Socialisme utopique

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New Harmony, projet de communauté idéale de Robert Owen

Le socialisme utopique est le nom qui a été donné rétrospectivement, suite à l'émergence du socialisme scientifique, aux premiers courants socialistes. Malgré leurs limites, ses penseurs ont pris une grande part dans la formation des idées socialistes.

Il désigne principalement les disciples de Saint-Simon, Fourier ou Owen.

On parle aussi de communisme utopique. Ce terme désigne plus spécifiquement les visions dans lesquelles la propriété privée est radicalement abolie.

1 Origine du terme[modifier | modifier le wikicode]

En France, le terme «socialisme » est attesté en 1831 dans le sens d'opposé de l'individualisme,[1] puis se diffuse dans les années suivantes pour désigner les nouvelles doctrines qui se penchent sur la misère moderne. Le mot est d’un usage assez courant pour que, dans La Revue des Deux mondes, Louis Reybaud puisse, le Ier août 1836, commencer une série d’articles intitulés : « Socialistes modernes ».

Des traces attestées de l'expression « socialisme utopique » peuvent être trouvées en 1839[2]. Quoi qu'il en soit, ce sont Marx et Engels qui marqueront réellement la distinction avec le socialisme scientifique, d'abord dans L'Idéologie allemande (1845) où ils critiquent Stirner pour son idéalisme forcené. Engels reprendra un extrait de son pamphlet L'Anti-Dühring (1878) sous le titre Socialisme utopique et socialisme scientifique[3] (1880).

2 Généralités[modifier | modifier le wikicode]

2.1 L'héritage des utopies[modifier | modifier le wikicode]

Illustration de L'Utopie de Thomas More.

Des éléments d'utopie ont été élaborés par des intellectuels ou des mouvements contestataires depuis les origines des sociétés de classe (on considère souvent La République de Platon comme la première grande utopie).

Le socialisme utopique tire ses racines des différentes utopies sociales écrites au cours des siècles, dont la plus célèbre, mais pas la première est celle de Thomas More (Utopia), qui a créé ce néologisme. Après lui, qui écrit à un moment où le capitalisme manufacturier commence à se développer en Angleterre, et au début du courant humaniste, la production d'utopies tend à croître de plus en plus.

Les premières utopies ont été marquées par les idéologies dominantes de leurs époques (tout en les critiquant), et sont donc fortement empreintes d'idéalisme et/ou de religion. Les premières tentatives de communautés idéales ont été fondées par des religieux (les ordres monastiques ou mendiants, la mission jésuite du Paraguay...).

2.2 Révolution industrielle[modifier | modifier le wikicode]

Au début du 19e siècle, le développement rapide de la révolution industrielle et donc de l'opposition capital-travail, rendait flagrante l'absence d'harmonie du mode de production que l'on nomma capitalisme. Des penseurs se lancèrent à la fois dans d'âpres critiques de ce système économique, et dans l'élaboration imaginaire de communautés harmonieuses. Une des caractéristiques de ces nouveaux utopistes, c'est de voir beaucoup de potentiel dans le progrès technique pour élever l'humanité. Ils ont beaucoup de compassion pour les misérables

La plupart d'entre eux sont marqués par l'idéal de progrès et d'humanisme porté par la philosophie des Lumières, et considèrent que si le monde plus rationnel qu'ils décrivaient n'est pas advenu, c'est que des hommes de bonne volonté n'ont pas montré l'exemple et lutté contre la corruption de la richesse... Comme les Lumières, s'ils embrassent souvent des formes simples de matérialisme, ils font preuve d'un naïf idéalisme historique.

Et comme les Lumières, ils combinent souvent leur idéal de rationalisme avec un fond religieux plus ou moins marqué, et souvent plus ou moins opposé au clergé. Philippe Buchez est par exemple considéré comme le fondateur du mouvement chrétien social moderne.

2.3 Foisonnement d'écoles[modifier | modifier le wikicode]

Les socialistes utopistes sont presque toujours des intellectuels, derrière lesquels des disciples se sont regroupés, formant différentes écoles, souvent de bonne volonté, mais souvent aussi un peu illuminées, et en concurrence les unes avec les autres. Autour d'eux, ils parvenaient à regrouper un nombre assez conséquent d'émules, mais sans jamais atteindre une envergure de parti de masse. Les différentes théories variaient avec la formation intellectuelle et les penchants de leurs maîtres à penser respectifs. Les idées socialistes ne sortaient pas des débats théoriques, des constructions imaginaires, certes généreuses et brillantes, mais coupées de la réalité sociale et de l’économie.

Enfantin fut le leader d'une dérive sectaire chez des disciples saint-simoniens

Le socialisme utopique a en commun de ne pas reposer sur une action centralisée au niveau de l'État (sauf dans le saint-simonisme), et vise en général à mettre en place des communautés idéales (souvent dans l'idée de faire tâche d'huile) selon des modèles divers, certaines régies par des règlements très contraignants, d'autres plus libertaires ; certaines communistes, d'autre laissant une plus grande part à la propriété individuelle. Globalement, il y a l'idée de construire une contre-société socialiste au sein même du système capitaliste par une multiplication des communautés, qui en faisant tâche d'huile (exemplarité) remplacent progressivement la société capitaliste.

Ces écoles avaient parfois de l'hostilité entre elles (Fourier écrit en 1831 un pamphlet intitulé Pièges et charlatanisme des sectes Saint-Simon et Owen), mais globalement il y avait beaucoup de circulation d'idées et de personnes entre elles. Après 1832 bien des saint-simoniens rejettent le mysticisme d'Prosper Enfantin et renforcent l’école fouriériste sans abandonner pour autant leurs thèmes. Désirée Véret joue le rôle d'intermédiaire entre les disciples d'Owen, de Saint-Simon et de Fourier.

Il ne faut cependant pas caricaturer ces socialistes et s'imaginer qu'ils ne pensaient qu'à leurs expériences communautaires. Ils étaient aussi en faveur de changements pragmatiques dans l'ensemble de la société, comme la réduction du temps de travail et l'amélioration des conditions de travail.

Dans les années 1840 en France, rares sont les socialistes qui n’ont pas plus ou moins subi l’influence de Saint-Simon ou de Fourier. Néanmoins cet héritage est surtout développé par trois hommes : Victor Considerant, Pierre Leroux et Constantin Pecqueur.

3 Les trois grands utopistes[modifier | modifier le wikicode]

3.1 Robert Owen[modifier | modifier le wikicode]

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Robert Owen est un des principaux fondateurs du socialisme en Grande-Bretagne. Entre 1830 et 1840 les termes d’owenisme et de socialisme sont synonymes. C'était à la fois un des premiers industriels à succès, et un homme sincèrement préoccupé de la question sociale. A la tête de la principale filature du pays, moderne et rentable, il réinvestit les profits pour améliorer les conditions de vie et de travail de ses ouvrier·ères. Mais il ne veut pas se limiter à son usine, il voit le système actuel comme « le plus antisocial, le plus malvenu, le plus irrationnel qui se puisse concevoir ». Il cherche alors à promouvoir des communautés idéales, et lui et ses partisans essaieront à plusieurs reprises de passer à la pratique, en Angleterre et aux États-Unis. Cette quête des entreprises idéales faisant tâche d'huile, mais qui en fait connaîtront toutes l'échec, fait d'Owen un des représentants de ce qui sera appelé a posteriori le socialisme utopique.

Cependant Owen ne se limita pas à cette posture paternaliste, il a aussi soutenu le mouvement ouvrier qui naissait à la même époque : coopératives, syndicats, mouvement chartiste...

3.2 Saint-Simon[modifier | modifier le wikicode]

Henri de Saint-simon.jpg

Saint-Simon était un chantre de la nouvelle société industrielle et des entrepreneurs, face aux oisifs (nobles, rentiers...). Il voyait la misère sociale, mais pensait qu'un âge d'abondance était proche, à condition que les capitalistes écoutent la Raison et se lancent dans une planification économique. Saint-Simon ne voulait pas voir qu'il y avait une divergence d'intérêts de classe, et appelait les industriels à davantage de philanthropie, et à écouter son Nouveau Christianisme.

Des disciples de Saint-Simon ont fondé une petite communauté aux allures de secte à Ménilmontant en 1829, qui fut fermée par la police en 1832. Le saint-simonien Prosper Enfantin a écrit une utopie vers 1838 : Mémoires d'un industriel de l'an 2240.[4]

Une partie des saint-simoniens sont devenus des entrepreneurs, et/ou certains entrepreneurs se sont piqués de saint-simonisme (une idéologie particulièrement flatteuse pour eux) : Enfantin, Barthélemy Arlès-Dufour, de Lesseps, Pereire... D'autres (ou les mêmes) sont devenus des conseillers auprès des autorités. Particulièrement influent à l'époque dans les grandes écoles comme les Mines, Polytechnique et les Ponts et chaussées, le saint-simonisme est souvent vue comme une idéologie porteuse d'un idéal technocratique.

3.3 Charles Fourier[modifier | modifier le wikicode]

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Charles Fourier fut lui un grand critique des ravages du capitalisme, de l'esprit mercantile et de l'idéologie bourgeoise. Il échafauda tout un système (assez fantaisiste) de l'évolution de l'humanité vers l'Harmonie, qu'il voyait comme le versant « science sociale » de la théorie de la gravitation universelle de Newton. Il prônait la construction de phalanstères, ou « colonies sociétaires », sortes de grandes coopératives dans lesquelles le travail ne serait plus aliénant et la vie serait douce. Dans sa vision les phalanstères devaient se multiplier rapidement, pour finir par transformer la société entière. Il attendit toute sa vie en vain des mécènes pour lancer ses projets.

Mais Fourier fit beaucoup d'émules. Parmi eux, Victor Considerant, qui participe en 1832 à la fondation du journal Le Phalanstère (qui deviendra La Réforme industrielle puis La Démocratie pacifique) qu'il dirige avec Jules Lechevalier. La même année 1832, le journal lance une collecte pour acheter un terrain et initier la colonie sociétaire de Vesgre, qui ne réussira jamais à être une coopérative de production. En 1837, Considerant succède à Fourier à la direction de l’École sociétaire. Lors de la révolution de 1848, il soutient avec Louis Blanc le droit au travail. Suite à la victoire de la réaction, il part en 1849 aux États-Unis, où il crée le phalanstère de La Réunion avec Brisbane et Godin. L'expérience est un échec. Revenu en France en 1869 à la faveur d'une amnistie, il adhère à la Première Internationale et soutient la Commune de Paris en 1871.

Autre fouriériste célèbre, l'industriel Jean-Baptiste André Godin fonda le « familistère de Guise » en 1854. Celui-ci a compté jusqu'à 1 748 personnes en 1889. Il créa un autre familistère à Laeken (Bruxelles) en 1880. Les deux familistères s'arrêtent en 1968. L'esprit coopérateur s'était perdu depuis longtemps parmi les associés.[5]

4 Autres[modifier | modifier le wikicode]

4.1 Flora Tristan[modifier | modifier le wikicode]

Flora Tristan.jpg

Flora Tristan, aristocrate déchue, travailla comme ouvrière dans les filatures, les imprimeries mais fut aussi écrivaine, militante socialiste et féministe. Pendant son séjour en Angleterre elle prend contact avec le mouvement ouvrier réel. Elle lance en 1843 l’idée de l’Union ouvrière. « Ouvriers, il faut marcher courageusement et fraternellement dans l’unique voie qui vous convienne : l’union. » L’entreprise a échoué bien que le livre ait eu un très grand succès et qu’elle réponde à une sorte d’aspiration confuse des ouvriers. Elle participa aux débats intellectuels dans les années 1840.

4.2 Étienne Cabet[modifier | modifier le wikicode]

Cabet 1840.jpg

Dans l'utopie d'Etienne Cabet (Voyage en Icarie, 1840), le machinisme et l'égalitarisme affranchissent l'humanité de la misère et des inégalités. Cabet et ses disciples ont tenté de réaliser des « Icarie » aux États-Unis, mais les expériences ont connu l'échec. Il est l'un des premiers à se revendiquer « communiste », mais les autres communistes contemporains (néo-babouvistes) opposaient leur vision révolutionnaire à son « communisme utopique ».

4.3 Victor Hennequin[modifier | modifier le wikicode]

Victor Hennequin, La Rénovation 1898.jpg

Victor Hennequin (1816-1854), fouriériste convaincu, propose dans L’Almanach phalanstérien pour 1850 et pour 1852 deux épisodes d’une anticipation pour la jeunesse illustrant la vie dans un phalanstère de l’avenir. Les enfants, qui n’ont connu que la vie paisible, travailleuse, joyeuse et prospère de la phalange sont fort étonnés de découvrir, par la voix d’un vieillard, le passé, c’est-à-dire le présent du lecteur de l’époque, et fort heureux de vivre dans la communauté. L'ouvrage annoncé, intitulé Scènes phalanstériennes, semble n’avoir jamais été publié.[4]

4.4 Constantin Pecqueur[modifier | modifier le wikicode]

Jaures-Histoire Socialiste-VIII-p477.jpg

Constantin Pecqueur était à l'origine un saint-simonien, qui s'est imprégné de beaucoup d'autres idées en circulation. Il a assez peu influencé ses contemporains et pourtant sa contribution au socialisme français et à l’histoire de la pensée économique fait date et Marx l’a reconnu à plusieurs reprises. Il a notamment perçu l'exploitation capitaliste, et le fait que le machinisme pose les bases du collectivisme. Mais ses aspects mystiques et moralisants le rattachent à l'utopisme.

4.5 Autres[modifier | modifier le wikicode]

Plus généralement, peuvent être rapprochés du socialisme utopique tous les faiseurs de systèmes idéaux du 19e siècle comme Heinrich Heine, G. Büchner, G. Momo, N.A. Dobrolioubov, Nikolaï Tchernychevski.

L'expression de « socialisme utopique » a été par la suite utilisée par extension pour beaucoup d'utopies anciennes socialisantes, notamment les systèmes élaborés par Platon, Thomas More, Tommaso Campanella, Jean Meslier, Mably, Morelly, Carl Wilhelm Fröhlich, Franz Heinrich Ziegenhagen...[6]

5 Ruptures partielles[modifier | modifier le wikicode]

Un certain nombre d'auteurs peuvent partiellement être rattachés au socialisme utopique, mais présentent des éléments qui dépassent les limites de l'utopie sur certains plans.

5.1 Gracchus Babeuf[modifier | modifier le wikicode]

Gracchus Babeuf.jpg

Babeuf et ses Conjurés étaient vu par Marx comme « les premiers communistes agissants »[7]. Du fait de leur implication concrète dans la Révolution de 1789 et de leur tentative de soulèvement contre le Directoire, on peut plus difficilement les caractériser comme utopistes que d'autres. Cependant leur vision du communisme, essentiellement agraire, et des moyens pour l'instaurer (conspiration minoritaire), peuvent les rattacher à l'utopisme. On parle plus souvent de « communisme utopique » pour Babeuf.

5.2 Néo-babouvistes des années 1840[modifier | modifier le wikicode]

Babeuf est redécouvert dans les années 1830 et 1840. Une série de militants « néo-babouvistes » sont alors parmi les premiers à se réclamer du « communisme » : Théodore Dézamy, Albert Laponneraye, Richard Lahautière, Jean-Jacques Pillot... Contrairement à un Fourier, ils s'intéressent à nouveau à la révolution française, soit directement (Laponneraye admire Robespierre), soit en voulant la dépasser (pour Lahautière, de même que Babeuf a dépassé Robespierre, Babeuf doit être dépassé). Ils affirment aussi plus nettement l'opposition des intérêts de classe : Dézamy critiquera par exemple le « communisme pacifique » de Cabet, qui prétendait unir les capitalistes et les prolétaires.

5.3 Louis Blanc[modifier | modifier le wikicode]

Louis Blanc by Carjat 1848.jpg

Louis Blanc (1811-1882) était connu pour son ambition d'aller vers une organisation graduelle du travail via des ateliers sociaux, sortes de coopératives impulsées par l'État. Il tenta de mettre ses idées en pratique suite à la révolution de février 1848, alors qu'il fait partie du gouvernement provisoire. Il se distingue des utopistes dans le sens où il ne cherche pas à réaliser des expériences « sociales » en marge, mais à travers le levier de l'action politique (il est républicain avant d'être socialiste).

Mais sa vision reste utopique parce qu'il refusait de considérer qu'il existe une divergence d'intérêts entre patrons et ouvriers. Par conséquent il refusait de voir le caractère bourgeois de l'État auquel il collaborait, et croyait possible une transition graduelle au socialisme au sein de la République. Dans sa pratique, il est assez proche d'un socialiste réformiste du 20e siècle.

Pierre Leroux était assez proche de Louis Blanc en pratique.

5.4 Auguste Blanqui[modifier | modifier le wikicode]

Auguste Blanqui (1805-1881) était un révolutionnaire républicain, qui s'est très vite revendiqué communiste. Pour lui la république était le moyen politique d'établir un gouvernement au service du « peuple » ou des « prolétaires » (il reconnaissait la lutte des classes, même si sa vision des classes n'était pas très rigoureuse). Il tenait à se démarquer des utopistes du début du 19e siècle : « le communisme de l’avenir n’est pas une utopie. Il est le développement normal de tout un processus historique et n’a aucune parenté avec les trois ou quatre systèmes sortis, tout équipés, de cervelles fantaisistes ».

Mais la révolution politique qu'il défendait consistait en une insurrection d'un petit groupe de comploteurs aguerris, mettant en place une dictature transitoire, sans faire appel à l'auto-organisation du mouvement ouvrier. Par conséquent, malgré son dévouement à la cause du petit peuple, il ne put jamais réussir et passa la plupart de sa vie en prison, d'où son surnom de « l'Enfermé ».

5.5 Pierre-Joseph Proudhon[modifier | modifier le wikicode]

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Proudhon (1809-1865) se fait une réputation de socialiste radical dans les années 1840 avec sa formule choc « la propriété, c'est le vol ». Mais assez vite, ses positions évoluent dans un sens beaucoup plus compatible avec le libéralisme bourgeois. En effet, sa critique de la propriété vise surtout les grands propriétaires terriens et industriels, mais il voit la solution dans la généralisation de la petite propriété, restant dans le cadre du marché. Il ajoute alors : « la propriété, c'est la liberté ».

Et la cible principale de sa critique devient alors l'État, qui selon lui empêcherait la société d'évoluer vers une harmonieuse société de petits producteurs. Étant donné qu'il n'était pas collectiviste, sa forte critique de l'État se rapproche beaucoup de celle des libéraux. En termes de propositions concrètes, il prônait le développement de mutuelles de crédit (mutuellisme).

Karl Marx déplorait l'impact de Proudhon sur le mouvement ouvrier français, et par exemple sur la délégation française au congrès de Genève de l'AIT (1866) :

« Sous le prétexte de la liberté et de l'antigouvernementalisme, ou de l'individualisme anti-autoritaire, ces messieurs, qui ont supporté et supportent allégrement depuis seize ans le plus misérable despotisme, ne prêchent en fait que l'économie bourgeoise la plus ordinaire, idéalisée seulement de manière proudhonienne. Proudhon a causé un mal terrible. Son semblant de critique et son apparente opposition aux utopistes ‑ alors que lui-même n'est qu'un utopiste petit-bourgeois, alors que les utopies d'un Fourier ou d'un Owen sont le pressentiment et l'expression imaginaire d'un monde nouveau ‑ ont d'abord séduit et corrompu la « jeunesse brillante » et les étudiants, puis les ouvriers, les Parisiens qui, en tant qu'ouvriers de luxe, restent sans le savoir fortement attachés à toutes ces choses du passé. »[8]

5.6 Socialistes ricardiens[modifier | modifier le wikicode]

🔍 Voir : Socialisme ricardien.
L'économiste classique David Ricardo fut paradoxalement l'inspirateur d'un courant de critique sociale

Par son ouvrage de 1817, Ricardo était devenu le nouveau maître à penser, le théoricien le plus en vue de l’école classique de la jeune économie politique. Son analyse montrait que le travail humain est la source de toute richesse, ce sur quoi il s'appuyait pour présenter les bourgeois industriels comme vecteurs de progrès face aux propriétaires terriens, assis sur leur rente foncière.

Mais par un retournement paradoxal, cette étude économique qui servait d'idéologie bourgeoise, servit aussi à la critique de la société bourgeoise. Quelques auteurs regroupés sous le terme de « socialistes ricardiens » ont tiré les conclusions qui s'imposaient : ce sont les prolétaires qui produisent les richesses, et le fait qu'ils soient si miséreux dans l'Angleterre capitaliste si prospère ne peut signifier qu'une chose, ils sont exploités.

Parmi ces auteurs : William Thompson, John Gray, Thomas Hodgskin, Piercy Ravenstone, ou encore, un peu plus tard, John Francis Bray (que Marx cite élogieusement[9]).

Ces auteurs étaient souvent plus rigoureux et avancés que les utopistes dans leur analyse de la société capitaliste, et davantage conscients de la nécessité de fonder sur l'économie la stratégie de transition vers le socialisme, et non sur le seul volontarisme. Étant en Angleterre, ils ont notamment critiqué Owen. Ainsi Thompson critiquait le caractère paternaliste de son approche[10], tandis que Bray estimait que les expériences communautaires ne pouvaient pas fonctionner avant une période de transition.

En France, il y eut un tendance similaire, mais de moindre ampleur, autour des travaux de Sismondi.

6 « Socialisme ouvrier primitif »[modifier | modifier le wikicode]

La plupart des penseurs connus du socialisme utopique sont issus de la bourgeoisie. Cependant certains ouvriers ont aussi élaboré des doctrines socialistes que l'on peut caractériser comme utopiques.

Le marxiste Karl Kautsky parlait de socialisme ouvrier primitif. Il voyait Wilhelm Weitling comme son archétype, et faisait l'analyse suivante de ce courant :

« Le socialisme pacifique des utopistes bourgeois qui voulaient sauver l’humanité par l’intervention des meilleurs éléments des classes supérieures se changea chez les ouvriers en un socialisme violent, révolutionnaire, que les prolétaires devaient réaliser de leurs propres mains.

Mais ce socialisme ouvrier primitif ne comprenait pas encore le mouvement ouvrier. Lui aussi était hostile à la lutte de classe, du moins sous sa forme la plus élevée, la lutte politique. Ses raisons étaient sans doute différentes de celles des utopistes bourgeois. Au point de vue scientifique, il lui était impossible de dépasser ces derniers. En mettant les choses au mieux, le prolétaire peut s’approprier une partie du savoir que la science bourgeoise constitue, et l’élaborer conformément aux buts qu’il poursuit et aux besoins qu’il ressent. Mais tant qu’il reste prolétaire, il manque des loisirs nécessaires et des moyens propres à élever le niveau que les penseurs bourgeois ont fait atteindre à la science. (...) Comme les utopistes bourgeois, ces prolétaires croyaient qu’une forme de société est une construction que l’on peut édifier arbitrairement suivant un plan préalablement élaboré pourvu qu’on possède les moyens de le faire et le terrain nécessaire. (...) Ils n’atten­daient naturellement pas un millionnaire ou un prince. C’était la révolution qui devait faire le nécessaire, ruiner l’ancien édifice, renverser les anciennes puissances et confier la dictature au novateur ou au petit groupe de novateurs qui avait trouvé le nouveau plan, dictature permettant au nouveau Messie d’élever la société socialiste.

(...) On était au début du mouvement ouvrier, les fractions du prolétariat qui y rentraient étaient faibles, et parmi ces quelques militants on ne rencontrait qu’isolé­ment des gens susceptibles de se proposer une tâche plus grande que la défense de leurs intérêts du moment. Il semblait impossible de convertir la masse de la population à des idées socialistes. On ne pouvait attendre qu’un seul service de la masse. Une explosion de désespoir anéantissant l’ordre existant et ouvrant ainsi la voie au socialisme. »[11]

7 Critique marxiste[modifier | modifier le wikicode]

Marx et Engels, en particulier dans leur jeunesse, furent marqués par les expériences et élaborations des socialistes utopiques. Par exemple en 1845 Engels décrit de façon élogieuse les expériences « communistes » faites aux États-Unis par des communautés égalitaristes (quakers, shakers, owenistes...)[12].

Mais au cours des différents débats qui traversent le socialisme, et suite à leurs réflexions et à leurs observations du mouvement ouvrier naissant, Marx et Engels vont produire une critique de ces courants, ce qui les conduira à définir leur « socialisme scientifique ». Ainsi dans le Manifeste communiste, ils écrivent à propos des « socialistes et communistes critico-utopiques » :

« À l'activité sociale, ils substituent leur propre ingéniosité ; aux conditions historiques de l'émancipation, des conditions fantaisistes ; à l'organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe, une organisation de la société fabriquée de toutes pièces par eux-mêmes. Pour eux, l'avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société »[13]

Mais ils ne réduisent pas ces auteurs à l'aspect utopique. Le « critico- » dans « critico-utopique » rappelle qu'ils étaient porteurs d'une vraie charge critique contre le système capitaliste, qui a joué un rôle important :

« Mais les écrits socialistes et communistes renferment aussi des éléments critiques. Ils attaquent la société existante dans ses bases. Ils ont fourni, par conséquent, en leur temps, des matériaux d'une grande valeur pour éclairer les ouvriers. »

En revanche, ils portent un jugement très dur sur les disciples des utopistes, qui s'obstinent dans des chimères et obscurcissent la conscience ouvrière :

« Si, à beaucoup d'égards, les auteurs de ces systèmes étaient des révolutionnaires, les sectes que forment leurs disciples sont toujours réactionnaires, car ces disciples s'obstinent à maintenir les vieilles conceptions de leurs maîtres en face de l'évolution historique du prolétariat. Ils cherchent donc, et en cela ils sont logiques, à émousser la lutte des classes et à concilier les antagonismes. Ils continuent à rêver la réalisation expérimentale de leurs utopies sociales – établissement de phalanstères isolés, création de home-colonies, fondation d'une petite Icarie, édition in-douze de la Nouvelle Jérusalem, – et, pour la construction de tous ces châteaux en Espagne, ils se voient forcés de faire appel au cœur et à la caisse des philanthropes bourgeois. »

8 Résurgences[modifier | modifier le wikicode]

Le socialisme scientifique marxiste a éclipsé la plupart des courants utopistes par son grand succès à la fin du 19e siècle, principalement parce qu'il fut capable de s'adresser à la bien réelle classe ouvrière et d'analyser le capitalisme, alors qu'aucun utopisme ne parvenait à transformer la société.

Aux États-Unis, le marxisme a été historiquement moins fort, et on trouve un plus grand nombre de mouvements utopistes. On peut citer notamment le mouvement des « clubs nationalistes »[14] de Edward Bellamy, en faveur de la nationalisation pacifique de l'industrie mais sans aucune notion de lutte de classe. Le marxiste Morris Hillquit en faisait une critique dès 1903[15].

Néanmoins il reste, notamment dans les périodes de reflux du mouvement ouvrier, des espaces pour une résurgence de tendances assimilables au socialisme utopique. Kautsky pensait par exemple que les situations dans lesquelles de nouveaux groupes ouvriers se tournent vers le socialisme sont propices à de nouvelles formes de socialisme ouvrier utopique.

« Comme des groupes de prolétaires ne cessent de sortir du bourbier où les tenait ensevelis l’évolution économique, que constamment de nouveaux pays deviennent la proie du mode de production capitaliste et de la prolétarisation, cette façon de penser propre aux premiers socialistes ouvriers peut renaître à chaque instant. C’est une maladie d’enfance qui menace tout mouvement socialiste et prolétarien encore trop jeune pour être sorti de l’utopisme. »[11]

Il y a aussi et surtout eu de nombreuses réapparitions d'expériences de vie communautaire (squats, écovillages...). Notamment beaucoup d'expériences hippies, post soixante-huitardes, ou plus récemment au sein de branches de l'autonomie et de la décroissance. Ou encore certaines tentatives (en général plus inoffensives) au sein de « l'économie sociale et solidaire ».

On peut aussi considérer certains courants optimistes technophiles et ne prenant pas en compte la lutte des classes comme des successeurs du saint-simonisme : Venus Project...

Du point de vue marxiste, le socialisme utopique peut difficilement être situé sur le clivage réforme / révolution, étant donné qu'il ne se place pas dans une perspective de conquête d'un pouvoir d'État. Par certains aspects maximalistes, il peut se rapprocher d'un certain gauchisme, par d'autres aspects naïfs et conciliateurs, il peut se rapprocher du réformisme le plus modéré.

9 Critiques du concept[modifier | modifier le wikicode]

L'influence du marxisme a fait que le terme de socialismes utopiques s'est largement imposé. Néanmoins ces dernières années un certain nombre d'auteurs ont critiqué cette dénomination. Les historiens français préfèrent actuellement utiliser pour les définir les catégories de « premiers socialismes », « socialismes romantiques », « socialismes prémarxistes »[16]. Voire pour Loïc Rignol ils sont les premiers « socialismes scientifiques »[17]. Il est toutefois difficile de nier que les doctrines de ces premiers socialistes comportaient, par rapport au marxisme, bien plus d'arbitraire et de volontarisme idéaliste, et moins d'études concrètes de l'histoire et de l'économie.

10 Oppressions spécifiques[modifier | modifier le wikicode]

10.1 Esclavage et racisme[modifier | modifier le wikicode]

Frances Wright tenta d'appliquer les idées d'Owen en incluant les Noir·es... contrairement à Owen

Malgré toutes ses généreuses proclamations humanistes, Robert Owen n'a pas eu de préoccupation pour les Noirs. Or, une grande partie de sa fortune reposait en réalité sur l'esclavage des Noirs au Sud des États-Unis, pour produire le coton utilisé dans sa filature de New Lanark. Il n'a aucunement pris part aux campagnes abolitionnistes.[18] Lorsqu'il lance sa colonie de New Harmony, il ne veut pas de Noirs.[19]

Frances Wright, écossaise influencée par les idées owenistes, fonda en 1825 une communauté à Nashoba (près de New Harmony), communauté multiraciale destinée à démontrer les vertus émancipatrices de l’éducation sur les esclaves.

Charles Fourier (comme Owen), estimait que la condition ouvrière était pire que celle des esclaves. Le journal fouriériste new yorkais The Phalanx relativisait souvent l'importance de la lutte contre l'esclavage, disant par ailleurs qu'il fallait une abolition prudente.[20]

Saint-Simon et Fourier ont par ailleurs véhiculé des clichés antisémites en assimilant les juifs aux financiers. En 1845 le fouriériste Alphonse Toussenel écrit un pamphlet intitulé Les juifs, rois de l'époque, qui aura une large influence sur tout un courant antisémite de gauche.

10.2 Féminisme[modifier | modifier le wikicode]

Les socialistes utopiques ont généralement été précurseurs sur le féminisme.

Gracchus Babeuf est un des premiers à revendiquer l'égalité hommes-femmes.

William Thompson est aussi connu pour son Appel à l'autre moitié de l'humanité (1825) le plaçant à l'avant-garde du combat féministe.[10]

Comme d'autres femmes, Eugénie Niboyet a été inspirée par le saint-simonisme pour mener un combat féministe

Le saint-simonisme a joué un rôle important dans le regain de féminisme qui se produit au cours des années 1830. Héritières de Saint-Simon, Claire Bazard, Cécile Fournel et Marie Talon sont au sommet de la hiérarchie du mouvement. Beaucoup d'autres s'y engagent : Eugénie Niboyet, Suzanne Voilquin, Désirée Véret, Marie-Reine Guindorf, Elisa Lemonnier, Pauline Roland[21]… Le soupçon d'immoralisme flotte sur le mouvement, la « femme libre » étant rapidement assimilée à la femme publique : c'est une des raisons invoquées par les autorités publiques pour intenter un procès au mouvement saint-simonien.

Ces femmes tenteront de profiter de l'enthousiasme révolutionnaire de 1848 pour tenter de faire avancer leurs droits. Mais elles seront vite réduites au silence. En juin 1848, Considerant est le seul député à proposer le droit de vote pour les femmes.

Charles Fourier dénonçait l'oppression des femmes, et écrivait que le progrès des sociétés pouvait se lire dans le degré de liberté accordé aux femmes.

John Goodwyn Barmby et Catherine Barmby, tous deux owenistes et féministes, proposèrent que le mouvement chartiste intègre des revendications féministes.

Joseph Déjacque, issu du socialisme utopique et futur anarchiste (il invente le mot « libertaire ») écrira en 1857 un pamphlet contre la misogynie de Proudhon, De l'Être-Humain mâle et femelle.

11 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

  1. Le Semeur, n o12, 23 nov. 1831, p. 94, 2e col.
  2. Jérôme Blanqui, Histoire de l'économie politique, 1839
  3. Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880
  4. 4,0 et 4,1 Demain les révolutions ! Utopies et anticipations révolutionnaires. Anthologie présentée par Philippe Éthuin. 2018
  5. Michel Lallement, Le travail de l'utopie. Godin et le Familistère de Guise, Paris, Les Belles Lettres, , 511 p. (ISBN 978-2-251-90001-8)
  6. Socialisme dans le Larousse
  7. Karl Marx, Sur la Révolution française, Paris, Éditions sociales, , « La critique moralisante et la morale critique… », p. 91.
  8. Karl Marx, Lettre à Ludwig Kugelmann, 9 octobre 1866
  9. Karl Marx, Misère de la philosophie, 1847
  10. 10,0 et 10,1 Caroline Gomes, « William Thompson, pionnier du socialisme européen », La Vie des idées,‎ (lire en ligne)
  11. 11,0 et 11,1 Karl Kautsky, Le programme socialiste. V. La Lutte de classe, 1892
  12. Friedrich Engels, Description de colonies communistes surgies ces derniers temps et encore existantes, 1845
  13. Friedrich Engels, Karl Marx, Manifeste du parti communiste, 1847
  14. https://en.wikipedia.org/wiki/Nationalist_Clubs
  15. Morris Hillquit, History of Socialism in the United States. Fifth Revised and Enlarged Edition. New York: Funk and Wagnalls, 1910; p. 289.
  16. Christophe Prochasson, Histoire des Gauches en France, Paris, La Découverte, , p. 405 à 425
  17. Loïc Rignol, Les Hiéroglyphes de la Nature. Le socialisme scientifique en France dans le premier XIXe siècle, Dijon, Les Presses du réel,
  18. Owen Museum, Robert Owen and Slavery, 2021
  19. Constitution of the Preliminary Society of New Harmony, May 1, 1825
  20. The Phalanx sur Google Books
  21. Cf. Michèle Riot-Sarcey, ouvrage cité à partir de la page 26.