Ouvriérisme

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Le terme d'ouvriérisme a plusieurs sens selon les contextes et celles et ceux qui l'utilisent.

1 Dans le mouvement ouvrier et socialiste[modifier | modifier le wikicode]

1.1 Priorité donnée à la classe ouvrière[modifier | modifier le wikicode]

Dans un premier sens, l'ouvriérisme est la tendance, au sein d'un parti politique ou d'une organisation syndicale, à donner une importance particulière, voire centrale, à la classe ouvrière (au sens large de prolétariat). C'est historiquement une caractéristique des partis ouvriers d'inspiration d'inspiration marxiste, puisque le marxisme théorise que le prolétariat est la classe qui peut potentiellement renverser la bourgeoisie et établir le socialisme (centralité du prolétariat).

A l'inverse, la plupart des forces politiques qui revendiquent de servir « l'intérêt général », le « peuple » ou la « nation » entière, représentent en fait la bourgeoisie (classe minoritaire qui ne peut être hégémonique qu'au travers d'une idéologie qui entraîne plus largement qu'elle).

Certains anarchistes, plutôt du courant individualiste que du courant socialiste, ont également rejeté l'ouvriérisme. Par exemple Victor Serge, avant qu'il soit convaincu du marxisme, a écrit en 1910 un article contre l'ouvriérisme.[1]

Par exemple, le principal parti républicain de gauche au début du 20e siècle en France était le « Parti radical et radical-socialiste ». Malgré ses discours sur la république sociale, il défendait l'ordre établi et voyait d'un mauvais œil la montée du mouvement ouvrier, et critiquait « l'ouvriérisme » (incarné notamment par la CGT et la SFIO).

Dans le mouvement communiste, la centralité ouvrière s'est traduite par des mesures concrètes, comme favoriser des élus issus de la classe ouvrière, faire en sorte que la direction et les élus ne gagnent pas plus qu'un ouvrier qualifié... Selon certains politologues, l'ouvriérisme communiste des années 1920 a été particulièrement fort en France, parce que cette ligne résonnait avec la tradition syndicaliste révolutionnaire.[2]

En France dans les années 1970, il y eut un tournant ouvrier à la fois dans la Ligue communiste révolutionnaire (trotskiste) et dans des organisations maoïstes. Un certain nombre de militants, alors qu'ils sortaient de l'université, allaient « s'établir » en usine.

A la fin du 20e siècle, le PCF, devenu un parti de type social-démocrate, a clairement abandonné son ouvriérisme, à la fois dans les sens réducteurs (cf. ci-dessous) et dans le sens stratégique. En 2001, malgré le profond recul du parti, la direction affirme : «Pas de retour à l'ouvriérisme»[3].

1.2 Réduction à un certain stéréotype ouvrier[modifier | modifier le wikicode]

Il peut exister dans les partis ouvriers ou les syndicats une tendance à privilégier certaines couches du prolétariat estampillées « ouvriers » par rapport à d'autres, négligées. Typiquement, mettre en avant l'ouvrier·ère d'usine en col bleu et négliger l'homme/femme de ménage. Or, depuis les années 1980, les vieux pays impérialistes (USA, UE, Japon...) subissent une désindustrialisation relative, et dans ces pays une grande partie de la classe travailleuse (la part souvent la plus féminisée et racisée) est dans des emplois de services locaux, dans des métiers ne consistant pas à « fabriquer des choses », faciles à délocaliser, automatiser ou numériser.[4][5][6][7]

S'en tenir à la vision traditionnelle de l'ouvrier comme col bleu dans ces conditions est un écueil comme « ouvriériste ». Cet écueil n'existe pas que dans le mouvement ouvrier : il a par exemple été longtemps marqué dans les statistiques de l'Insee, qui ont mis beaucoup de temps à accorder « davantage d'importance à la pénibilité des emplois de service, majoritairement occupé par des femmes »[8], alors que la part de ces emplois était devenue massive, et qu'il s'agissait clairement de la même classe travailleuse (beaucoup étaient des épouses ou des filles d'ouvriers d'usine).

Il faut toutefois bien différencier cette question de celle de la « centralité du prolétariat » évoquée ci-dessus. Vouloir donner autant d'importance à un paysan-propriétaire qu'à un ouvrier agricole, ou autant à une petite commerçante qu'à une caissière, c'est une position non-marxiste (beaucoup de partis évoluant vers le réformisme ont adapté leur discours pour flatter la petite-bourgeoisie). Ce qui est une question différente de celle de faire du réductionnisme au sein du prolétariat (une des ambigüités est que le terme « classe ouvrière » est souvent utilisé par les marxistes comme synonyme de prolétariat, tout en ayant une connotation plus restrictive).

1.3 Économicisme[modifier | modifier le wikicode]

L'ouvriérisme est parfois dénoncé comme synonyme de ce qui est aussi appelé la dérive économiciste, c'est-à-dire le fait de réduire le combat du mouvement socialiste à la défense d'intérêts matériels (salaires, temps de travail...), et à négliger les questions de liberté politique, de culture, etc.

Le socialiste Jules Guesde avait refusé de prendre publiquement part à la campagne défendant le capitaine Dreyfus contre l'antisémitisme d'État qui le visait, au nom du fait que c'était une affaire entre bourgeois. C'est un exemple d'ouvriérisme.

En 1901, Karl Kautsky, alors théoricien influent du marxisme, écrivait :

« Le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s’engendrent pas l’un l’autre ; ils surgissent de prémisses différentes. La conscience socialiste aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique [...] Or le porteur de la science n’est pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois. Ainsi donc la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui en surgit spontanément. »[9]

Cette idée générale sur le rôle d'intellectuels bourgeois formant de facto une avant-garde socialiste du mouvement ouvrier, a été reprise par Lénine dans son fameux Que faire.

Le philosophe marxiste Henri Lefebvre commentait ainsi la pensée de Lénine sur ce point :

« Les revendications économiques tendent à retomber en arrière par rapport aux revendications politiques visant la gestion et le fonctionnement global de la société, et en particulier les syndicats (Lénine le note à plusieurs reprises) ont une tendance à l'étroitesse. Le léninisme apparait donc comme un anti-ouvriérisme. » [10]

1.4 Idéalisation des ouvriers[modifier | modifier le wikicode]

Un autre écueil que l'on trouve dans les partis ouvriers est celui d'idéaliser les ouvrier·ères (ou les prolétaires), de les voir comme ayant une morale intrinsèquement supérieure. Or, si le marxisme considère que la classe ouvrière est moins entravée par ses intérêts matériels pour accéder à la pensée socialiste, il considère aussi qu'il existe une aliénation ouvrière au travail, qui lui ajoute une difficulté pour acquérir certaines connaissances.

Par ailleurs, la plupart des marxistes soulignent que la classe ouvrière n'est pas une fin en soin, mais qu'elle a vocation en se libérant à libérer l'humanité toute entière, en permettant l'avènement d'une société sans classe, d'individus émancipés. Et que par conséquent l'objectif d'un parti ouvrier n'est pas de développer une crispation sur une « identité ouvrière » (même si celle-ci peut être un moyen de relever la tête, combattre le mépris de classe et entrer en lutte). Ainsi, après la révolution d'Octobre, certains artistes bolchéviks ont voulu mettre en avant une « culture prolétarienne », tandis que Lénine et Trotski considéraient cela comme erroné et artificiel.

L'idéalisation des ouvriers, sincère ou non, peut s'accompagner d'un certain anti-intellectualisme, et cela peut se traduire dans les clivages d'un mouvement par une certaine attitude « démagogique » envers certains secteurs ouvriers, qui peut être utilisée de façon manipulatoire par certains dirigeants. Toute la difficulté est que l'écueil inverse existe, celui de favoriser exagérément les intellectuels, et peut avoir des conséquences tout aussi néfastes (faire évoluer le parti vers des formes de mépris de classe, vers une orientation réformiste petite-bourgeoise...).

1.5 Opéraïsme[modifier | modifier le wikicode]

Le terme d'opéraïsme provient de l'italien operaismo, qui peut être traduit littéralement par « ouvriérisme ». Cela désigne un courant spécifique du mouvement ouvrier italien, qui a mis l'accent sur l'autonomie de la base, des ouvrières et ouvriers eux-mêmes, en réaction au décalage entre la radicalité des revendications ouvrières à cette époque (Mai rampant) et les directions staliniennes et modérées.

🔍 Voir : Opéraïsme.

2 Dans la sociologie[modifier | modifier le wikicode]

Selon le sociologue Jean-Michel Chapoulie, la sociologie en France a pendant « longtemps été marquée par un fort ouvriérisme »[11], des années 1950 jusqu'aux années 1970, approche consistant à tenter de définir une sorte de « frontière nette entre ouvriers d’une part, employés et indépendants de l’autre ». Un peu après est apparue une « sociologie des classes populaires », en réaction à cet ouvriérisme au sens méthodologique du terme.

Dès 1970, dans le livre La Culture du pauvre[12] la traduction en français, complétée d'une analyse par le sociologue Jean-Claude Passeron, d’un ouvrage du britannique Richard Hoggart paru en 1957, a concrétisé cette nouvelle approche, qui estime nécessaire de regrouper les ouvriers et employés dans une même catégorie relativement homogène, les "classes populaires".[11]

La sociologie peut aussi s'intéresser à la composition sociale des parlements : les ouvriers y sont nettement sous-représentés.

3 Dans les arts[modifier | modifier le wikicode]

La question du rapport des arts à la classe ouvrière et à la « ligne politique » a été l'objet de nombreux débats, surtout dans le mouvement communiste. Dans le jeune mouvement communiste né dans le sillage de la Révolution d'Octobre 1917, certains ont théorisé qu'il fallait rompre avec « l'art bourgeois » et créer une « culture prolétarienne ». Les premiers dirigeants de l'État soviétique, comme Lénine et Trotski, se sont explicitement opposés à cette conception. Pour eux, l'art ne peut pas être réduit aux rapports de classe, et la classe ouvrière doit reprendre l'héritage de tout l'art de l'humanité. Par ailleurs, l'objectif des communistes étant celui d'une société sans classe, il ne s'agit pas de créer une culture prolétarienne, mais de permettre l'épanouissement d'une culture pour l'humanité émancipée.

A titre personnel, Lénine avait une préférence pour les œuvres figuratives, et un certain scepticisme pour les formes les plus abstraites, mais il s'est opposé à toute ingérence de l'État dans l'art. Dans la Russie des années 1920, les jeunes artistes communistes explorent toutes sortes de direction, et s'exprime fortement dans des formes novatrices (constructivisme...).

En revanche dans les années 1930, le régime stalinien va fortement favoriser le « réalisme socialiste », courant voulant explicitement glorifier la classe ouvrière. Si les artistes n'étaient évidemment pas aussi contrôlés qu'en URSS, ce courant va se diffuser dans les partis communistes du monde entier, soulevant de nombreuses questions entre « liberté artistique » et « art de parti ». Il y eut par exemple des polémiques sur ce sujet dans le PCF des années 1950. Louis Aragon, poète membre du parti, dénonçait « l’ouvriérisme » d'autres membres dirigeants comme Auguste Lecoeur et André Fougeron.[13]

Certains ont parlé d'ouvriérisme au sujet des romans relatant l'établissement de militants en usine.[14]

4 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

  1. Victor Serge, L'ouvriérisme, 24 mars 1910
  2. Olivier Duhamel, Henri Weber, Changer le P.C. ?: Débats sur le gallocommunisme, 1978
  3. François Asensi: «Pas de retour à l'ouvriérisme», par Pascal Virot, le 23 mars 2001 dans Libération
  4. Tamara Draut, Sleeping Giant : How the New Working Class Will Transform America, Doubleday, 2016, citée par Nicolas Colin dans Le Monde le 14 janvier 2019
  5. Pierre Lurbe et Guillaume Clément, Les Fondamentaux - Le Royaume-Uni aujourd'hui, Éditions Hachette Éducation, 2020
  6. Hugues Lagrange, L'épreuve des inégalités, Presses Universitaires de France, 2015
  7. Voir aussi le film de François Ruffin, Debout les femmes ! (2021)
  8. Margaret Maruani, Je travaille, donc je suis: Perspectives féministes, Éditions La Découverte, 2018
  9. Kautsky, article paru dans Die Neue Zeit, 1901
  10. Henri Lefebvre, « La classe ouvrière est-elle révolutionnaire ? », revue L'Homme et la société, 1971
  11. 11,0 et 11,1 Nicolas Renahy, Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, De la sociologie de la classe ouvrière à la sociologie des classes populaires, Revue Savoir/Agir, 2015
  12. "La Culture du pauvre". Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre Traduit de l’anglais par Françoise et Jean-Claude Garcias et par Jean-Claude Passeron, accompagné d'une présentation de Jean-Claude Passeron, en 1970 aux Éditions de Minuit
  13. Louis Aragon, L'Art de parti en France, juin 1954
  14. "Volontaires pour l'usine : vies d'établis", par Virginie Linhart, Paris, Le Seuil, 1994 ; rééd. 2010.