiste serait composée de citoyens globalement plus sobres. Néanmoins, selon de nombreux écologistes (en particulier les objecteurs de croissance), une restriction notable de nombreux secteurs de consommation serait nécessaire. Dans ces conditions, l'idée d'abondance est-elle remise en question ?

Ces questions soulèvent des débats y compris au sein du marxisme[14][15].

4 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

  1. K. Marx - F. Engels, L'idéologie allemande, 1845
  2. Karl Kautsky, Le programme socialiste. IV. La Société future, 1892
  3. Karl Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique (dite Grundrisse), 1857
  4. Ernest Mandel, Introduction au marxisme, 1974
  5. Louise Michel, L’Ere nouvelle, 1887
  6. Gerald Allan Cohen, Si tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si riche ?, 2010 (publication de conférences données en 1996)
  7. Bertrand Russell, Pratique et théorie du bolchevisme, 1920
  8. Bertrand Russel, Éloge de l'oisiveté, 1932
  9. Paul Lafargue, La propriété - Origine et évolution, 1890
  10. Carlo Cafiero, Anarchie et communisme, 1880
  11. Association française transhumaniste, Êtes-vous abondantiste ?, février 2018
  12. Le manifeste GNU
  13. Owni - 20 commandements pour une société autofabriquée
  14. NPA, Sur le bon usage du concept de décroissance, 4 juillet 2015
  15. NPA, La gratuité comme fondement d'une société d'abondance,4 juillet 2015