Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne

De Wikirouge
(Redirigé depuis Makhnovchtchina)
Aller à la navigation Aller à la recherche
État major de la Makhnovchtchina, printemps 1919

L’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, aussi appelée Makhnovchtchina (Махновщина) par l’historiographie soviétique, est une armée insurrectionnelle d’inspiration anarchiste qui combattit de 1918 à 1921 durant la guerre civile russe. Elle doit son surnom à l'anarchiste ukrainien Nestor Makhno qui la leva, en 1918, à la suite de la signature du Traité de Brest-Litovsk (qui cède l'Ukraine à l'Allemagne).

La Makhnovchtchina se forme dans une période de chaos en Ukraine. Elle combat contre les occupants allemands, et contre les nationalistes de Petlioura. Elle reste distincte de l'Armée rouge et refuse de la rejoindre, même si les deux forces combattent ensemble à deux reprises, contre les armées blanches de Dénikine et Wrangel. Mais après la victoire contre les Blancs, un conflit éclate entre l'Armée rouge et la Makhnovchtchina. En août 1921, après plusieurs mois de combats acharnés contre les bolchéviques, les derniers partisans de Makhno quittent l'Ukraine et franchissent la frontière roumaine.

Pour les anarchistes, la Makhnovchtchina est un symbole du combat pour un communisme non autoritaire. Sa défaite face à l’Armée rouge annonce les dérives à venir du régime soviétique, du léninisme et du stalinisme. Elle fait partie de l'ensemble plus large des soulèvements paysans, les armées vertes.

1 Contexte[modifier | modifier le wikicode]

Dix mois après la Révolution russe, la prise du pouvoir par les bolcheviks (qui ont comme mot d'ordre « la paix immédiate ») débouche en décembre sur l'armistice de Brest Litovsk puis sur la paix signée en mars 1918 consacrant la victoire des Empires centraux sur le Front de l'Est. La jeune République socialiste fédérative soviétique de Russie renonce alors à sa souveraineté sur plusieurs territoires et reconnaît notamment l'indépendance de l'Ukraine « grenier à blé et cœur industriel de la Russie » qui est aussitôt occupée par les armées austro-allemandes. Ces dernières y réquisitionnent les céréales et les matières premières qui manquent cruellement à leurs pays en situation de blocus[1].

Mais la Russie reste menacée militairement. Les Alliés attaquent le pays en plusieurs points et fournissent un appui aux armées blanches (contre-révolutionnaires), notamment celles de Dénikine et Wrangel en Ukraine. Tout l'ancien Empire tsariste plonge dans une guerre civile qui fera rage jusqu'en 1921.

Dans cette guerre civile, de larges régions de l'ancien Empire échappent à tout pouvoir central, surtout les régions les plus éloignées du coeur industriel autour de Moscou et Petrograd. Il y a de fortes aspirations des paysans à vivre de leurs terres sans rien devoir à un pouvoir urbain de quelque bord qu'il soit. Cela a conduit aux différentes « armées vertes ». Dans ce contexte, des idées anarchistes ou anarchisantes ont pu trouver un écho. En Ukraine le terrain était particulièrement propice à ces idées : terres fertiles, traditions cosaques d'autonomie, fort désir d'indépendance, faible implantation bolchévique...

La nouvelle de la révolution d'Octobre n'arrive qu'à la fin novembre 1917 dans les campagnes de Gouliaïpole (ou Goulaï-Polié), le bourg agricole où Makhno est né. Des communes agraires comment aussitôt à se former. Mais les occupants allemands réquisitionnent le bétail et les céréales, allumant des foyers de révolte qui se propagent rapidement.

Fin 1918, plusieurs forces armées enrôlant des paysans ukrainiens se dressent contre les Allemands, en particulier les nationalistes dirigés par Petlioura, et l’armée menée par Makhno. Il existe d'autres bandes armées menées par des chefs de guerre, plus ou moins politisés. 

L'une des plus connues est celle de l'ataman Nikifor Grigoriev, un ancien officier tsariste, SR en 1917, passé aux nationalistes ukrainiens, puis aux bolchéviks entre janvier et mai 1919. Ses pogroms contre des juifs et des agitateurs bolchéviks, ainsi que son refus de la discipline de l'Armée rouge conduisent à la rupture avec les rouges.

2 Création de l'armée makhnoviste[modifier | modifier le wikicode]

En septembre 1918, après son voyage à Moscou, Makhno retourne en Ukraine et s'associe avec Fedir Shchus ancien matelot dirigeant un petit détachement de résistants à l'occupation austro-allemande. Malgré leur faible nombre (une douzaine à peine), ils rentrent dans la ville, tirent sur l'occupant, et déclenchent le soulèvement des habitants. Goulaï-Polié est libéré, ce sera le début de l'organisation de la libération de l'Ukraine coordonnée par Makhno, il est désormais surnommé Batko (le père). En octobre 1918, fort de son succès à Goulaï-Polié, Makhno voit se rassembler autour de lui les autres détachements de résistants. Quand, en octobre, le plus important, celui du cheminot Victor Belach le rejoint, Makhno lui confie la responsabilité de fédérer cette armée composite qui devient la Makhnovchtchina et chasse les Allemands.

Après le départ des Allemands en décembre 1918, les Blancs constituent leur première armée contre-révolutionnaire en Ukraine. Il s'agit pour eux de l'utiliser comme base pour reconquérir la Russie et l'Empire. Les bolchéviks, qui viennent de constituer l'Armée rouge, reviennent militairement en Ukraine.

Or, si les premières mesures des bolchéviks (en particulier le décret sur la terre) avaient largement acquis la sympathie des paysans de l'Empire, les mesures prises dans la guerre civile et le « communisme de guerre » refroidissent les rapports (réquisitions agricoles, centralisation de plus en plus stricte par rapport à la démocratie soviétique originelle...). Makhno dira : « Nous sommes pour les bolchéviks, mais contre les communistes ». Il se voulait défenseur d’associations librement formées, qui correspondaient « en tout à la conscience et à la volonté des travailleurs eux-mêmes ».

3 Principes et fonctionnement[modifier | modifier le wikicode]

Le Manifeste[2] de l'armée insurrectionnelle d’Ukraine de Nestor Makhno (batko Makhnov : signifie « le petit père Makhno » en ukrainien) donne d'emblée la principale volonté du mouvement, qui est de « s’élever contre l'oppression des ouvriers et paysans par la bourgeoisie et par la dictature bolchevique-communiste ». Mais a aussi « la lutte pour la libération totale des travailleurs ukrainiens du joug de telle ou telle autre tyrannie et pour la création d'une véritable constitution socialiste au mouvement ». Le Manifeste présente ensuite le projet et le programme à suivre :

  • Rejet des groupes non travailleurs (la «bourgeoisie» qui détient les moyens de production).
  • Méfiance envers tous les partis, car ils veulent accéder au pouvoir et installer une autorité étatique contraire à la doctrine anarchiste.
  • Négation de toute dictature.
  • Liberté totale de la parole, de la presse et d'association.
  • Négation du principe d’État (qui s'accompagne d'une collectivisation de la production organisée par les travailleurs eux-mêmes et non pas par l’État comme le veulent les bolcheviques.).
  • Rejet d'une période transitoire (accession directe à l’indépendance de l'Ukraine).
  • Auto-direction par des conseils laborieux libres. Aussi la police est remplacée par des formations d’autodéfense.
  • Convertibilité des monnaies russes et ukrainienne.
  • Libre échange des produits du travail.

Au sujet de projet de société, l'organe de presse de la Makhnovchtchina, La Voie vers la Liberté, proclamait :

« La makhnovchtchina n'est pas l'anarchisme. L'armée makhnoviste n'est pas une armée anarchiste, elle n'est pas formée par des anarchistes. L'idéal anarchiste de bonheur et d'égalité générale ne peut être atteint à travers l'effort d'une armée, quelle qu'elle soit, même si elle était formée exclusivement par des anarchistes. L'armée révolutionnaire, dans le meilleur des cas, pourrait servir à la destruction du vieux régime abhorré; pour le travail constructif, l'édification et la création, n'importe quelle armée, qui, logiquement, ne peut s'appuyer que sur la force et le commandement, serait complètement impuissante et même néfaste. Pour que la société anarchiste devienne possible, il est nécessaire que les ouvriers eux-mêmes dans les usines et les entreprises, les paysans eux-mêmes, dans leurs pays et leurs villages, se mettent à la construction de la société anti-autoritaire, n'attendant de nulle part des décrets-lois. Ni les armées anarchistes, ni les héros isolés, ni les groupes, ni la Confédération anarchiste ne créeront une vie libre pour les ouvriers et les paysans. Seuls, les travailleurs eux-mêmes, par des efforts conscients, pourront construire leur bien-être, sans État ni seigneurs. »[3]

Dans la région de Goulaï-Polié, des communes libres furent organisées ; elles étaient basées sur l’entraide matérielle et morale, et sur des principes « non-autoritaires » et égalitaires. Malgré une situation militaire difficile, trois congrès régionaux furent organisés du 23 janvier au 10 avril 1919. Ils avaient pour fonction de déterminer les objectifs économiques et sociaux que se fixaient les masses paysannes et de coordonner les efforts pour une réalisation rapide de ces mêmes objectifs. La makhnovchtchina encouragea cette auto-organisation, et elle bénéficiait d'une très bonne réputation auprès de la population.

Des « communes du travail » ou « communes libres » furent formées à l’initiative des paysans pauvres eux-mêmes et leur permettaient d’organiser leur vie économique sur la base communale. En ce qui concernait les organes de l’auto direction sociale, les paysans et les ouvriers étaient partisans de l’idée des Soviets de travail libre (contrairement aux Soviets politiques des Bolchéviks et des autres socialistes, les soviets libres devaient être les organes de leur auto gouvernement social et économique).

Selon des auteurs anarchistes, la makhnovchtchina permettait une liberté d’expression, de parole de presse et d’association très importante pour les socialistes-révolutionnaires et les bolcheviks, bien que ces derniers aient déjà commencé la lutte contre les anarchistes russes[2]. Les partisans de Makhno se recrutaient parmi les paysans mais aussi parmi les cheminots, les employés, et étaient composés des nationalités les plus diverses présentes en Ukraine : Juifs, Grecs, Russes, Cosaques.

Les congrès de makhnovchtchina regroupaient à la fois des délégués, des paysans et des combattants. En effet, l’organisation civile était le prolongement d’une armée insurrectionnelle paysanne, pratiquant la tactique de la guérilla. Elle était très mobile. L'armée était théoriquement organisée sur la base du volontariat, du principe électif en vigueur pour tous les grades et de la discipline librement consentie.[2]

Selon des sources bolchéviques, la pratique ne correspondait pas à la théorie anarchiste. Les commandants étaient choisis par Makhno et ses proches, et présentés devant la troupe pour "validation". Le recrutement était effectivement volontaire car Makhno n'avait pas les moyens d'une mobilisation en masse, mais il n'y avait pas de liberté de partir. Certaines personnes (médecins, musiciens...) auraient été enrôlées contre leur gré. Les commandants et Makhno lui-même auraient eu l'habitude de frapper dans la tronche leurs hommes et parfois de les abattre sur place.[4]

4 Histoire des affrontements[modifier | modifier le wikicode]

4.1 Contre les occupants, contre Petlioura et Dénikine[modifier | modifier le wikicode]

Le mouvement se veut radical et intransigeant avec les contre-révolutionnaires, le Manifeste annonce à ce sujet qu'il est « nécessaire […] de fusiller sur place les bandits et les contre-révolutionnaires ». Le projet se résume en l'expression de « révolution sociale, rupture profonde et avancée vers l'évolution humaine ».

L'Armée rouge s'est progressivement constituée au cours de l'année 1918, par une centralisation croissante du commandement. Trotski en est le principal dirigeant. Les premiers gardes rouges et régiments de soldats ayant basculé côté bolchéviks agissaient comme des partisans : avec une grande part d'auto-organisation et de conviction politique, mais avec très peu de coordination entre eux, et très peu d'expérience militaire. L'Armée rouge a gagné en efficacité, même si peu à peu elle est devenu une armée de type classique au service d'un État bureaucratisé, avec un fonctionnement descandant. Constituée sur la base de l'immense popularité acquise par les bolchéviks en Octobre 1917, elle est devenue la première force militaire opérant sur l'ancien Empire, et la seule réellement structurée.

Les makhnovistes font un front uni avec l'Armée rouge en mars 1919 contre les armées blanches de Dénikine (selons certains Makhno a d'abord fait front avec Dénikine[5]). Mais ils refusent d'intégrer les rangs de l'Armée rouge, et plus largement, dénoncent le pouvoir central soviétique.

En mai-juin 1919, c'est surtout la rébellion de Grigoriev (après ses pogroms) qui occupe les bolchéviks, qui envoient 30 000 soldats contre lui. Les troupes de Grigoriev passent de 23 000 en mai à 3 000 en juin. Grigoriev se rapproche alors de Makhno, mais les divergences entre eux sont importantes. Quand les makhnovistes découvrent que Grigoriev avait engagé des pourparlers avec Dénikine, ils l'exécutent (27 juillet 1919).

Ukraine-janvier-1919.jpg

4.2 Guerre avec les Blancs, conflit larvé avec les bolchéviks[modifier | modifier le wikicode]

Vers l'été, les conflits se multiplient entre makhnovistes et bolchéviks. Cela provoque un affaiblissement du front et des avancées de Dénikine, dont chaque camp rejette la responsabilité sur l'autre.

Ainsi selon des auteurs anarchistes, Trotski « fait suspendre le ravitaillement en armes et en munitions des bataillons anarchistes, au moment même où les armées blanches portent leur offensive sur le front tenu par Makhno ».[6]

A l'inverse les bolchéviks accusent les makhnovistes d'avoir mené une guerrilla contre les zones qu'ils contrôlaient, en coupant des voies ferrées, des lignes télégraphiques, en incendiant des entrepôts, faisant sauter des ponts...[7]

La situation est très mouvante. Le général Dénikine prend Kherson et Odessa tandis que, plus au nord, les nationalistes ukrainiens occupent brièvement Kiev à la fin du mois d’août, avant de l’évacuer au profit des Blancs. Dans les steppes qui s’étendent de la rive gauche du Dniepr jusqu’aux rivages de la mer d’Azov et plus loin dans le Donbass, les cosaques du général Chkouro ravagent les villages.

Makhno et ses partisans entament une longue marche vers l’ouest jusqu'à la ville d’Ouman, sur la route qui descend de Kiev à Odessa. Les Blancs sont à leurs trousses et veulent liquider ce qui reste d’insurrection dans le Sud, avant de concentrer leurs forces pour marcher sur Moscou. Les troupes makhnovistes emportent avec elles près de 6 000 blessés et sont à court de munitions.

Encerclés et épuisés, les hommes de Makhno sont acculés aux abords du village de Peregonovka, à 150 km au sud de Kiev, où la bataille s'engage au petit matin du 26 septembre 1919. Dans une charge folle, les combattants anarchistes enfoncent le centre du dispositif de Dénikine. Des combats acharnés font rage, maison après maison, avant que Makhno attaque par l'arrière les Blancs, à la tête des 150 cavaliers de sa Tchnornaïa sotnia (« Centurie noire »).

C'est une dure défaite pour les Blancs. Selon Archinov, sans cela, « les Blancs auraient probablement fait leur entrée à Moscou à la fin de décembre 1919 ».

À la mi-janvier 1920, le comité central du Parti communiste ukrainien déclare Makhno et ses troupes « hors la loi », prélude à de longs mois de traque.

4.3 Deuxième front contre les Blancs[modifier | modifier le wikicode]

À son apogée, la makhnovtchina peut mobiliser 120 000 hommes, sur un territoire de 300 kilomètres de diamètre qui comptait deux à trois millions d'habitants.

A nouveau, au cours de l’été et de l’automne 1920, quand les forces blanches de Wrangel représentaient une réelle menace, la makhnovchtchina et l'Armée rouge combattirent côte à côte, sur proposition de Makhno.[7] Wrangel, aidé par des impérialistes dont la France, fait circuler la rumeur que Makhno aurait conclu un accord avec lui, mais les bolchéviks voient que c'est un faux.[8] Le 25 novembre 1920, les Rouges et Noirs alliés forcent le passage de l'isthme de Perekop, porte de la Crimée où s'étaient retranchés les Blancs du général Wrangel.

4.4 Rupture avec l'Armée rouge et écrasement[modifier | modifier le wikicode]

Mais aussitôt le danger contre-révolutionnaire écarté, les conflits reprennent entre l’Armée rouge et les makhnovistes. Selon les anarchistes, ce sont les bolchéviks qui ont essayé d'écraser la la makhnovchtchina dès qu'ils ont eu les mains libres[6]. Selon la plupart des trotskistes, encore aujourd'hui, ce sont les makhnovistes qui se sont retournés « contre l’État ouvrier »[9].

Des accusations politiques très dures contre les makhnovistes ont été lancées par les bolchéviks, en particulier par Trotski, alors chef de l'Armée rouge. Certains, dont les bolchéviks, ont accusé le mouvement d'antisémitisme et de pogroms. Cette accusation, que Makhno a toujours nié[10], ne semble pas tenir. Des membres de la makhnovchtchina ont commis des actes antisémites, parce que l'antisémitisme était de fait très présent parmi la paysannerie d'Ukraine, mais ceci est également arrivé dans les rangs de l'Armée rouge. Makhno, tout comme la direction bolchévique, tentait de lutter contre cela. Dans ses mémoires, Makhno donne l'exemple des insurgés paysans de Novo-Ouspenovka, qui avaient tué une trentaine de juifs. Aussitôt, l'état-major anarchiste envoya une commission d'enquête et fit fusiller tous les responsables.

Selon les anarchistes, à la fin de novembre 1920, le pouvoir bolchevik organisa un guet-apens. Les officiers de l’armée makhnoviste de Crimée furent invités à participer à un Conseil militaire, ils y furent aussitôt arrêtés et  fusillés par la police politique, la Tchéka.

Peu à peu, le manque de moyens et de munitions s'aditionna à un réel désengagement des partisans qui ne sont plus que quelques milliers en 1921. La population est de plus en plus harassée par la violence, la famine, les épidémies. Un réel chaos s'abat sur le pays où 3 ou 4 Ukraine cohabitent dans le plus indescriptible désordre et dans la violence la plus meurtrière : celle des volontaires du général Bredov, celle des nationalistes, celle des makhnovistes et celle des verts.

À la fin, mis hors de combat par les forces très supérieures en nombre et mieux équipées, Makhno dut abandonner la partie : il réussit à se réfugier en Roumanie, traversant le Dniestr le 29 août 1921[11]. Il gagnera plus tard Paris où il meurt en juillet 1935[12].

Après la désintégration de la makhnovtchina, beaucoup de paysans anarchistes rallient le parti bolchevique qui manque de cadres dans le sud-est de l'Ukraine.

5 Les liens avec la révolte de Kronstadt[modifier | modifier le wikicode]

La révolte des marins de Kronstadt est l'une des dernières manifestations du mouvement anarchiste, qui fut réprimée sur ordre de Trotski. Ces marins se sont insurgés au matin du 2 mars 1921. Ils demandaient dans un premier temps plus de pain et de combustible mais bientôt revendiquèrent une évolution politique précise, notamment démocratique, face à l’attitude arbitraire des autorités[13]. Les insurgés se sont rapprochés de l’anarchisme (un certain nombre d’entre eux venaient des régions d’Ukraine tenues par Makhno), critiquant la « dictature des commissaires bolcheviks ». La Charte de l’Insurrection comprend des références à la doctrine anarchiste.

Makhno demande que les travailleurs commémorent toujours le jour du 7 mars dans ses écrits, car cette date correspond au soir où les bolcheviks commencèrent les opérations militaires à Kronstadt. C'est pour lui le symbole de la lutte des marins contre le bolchevisme.

6 Les critiques de Trotski[modifier | modifier le wikicode]

Trotski raconte que, lors de la guerre civile, des dirigeants bolcheviques envisageaient de mettre en avant un projet audacieux de démocratie ouvrière pour résoudre la question anarchiste dans la région sous contrôle makhnoviste. Lui-même « discuta plus d’une fois avec Lénine de la possibilité de concéder aux anarchistes certains territoires dans lesquels, avec le consentement de la population locale, ils pourraient réaliser leur expérience de suppression immédiate de l’État. »[14]

Mais cette expérience n'eut pas lieu, et malgré une alliance initiale contre les Blancs, c'est un conflit larvé qui s'installe, et Trotski justifie la fermeté des bolchéviks. Ainsi il écrit le 2 juin 1919 :

« Les makhnovistes ne peuvent se permettre de dire ouvertement qu'ils sont contre le pouvoir des soviets. (...) Ils disent qu'ils reconnaissent le pouvoir des soviets locaux, mais pas le pouvoir central. Mais tous les soviets locaux en Ukraine reconnaissent le pouvoir central qu'ils ont eux-mêmes élu. Par conséquent, les makhnovistes rejettent en fait non seulement l'autorité centrale en Ukraine, mais aussi l'autorité de tous les soviets locaux d'Ukraine. Que reconnaissent-ils alors ? L'autorité de soviets makhnovistes de Goulaï-Polié, c'est-à-dire l'autorité d'un cercle d'anarchistes à l'endroit où celui-ci a temporairement réussi à s'implanter. »[15]

Il accuse également les makhnovistes de se comporter comme une bande de pillards vis-à-vis des richesses produites et transportées par les autres. Selon lui, ils bloquaient les trains provenant de la région de Marioupol, riche en charbon et céréales, et imposaient, pour les laisser passer, qu'ils livrent en échange les biens dont ils avaient besoin. « Tout en rejetant le "pouvoir étatique" créé par les ouvriers et les paysans de tout le pays, la direction makhnoviste a organisé son propre petit pouvoir semi-pirate ».

Les partisans de Makhno ont beaucoup revendiqué « les soviets sans les communistes », et plus largement, « sans les partis ». Trotski les accuse fermement d'hypocrisie à ce sujet, leur reprochant, alors qu'ils sont anarchistes, d'utiliser démagogiquement l'étiquette « sans parti » pour « jeter de la poudre aux yeux aux paysans les plus ignorants et en retard, qui ne comprennent rien aux partis ».

Trotski ajoute que le label « sans parti » sert de couverture à tous ceux qui n'osent plus afficher leurs opinions contre-révolutionnaires (koulaks, KD, menchéviks de droite...). Il écrit que ces derniers et les makhnovistes ont une haine commune des bolchéviks, et que les spéculateurs de Marioupol et des koulaks de Goulaï-Polié trouvent un intérêt dans le discours opposé à donner du charbon ou des céréales au pouvoir central. « D'où la profonde sympathie de toutes les racailles pogromistes et Cent Noirs pour la bannière sans parti des makhnovistes ».

Trotski accuse aussi les makhnovistes d'être une bande du même type que celle de Grigoriev. Même s'il reconnaît qu'ils ne se sont pas alliés à lui, il affirme que ce n'est pour des raisons de principe, mais parce qu'ils ont eu peur de se lancer dans une bataille perdue contre les Rouges. Il dénonce aussi une personnalisation autour d'un homme dans les deux cas, que ce soit Makhno ou Grigoriev.

Il critique aussi le manque d'organisation et de discipline de la makhnovtchina. « "L'armée" de Makhno est le pire du guerillérisme, même s'il y a en son sein quelques bons combattants. Aucune trace d'ordre et de discipline ne peut être trouvée dans cette "armée". (...) La faute en revient entièrement aux commandants anarchistes confus et dispersés. »

Les makhnovistes faisaient aussi de l'agitation contre « les commandants appointés », y opposant le fonctionnement de la makhnovtchina où tous les commandants sont élus. Trotski répondait de la façon suivante :

« On peut parler de personnes "appointées" seulement sous l'ordre bourgeois, quand les officiels tsaristes ou les ministres bourgeois appointaient à leur discrétion des commandants qui gardaient les masses de soldats sous la sujétion des possédants. Aujourd'hui il n'y a pas d'autre autorité en Russie que celle qui est élue par tout la classe ouvrière et la paysannerie laborieuse. Il en découle que les commandants nommés par le gouvernement central des Soviets sont mis à leur poste par la volonté de millions de travailleurs. Mais les commandants makhnovistes reflètent les intérêts d'un petit groupe d'anarchistes qui s'appuient sur les koulaks et les ignorants. »

La conclusion de Trotski annonce clairement la fermeté des bolchéviks :

« Le pouvoir soviétique doit protéger le pays socialiste des attaques enragées de la bourgeoisie. Est-il pensable dans une telle situation de permettre (...) l'existence de bandes armées qui se forment autour d'atamans et de batkos, bandes qui ne reconnaissent pas l'autorité de la classe ouvrière, qui se saisissent de ce qu'elles veulent et se battent avec qui elles choisissent ? Non, il est temps d'en finir avec cette débauche anarcho-koulak, d'en finir fermement, une fois pour toute, pour que personne n'ait envie de se conduire à nouveau ainsi. »

Il reprend ces éléments dans une conférence de presse le 4 juin[16].

Il donne le 6 juin l'ordre de lutter contre des infiltrations dans l'Armée rouge, de « cautériser au fer rouge l'ulcère de la provocation grigorieviste et makhnoviste »[17]. Il déclare aussi l'interdiction d'un congrès des makhnovistes prévu le 15 juin et menace tous ceux qui y participeraient[5][18][19]. Une des accusations qui revient souvent est celle d'avoir, par refus d'intégrer une armée structurée (ou par une influence néfaste sur la 13e armée[20]), conduit à de multiples brèches du front laissant les Blancs passer.[21]

Dans un article plus développé du 28 juin, Trotski écrit que le problème n'est pas simplement les koulaks, mais le fait qu'en Ukraine, les koulaks ont gagné plus qu'ailleurs de l'influence sur la paysannerie dans son ensemble. Il l'explique par le fait que les paysans d'Ukraine ont vu passer en peu de temps de nombreuses forces (Allemands, nationalistes, bandes de pillards, rouges...), que celles-ci ne leur apportent qu'une obligation de conscription et de fournir des denrées, et que cela les conduit à vouloir se débarrasser de tout « Etat » extérieur, d'où l'écho reçu par les idées anarchistes. Mais il ajoute que les anarchistes font la preuve qu'ils sont incapables de défendre ces paysans contre le retour des exploiteurs Blancs ou autres. « Bien sûr le pouvoir des soviets requiert des paysans une certaine restriction et des sacrifices considérables. Mais sous n'importe quelle autre autorité les choses seraient dix fois pires »[22].

En août 1919, apprenant que Makhno aurait fait exécuter Grigoriev, Trotski écrit qu'il est possible que Makhno soit quelqu'un de sincère, mais qu'il a néanmoins fait trop de mal au camp de la révolution par l'affaiblissement militaire qu'il engendre. Il répète qu'il n'y a que deux camps et que ceux qui errent au milieu sont soit des carriéristes vénaux, soit des gens qui ne comprennent rien. Grigorievisme et makhnovisme « sont seulement deux barreaux différents sur une même échelle qui conduit à l'abîme ».[23]

Fin 1919, alors que les troupes rouges avancent « dans la zone où les guerrillas d'Ukraine sont actives », Trotski demande de la vigilance contre l'influence désorganisatrice que cela pourrait avoir[24]. Il considère que, « après la libération de l'Ukraine, les makhnivistes deviendront un danger mortel pour l'État ouvrier et paysan »[25].

En octobre 1920, en plein font uni avec Makhno contre Wrangel, Trotski développe sur les makhnovistes. Il évoque un possible rapprochement s'ils acceptent la discipline, mais avertit qu'il ne tolèrera pas que des électrons libres puissent tantôt se battre avec les rouges, tantôt « nous planter un coup de couteau dans le dos »[7].

Trotski dénonçait les affirmations sur la démocratie dans l'armée makhnoviste comme un mythe, et soutenait que le respect du simple soldat était mieux respecté dans l'Armée rouge :« Une armée ne peut, bien sûr, être bâtie sur des principes de liberté et d'indépendance pour tout un chacun, comme, par exemple, un club littéraire. Mais il est assez évident que dans notre Armée rouge régulière il y a incomparablement plus de respect pour la personne d'un soldat qu'il n'y en a dans la troupe "anarchiste" de Makhno »[4].

7 Hommages et héritages[modifier | modifier le wikicode]

Il est à noter qu'à l'origine le diminutif "tchina" est péjoratif. Cette formulation dépréciative est par exemple utilisée par Trotski en juin 1919. Elle sera retenue par l'historiographie soviétique.

L'écrivain Joseph Kessel, alors proche des soviétiques, écrit en 1926 le roman Makhno et sa juive, qui relaie les rumeurs selon lesquelles Makhno aurait prit part à des pogroms antisémites.

Pendant la Seconde guerre mondiale, Osip Tsebry, un ancien combattant anarchiste réfugié en Serbie, revient en Ukraine et créé un « bataillon Nestor-Makhno » qui se bat à la fois contre la Wehrmacht et les Soviétiques, avant d'être éliminés par les Allemands en 1943.

Une chanson a été écrite en l’honneur de la Makhnovchtchina par le parolier français Étienne Roda-Gil sur la musique du chant soviétique Les Partisans[26]. Figurant dans l’album Pour en finir avec le travail, elle a également été reprise par les Bérurier noir (album Split Bérurier Noir/Haine Brigade) puis par Barikad, Serge Utgé-Royo (dans Contrechants… de ma mémoire), René Binamé (qui en a modifié quelque peu les paroles, sur l’album 71.86.21.36), Muckrackers (en déplaçant le lieu) et par le chanteur espérantiste JoMo.

Plusieurs chansons en langue russe font référence à Makhno ; au moins deux portent le titre de Bat'ka Makhno (Батька Махно, « Petit père Makhno »), l'une interprétée notamment par le groupe Lioubè, l'autre par le groupe Kontra (Valery Goguine).

La makhnovtchina et Kronstadt sont des « lieux de mémoire » de l’anarchisme : les deux font appel à une « troisième révolution » ; la rébellion armée contre les Bolcheviks voulait de réels conseils (Soviets). L'anarchisme a créé un mythe autour du mouvement makhnoviste et de la rébellion de Kronstadt, en en faisant les expressions d'une "authentique révolution populaire libertaire" écrasée par le "totalitarisme bolchevik" même si, à l'évidence, certains événements ont été magnifiés.

Selon Archinov la makhnovchtchina est le prototype d’un mouvement indépendant des masses paysannes que l’on peut voir comme une anticipation des guerres révolutionnaires de guérilla au 20e siècle (chinoises, cubaines, algériennes ou vietnamiennes par exemple)[3].

Sous le régime stalinien, il est devenu interdit de raviver les souvenirs de la makhnochtchina. Ce n'est qu'au moment de la glasnost (1989) qu'il a à nouveau été toléré d'en parler. Un musée a alors été installé dans l'ancienne « banque juive », le principal établissement de crédit avant la révolution, devenu un club culturel du temps de l’URSS. Une grande banderole noire proclamant «Pour le pouvoir des soviets sans les communistes !» peut y être trouvée.

Selon l'historien Sergeï Bilivnenko :

« Toutes les familles de la région ont un ancêtre qui s'est battu avec les anarchistes. Quand on interroge les vieux, ils savent encore dire où ont eu lieu les combats, où des corps ont été enterrés. (...) On retrouve souvent les mêmes récits, ce qui montre bien comment l’épopée anarchiste a fonctionné comme un mythe alternatif à l'histoire officielle, conservé par la mémoire populaire. Selon la légende, Makhno aurait un jour pris sur son cheval une petite fille effrayée. Et il y a encore une dizaine d'années, dans chaque village, on pouvait vous montrer une très vieille grand-mère qui aurait été la fillette ayant eu cet honneur. »[6]

La mémoire de la makhnovtchina connaît un étrange retour depuis la révolution de Maïdan et la guerre du Donbass : les séparatistes soutenus par la Russie comme les bataillons ukrainiens n'hésitent pas se réclamer de son héritage.

8 Bibliographie[modifier | modifier le wikicode]

8.1 Ouvrages[modifier | modifier le wikicode]

  • Pierre Archinoff, La Makhnovchtchina
  • Voline, 1917-1921 : La Révolution inconnue
  • Nestor Makhno, Textes sur la makhnovchtchina 1920 - 1932.
  • Alexandre Skirda, Nestor Makhno : le cosaque libertaire, 1888-1934 ; La Guerre civile en Ukraine, 1917-1921, Paris, Éd. de Paris, 1999, 491 p. (ISBN 2-905291-87-7)
  • Pierre Du Bois, La question ukrainienne (1917-1921)
  • Le Banquet des Généraux, Anarchy's Cossacks
  • Emma Goldman, Living my life 1934
  • Nicolas Werth, Histoire de l’Union soviétique. De l’Empire russe à la Communauté des États indépendants : 1900-1991, Paris, PUF, 2008 (1re éd. 1990)
  • Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître anthologie de l'anarchisme tome 2, Paris, La Découverte, 1999 (première édition 1970)
  • Normand Baillargeon, L'ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l'anarchisme, Agone, 2001 & 2008, Lux Éditeur 2004.

8.2 Autres supports[modifier | modifier le wikicode]

8.3 Articles[modifier | modifier le wikicode]

9 Notes[modifier | modifier le wikicode]

  1. Serge Bernstein et Pierre Milza, Histoire du XXe siècle, la fin du monde européen, 1900-1945 tome 1, Initial, Hatier Paris, 1996, p. 84
  2. 2,0 2,1 et 2,2 Nestor Makhno, Manifeste de l'armée insurrectionnelle ukrainienne, 1er janvier 1920
  3. 3,0 et 3,1 Piotr Archinov, La makhnovchtchina : l'insurrection révolutionnaire en Ukraine de 1918 à 1921, Éditions Spartacus, 2000, quatre de couverture.
  4. 4,0 et 4,1 Trotski, How Is Makhno's Troop Organised?, Ecrits militaires, Volume 3, 1920
  5. 5,0 et 5,1 Trotski, Order No.107, Ecrits militaires, Volume 2, 1919
  6. 6,0 6,1 et 6,2 Mediapart, Nestor Makhno, le «batko» anarchiste d'Ukraine, 21 juillet 2017
  7. 7,0 7,1 et 7,2 Trotski, What is the Meaning of Makhno coming over to the side of the Soviet Power?, Ecrits militaires, Volume 3, 10 octobre 1920
  8. Trotski, Makhno and Wrangel, Ecrits militaires, Volume 3, 14 octobre 1920
  9. NPA, Novembre 1917 – 1924 : L’échec de la vague révolutionnaire des années 1920 et la contre-révolution stalinienne, 2017
  10. Makhno, La Makhnovchtchina et l'antisémitisme, 1927
  11. Trotski, There Are No Fronts, but There Is Danger, Ecrits militaires, Volume 4
  12. Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître anthologie de l'anarchisme tome 2, Paris la Découverte, 1999 (première édition 1970), p. 164-167
  13. Emma Goldmann, Living my life 1934
  14. L. Trotski, Œuvres, vol. 17, ILT, Paris 1983, p. 352
  15. Trotski, The Makhno movement, Military Writings, Volume 2, 1919
  16. Trotski, A talk with representatives of the Kharkov press, Ecrits militaires, Volume 2, 1919
  17. Trotski, Order No.106, Ecrits militaires, Volume 2, 1919
  18. Trotski, Order No.108, Ecrits militaires, Volume 2, 1919
  19. Trotski, About the situation on the southern front, Ecrits militaires, Volume 2, 1919
  20. Trotski, Order No.113, Ecrits militaires, Volume 2, 1919
  21. Trotski, The causes of the defeats on the southern front, Ecrits militaires, Volume 2, 1919
  22. Trotski, Once more on the lessons from the ukraine, Ecrits militaires, Volume 2, 1919
  23. Trotski, Makhno and others, Ecrits militaires, Volume 2, 1919
  24. Trotski, Order No.180, Ecrits militaires, Volume 2, 1919
  25. Trotski, The General Situation at the Beginning of 1920, Ecrits militaires, Volume 3
  26. https://www.youtube.com/watch?v=bB4MFiHH1qw