Quatrième partie. Dans l'opposition en exil

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XXXVII. L'asile en Turquie[modifier le wikicode]

Débarquant contre son gré à Constantinople, Trotsky, nous l'avons dit, remet aux policiers turcs montés à bord pour contrôler les passagers une lettre adressée au président de la République turque, Kemal Pacha - avec qui il a autrefois entretenu des rapports officiels :[1]

« Monsieur, aux portes de Constantinople, j'ai l'honneur de vous faire connaître que je suis arrivé contre ma volonté à la frontière turque et que je ne la franchis qu'à la suite d'un acte de violence[2]. »

Il y a là, bien entendu, plus qu'une protestation de principe. Trotsky pense en effet que le choix de la Turquie pour son expulsion fait partie des plans de Staline pour l'isoler et le réduire à l'impuissance. Il est convaincu que les diplomates soviétiques ont négocié son admission, et que Kemal Pacha s'est prêté à cette manœuvre. Son consentement affaiblit la position de l'exilé et réduit ses possibilités d'obtenir un visa dans un pays qui lui offrirait de meilleures conditions de travail et de vie.

C'est que la Turquie est un pays pauvre et arriéré. Le mouvement ouvrier est encore embryonnaire et durement traité. La vie politique et littéraire n'offre pratiquement aucune ressource à Trotsky. Pardessus le marché, il ne connaît personne dans ce pays et, bien entendu, ne parle ni ne comprend la langue. Cela constituerait déjà un motif suffisant pour expliquer sa protestation.

Il y a plus, Trotsky et ses amis - d'U.R.S.S. comme d'ailleurs- nourrissent des craintes pour les conditions de sa sécurité à Constantinople où se trouvent des milliers de Russes blancs réfugiés, débris des armées de la guerre civile. Ces hommes appartiennent souvent et en tout cas sont influencés par des organisations contre-révolutionnaires qui ne cachent pas leur haine des bolcheviks : pour eux, l'arrivée de Trotsky, qu'ils haïssent sans doute plus que tout autre dirigeant soviétique vivant - car il a été leur ennemi et leur vainqueur dans la guerre civile - constitue une véritable aubaine. Plus grave peut-être, le milieu est propice au recrutement d'agents provocateurs et d'assassins à gages par les services secrets de Staline, lesquels pourraient ainsi frapper en toute impunité, sous la couverture de terroristes « blancs ».

Il est, bien entendu, très rare que des terroristes fassent de la publicité à leurs entreprises, spécialement quand elles ont échoué. Nous avons suffisamment d'éléments d'information cependant pour pouvoir affirmer que de telles opérations ont été en projet contre Trotsky, même si nous ignorons dans quelles conditions elles n'ont finalement pas été menées à bien.

Celle qui fit le plus de bruit avait pour instigateur officiel le chef d'une organisation terroriste blanche, le générale Anton Turkul, dont l'organe du K.P.D., Die rote Fahne dénonça les projets meurtriers contre Trotsky et... Litvinov[3]. Devinant déjà parfaitement le jeu de Staline, Trotsky vit dans cet « avertissement » la préparation d'un alibi, soupçonna Staline d'être derrière l'entreprise de Turkul et le fit savoir dans une campagne à la mesure de ses moyens, notamment dans les milieux des partis communistes mondiaux. Il ne devait jamais savoir qu'il avait eu raison et que Turkul était bel et bien, depuis des années, manipulé par l'agent du G.P.U. Katznelson, comme devait le révéler Aleksandr Orlov[4]

Nous avons encore moins d'éléments sur ce qui semble avoir été un deuxième complot de blancs contre lui. A l'occasion du procès de la Plévitskaia, justement soupçonnée d'avoir été, en tant qu'agent du G.P.U., mêlée à l'enlèvement du général Miller, un rapport des services secrets français et un rapport de synthèse du commissaire Roches, l'as de la police française à l'époque, mentionnent un second projet qu'ils datent, semble-t-il, de façon erronée. Le tueur V.A. Larionov, l'un des plus connus des terroristes blancs, aurait été, au dernier moment, retiré de l'affaire par ses responsables, ce qui aurait tout fait échouer. Derrière l'une et l'autre affaire, on relèvera cependant que se profile la silhouette du général Skobline, ancien collaborateur de Wrangel, agent de Staline lié à la bande de ses hommes de main et tueurs de Paris[5].

Cela précisé, il faut aussi reconnaître que ces projets - ou d'autres dont nous ignorons l'existence - ne se sont pas matérialisés, même sous la forme d'une tentative d'agression ou d'un attentat manqué. C'était là une bonne fortune. Ia. G. Blumkine, orfèvre en la matière, évaluait en 1929 à une vingtaine de gardes armés et entraînés le nombre d'hommes nécessaires pour assurer efficacement la sécurité des exilés[6] : or il n'yen eut jamais plus que quatre ou cinq, et souvent beaucoup moins, dans les différents domiciles de Trotsky en Turquie.

Le gouvernement turc manifesta d'ailleurs un réel intérêt pour son hôte en contribuant lui-même, quoique de façon modeste, à sa sécurité, par la présence d'un certain nombre de policiers, allant jusqu'à choisir, pour commander ce petit détachement, un sous-officier connaissant quelques mots de russe et de français.

Selon Jean van Heijenoort, qui fut pendant sept ans un proche collaborateur de Trotsky, Kemal Pacha aurait gardé à l'ancien chef de l'Armée rouge une vive reconnaissance pour l'envoi d'armes et de matériel au temps de la guerre contre la Grèce. Selon un témoignage. qu'il rapporte, de Gérard Rosenthal, autre proche de Trotsky, Kemal Pacha, au début de 1930, envoya son aide de camp chez Trotsky et chercha à le rencontrer[7].

Très vite, d'ailleurs, le gouvernement turc avait fait savoir à Trotsky qu'il avait accordé ce visa parce que le gouvernement soviétique l'avait sollicité pour lui pour des raisons de santé, et que cet octroi n'avait fait l'objet d'aucune négociation. Il l'assura aussi de ses bonnes dispositions et de sa détermination d'assurer les meilleures conditions pour un séjour qu'il ne désirait pas limiter. Il le manifesta d'ailleurs en 1932 en délivrant sans difficultés à Trotsky, Natalia Ivanovna et leur compagnons, les papiers nécessaires non seulement au départ, mais au retour, à l'occasion d'un voyage à Copenhague.

Trotsky pourtant, au cours des quatre années et demie de son séjour en Turquie, ne s'y résigna jamais. Etait-il vraiment, comme l'écrit Deutscher, « convaincu que Kemal était de mèche avec Staline[8] ». Rien dans les documents que nous connaissons ne permet de l'assurer mais l'on peut admettre que rien ne permettait non plus de présumer que Kemal risquerait pour un exilé une brouille avec le gouvernement de l'U.R.S.S.[9]. Et puis les conditions de travail étaient vraiment trot précaires en Turquie : c'est pour cela qu'il se battit avec patience pour obtenir un visa d'admission dans un pays où il pourrait être moins isolé, moins exilé, moins impuissant en définitive...

* * *

Avant même sa sortie de Russie, il avait caressé l'espoir d'obtenir l'asile en Allemagne - où il avait été autorisé auparavant à se rendre en 1926 - et ses interlocuteurs du G.P.U. lui avaient assuré que le chancelier social-démocrate Hermann Müller avait répondu négativement aux sollicitations en ce sens du gouvernement soviétique - ce qu'il ne crut pas[Note du Trad 1]. Il crut avoir sa chance en apprenant, au lendemain de son arrivée, que, quelques jours auparavant, le président social démocrate du Reichstag, Paul Löbe, au cours d'une séance solennelle - pour le dixième anniversaire de la réunion de l'Assemblée nationale - avait déclaré, le 6 février, que l'Allemagne en arriverait peut-être à lui accorder « un asile libéral ».

Les démarches entreprises alors pour lui par l'avocat Kurt Rosenfeld, ancien dirigeant du parti « indépendant », social-démocrate de gauche, qui se mit spontanément à son service, firent bientôt apparaître les résistances réelles au niveau de l'appareil gouvernemental Les informations envoyées par Rosenfeld permettent en effet de découvrir que Trotsky, s'il voulait pouvoir espérer l'octroi d'un vis, allemand, devait envisager d'accepter une sérieuse limitation de sa liberté d'action et de mouvement, puisque l'on souhaitait que sa demande soit subordonnée à la possibilité de recevoir des soins médicaux et que le visa fût donc limité dans le temps[10].

Trotsky a supporté les sarcasmes de la presse occidentale quand il a demandé le droit d'asile dans l'Allemagne démocratique. Mais il lui semble maintenant que cette ironie se retourne contre ceux qui en ont fait usage. Le 31 mars, à la suite de nouvelles questions des autorités, transmises par Rosenfeld et touchant à la gravité de son état de santé, il télégraphie à l'avocat pour lui demander si la proposition de Löbe portait sur « le droit d'asile ou le droit de cimetière[11] ». C'est finalement le 12 avril qu'il reçoit la réponse, négative. Il télégraphie alors au président du Reichstag qu'il « regrette » qu'il ne lui ait pas été possible de s'instruire de façon pratique « sur les avantages du droit d'asile démocratique[12] », Il résume toute l'affaire dans un article intitulé « Une leçon de démocratie que je n'ai pas reçue[13] ».

En réalité, il est convaincu que Staline a exigé et obtenu du gouvernement allemand ce refus, inspiré également par la démarche plus discrète du ministre britannique Sir Austen Chamberlain, qui a parlé plusieurs fois de le « coller au mur ». Il ironise sur l'accord ainsi réalisé entre le « socialiste » H. Müller et le « communiste » Staline :

« Nous avons enfin […] une première application fructueuse de la politique du front unique sur une vaste arène internationale[14]. »

La suite des événements allait montrer qu'il n'exagérait nullement et qu'il était peut-être même en dessous de la vérité quand il évoquait, à propos de cette alliance entre les gouvernements d'Europe occidentale et Staline, les premières lignes du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels sur la Sainte-Alliance conclue contre le spectre du communisme qui hantait l'Europe au milieu du XIX° siècle.

Dans cette alliance, on peut d'ores et déjà souligner le rôle considérable de la presse dite d'information. La presse allemande est très claire au sujet de sa demande d'asile. Le journal du monde des affaires, Berliner Börsenzeitung, déclare « superflu d'accorder l'hospitalité à ce propagandiste des plus puissants du bolchevisme », le Hamburgen Nachrichten parle de la gaffe commise par Staline « en n'expédiant pas Trotsky et toute sa clique dans l'au-delà », et l'hitlérien Völkischer Beobachter ne dépare pas la collection dans ses déclamations et menaces contre « ce bourreau soviétique et juif », « ce malfaiteur, cet assassin[15] ».

Le second épisode de sa bataille pour un « droit d'asile démocratique » se déroule en Grande-Bretagne. Dès février 1929, le gouvernement conservateur britannique, férocement anticommuniste, a fait connaître qu'il ne pense pas lui accorder un visa - ce que lui-même d'ailleurs n'a jamais envisagé. Mais, quelques mois plus tard, les travaillistes gagnent les élections. Au nombre des ministres du gouvernement de Ramsay MacDonald figure Sydney Webb, qui a visité Trotsky en février 1929 et qui lui a parlé de la question du visa et de la probabilité d'une opposition à son octroi de la part des libéraux, alliés des travaillistes au sein de la nouvelle majorité.

Trotsky entreprend alors une nouvelle campagne : lettres à Beatrice Webb invoquant de se mi-engagements personnels pris durant la rencontre en Turquie[16]. Télégrammes. A Philip Snowden, chancelier de l'Echiquier, à qui il rappelle qu'il fut autorisé à visiter la Russie soviétique au temps où lui-même était au pouvoir[17]. A George Lansbury, ministre des Travaux publics, à qui il rappelle la visite qu'il lui fit à Kislovodsk[18]. Une invitation à donner des conférences à l'école d'été de l'I.L.P. - le parti travailliste indépendant - lui donne également l'occasion d'entrer en contact avec ce parti par son secrétaire John Paton[19], ce qui alimentera la petite campagne qu'il voudrait susciter en Grande-Bretagne en sa faveur. Dans une interview au Daily Express, il s'efforce de poser le problème politique en termes mesurés :

« Le parti qui assume le pouvoir pour la seconde fois en Grande-Bretagne croit que l'on peut surmonter les difficultés créées par la propriété privée par le moyen de la démocratie. Je veux voir comment ce sera fait. Je ne pense pas que la démocratie […] puisse commencer par le refus du droit d'asile à un adversaire qui n'a pas l'intention de s'ingérer ou d'intervenir dans les affaires britanniques, mais qui désire seulement observer et apprendre[20]. »

C'est pour mener l'affaire au plus vite et au plus juste que Magdeleine Marx, compagne de Maurice Paz, se rend à Londres, L'historien Colin Holmes a trouvé et publié la lettre adressée par elle à MacDonald le 25 juin 1929. Elle assure que Trotsky est prêt à prendre l'engagement de ne pas intervenir dans la vie politique britannique, de n'assister ou ne paraître à aucune réunion publique, d'accepter de résider incognito là où le gouvernement le décidera, sous surveillance policière, pourvu que ce soit à portée de médecins[21]. Magdeleine Marx a-t-elle rencontré Webb? La lettre de ce dernier à J.R. Clynes, secrétaire d'Etat au Home Office, ne reflète pas beaucoup d'ardeur pour la cause de Trotsky[22].

Dans les semaines qui suivent, celui-ci écrit à la presse, notamment au Daily Herald travailliste, pour dénoncer ce qu'il considère comme un travail d'intoxication de l'opinion effectué par le Times, à l'instigation, assure-toi!, de l'Intelligence Service, tendant à le présenter comme un agent de la subversion et du gouvernement soviétique avec lequel il serait resté en contacts secrets[23].

Finalement le gouvernement MacDonald refusa le visa. La question fut abordée deux fois aux Communes, sur questions et interpellations des travaillistes Wedgwood et Ellen Wilkinson, des libéraux Percy Harris et Hore-Belisha, du député travailliste indépendant A. Fenner Brockway. La réponse à ce dernier du secrétaire d'Etat J.R. Clynes laisse clairement supposer qu'il existait un rapport entre ce refus et les négociations en cours pour la reprise des relations diplomatiques avec l'U.R.S.S.

Isaac Deutscher mentionne à ce propos, sans donner de nom, « le correspondant anglais qui le tenait au courant de la marche des événements[24] ». Il s'agit, comme l'avait supposé Colin Holmes[25], d'un jeune cinéaste de grande famille, plus tard l'un des plus connus des compagnons de route britanniques du stalinisme, Ivor Montagu. Celui-ci, qui n'a pris contact avec Trotsky qu'après le refus du visa, l'informe sur les conditions de ce rejet, qu'il n'aborde qu'à partir du 26 juillet[26], après la décision effective. En 1930, il écrit à Trotsky qu'il œuvre pour une réouverture, peu vraisemblable, du dossier.

Là aussi, la presse dite d'information n'a pas ménagé son venin. Le Times a dénoncé en Trotsky l'organisateur des incidents qui ont opposé le 1° mai les manifestants communistes aux forces de police de Berlin. Le Morning Post relate dans le détail les négociations « secrètes » entre Staline et Trotsky. Le Daily Express le traite de « corbeau », « le genre d'oiseau » que les Britanniques ne peuvent espérer domestiquer. Les propos tenus par Winston Churchill, qui ne pardonne pas à Trostky la révolution d'Octobre, sont dignes de figurer dans une anthologie à côté des déclamations hitlériennes[27].

Dans les mois et les années suivantes, les autres portes restèrent également fermées. Pays-Bas et Autriche, Norvège, sous le prétexte du coût de la sécurité - surveillance policière permanente surtout Luxembourg même, refusèrent sous des formes diverses. Trotsky eut à un moment un grand espoir d'obtenir un « visa de cure » en Tchécoslovaquie : son vieux camarade de l'Internationale et du P.C. tchécoslovaque, Alois Neurath, avait entrepris des démarches en ce sens, et le ministre de l'Intérieur, le docteur Ludvik Czech[28] correspondit à ce sujet avec l'exilé qui étudia sérieusement et longuement les modalités du voyage, envisageant même l'avion. Mais ce fut aussi un échec. La France se retranchait derrière l'arrêté d'expulsion de 1916. L'Espagne ne répondit pas. L'Italie n'était même pas envisageable du fait de son régime fasciste.

Contrairement à ce qu'assure Isaac Deutscher[29] sur la base d'une phrase ambiguë de Ma Vie, Trotsky demanda même un visa aux Etats-Unis -le 26juin 1929 - dont nous n'avons guère de mal à imaginer le sort.

Dans les dernières pages de Ma Vie, tirant les leçons de ces échecs, Trotsky écrira, lançant une formule célèbre : « L'Europe et l'Amérique sans visa. Mais ces deux continents sont les maîtres des trois autres. Il en résulte donc que c'est la planète sans visa[30]. »

Sur le moment, en homme qui ne se résignait pas, il fit étudier par ses camarades ce qu'on appela du nom de code de « projet Marguerite », une évasion maritime qui aurait abouti en France ou Belgique, plaçant le gouvernement de ce pays devant le fait accompli de l'arrivée du proscrit. L'affaire traîna du point de vue technique et fut finalement abandonnée, devant le sérieux des obstacles de tout ordre. Il ne devait, comme on sait, sortir définitivement de son asile turc qu'avec l'octroi du visa français consécutif, à terme, à la victoire de la coalition de « gauche » en 1932.

Le séjour turc avait commencé par une période où Trotsky se considérait placé dans une détention qui ne disait pas son nom : il habitait en effet au consulat soviétique, où, malgré la correction du personnel, gens du G.P.U. compris, il craignait pour les documents qu'il avait emportés avec lui et supportait mal la constante surveillance dont il était l'objet. Le 5 mars, il quitta avec son entourage le consulat pour aller s'installer dans un hôtel sur une grande rue de Péra, l'hôtel Tokatliyan, puis, après quelques jours, dans un meublé du quartier Chichli, au 29 de la rue Izzet Pacha ... A la fin d'avril, les exilés allèrent s'installer à Prinkipo (l'île des Princes) dans la villa Izzet Pacha, sur la côte nord de l'île, où ils vécurent jusqu'à l'incendie, probablement accidentel, qui l'endommagea gravement dans la nuit du 28 février au 1° mars 1931. Réfugiés quelques jours à l'hôtel Savoy, ils s'installèrent à la fin mars dans une villa sur la côte asiatique, à Moda, quartier de la petite ville de Kadikoy, au 22 de la rue Chifa. En janvier 1932, ils revenaient à Prinkipo, dite aussi « la grande île », (en turc « Büyük Ada ») où ils s'installaient dans une villa de la côte nord, à un quart d'heure du débarcadère ; ils allaient y vivre jusqu'à la fin de leur séjour, avec l'accès par l'impasse appelée Hamladji Sokagi et un débarcadère privé[31].

Le séjour à Prinkipo fut un séjour de travail. Rédaction d'ouvrages importants, histoire ou théorie politique, de brochures sur l'actualité, d'articles d'ampleur diverse, abondante correspondance. Contrairement à une version assez répandue, Trotsky n'écrit pas en plusieurs langues, sauf, exceptionnellement, des lettres en allemand, en français et très rarement en anglais. C'est en russe qu'il rédige tous ses travaux, livres, brochures, articles, qu'il faut donc ensuite traduire, une opération à laquelle il accorde beaucoup d'attention. Nous possédons plusieurs témoignages de ses collaborateurs sur son travail, ou plus exactement sur les conditions matérielles de son travail avec eux. Sara Weber, sa secrétaire russe, raconte :

« Il y avait une petite salle de travail à côté du bureau de L.D. C'est là que nous avons commencé un jour après mon arrivée ; en dictant, L.D. ne s'asseyait jamais, il dictait en allant et revenant, me tournant presque le dos parfois. Nous avons commencé ... Un mot, puis un autre m'ont échappé et j'ai demandé à L.D. de répéter. rompant le fil de sa pensée ; à ma troisième demande, visiblement choqué, il sortit très vite de la pièce. Pas un mot n'a été prononcé : je suis restée assise devant ma machine, ne comprenant pas très bien ce qui arrivait. Notre première séance n'était visiblement pas un succès ... Quelques instants après, L.D. est revenu : il m'a demandé de ne pas le faire répéter, seulement de sauter les mots que je ne pouvais pas saisir. Après cela, il n'y a pas eu de difficultés[32]. »

Ce n'est que plus tard que la jeune femme se rendit compte de la façon « combien unique et réellement remarquable », écrit-elle, dont Trotsky dictait, sans à-coups, les phrases s'enchaînant régulièrement et sans le secours d'aucune note, avec la capacité cependant, après une interruption, pour un repas, par exemple, de repartir de l'endroit exact où il s'était arrêté. Elle note encore :

« En l'observant attentivement tandis qu'il dictait, j'éprouvais un sentiment presque physique de ses processus de pensée ; sa pensée était si intense qu'il me semblait que je pouvais la sentir. Ses pensées se transformaient en mots, en phrases, en paragraphes, comme s'il lisait sur quelque enregistrement intérieur[33]. »

Sara Weber relève en outre la façon tout à fait originale dont Trotsky traitait ensuite le matériel dactylographié sous sa dictée - la clé de l'étonnement des chercheurs qui découvrent dans les matériaux non définitivement rédigés des archives, de très longs rouleaux de papier dactylographiés. Elle écrit :

« L.D. recevait le matériel dactylographié et, peu après, collait les pages ensembles en une longue bande unique qu'il lisait, crayons bleu et rouge à la main. Chose étonnante, il faisait peu de corrections, une phrase ou un mot ici ou là. Il y avait, en revanche, des changements importants dans l'ordre des paragraphes. L.D. coupait des passages entiers et les collait ailleurs. Avec la longue bande déroulée devant lui, parfois sur le bureau et la chaise à côté, il coupait et collait - et cela lui procurait quelque satisfaction particulière[34]. »

Le témoignage de Jean van Heijenoort - Van pour Trotsky et les amis - apporte quelques éléments différents : Trotsky ne maniait pas les langues étrangères avec toute la maîtrise dont il faisait preuve pour le russe. Il dictait ses lettres en allemand ou en français, plus tard en anglais, assis à son bureau. Son allemand était meilleur que son français où il avait quelques difficultés de syntaxe. Il utilisait mal le subjonctif et surtout les conjonctions, qu'il confondait souvent. Son accent n'était pas mauvais, mais avec une tendance très russe à prononcer les « u » comme des « i » : ainsi Gérard Rosenthal se souvient-il des amicales menaces de le « fissiller[35] » ...

Le travail commençait aux environs de 8 heures le matin, se terminait à 13 heures pour le déjeuner, qui ne durait pas plus d'une demi-heure. Trotsky faisait alors sa sieste, ce qui signifiait qu'il lisait des livres non politiques, romans russes ou français, somnolait une vingtaine de minutes : la consigne était de ne pas le réveiller, même pour un télégramme. La sieste se terminait à 16 heures, et la vie reprenait dans la maison, autour du thé. Trotsky regagnait alors son bureau jusqu'aux environs de 19 heures et, après le repas - toujours bref retournait dans son bureau jusqu'à 21 heures-21 h 30, se retirait dans sa chambre et cherchait le sommeil, qu'il ne trouvait pas facilement.

Les repas n'ont rien de remarquable et sont toujours rapidement expédiés. Au petit déjeuner, on mange du fromage de chèvre et on boit du thé : quand il est trop chaud, Trotsky le verse dans la soucoupe et l'aspire, ce qui semble avoir beaucoup choqué Van, la première fois. Sara Weber a immédiatement remarqué qu'il beurrait rapidement les tartines de Natalia Ivanovna, assise à son côté, et restait « calmement attentif à elle », révélant ainsi « la tendresse et la douceur de leurs rapports[36] ».

Au déjeuner, on boit de l'eau, et Van ne se souvient, dans les années de Prinkipo, que d'une bouteille de vin des Dardanelles, pour le double anniversaire du maître de maison et de la révolution d'Octobre[37]. On mange évidemment beaucoup de poisson - que l'on pêche, nous le verrons. On consomme la viande sous forme de boulettes, tomates et poivrons farcis - pas de viande de boucherie, Van ne se souvient pas, pendant les trois années où il partagea tous ses repas avec Trotsky, de l'avoir jamais entendu commenter un mets, en bien ou en mal. Il n'était ni gros mangeur ni gourmet et ne faisait guère attention à ce qu'il mangeait. En fait, il souffrait, depuis la prison, mais peut-être du fait de la vie trépidante qui n'avait cessé d'être la sienne, de maux d'estomac, et il lui fallait toujours une cuisine spéciale[38].

A la veille de son départ, Trotsky rédigea pour son Journal quelques pages qui nous permettent de concevoir ce que fut pour lui ce séjour :

« Prinkipo est un îlot de paix et d'oubli. Il faut longtemps pour que la vie du monde y parvienne, assourdie. [...] Prinkipo est un endroit où il fait bon écrire, surtout en automne et en hiver, quand l'île se vide et que les bécasses font leur apparition dans le parc. Non seulement il n'y a pas de théâtres, mais pas de cinémas non plus. Les autos y sont interdites. [...] Nous n'avons pas le téléphone à la maison. Le hi-han de l'âne apaise les nerfs. Il n'est pas possible d'oublier, fût-ce une minute, que Prinkipo est une île : la mer est sous les fenêtres, et il est impossible de ne pas la voir, où que l'on soit dans l'île. A dix mètres de la murette, nous pêchons des poissons, à quinze mètres, des homards. La mer peut, pendant des semaines, rester aussi calme qu'un lac[39]. »

On ne s'étonnera pas cependant de le voir indiquer que le contact continue avec le monde extérieur, par le courrier, dont il assure que « c'est le grand moment de la journée ». Van témoigne de son abondance. Il y a les journaux d'Europe occidentale, avec trois ou quatre jours de décalage, journaux français et allemands. Trotsky les annote au crayon bleu ou rouge, encercle les articles à découper pour prendre place dans les dossiers de coupures de presse. Il y a aussi beaucoup de lettres, lettres d'amis et de camarades, mais aussi d'inconnus, lettres politiques ou lettres farfelues, nombre de gens se souciant apparemment beaucoup du salut de l'âme de Trotsky. Il y a beaucoup de paquets contenant, le plus souvent, des journaux, des brochures, des livres. Les secrétaires les défont entièrement par souci de sécurité et pour éviter un attentat au colis piégé. Les lettres, en revanche, lui sont remises cachetées. Elles aussi, il les lit crayons de couleur à la main, souligne, ponctue, commente parfois en marge.

Sara Weber souligne que Trotsky ne sortait jamais et restait confiné dans la maison pendant des journées entières. En fait, une simple promenade était hors de question dans l'île, pour des raisons évidentes de sécurité. On baissait les volets de fer quand il descendait pour manger dans la grande salle vitrée où l'on pouvait le voir et l'atteindre de loin.

Les seules heures de détente sont, comme ces dernières années en Russie, celles qu'il consacre à la chasse et à la pêche. La chasse tient une place bien moindre qu'en Russie, car le gibier est rare dans cette région sèche : presque exclusivement des cailles et, de temps en temps, un lapin. Trotsky et ceux qui l'accompagnent traversent le détroit, débarquent sur la côte asiatique et parcourent avec le chien « des terrains incultes, couverts d'arbustes, une sorte de brousse » écrit Van[40]. En fait, c'est moins une partie de chasse qu'une promenade et une occasion de raconter des histoires de chasse ; comment il faut poignarder l'ours quand il se dresse pour attaquer, comment les paysans chassent les loups en Sibérie, les farces que Lénine faisait, à la chasse, à Zinoviev qui avait horreur de ce passe-temps.

Mais à Prinkipo, l'activité physique reine, la grande détente, c'est la pêche. Au petit débarcadère de la maison se trouvent deux bateaux, dont l'un à moteur. L'homme qui a initié Trotsky à la pêche est un pêcheur de l'île, descendant de pêcheurs, du nom de Kharalambos, « un analphabète, mais qui lit en artiste le merveilleux livre de la mer de Marmara ». C'est à la pêche au filet, du rouget et des « palamouts », sorte de « bonite » écrit Van, que Kharalambos a initié Trotsky :

« Pêcher au filet c'est du grand art. Il faut connaître le moment et l'endroit pour chaque espèce de poisson. Il faut savoir déployer le filet en demi-cercle, parfois en cercle, ou même en spirale, selon la configuration du fond ou une douzaine d'autres conditions. Il faut faire descendre le filet dans l'eau sans bruit en le déroulant vivement depuis le bateau en marche. Finalement, et c'est la dernière chose à faire, il faut attirer le poisson dans le filet. Cela se pratique aujourd'hui tout comme il y a deux mille ans et plus, au moyen de pierres jetées du bateau. Avec ce barrage, les poissons sont tout d'abord rabattus dans le cercle, puis dans le filet lui-même. Il faut pour cela une quantité de pierres variable selon la période de l'année et l'état de la mer. De temps en temps, il faut reconstituer le stock de pierres sur le rivage. Mais. dans le bateau, il y a toujours deux pierres au bout de longues ficelles. Il faut savoir les lancer avec force et les retirer aussitôt de l'eau[41]. »

En fait, on peut pratiquer, autour de la résidence et de l'île, toutes sortes de pêches, à la ligne ou à la nasse. et c'est parfois par dizaines qu'on rapporte des homards. Van évoque aussi, dans ses souvenirs, les requins attirés par le gibier et pris la nuit dans les lignes, qu'on abattait à coups de revolver. On ne va pas à la pêche tous les jours, mais on y va souvent, car l'exercice qu'elle procure est le dérivatif indispensable à la tension intellectuelle et morale à laquelle Trotsky est condamné en cet exil laborieux. Quand on va à la pêche, ceux qui participent à l'expédition se lèvent très tôt, vers 3 ou 4 heures du matin ; elle se termine à 8 heures, autour du petit déjeuner.

Chacun des témoins de cette époque se souvient d'une scène qui l'a particulièrement frappé. Sara Weber, par exemple, raconte comment, au cours d'un orage, la mer déchaînée a failli emporter le bateau qui sert à la pêche. Comprenant soudain le danger, Trotsky est parti en courant vers l'embarcadère. Elle raconte :

« Les éclairs sillonnaient le ciel. La pluie et le vent cinglaient furieusement, faisant tourbillonner les eaux écumantes autour du bateau. Jetant ses chaussures, les jambes dans le ressac, L.D. s'efforçait de retenir le bateau, essayant d'atteindre un arbre contre lequel le fixer. Les arbres, secoués par le vent, se pliaient et se balançaient. L.D., trempé par la pluie violente et l'écume des hautes vagues, continuait à lutter. .. et le bateau fut tiré toujours plus haut hors du ressac et, avec l'aide des jeunes camarades, finalement attaché. Il y avait quelque chose de magnifique dans le combat de L.D. contre les éléments déchaînés[42]. »

Van, lui, se souvient de la colère de Trotsky parce qu'il faisait trop de bruit en vidangeant le moteur, ainsi que d'une tempête où ils faillirent périr tous les deux et ne durent leur salut qu'à l'habileté et l'expérience de Kharalambos.

Proche de Trotsky pendant toutes ces années, il fait aussi, à propos du séjour de Prinkipo, de pertinentes réflexions sur ce qu'il appelle ses rapports avec les objets :

« Trotsky avait avec les objets des rapports limités et précis. Il y avait en général - comment dire ? - une certaine rigidité, un certain manque de naturel et d'improvisation dans la manière dont il maniait les objets. Il y avait autour de lui un certain nombre d'objets avec lesquels il était familier : le stylo, le moteur hors-bord, les instruments de pêche, le fusil de chasse. Il fallait traiter ces objets selon certaines règles, difficilement changeables. L'adaptation à un objet nouveau était toujours une opération relativement compliquée[43]. »

* * *

Les visiteurs ne manquent pas à Trotsky dans son asile turc, venus de toutes les parties du monde. L'éditeur allemand Harry Schumann, pour la maison Reissner de Dresde, vient chercher un contrat qui ouvrira une affaire politique et un procès interminable. L'Américain Boni apporte plus d'espoir que de droits d'auteur. Viennent aussi des écrivains ou personnalités du monde littéraire et politique : Georges Simenon et Emil Ludwig, Sydney et Beatrice Webb, Marjorie Wells, Cynthia Mosiey, travailliste « de gauche », fille de Lord Curzon et épouse du futur leader fasciste Sir Oswald. Max Eastman, journaliste et traducteur, est reçu comme un vieil ami et met son nez dans les affaires d'édition où il estime que Trotsky est mal défendu. Il envoie aussi, pour un film sur Trotsky, le photographe surréaliste Man Ray. Herbert Solow, jeune journaliste, vient discuter politique, amorçant une évolution qui le rapproche des trotskystes américains. Il a amené avec lui l'ingénieur John Becker, qui travaille en U.R.S.S. Alexander Kaun, professeur d'histoire à Berkeley, a voyagé avec sa femme pour venir interroger Trotsky sur l'histoire de la révolution russe, et les deux hommes sympathisent.

On peut se prendre à regretter des rencontres qui n'ont pas eu lieu Ainsi Trotsky, en juillet 1929, refuse-t-il de recevoir Paul Levi, l'ami de Rosa Luxemburg, ex-dirigeant du K.P.D. - le parti allemand- exclu au lendemain de « l'action de mars », qu'il a publiquement qualifiée de « putsch » en 1921[44]. Paul Levi est en effet membre du par social-démocrate, et c'est un préfet de police du même parti qui vient de faire tirer à Berlin, le 1° mai, sur les ouvriers communistes qui manifestaient malgré son interdiction, faisant de nombreuses victimes. Trotsky pense que sa rencontre avec Levi serait exploitée de façon hystérique par les dirigeants du K.P.D. et de l’I.C., et qu'il n'a aucun intérêt, pour le moment, à déclencher ce type de réactions. Lui-même d'ailleurs exprimera plus tard ses regrets à ce sujet dans une lettre à L. Sedov, son fils et confident politique.

Il faudrait une étude spécialement consacrée à la correspondance de Trotsky avec un certain nombre d'intellectuels, auteurs, universitaires, qui lui demandent son opinion sur leurs travaux ou sur telle ou telle question. Pour nous en tenir à la seule Allemagne, et au titre de la correspondance non directement politique, nous trouvons plusieurs cas intéressants. Le grand historien Gustav Mayer, connu pour ses travaux sur le mouvement ouvrier allemand, ses biographies de Schweitzer, Engels et Lassalle, prend contact avec lui pour des jugements sur Engels. L'historienne de l'art Luise Marten lui adresse en 1930 son très savant ouvrage sur les formes artistiques. Le journaliste communiste Fritz Gross lui demande de porter une appréciation sur son livre consacré aux dernières heures de la vie, aux légendes de la mort. Parallèlement, un militant communiste - non membre de l'opposition de gauche - qui travaille dans un bureau d'enregistrement des chômeurs, lui écrit pour l'informer de l'évolution du chômage et de l'état d'esprit des chômeurs tel qu'il se manifeste à lui dans cette institution[45].

Le chercheur qui s'absorbe aujourd'hui dans la correspondance de Harvard est parfois ébloui de la variété et de la qualité intellectuelle des lettres adressées par des inconnus à l'exilé de Turquie, d'autant qu'il n'a pas toujours les moyens de comprendre la façon dont il a exercé sur eux sa séduction et son attrait. Il y a là, en tout cas, matière à un intéressant chapitre de l'histoire intellectuelle de l'Europe.

Sur place, les contacts de la maison sont réduits au maximum avec ; le monde extérieur. L'après-midi, on va au débarcadère acheter un journal en français et un en allemand, d'Istanbul, qui donnent des dépêches d'agence. Au début, lors de la première installation à Prinkipo, et pour des raisons de sécurité évidemment, on a voulu tenter de se passer de domestiques. L'expérience s'est révélé catastrophique. Il faut employer une cuisinière grecque, qui est logée dans la maison, une femme de ménage, grecque également, qui vient le matin. La secrétaire russe, de 1929 à 1933, Maria Ilinichna Pevzner, est une salariée, recrutée sur place et dont le dévouement la fera considérer comme une véritable amie. C'est tout. Van écrit :

« Nous n'avions, dans le monde turc ni amis ni connaissances. Nos seuls contacts, à Stamboul, étaient avec le propriétaire de la maison, un Arménien à qui nous allions tous les mois payer le loyer, et avec quelques commerçants attitrés, pour la papeterie et les instruments de pêche. Pendant mon séjour en Turquie, Trotsky alla une ou deux fois à Stamboul, chez le dentiste. Nous louions une grande barque à moteur qui venait nous prendre au débarcadère même de la maison et nous emmenait directement à Stamboul[46]. »

Un témoin au moins de la vie de Trotsky en U.R.S.S. dans la période précédente, a visité Prinkipo : Max Eastman, avec sa compagne Eliena Krylenko, est arrivé à Istanbul le 6 juillet 1932 avec l'objectif de rencontrer Trotsky qui l'accueillit comme un vieil ami. Ils resteront quinze jours dans l'île en habitant dans une maison proche, prenant les repas ou le thé avec les Trotsky. Bien entendu, dans ces circonstances et avec des visiteurs, la table n'est pas ce qu'elle est d'habitude, les repas un peu sinistres décrits par Van :

« Dans l'isolement de Prinkipo. avec ce groupe de personnes qui ne variait pas pendant des mois, il ne se mettait pas toujours en frais de conversation. Je me souviens de repas, dans des périodes difficiles, où il ne prononça pas un mot. En général, c'étaient des remarques sur le travail, une nouvelle reçue dans une lettre ou lue dans le journal, des observations politiques que nous retrouvions, quelques jours plus tard, dans un article et qu'il avait essayées sur nous. Des souvenirs, il y en avait parfois. [...] De chaque époque de sa vie sauf une, la guerre civile[47]. »

Pour Max Eastman, il se met en frais. On discute de la dialectique, on parle de la guerre de Sécession et on envisage d'écrire ensemble une pièce dramatique sur ce thème, on parle des fouilles entreprises dans les ruines de Sidon. Mais le voyageur américain est désespérément critique. Il écrit ces remarques, où se dessine une déception évidente :

« Il ne vit pas dans le luxe ; il n'y a pratiquement pas de meubles dans sa maison ; c'est une caserne, et la nourriture est simple à l'extrême. Il ne fait que conserver les habitudes d'un ministre de la Guerre après qu'il était devenu le leader d'un parti prolétarien. Son secrétaire [...] m'a confié avec une anxiété proche du désespoir que Trotsky, vivant encore comme un commissaire, ignorait totalement le problème du financement de son nouveau parti et de ses propres travaux gigantesques. Ce n'était pas chez lui un trait nouveau. Même dans ses jours de misère, à Paris ou au Bronx, il était incapable de conserver ce qu'il gagnait. Même la plus petite monnaie dans sa poche pouvait disparaître [...] dans le cours d'une brève promenade dans la rue. Dans sa situation du moment pourtant, c'était une calamité. [...] Bien entendu, l'argent est au-dessous du mépris d'un révolutionnaire idéaliste - l'or, selon Lénine, devait être utilisé pour construire des urinoirs dans la société socialiste -, mais tant qu'on est sur la route qui y mène, il mérite un peu d'attention[48]. »

L'écrivain américain adressait également aux Trotsky et au style de leur vie, un reproche, sans doute infiniment plus grave à ses yeux, en écrivant les lignes suivantes, une condamnation probablement sans appel :

« L'absence de confort et de beauté dans la maison de Trotsky, l'absence même de toute tentative de cultiver l'art de vivre sous un aspect perceptible, me paraît tristement regrettable. Un homme et une femme doivent être esthétiquement morts pour vivre dans cette caserne nue que quelques dollars seulement auraient pu transformer en une maison charmante. [...] Le jardin qui entoure la villa est abandonné aux mauvaises herbes. [...] Pour épargner de l'argent, explique Natalia Ivanovna. Par pure indifférence à la beauté, dirais-je. Trotsky parle beaucoup de l'art dans ses livres et revendique un goût cultivé, mais il n'a pas plus d'intérêt pour l'art que pour ce jardin[49]. »

Nous nous contenterons d'opposer à ce jugement très sévère l'explication donnée par Isaac Deutscher :

« L'endroit n'avait rien du confort de la maison bourgeoise américaine ; même dans des circonstances normales, il ne serait pas venu à l'idée de Trotsky et de Natalia de constituer "une résidence charmante" avec des gravures ne coûtant que "quelques dollars", et leurs conditions de vie à Prinkipo ne furent jamais normales. Ils restèrent là, tout le temps, comme dans une salle d'attente sur une jetée, regardant le bateau qui les emmènerait loin de cet endroit. [...] L'effort et l'argent devaient être économisés pour une lutte désespérée dont la maison de Büyük-Ada ne fut que le quartier général temporaire. Son austérité propre et dénudée était en accord avec ce dessein[50]. »

L'humanité, la sensibilité, la trop humaine appréhension devant l'inconnu ne sont pourtant pas étrangères aux grands desseins - et elles transparaissent dans les dernières lignes du Journal consacrées à Prinkipo et écrites le jour du départ :

« Ce matin, la pêche a été médiocre. La saison est terminée, le poisson a gagné les profondeurs. Il reviendra vers la fin août, mais alors Kharalambos pêchera sans moi. En ce moment, il cloue des caisses de livres au rez-de-chaussée, sans être entièrement convaincu de leur utilité. Par la fenêtre ouverte, on peut voir le petit vapeur qui amène les fonctionnaires d'Istanbul à leurs résidences d'été. Les rayonnages vides bâillent dans la bibliothèque. Ce n'est que dans le coin en haut, au-dessus de l'arche de la fenêtre, que l'ancienne vie continue normalement : les hirondelles y ont construit leur nid et, juste au-dessus des "livres bleus" britanniques, a éclos une couvée qui ne s'intéresse pas du tout aux visas français.

« Pour le meilleur ou pour le pire prend fin le chapitre "Prinkipo"[51]. »

L'Histoire devait montrer que c'était pour le pire.

XXXVIII. Amis et camarades, anciens et nouveaux[modifier le wikicode]

Apprenant son expulsion d'U.R.S.S., Trotsky avait immédiatement revendiqué l'autorisation, pour N.I. Sermouks et I.M. Poznansky, à l'époque déportés, de l'accompagner dans son exil.[52] Après quelques tergiversations, les responsables du G.P.U. qui l'escortaient lui avaient finalement laissé entendre que cette autorisation leur serait accordée[53]. On comprend mieux la vivacité de sa protestation, lors de son entrée en Turquie, sans eux et sans avoir reçu de leurs nouvelles. A Constantinople, il renouvelle ses protestations, et on lui fait les mêmes promesses auxquel1es il ne croit plus.

Il n'entendra plus jamais parler de l'un ni de l'autre. Nous ignorons encore dans quelles conditions est mort, en prison ou en camp, N.L Sermouks, qui n'est plus mentionné dans la correspondance des années trente. Quant à I.M. Poznansky. après avoir été l'un des organisateurs de la grève de la faim des détenus bolcheviks-léninistes de Vorkouta en 1936-1937, il a été l'un des premiers fusillés, en avril 1938, près de ce camp[54].

Trotsky doit donc se tourner désormais vers ses amis et camarades de l'étranger, anciens et nouveaux. Russes ou occidentaux, pour une aide qui lui est tout à fait indispensable dans les conditions où Natalia, Ljova, et lui se trouvent placés après leur expulsion.

* * *

Sur ce plan-là, il faut enregistrer d'emblée un coup dur, qui fut sans doute un coup de tête. E.B. Solntsev, l'un des jeunes gens les plus doués et les plus prometteurs parmi tous les jeunes talents de l'opposition de gauche, exilé en Al1emagne, Autriche, puis aux Etats-Unis où il travaillait à l'Amtorg - société commerciale soviétique -, avait fait au cours des années précédentes un travail considérable en direction des partis communistes, à commencer par le parti allemand et en finissant par le parti américain. Son action publique, les portes qu'il s'était ouvertes dans la presse[55] faisaient que sa personnalité et son rôle étaient connus des dirigeants soviétiques. On s'explique mal qu'il ait, dans ces conditions, et sans tenir compte des objurgations préventives de Trotsky, dont il fut coupé au moment décisif, décidé d'obtempérer à l'ordre de rappel en U.R.S.S., dont il ne pouvait douter qu'il signifiait pour lui beaucoup plus que la déportation, la prison rigoureuse et plusieurs années d'isolateur. Peu enclin aux lamentations, Trotsky revient, à plusieurs reprises, sur cet incompréhensible coup de tête qui le prive de la possibilité de poursuivre en exil le travail préparatoire de son jeune camarade.

Quand les exilés arrivent à Prinkipo, le gros des oppositionnels qui ont, au cours des semaines et des mois précédents, sillonné l'Europe et organisé les premiers cadres d'une opposition internationale, ont été rappelés et, comme Solntsev, sont revenus en UR,S.S. Quelques-uns restent cependant à l'extérieur, sans doute parce qu'ils n'ont pas été encore repérés ou pour des raisons particulières. La délégation commerciale de Londres, par exemple, abrite plusieurs partisans de Trotsky, dont l'un, qui signe Tenzov, - son nom réel nous est inconnu - demeurera jusqu'en 1932 un correspondant très utile ; un autre est le fils du vieux-bolchevik Tsiouroupa[56]. A Paris, un fonctionnaire de la délégation commerciale, du nom de Kharine, est membre de l'Opposition de gauche et, en quelque sorte, son représentant officiel à l'étranger. C'est « le camarade Joseph» avec lequel Trotsky est en contact dès son arrivée en Turquie[57], A Berlin, il y a plusieurs sympathisants à la délégation commerciale où Pierre Navaville se souvient d'avoir rencontré notamment Bessonov, mais il y a surtout Nina Vorovskaia, militante des Jeunesses et de l'opposition russe, fille du vieux-bolchevik V.V. Vorovsky, assassiné par les blancs à Lausanne, amie de L. Sedov, qui a été autorisée à venir y soigner sa tuberculose.

Sur ce plan-là, les contacts seront très brefs. Dès le mois d'août, Kharine capitule, et Nina est rappelée en U,R,S.S. après une dangereuse opération: elle mourra après une lente agonie[58]. Il est probable qu'il reste à l'étranger des militants, dans les délégations commerciales ou les services diplomatiques, qui sympathisent avec l'opposition. Mais ils ne peuvent plus servir de point d'appui.

* * *

C'est tout naturellement que Trotsky se tourne d'abord vers ses vieux amis personnels de l'avant-guerre, Ils sont peu nombreux, mais fidèles, Il y a les Rosmer à Paris, Raissa Adler à Vienne, Anna Konstantinovna Kliatchko et sa famille de Vienne et de Paris, les Pfemfert à Berlin,

Anna Konstantinovna est sans doute l'une des plus proches, sentimentalement, des Trotsky. Elle est aussi la moins impliquée dans l'activité politique, C'est pour la rencontrer chez son frère, le docteur Salomon Lvoff[Note du Trad 2] , à La Varenne-Saint-Hilaire, que Natalia laisse Trotsky pendant quelques jours en 1933. D'elle ils attendent la chaleur et l'amitié, le réconfort de la confiance et l'ambiance familiale et ils trouveront en elle un appui moral réel.

Il en va autrement avec le couple Rosmer. Ils vivent aux Lilas, dans la banlieue parisienne. L'expulsion de Trotsky de France, en 1916, les a séparés. Mais Rosmer est venu en 1920 en U.R.S.S., a été membre de l'exécutif et du petit bureau de l'I.C. Il a voyagé avec Trotsky dans le train et l'a retrouvé ensuite à l'occasion de réunions de l'exécutif ou d'autres congrès mondiaux. L'exclusion de Rosmer du P.C., en 1924, les a de nouveau séparés pour des années. Trotsky a dû publiquement désavouer Rosmer quand, avec Monatte, il a fondé la revue « syndicaliste communiste » La Révolution prolétarienne. Rosmer ne lui en a pas tenu rigueur. Dès qu'il le pourra, il ira à Prinkipo discuter avec Trotsky de la situation dans l'Internationale et ses sections, des perspectives d'organisation de l'opposition. De santé fragile, contraint à de fréquentes périodes de repos, c'est par ailleurs un militant d'une rigueur et d'une stature morales qui inspirent à tous le respect. Sa compagne, Marguerite Thévenet, son inséparable « moitié », est une femme active, capable de tout organiser à partir de rien : « les Rosmer », c'est un militant à deux têtes, dont Trotsky veut faire son homme de confiance à la tête de l'opposition de gauche internationale[59]. Venus pour la première fois à Prinkipo en mai 1930, les Rosmer reviendront.

Nous ignorons quand et comment a commencé l'amitié avec un autre couple, germano-russe celui-là, celui des Pfemfert. Elle est incontestablement ancienne - l'avant-guerre - et solide. Elle a résisté notamment à la rupture avec l'Internationale communiste de Lénine et Trotsky des « gauchistes » du K.A.P.D., dont Franz Pfemfert, écrivain expressionniste, directeur de Die Aktion, était l'une des figures de proue. Ce dernier va prendre le risque de se brouiller avec ses propres amis politiques pour publier dans sa revue les textes de l'exilé dont, par-dessus le marché, Aleksandra Ramm, d'origine russe, devient la traductrice attitrée en langue allemande. Peu de correspondances sont aussi denses que les leurs, fourmillant d'informations, de suggestions, de questions en provenance de la maison Pfemfert à Berlin, et ce lien-là ne s'affaiblira, au moins matériellement, que dans la tourmente qui va chasser les uns et les autres d'un pays à l'autre, ne les réunissant au Mexique que dans la mort.

En dehors d'Anna Konstantinovna, il y a une autre amie à Vienne, Raïssa Epstein, l'épouse du psychanalyste Alfred Adler, l'une des proches amies du couple dans leur séjour viennois d'avant-guerre. Enthousiaste de la révolution russe, elle a rejoint le Parti communiste autrichien, dont elle va d'ailleurs être exclue en 1929. Elle aussi traduit des documents en provenance de Turquie, renseigne, informe, recrute pour Trotsky de jeunes collaborateurs.

Car ces hommes et ces femmes, amis au sens le plus précis du terme, personnellement dévoués à Trotsky et Natalia, sont aussi des camarades, au sens le plus large du mot, et vont forcément être les intermédiaires entre les exilés et de jeunes camarades, nouveaux, plus jeunes, plus mobiles, plus entreprenants qui vont d'ailleurs très rapidement prendre leur place.

Parmi ces hommes nouveaux, plus d'un rejoint les Trotsky à Prinkipo, pour les aider ou pour discuter avec « le Vieux ».

* * *

Le tout premier militant étranger à rejoindre volontairement L.D. en exil pour se mettre à son service, fut sans doute le jeune Tchèque Wolfgang V. Salus, qui fut ainsi à l'origine d'une chaîne de dévouements à partir de Prague et du pays sudète. Fils d'un médecin qui était aussi l'un des plus grands poètes du pays. Hugo Salus, le jeune Wolfgang, d'abord élève d'une école militaire - Trotsky le baptisa « Krieger » (le guerrier) - avait rompu très jeune avec sa famille. Il avait quatorze ans quand il rejoignit en 1924 les Jeunesses communistes et dix-huit quand il fut délégué à Moscou à une conférence internationale d'organisation des Jeunesses communistes.

C'est, semble-t-il, à cette occasion qu'il eut son premier contact avec l'Opposition de gauche russe et rencontra Trotsky pour la première fois - nous ne possédons toutefois aucun élément certain là-dessus. Il se trouvait à Vienne au moment de l'expulsion d'U.R.S.S. de Trotsky et fut vraisemblablement informé des détails de la situation par Raïssa Adler. Il décida alors de partir se mettre à la disposition des exilés. Seul le fait que les deux hommes se seraient antérieurement rencontrés expliquerait que le jeune Tchèque ait été accueilli sans problème et sans lettre d'introduction.

Son voyage et son séjour amorçaient d'ailleurs un courant qui dirigea vers la Turquie de jeunes militants communistes. Salus était encore là à l'été lorsque trois de ses camarades, le métallo Ferdinand Jerabek, l'ouvrier du livre Frantisek Kohout et le jeune intellectuel Jiri Kopp vinrent à leur tour rendre visite à l'exilé auprès de qui le dernier nommé demeura un peu plus longtemps, collaborant, lui aussi, au travail de secrétariat[60].

En mai 1930 arriva à Prinkipo, avec la recommandation chaleureuse de Raïssa Adler, qui le tenait pour un ami, un homme jeune qui avait le mérite de pouvoir servir comme secrétaire en russe et en allemand. Jakob Frank, Juif lituanien, avait travaillé à Vienne jusqu'en 1927 à la délégation commerciale soviétique et était personnellement très lié avec les deux jeunes oppositionnels. N.I. Oufimtsev et Aleksandra Simachko, déportés depuis. Il était membre du P.C. autrichien, mais ne semble pas y avoir eu une activité véritable. Il allait demeurer six mois à Prinkipo, avant de retourner ... au stalinisme.

C'est à peu près au même moment que vint celui qui fut, en ce début des années trente, le principal collaborateur et homme de confiance de Trotsky en Turquie, le Tchécoslovaque Jan Frankel. Né en 1906, il appartenait à une famille juive d'Autriche, peu fortunée mais distinguée, puisque son grand-père avait été grand rabbin de Vienne. Il était particulièrement doué pour les langues. Tuberculeux dans sa prime adolescence, il avait séjourné en 1923 au sanatorium italien de Merano et, avec son jeune camarade Jiri Kopp, qui était asthmatique, avait été gagné au communisme par un militant brûlant de passion révolutionnaire et de fièvre, le fondateur du P.C. slovaque Hynek Lenorovic, très gravement atteint de tuberculose ; tous trois avaient assidûment fréquenté Franz Kafka dans de longues soirées de veille[61].

Venu à Paris pour représenter l'opposition tchécoslovaque en avril 1930, il en était reparti, à la fin des débats, directement pour Prinkipo, avec la recommandation et sans doute à l'instigation de Marguerite Rosmer, qui avait compris combien il pouvait être utile au travail. Devenu un élément essentiel de l'organisation internationale de l'Opposition aux côtés de Trotsky, Jan Frankel devait demeurer à ce poste jusqu'au début de janvier 1933, et, bien plus tard, y revenir pour servir Trotsky comme secrétaire, en Norvège d'abord, au Mexique ensuite.

Marguerite avait également envoyé à Trotsky, pour peu de temps chaque fois, des militants français pour son secrétariat et sa garde. Le premier fut Lucien Marzet, secrétaire du syndicat des chapeliers exclu de la C.G.T.U. ; c'était un communiste d'opposition, syndicaliste proche de Monatte et Rosmer, membre du noyau de La Révolution prolétarienne. Resté à Prinkipo de mars à octobre 1929, il y fut remplacé par un autre militant qui resta, lui jusqu'en décembre, le correcteur d'imprimerie Robert Ranc. Tous deux allaient d'ailleurs, dès leur retour, s'éloigner du communisme pour rejoindre de nouveau le syndicalisme révolutionnaire, choisir Monatte contre Rosmer. C'est au même courant qu'appartient Louis Bercher, médecin sur un bateau des messageries maritimes, un pionnier du P.C. en Algérie, qui signe J. Péra dans la R.P. et fait plusieurs visites à l'exilé. Entre-temps, Trotsky a rencontré à Prinkipo d'autres militants venus de France s'entretenir avec lui et l'aider.

Le premier, le 12 mars 1929, fut l'avocat Maurice Paz, leader de l'opposition de 1923 dans le P.C.F. et animateur depuis deux ans du périodique Contre le Courant qui avait, pendant presque deux ans, servi de boîte à lettres à l'opposition russe. Le séjour de Paz ne dura que quatre jours, et les relations se détériorèrent entre les deux hommes. Trotsky voyait en Paz ce qu'il appelait un le « philistin », pour qui la politique passait après sa clientèle d'avocat et qui se refusait à l'unification nécessaire avec 1es autres groupes oppositionnels pour demeurer le petit chef de son petit groupe.

Tout de suite après Paz, arrivent à Stamboul quatre militants nettement plus jeunes, les deux frères Raymond et Henri Molinier, la femme de Raymond, Jeanne Martin des Pallières, et un militant d'origine russe, David Barozine ; connu sous le pseudonyme de Pierre Gourget, voyageant avec le passeport d'un camarade.

Raymond Molinier entrait ainsi dans la vie de Trotsky à la fin du mois de mars 1929 : avec lui apparaît l'un des personnages de premier plan du troisième exil. Exclu pour trois ans du P.C.F. en 1924, oppositionnel depuis 1926, il avait été condmné pour banqueroute en 1927. Il avait fait le voyage à ses frais et de sa propre initiative, malgré les réserves de Marguerite Rosmer. Il venait mettre au service de Trotsky ses talents d'organisateur et d'homme d'affaires. Il n'est pas douteux que Trotsky fut très vite séduit par ce jeune militant - vingt-cinq ans à l'époque - dont il allait écrire à Paz qu'il était « l'un des hommes les plus serviables, pratiques et énergiques qu'on puisse imaginer[62] ».

Sans connaître un mot de turc, Molinier lui avait déniché la villa d'Izzet Pacha, débattu avec le propriétaire la question du loyer, organisé l'emménagement, préparé des plans pour financer, de Paris, la présence à Prinkipo de plusieurs collaborateurs, décidé de laisser temporairement sa femme pour servir de secrétaire française et aider Natalia aux travaux ménagers. Après le retour de Molinier à Paris, en mai 1929, Trotsky allait, selon Van, dire de lui qu'il était « la préfiguration du révolutionnaire communiste futur[63] ». Il estimait aussi énormément son frère aîné, Henri, un ingénieur expert dans les questions financières.

Quelques mois après, en août, abordèrent à Prinkipo un groupe de trois militants français, de la même génération, mais personnellement fort différents, Pierre Naville et sa compagne Denise, et Gérard Rosenthal. Naville et Rosenthal étaient de jeunes et brillants intellectuels appartenant à des milieux de bourgeoisie aisée, dont le rôle n'avait pas été négligeable dans le mouvement surréaliste. Ils étaient venus au P.C. déjà d'esprit oppositionnel. En visite en U.R.S.S. au moment du dixième anniversaire de la révolution d'Octobre, ils avaient rencontré les principaux dirigeants de l'opposition de gauche russe à la veille de leur exil et notamment Trotsky. Ils avaient assisté à l'enterrement de Joffé. Gérard Rosenthal était avocat et brillant orateur[64].

Trotsky allait très vite se rendre compte qu'il lui serait très difficile de faire travailler ensemble les différents groupes de ses partisans français. La rupture avec Paz consommée, il ne réussit pas vraiment, comme il le souhaitait, à unir autour de Rosmer les autres composantes. L'obstacle - considérable - était la méfiance à l'égard de Raymond Molinier, nourrie par Rosmer et le groupe Naville. A Prinkipo, Ljova et Frankel s'étaient ouvertement rangés du côté de Molinier et s'efforçaient de compromettre Naville aux yeux de Trotsky, en faisant lire à ce dernier les textes de l'époque surréaliste de celui-ci. Pendant les années de Prinkipo, cependant et même après le retrait des Rosmer à la fin de 1930, Raymond et Henri Molinier, Pierre Naville et Gérard Rosenthal restèrent des visiteurs assidus, participant aux tâches comme aux parties de pêche et aux interminables négociations entre fractions. Jeanne, elle, demeurera en gros jusqu'au début de 1931.

Magdeleine Marx, la femme de Paz, journaliste, traductrice et écrivain de talent, avait, la première, pris en main les « affaires » littéraires de Trotsky : cession de droits, contrats, recherche d'éditeurs. La tâche fut assurée ensuite par v1arguerite Rosmer à Paris et, après 1930, par Raymond Molinier.

Le personnel militant fut partiellement renouvelé en 1932 avec l'arrivée et l'installation à Prinkipo de trois nouveaux secrétaires dont deux allaient avoir une durée et un rôle comparables à celui de Jan Frankel.

Le Français Pierre Frank était un ingénieur-chimiste qui s'était très tôt entièrement consacré à la politique dans le sillage de Raymond Molinier. Venu en visiteur, pour se former et s'informer, puisqu'il était membre de la direction française et internationale de l'opposition, il était resté finalement presque une année, parce qu'il était utile à la fois comme secrétaire français et comme garde. Ce petit homme gauche, timide et renfrogné, n'avait pas, aux yeux de Trotsky, les mérites et le prestige de son camarade et chef de file Raymond Molinier. Il allait pourtant jouer un rôle important dans la section française et les luttes qui marquèrent la création de la IV° Internationale.

Otto Schüssler devait, en revanche, aller jusqu'au bout avec Trotsky. Il était âgé de vingt-sept ans à son arrivée. Jusque-là, il travaillait comme emballeur de livres d'art dans une librairie-imprimerie spécialisée de Leipzig. Ancien membre du K.A.P.D. « gauchiste », il était venu à l'opposition de gauche allemande par l'intermédiaire du groupe saxon de l'« unité bolchevique » qui avait quelque temps rassemblé les oppositions à Leipzig. Cet autodidacte, plutôt renfermé, s'était rapidement révélé un secrétaire de grande classe, et Trotsky s'était mis assez vite à lui confier des tâches politiques et rédactionnelles de confiance. Il avait fait la joie de ses hôtes, avec son accent saxon, dans les débuts de son séjour.

Jean van Heijenoort était sans doute la personnalité la plus originale parmi tous ces militants. Ce grand garçon de vingt ans, blond et bâti en athlète, étudiant en mathématiques supérieures au lycée Saint-Louis, avait appris le russe tout seul, parce qu'il pensait que ce serait peut-être utile un jour. Il avait milité à Paris avec les jeunes de l'opposition de gauche. C'était Raymond Molinier qui avait eu l'idée de l'envoyer auprès de Trotsky et lui en avait fait la proposition. Arrivé à la fin d'octobre 1932, presque aussitôt consacré comme un traducteur du russe en français dont on ne vérifiait pas le travail, il devint très rapidement non seulement un collaborateur politique de confiance, mais un homme irremplaçable sur tous les plans et dans tous les domaines, l'égal de Frankel : il allait le rester sept ans au cours desquels il passa le plus clair de son temps auprès de Trotsky.

Deux nouveaux secrétaires arrivent en 1933. Sara Jacobs, dite Sara Weber, fille d'émigrés, née en Pologne, venue aux Etats-Unis à vingt ans, militait dans l'opposition américaine et parlait couramment le russe : elle proposa ses services en 1933 et fut agréée. Elle était employée au pair, ce qui permettait de se passer de M.I. Pevzner qu'il fallait rémunérer normalement. Elle ne travailla que quelques semaines à Prinkipo d'où elle repartit avec les Trotsky peu après son arrivée, mais ce séjour fut le point de départ d'une longue cohabitation presque familiale.

Rudolf Klement vint également à Prinkipo au mois de mai 1933, envoyé par Lev Sedov, sur proposition du responsable hambourgeois Georg Jungclas. Cet étudiant en philosophie, qui parlait et écrivait déjà cinq langues, s'était mis au russe pour servir à Trotsky de traducteur en allemand. Ce grand garçon frêle, effacé, timide, homosexuel selon certains, se révéla très vite un traducteur efficace des écrits essentiels de Trotsky en cette période de création et repartit en juillet 1933 avec le gros de la troupe.

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L'ami des États-Unis en 1917. Ludwig Lore, ne joua pas pour Trotsky le même rôle qu'un Rosmer, un Pfemfert, une Raïssa Adler : C'est, pour une raison circonstancielle. E.B. Solntsev l'avait contacté en 1928 et avait pu, grâce à lui exprimer l'opinion de l'opposition dans le New Yorker Volkszeitung, qu'il dirigeait. Il avait collaboré avec Solntsev et Eastman pour la publication aux Etats-Unis en anglais de la Plate-forme de l'opposition russe sous le titre The Real Situation in Russia.

Mais, quand Trotsky s'installe en Turquie et commence à scruter la carte du monde, la situation a changé aux Etats-Unis où le groupe d'oppositionnels de gauche dirigé par J.P. Cannon après le VI° congrès de l'Internationale communiste, se constitue en Communist League of America (C.L.A.). Lore n'en fait pas partie: il a été longtemps adversaire de Cannon au P.C. Du fait qu'il est, lui, désormais lié au groupe de Cannon, Trotsky ne sollicite pas son ami de 1917.

Pourtant, les visiteurs américains ne vont pas manquer à Prinkipo. Le premier, en mars 1930, est Max Shachtman. Cet homme jeune - il a alors vingt-sept ans -, né à Varsovie et venu aux Etats-Unis avant son premier anniversaire, s'est engagé à dix-sept ans dans les rangs communistes, a été l'un des dirigeants, puis, à vingt ans, le secrétaire national des Jeunesses communistes, responsable du travail antimilitariste du parti. Passé au parti en 1927, affecté à l'International, Labor Defence, il s'y est lié à Cannon et l'a donc suivi à la fin de 1928 dans l'Opposition, puis en 1929 dans la Communist League of America. Journaliste de très grand talent, actif, plein d'anecdotes et d'idées, conteur éblouissant, amateur de calembours, il irrite un peu Trotsky qui a cependant pour lui une grande estime. Lui aussi visitera Prinkipo une seconde fois, en 1933.

Le second visiteur américain important est un des dirigeants des Jeunesses communistes de Chicago rallié, lui aussi, à l'opposition de gauche en 1928, Albert Glotzer. Il passe cinq semaines à Kadiköy à la fin de 1931 et inaugure ainsi des relations qui se poursuivront! jusqu'au séjour mexicain.

En 1932, arrivent des Etats-Unis deux jeunes visiteurs l'économiste Max Gould - trente-deux ans -, dit B.J. Field, et sa femme Esther. Trotsky est passionné par l'information et la compétence de B.J., l'associe à ses travaux, projette un travail en commun, lui demande des articles pour la presse des sections de l'Opposition. Il y aura pourtant des difficultés, car B.J. Field a été exclu de la C.L.A, dont les dirigeants n'apprécient guère la protection et la caution que Trotsky semble ainsi lui donner.

C'est le 22 février 1933, au lendemain de la victoire de Hitler en Allemagne qu'arrive le dernier visiteur américain, inconnu jusque-là, Arne Swabeck. Ce peintre en bâtiment de quarante-trois ans, qui a travaillé et milité au Danemark, en Allemagne et en Roumanie avant d'émigrer, s'est installé aux Etats-Unis en 1916, a milité dans les rangs de l'organisation syndicaliste L.W.W. (Industrial Workers of the World) et du Parti socialiste, a dirigé le journal de la Fédération social-démocrate scandinave avant de devenir communiste en 1920. Il a été non seulement un dirigeant du P.C. mais de l'A.F.L. à Chicago dans les années vingt, et du Labor Party d'Illinois. Il dirige la section américaine, la C.L.A, pendant une période d'éclipse volontaire de Cannon. Il a tenté de faire entrer légalement en Turquie un poste récepteur de radio qui aurait aidé les exilés à briser leur isolement, mais la police locale des frontières n'a rien voulu savoir !

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Le compte des visiteurs de Prinkipo n'est pas facile à établir. Pour nombre d'entre eux, toutes les précautions ont été prises pour effacer les traces d'un contact, et elles ont été efficaces.

Trotsky a reconnu publiquement, à la fin de 1929, avoir reçu la visite de Ia.G. Blumkine, toujours agent des services de renseignements de l'Armée rouge. Selon lui, Sedov l'aurait rencontré dans la rue à Istanbul, venant d'Extrême-Orient et rentrant en Union soviétique. Il l'aurait alors convaincu de venir avec lui, «à la maison» pour rencontrer "le Vieux". En réalité, un document rédigé par Blumkine, authentifié par Lev Sedov, daté du 3 avril 1929, et découvert par nous à Stanford dans les papiers Lev Sedov, fait apparaître que les contacts de Trotsky avec Blumkine n'ont pas relevé d'une rencontre forfuite mais d'une liaison organisée avec l'U.R.S.S., dans laquelle l'agent secret était évidemment une pièce maîtresse. C'est ce lien qui devait décider Staline à faire fusiller Blumkine - une affaire que nous traiterons dans un chapitre prochain.

Le second visiteur soviétique connu est un Ukrainien dont Isaac Deutscher, de façon pour le moins surprenante, a fait un « Américain[65] » ! Il s'agit de Pavel Okun, dit Mill ou encore Jack Obin : l'homme, venu d'Ukraine en Palestine, y a milité quelque temps, avant de revenir en Europe, Belgique, puis France, où il a été à Paris l'un des animateurs du « groupe juif ». Allié de Raymond Molinier, il a été appelé au secrétariat administratif de l'opposition de gauche internationale, parce qu'il sait le russe et peut donc être l'intermédiaire avec Trotsky, indépendamment de la situation de ce dernier et de son secrétariat. C'est un homme plutôt inconsistant, qui semble se perdre parfois dans ses propres intrigues et que Trotsky n'a jamais estimé.

Un autre citoyen soviétique au moins, venant, lui d'Union soviétique, est venu à Prinkipo rencontrer Trotsky en grand secret : un homme que Raymond Molinier a convoyé et dont il se souvenait en 1985 qu'il répondait au pseudonyme de Vetter et parlait parfaitement le français. Des recoupements avec les documents du Hoover Institute, où figure un dossier à ce nom, et avec la correspondance de Victor Serge, suggèrent qu'il s'agissait de Jakov Kotcherets, dit Vetter ou « le Français », correspondant clandestin principal de Sedov, qui, selon Serge, aurait traduit en russe Louis Aragon sous le pseudonyme de Jean Renaud.

Nous ajouterons à ces visites de militants celle d'un homme qui fut aussi pendant quelques mois en correspondance suivie avec Trotsky, un ancien militant du parti bolchevique exclu du temps de Lénine lequel lui adressa à cette occasion une lettre personnelle - pour avoir revendiqué en U.R.S.S. la liberté de tous les partis. G.I. Miasnikov, évadé d'U.R.S.S. vers la Perse, passé en Turquie, avait appelé Trotsky au secours et bien fait. Gérard Rosenthal se souvient de lui avoir ouvert la porte - le 13 juin 1929 - et de s'être trouvé en face d'« un homme maigre, au visage charbonneux, vêtu de hardes et dans un état misérable[66] ». Trotsky aida matériellement Miasnikov à sortir de Turquie pour gagner l'Europe occidentale et fit de son mieux pour l'empêcher, mais en vain, de se laisser guider en politique seulement par des sentiments et ressentiments.

Nous n'avons dans les archives aucune indication sur la visite à Prinkipo du Chinois Liu Renjing dont l'arrivée est seulement annoncée dans la correspondance sous son pseudonyme de « Charles ». Liu Renjing avait été l'un des huit délégués du congrès de fondation du P.C. chinois dont il avait été le représentant aux III° et IV° congrès de l'Internationale communiste. Il avait résidé plusieurs années à Moscou et y avait adhéré à l'opposition de gauche - sous le nom de « Lensky » -, de même que plusieurs dizaines d'étudiants chinois en stage ou en cours d'études à Moscou à cette époque. Reparti via Paris en 1929, il avait eu un bref contact avec Rosmer et ses amis et avait pris la direction de Prinkipo avant de regagner son pays où il allait jouer un rôle essentiel dans le développement de la crise de l'opposition de gauche sous le pseudonyme que lui avait attribué Trotsky de Nel Sih[67].

L'examen de la liste des visiteurs fait apparaître un faible nombre d'Allemands, compte tenu notamment du nombre élevé de correspondants de ce pays, La première raison en est que, dans les premiers mois de son séjour en Turquie, Trotsky entretenait une relation privilégiée avec ce qu'il considérait pratiquement comme l'unique force oppositionnelle organisée hors d'Union soviétique, le Leninbund de Hugo Urbahns. Mais c'est en vain, non sans amertume, au contraire avec une certaine rancœur, qu'il attendit d'Allemagne visiteurs, informateurs, et collaborateurs. Dans les derniers mois de son séjour, c'est lui qui insista pour que des militants allemands renoncent à faire le voyage pour le rencontrer. Il insista particulièrement auprès de Lev Sedov pour que l'ancien dirigeant du P.C. et de la gauche allemande, Werner Scholem, ne courre pas le risque politique de se trouver en Turquie au moment où pourrait se jouer dans la rue le sort du prolétariat et du communisme en Allemagne. Pour des raisons apparemment semblables, ni Boris Goldenberg ni Fritz Sternberg, deux dirigeants du S.A.P. liés à Lev Sedov, ne donnèrent suite avant 1933 à leur projet de rencontre avec l'illustre exilé.

Trotsky reçut, en revanche, pendant quelques jours, en avril 1931, un jeune étudiant en histoire qui préparait une thèse sur la révolution de 1923 en Allemagne, Heinz Schürer. Trotsky l'estima intellectuellement intéressant et pensa que son travail pouvait être utile. Il le défendit donc quand l'exclusion de ce voyageur, accusé d'individualisme, fut à l'ordre du jour de la section allemande, en assurant que les dirigeants se devaient de veiller à ce que les militants fassent ce qui les intéressait.

Une autre visite de militants liés à la section allemande, bien plus importante que celle de Schürer, eut lieu à l'été 1931 : il s'agit de celle des frères Sobolevicius, deux Lituaniens domiciliés l'un en Allemagne et l'autre en France.

Ruvin Sobolevicius, le plus âgé des deux, qui avait alors trente-deux ans, avait quitté Kovno où leur père était industriel en cuirs et peaux, pour se fixer à Leipzig où ce dernier possédait une usine que dirigeait son fils aîné, Beras. Il y avait fait des études d'agronomie, était parti faire un séjour prolongé en U.R.S.S. A son retour, il avait adhéré en même temps au K.P.D. et au groupe l'« Unité bolchevique » dont il était rapidement devenu le dirigeant. Depuis, sous les noms de Schmidt, de Sobolev et finalement de Roman Weil, il était devenu le principal dirigeant de l'Opposition d'abord en Saxe, puis, en 1931, en Allemagne: il s'était alors établi à Berlin où il avait commencé des études de médecine. Il avait longuement et fréquemment correspondu avec Trotsky avant cette visite.

Son frère plus jeune, Abraham Sobolevicius, étudiant en Allemagne, avait séjourné en même temps que lui en U.R.S.S. puis, à la suite, disait-il, d'une brouille avec lui, était allé habiter Paris où il militait au « groupe juif » du Parti communiste, lequel devait en majorité se rallier à l'Opposition de gauche peu après la naissance de La Vérité.

Les deux hommes étaient à cette époque au centre de difficultés renouvelées sous les pas de l'Opposition allemande et internationale. Malgré une correspondance suivie, un échange à leur sujet avec L. Sedov et d'autres camarades allemands, Trotsky souhaitait vivement connaître personnellement les deux hommes. Le résultat important de ce séjour fut de familiariser Trotsky avec la situation allemande, caractérisée par la montée du nazisme et la politique de division du mouvement ouvrier du K.P.D. face à ce danger mortel.

Un autre séjour mérite d'être signalé pour son intérêt particulier, celui de l'ancien dirigeant du Parti communiste français Albert Treint. « Le capitaine », comme on disait à l'époque, avait été l'un des animateurs de la gauche socialiste du comité de la III° Internationale, puis l'homme fort de la tendance de l'Internationale dans le P.C. Homme de Zinoviev, il avait appliqué dans le Parti communiste la prétendue « bolchevisation » avec une extrême brutalité, excluant par fournées entières les militants proches de Rosmer, de Monatte ou de Souvarine, voire ceux qui, simplement, doutaient.

En septembre 1931, Treint vient à Prinkipo et Trotsky organise avec lui méthodiquement la discussion, sur le passé, le contentieux, la situation présente, les perspectives, faisant alterner les discussions orales et l'échange de textes écrits sur lesquels la discussion se poursuit. Les choses ne vont pas vite, mais finalement, Treint se rend et décide, avec son petit groupe, de rejoindre en France les rangs des amis de Trotsky, pour peu de temps, il est vrai.

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Au terme de cette rapide revue, une question se pose : tous les hommes que nous venons de voir avaient-ils fait le voyage de Turquie sans arrière-pensée et seulement pour aider l'exilé et contribuer à son combat politique ? N'était-il pas tentant pour Staline d'utiliser ces allées et venues pour introduire dans l'entourage de Trostky comme espion et éventuellement tueur ou complice de tueur, l'un de ses agents ? Ses amis avaient une conscience aiguë de ce danger et de leur propre responsabilité dans le choix de ses collaborateurs. C'est ainsi qu'en 1930 Franz Pfemfert insista pour faire écarter la candidature à Prinkipo, comme secrétaire, du fils d'un émigré russe, Valentin Pavlovitch Olberg, qu'il jugeait médiocre, dont il n'appréciait pas l'insistance et, pour tout dire, considérait comme tout à fait capable d'être un agent stalinien.

La question mérite d'être examinée avec attention. Cinq des hommes que nous avons mentionnés ci-dessus, à savoir Kharine, Jakob Frank, P. Okun, les frères Sobolevicius, ont en effet été expressément soupçonnés, voire accusés d'avoir appartenu aux services secrets soviétiques et d'avoir été infiltrés au sein de l'opposition pour y accomplir un travail de désorganisation et de destruction.

S'il fallait admettre que tous avaient été introduits en tant qu'agents déjà formés, il faudrait en conclure que, comme se complaisait à le dire Victor Serge, Trotsky avait tenté de construire l'opposition de gauche en prenant appui sur les agents spéciaux du G.P.U. chargés de sa destruction.

Une réponse ferme n'est possible que dans un petit nombre de cas. Les frères Sobolevicius, dits Roman Well et Adolf Sénine, étaient bien des agents de Staline. Déjà, en 1936, sur la base des éléments accumulés contre eux depuis 1929, Trotsky était arrivé sur ce point à une sorte de certitude morale concernant leur appartenance aux services et le rôle provocateur qu'ils avaient délibérément joué. Au lendemain de la guerre, le démantèlement aux Etats-Unis des réseaux d'espionnage au service de l'Union soviétique devait faire apparaître au grand jour, sous les projecteurs de l'actualité, les deux hommes devenus respectivement, Roman Weil le docteur Robert Soblen, un psychiatre distingué, et Sénine, Jack Soble.

Comme les loups ne se mangent pas entre eux, et que les « agents » sont discrets sur les « agents » il est particulièrement difficile à l'historien d'obtenir des documents établissant l'ancienneté de l'activité de ces hommes en tant qu'agents et la justice américaine ne semble par avoir manifesté un intérêt particulier pour connaître la vérité sur leur activité au service de Staline dans l'entourage de Trotsky. Il paraît cependant vraisemblable que c'est en Union soviétique que les deux frères avaient été recrutés et formés, avant 1927. L'histoire de leur brouille fraternelle, à leur retour, avait seulement servi à expliquer leur séparation, rendue nécessaire par leur intervention dans deux pays différents. Attentifs à aggraver les conflits, à envenimer les relations personnelles, poussant à la scission, calomniant volontiers leurs adversaires du moment, les deux hommes ont fini en 1933 par tenter d'imposer une auto-dissolution de l'opposition allemande et sa capitulation devant le K.P.D, au moment même où ce dernier s'inclinait sans combat devant la victoire des nazis.

D'autres éléments venaient s'ajouter à un dossier déjà lourd, après 1936: les propositions faites pour entraîner en Espagne le docteur Ackerknecht, ami de Sedov, la participation de Roman Weil en 1937 à la surveillance de Sedov, la tentative de Sénine de prendre contact avec Jan Frankel, sur le bateau qui amenait ce dernier au Mexique, les informations ramenées d'Union soviétique par Victor Serge sur les rumeurs circulant parmi les déportés sur le rôle de dénonciateur de Sénine, sont les principaux.

En août 1936, s'attendant à trouver ces hommes sur les bancs des accusés, en « moutons» du G.P.U. lors du premier procès de Moscou, Trotsky évoquait alors «ces éléments qui, à l'étranger, se sont frottés à l'opposition de gauche ou ont essayé de le faire». Il écrit que « ces gens étaient soit déjà alors des agents directs du G.P.U., soit de jeunes arrivistes qui espéraient faire carrière dans l'opposition de gauche et qui ensuite se sont servis de leur trahison envers cette opposition de gauche pour faire carrière[68] ». Les mêmes noms reviennent alors sous sa plume, ceux des frères Well et ceux de Mill et Graf (Frank). En 1929 dans le document confié à Blumkine pour ses amis d'UR.S.S., il qualifiait Kharine d' « agent provocateur[69] ».

On ne s'est guère, depuis, approché de la vérité. J'ai moi-même consacré un article à Salomon Kharine - le « camarade Joseph », de la délégation commerciale à Paris -, sur la base d'une étude attentive des pièces disponibles après l'ouverture des archives de Harvard et conclu qu'en définitive, malgré la vieille méfiance de Boris Souvarine à son égard - « ce bloc enkhariné ne me disait rien qui vaille[70] » -, il ne s'agissait pas d'un agent infiltré dans l'opposition, mais tout simplement d'un militant qui avait choisi de devenir, après Radek, un « capitulard », et que la pression de l'appareil du G.P.U. à Paris transforma en dénonciateur, malgré plusieurs velléités de résistance[71].

Le cas de Mill n'a pas été définitivement éclairé. L'homme avait incontestablement le goût de l'intrigue et les manœuvres un peu désordonnées auxquelles il se livrait entre les différents groupes et fractions, peuvent évidemment suggérer a posteriori l'action d'un provocateur cherchant à semer la confusion et envenimer les conflits. Il est incontestable également qu'à la mi-1932. pratiquement mis à l'écart, il négocia avec l'ambassade soviétique son retour en U.R.S.S. et une sorte d’ « amnistie» pour son passé d'oppositionnel en échange d'un certain nombre d'archives de Trotsky et du secrétariat qui se trouvaient en sa possession.

Mais cela ne fait que prouver qu'au terme de plusieurs années dans le cercle dirigeant de l'opposition de gauche internationale, et de son échec pour y conquérir une place importante, il avait décidé de passer de l'autre côté, et rien ne vient démontrer qu'il était entré dans l'opposition comme agent infiltré. Au terme de ses réflexions sur le cas de Mill, Jean van Heijenoort conclut par une interrogation: « Que fut-il ? Capitulard ou agent[72] ?»

Il reste Jakob Frank, sur lequel Hans Schafranek, auteur d'une thèse récente[73], a fait une superbe mise au point sans parvenir à une conclusion nette. Bien entendu, en faveur de la thèse d’« agent infiltré», il y a ses relations avec Well. les recommandations mutuelles qui avaient pour objectif de les pousser plus avant dans l'organisation et son retour au Parti communiste autrichien en 1931. Hans Schafranek n'apporte finalement pas d'élément nouveau. Même après l'ouverture des archives de Harvard, on ne peut conclure que comme le faisait Jean van Heijenoort en 1978 :

« Fut-il un de ces capitulards qui ne manquaient pas à l'époque ? C'est possible. Du moins c'est ainsi que Trotsky le jugea. Mais il est possible aussi qu'il ait été dès le début un agent formé et manié par le G.P.U.[74]. »

On peut, bien entendu, dramatiser à l'extrême et relever qu'à certaines occasions, réunions fractionnelles ou même sessions de l'organisme international suprême de l'opposition, les agents du G.P.U. et ceux qui allaient à brève échéance s'y rallier, détenaient la majorité. Mais ce serait commettre un véritable anachronisme. Les jeunes gens qui s'engageaient au début des années trente dans le travail militant de l'Opposition appartenaient à l'univers du Parti communiste, où la frontière avec les services était très floue et où, en tout cas, ces derniers n'avaient pas derrière eux le redoutable palmarès de traques et de meurtres qu'ils allaient se constituer pendant les années trente.

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Les voyageurs de Prinkipo étaient à l'image de l'univers communiste dans lequel ils s'inséraient, même exclus, et dans lequel ils entendaient mener le combat pour « redresser » les partis et l'Internationale. Pionniers et jeunes gens. théoriciens ou activistes, ils reflétaient toutes les contradictions de ce combat et de celles qu'avait révélées la lutte pour construire dans les sociétés capitalistes occidentales des partis communistes de masse.

Ils voyaient en Trotsky non seulement le vainqueur d'Octobre, le fondateur de l'Armée rouge et de l'Internationale d'hier, mais le chef révolutionnaire mondial de demain, celui qui dirigerait l'Internationale régénérée dans la dernière bataille pour le sort de l'humanité. Lui, voyait en eux les premiers soldats de sa future grande armée et l'embryon de son état-major. Il allait s'efforcer de leur passer le flambeau, c'est-à-dire de leur communiquer son expérience, celle de l'opposition russe dont il se sentait le porte-parole : il fallait, comme à Zimmerwald, renouer le fil de la continuité, et c'est à quoi il s'employait.

Avec d'autant plus de passion et d'acharnement qu'au même moment, en Union soviétique, l'Opposition de gauche essuyait des coups terribles.

XXXIX. La crise de l'opposition russe[modifier le wikicode]

L'année 1929 est celle de la grande crise de l'opposition de gauche russe : en fait, un véritable éclatement qui l'a privée en quelques mois d'une partie de ses forces vives, l'écrasante majorité de ses « vieux-bolcheviks » et une bonne partie aussi de la jeune génération.[75]

Il s'agit, bien entendu, en partie d'une conséquence retardée de l'expulsion de Trotsky dont l'autorité immense a été, l'année précédente, le principal facteur du maintien de l'unité au cours du débat des six premiers mois de 1928. Trotsky ne peut plus intervenir directement ni à temps. Malgré les prodiges d'organisation de la fraction clandestine, ses grands textes politiques ne sont que des bouteilles à la mer. Et il apparaît désormais si éloigné...

Personne, en U.R.S.S. même, n'a une autorité comparable à la sienne. Il n'est pas vrai, comme on l'a dit parfois, que Rakovsky ait pu réellement le remplacer. Effectivement accepté comme porte-parole dans les moments où l'opposition est unanime, il n'a de fait aucune délégation d'autorité morale pour les périodes de crise, et on n'hésite pas à le critiquer vivement, comme on ne critique pas Trotsky, de droite comme de gauche. Et puis la répression sélective veille à neutraliser ceux qu'elle considère comme susceptibles de conforter la résistance des irréductibles. Plus d'un, à l'instar d'un Sosnovsky, commence une longue période de vie dans les prisons pour politiques, qu'on appelle les « isolateurs », mais dont les cellules commencent à être surpeuplées.

Il est clair par ailleurs que le sursis dont a bénéficié l'opposition de gauche dans la crise qui l'a secouée à la suite du plénum de juillet 1928 prend fin en 1929 avec l'offensive de Staline contre la « droite » - Boukharine-Rykov-Tomsky dans le parti - et contre les koulaks dans le pays. Tous les désaccords exprimés avant juillet 1928 resurgissent avec plus d'acuité encore que dans le débat de l'année précédente.

Sans doute faut-il ajouter à ces facteurs fondamentaux la durée de la punition, qui paraît excessive à beaucoup de ceux qui la subissent. Ces hommes actifs, réduits à l'impuissance, à une vie précaire, souvent oisive, toujours misérable, coupés de leur activité professionnelle, de leur famille, de leurs projets. se trouvent désormais placés dans des circonstances où ils ont le sentiment qu'une bataille importante se livre en leur absence, et qu'ils sont vraiment rejetés, pour de longues années, d'une Histoire qui, désormais, se déroule sans eux. Dans un tel contexte, profondément convaincus que l'attitude « irréductible » les a condamnés et les condamne en fait à l'impuissance, une importante fraction des déportés se laisse aller à de véritables paniques, soigneusement entretenues par des rumeurs bien calculées, dès que les premières tètes connues de l'opposition entrent dans la voie, non immédiatement de la capitulation, mais de la simple négociation.

* * *

En décembre 1928 encore, Staline pouvait minimiser en public l'activité et l'influence de la droite dans le parti, nier qu'elle existât en tant que fraction et assurer qu'elle exécutait loyalement les décisions du comité central.

La bataille fait rage à partir de février 1929, quand Boukharine s'est opposé à l'expulsion de Trotsky. Le conflit ne sera rendu public qu'en mai. Il y a d'abord la publication en tract, par les bolcheviks-léninistes de Moscou, du procès-verbal de l'entretien entre Boukharine et Kamenev en janvier précédent[76]. Les deux hommes reconnaissent devant la commission de contrôle son authenticité et celle des propos qui leur sont attribués. Mais Boukharine contre-attaque vigoureusement : niant toute activité fractionnelle, il dénonce le viol permanent de la démocratie par la direction du parti, décrit la politique économique récemment adoptée comme « une exploitation militaro-féodale de la paysannerie » et l'impôt sur les koulaks comme un « tribut » prélevé sur la paysannerie. Il tient bon dans la commission ad hoc constituée pour élaborer un bilan de ses « erreurs »[77].

Le 9 février 1929, Boukharine, Rykov et Tomsky présentent au bureau politique un programme de « libéralisation » de la Nep, de réduction du rythme de l'industrialisation et de sauvegarde du marché libre. Ils menacent de démissionner[78]. La Pravda continue de tonner contre une « déviation droitière » toujours anonyme.

En avril, les masques sont jetés. Au comité central, Staline attaque directement Boukharine, l'accuse de faire preuve d'« aveuglement théorique » face au danger koulak, de préconiser une politique « bourgeoise-libérale » de fractionnisme et de saboter la « direction collective[79] ». Quelques jours plus tard, la XVI° conférence du parti révise les objectifs du Plan quinquennal en hausse et accélère très sérieusement le rythme prévu d'industrialisation. Des thèses présentées par Kalinine montrent maintenant une orientation nouvelle vers la collectivisation rurale, avec l'accélération considérable de la création de sovkhozes - fermes d'Etat - et de kolkhozes - coopératives. L'épuration du Parti commence aussitôt à Moscou, et les attaques se multiplient contre les « droitiers[80] ».

Ce n'est finalement que dans la Pravda du 21 août 1929 que Boukharine est publiquement et nommément désigné comme une incarnation et un inspirateur de la « déviation de droite », par la publication de la résolution de l'exécutif de l'Internationale communiste du 3 juillet 1929, le relevant de ses fonctions de président. Après plusieurs mois de pilonnage et de dénonciation par voie de presse sans possibilité de réfuter les accusations, les trois dirigeants de la droite acceptent finalement de faire une autocritique publique et capitulent en rase campagne par une déclaration parue dans la Pravda du 26 novembre.

Dans l'intervalle, depuis le mois d'avril, la politique stalinienne s'est considérablement infléchie, et l'offensive du pouvoir a commencé sur le double terrain de la lutte contre les koulaks et de l'industrialisation à marche forcée dont le célèbre article de Staline, le 27 décembre, dans la Pravda intitulé « Au diable la Nep ! », est, comme on le sait, plus une consécration qu'un signal.

Ce n'est pas dans le monde abstrait des idées générales et des thèses politiques que s'est opéré en U.R.S.S. le tournant, ainsi entamé, que Deutscher a appelé « la troisième révolution » et Stephen Cohen, le biographe de Boukharine, « la révolution par en haut ». Sur ce point, tous les protagonistes de la crise de l'opposition font une analyse identique : l'Union soviétique est au bord de l'éclatement de la guerre civile, la révolution est en danger.

Rakovsky caractérise la situation en 1929 par « l'offensive ouverte menée par une fraction de la bourgeoisie contre le pouvoir prolétarien », « la menace de famine qui pèse sur la classe ouvrière », « la décomposition très avancée de l'appareil de l'Etat, des syndicats et du parti », « le renforcement de l'antisémitisme, de la propagande religieuse et, en général, de l'influence idéologique de la bourgeoisie[81] ». Préobrajensky, pour sa part, compare la situation de l'U.R.S.S. en 1929 à celle que le pays a connue pendant l'hiver 1920-1921, qui a culminé spectaculairement avec la rébellion de Cronstadt. Karl Radek, quant à lui, fait à des camarades de l'opposition un tableau réellement apocalyptique de la situation telle qu'il la voit :

« Le pays traverse un nouveau 1917. [...] Le pain manque à Moscou. Le mécontentement des masses grandit et peut dégénérer en soulèvement contre le pouvoir soviétique. Nous sommes à la veille d'insurrections paysannes[82]. »

Assimilant la révolte paysanne à une « offensive réactionnaire », il compare le Comité central à la Convention à la veille du 9 Thermidor :

« Droitiers et centristes se préparent à s'arrêter les uns les autres, le bloc centre-droite a éclaté et il y a une lutte acharnée contre les droitiers : leurs seize voix peuvent doubler, tripler[83]… »

C'est sur le caractère incontestablement dramatique de la situation de la « dictature du prolétariat » qu'ils décrivent assiégée dans le pays et même le parti, que vont argumenter à l'intérieur de l'Opposition les anciens « conciliateurs » qui déterrent de nouveau la hache de guerre.

Ichtchenko est le premier. Il est depuis longtemps convaincu de la nécessité de capituler et adresse, en avril 1929, à la XVI° conférence du parti une « déclaration des 38 », soumission à un parti « léniniste », déclarant infirmés les pronostics de l'Opposition de gauche[84]. En même temps, il s'efforce d'aggraver les désaccords au sein de celle-ci, qu'il décrit comme dirigée par un groupe d'intransigeants parmi lesquels il cite Netchaiev, Gevorkian, Viaznikovtsev.

Radek, à son tour, entre en lice et, avec lui l'affaire est plus sérieuse. Dans les thèses d'Omsk, qu'il signe avec Smilga et Beleborodov, jusque-là intransigeants, il s'en prend vivement à « la collaboration de Trotsky à la presse bourgeoise ». La gravité de la situation exige, selon lui, le retour au parti de l'Opposition et son soutien aux centristes contre la droite.

L'offensive la plus sérieuse est celle de Préobrajensky. Au mois d'avril, il se décide à envoyer sa lettre-circulaire « à tous les camarades de l'opposition », qui vient unifier les efforts un peu dispersés jusque-là des partisans de la « liquidation » de l'Opposition. Ce texte est d'une importance très grande. Pour la dernière fois sans doute, un vieux-bolchevik, dont l'indépendance de pensée n'a jamais été discutée, s'exprime avec une totale franchise, sans ruses ni détours et, au fond, s'interroge devant tous ses camarades, plume en main, pour déterminer quelle ligne l'Opposition doit adopter à ce moment qu’il estime décisif.

Après avoir rappelé les deux variantes autrefois envisagées pour l'évolution du régime, et qu'en 1927 l'Opposition avait parié sur la pire, il assure, plus catégoriquement encore qu'en 1928, que la direction - qu'il ne qualifie pas de « centriste » - s'est engagée dans une voie politique qu'il faut considérer en gros comme positive. Il en énumère les différents aspects : la direction a, selon lui, réellement engagé contre le koulak une lutte effective. Elle a renforcé le rythme de l'industrialisation, reconnu officiellement l'existence, au sein du Parti bolchevique, d'une véritable « droite » et commencé à la combattre concrètement. Il ajoute même que, dans une certaine mesure - comme le montre, selon lui, le discours de Staline au plénum de novembre 1928 -, elle a, « bien que, sans le dire et de façon cachée », retiré la théorie du socialisme dans un seul pays ...

Préobrajensky ne dissimule pas que la ligne de la direction n'est pas exempte d'erreurs : dans toute cette période, elle s'est obstinément refusée à mobiliser la classe ouvrière en tant que telle et à organiser les paysans pauvres. Elle a également continuellement sous-estimé le danger représenté par la droite et surtout lui a fait des concessions qui rendent plus difficile le combat contre elle.

Dans l'ensemble, bien entendu, il trouve que les aspects positifs l'emportent. La vérité, à ses yeux, c'est que la direction est en train de mettre en pratique la partie économique de la plate-forme de l'Opposition, et ce n'est pas à ses yeux une mince victoire.

Or cette dernière s'est elle-même placée dans une impasse, en niant la réalité du « tournant à gauche », c'est-à-dire la réalisation de la variante positive, et en faisant comme si c'étaient ses propres prophéties concernant l'élargissement de la Nep qui s'étaient trouvées réalisées. Il ne conteste pas que les méthodes de Staline ne sont pas du tout celles qu'a préconisées et que préconise l'Opposition, ni que la transformation par le haut et la coercition bureaucratique sont à l'opposé des légitimes revendications de démocratie prolétarienne : ce n'est pas pour lui une raison suffisante pour ne pas se ranger du bon côté au moment où commence la bataille décisive.

Persuadé que la justesse de la nouvelle politique économique - la politique de l'accumulation socialiste et la lutte contre le capitalisme agraire - prime toutes les autres considérations, il présume en même temps qu'elle ne pourra, à terme, que commander le redressement politique qui s'imposera de lui-même par une sorte de développement naturel.

Tourné vers ses camarades qu'il croit crispés dans leur ressentiment, il les assure que leur lutte passée a été amplement justifiée, mais qu'ils doivent maintenant comprendre que « le devoir actuel de l'Opposition est de se rapprocher du parti, puis d'y rentrer ».

Renvoyant en quelque sorte dos à dos Staline - pour avoir exilé Trotsky avec l'aide de l'ennemi de classe - et Trotsky - pour avoir attaqué Staline dans la presse de l'ennemi de classe -, il conclut, en demi-teinte douce-amère, sur une perspective qui montre à la fois qu'il ne nourrit guère d'illusions et que celles-ci sont pourtant sérieuses :

« Ceux d'entre nous qui ont combattu dans les rangs du parti depuis dix ans, vingt ans ou plus, y reviendront avec des sentiments bien différents de ceux qui étaient les leurs lors de leur première adhésion. Ils y reviendront sans leur enthousiasme d'autrefois, comme des hommes au cœur brisé. Ils n'ont même pas l'assurance que le comité central sera d'accord pour les réintégrer, indépendamment des termes qu'ils vont proposer. [...] Même si nous sommes réintégrés, il nous faudra porter la responsabilité de choses contre lesquelles nous avons mis en garde et nous soumettre à des méthodes que nous ne saurions approuver. [...] Si on nous réintègre, tous autant que nous sommes, il nous faudra recevoir la carte du parti comme on accepte une lourde croix[85]. »

Ce que cherche Préobrajensky, c'est la négociation de conditions dont il rêve sans doute qu'elles pourraient lui permettre de réintégrer le parti, sinon la tête haute, du moins sans un intolérable déshonneur, Il a dû y croire initialement. Autorisé à revenir à Moscou dès la fin d'avril, il entame immédiatement avec Iaroslavsky et Ordjonikidzé des discussions apparemment suivies de près par Staline. Aucun document ne nous permet de les suivre dans le détail ; ainsi que les étapes qui jalonnèrent sans aucun doute les reculs successifs de Préobrajensky. Nous supposons seulement qu'un point important avait été atteint lorsque, au mois de juillet, Karl Radek et Smilga obtinrent, à leur tour, le droit de se rendre à Moscou et d'y prendre part aux discussions.

C'est au cours de ce long voyage, lors de leur arrêt à la gare d'Ichim, que Radek a tenu aux déportés du lieu, venus l'interroger, les propos rapportés plus haut sur la situation dans le pays. Mais l'infléchissement de ses positions par rapport à ses propres thèses du mois de mars, dites d'« Omsk », et aux positions initiales de Préobrajensky, est net. Il correspond sans doute aux exigences de Staline, par exemple quand il répond à ses « camarades » :

« La situation nous oblige à revenir à tout prix dans le parti ! Notre décision découlera d'une appréciation de la situation générale du parti et de la scission de l'Opposition, avec l'objectif d'être réadmis dans le parti[86]. »

Interrogé sur sa position à l'égard de Trotsky, il répond qu'il a rompu toute relation avec lui, le considère comme un « ennemi politique » et assure même - allusion à la publication d'articles de Trotsky dans certains journaux britanniques - qu'il « n'a rien de commun avec le collaborateur de Rothermere ». Il ne demande plus l'abrogation de l'article 58, en vertu duquel il a été déporté, et assure : « Nous nous sommes envoyés nous-mêmes en prison et en exil[87]. » Il attaque violemment l'Opposition, qu'il définit, comme elle s'est proclamée elle-même, « Ligue des bolcheviks-léninistes » et dans laquelle il voit « un second parti - le parti de la contre-révolution » :

« La jeunesse qui a rejoint maintenant l'Opposition n'a rien de commun avec le parti et le bolchevisme. Ce n'est qu'une jeunesse antisoviétique. Il faut combattre ces gens-là par tous les moyens. Le tiers des membres de l'Opposition viendra avec nous et ceux qui resteront n'ont rien de commun avec le bolchevisme[88]. »

Il balaie d'une phrase les objections de ceux qui s'étonnent qu'il puisse envisager de renier la Plate-forme de 1927 :

« Notre plate-forme a magnifiquement supporté l'épreuve et, de document de combat, elle est devenue la plate-forme du parti. Que trouvez-vous à redire aux thèses de Kalinine? Au Plan quinquennal[89] ? »

Dès le mois de mai, Trotsky ne se fait plus d'illusions. Il parle déjà dans sa correspondance des « capitulards et collaborateurs de la troisième vague » qu'on traitera à Moscou comme, des moins que rien, au moment où Préobrajensky vient d'y arriver. Evoquant la longue histoire du bolchevisme sous l'angle de ce qu'il appelle son « auto-épuration », il plastronne quelque peu :

« Nous ne sommes pas le moins du monde effrayés par le retrait des camarades, même de ceux qui portent les noms les plus respectés. C'est par l'exemple de leurs hésitations que nous enseignerons la fermeté à la Jeunesse[90]. »

Le 26 mai, il consacre un article à l'historique des rapports passés entre Radek et l'Opposition. Il rappelle « le quart de siècle de travail marxiste révolutionnaire » qu'il a derrière lui, qu'il est « l'un des meilleurs journalistes marxistes au monde [...] par la précision et la force de son style [...] par sa capacité à réagir avec une rapidité stupéfiante aux phénomènes et tendances nouveaux ». Sur le fond, il lui fait encore dans une large mesure confiance :

« Non seulement il est incapable de soutenir les social-démocrates, mais il est douteux qu'il soit capable de rejoindre les staliniens. En tout cas, il sera incapable de vivre avec eux. Il est trop marxiste pour cela et surtout trop internationaliste[91]. »

Le 14 juin, pressentant ce qu'il appelle déjà « la capitulation des anciens », il interpelle :

« Radek et quelques autres avec lui pensent que le moment est arrivé maintenant, le plus favorable, pour capituler. Pourquoi? Parce que, voyez-vous, Staline s'est occupé de Rykov, Tomsky et Boukharine. Mais notre tâche est-elle réellement de faire qu'une partie du groupe dominant règle les comptes de l'autre ? La position de principe sur les questions politiques a-t-elle réellement changé ? Le régime du parti a-t-il changé[92] ? »

* * *

C'est le 13 juillet 1929 que paraît finalement, dans la Pravda, la déclaration, signée le 10, de Préobrajensky, Radek et Smilga, qui vont rassembler dessus, très vite, plus de quatre cents signatures.

Nous ignorons, faute de témoignages, comment Trotsky réagit en la découvrant. Il s'attendait à la défection de ses vieux compagnons d'armes et savait qu'il ne serait pas possible de les retenir sur la pente où ils s'étaient engagés. Il avait, dans sa vie politique, connu d'autres séparations et d'autres ruptures et, depuis longtemps, ne confondait pas politique et sentiments.

Mais le texte des trois n'était pas une simple rupture avec lui d'hommes dont les chemins se séparaient désormais. Vis-à-vis de Staline, c'était la capitulation totale, humiliante, obséquieuse même. Vis-à-vis de Trotsky, c'était la calomnie, la trahison, et même le vulgaire mouchardage. Vis-à-vis d'eux-mêmes, c'était le reniement, le suicide moral d'hommes qui foulent aux pieds leur propre passé de militants honorables.

Se déclarant d'accord avec la ligne générale du parti, les trois énumèrent ce qu'ils considèrent comme ses traits essentiels : la politique d'industrialisation, la lutte contre les koulaks, la politique d'édification des sovkhozes et kolkhozes, les « pas dans la voie de l'organisation indépendante des paysans pauvres », « la lutte contre le bureaucratisme dans les appareils de l'Etat et du parti » (sic), la lutte contre la droite, éléments capitalistes et petit-bourgeois dans le pays, social-démocratie à l'échelle mondiale.

Quelques lignes rappellent ce qui avait sans doute été les têtes de chapitre des revendications primitives des trois au début des négociations : il reste des souhaits, celui d'une mobilisation des masses ouvrières et de l'amélioration de leur situation matérielle.

Les trois anciens dirigeants de l'opposition clament, très haut et dès leur première phrase, leur rupture avec l'opposition qu'ils définissent d'ailleurs avec une volonté de perfidie qui ne peut être que délibérée comme « le courant qui, sur la base de la ligne politique de L.D. Trotsky, s'est regroupé autour d'un prétendu "Centre des bolcheviks-léninistes de l'Union soviétique" » Ils condamnent ce qu'ils appellent les positions politiques fondamentales de Trotsky, à commencer par la « révolution permanente », en passant par le scrutin secret, assurent que celui-ci et ses amis se sont « éloignés du parti », et que c'est ce qui explique « l'apparition de Trotsky dans la presse bourgeoise » ainsi que le création du centre des bolcheviks-léninistes de l'Union soviétique, « un pas vers la fondation d'un nouveau parti ».

Concernant la politique passée de l'Opposition de gauche, les trois écrivent :

« La conclusion la plus importante que nous tirions de la politique du C.C. était qu'elle tendait inévitablement, à un certain stade, à faire passer de la dictature du prolétariat et de la voie léniniste à la dégénérescence thermidorienne du pouvoir et de sa politique, et à l'abandon sans combat des conquêtes de la révolution d'Octobre. L'accusation la plus importante que nous formulions contre la direction du parti était que, même si c'était contre sa volonté, elle contribuait à cette tendance qu'elle ne combattait pas les éléments de dégénérescence dans le parti ni les éléments de droite, et qu'au moment le plus grave de la crise économique, elle chercherait une issue par une politique droitière, par des concessions aux koulaks, le refus du monopole du commerce extérieur, la capitulation devant le capitalisme mondial.

« Cette position [...] était erronée, de même que l'était la création d'une organisation fractionnelle et son activité d'une violence inouïe dans l'histoire du parti (imprimeries clandestines, manifestation du 7 novembre, etc.).

« La logique de la lutte fractionnelle nous a conduits, en exagérant ces divergences apparues lors du passage de la période de restauration à celle de réorganisation, dans la question du rythme de l'industrialisation, de la lutte contre les koulaks, à négliger, comme l'expérience l'a prouvé, le fait que la politique du C.C. était léniniste et qu'elle reste léniniste. C'est pourquoi le XV° congrès a vu juste lorsqu'il a condamné notre plate-forme.

« Partant des considérations exposées ci-dessus, nous retirons nos signatures des documents fractionnels, nous nous déclarons parfaitement solidaires de la ligne générale du parti et nous demandons notre réadmission dans ses rangs[93]. »

Ainsi ces victimes de la violence policière se dénonçaient-ils eux-mêmes comme des fauteurs de violence. Ces hommes qui avaient jusqu'au dernier moment assuré à leurs camarades que la Plate-forme de l'Opposition avait été magnifiquement confirmée, tiraient maintenant de sa confirmation la décision de retirer leur signature… Ils sont suivis par 344 déportés pour le seul mois de juillet, 609 au total jusqu'en novembre.

La réaction de Trotsky - l'article « Un document misérable », daté du 27 juillet 1929 - est une réfutation, point par point, des attaques d'un texte dans lequel il voit « un document unique de dégénérescence politique et morale ». De cette réfutation, dirigée de toute évidence vers les communistes en dehors de l'U.R.S.S., nous retiendrons seulement les précisions qu'il donne à propos du « centre des bolcheviks-léninistes » qui existe, écrit-il, depuis longtemps, et dont les trois ont été membres ; ce qui est nouveau, ce n'est pas son existence, mais sa proclamation publique jugée aujourd'hui nécessaire.

Trotsky ne sous-estime-t-il pas l'impact que la déclaration risque de produire dans les colonies de déportés? On peut le supposer quand on lit sous sa plume :

« En ce qui concerne l'opposition, chacun de ses membres savait et sait que Préobrajensky, Radek et Smilga avaient depuis longtemps démontré qu'ils n'étaient plus que des âmes mortes. Déjà avant le VI° congrès de l'Internationale communiste, les trois avaient engagé une activité importante à l'intérieur de l'Opposition, contribuant ainsi à sa purification interne, c'est-à-dire au départ de ses militants de hasard et faibles[94]. »

Or il n'y a rien, dans cette appréciation, qui ressemble, même de loin, à ce qui est la situation réelle en U.R.S.S. Un seul témoignage sur les bolcheviks-léninistes de l'extérieur, celui de Lev Kopelev, membre de l'organisation bolchevique-léniniste de Kharkov. « Le camarade Aleksandr, de Moscou », présente dans une assemblée générale tenue dans un bois un rapport sur « les tâches de l'opposition léniniste » qui est une simple transposition du texte des trois, centrée autour de la double affirmation que le comité central a adopté la politique d'industrialisation préconisée par l'opposition, et qu'il faut revenir au parti et travailler avec lui[95]. Ici au moins, les capitulards ont fait directement office de liquidateurs, mais nous ne pouvons ni généraliser le remarque ni en faire une exception.

Dans les colonies, le processus fut apparemment plus complexe. Les exilés, mal informés, sont en outre intoxiqués par des rumeurs délibérément fabriquées et adroitement orientées. Le sentiment que le pays est à la veille de la guerre civile, que la révolution est en danger, se traduit par une aspiration généralisée à l'union sacrée. Pour pouvoir « servir », bien des militants, vieux ou jeunes, sont disposés à faire des concessions verbales, formelles, qu'ils tiennent pour mineures. Habilement, Staline a accrédité vis-à-vis des déportés la version des négociations : les déportés parlent couramment de « la commission des trois » dont ils pensent qu'elle négocie en leur nom. L'espoir renaît d'un retour ; on se reprend à penser qu'une vie comme autrefois, avec famille, métier, action militante, redeviendrait possible après ce qui ne serait plus qu'un cauchemar.

Nous possédons sur cet état d'esprit un témoignage involontaire peut-être falsifié et en tout cas incomplet - dans une lettre de Solntsev à Rakovsky interceptée par le G.P.U. et partiellement publiée. Il y parle de « catastrophe », de « panique et de confusion », de « méfiance généralisée », de tentatives individuelles de se sauver, Il écrit ensuite :

« Il ne s'agit pas de ceux qui sont partis. Il s'agit au contraire de ceux qui sont restés. Si Ivan Nikolaiévitch [Smirnov] ou quelque autre rédigeait une déclaration plus convenable que celle des trois, il aurait derrière lui les trois quarts de l'Opposition. Il ne saurait y avoir presque aucun doute qu'Ivan Nikolaiévitch rédigera une déclaration dont le point central sera l'abandon de tout travail fractionnel[96]. »

Il suggère donc de prendre l'initiative d'une « retraite » - une renonciation au travail fractionnel qui permettrait de retenir quelque temps les oppositionnels paniqués, « une manœuvre » dans le genre de celle qui a été entreprise le 16 octobre 1926. Soulignant que Trotsky, « manifestement, n'est que très insuffisamment renseigné sur la situation », il adjure Rakovsky de prendre cette initiative[97].

Qu'il ait ou non reçu la lettre de Solntsev, c'est ce que fait Rakovsky. Dans des thèses datées du 3 août, il explique l'intérêt du texte qu'il propose d'adopter comme déclaration. Il faut selon lui montrer que l'exclusion des oppositionnels est un coup porté au prolétariat et que les événements ont confirmé les critiques de la direction et la justesse de la plate-forme de l'opposition. Il faut démontrer que le retour de l'Opposition au parti est indispensable et en montrer les conditions dont la première est l'arrêt de la persécution des oppositionnels. Ils assure :

« Nous devons déclarer que, si nous réintégrons le parti, nous sommes prêts à renoncer aux méthodes fractionnelles de lutte, mais également à utiliser les droits que les statuts du parti prévoient pour chaque membre[98]. »

C'est finalement le 22 août qu'est livrée au public - autorités et déportés - la Déclaration au comité central et à la commission centrale de contrôle, 22 août 1929, signée de Rakovsky, V.V. Kossior et du Géorgien M. N. Okoudjava[99]....

Elle fait le point sur la situation depuis le XV° congrès marquée par l'offensive d'une fraction de la paysannerie, la constitution du courant de droite dans le parti et les décisions de la XVI° conférence. Elle souligne ainsi les difficultés intérieures et l'existence d'une situation internationale toujours plus défavorable et qu'une phase de « cruelles luttes de classes » attend le parti du prolétariat.

Solidaire de la lutte pour la réalisation du Plan quinquennal et contre le danger de droite, la déclaration souligne la nécessité d'entraîner dans la lutte pour ces objectifs les masses les plus larges : il faut pour cela améliorer constamment leurs conditions matérielles et renoncer aux procédés bureaucratiques de rationalisation de la production qui éloignent du parti la classe ouvrière. La lutte contre les koulaks, précise-t-elle, ne peut être menée qu'avec l'appui d'unions locales de paysans pauvres qu'il faut créer et encourager.

Le texte de l'Opposition souligne très vigoureusement le danger de la bureaucratie, le besoin d'un « appareil reposant sur la confiance des masses [...], basé sur l'éligibilité, sur l'amovibilité et le respect de la légalité révolutionnaire », la nécessité de placer les dirigeants sous « le contrôle strict et la libre critique de tout le parti ». Il rappelle enfin - c'est la seule allusion, discrète, au socialisme dans un seul pays - que le fondement de la solidarité prolétarienne internationale se trouve dans le fait qu'une « organisation achevée de la production socialiste n'est possible qu'à l'échelle internationale ».

Dans la dernière partie, la déclaration admet que l'aggravation de la lutte des classes et la formation de la droite ont partiellement abattu les barrières entre « le parti » et l'Opposition - obstacles dont le moindre n'est pas l'expulsion de Trotsky. « la plus grande erreur politique de la direction du parti », et que les désaccords qui subsistent ne justifient pas que les oppositionnels soient en dehors du parti, jugeant nocive l'existence de fractions, la déclaration conclut :

« Nous déclarons que nous sommes entièrement disposés à renoncer aux méthodes fractionnelles de lutte et à nous soumettre entièrement aux statuts et à la discipline du parti qui garantissent à chacun de ses membres le droit de défendre ses opinions communistes[100]. »

En quelques semaines, le texte recueille cinq cents signatures, Mouralov et Sosnovsky et les vieux-bolcheviks géorgiens Mdivani et Kavtaradzé en tête - tous quatre au nom des prisonniers de l'isolateur de Tchéliabinsk, les vétérans Kasparova et Grünstein, Rafail, Paulina Vinogradskaia, la femme de Préobrajensky. M. M. Joffé - et aussi des hommes de la jeune génération, E. B. Solntsev, B. S. Livshitz, N. V. Netchaiev, Palatnikov, Pereverzev, Mekler, Rosengaus ...

Quarante-huit heures après, et sans évidemment avoir connaissance du texte de la déclaration de son ami Rakovsky, Trotsky écrit à un correspondant en U.R.S.S. et lui parle d'I.N. Smirnov qui n'a évidemment pas signé la déclaration du 22 août :

« Vous mentionnez les oscillations d'I.N., vous m'écrivez qu'il diffuse son projet d'appel au comité central qui comporte toute une série de vœux hautement souhaitables et d'espoirs que - comme vous dites - "ils vont bientôt lui faire payer". Nous connaissons très bien I.N., ses côtés magnifiques comme ses points faibles. Nous avons plus d'une fois manqué de le perdre en route dans des tournants, autrefois. Mais tout s'est bien terminé. Allons-nous le perdre cette fois ? Je n'en sais rien ; mais, même si nous le perdons, tôt ou tard. nous le regagnerons. Et nous en regagnerons bien d'autres. Bien entendu. à condition de ne pas épouser leurs oscillations[101]. »

C'est finalement le 22 septembre que Trotsky reçoit à Istanbul le texte de la déclaration du 22 août. Il répond le 25 par une lettre ouverte aux bolcheviks-léninistes signataires. Sans « porter aucune responsabilité pour toutes ses formulations », il déclare qu'il la signe.

Il rappelle que l'Opposition a toujours « cherché à donner à la masse des membres du parti la possibilité de vérifier et de surmonter les profondes divergences », il évoque les déclarations « pacifiques » du passé, celle du 16 octobre 1926, celle de juillet 1927, celle des quatre-vingt-trois au moment du XV° congrès, et finalement celle qui fut adressée au VI° congrès de l'I.C. Pour lui, « le fait du tournant à gauche de la direction officielle est patent ». Il assure :

« Un marxiste ne devrait refuser de signer votre déclaration que s'il en était arrivé à la conclusion que Thermidor est un fait accompli, le parti un cadavre, et que la route vers la dictature du prolétariat passe par une nouvelle révolution. »

Il souligne cependant que la direction, même après qu'elle eut « absorbé un bon nombre de nos déductions tactiques, maintient les principes stratégiques d'où a émergé hier la tactique droite-centre ». Il souligne également combien la ligne de l'Internationale communiste - à peine abordée par la déclaration - demeure « éloignée de la ligne léniniste ». Il conclut :

« Dans votre déclaration, vous dites seulement que les intérêts de la révolution exigent que l'opposition ait la possibilité de faire son devoir par des méthodes normales dans les rangs du parti. Je m'associe entièrement à cet objectif[102]. »

Dans la lettre qu'il joint au texte de déclaration en l'envoyant aux différents groupes oppositionnels, il souligne qu'on peut faire bien des critiques à ce texte et qu'il en a formulé un certain nombre, sous forme constructive et positive, dans sa lettre ouverte. L'idée essentielle est, selon lui, que « l'opposition réclame sa place dans le parti, afin de pouvoir défendre la cause de la révolution internationale de façon qui concorde avec ses propres vues ». L'objectif de la déclaration est de « gagner la sympathie et le soutien de l'écrasante majorité des rangs du parti et de la classe ouvrière[103] ». Il faut l'y aider.

A peu près au même moment, il revient sur la capitulation des trois pour corriger son premier réflexe et faire passer l'analyse au premier plan. C'est, écrit-il, « un fait politique majeur » qui démontre « combien s'est totalement consumée une grande et héroïque génération de révolutionnaires » :

« En dépit de la forme grotesque de la capitulation, il y a sans doute des éléments de tragédie en elle : trois vieux révolutionnaires valeureux ont rayé leur nom de la liste des vivants[104]. »

Cette tragédie, pour le moment, porte le nom d'I.N. Smirnov. Parti dans des négociations avec l'espoir de mentionner des réserves sur le « socialisme dans un seul pays » et d'arriver à une déclaration plus « convenable » que celle des trois, il est, peu à peu, à travers cinq remaniements successifs et un début de rupture au dernier, amené à ce qui est aussi un véritable reniement, condamnant la lutte fractionnelle de l'opposition dans le passé et retirant les signatures au bas de la Plate-forme. Il entraîne avec lui des hommes qui ont été aussi des dirigeants de l'Opposition de gauche, son successeur au secrétariat de l'opposition, S. V. Mratchkovsky, mais aussi AG. Beloborodov et F. Iablonskaia, V.A Ter-Vaganian, L.S. Bogouslavsky, N.I. Oufimtsev et plusieurs centaines d'autres - 400 au total - dans les semaines qui suivent[105]. En l'apprenant, Trotsky commente avec tristesse, mais sans rancœur :

« L'époque des guerres et des révolutions est une dure époque. Elle épuise impitoyablement les hommes - certains physiquement, d'autres moralement. I.N. Smirnov est de ceux-là. Personne ne l'a jamais considéré comme un théoricien. Il n'a jamais été un politique indépendant. Mais c'est un révolutionnaire sérieux, d'une trempe morale élevée. Néanmoins il s'est rendu […] Smirnov est pourtant un homme d'honneur. Mais hélas, il est tombé dans une position déshonorante[106]. »

* * *

Le bilan est en vérité catastrophique, Des vieux-bolcheviks fondateurs de l'opposition de gauche, il ne reste plus que quelques prisonniers : le vieil Eltsine, Sosnovsky, Mouralov. Rakovsky a été brutalement transféré de Saratov et exilé à Barnaoul dans des conditions abominables. La presque totalité des jeunes militants dont les noms nous sont parvenus, de Dingelstedt à V.B. Eltsine, de Poznansky, à Solntsev, de Sermouks à Iakovine, se retrouvent aussi dans des isolateurs. L'unique aspect positif est que la réponse donnée par Staline à l'opposition est d'une telle férocité qu'elle discrédite ceux qui lui ont tendu le rameau d'olivier et ramènera vers elle plus d'un militant dont les yeux ont été ainsi dessillés.

Ce n'est que peu à peu, en raison du tarissement du courant d'informations et d'une répression qui se fait très lourde, du fait qu'ont été bâillonnés les principaux porte-parole de l'opposition, que Trotsky prend conscience de l'étendue des ravages de cette crise qui fut sans doute à deux doigts d'être mortelle.

Lui au moins, cependant, n'a jamais douté de la volonté et de la capacité de répression de Staline et de ses hommes de main. Les pelotons d'exécution entrent en action. La première victime en est Blumkine, trahi par Radek[107], selon Trotsky, par une femme nommée Liza Zaroubina, du G.P.U., selon Orlov[108], jugé et condamné à mort, passé par les armes après un sursis de quinze jours pour lui permettre d'écrire ses mémoires[109].

M.S. Blumenfeld, un ancien dirigeant des Jeunesses communistes, puis du « centre » de Moscou, et A.S. Iossélévitch, ancien tchékiste important, sont à peine condamnés à de lourdes peines[110] qu'un officier du G.P.U., Rabinovitch, et un journaliste sans parti, du nom de Chilov, coupables d'avoir donné des informations sur l'affaire Blumkine, sont à leur tour fusillés. Ainsi Staline semble-t-il avoir réussi à décapiter, dans le G.P.U., le petit noyau des fidèles de Trotsky, après avoir, en prison, réussi à briser l'ancien chef de la Tchéka de Moscou, K.I. Dukis, membre secret de l'opposition, dont il fait ensuite... un cadre du Goulag[111].

* * *

En tant que courant d'idées, la fraction bolchevique-léniniste est incontestablement vivace, et elle démontrera, au cours des années suivantes, qu'en exil, en déportation ou en prison, ses membres peuvent encore penser ensemble et marcher du même pas. Mais en tant qu'organisation, elle est virtuellement détruite, au moins réduite à un fonctionnement toujours plus précaire. Ainsi l'expulsion de Trotsky de l'U.R.S.S. et les développements politiques qui la suivent dans le pays le contraignent-ils de plus en plus à déplacer l'axe de son travail.

Ce n'est plus désormais l'Union soviétique qui est au centre de ses préoccupations : le domaine des relations avec « le pays » va être de la compétence presque exclusive de Sedov. Trotsky, lui, se consacre à la construction de l'opposition de gauche internationale en dehors de l'U.R.S.S.

Il doit une fois de plus, selon son expression, « renouer le fil de la continuité ».

XL. Les débuts de l'opposition internationale[modifier le wikicode]

Bien entendu, Trotsky et ses camarades de fraction n'ont pas attendu la crise de 1929 de l'Opposition de gauche russe pour s'occuper de la constitution de l'Opposition à l'échelle internationale. Des efforts avaient d'ailleurs été déployés bien avant son expulsion d'U.R.S.S. pour la réaliser à travers une conférence internationale.[112]

La première tentative en ce sens avait eu lieu à Berlin, en décembre 1927, sous la présidence du zinoviéviste Safarov, alors en poste à Ankara, et avait réuni des délégués de la gauche allemande, des oppositions de divers pays européens et une vingtaine de Soviétiques en « exil diplomatique » à l'étranger. La capitulation des zinoviévistes à Moscou avait interrompu cette première entreprise de constitution d'une organisation internationale de l'opposition[113].

La seconde, malgré les réserves formulées auprès d'Urbahns par Solntsev, s'était tenue le 17 février 1929 à Aachen (Aix-la-Chapelle), à l'initiative des gauches allemandes organisées dans le Leninbund (Ligue Lénine), avec la présence de délégués français, belges et néerlandais. Elle avait abouti seulement à la décision de créer un «Secours Trotsky » destiné à venir en aide aux victimes de la répression stalinienne en U.R.S.S.[114].

C'étaient là des tentatives encore très limitées. Dans son dernier rapport à Trotsky, daté du 8 novembre 1928, E.B. Solntsev, tout en affirmant qu'on assistait au « début de la formation d'une aile gauche », relevait que le processus allait en être «long, difficile et même douloureux » et qu'il fallait commencer par une délimitation et le tracé de frontières d'organisation très strictes[115].

* * *

Au moment où Trotsky quitte l'Union soviétique, les forces oppositionnelles dans le monde présentent des types très divers d'organisations.

La plus importante est incontestablement alors celle des «communistes de gauche » d'Allemagne, le Leninbund, fondé en avril comme une fraction publique du parti allemand, le K.P.D. Même après le départ de Ruth Fischer, Maslow et autres, elle demeure une organisation marquée par son passé « zinoviéviste » en même temps que par une tendance nette, caractéristique aussi, à certains moments, de ce même courant vers la formation, sinon d'un «deuxième Parti communiste », du moins d'une organisation rivale du K.P.D. auquel le Leninbund a d'ailleurs opposé des candidats aux élections de mai 1928[116]. Les rares éléments allemands qui peuvent être considérés comme proches du noyau de l'opposition russe de 1923 sont les militants qui animent, dans le Palatinat et le quartier berlinois de Wedding, une opposition à forte composante ouvrière[117] ; l'un d'entre eux, Sacha Müller, fils d'une mère russe, a traduit la « Critique du projet de programme » et ils ont rencontré, non seulement Solntsev, mais Rakovsky, à son passage en Allemagne[118].

La situation est infiniment plus compliquée en France où les oppositions de gauche sont plus nombreuses alors qu'aucune n'est près d'être hégémonique. Pierre Monatte et Alfred Rosmer, exclus, à l'automne de 1924, au temps de la bolchevisation, ont regroupé autour de La Révolution prolétarienne - successeur éloigné de La Vie ouvrière une pléiade de militants ouvriers de valeur qui réagiront d'ailleurs diversement à l'appel de Trotsky. Après la capitulation devant le P.C.F. de l'opposition zinoviéviste de L'Unité léniniste, avec Suzanne Girault, la minorité dirigée par Albert Treint et Henri Barré, avec Redressement communiste, revendique pour elle seule la légitimité par sa filiation passée avec l'Opposition unifiée russe et ses contacts avec Pereverzev. Le groupe animé par Maurice Paz, qui publie la revue Contre le courant, revendique pour sa part une opposition plus ancienne et conteste au «bolchevisateur » Treint la qualité même d'oppositionnel. Le Cercle Marx et Lénine, animé par Boris Souvarine, exclu, lui, au printemps de 1924, a combattu l'unification de l'opposition avec Zinoviev et se tient à l'écart des autres groupes français comme du représentant de l'Opposition russe, Kharine. A tous ces groupes il convient enfin d'ajouter les jeunes intellectuels qui publient La Lutte des classes (ex-Clarté) et ont réussi à rencontrer Trotsky à Moscou en 1927[119].

L'opposition belge - le fait est digne d'être relevé - est la seule qui ait détenu, au moment de sa naissance, la majorité à la direction d'un parti communiste, tout petit il est vrai avec ses mille membres. Lors de la scission, elle a emmené avec elle le tiers des militants, la moitié du comité central. derrière le fondateur du parti, War van Overstraeten[120]. Le Parti socialiste révolutionnaire hollandais, animé par Sneevliet - que Trotsky n'identifie pas tout de suite parce qu'il l'a connu sous le nom de Maring dans l'Internationale - ne se considère pas comme une opposition, mais comme le noyau d'un nouveau parti[121]. L'ancien secrétaire du P.c. du Luxembourg, Edy Reiland, a gagné à la cause les groupes de langue espagnole des P.C. de Belgique et du Luxembourg, animés par un ouvrier de Bilbao qui a vécu plusieurs années à Moscou, Francisco Garda Lavid, dit Henri Lacroix, qui se flatte d'avoir milité dans les rangs de l'Opposition russe[122], à Moscou.

L'opposition autrichienne est la plus ancienne. Elle est née en 1927 en tant que fraction publique du parti et publie Arbeiterstimme : son dirigeant est l'un des pionniers du mouvement communiste et de la révolution des conseils de soldats, Josef Frey[123]. Comme le parti dont elle est issue, elle est ravagée par la maladie du fractionnisme et, au moment où Trotsky est banni d'U.R.S.S. par la querelle avec un groupe d'exclus, animés par Kurt Landau, qui publient Der Neue Mahnruf[124].

La situation en Tchécoslovaquie est un peu à l'opposé de la situation française. Là, des militants communistes d'origine diverse cohabitent dans une opposition large où se retrouvent même des éléments droitiers, autour du journal Rudy Prapos, Deux personnalités dominent le mouvement, le Slovaque Hynek Lenorovič, un orateur de masse, et l'ancien membre du secrétariat de l'I.C., l'Allemand des Sudètes Alois Neurath, ancien zinoviéviste qui se dirige vers Brandler[125].

Il faut ajouter à ce tableau les groupes en émigration de la fraction de gauche du P.C. d'Italie fidèles à Amadeo Bordiga, emprisonné par Mussolini, majoritaires en France en 1927 dans les groupes de langue italienne du P.C.[126].

Les étudiants chinois qui ont pu échapper à la répression en U.R.S.S. en 1927 et regagner la Chine. les amis bulgares des militants réfugiés en U.R.S.S., passés à l'opposition et emprisonnés, sont autant de points possibles de cristallisation d'une opposition internationale[127].

On peut ajouter les groupes, d'origines historiques diverses, qui apparaissent ici ou là - Grèce, Hongrie, Espagne - et se réclament, de façon générale, de l'Opposition de gauche.

De ce point de vue, la situation aux Etats-Unis est particulièrement originale. Là, un premier noyau, regroupé par Solntsev, a réussi, avec l'aide de Max Eastman, à publier la Plate-forme de l'opposition[128], puis s'est intégré à l'action du second noyau, regroupé après le VI° congrès par Cannon et Spector, élargi à Max Shachtman et Martin Abern : ils ont ensemble mordu sur le cœur ouvrier du C.P.A. et gagné quelques dizaines de militants qui appartiennent à la légende du communisme américain. Le 18 novembre a commencé la publication de leur journal The Militant[129].

* * *

Trotsky ne se fait vraisemblablement aucune illusion sur la qualité d'un mouvement qui a le mérite d'exister et d'être militant, mais qui est en même temps très composite, attirant bien des communistes de hasard, aventuriers ou confusionnistes, à se réclamer de l'opposition. C'est la raison pour laquelle, comme l'avait souhaité Solntsev, il s'engage dans la voie de la « délimitation principielle ». Il s'agit d'abord de déterminer les critères qui permettront de caractériser et d'éprouver groupes et tendances.

Trotsky, pour des raisons circonstancielles, écarte des critères le régime du parti, dont il considère qu'il n'a aucune valeur en soi, et propose de retenir les positions de chacun sur le comité syndical anglo-russe, la politique de l'Internationale communiste en Chine et la politique économique de l'U.R.S.S. en liaison avec la théorie stalinienne du socialisme dans un seul pays[130].

Il s'agira ensuite d'engager les groupes oppositionnels dans toutes les batailles du prolétariat, sur une plate-forme internationale qui doit constituer un pont vers le programme à venir de l'Internationale communiste redressée. L'outil en sera un organe de presse international qui permettra en particulier « le contrôle international des divergences entre les différents groupes nationaux », tout en permettant aux cadres révolutionnaires de chaque pays de se regrouper sur la base de leur expérience propre et d'apprendre à se tenir tout seuls sur leurs jambes.

L'expérience ainsi engagée se révèle à la fois instructive et décevante. La majorité des groupes ne se montrent guère disposés à une vraie discussion politique et préfèrent lancer des polémiques sur le passé ou des exclusives dans le présent. Trotsky comprend donc qu'il doit trancher dans le vif, prendre l'initiative et provoquer un nouveau regroupement : sans doute découvre-t-il à ce moment que, sauf aux Etats-Unis, rien de durable ne peut être bâti sur la base des groupements existants.

Le 10 juin 1929, profitant de la présence simultanée à Prinkipo de Rosmer, Salus, Jakob Frank et Liu Renjing, il fait annoncer coup sur coup la création d'un fonds international du groupe « Opposition », puis la création d'un comité international provisoire de l'Opposition de gauche, laquelle veut rassembler les communistes oppositionnels sur la base du programme préparé par l'opposition de gauche russe, reprend à son compte méthodes et conceptions des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste et se propose d'éditer une revue internationale en plusieurs langues[131]. Il transmet aussitôt ces propositions au Leninbund et à l'opposition autrichienne[132].

C'est alors qu'éclate l'affaire du chemin de fer de l'Est chinois qui va constituer, sans que personne l'ait prévu, le principal facteur de la « différenciation ». En juillet, le gouvernement de Tchiang Kai-chek s'empare par la force du chemin de fer de l'Est chinois que l'Etat soviétique a hérité du tsarisme et qui traverse le territoire chinois, et fait arrêter 174 ressortissants soviétiques. Sans hésiter, Trotsky, qui ne croit pas à la guerre, assure qu'au cas où elle se produirait, l'opposition défendrait la révolution d'Octobre[133].

Il semble que Trotsky ait vraiment cru que cette position allait rencontrer sans difficulté l'assentiment de la majorité des organisations oppositionnelles. Or il n'a le soutien que de Landau, du groupe qui prépare La Vérité, avec Rosmer, Molinier, des Américains et de la « fédération de Charleroi » de l'Opposition belge. Die Fahne des Kommunismus publie, sans indiquer la position de l'organisation, un article favorable aux droits de la Chine[134]. Contre le courant parle de « guerre semi-coloniale » de la bureaucratie stalinienne[135], l'opposition belge de « social-impérialisme »[136], Robert Louzon se prononçant également, dans La Révolution prolétarienne, en faveur des revendications du gouvernement chinois sur le chemin de fer[137].

Le problème ainsi brutalement posé est non seulement celui de la nature sociale de l'Union soviétique, du destin des conquêtes de la révolution d'Octobre, mais aussi de la validité, pour les luttes ouvrières, des instruments qu'ont été les partis communistes et l'Internationale. A ceux qui assurent que l'U.R.S.S., « Etat ouvrier », n'a pas le droit de conserver les conquêtes de l'impérialisme ou à ceux qui assurent qu'elle est devenue elle-même un « nouvel impérialisme », Trotsky répond que l'Etat ouvrier doit se déterminer en fonction de la révolution mondiale.

Comme les Russes avant eux, les communistes étrangers doivent maintenant répondre à la question: faut-il continuer la lutte pour le « redressement » ou faut-il construire un nouveau parti? Pour l'opposition de gauche, tout est clair : seuls ceux pour qui, selon le langage de l'époque, « Thermidor n'est pas encore accompli », peuvent rester aux côtés de Trotsky et les autres doivent trouver leur voie.

Rosmer, lors de son retour de Prinkipo, après de brefs séjours à Vienne, puis Berlin, fait apparaître les énormes difficultés de l'unification. Frey est très capable, mais c'est un homme usé, aigri, dévoré de susceptibilités. Urbahns ne s'intéresse réellement qu'au Leninbund et à la situation en Allemagne : le « national-oppositionnisme » ronge l'opposition en Europe centrale[138]. Rosmer ne voit personne à qui confier la publication de l'édition allemande de la revue Opposition[139]. Trotsky, de son côté, demande à Landau, dont il a apprécié les articles, de se fixer à Berlin pour clarifier la situation allemande et y construire la force d'intervention nécessaire[140].

En quelques semaines, selon l'expression de Damien Durand, on est passé « de la clarification à la différenciation[141] ». Avec la direction du Leninbund, la cassure semble irrémédiable, puisqu'elle juge impossible le redressement du K.P.D. et de l'I.C. C'est par correspondance que Trotsky pousse plusieurs militants de la direction du Leninbund, le militant ouvrier de la gauche berlinoise Anton Grylewicz, les intellectuels Joko et Richard Neumann, un Autrichien, à se constituer en une « minorité du Leninbund », qui revendique le retour aux méthodes démocratiques et à la discussion politique, seuls moyens désormais d'éviter la scission[142].

En France, la différenciation s'est également déroulée très vite. Souvarine s'est tenu à l'écart et a conseillé à Trotsky d'en faire autant[143]. Ni lui ni Treint ne veulent entendre parler l'un de l'autre, pas plus qu'ils n'envisagent la moindre collaboration avec Kharine, qui capitule en juillet à la suite de Radek, en emportant, comme cadeau de bienvenue aux gens du G.P.U. de l'ambassade, les manuscrits du premier numéro du Biulleten Oppositsii, l'organe de presse de l'opposition destiné à être diffusé en U.R.S.S. Paz n'admet pas que Contre le courant et lui, du même coup, ne soient pas l' « axe » du regroupement auquel Trotsky appelle[144].

Le choix de Trotsky est fait... Il va s'appuyer sur Rosmer - dont la rupture politique avec Monatte est un fait acquis - et sur le dynamique Raymond Molinier, oppositionnel encore au P.C., ainsi que les militants que les combats passés ont regroupés autour d'eux. Il faut lancer un nouvel hebdomadaire et y rallier les autres, les éléments sains de tous les groupes, en prouvant le mouvement par la marche. Ce sera La Vérité. dont le numéro de lancement sort le 11 août et l'authentique numéro 1 le 13 septembre 1929. Dans l'intervalle, au cours de conversations à Prinkipo avec Pierre et Denise Naville ainsi qu'avec Gérard Rosenthal, il a réussi à convaincre les animateurs de la revue de La Lutte des classes de se joindre à l'entreprise de Rosmer, tout en conservant leur propre revue comme organe théorique[145].

Ce sont ces trois groupes, très différents par leur origine, leur passé et les hommes qui les constituent - celui de Rosmer, celui de Molinier, celui de Naville, schématiquement parlant - qui vont servir de base - pas encore unifiée, il s'en faut de beaucoup - sur laquelle se construira la section française et se développera son hebdomadaire. Ainsi la voie sera-t-elle balisée pour les autres pays. Passant les autres groupes au compte des pertes momentànécs, Trotsky insiste cependant, malgré les réserves de tous ses camarades français, pour que la porte reste grande ouverte pour Treint, lequel remâche ce qu'il a ressenti comme une mise à l'écart et un crédit injustement accordé à Rosmer - que Trotsky lui refusait à lui ...

Dans le même temps, la discussion avec le Belges, menée avec mesure et après un voyage particulier de Rosmer, permet de réduire les divergences avec leur majorité à des proportions qui rendent possible une cohabitation: van Overstraeten prend ses distances vis-à-vis des positions d'Urbahns et de Louzon.

Les premiers résultats, quelque sept mois après l'arrivée en exil, ne sont finalement pas négligeables. Il n'y a certes pas eu fusion de l'ensemble des groupes qui se réclamaient de l'Opposition de gauche, mais Trotsky n'en est pas surpris et s'attendait sans doute à plus de faux frais encore. La revue Opposition n'a certes pas été publiée, mais le rôle de La Vérité, sous la direction de Rosmer, est indiscutablement celui d'un organe international pour la clarification et le regroupement des communistes d'opposition de gauche.

* * *

C'est au VI° congrès de l'I.C., à l'été 1928, tenu encore officiellement sous l'autorité présidentielle de Boukharine - mais en réalité, dans les couloirs, sous la direction de Molotov et des hommes de Staline - qu'est lancée l'expression de « troisième période », caractérisée par les dirigeants comme celle de la « conquête de la rue » et de la « lutte directe pour le pouvoir ». Elle apparaît seulement au mois d'août sous la plume de Trotsky, dans sa correspondance. C'est dans les derniers mois de 1929 qu'il écrit une brochure, La «troisième Période » d'erreurs de l'Internationale communiste, nourrie, faute, semble-t-il, de la collaboration de ses correspondants allemands, d'informations et de statistiques sur le mouvement social en France.

Après une sévère critique du schématisme et des raisonnements mécaniques des dirigeants de l’I.C. et de ce qu'il appelle la destruction systématique de la tradition théorique par un appareil bureaucratique et borné, Trotsky montre comment les dirigeants de l'I.C. établissent mécaniquement le parallélisme entre l'exploitation et la radicalisation et en viennent à considérer comme une sorte de «contre-révolution » toute période d'essor économique. Dans le contexte des bruyantes clameurs officielles sur la « radicalisation des masses », il met en relief ce qu'il appelle « la phénoménale disproportion entre les cris de victoire de la direction et l'écho réel des masses », ainsi que la décadence des Jeunesses communistes, normalement baromètre fidèle de la radicalisation. L'analyse de la politique du P.C.F. et de la C.G.T.U. le conduit à énoncer le diagnostic d' « aventurisme », et c'est dans les écrits des dirigeants de l'Internationale qu'il trouve les formules les plus dangereuses, comme celle de la « fascisation de la social-démocratie » qui devient celle du «social-fascisme ». Il souligne également que le tournant ultra-gauchiste qui a inauguré la «troisième période » ne peut pas ne pas être suivi d'un nouveau tournant, opportuniste cette fois.

Sa conclusion, au terme d'une brochure tout entière tendue vers cet objectif, est un effort d'éducation des cadres de l'Opposition qu'il cherche à convaincre de la nécessité de donner un caractère international au combat entamé en U.R.S.S. pour conserver à l'I.C. son caractère communiste et révolutionnaire.

La rapide dégradation des relations avec le Leninbund justifie pleinement cette préoccupation. A partir du mois d'octobre, la direction du Leninbund commence à publier, dans Die Fahne des Kommunismus, des textes divers émanant des « capitulards » russes et en particulier de Radek, Smilga, Préobrajensky. A partir du mois d'octobre, Urbahns concentre en outre son feu contre la déclaration de Rakovsky qu'il présente comme une capitulation dans la mesure où elle revendique ... la réintégration des oppositionnels dans le parti.

La minorité du Leninbund se manifeste pour la première fois sur cette question. Dans Die Fahne des Kommunismus, Grylewicz et Joko signalent l'existence d'une importante faute de traduction faussant le sens de la déclaration de Rakovsky. Ils protestent également contre l'assimilation faite dans les commentaires d'Urbahns entre la déclaration de l'Opposition unifiée du 18 octobre 1926 et celle de l'Opposition de gauche du 22 août 1929[146].

La réponse d'Urbahns consiste à publier dans Die Fahne des Kommunismus une lettre en provenance d'U.R.S.S. qui émet quelques critiques contre la Déclaration, après l'avoir soigneusement découpée, en dissimulant qu'il tenait du Biulleten Oppositsii le texte intégral qu'il n'a pas voulu donner à lire à ses lecteurs[147]. C'est là un premier pas vers la scission. Fin octobre, allant jusqu'au bout d'un combat qu'il mène par tous les moyens, Urbahns propose et obtient l'exclusion de la direction du Leninbund de Joko et de Grylewicz, et laisse entendre qu'il prépare un rapprochement avec les décistes d'U.R.S.S. sur la ligne du « deuxième parti[148] ».

L'Opposition de gauche internationale subit donc l'épreuve du feu, dans un premier temps à travers l'Opposition russe et la déclaration d'août de Rakovsky. La seconde épreuve pouvait être celle de la bataille pour la vérité sur le meurtre de Blumkine dont Trotsky avait voulu faire « l'affaire Sacco-Vanzetti de l'Opposition de gauche ». Elle est menée de façon opiniâtre et suivie aux Etats-Unis, plus inconstante en France et Belgique, très superficiellement en Allemagne où la direction du Leninbund ne se décide qu'à la fin janvier et où la campagne est réduite à quelques articles de Die Fahne des Kommunzsmus et la diffusion de 5 000 tracts.

Trotsky tente personnellement un dernier effort en adressant, à la veille de la conférence nationale du Leninbund, une lettre ouverte à ses membres, dans laquelle il s'efforce de les convaincre de mettre fin à l'état d'isolement de leur organisation, né de la combinaison entre des préoccupations exclusivement « nationales » et une politique internationale d'alliance avec n'importe quelle formation gauchiste. Il pose nettement l'alternative :

« Nous représentons une tendance d'idées définie et nous nous construisons sur la base de principes clairs et de traditions. Si, dans ces conditions, les membres de l'Opposition internationale ne peuvent pas trouver de place dans le Leninbund, alors le Leninbund déclare par là même qu'il ne désire pas prendre place dans les rangs de l'Opposition internationale[149]. »

Mais Trotsky ne parvient pas à conquérir les responsables que les progrès de la minorité effraient sans doute. Le 23 février 1930 en tout cas, la conférence nationale du Leninbund exclut la minorité. Le dirigeant de Leipzig de cette dernière, l'agent Roman Weil, ne manque pas d'arguments pour affirmer qu'« il n'y a qu'une seule chose que le groupe Urbahns n'a pas eu grand peine à apprendre, c'est l'application des méthodes de Zinoviev ». Il va même jusqu'à dire: « A ce point de vue, les élèves semblent même avoir dépassé leur maître. »

* * *

Au cours de l'année 1929 et des premiers mois de 1930, l'Opposition de gauche internationale ne cesse de grandir et d'élargir ses points d'appui et ses contacts.

En France, les militants du groupe de La Vérité gagnent le « groupe juif » du P.C. qui leur apporte le renfort de quelques militants ouvriers expérimentés, Walfis, Rosijansky, Pikas, mais aussi Mill et Sénine dont le premier peut-être et le second certainement ont des liens avec le G.P.U.

Le noyau de la fédération de langue hongroise des États-Unis, venu vers Trotsky de son propre mouvement, rejoint l'opposition américaine par l'intermédiaire de Solntsev ; le groupe hongrois de Paris, dirigé par Szilvassý, rejoint La Vérité. L'activité du groupe Lenorovič à Bratislava permet la naissance d'une organisation hongroise qui prend bientôt contact avec un groupe d'opposition d'une centaine de jeunes ouvriers à Budapest.

Parmi les militants d'un P.C. espagnol en train de s'émietter, l'ancien secrétaire général des Jeunesses, Luis Garda Palacios, influencé par Nin, a eu le courage d'applaudir - seul de la salle l'intervention de Trotsky au plénum de l'Internationale, qui l'a exclu de ses rangs. Il a pris contact en U.R.S.S. avec Garda Lavid (Lacroix). Ensemble, après leur retour au pays, ils commencent à travailler au corps, par lettre, deux des pionniers du parti espagnol mis à l'écart par l'appareil, Esteban Bilbao et Juan Andrade. En décembre 1929, c'est Julian Gorkin, permanent du parti à l'I.C., qui prend contact à Paris avec La Vérité. Au début de 1930, le retour en Espagne de Lacroix marque la naissance de l'opposition de gauche en Espagne.

Du côté de l'Italie, les affaires n'avancent guère avec la Fraction de gauche, dont les dirigeants semblent surtout soucieux de ne prendre aucun engagement politique, tant que Bordiga n'a pas quitté sa prison et retrouvé sa liberté d'expression. Mais une crise sérieuse secoue le parti. Au comité central de mars 1930, des sanctions frappent durement ceux qu'on appelle « les trois » : Pietro Tresso (Blasco), ancien dirigeant du parti clandestin au pays, Alfonso Leonetti (Feroci), compagnon de Gramsci à l'Ordine nuovo, et le dirigeant syndical Paolo Ravazzoli (Santini), qui se sont dressés contre les conséquences catastrophiques de la politique de la « troisième période », Fait significatif, quelques jours plus tard, les trois dirigeants italiens prennent contact avec Rosmer et commencent une collaboration anonyme à La Vérité et une correspondance politique avec Trotsky[150].

A la fin de décembre 1929, à Paris, un groupe de dirigeants du parti nationaliste vietnamien P.A.I., animé par les étudiants Ta Thu Thau et Huynk Van Phuong - qui inspire l'action de l'association générale des étudiants indochinois de Paris - prennent contact avec La Vérité et commencent à y collaborer[151].

En Grande-Bretagne, un minuscule groupe, au contact à la fois de La Vérité et de The Milirant, recrute des militants, des étudiants originaires de Ceylan, dont le rôle sera important, des années plus tard; Leslie S.S. Simon Goonewardene et Colvin R. de Silva[152].

L'Opposition des États-Unis, constituée à partir de mai 1929 sous la dénomination de Communist League of America a réussi, dès décembre 1929, à faire de The Militant un hebdomadaire dont Trotsky salue avec joie l'apparition. L'opposition semble s'étendre d'ailleurs sur le continent américain comme une tache d'huile[153]. A Cuba, à travers les contacts de Nin à Moscou avec le syndicaliste noir Sandalio Junco. Au Brésil, où se crée, au début de (930, à l'initiative de Mario Pedrosa, le Groupe communiste Lénine. Au Mexique, où un militant américain, Russell Blackwell (Rosalio Negrete) a gagné un militant ukrainien, permanent de l'Internationale de la jeunesse, Abraham Golod qui, sous le nom d'Alberto González, va, pendant des années, veiller au développement de l'Opposition en Amérique latine, et où le communiste cubain Julio Antonio Mella a fait ses premières armes comme oppositionnel. En Argentine enfin, où ce sont des militants russes et ukrainiens d'origine, Guinney et Manulis, qui fondent en 1929 un premier « comité communiste d'opposition[154] ».

La grande majorité de ces contacts n'ont fait qu'effleurer Trotsky, le temps de faire suivre une lettre après avoir accusé réception. Mais il continue à intervenir comme conseiller, auprès d'un certain nombre de ses correspondants. Lors de l'éclatement du groupe tchécoslovaque de Rudy Prapos il est derrière Salus, fondateur de Jískra, organe d'opposition de gauche, qui cherche à devenir l'organe des groupes oppositionnels de Brno, Plzen, Bratislava[155].

La correspondance personnelle avec Sneevliet ne débouche pas sur un rapprochement entre les deux organisations, pas davantage sur le contact que Trotsky souhaite trouver avec le groupe de l'oppositionnel indonésien Alfonso qui avait pris la parole au VI° congrès[156].

Il entretient, personnellement, en revanche, le contact pris en Bulgarie avec les vieux compagnons de Rakovsky, Manov et Todorov : il ignore encore qu'en prison, l'intrépide Dimitar Gatchev vient de fonder un groupe d'opposition de gauche qui doit se défendre tous les jours contre les attentats et les violences des détenus staliniens[157].

Nous avons laissé pour la fin, parce qu'il convenait de lui réserver une place particulière, l'Opposition de gauche de Chine. C'est au cours de l'année 1929 que les étudiants de ce pays, revenus de Moscou par dizaines, ont commencé à y implanter des groupes oppositionnels rivaux, Notre Parole, Octobre, de Liu Renjing, et Militant. Ces groupes s'affrontent pendant toute cette période dans d'incessantes polémiques, tout en faisant front contre une quatrième organisation, Prolétariat, de Chen Duxiu et Peng Shuzhi, l'ancien secrétaire général et l'ancien secrétaire à l'organisation du P.C. chinois pendant les années de la révolution[158].

L'adhésion formelle de ces derniers et, avec eux, de plusieurs dizaines de cadres éprouvés du Parti communiste chinois exclus sur l'injonction de la direction stalinienne ne se produira qu'au cours de l'année 1930. Mais c'est en 1929 que la lecture de la « Critique du projet de programme » et de « La Chine après le VI° congrès » a convaincu Chen et Peng de la justesse des positions défendues par Trotsky. C'est le 10 décembre 1929 que Chen a signé sa « Lettre ouverte aux membres du P.C. chinois » à partir de laquelle Trotsky prendra acte de leur accord fondamental[159].

Les conditions de clandestinité, la féroce répression du gouvernement de Tchiang Kai-chek aussi, placent évidemment des obstacles importants sur la voie du développement de l'opposition chinoise. Mais la conquête de Chen Duxiu est un événement considérable que Trotsky est parfaitement à même d'évaluer. Intellectuel « classique » de premier plan devenu militant, nationaliste, puis marxiste, Chen Duxiu est à la fois le père de la langue chinoise moderne, l'homme qui a le plus contribué à l'éveil de la conscience nationale à travers la revue La Nouvelle Jeunesse et le mouvement du 4 mai 1919, le fondateur enfin d'un Parti communiste très vite privé de son indépendance par les oukazes de l'Internationale communiste. Seule une monstrueuse falsification de l'histoire chinoise - semblable à celle de l'histoire russe et également en cours de démolition - explique qu'au moment où ce livre est rédigé, il ne soit pas encore mondialement reconnu pour ce qu'il fut : l'un des hommes qui dominèrent le début de ce siècle par leur distinction intellectuelle et la profondeur de leurs horizons. Son adhésion est une très grande victoire[160].

* * *

Il apparaît très vite que Trotsky voit juste en pressant ses camarades d'accélérer la formation - quelles qu'en soient les limites - de l’opposition internationale sous forme organisée : sa mise sur pied commence en effet à porter ses fruits.

C'est de toute évidence le cas en Allemagne, où l'exclusion de la minorité a mis à l'ordre du jour l'unification au sein d'une seule organisation des oppositionnels de gauche, regroupés tant dans cette minorité que dans l'Opposition de Wedding, lequel a, dans l'intervalle, recruté Kurt Landau devenu son vrai dirigeant et inspirateur. Damien Durand a décrit dans le détail les interminables pourparlers d'unification, les compromis suivis de ruptures, les croc-en-jambe, les incidents, contestations, agressions verbales et même provocations qui les émaillent tout au long[161].

Or le rôle décisif pour le succès de l'entreprise est joué par l'un des dirigeants de l'opposition américaine, Max Shachtman, arrivé en Europe depuis quelques semaines et qui vient de séjourner à Prinkipo où il a été partie prenante dans la formation d'un « secrétariat international » de l'opposition de gauche annoncée par un communiqué signé de lui-même, de Rosmer et de L. Sedov, sous le pseudonyme de Markine. Trotsky a convaincu Shachtman de la nécessité de réaliser cette unification allemande, comme prélude à la naissance formelle de l'organisation de l'opposition internationale dans la conférence qui suivra à Paris en avril[162].

De Prinkipo déjà, dans une longue lettre aux Allemands, Shachtman s'est efforcé de les convaincre en jetant dans la balance tout le poids de la section américaine et de sa « vieille garde » et en exerçant une forte pression au nom des retombées de l'unification allemande sur les questions internationales[163]. Shachtman et Pierre Naville, qui vient de Paris, arrivent ensemble à Berlin et conjuguent leurs efforts pour surmonter les résistances, voire le sabotage de certains[164].

Leur succès, encore bien fragile, n'en est pas moins significatif. La nouvelle « Opposition de gauche unifiée » (V.L.O.) allemande est certes moins nombreuse, mais plus prometteuse que le Leninbund. Elle compte un peu plus de deux cents militants dont beaucoup d'ouvriers et de cadres, bien implantés dans les centres prolétariens, mais relativement coupés du K.P.D. Le premier numéro de son organe, Der Kommunist, paraît à la mi-avril 1930. Quelques jours auparavant, une polémique dans les colonnes de Volkswille, entre Urbahns et Sedov, a révélé que le Leninbund a dépensé pour son activité à lui l'ensemble des sommes collectées pour les victimes de la répression à travers le Secours Trotsky[165].

Le 6 avril, à la conférence internationale, ouverte par Rosmer, toutes les organisations ne sont pas représentées. Sous la présidence de Rosmer et Naville, avec Gérard Rosenthal et J. Tchernobelsky - venu du groupe de Treint - comme secrétaires, on relève la présence des Belges - Hennaut pour la majorité, Léon Lesoil pour Charleroi, de l'Allemand Seipold, député au Landtag de Prusse, de l'Espagnol Gorkin, du Hongrois Szilvassý, du Tchécoslovaque Frankel, d'Okun et de Pikas, représentant le « groupe juif », auxquels il faut ajouter deux observateurs « bordiguistes »[166].

Plusieurs groupes n'ont pu être prévenus à temps. D'autres se sont excusés, tout en se déclarant d'accord avec l'objectif : ce sont les divers groupes autrichiens, un second groupe tchécoslovaque, et une véritable organisation grecque, celle des « Archives du marxisme »[167].

Damien Durand a fort bien souligné dans sa thèse l'ambiguïté qui pèse sur cette réunion, « conférence, pré-conférence ou réunion internationale[168] » et le net retrait des positions de Rosmer par rapport aux objectifs fixés par Trotsky. Les débats font apparaître le désir des Italiens et du Belge Hennaut de remettre en question les résultats de la différenciation, de renouer avec le groupe Paz et le Leninbund[169].

En fait, il apparaît très vite que l'Opposition de gauche internationale repose sur deux groupes nationaux seulement, les Français et les Américains, et qu'il n'est pas possible d'intégrer les seconds à une direction internationale. Les Belges, pourtant admirablement placés, comme le souligne Rosmer, se dérobent avec des arguments qui rappellent ceux d'Urbahns. Finalement on forme un secrétariat international de trois membres : Rosmer, Sedov et Landau[170].

Tirant le bilan de la conférence d'avril, Trotsky se montre optimiste en public, dans le Biulleten Oppositsii, et parle d'un « pas en avant », concluant positivement ce qu'il considère comme « un important travail-de préparation[171] »,

Il est en réalité très mécontent du déroulement de la conférence qu'il appellera, avec son ironie mordante, la « conférence muette ». Dans une lettre adressée à Shachtman le 16 avril, il souligne le fait, ahurissant à ses yeux, que la conférence n'a été capable d'adopter aucun manifeste, même pas une déclaration de principes qu'il jugeait indispensables pour le développement ultérieur du travail[172]. On comprend sa réaction. Les explications avancées par Rosmer et Shachtman ne font que révéler une bonne mesure d'incompréhension de son point de vue à lui et d'impréparation à ce qu'il attend d'eux.

On peut cependant penser, avec Damien Durand, que la tenue même de la conférence internationale, sa décision de se doter d'un Bulletin international et d'un secrétariat constituaient un pas important vers la création d'une direction internationale se substituant à Trotsky et qui ne soit pas centrée autour de sa personne. D. Durand écrit :

« La conférence d'avril n'était pas encore l'aboutissement de ce processus, mais en constituait l'amorce. Elle semblait annoncer une direction indépendante de l'Opposition de Gauche permettant à Trotsky de se consacrer davantage à un travail littéraire et à une élaboration politique auxquels il accordait une énorme importance[173]. »

* * *

Le même auteur, le seul à avoir, au cours des dernières années, apporté des éléments de réflexion sur ce problème, pense que, dès son arrivée en Turquie, Trotsky avait opéré un choix très clair et préconisé une méthode :

« Trotsky veut se consacrer à son travail littéraire, à la réflexion sur le cours des événements en Union soviétique [...] et aider en cela le mouvement d'Opposition de gauche dont il souhaite être indépendant et n'avoir en son sein aucune responsabilité[174]. »

Et il souligne la « monstrueuse contradiction » à laquelle se heurte Trotsky : des oppositionnels unanimes sur les « critères » qu'il leur a proposés, mais muets sur ses propositions concrètes de travail international.

Durand a certainement raison de penser que l'on touche ici à la question posée alors à Trotsky : l'Opposition russe, après avoir bravement tenu le flambeau, doit passer le relais à une opposition internationale qui n'a pas d'existence propre, pas de cadres et un contenu encore flou ; est-ce possible ? Comme il l'a fait au cours de la délimitation, puis de la différenciation, Trotsky doit-il continuer à mener personnellement et seul la bataille des idées ? Il ne le croit pas.

Pourtant la réponse à cette question n'est pas simple. D'abord, l'Opposition de gauche russe n'est pas morte. Six jours après la conférence de Paris, elle s'est exprimée de nouveau, à la veille du XV° congrès du P.C.U.S., à travers une déclaration rédigée par Rakovsky et signée par V. V. Kossior, N.I. Mouralov, V.D. Kasparova, puis O.K. Aussem et K.I. Grünstein[175]. Elle ne manque pas de combativité, se réfère à sa condamnation du « socialisme dans un seul pays », de « la rapacité, l'irresponsabilité », le despotisme de l'appareil, prend acte du « lamentable et retentissant écroulement » de la politique de collectivisation rurale intégrale. Elle poursuit, avec des accents à la fois anciens et très nouveaux:

« Quand, dans un pays où il s'est produit une révolution gigantesque, les paysans moyens et pauvres disent : "Le Pouvoir le veut ainsi", "on ne peut aller contre le Pouvoir" (Pravda), cela montre un état d'esprit des masses infiniment plus dangereux encore que le vol et la violence des fonctionnaires. Les Thermidor et les Brumaire font irruption par les portes de l'indifférence politique des masses. Nous avons toujours misé sur l'initiative révolutionnaire des masses et non sur l'appareil. Aussi ne croyons-nous pas plus à la prétendue bureaucratie éclairée que nos prédécesseurs révolutionnaires bourgeois de la fin du XVIII° qui ont cru au prétendu "despotisme éclairé"[176]. »

Abordant la question de la nature sociale du pouvoir en U.R.S.S. qui divisera si profondément le mouvement au cours des années suivantes et tentant d'échapper à la problématique du « Thermidor », le texte de Rakovsky poursuit :

« le secrétaire, le président du soviet local, le collecteur de blé, le coopérateur, les membres des sovkhozes, les chefs d'entreprise, du parti et sans-parti, les spécialistes, les contremaîtres qui, en avançant sur une ligne de moindre résistance à l'usine, établissent dans notre industrie un système de pressuration et de despotisme à l'usine - voilà le pouvoir réel dans la période de la dictature prolétarienne que nous vivons ! Cette étape peut être caractérisée comme la domination et la lutte des intérêts corporatifs des différentes catégories de la bureaucratie.

« D'un État prolétarien à déformations bureaucratiques - comme Lénine définissait la forme politique de notre Etat -, nous sommes en train de passer à un Etat bureaucratique à survivances prolétariennes communistes.

« Sous nos yeux s'est formée et continue à se former une grande classe de gouvernants, avec ses propres divisions internes, qui s'accroît par la cooptation prudente, directe ou indirecte. [...] Ce qui unit cette classe originale est une forme, originale elle aussi, de propriété privée, à savoir la possession du pouvoir d'Etat[177]. »

Ce texte d'une qualité exceptionnelle se termine par un manifeste-programme dans lequel, de façon significative, ne figure nulle allusion au programme et à l'action de l'Internationale communiste. Y a-t-il déjà division du travail entre les deux fractions historiques de l'opposition que relie la seule personnalité de Trotsky ? Il est trop tôt pour se prononcer sur ce point.

Pour le moment, en tout cas, les combattants, dans un monde comme dans l'autre, n'ont pas le sentiment d'une coupure. Dans une lettre adressée le 11 juin 1930 en français à Lev Sedov, l'un des hommes les plus représentatifs de la jeune génération des bolcheviks-léninistes, V.B. Eltsine, accusant réception de la carte postale qui lui a annoncé la tenue de la conférence du 6 avril, écrit :

« Quoique nous sommes (sic) séparés du monde extérieur et avons seulement la presse officielle. Tout de même, grâce au bruit qui s'éleva dans la presse et dans les derniers journaux (Bolchevik d'avril), nous devinâmes que quelques grands événements avaient eu lieu à l'étranger, des événements qui mirent en fureur Staline et ses apparatchiki. La carte nous montra la vraie cause de leur inquiétude, le succès que vous avez obtenu dans l'Union de la gauche internationale - c'est une grande fête pour nous. Cette information nous donne force et assurance[178]. »

On comprend la confiance que Trotsky, pourtant pleinement conscient de l'ampleur de la tâche, tirait d'un tel témoignage.

Une année auparavant, dans une longue lettre de cinquante pages[179], Boris Souvarine avait développé les raisons qui l'incitaient à ne pas suivre Trotsky sur la ligne de la construction de l'Opposition internationale. Après une sévère critique - à bien des égards pénétrante - de ce qu'il appelle le « schéma » de Trotsky sur la « gauche » et la «droite » et ses incertitudes sur le « centre », et la notion même de « centrisme »[180], il s'en prenait aux critères de différenciation mis en avant par Trotsky : en fait, sur l'U.R.S.S. comme dans la politique de l'Internationale communiste, il était d'accord avec la critique faite par ceux que Trotsky appelait « la droite ». Persuadé de l'épuisement, pour longtemps, des chances de la révolution en Occident après son échec initial et la saignée de la Grande Guerre, il concluait que « les rares marxistes révolutionnaires non découragés et mûris par l'épreuve » ne pouvaient « aspirer qu'à un rôle de transmetteurs », assurant :

« Ce serait déjà beaucoup d'assurer la continuité de notre pensée, de nos traditions, de notre culture et de passer aux jeunes le flambeau transmis par nos aînés[181]. »

Il en venait à écrire à Trotsky :

« Savoir attendre est aussi nécessaire que pouvoir combattre et il est même possible de se taire sans perdre la faculté d'agir, comme on peut se donner l'illusion de l'action en s'épuisant en paroles[182]. »

Il s'agissait donc, pour le moment, selon lui, de reconnaître qu'il n'y avait rien de plus important, « pour l'ensemble du mouvement international, que les succès économiques de l'Etat soviétique ». L'opposition devait travailler au service de ce capitalisme d'Etat et ne pas subordonner « les nécessités tangibles de l'Etat soviétique » à ce qu'il appelait les « besoins douteux de quelque épisode d'aspect révolutionnaire ailleurs[183] ».

Qu'on approuve ou non la forme de sa réponse - « on enregistre un homme à la mer et on passe à l'ordre du jour » -, on peut comprendre que ces considérations ne pouvaient avoir aucune prise sur Trotsky et qu'il ne pouvait pas ne pas les considérer comme une abstention, c'est-à-dire une désertion.

Pour lui, le combat continuait, et l'interrompre c'était capituler. Boris Souvarine, qui comparait l'Opposition de gauche internationale à « une armée d'ânes dirigée par un lion » et eût préféré « une armée de lions dirigée par des ânes[184] », n'avait évidemment aucune chance de le convaincre, malgré la solidité de certaines de ces critiques, puisqu'elles concouraient toutes à la nécessité de suspendre l'action, attendre et, au besoin, se taire.

XLI. Le travail littéraire[modifier le wikicode]

Lors de son arrivée à Constantinople, les autorités consulaires soviétiques avaient versé à Trotsky, au titre de « droits d'auteur », 1 500 dollars, ce qui constituait une somme plutôt dérisoire.[185]

Nous savons que Trotsky avait déjà réussi à vivre en exil pendant de nombreuses années et à y gagner sa vie de façon régulière et honorable comme journaliste. Ce n'était plus possible au lendemain de cette tranche d'histoire. L'ancien dirigeant de la révolution russe, l'ancien commandant en chef de l'Armée rouge, dirigeant d'un mouvement politique mondial, ne pouvait redevenir chroniqueur ni reporter. Pourtant les conditions de son exil et de son accueil en Turquie le condamnaient à ne pouvoir gagner sa vie que par un travail à domicile.

L'unique possibilité était d'exercer la profession dont il avait au fond toujours pensé qu'elle était la sienne quand il n'était pas révolutionnaire professionnel, celle d'« écrivain », qui allait désormais figurer sur ses papiers officiels. Les éditeurs, américains et allemands surtout, sentaient la bonne affaire et s'empressaient de venir lui proposer des contrats : l'Allemand Schumann, venu à Constantinople dès le mois de mars, ne le visita pas moins de huit fois. Très vite, il découvrit qu'il avait la possibilité de gagner vraiment sa vie par sa plume, percevant d'importants émoluments pour ses articles, dans la grande presse, des avances sur droits d'auteur pour des livres, de la part d'éditeurs qui n'en avaient pas encore reçu la première page. Edmund Wilson relève à ce propos qu'il est avant tout un « maître des mots[186] », non un homme politique. Et son dernier exil - tout au moins sa première partie - va être pour lui une splendide occasion de maîtriser les mots.

Il avait déjà derrière lui son ouvrage 1905, une histoire écrite sur le vif dans le cadre d'une étincelante analyse de l'inégalité du développement :

« Sur ces immenses espaces, tous les stades de la civilisation: depuis la sauvagerie primitive des forêts septentrionales où l'on se nourrit de poisson cru et où l'on fait sa prière devant un morceau de bois, jusqu'aux conditions nouvelles sociales de la vie capitaliste, où l'ouvrier se considère comme participant actif de la politique mondiale et suit attentivement les événements des Balkans ou bien les débats du Reichstag. L'industrie la plus concentrée de l'Europe sur la base de l'agriculture la plus primitive. La machine gouvernementale la plus puissante du monde qui utilise toutes les conquêtes du progrès technique pour entraver le progrès technique dans le pays[187] … »

En même temps, cependant, il rejette la méthode - qualifiée par lui de « géométrie pseudo-matérialiste » - qui est celle de Plekhanov et commence à se mettre en quête d'une démarche originale tenant compte des caractères spécifiques de chaque situation.

En Turquie c'est la presse qui le poussa la première à écrire. L'agence Wabirdaw - de William Bird - lui avait acheté, par l'intermédiaire de ses amis de Paris, ses premiers articles concernant son expulsion d'U.R.S.S., et elle lui proposait des articles autobiographiques. Les négociations, directes ou indirectes, menées, du côté de Trotsky, avec des gens expérimentés, n'étaient certes pas conduites avec un grand sens des affaires, et il semble qu'il aurait pu demander plus que ce qu'on lui offrait, et qu'il accepta, au moins les premières fois, avec un étonnement ravi des sommes relativement faibles.

Son premier ouvrage d'exil est Ma Vie ; il n'emploie jamais ce titre qu'il n'aime pas et parle toujours à son propos de son « autobiographie », L'idée n'était pas nouvelle. Déjà au temps d'Alma-Ata, Rakovsky - qui, de son côté, avait fait ce travail - et Préobrajensky, l'avaient poussé à rédiger des souvenirs personnels dont l'intérêt politique et historique était évident. Nous l'avons aperçu au passage, écrivant à Aleksandra Lvovna pour lui demander de l'aide en ce qui concernait certains détails de leur vie à partir de Nikolaiev[188]. Et les premières séries autobiographiques pour la presse achevèrent de le convaincre que ce travail était possible, intéressant et rentable. Le lecteur attentif des notes du présent ouvrage aura déjà relevé que Trotsky a intégré dans Ma Vie - avec, parfois, pas ou peu de modifications - articles et commentaires dans la presse de la période de la guerre notamment, ainsi que la présentation de Guerre et Révolution écrite en 1922 et d'importants passages de son ouvrage Lénine, de la même année.

Le genre autobiographique est réputé mineur en histoire. L'autobiographie de Trotsky est l'une des meilleures réalisations du genre. Nous nous sommes très largement appuyé jusqu'à présent dans notre travail sur les faits qu'il y a établis et relatés avec, nous a-t-il paru, conscience et honnêteté.

L'avant-propos deMa Vie situe cet ouvrage dans la littérature militante:

« Dans ces pages, je poursuis la lutte à laquelle toute ma vie est consacrée. Tout en exposant, je caractérise et j'apprécie ; en racontant, je me défends et plus souvent encore, j'attaque. Et je pense que c'est là le seul moyen de rendre une biographie objective dans un certain sens le plus élevé, c'est-à-dire d'en faire l'expression la plus adéquate de la personnalité, des conditions et de l'époque[189]. »

Il s'en prend dans le même texte à la prétendue « objectivité » dont se paraient alors et se parent encore tant d'historiens, académiques ou non, et qu'il qualifie sans ménagements de « rouerie mondaine ». Obligé de parler de lui-même, puisque tel est le sujet, il trouverait stupide autant que ridicule de dissimuler ses sympathies ou antipathies, ses affections ou ses haines. Ce livre, écrit-il « est un livre de polémique. Il reflète la dynamique d'une vie sociale qui est tout établie sur des contradictions ». Et d'énumérer les diverses formes de ce qu'il appelle la « polémique sociale », depuis « la plus coutumière, quotidienne, normale, presque imperceptible malgré son intensité, jusqu'à la polémique extraordinaire, explosive, volcanique, des guerres et des révolutions » :

« Telle est notre époque. Nous avons grandi avec elle. Nous en respirons, nous en vivons. Comment pourrions-nous nous dispenser de polémique si nous voulons être fidèles à "notre patrie dans le temps[190] " ? »

Repoussant fermement cette « objectivité »-là, il accorde en même temps beaucoup d'importance à ce qu'il appelle « la simple bonne foi dans l'exposition des faits », au respect des proportions, dans l'ensemble et le détail aussi.

S'agissant d'une histoire dont il est l'un des acteurs principaux, il signale qu'il fait généralement confiance à sa mémoire, celle-ci étant très faible en matière topographique et musicale, pas extraordinaire en matière visuelle et très au-dessus de la moyenne en matière d'idées. Curieusement d'ailleurs, il omet d'indiquer la faiblesse de sa mémoire en matière de dates - attestée par le fourmillement des erreurs chronologiques dans ses travaux ; en a-t-il eu conscience ? Ajoutons que le lecteur a de la chance. En pleine rédaction de Ma Vie, Trotsky écrivait à sa vieille amie Anna Konstantinovna, le 1° juin 1929 :

« Je me suis toujours plongé dans cette autobiographie, et je ne sais pas comment m'en sortir. Au fond, j'aurais pu en terminer depuis longtemps, mais j'en ai été empêché par mon maudit pédantisme: je continue à rassembler des informations, je vérifie les dates, je biffe ici, là je fais un ajout. Plus d'une fois, j'ai été tenté de jeter tout cela au feu et de passer à des travaux plus sérieux. Mais, comme par un fait exprès, c'est l'été et il n'y a pas de feu dans les cheminées. D'ailleurs, ici, il n'y a pas de cheminée[191]. »

On peut donc se réjouir de ce que Trotsky appelait son « maudit pédantisme», cette conscience professionnelle qui nous a valu, avec Ma Vie, « un chef-d'œuvre de l'autobiographie[192] ». L'universitaire israélien Knei-Paz, peu suspect de tendresse pour Trotsky, n'est pas loin de cette opinion. Il écrit notamment que quelques-uns des meilleurs chapitres de ce livre sont ceux qui traitent de la façon dont leur auteur s'est engagé dans l'Histoire, puis ceux au cours desquels la courbe du mouvement révolutionnaire se mêle et se combine avec celle de sa vie personnelle. La vie des déportés de Sibérie au début du siècle, l'évasion dans un traîneau tiré par des rennes, le monde des émigrés en Occident, la scission historique entre bolcheviks et mencheviks vue de l'intérieur et dans les deux univers ennemis, ce sont là des pages inoubliables et surtout irremplaçables pour qui veut comprendre l'époque et l'événement.

Quelques croquis d'Octobre, le récit de ses discours et la description de l'ambiance du Cirque moderne sont des pages d'une possible anthologie de la révolution. Le chapitre sur Sviajsk, dans une brume de poudre et de mort, éclairé par la beauté de Larissa Reissner, est un formidable poème épique.

Le grand écrivain français François Mauriac a découvert cet ouvrage avec admiration:

« Il y a dans Trotsky une évidente séduction. Et d'abord, le lecteur bourgeois s'étonne toujours qu'un révolutionnaire garde quelque ressemblance avec le commun des mortels. J'ai été pris, dès les premières pages, comme Tolstoï et Gorky m'avaient pris. Si Trotsky n'avait pas été militant de la révolution marxiste, il eût trouvé sa place auprès de ces maîtres[193]. »

Et l'on peut dire que Mauriac a saisi Trotsky à travers Ma Vie, à travers quelques pages remarquables sur ce héros qui ne perd jamais le sentiment de l'homme qu'il est.

L'« autobiographie », comme Trotsky écrira toujours en parlant de ce livre, avait été l'œuvre de l'année 1929. L'Histoire de la Révolution russe a été celle des années 1930 à 1933 et des longs mois consacrés aux traductions. De ce maître ouvrage, Edmund Wilson a écrit:

« Jamais plus, après avoir lu l'histoire de Trotsky, le langage, les conventions, les combinaisons, les prétentions de la politique parlementaire, si nous avions sur elles quelque illusion, ne nous sembleront les mêmes de nouveau. Elles perdront leur consistance et leurs couleurs, s'évaporeront devant nous. Le vieux jeu de la concurrence pour les places, le vieux jeu du débat parlementaire, semblent futiles, dépassés ; ce qui est réel, c'est une science nouvelle du réajustement et de l'organisation sociale approchant d'un degré d'exactitude que nos programmes politiques à l'ancienne mode n'ont jamais rêvé et capables de devenir partie intégrante de l'équipement culturel du peuple, de façon totalement différente de ce qu'on a jamais connu, même chez les nations les mieux éduquées politiquement sous nos institutions "démocratiques"[194]. »

L'ouvrage est solidement documenté, s'appuyant sur les ouvrages, revues, travaux apportés d'U.R.S.S. ou envoyés en 1931 par Sérioja, mais surtout du fait de la navette de livres et de documents organisée à partir de Berlin, avec l'aide d'hommes comme Thomas ou Nikalaievsky, par Lev Sedov, dès son installation dans la capitale allemande.

L'Histoire de la Révolution russe est un ouvrage unique en son genre. Non seulement parce qu'elle est une histoire d'une révolution rédigée par l'un de ses principaux acteurs, mais, par son ampleur, la largeur de son horizon dans le temps et dans l'espace, la puissance de ses analyses et la couleur de ses descriptions. L'auteur y exprime, en même temps que sa conception du monde, sa conception de ce qu'est une révolution. Et l'on chercherait en vain un terme de comparaison.

La préface s'étend sur l'objectif et les méthodes de travail. Véritable manifeste de l'histoire militante, elle rappelle que l'historien se doit de relater ce qui s'est passé et d'indiquer comment cela s'est passé, et que, du coup, il a pour mission de découvrir cette « loi intime » qui relie l'enchaînement des événements à ce qu'il appelle « leur propre loi rationnelle ».

Ce qui distingue avant tout une révolution. c'est qu'elle constitue, écrit-il. « l'intervention directe des masses dans les événements historiques ». Dans les périodes dites ordinaires. c'est l'État qui domine la nation, et la politique est le fait des politiciens professionnels :

« L'histoire de la révolution est pour nous. avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées[195]. »

L'étude de la révolution, son histoire. ne peut donc se borner à celle des transformations des bases économiques et du substrat social. Trotsky écrit ces lignes qui caractérisent sa méthode :

« La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intensives et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution. [...] Le processus politique essentiel d'une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s'orientent activement d'après la méthode des approximations successives. Les diverses étapes du processus révolutionnaire, consolidées par la substitution à tels partis d'autres, toujours plus extrémistes, traduisent la poussée constamment renforcée des masses vers la gauche, aussi longtemps que cet élan ne se brise par contre des obstacles objectifs. Alors commence la réaction: désenchantement dans certains milieux de la classe révolutionnaire, multiplication des indifférents et, par suite, consolidation des forces contre-révolutionnaires[196]. »

Au premier rang du travail historique sur une révolution se trouve donc la nécessité de ce qu'il appelle « l'étude des processus politiques dans les masses» qui seule permet de comprendre le rôle des partis et des dirigeants. Les difficultés pour cette étude sont immenses: les classes opprimées font l'histoire en période de révolution, mais elles ne prennent pas de notes et n'écrivent pas souvent leurs mémoires. Il reste pour l'historien à pratiquer l'évaluation rétrospective sur laquelle un parti révolutionnaire fonde sa tactique pendant le développement révolutionnaire, là aussi sur la base d'une mise en évidence soigneuse des conditions générales qui ont déterminé ce développement de la conscience.

L' « impartialité » de l'historien est-elle nécessaire pour la reconstitution de ces processus ? Il est de bon ton de l'assurer. Trotsky ne le croit pas. Il déclare écrire pour un lecteur « sérieux et doué de sens critique », qui n'a pas besoin « de l'impartialité fallacieuse qui lui tendrait la coupe de l'esprit conciliateur. saturée d'une bonne dose de poison, d'un dépôt de haine réactionnaire ». En revanche, « il lui faut la bonne foi scientifique qui, pour exprimer ses sympathies, ses antipathies, franches et non masquées, cherche à s'appuyer sur une honnête étude des faits, sur la démonstration des rapports réels entre les faits, sur la manifestation de ce qu'il y a de rationnel dans le déroulement des faits ». Il ajoute :

« Là seulement est possible l'objectivité historique, et elle est alors tout à fait suffisante, car elle est vérifiée et certifiée autrement que par les bonnes intentions de l'historien - dont celui-ci donne d'ailleurs la garantie -, mais par la révélation de la loi intime du processus historique[197]. »

Il s'en prend avec humour à l'historien français de la Révolution et de l'Empire, Louis Madelin, qu'il définit comme « un des historiens réactionnaires et, par conséquent, bien cotés, de la France contemporaine ». Ce dernier assure en effet que l'historien doit monter sur les remparts d'une ville assiégée et considérer d'un œil juste, égal et impartial, assiégeants et assiégés. Pour Trotsky cependant, les travaux de Madelin prouvent simplement qu'il ne monte sur le rempart séparant les deux camps qu'en « éclaireur de la réaction[198] » ...

Nous n'ajouterons à ce point qu'une remarque : on peut aujourd'hui regretter une lacune dans le travail de Trotsky dont l'absout pourtant un critique aussi exigeant que le professeur israélien Knei-Paz. Il est dommage en effet que, pour, écrit-il, ne pas gêner le lecteur, Trotsky ait choisi de s'abstenir totalement non seulement de donner des références précises, mais de citer et localiser les périodiques, journaux et revues, les Mémoires, les procès-verbaux, les documents d'archives et parmi eux, assure-t-il, nombre de manuscrits - dont il se contente d'indiquer de façon plutôt vague que « la plupart d'entre eux proviennent de l’institut d'histoire de la Révolution, à Moscou et à Leningrad » : son refus, ici, de ce qu'il appelait à tort le « pédantisme» a certainement privé, après lui, les chercheurs et étudiants de la révolution russe de pistes que les nouveaux maîtres de l'U.R.S.S. avaient dans l'intervalle soigneusement brouillées et couvertes.

M. Baruch Knei-Paz, qui semble beaucoup apprécier, au moins comme grand ouvrage de « littérature historique », l'Histoire de la Révolution russe, adresse à Trotsky le reproche classique et usé de manquer d'objectivité, mais sous un angle nouveau. Pour lui, Trotsky ne manque nullement d'objectivité dans le travail d'établissement des faits, mais dans ce qu'il appelle ses « préconceptions » marxistes, dont il assure que Trotsky les traite comme des postulats :

« La difficulté avec l'histoire de Trotsky est qu'il ne cherche pas à établir la validité des "lois", axiomes et concepts, mais admet simplement - d'avance et tout au long - leur validité[199]. »

Poussant la critique jusqu'au niveau de la polémique, le politologue israélien va même jusqu'à écrire: « En un certain sens, l'Histoire est une étude en téléologie[200]. »

L'accusation nous paraît bien injuste. A la même page et à quelques lignes de distance, M. Knei-Paz cite en effet une phrase de l'introduction des derniers volumes de l'Histoire qui apporte un démenti éclatant à cette dernière affirmation. Trotsky y parle en effet simultanément du caractère inévitable de la révolution d'Octobre et des causes de sa victoire, ce qui dément toute interprétation téléologique : la révolution était certes inévitable, mais sa victoire n'était pas inscrite dans on ne sait quel livre du destin. Faut-il vraiment le rappeler, à propos d'un historien qui était aussi et avant tout un révolutionnaire et, à ce titre, avant tout intéressé non à prophétiser la révolution, mais à assurer sa victoire le jour, inévitable, où elle se produirait ?

Il est vrai que Trotsky fait, dans l'Histoire, de nombreuses allusions à ce qu'il appelle les « lois de l'Histoire », qu'il qualifie tantôt de « naturelles », tantôt de « rationnelles », et qui, pour lui, régissent le processus historique ou, si l'on préfère, conformément auxquelles le processus historique se déroule de façon générale. C'est en examinant la façon dont Trotsky les énonce dans son Histoire qu'il est possible de saisir s'il s'agit de postulats, comme l'écrit M. Knei-Paz, ou de conclusions qu'il n'oublie jamais d'étayer, comme nous le pensons pour notre part.

Prenons l'exemple de la « loi du développement inégal et combiné » dont le fonctionnement sous-tend largement l'analyse de Trotsky sur les particularités de la révolution russe et dont, au même moment, son jeune ami E. B. Solntsev faisait en déportation une étude exhaustive dans un manuscrit, disparu dans les archives du G.P.U. depuis. Trotsky écrit à son sujet :

« Les lois de l'histoire n'ont rien de commun avec des schémas pédants. L'inégalité de rythme, qui est la loi la plus générale du processus historique, se manifeste avec le plus de vigueur et de complexité dans les destinées des pays arriérés. Sous le fouet des nécessités extérieures, la vie retardataire est contrainte d'avancer par bonds. De cette loi universelle d'inégalité des rythmes découle une autre loi que, faute d'une appellation plus appropriée, l'on peut dénommer loi du développement combiné, dans le sens du rapprochement de diverses étapes, de la combinaison des phases distinctes, de l'amalgame des formes archaïques avec les plus modernes. A défaut de cette loi, prise, bien entendu, dans tout son contenu matériel, il est impossible de comprendre l'histoire de la Russie, comme, en général, de tous les pays appelés à la civilisation en deuxième, troisième ou dixième ligne[201]. »

A moins de demander à l'auteur de faire précéder son travail d'un véritable manuel méthodologique, il paraît difficile d'affirmer devant ce texte, étayé ensuite, dans de nombreuses pages, d'exemples empruntés à l'histoire russe, qu'il s'agit de l'affirmation d'un postulat. M. Knei-Paz peut n'être pas convaincu par la démonstration ; il n'en est pas moins vrai qu'il y en a une, qu'il semble ne pas avoir saisie, peut-être parce qu'elle est formulée ici de façon générale.

Quelques dizaines de pages plus loin, d'ailleurs, Trotsky va revenir indirectement sur cette question en essayant d'expliquer à son lecteur comment, pour la première fois dans l'histoire universelle, la paysannerie s'était rangée derrière le prolétariat dans le cours d'une révolution - ce qui constitue, selon lui, le trait distinctif, l'originalité de la révolution russe par rapport à celles qui l'ont précédée. Il s'agit d'une illustration de la loi du développement inégal et combiné, opérée cette fois à l'aide de comparaisons dans le temps et l'espace.

Se tournant vers les grandes révolutions du passé, Trotsky écrit :

« En Angleterre, le servage a disparu effectivement vers la fin du XIV° siècle, c'est-à-dire deux siècles avant qu'il ne fût institué en Russie, 450 ans avant son abolition dans ce dernier pays. L'expropriation des biens-fonds de la classe paysanne anglaise se prolonge, à travers la Réforme et deux révolutions, jusqu'au XIX° siècle. Le développement du capitalisme, que ne hâtait aucune contrainte de l'extérieur, eut ainsi tout. le temps nécessaire pour mettre fin à l'autonomie des ruraux, longtemps avant que ne s'éveillât à la vie politique le prolétariat[202].

« En France, la lutte contre la monarchie absolue, l'aristocratie et les princes de l'Église, força la bourgeoisie de différents niveaux à accomplir, par étapes, vers la fin du XVIII° siècle, une révolution agraire radicale. Après cela, les ruraux de France, devenus indépendants, se révélèrent pour longtemps le sûr appui de l'ordre bourgeois et, en 1871, aidèrent la bourgeoisie à mater la Commune de Paris.

« En Allemagne, la bourgeoisie se montra incapable de donner une solution révolutionnaire à la question agraire et, en 1848, livra les paysans aux hobereaux, de même que Luther, plus de trois siècles auparavant, avait abandonné aux princes d'Empire les gueux soulevés. D'autre part, le prolétariat allemand, au milieu du XIX° siècle, était encore trop faible pour prendre la direction de la classe paysanne. Par suite, le développement du capitalisme. en Allemagne, obtint aussi un délai suffisant, quoique moins étendu qu'en Angleterre, pour se subordonner l'économie agricole telle qu'elle était sortie d'une révolution bourgeoise inachevée[203]. »

Trotsky montre ensuite comment la réforme de la paysannerie en Russie en 1861 fut réalisée par la monarchie et menée par des nobles et des fonctionnaires, sous la pression de la société bourgeoise où la bourgeoisie était cependant impuissante. Il ajoute:

« Le caractère de l'émancipation des paysans était tel que la transformation accélérée du pays dans le sens du capitalisme faisait inévitablement du problème agraire un problème de révolution. Les bourgeois russes rêvaient de [...] tout ce qu'on voudrait, sauf d'une évolution russe. Les intellectuels démocrates [...] se rangèrent, à l'heure décisive, du côté de la bourgeoisie libérale et des propriétaires nobles, non du côté des campagnes révolutionnaires[204]. »

Il conclut cette introduction sur la loi du développement inégal et combiné par son application, en vue d'explication, à la Russie et à sa révolution de 1917 :

« La loi d'un développement combiné des pays arriérés - dans le sens d'une combinaison originale des éléments retardataires avec des facteurs des plus modernes - se formule ici pour nous dans les termes les plus parfaits et donne en même temps la clef de l'énigme de la révolution russe. Si la question agraire, héritage de la barbarie, de l'histoire ancienne de la Russie, avait reçu sa solution de la bourgeoisie, si elle avait pu en recevoir une solution, le prolétariat russe ne serait jamais parvenu à prendre le pouvoir en 1917. Pour que se fondât un Etat soviétique, il a fallu le rapprochement et la pénétration mutuelle de deux facteurs de nature historique tout à fait différente: une guerre de paysans, c'est-à-dire un mouvement qui caractérise l'aube du développement bourgeois, et une insurrection prolétarienne, c'est-à-dire un mouvement qui signale le déclin de la société bourgeoise. Toute l'année 1917 se dessine là[205]

Nous examinerons les arguments de M. Knei-Paz à la lumière d'un second exemple de « loi » énoncée par Trotsky, celle de l'apparition, dans chaque révolution, d'une « dualité de pouvoirs ».

Dans le chapitre consacré dans le premier volume à la « Dualité de pouvoirs », Trotsky commence effectivement par un exposé et une définition générale, montrant que la dualité de pouvoirs ne surgit qu'à une époque révolutionnaire et en constitue un élément essentiel. Il développe :

« Le mécanisme politique de la révolution consiste dans le passage du pouvoir d'une classe à une autre. [...] La préparation historique d'une insurrection conduit, en période révolutionnaire, à ce que la classe destinée à réaliser le nouveau système social sans être encore devenue maîtresse du pays, concentre effectivement dans ses mains une partie importante du pouvoir de l'Etat, tandis que l'appareil officiel reste encore dans les mains des anciens possesseurs[206]. »

L'existence de deux pouvoirs rivaux ne correspond à aucun équilibre durable : à chaque étape, la victoire de la révolution ou celle de la contre-révolution sont à l'ordre du jour: « Le morcellement du pouvoir n'annonce pas autre chose que la guerre civile» qui va donner à la dualité de pouvoir son expression la plus manifeste, la division du territoire[207].

Trotsky illustre ce qu'il vient d'énoncer comme une loi générale par l'histoire des révolutions antérieures qui ont précisément permis de dégager ce qu'il appelle cette loi.

La révolution anglaise du XVII° a commencé par opposer - à travers une dualité de pouvoirs puis une guerre civile ouverte - le pouvoir royal, appuyé sur les classes privilégiées ou du moins leurs sommets, et celui du Parlement presbytérien, appuyé par la bourgeoisie et les petits gentilshommes proches d'elle. Après la défaite et la capture du roi, c'est l'armée du Parlement qui devient une force politique nouvelle, opposée à la bourgeoisie riche, et s'exprime à travers un nouvel organe qui s'adjuge des pouvoirs d'Etat, celui du conseil des «agitateurs», délégués de l'armée: «Nouvelle période de double pouvoir […] le parlement presbytérien (et) l'armée "indépendante".» Le conflit est de nouveau tranché par les armes, avec l'épuration du Parlement par Cromwell : la tentative des « Niveleurs » de dresser contre le général un nouveau pouvoir, basé sur les couches sociales urbaines les plus pauvres, ne parvient pas à se développer[208].

Trotsky retrouve un développement analogue dans le cours de la Révolution française. La première période de dualité de pouvoirs est celle qui oppose l'Assemblée constituante et le roi, et se termine avec la fuite de ce dernier. Une nouvelle dualité apparaît avec la Commune de Paris, appuyée sur les «sections» et dressée ensuite contre la Législative, puis la Convention :

« Par les degrés d'un double pouvoir, la Révolution française, durant quatre années, s'élève à son point culminant. A partir du 9 Thermidor, de nouveau par les degrés d'un double pouvoir, elle commence à descendre. Et encore une fois, la guerre civile précède chaque retombée, de même qu'elle avait accompagné chaque montée[209]. »

Incontestablement, à travers l'énoncé de ces « lois », l'écrivain se conforme à l'idée qu'il se fait de l'Histoire comme un conflit entre les classes et du devoir de l'historien de les mettre au jour. Il débusque les « faits» à travers les exemples et énonce les « lois» qu'il en déduit. Avant de conclure qu'il s'agit là de postulats, il faut démontrer la fausseté de ses arguments sur le terrain où il les a développés, et, par exemple, contester le passage où il montre à propos des « journées de Juillet » comment les intérêts divergents de classe peuvent se dissimuler derrière les mêmes mots, venus du passé avec l'héritage culturel :

« Si la lutte avait eu lieu vers la fin du Moyen Age, les deux parties, en se massacrant mutuellement, auraient cité les mêmes proverbes bibliques. Les historiens formalistes en seraient ensuite venus à conclure que la lutte avait eu lieu pour des questions d'exégèse : les artisans et les paysans illettrés du Moyen Age mettaient, comme on sait, une étrange passion à se faire tuer pour des subtilités philologiques dans les révélations de Jean l'Evangéliste, de même que les dissidents de l'Eglise russe se faisaient exterminer à propos de savoir si l'on devait faire le signe de la croix avec deux ou trois doigts. En réalité, au Moyen Age, non moins qu'à présent, sous les formules symboliques se dissimulait une lutte d'intérêts vitaux qu'il convient de discerner. Un seul et même verset de l'Évangile signifiait pour les uns le servage et pour les autres la liberté[210]. »

* * *

M. Baruch Knei-Paz, qui ne semble malheureusement pas s'être penché sur ses propres « préconceptions », dans l'intéressant travail qu'il a consacré à la pensée politique et sociale de Trotsky, se décide cependant à l'absoudre :

« Malgré toutes ses préconceptions théoriques, Trotsky porte légèrement son marxisme. Ce dernier imprègne le livre, ne l'inonde pas ; il gouverne l'interprétation des événements mais ne déforme pas les événements eux-mêmes. Il ne prêche pas ni ne moralise, et ce n'est que rarement qu'il prend le temps d'une pause pour instruire le lecteur des subtilités de la dialectique[211]. »

L'auteur de ce jugement, sans s'en rendre compte, pénètre en réalité ici dans une querelle entre « marxistes » derrière laquelle le chercheur doit retrouver les forces sociales qui les conduisent à s'opposer, et ce qui est en jeu dans leur débat. Dans la préface de la deuxième partie de l'Histoire, consacrée à la révolution d'Octobre, Trotsky répond à l'historien soviétique M.N. Pokrovsky, le plus sérieux sans doute de tous ceux qui ont essayé de démontrer, au contraire de l'opinion de M. Knei-Paz, que la conception de Trotsky de l'histoire et du mouvement historique relevait de l'idéalisme philosophique.

« Le professeur Pokrovsky insistait [...] sur ce point que nous aurions sous-estimé les facteurs objectifs de la Révolution : "Entre février et octobre, s'est produite une formidable désorganisation économique"; "pendant ce temps. la paysannerie [...] s'est soulevée contre le Gouvernement provisoire" ; c'est précisément dans ces "déplacements objectifs" et non pas dans les processus psychiques variables qu'il conviendrait de voir la force motrice de la révolution. Grâce à une louable netteté dans sa manière de poser les questions, Pokrovsky dévoile au mieux l'inconsistance d'une explication vulgairement économique de l'histoire que l'on fait assez fréquemment passer pour du marxisme[212]. »

Trotsky rétorque à Pokrovsky que « les changements radicaux qui se produisent dans le cours d'une révolution » sont provoqués moins par « les ébranlements épisodiques de l'économie » qui se traduisent au même moment que par « les modifications capitales [...] accumulées dans les bases mêmes de la société au cours de l'époque précédente ». Il écrit :

« En réalité, les privations ne suffisent pas à expliquer une insurrection - autrement les masses seraient en soulèvement perpétuel : il faut que l'incapacité définitivement manifeste du régime social ait rendu ces privations intolérables et que de nouvelles conditions et de nouvelles idées aient ouvert la perspective d'une issue révolutionnaire. Ayant pris conscience d'un grand dessein, les masses se trouvent ensuite capables de supporter des privations doubles ou triples[213]. »

En ce qui concerne le « facteur objectif» du « soulèvement paysan » , il répond sur ce point à Pokrovsky :

« Pour le prolétariat, la guerre paysanne était, on le comprend, une circonstance objective, [...] mais la cause immédiate de l'insurrection paysanne même fut en des modifications dans l'état d'esprit de la campagne. [...] N'oublions pas que les révolutions sont accomplies par des hommes, fût-ce par des anonymes. Le matérialisme n'ignore pas l'homme sentant, pensant et agissant, mais l'explique. En quoi d'autre peut être la tâche de l'historien[214] ? »

* * *

Il reste à essayer de répondre ici à la question de savoir si Trotsky a finalement réussi à éclairer, ainsi qu'il le désirait, l'histoire de la révolution russe.

Il est indiscutable qu'il a réussi à dépeindre, mieux que quiconque avant lui, la foule révolutionnaire. Deutscher, dans son chapitre « Le Révolutionnaire historien », a donné libre cours à son talent de critique et d'essayiste et à ses qualités littéraires :

« La façon dont Trotsky dépeint la masse en action a beaucoup de points communs avec la méthode d'Eisenstein dans le classique Cuirassé Potemkine. Il choisit dans une foule quelques individus et éclaire leurs moments d'exaltation ou d'abattement, puis les laisse exprimer leur humeur par une phrase ou un geste ; et alors il nous montre à nouveau la foule, une foule dense et échauffée, emportée par la houle de l'émotion et passant à l'action, et nous reconnaissons immédiatement que c'est là l'émotion ou l'action que la phrase ou le geste annonçait. Il a le don particulier de surprendre les paroles des multitudes lorsqu'elles pensent tout haut. Par la conception et l'image, il mène constamment du général au particulier et vice versa, et le passage de l'un à l'autre est toujours naturel, jamais forcé[215]. »

C'est d'un pinceau de maître qu'il nous dépeint les dirigeants de Vyborg, « faméliques, fourbus, grelottants », ployant « sous le fardeau d'une énorme responsabilité historique », pour conclure que « plus on se rapproche des usines, plus on découvre de résolution ». La façon dont il analyse les changements d'état d'esprit des masses tient à la fois de la fresque et de la miniature. Ainsi, du fameux face à face de février entre la troupe et les manifestants dans les rues de la capitale :

« L'ouvrier dévisageait le soldat bien en face, avidement et impérieusement, et celui-ci, inquiet, décontenancé, détournait son regard ; ce qui marquait que le soldat n'était déjà plus bien sûr de lui. L'ouvrier s'avançait plus hardiment vers le soldat. Le troupier, morose, mais non point hostile, plutôt repentant, se défendait par le silence et parfois, de plus en plus souvent, répliquait d'un ton de sévérité affectée pour dissimuler l'angoisse dont battait son cœur. C'est ainsi que s'accomplissait la brisure[216]. »

Ces masses, cette foule, Deutscher les compare aux foules de Carlyle, l'historien britannique de la Révolution française, pour conclure que les foules de Trotsky « possèdent le caractère des éléments » et que, pourtant, elles sont humaines. Il poursuit :

« Trotsky brosse ses scènes de masses avec un élan non moins imaginatif, mais aussi avec une clarté cristalline et il nous fait sentir que, dans le moment même, les hommes font leur propre Histoire, qu'ils le font en accord avec les lois de l'Histoire, mais également par des actes de leur conscience et de leur volonté. Il est fier de tels hommes, même s'il arrive qu'ils soient illettrés et grossiers et il veut que nous soyons fiers d'eux. La révolution est, pour lui, ce moment bref, mais chargé de sens où les humbles et les opprimés ont enfin leur mot à dire et, à ses yeux, ce moment rachète des siècles d'oppression. Et il y revient avec une nostalgie qui prête à sa reconstitution un relief intense et éclatant[217]. »

Bien entendu, Trotsky ne néglige rien de ce qui concerne les partis, notamment le parti bolchevique et ses militants qui furent, tout au long de la révolution, capables de nourrir les aspirations des masses et d'orienter leur activité. Il ne dissimule rien des désaccords, hésitations, oscillations à l'intérieur de son parti, sans jamais noircir le trait. Il analyse minutieusement les relations entre les autres partis et les masses et, sur la question générale des relations classes-partis, fait des remarques qui semblent définitives.

Après bien des détours et des circonlocutions, le professeur Baruch Knei-Paz, finit tout de même par reconnaître que l'Histoire de la Révolution russe n'est pas une histoire marxiste, mais... une œuvre importante d'art dramatique[218].

Il loue donc les qualités de la langue de Trotsky, l'élégance de son style, l'enchaînement souple de ses récits, l'abondance des images, des métaphores, des formules saisissantes, des comparaisons, des descriptions. Il relève le rapport entre l'Histoire et la façon de Trotsky de la conter, la correspondance établie ainsi entre l'époque et l'homme. Nous sommes enfin d'accord : c'est d'un très grand écrivain que nous traitons tous deux !

* * *

Auteur d'une étude sur « Trotsky historien[219] », M. Peter Beilharz reconnaît ses mérites littéraires. Rappelant la formule de Lounatcharsky sur Trotsky, « littéraire dans son art oratoire et orateur en littérature », il analyse l'Histoire de la Révolution russe comme « de l'histoire en tant que théâtre et du théâtre en tant qu'histoire[220] », Reconnaissant le caractère prenant du récit, l'excellence de la description, la fascination qu'ils exercent sur le lecteur, il fait une critique qui a le mérite de ne pas dissimuler ses fondements idéologiques.

« Une lecture plus approfondie révèle la même métaphore génératrice en action, construisant d'avance une structure textuelle qui fait que le lecteur ne peut qu'être d'accord avec l'auteur. Le terrain de la métaphore choisie est avant tout celui, organique, de l'évolution, si fondamental dans la pensée de la II° Internationale. [...] Les "métaphores usées" envahissent l'Histoire de la Révolution russe. Le contexte de leur utilisation est une métaphysique appelée "dialectique" qui confond la vie sociale et la science naturelle, de sorte que l'une et l'autre soient soumises au règne des lois et donc vulnérables à la prédictabilité. Trotsky établit ainsi une téléologie préétablie qui assure à la fois la défaite des divers ennemis et l'inévitabilité de la victoire bolchevique par le moyen de la métaphore[221]. »

Et après avoir ironisé sur les « difficultés ultérieures » de Trotsky à expliquer la victoire de Staline, M. Peter Beilharz de conclure, non sans une joie maligne, mais peut-être un peu prématurément :

« Les bourreaux de l'histoire mondiale sont exécutés par des moyens littéraires, réalisant une justice poétique pour le Trotsky qui ne pouvait tirer d'autre vengeance de Staline ou de l'Histoire. Fidèle à son premier pseudonyme, la "Plume" n'a jamais pleinement compris les limites de son pouvoir contre l'épée[222]. »

Là ne s'arrête pas la leçon qu'il prétend donner, puisqu'il qualifie, en toute modestie, ce qu'il appelle la téléologie de Trotsky comme « une foi creuse dans un avenir socialiste exprimée à travers le mythe et la métaphore et combinée avec une défense réticente du stalinisme » (sic) et accuse Trotsky de la substituer « à une compréhension marxiste de l'histoire, elle-même nécessaire à une discussion adéquate des problèmes de transition[223] ».

Il n'y a pas lieu de contester ce genre de verdict, qui obéit à la poursuite d'objectifs particuliers. On se contentera de relever que M. Beilharz, parlant de l'Histoire de la Révolution russe le qualifie de « texte (sic) d'une influence et d'une valeur extraordinaires[224] ».

Il est vrai que la qualité de la forme de l'Histoire de la Révolution russe en fait, même en traduction, un très grand livre. Le parallèle entre Louis XVI et Marie-Antoinette d'un côté, le couple impérial russe de l'autre, est une page d'anthologie. Les portraits des acteurs, hommes politiques éminents ou militants obscurs, sont marqués du coup de patte d'un portraitiste au talent immense, avec de l'ironie pour les premiers, de la tendresse pour les seconds. Il faut un énorme talent littéraire - et l'homme qu'on appela « la plume » le possédait pour dépeindre en quelques scènes les « moments » de la révolution, le face à face entre les troupes aux armes chargées et la foule exaspérée en février, l'interpellation brutale du s.r. Tchernov par un ouvrier qui lui montre le poing tout en lui criant au visage: « On te le donne, le pouvoir[225]. »

* * *

L'activité littéraire de Trotsky lui a valu incontestablement une certaine réputation et, du coup, des revenus qui lui ont permis non seulement de vivre avec la maisonnée de Turquie, collaborateurs compris, mais aussi de financer les premières activités en direction de l'U.R.S.S., avec la publication du Biulleten Oppositsii, puis sur le plan international, avec l'aide accordée à bien des activités, nationales ou internationales, de ses partisans. Elle lui a valu également bien des déboires et deux procès retentissants dont l'un fut gagné et l'autre perdu.

L'éditeur allemand Harry Schumann, directeur de la maison Reissner de Dresde, fut l'un des premiers visiteurs, anxieux de signer un contrat avec Trotsky et en obtint la signature. Quelques semaines plus tard, l'ami de Trotsky à Berlin, Franz Pfemfert, découvre que le même éditeur a publié les Mémoires de Kerensky dans lesquelles celui-ci attaque violemment Trotsky et surtout Lénine, les traitant d'« agents des Hohenzollern allemands », reprenant les calomnies répandues dans les mois qui ont précédé la révolution d'Octobre[226]. Bien entendu, Trotsky ignore l'existence de cet ouvrage dans les publications de la maison Reissner et ne le découvre qu'en recevant un exemplaire que lui envoie Franz Pfemfert.

Sa réaction, dans une lettre à Schumann, est immédiate : le 8 mai 1929, il lui demande comment il est possible à un éditeur d'envisager la publication des livres de Trotsky et d'un auteur qui reprend les plus vieilles calomnies contre Lénine et lui[227]. La question est d'importance : les staliniens, à Moscou et ailleurs, peuvent exploiter contre lui une telle éventualité et le lier, dans l'esprit des lecteurs, aux initiateurs de la grande calomnie contre les bolcheviks.

Schumann s'affole devant la perspective de perdre un auteur qui lui promet de bonnes rentrées d'argent[228]. Les promesses ne coûtent rien, et il assure d'abord que les Mémoires de Kerensky vont être retirés de la circulation. La réponse de Trotsky, le 5 juin 1929, ne lui laisse aucune échappatoire : il préfère n'être pas publié du tout que de l'être dans une maison qui a édité les calomnies de Kerensky contre Lénine, ce qui est le cas de Reissner[229].

La réponse de Schumann ne laisse à Trotsky aucune illusion : il va devoir plaider. C'est un dialogue de sourds qui s'est engagé, Schumann étant prêt à reconnaître que Kerensky calomnie Lénine, à la condition que Trotsky lui remette son premier manuscrit. Celui-ci, toujours sur les conseils de Pfemfert, engage pour le procès l'avocat berlinois Gerhardt Frankfurter.

Mais l'astuce du marchand de livres va faire de la question du contrat une affaire politique. Dans sa déposition devant le juge, Schumann assure que Trotsky annule le contrat sur ultimatum de Moscou, qui menace de ne plus lui payer les droits du Gosizdat et cite comme témoin... un fonctionnaire de l'ambassade soviétique de Berlin. Le 1° février, on apprend que Schumann a conclu un important accord d'édition avec le gouvernement soviétique. Trotsky est dès lors absolument convaincu - et non sans arguments de poids - d'une alliance entre Schumann et le gouvernement de Staline sur la question de l'édition.

La victoire au procès, en première instance, permettra à Trotsky d'être publié en Allemagne par Fischer Verlag, bien que Schumann ait fait traîner l'affaire dans des procès successifs, qui amenèrent même une cour d'appel à enquêter... sur la véracité des accusations lancées au sujet des liens entre Lénine et le gouvernement des Hohenzollern pendant la guerre !

Le deuxième procès pour lequel Trotsky prit feu et flamme concernait la traduction française de Ma Vie et était loin de présenter le même caractère de gravité. Trotsky était d'abord extrêmement mécontent de la décision des éditions Rieder de publier l'ouvrage en trois tomes, ce qu'il qualifiait de « démembrement ». Il découvrait, presque au même moment, que le traducteur, Maurice Donzel, dit Parijanine, capable dans sa profession et personnellement sympathique et désintéressé, s'était arrogé le droit de rédiger, sans le consulter, des notes explicatives longues, inutiles et qui, parfois, contredisaient sottement l'auteur qu'elles étaient censées éclairer. Il s'indignait en outre que l'éditeur français ait pu organiser sa publicité autour d'une phrase de l'avant-propos isolée de son contexte : « Je ne puis nier que ma vie n'a pas été des plus ordinaires ».

Débouté en première instance alors qu'il demandait la saisie des volumes, Trotsky fit appel. L'affaire fut plaidée pour lui par son camarade Gérard Rosenthal qui trouva pour la circonstance l'aide éclairée du grand avocat Maurice Garçon. Mais, dans l'intervalle, il avait fini par obtenir des éditions Rieder la suppression des notes dans le deuxième et le troisième volume, ainsi que dans les éditions à venir. Il ne restait plus en appel qu'une demande en dommages et intérêts qu'il destinait à ses camarades français, et il fut débouté. La « défaite », comme il disait dans une lettre à Gérard Rosenthal, n'était cependant pas tragique, puisqu'elle entérinait une satisfaction, au moins partielle, dans une affaire qui n'avait pas la gravité du conflit avec Schumann[230].

* * *

Les autres travaux historiques originaux de Trotsky pour la période de Prinkipo sont restés à l'état de manuscrit inachevé, comme cet ouvrage sur les diplomates soviétiques où le brouillon donne déjà des esquisses brillantes pour Tchitchérine, Joffé, Krestinsky, Krassine et surtout un très émouvant témoignage sur Khristian Rakovski[231].

Ce sont donc exclusivement Ma Vie et l'Histoire de la Révolution russe qui lui ont permis de vivre et de faire vivre les siens, y compris Ljova à Berlin, et les proches collaborateurs qui ont vécu chez lui pendant ces années. Selon les calculs effectués par Isaac Deutscher, ses dépenses annuelles se sont élevées jusqu'à environ l'équivalent de 12 000 à 15 000 dollars par an. La première somme reçue par Trotsky pour ses articles était de 10 000 dollars, sur lesquels il préleva 6 000 pour les besoins de la presse internationale de l'opposition, La même année il recevait plusieurs avances, dont 7 000 dollars pour l'édition américaine de Ma Vie, et Deutscher mentionne un versement de 45 000 dollars du Saturday Evening Post pour la publication en séries de l'Histoire[232]. Le revers de la médaille était, bien entendu, l'accusation de collaboration avec « la presse bourgeoise » et « les éditeurs bourgeois ». Il n'y avait pas d'autres choix et, de toute façon, à moins de se taire totalement - ce qui était l'objectif de ses ennemis -, Trotsky ne pouvait songer à modérer ses adversaires en s'auto-limitant ! Et il n'était pas question de faire « des concessions » pour élargir l'audience.

Il reste la question de savoir dans quelle mesure ses ouvrages historiques ont rencontré les lecteurs qu'il souhaitait et de mesurer l'influence qu'ils ont pu exercer. Les traductions - anglaise par Max Eastman, française par Parijanine, allemande par Alexandra Ramm étaient de bonne facture, et il n'y eut pas à leur sujet de conspiration du silence. Peut-être cependant l'emprise stalinienne sur les militants communistes était-elle déjà suffisamment grande pour écarter de l'achat et de la lecture de ces deux ouvrages l'écrasante majorité d'entre eux. Mais Trotsky fut lu en Allemagne avant 1933 et en France plus longtemps. Il devait en tout cas être lu très longtemps et connut, même après la Seconde Guerre mondiale, au moins en ce qui concerne l'Histoire, un réel succès.

Faut-il, pour conclure, ajouter quelques déceptions au titre du travail littéraire ? Trotsky parla longuement, dans sa correspondance avec les éditeurs, d'un Lénine et les épigones dont, finalement, les éléments épars prirent place ici ou là sous d'autres titres. Il réunit sous le titre La Révolution défigurée en français, quelques éléments importants de la bataille de 1926-1927, sa lettre à l'Institut d'histoire du parti (Istpart), les procès-verbaux de certaines de ses comparutions devant la commission de contrôle et le comité central, des lettres choisies. L'équivalent américain porte le titre The Stalin School of Falsification (L'Ecole stalinienne de la falsification), composé de façon légèrement différente.

Au mois de mars 1929, il écrit une lettre entière sur les publications qu'il envisage alors : celle des procès-verbaux de la conférence de mars 1919 du parti bolchevique, celui du 1° novembre 1917 du comité de ce parti à Petrograd, celui de la conférence des délégués militaires au VIll° congrès du P.C. en 1919, des lettres de Lénine sur les questions du monopole du commerce extérieur, du Gosplan, des nationalités, des discours et fragments d'intervention au XV° congrès, des articles et discours de Staline entre 1917 et 1923, tous censurés par la direction stalinienne[233]. Quelques-uns de ces textes ont finalement trouvé place, isolément dans des recueils ou sous la forme d'abondantes citations. En revanche. ses archives de 1918-1920, et notamment sa précieuse correspondance avec Lénine durant la guerre civile, qu'il n'avait pu faire publier de son vivant, l'ont été bien après sa mort par les soins de l'Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam.

Le lecteur me permettra d'exprimer en conclusion de ce chapitre une idée qui n'a été qu'indirectement introduite et étayée par les développements de ce chapitre. Jusqu'à la réhabilitation de Trotsky, qui ne saurait être que la publication en U.R.S.S. de ses écrits, et notamment de ses œuvres historiques, il ne peut être considéré comme clos.

XLII. Un certain poison[modifier le wikicode]

possibilités : l'expérience et la rigueur de Rosmer se combinant avec la fougue et les mille et une idées de Molinier, c'était - et Trotsky l'avait bien compris - un explosif comme seuls les révolutionnaires savent en préparer.[234]

Son ambition n'était certes pas de faire renaître l'Internationale communiste des années vingt et de regagner, en gros ou en détail, les pionniers communistes exclus les uns après les autres par Staline et les siens. Il n'avait d'ailleurs probablement aucune illusion sur une génération qui avait déjà beaucoup donné dans des circonstances particulièrement difficiles. Mais il voulait redresser, reconstruire une Internationale en train d'être détruite et savait que cette tâche ne pourrait être accomplie par les jeunes générations que si celles-ci disposaient de l'aide de la meilleure partie - ces piliers qui permettraient d'assurer la continuité, militants dont la parole et l'exemple transmettraient l'héritage. De ce point de vue, les résultats des seize premiers mois du séjour en Turquie étaient assez extraordinaires.

Sans égaler l'Opposition russe qui avait ses grands et prestigieux personnages historiques, Rakovsky, le révolutionnaire européen et les intrépides vieux-bolcheviks qu'étaient L.S. Sosnovsky, N.I. Mouralov, V.D. Kasparova et K.I. Grünstein, elle avait aussi nombre de figures imposantes et de combattants de la première heure.

Chen Duxiu, en Chine, était plus encore. Peng Shuzhi avait été l'organisateur du parti et Zheng Chaolin l'un de ses principaux journalistes. Leonetti avait été un proche collaborateur de Gramsci, et Tresso le disciple de son rival Bordiga. A l'exception de Joaquim Maurin - qui avait, lui aussi, rompu avec le stalinisme -, tous les anciens dirigeants du P.C. espagnol d'une certaine stature politique et morale, d'Andrés Nin et Juan Andrade à Garda Palacios et Esteban Bilbao, venaient à l'Opposition de gauche. Vétéran du mouvement ouvrier en Europe, Arne Swabeck avait été le porte-drapeau du communisme et du syndicalisme de combat à Chicago. L'ancien vétéran « wobbly » - des fameux partisans des I.W.W., ces syndicalistes révolutionnaires à l'américaine - Cannon avait été l'un des authentiques Américains qui avaient commencé la construction du parti aux Etats-Unis. Maurice Spector à vingt ans, avait présidé le parti canadien qu'il représentait à Moscou à vingt-quatre ...

Nombre de ces militants avaient inscrit leur nom, tout jeunes, dans les légendaires combats de la révolution et des batailles ouvrières. Ainsi les frères Dunne aux Etats-unis, ainsi le Belge Léon Lesoil, devenu communiste sous l'uniforme, à Vladivostok, en pleine intervention. Ainsi Anton Grylewicz. organisateur des grèves de 1917 dans les usines d'armement de Berlin, adjoint du préfet de police de la révolution en 1918, un des responsables de l'organisation, à Moscou, de l'insurrection allemande d'octobre 1923.

De plus, de même que l'Opposition de gauche russe avait subi un échec quand elle n'avait pas réussi, en 1928, à entraîner avec elle une fraction significative de « zinoviévistes » dans le parti russe, de même l'Opposition de gauche internationale avait échoué en ne réussissant pas à conserver dans ses rangs le Leninbund, qui avait été en quelque sorte le refuge de la gauche allemande. Pourtant on peut dire que Trotsky ne négligea, pendant les années de son dernier exil, aucun des anciens zinoviévistes qui n'avaient pas capitulé à l'instar de leurs chefs de file en U.R.S.S. Gardant pendant des années le contact avec des hommes comme Alois Neurath, Michalec et même Treint, il ne perdit non plus jamais de vue Ruth Fischer, ni Maslow - qu'il devait lui-même gagner finalement à Paris en 1934 - et confia à Sedov la mission de conquérir Werner Scholem[235].

C'est qu'il espérait construire avec l'aide de ces hommes et de ces femmes, le pont qui permettrait d'armer la jeune génération communiste de l'expérience révolutionnaire de ses anciens de 1917 et des révolutions d'après-guerre.

Il devait cependant apparaître très vite que le bilan de l'Opposition de gauche en dehors de l'U.R.S.S. n'était pas de la même valeur que celui de l'Opposition russe. En Union soviétique, la jeune génération, celle de 1917, avait suscité en son sein une pléiade de militants et de combattants, théoriciens et soldats, révolutionnaires de la tête aux pieds, comme il se plaisait à le dire. Les Iakovine, V.B. Eltsine, Poznansky, Solntsev, étaient incontestablement en tous points dignes de leurs aînés. Il n'en était pas de même en Occident, où les partis communistes n'avaient jamais, même de loin, été des organisations comparables au Parti bolchevique et étaient passés presque directement, de partis socialistes ou socialistes de gauche qu'ils étaient primitivement, à l'état de partis bureaucratisés par la « bolchevisation» à l'époque de Zinoviev. Dès les premiers mois de 1930, à propos de la section allemande, Max Shachtman parlait à Trotsky de l'état d'esprit zinoviéviste « de basse politique, de démagogie et d'intrigue », et, sans généraliser abusivement, il faut admettre que la formule était bien, en effet, susceptible de s'appliquer à nombre d'éléments en rupture à cette époque, à l'intérieur des P.C. du monde, avec leurs directions staliniennes.

* * *

Les premières manifestations de cet état de choses apparaissent, à la stupéfaction initiale de Trotsky, dans les rangs de l'opposition allemande, avant même l'exclusion du Leninbund de sa minorité : c'est ainsi que conflits personnels et luttes fractionnelles empêchent, à l'automne 1929, la sortie de l'hebdomadaire oppositionnel en langue allemande qui eût pu changer complètement, au cours des semaines et mois suivants, le rapport de forces dans cette organisation[236].

Damien Durand a scrupuleusement analysé cette explosion de fièvre fractionnelle dont le départ lointain a été la demande de Trotsky à Landau de se rendre à Berlin à l'été de 1929. A cette époque, Trotsky n'a aucune liaison solide en Allemagne, aucun contact autre que sa direction avec le Leninbund, et il a été, en revanche, frappé de la qualité des contributions de Landau à la discussion internationale. Le départ de Vienne de Landau et son installation à Berlin règlent plusieurs problèmes d'un seul coup. Trotsky va disposer en Allemagne d'un informateur et d'une possibilité d'intervention, et il peut espérer que les luttes fractionnelles entre Landau et Frey s'éteindront à Vienne avec le départ d'un des deux protagonistes.

L'imbroglio commence quand, à la fin de septembre 1929, il se trouve lui-même en contact, non plus seulement avec Landau, mais avec des hommes du Leninbund qui se sont découverts dans l'intervalle : Anton Grylewicz, Josef Cohn, dit Joko et l'Autrichien Richard Neumann ; entre ces hommes, les antagonismes personnels l'emportent rapidement sur les problèmes politiques, et Trotsky se voit adresser des reproches qui sont pour lui inimaginables[237].

Neumann écrit que le comportement de Landau relève du psychiatre[238], Joko évoque la formation qu'il a reçue « dans les funestes combats de cliques des fractions autrichiennes » et parle de son influence « maléfique[239] ». En octobre, soulignant que Landau accumule « les catastrophes », il précise à l'adresse de Trotsky: « C'est grâce à l'autorité que vous lui avez conférée[240]. »

Or c'est bien au nom de Trotsky que Jakob Frank a suggéré à Landau de s'installer à Berlin[241], et c'est bien sur les fonds des droits d'auteur de Trotsky détenus par Mme Pfemfert que Landau est rétribué. D. Durand souligne cependant que le mandat de Landau n'était qu'un mandat d'information et de contact[242]. Or ses adversaires disent qu'il s'est présenté en mandataire, fondé de pouvoir de l'Opposition russe.

Une intervention énergique de Trotsky calme les choses pour un temps. Mais tout s'embrase à nouveau avec le séjour à Berlin, à cheval sur la fin de l'année 1929 et le début de 1930, de Jakob Frank, qui fait adopter par la minorité du Leninbund une demande à Trotsky de « rappeler » Landau et l'obliger à abandonner tout travail en Allemagne[243]. Landau qui, dans l'intervalle, s'est lié à Berlin avec l'opposition de Wedding, annonce son retrait du travail de la minorité du Leninbund[244]. Roman Well, dans une des premières manifestations des gens de Leipzig, distribue bons et mauvais points, réclame l'introduction à la direction de « sang frais » de nouveaux militants, qu'il est de toute évidence prêt à patronner[245]. Une fois de plus, Trotsky limite les dégâts en « acceptant » le retrait de Landau et en se refusant à tout « rappel ». Apparemment personne ne songe à examiner de plus près le rôle de J. Frank et de Weil ...

Dans ces conditions, la minorité du Leninbund, absorbée dans le conflit, affaiblie par ces querelles aussi violentes qu'obscures, laisse finalement le champ libre à Urbahns, qui se prépare à l'exclure.

Damien Durand a étudié dans le détail les pourparlers d'unification entre minorité du Leninbund et opposition de Wedding[246]. Comme Trotsky l'a décelé presque tout de suite, Roman Weil combat en fait l'unification et couvre les traces de cette politique par toutes sortes d'accusations contre Landau et les gens de Wedding. Les deux groupes s'accusent mutuellement de désinformation et de déloyauté, voire de provocation, d'employer émissaires et correspondances secrètes : on est au bord de la rupture quand les minoritaires du Leninbund annoncent qu'ils veulent publier, avant la fusion, leur propre organe public.

Shachtman et Naville, venus pour la conférence d'unification, trouvent une situation dramatique: à leur arrivée, on en est à la rupture car les gens de Wedding souhaitent que Schwalbach rapporte en leur nom à la place de Landau, et Grylewicz considère cette proposition comme une provocation[247].

La conférence se déroule dans une atmosphère de discussions oiseuses et d'accusations mutuelles parfois sibyllines[248]. Joko taxe Landau de malhonnêteté et clame qu'il existe « d'autres choses déshonorantes » que de « voler des petites cuillères en argent[249] ». Sacha Müller et Weber sont accusés d'avoir détourné de l'argent des publications de Trotsky en Allemagne. Shachtman, écrit à Trotsky qu'il a vu dans la conférence « un terrible tumulte, proche du scandale, des accusations, des contre-attaques, des insultes, des calomnies[250]… Naville et lui doivent menacer de partir « si les querelles de personnes et les mesquineries de groupes ne cessent pas immédiatement[251]… Indifférents au choix de leur délégué pour la conférence internationale, les dirigeants de la nouvelle opposition allemande se chamaillent à propos de son nom.

Stoïque, sans écrire un mot plus haut que l'autre, sans jamais lancer d'accusation personnelle et en s'en tenant toujours aux principes et à la volonté de construire une organisation, Trotsky a réussi à tenir dans cette mauvaise tempête et à obliger les Allemands à s'unir. Mais il n'est pas, dans ce domaine, au bout de ses peines.

* * *

Impliqué personnellement dans la crise allemande par les accusations lancées contre son prétendu « représentant », il a réussi, sans peine, à se dégager. Mais il ne va pas en être de même avec la seconde crise, infiniment plus grave que la crise allemande, qui frappe en 1930 le cœur de l'opposition internationale, l'opposition française, le groupe même de La Vérité, et aboutit au départ de Rosmer, à son retrait de toutes les activités de cette opposition dont il a été le porte-drapeau dans ses deux premières années[252].

La mémoire collective des partisans de Trotsky a mis à l'origine de cette crise-là la personnalité de Raymond Molinier et l'a appelée « l'affaire Molinier », ce qui ne nous semble pas historiquement tout à fait exact.

Au point de départ se trouve en effet une tension entre Trotsky et Rosmer qui ne cesse de s'accroître, à partir d'octobre 1929, sur la question de la convocation de la conférence internationale. Ainsi que l'a pertinemment relevé Gérard Roche, c'est le 13 octobre 1929 que Trotsky a envoyé à Rosmer un projet d'appel en ce sens, lequel n'a été finalement publié dans La Vérité que le 21 février 1930. Dans l'intervalle, Trotsky, qui a souligné l'urgence de cette publication, est revenu à la charge plusieurs fois, rongeant son frein comme le prouve une lettre où il parle de « retard inadmissible », qu'il n'a finalement pas expédiée[253].

C’est en réalité cette divergence entre Trotsky et Rosmer sur l'importance de la conférence et de la discussion internationale qui s'est manifestée dans le déroulement de la conférence elle-même. L'ordre du jour proposé par Rosmer ne prévoit nulle place pour une discussion de la situation mondiale ni, par conséquent, sur les perspectives de l'Opposition de gauche internationale. Et, alors que Shachtman a apporté de Prinkipo un projet de résolution générale rédigé par Trotsky, pour le soumettre à la conférence, Rosmer, Naville et lui ont finalement décidé de ne pas le proposer[254].

Trotsky, déçu du résultat de la conférence, l'est aussi par la ligne de Rosmer dont il imagine qu'il agit sous une certaine influence de Naville. C’est ici qu'intervient la personnalité de Raymond Molinier.

Ce dernier était resté par la force des choses à l'écart du lancement et des premiers numéros de La Vérité. Arrêté pour insoumission, il a fait de la prison militaire et ne s'est tiré de ce mauvais pas qu'en se faisant réformer pour maladie mentale - un épisode que Trotsky n'apprécie pas, bien qu'il ne s'exprime pas en public à ce sujet.

Gérard Roche a relevé les phrases de la correspondance de Rosmer, qui, après le retour de Molinier au travail militant commencent à suggérer à Trotsky l'existence de difficultés internes résultant de tensions entre les groupes de Raymond Molinier et Pierre Naville :

« En septembre 1929. Rosmer signale : "Entre Naville-Gérard et le groupe Molinier, ça ne va pas et on se regarde d'un mauvais œil". Ses préférences sont claires: "Côté Naville-Gérard, on est très bien, très actif, très dévoué. on accepte toutes les besognes", mais du côté Molinier "on est très gentil, mais on n'est pas très capable politiquement"[255]. »

Or Trotsky n'est pas non plus d'accord avec cette double appréciation. Il juge Naville trop intellectuel, comprend mal son passé surréaliste, le juge éloigné de la mentalité ouvrière, lui reproche une attitude hautaine avec d'autres militants, ses conceptions d'organisation qui le rapprochent, dit-il, même du « souvarinisme[256] » et forge pour toutes ces faiblesses le néologisme de « navillisme », Ljova et Frankel, qui sont tous deux hostiles à Naville et en liaison avec Molinier, l'encourageant avec prudence dans cette attitude[257].

Malgré les critiques et les reproches qu'il lui adresse ponctuellement, Trotsky continue en revanche d'apprécier Raymond Molinier et son efficacité pratique. Il balaie toutes les rumeurs à son sujet, dont Rosmer lui a dit au printemps qu'elles émanaient des staliniens.

En réalité, comme le montre clairement sa correspondance de Harvard avec Ljova et Frankel, Molinier s'est bel et bien fixé comme objectif d'écarter Rosmer. Curieusement, c'est pourtant ce dernier qui ouvre les hostilités lors de la constitution de l'Opposition française en Ligue communiste et de l'élection d'une commission exécutive dans laquelle ne figure pas Raymond Molinier. Trotsky est d'autant plus mécontent que Gérard Rosenthal proche de Naville, entre, lui, dans la direction et la discussion se mène, sur un ton tout à fait calme et naturel, dans la correspondance personnelle entre Trotsky et Rosmer[258].

L'affaire explose dans l'organisation avec la catastrophe qui s'abat sur le groupe indochinois de Paris et l'expulsion de France de dix-neuf militants dont Ta Thu Thau. C'est le résultat de manifestations contre la répression en Indochine dont l'une a été menée par surprise devant l'Elysée: toute l'action des militants indochinois a été menée en dehors du contrôle de la direction[259].

Tout semble se dérouler désormais sur le modèle allemand. Ce sont les partisans de Molinier, Pierre Frank, membre du C.E. en tête qui portent la question devant une assemblée générale de la région parisienne, et Rosmer riposte en privant Molinier de sa responsabilité de secrétaire régional : ce dernier résiste et refuse de se soumettre[260]. Rosmer se retourne alors vers Trotsky en lui écrivant que Molinier utilise son nom dans son combat de clique :

« R.L. a pris cette attitude parce qu'il prétend avoir votre appui. [...] Il a pu finalement mobiliser d'excellents camarades qui sont, comme nous, fixés sur ses capacités politiques, mais qui le considèrent comme votre homme de confiance.[261] »

Il précise ses accusations contre un homme qui, effectivement, finance en partie le mouvement de l'opposition à partir de l'activité, souvent contestable, d'un « Institut de recouvrement » :

« La place d'hommes d'affaires dans un groupement communiste n'est possible que s'ils comprennent exactement ce qu'ils y peuvent faire ; s'ils prétendent jouer un rôle politique de premier plan - surtout quand ils sont illettrés - ça ne peut plus marcher.[262] »

Sans doute Rosmer espère-t-il, à ce moment-là, un mot de Trotsky disant que Molinier n'est pas son homme de confiance, ce qui, pour lui, le réduirait à ses seules forces. Mais Trotsky s'y refuse énergiquement. Il répond à Rosmer que Molinier, bien sûr, n'est pas son « homme de confiance », mais que c'est une erreur de l'évincer et une, plus grave encore, que de protéger et renforcer Naville. Il ajoute :

« Il s'agit du régime de la Ligue et de sa politique. Il s'agit des divergences sérieuses qui avaient commencé bien avant "la question de R.M." et sans rapport avec celle-ci. […] Je ne peux accepter l'écrasement de M[olinier] sans abdiquer les idées que je défendais et défends contre N[aville], sous une certaine "neutralité" de votre part[263]. »

C'est donc au tour de la section française de l'opposition, après l'allemande, d'être le théâtre d'une lutte qui « n'est pas politique », mais n'en est pas moins acharnée. Marguerite Rosmer écrit à Trotsky qu'il prend Molinier pour un révolutionnaire alors qu'il n'est qu' « un agité » ; elle parle « des déformations et mensonges de son cerveau de demi-fou », de « sottises et de bluff ». Elle l'accuse même de « racoler des camarades », d' « acheter les uns et les autres [...] pour s'assurer une majorité[264] ». Rosmer ajoute que c'est un « illettré » et, comme « gagneur d'argent », « d'un genre inavouable[265] ». Naville et lui assurent à Trotsky qu'il a été mal informé, intoxiqué par son entourage, une « information déloyale et malhonnête[266] » transmise par Frankel et Sedov[267]

Rosmer, effondré nerveusement et physiquement, doit finalement prendre un congé de deux mois. Trotsky, par lettre, l'adjure affectueusement de calquer son attitude sur la sienne, de ne pas prendre l'affaire au tragique, mais de passer à l'ordre du jour ; au cours de l'été, il reçoit Naville, Molinier et l'Ukrainien Mill et leur fait conclure « la paix de Prinkipo » rapidement dépassée[268]. En septembre, Marguerite revient à la charge contre celui qu'elle qualifie de « menteur, bluffeur, avec une mentalité d'homme d'affaires sans scrupule[269] ». Rosmer a baissé les bras. L'assemblée de la région parisienne de la Ligue l'a désavoué et a exigé que Molinier reprenne son poste. Ulcéré de n'avoir pas eu le soutien de Trotsky, il s'en va ; pendant quelques mois il collabore un peu à la Gauche communiste, une scission qui se réclame de lui. Entre Trotsky et lui, le silence s'installe pour des années.

Indépendamment de la façon, sans doute très déroutante pour lui, dont Rosmer ne s'était finalement pas battu, on peut penser que sa rupture constituait pour Trotsky un coup sérieux, peut-être plus sur le plan personnel que sur le plan politique. Rosmer était son ami. Il l'avait choisi pour un travail d'une importance historique et ne comprenait pas pourquoi il l'abandonnait après avoir engagé et perdu seul une bataille obscure.

On peut cependant douter qu'il aurait pu employer, à propos de cette affaire, le ton serein des dernières lettres qu'il lui a consacrées, s'il avait connu la correspondance de Molinier que nous connaissons aujourd'hui : lettre à Sedov du 9 janvier 1930[270] où il parle de son projet de « débarquer Naville », réunion fractionnelle en juin avec Pierre Frank, Sénine - un agent suspect à cet égard - et Mill, demande à Sénine de raconter par lettre à Trotsky une conversation avec Naville sans avoir l'air de « moucharder[271] », remise à Trotsky - par l'intermédiaire de Jeanne - d'un document émanant du syndicaliste Dommanget, comme s'il émanait de l'oppositionnel Gourget[272]. On ajoutera seulement que rien, dans cette correspondance, n'indique un quelconque intérêt pour les questions internationales que Trotsky reprochait à Rosmer de sous-estimer.

La première séquelle de cette crise est ce que l'on a appelé « l'affaire Mill ». C'est en effet Raymond Molinier qui a amené dans son sillage l'Ukrainien Okun, qui porte ce pseudonyme. Membre du groupe juif, revenu de Prinkipo à l'été de 1930 comme secrétaire administratif de l'Opposition internationale, ce brouillon médiocre qui semble avoir aspiré à jouer un rôle important, finit par se prendre les pieds dans ses propres manœuvres et palinodies et par livrer au G.P.U. une partie des archives du secrétariat en échange d'une autorisation de retour et d'une amnistie. Il avait alors rompu depuis longtemps avec Molinier et tenté de soutenir Rosmer. Trotsky le dénonça dans un texte public[273].

* * *

Organisation internationale, l'Opposition de gauche ne peut plus connaître de crise vraiment nationale. Dès 1931, une nouvelle crise secoue l'Opposition allemande : elle est - au moins dans l'esprit de Trotsky et partiellement dans les intentions d'une partie de ses protagonistes - étroitement liée à celle de la section française avec la perspective, redoutée par Trotsky, d'un bloc entre la fraction allemande de Landau et celle qu'il attribue à Naville et Rosmer.

Au point de départ, des querelles fractionnelles des deux groupes autrichiens auxquels est venu s'ajouter un troisième, le « groupe intérieur » animé par Jakob Frank - dont on connaît le rôle ambigu. Ce dernier, qui a longtemps tenté de profiter du prestige d'ancien collaborateur de Trotsky, revient, lui aussi, au Parti communiste en dénonçant dans l'organe viennois du P.C., en juin, ce qu'il appelle « la banqueroute du trotskysme[274] ». Dans l'intervalle, le passage d'un militant de Mahnruf au groupe Frey, accusé par ceux qu'il quitte d'avoir agi en tant que « policier infiltré » a donné le signal de la mêlée générale[275].

Deux fractions s'affrontent désormais ouvertement au sein de l'opposition allemande, celle de Landau, qui recherche l'alliance avec Rosmer ou Naville, celle de Well, que soutient le groupe Molinier, baptisé par Trotsky « aile marxiste » dans le cours de la discussion syndicale en France.

Trotsky assure ne trouver entre les deux fractions qui s'affrontent en Allemagne aucune divergence principielle. Ce qui oppose les deux moitiés presque égales de l'opposition allemande, c'est, selon lui, une « dispute formelle de caractère presque terminologique ». Maurice Stobnicer, historien de l'opposition de gauche allemande, se demande si on ne peut résumer cette bataille par sa formule d'un « conflit sans divergences entre un militant ouvrier quelque peu mégalomane et un provocateur stalinien[276] ».

Le débat, en tout cas, ne mérite pas ce nom. C'est un affrontement verbal d'une violence extrême, une dénonciation mutuelle permanente. Le dialogue de chacune des deux parties avec Trotsky ne donne guère de résultats. Weil bat en retraite dès qu'il sent qu'il est allé trop loin et risque de se découvrir en tant qu'agent aux yeux de Trotsky ; Landau et lui, finalement, se dérobent à une véritable confrontation.

C'est Trotsky, comme on sait, qui a fait Landau, et l'a mis dans le bain de l'opposition allemande. Il compte encore sur lui à la conférence d'unification et même dans les mois qui suivent, car l'homme a d'indéniables qualités de dirigeant politique. Mais il commence à s'alarmer. Il en vient à penser que Landau est au fond un élément d'un contexte très négatif pour le développement de l'opposition. Cet homme appartient à une génération qui n'a d'expérience de lutte prolongée ni au sein du parti ni dans la classe ouvrière ; il est venu en outre à l'opposition dans une période de recul ouvrier qui alimente, dit-il, sectarisme et sentiments de cercles.

Pour lui, le défaut majeur de Landau est son mépris pour ce qu'il appelle « les questions de principe ». Molinier et Mill, pour avoir condamné en 1930 les calomnies lancées par Mahnruf contre le militant passé à Frey, deviennent ses bêtes noires. En outre, Landau tente tout pour se rapprocher de ceux qui, en France, le combattent. Trotsky l'avertit publiquement :

« Le camarade Landau a besoin d'une nouvelle orientation. Il lui faut se réorienter, sinon les qualités qui sont les siennes se révéleront plus néfastes que positives pour le mouvement révolutionnaire[277]. »

L'adversaire de Landau, c'est désormais Roman Weil, le dirigeant du groupe le plus solide de l'opposition allemande, celui de Leipzig, qui s'est peu à peu imposé au détriment des anciens de la minorité du Leninbund de Berlin. L'homme - nous le savons maintenant - est au service de Staline et chargé d'une mission d'information et de sabotage. Une analyse de détail de son comportement politique fait apparaître son objectif, qui est d'empêcher le développement de l'opposition et d'y provoquer ou plutôt d'y envenimer les crises, sans pour autant attirer l'attention de Trotsky sur ces pratiques et en essayant de jouir de sa confiance.

De ce point de vue, l'homme du G.P.U. dans l'opposition allemande commet, au début de 1931, une incontestable erreur en écrivant qu'il est nécessaire de combattre pour l'exclusion de ses rangs de Kurt Landau[278]. Trotsky réagit immédiatement, écrit à l'ensemble des sections qu'il n'accepte ni le ton, politiquement injustifiable, de la lettre de Weil, ni l'objectif qu'il fixe. Weil recule aussitôt : Landau, d'ailleurs, va faire le travail scissionniste pour deux. La position de Trotsky est celle de la conciliation :

« Je suis pour ma part convaincu qu'il faut tout faire - en dehors des concessions de principe - pour conserver la possibilité d'un travail en commun. [...] Du fond du cœur, voici ce que je conseille : tout en restant fermes sur la ligne politique, agir avec la plus grande douceur, la tolérance et le maximum de tact dans tous les conflits et malentendus[279]. »

Le recul de Weil, après l'échec de son initiative, laisse pratiquement Trotsky seul face à Landau. Il ne personnalise pas le débat pour autant. Dans une lettre à toutes les sections en février 1931, il commence par évoquer l'histoire et le caractère malsain de l'atmosphère du parti allemand, sa décomposition interne, qui ne peuvent que se refléter dans l'opposition. Il donne là-dessus son témoignage :

« J'ai observé au cours des dernières années, non seulement dans le Leninbund, mais aussi dans l'organisation des bolcheviks-léninistes, des méthodes qui n'ont rien de commun avec le régime d'une organisation prolétarienne révolutionnaire. Plus d'une fois je me suis interrogé dans mon étonnement : pensent-ils que ces méthodes sont des méthodes d'éducation bolchevique ? Comment des ouvriers allemands intelligents peuvent-ils tolérer déloyauté et absolutisme dans leur organisation ? J'ai tenté d'exprimer mes objections dans des lettres à quelques camarades, mais j'ai été convaincu que les éléments fondamentaux qui m'apparaissent à moi élémentaires pour un révolutionnaire prolétarien ne trouvaient aucun écho chez certains des dirigeants de l'opposition qui ont développé une psychologie nettement conservatrice [...], sensibilité extrême, souvent maladive pour tout ce qui concerne leur propre cercle et la plus totale indifférence à tout le reste du monde[280]. »

Or c'est, aux yeux de Trotsky, Kurt Landau qui incarne le mieux ce type de responsables. Et Trotsky de retourner maintenant contre lui l'accusation qu'il a auparavant lancée contre Weil. Car c'est Landau qui prépare désormais ouvertement l'exclusion de Weil, dont il a déjà exclu des partisans à Hambourg, à travers une « épuration » nécessaire de la section allemande.

Trotsky défend Weil et « l'organisation de Leipzig » contre Landau, affirme le droit de cette organisation de se former elle-même son opinion, que Landau appelle « fédéralisme », son droit à critiquer la formule de Trotsky sur les « éléments de double pouvoir» en U.R.S.S., critique que Landau juge « centriste[281] ». Il pense que Landau est beaucoup plus préoccupé du développement de sa fraction internationale que de son organisation. Trotsky ne prend pas pour autant la responsabilité de la politique de Weil, dont il rappelle qu'il l'a stigmatisée quand elle aboutissait à la revendication d'exclure Landau, c'est-à-dire d'organiser délibérément la scission. Il appelle donc à la fin de toutes représailles, révocations et exclusions, la révision des sentences prises, la préparation démocratique d'une conférence nationale, tout cela avec la collaboration du secrétariat international.

Les jeux, pourtant, sont faits. Landau comprend qu'il n'a pas d'appui international et ne peut renverser sur ce terrain le rapport des forces. Il exclut purement et simplement ses adversaires. Un faux témoignage de Sénine et d'un de ses complices, le Soviétique Lepoladsky, de la délégation commerciale de Berlin, connu dans l'opposition sous le nom de Melev, va servir à une tentative d'entraîner Trotsky plus loin contre Landau. Les deux compères rapportent de prétendues menaces de ce dernier contre l'exilé de Prinkipo sur la base de documents qu'il détient[282]. Trotsky, qui s'émeut de l'interruption presque totale de l'arrivée de correspondances d'U.R.S.S., accepte pendant un temps la version fabriquée à Berlin ou Moscou selon laquelle le courrier est détenu et littéralement volé par Landau et ses amis. Pierre Frank répercute la calomnie et c'est seulement une enquête de Sedov qui permet de dégager la responsabilité de Landau de ce qui est en réalité un vol organisé par Staline[283].

La scission de Landau, qui s'en va en mai 1931 avec Der Kommunist et une bonne moitié de l'opposition allemande, laisse à l'ordre du jour la question Weil. Ce dernier vient à Prinkipo avec Sénine, à l'été 1931, et les relations semblent s'améliorer. Pourtant, il tend de plus en plus vers les positions staliniennes et la conciliation à leur égard. On lui reproche ses longues absences inexpliquées. Sedov, et Trotsky avec lui, s'interrogent, conscients qu'il existe un problème, mais ne sachant pas vraiment à qui ils ont à faire. Sedov fait venir de Berlin, pour l'épauler face à Weil, un jeune médecin de Leipzig, le docteur Erwin H. Ackerknecht, dit Bauer[284]. Le transfert à Berlin du secrétariat international a pour résultat que ce dernier compte désormais dans ses rangs deux agents du G.P.U., Weil et Sénine, qui font à eux deux presque toutes les décisions. Une longue discussion à Copenhague avec Sénine induit Trotsky à penser que l'homme est un militant de bonne foi influencé par le stalinisme.

Mais cette illusion est vite dissipée. Weil jette le masque à la fin de 1932. Dans la feuille d'information de la direction, il déclare « radicalement faux » un article de Trotsky sur l'U.R.S.S.[285]. Puis, au secrétariat international, il accuse Sedov et Bauer de mal informer Trotsky, plaide pour un rapprochement avec la direction stalinienne, dont il assure qu'elle est en train de redresser sa ligne, alors que l'opposition russe, selon lui, n'existe plus[286]. Trotsky réagit aussitôt :

« Si Weil maintient les positions qu'il a exprimées le 15 décembre, il ne doit pas rester vingt-quatre heures de plus dans nos rangs[287]. »

Quand ce message arrive à Berlin, les deux agents ont déjà jeté le masque en publiant un faux numéro de Die permanente Revolution qui annonce la dissolution de l'organisation de l'opposition allemande et son ralliement à la ligne du K.P.D. :

« La majorité de l'opposition de gauche [...] déclare qu'elle rompt définitivement, sur les plans politique et d'organisation, avec le mouvement trotskyste. [...] Les perspectives de Trotsky concernant l'Union soviétique et l'Allemagne ont fait faillite. L'opposition trotskyste en Allemagne est morte. Au nom de la majorité de l'organisation, nous proclamons ici sa liquidation. Fidèles soldats de l'armée mondiale de la révolution prolétarienne, nous revenons à la seule organisation du prolétariat, le K.P.D., le parti de Lénine, Liebknecht et Luxemburg. [...] L'histoire de toutes les luttes fractionnelles à l'intérieur et à l'extérieur de l'Internationale communiste a donné raison à l'Internationale. Il n'y a pas de place, en dehors d'elle pour un groupe prétendant lutter sur le terrain de la lutte des classes révolutionnaire. Chaque oppositionnel doit avoir le courage de le reconnaître et d'en tirer les conclusions qui s'imposent[288]. »

L'échec ponctuel de cette provocation à grand spectacle - la majorité des prétendus « signataires » ne sont même pas informés - ne doit pas dissimuler l'état d'épuisement et de démoralisation dans lequel cette succession de crises a jeté les militants oppositionnels allemands au moment pourtant où la classe tout entière est confrontée au danger mortel de l'arrivée au pouvoir des bandes hitlériennes.

* * *

En réalité, les échecs se sont accumulés depuis 1930 sur le plan de la construction de l'organisation internationale de l'opposition de gauche. L'Allemagne, centre stratégique de la lutte de classes en Europe, n'a pas été le seul pays où l'opposition n'a pas été capable de tenir les promesses qu'avaient légitimement laissé entrevoir ses débuts.

Le drame est que ce genre de crises explose généralement au moment où l'opposition, pour devenir un facteur agissant dans le sens d'un règlement positif de la crise à l'intérieur du mouvement ouvrier, devrait garder sa confiance en elle et son homogénéité. Or c'est le contraire qui se produit.

Ainsi, Trotsky considère que l'Espagne est entrée en avril 1931, avec la chute de la monarchie et l'abdication d'Alphonse XIII, dans une période authentiquement pré-révolutionnaire, et il ne parle plus que de « révolution espagnole ». Il a nourri de grands espoirs quand son vieux camarade et ami Andrés Nin, ancien secrétaire de l'Internationale syndicale rouge, a été expulsé d'Union soviétique en 1930 et est revenu en Espagne ou, plus précisément, en Catalogne. Mais il apparaît alors que Nin a beaucoup de réticences à l'égard de la ligne d'« opposition » et de « redressement » d'un parti communiste « officiel » tout à fait fantomatique. Il a commencé par un bout de chemin avec son vieux camarade Joaquin Maurin, pionnier du P.C.E. comme lui, exclu à la tête de la fédération catalano-baléare du parti, et qui s'est engagé, lui, sur ce qu'on peut appeler la voie du « deuxième parti ».

Quand il s'est attelé à la construction de l'opposition, il a eu un vif incident avec Molinier, qui n'a pas tenu des engagements d'aide financière. Les échanges ont été très vifs avec Trotsky. La publication par les Espagnols d'articles de Landau après sa rupture, le soutien qu'ils ont apporté à Mill dont ils ont même fait leur candidat pour le secrétariat international ont gravement détérioré les relations personnelles entre Trotsky et Nin et créé les conditions de l'explosion d'une crise sévère[289]. En 1932, Lacroix fonde une opposition qui tourne rapidement aux pires excès fractionnels. Le malheureux va finir par offrir, moyennant finances, ses services au P.C.E. - qui refuse[290]. Il rejoint finalement le P.S.O.E. en dénonçant... le trotskysme.

En Belgique, van Overstraeten a quitté l'activité militante en 1930 pour se consacrer à la peinture, et ses camarades de l'ancienne majorité, avec Hennaut, ont fait scission en 1931 pour se rapprocher de l'ultra-gauche. Les bordiguistes, ulcérés de l'accueil fait au groupe des « trois » - leurs vieux adversaires -, se tiennent à l'écart. Autrichiens et Tchécoslovaques se livrent à d'obscures batailles fractionnelles et à des attaques personnelles furieuses, finissant par lasser même la patience à laquelle Trotsky s'oblige. Les liens avec la Hongrie semblent rompus.

Pourtant, si les groupes entrés dans l'organisation internationale s'y épuisent vite, le courant qui porte vers elle des oppositions nées dans les P.C. n'est pas tari. C'est ainsi que le groupe polonais d'opposition, né chez les ouvriers juifs de Varsovie, contacté par Ehrlich-Stein, d'origine polonaise, adhère en 1932. En Grèce, l'organisation archiomarxiste - séparée du P.C. grec depuis 1921 - rejoint l'Opposition internationale de 1932 et délègue à Berlin son principal dirigeant, Mitsos Yotopoulos, qui entre dans le secrétariat international, au lendemain d'un séjour à Prinkipo, sous le nom de Vitte.

En Chine, l'année 1931 a été celle d'une grande occasion manquée et d'un premier succès. L'occasion manquée, c'est l'exécution, en février, d'un groupe de dirigeants exclus du P.C., groupés autour du responsable du Jiangsu, He Mengxiong. Des rumeurs persistantes attribuent à Wang Ming, homme de Staline, la responsabilité d'avoir dénoncé au Guomindang la tenue de la réunion clandestine à la suite de laquelle ils ont été arrêtés[291]. Le premier succès, c'est, au début mai, l'unification de l'opposition chinoise[292].

Mais ici, c'est la répression qui porte les coups les plus durs. Trois semaines plus tard, un coup de filet policier décapite l'organisation en arrêtant six des dirigeants sur huit. Chen Duxiu réussit à tenir dans la clandestinité la plus rigoureuse, mais il est finalement arrêté à son tour, le 15 octobre 1932, en même temps que Peng Shuzhi[293]. L'opposition chinoise est détruite pour des années et ne renaîtra jamais que sous la forme de petits groupes actifs pendant de brèves périodes.

* * *

Dans ce tableau plutôt sombre, une lueur pour Trotsky. Il a été invité en novembre 1932, pour le quinzième anniversaire de la révolution russe à se rendre à Copenhague pour en parler devant un auditoire réuni par les Etudiants socialistes danois. Parti de Prinkipo le 14 novembre, il traverse la France dans la journée du 21, en train, arrive à Copenhague le 23, prononce sa conférence au Stadium de la ville le 27.

Devant son auditoire, il s'efforce de répondre aux trois questions[294] que, selon lui, se posent les hommes qui pensent, à propos de la révolution d'Octobre:

« 1. Pourquoi et comment cette révolution a-t-elle abouti ? Plus concrètement, pourquoi la révolution prolétarienne a-t-elle triomphé dans un des pays les plus arriérés d'Europe ?

2. Qu'a apporté la révolution d'Octobre ?

3. A-t-elle fait ses preuves[295] ? »

Il interpelle ceux qui parlent de désillusion et de déception. Oui, la révolution d'Octobre a installé « un Etat de transition, chargé du lourd héritage du passé, en outre sous la pression des Etats capitalistes[296] ». Mais la première lampe fabriquée par Edison était-elle bonne ?

A ceux qui demandent si les résultats de la révolution justifient le nombre des victimes, il répond que la question est « stérile et profondément rhétorique » :

« On aurait autant de raisons, face aux difficultés et aux peines de l'existence humaine, de demander si cela vaut la peine d'être sur terre. Lénine écrivit à ce propos : "Et le sot attend une réponse"... Les méditations mélancoliques n'ont pas empêché l'homme d'engendrer et de naître. Même en ces jours de crise mondiale sans précédent, les suicides ne constituent heureusement qu'un faible pourcentage. Et les peuples n'ont pas l'habitude de chercher refuge dans le suicide : ils cherchent dans la révolution l'issue aux insupportables fardeaux[297]. »

Il situe la révolution d'Octobre dans l'histoire mondiale:

« La technique a libéré l'homme de la tyrannie des anciens éléments : la terre, l'eau, le feu, et l'air, pour le soumettre aussitôt à sa propre tyrannie. L'homme cesse d'être l'esclave de la nature pour devenir celui de la machine et, pis encore, de la loi de l'offre et de la demande. La crise mondiale actuelle témoigne d'une manière particulièrement tragique combien ce dominateur fier et audacieux de la nature demeure l'esclave des puissances aveugles de sa propre économie. La tâche historique de notre époque consiste à remplacer le jeu déchaîné du marché par un plan raisonnable, à discipliner les forces productives, à les contraindre à agir harmonieusement, en servant docilement les besoins de l'homme[298]... »

Il conclut :

« L'anthropologie, la biologie, la physiologie, la psychologie ont rassemblé des montagnes de matériaux pour ériger devant l'homme dans toute leur ampleur les tâches de son propre perfectionnement corporel et spirituel et de son développement ultérieur. Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse a soulevé le couvercle du puits poétiquement appelé "l'âme" de l'homme, Et qu'est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu'une petite partie dans le travail des obscures forces psychiques. De savants plongeurs descendent au fond de l'océan et y photographient de mystérieux poissons. Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, on doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l'âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

« Quand il en aura fini avec les forces anarchiques de sa propre société, l'homme s'intégrera dans les mortiers, les cornues du chimiste. Pour la première fois, l'humanité se considérera elle-même comme une matière première et, dans le meilleur des cas, comme une semi-fabrication physique et psychique, Le socialisme signifiera un saut du règne de la nécessité dans celui de la liberté, également en ce sens que l'homme d'aujourd'hui, plein de contradictions et dysharmonieux, fraiera la voie à une nouvelle race plus heureuse[299]. »

Pendant ces quelques jours s'est tenue avec sa participation une conférence des principaux militants européens de l'opposition de gauche à laquelle ont pris part nombre d'Allemands et des militants déjà connus de lui, P. Frank, Frankel, Raymond Molinier, les Naville, Rosenthal. Il a fait la connaissance des Italiens Blasco (Tresso) et Leonetti, du Belge Léon Lesoil, de l'Anglais Harry Wicks...

Reparti le 2 décembre au matin, il traverse la France avec Lev Sedov qui l'accompagne jusqu'à Marseille : là, ont lieu de vifs incidents avec la police française qui veut l'embarquer de force sur un vieux rafiot, le Campidoglio. Il fait scandale et finalement s'en sort parce qu'on lui octroie un visa italien de transit. Aux journalistes fascistes qui l'assiègent pour lui arracher une déclaration lors de son arrêt à Milan, il réplique en saluant le peuple italien pour la grandeur de son passé et de son avenir[300].

Il arrive chez lui le 12 décembre au matin. L'expédition a coûté très cher. Mais il en a rapporté des éléments pris sur le vif pour ses compagnons de combat et beaucoup de rancœur à l'égard des Espagnols qui ne se sont pas dérangés,

Mais les lendemains de Copenhague sont des jours sombres de tragédie personnelle et politique, peut-être les plus sombres de la vie de l'exilé.

XLIII. Drame et tragédie familiale[modifier le wikicode]

Nous avons jusqu'à présent à peine touché les problèmes de la vie personnelle de Trotsky, rendus évidemment plus sensibles par l'exil et ses conditions. L'expulsion d'Union soviétique a été d'abord un déchirement du tissu familial. Nina morte et son mari déporté peu après, leurs deux enfants ont été recueillis par la babouchka, Aleksandra Lvovna, à Leningrad. Après plusieurs hospitalisations, l'aînée des filles, Zinaida, dont le mari, Platon Volkov, est, lui aussi déporté, vit à Moscou avec ses deux enfants, une petite fille née d'une première union et le petit Vsiévolod Platonovitch qu'on appelle Sieva. La femme de Ljova, la belle Ana, vit à Moscou avec leur petit garçon, Ljulik, né en 1926, comme Sieva. Sérioja travaille à Moscou, avec les siens. Les liaisons épistolaires ne sont pas interrompues.[301]

Le premier drame est celui du couple de Ljova. Ana n'a pas voulu quitter son pays: cette jeune ouvrière, peu instruite, ne s'intéresse pas beaucoup aux grands problèmes qui passionnent sa famille d'adoption. Mais elle aime son mari et souffre d'une séparation qu'elle ressent comme un abandon. Dans une première période, elle fait face, écrit beaucoup, envoie des photos du petit et d'elle-même. Puis elle tombe dans la dépression, parle de se suicider. Finalement elle se décide à divorcer ; en 1932, elle est remariée et, bien que le petit Ljulik rencontre son oncle Sérioja, elle espace les relations. Ljova renonce apparemment en 1932 à l'espoir, qu'il a longtemps caressé, d'une visite en Europe de son petit garçon. Toutes ses allusions à cette situation, dans ses lettres à sa mère particulièrement, ont un accent de désespoir.

Directement ou indirectement, la situation du jeune couple Sedov a dû jouer un rôle dans une crise très aiguë entre les membres de la famille exilés en Turquie, dont nous ne connaissons ni les raisons occasionnelles ni même les étapes, à l'exclusion d'une seule dont on peut tout de même reconstituer les grandes lignes.

Il est d'abord indiscutable que les relations personnelles avec Trotsky n'étaient pas et ne pouvaient pas être faciles : il est clair qu'il n'était pas commode d'être son fils ou sa fille, comme de tout homme à forte personnalité - et celle-là n'était pas mineure. Les deux fils avaient réglé leur problème de façon diamétralement opposée, Sérioja en affirmant son indépendance, Ljova en s'identifiant au père et en s'effaçant totalement devant ses besoins, subordonnant tout à son service.

C'est probablement ce sacrifice - la double décision prise à Moscou en 1928, à Alma-Ata en 1929, de suivre son père en abandonnant les siens, ses études, toute aspiration personnelle - qui joue le rôle principal entre les deux hommes. De façon au moins confuse - il ne se livre guère à l’introspection -, Trotsky se sent responsable de la souffrance que son enfant s'est imposée pour le suivre, l'accompagner et l'aider, en renonçant pratiquement à sa vie personnelle, donc à lui-même. Toute allusion, même dépourvue d'arrière-pensée, du jeune père au petit garçon dont il est désormais séparé, apparaît à son père à lui comme un reproche, et, par-dessus le marché, un reproche justifié : les relations entre les deux hommes atteignent un grand degré de tension avec les premières semaines de l'exil.

Trotsky semble avoir parfaitement compris ce que la position de son fils aîné, auprès de lui, quelle qu'ait été son immense utilité, avait de profondément négatif. La situation du jeune homme, privé de sa vie personnelle, était exceptionnellement frustrante. Ljova s'était mis au service de son père, et n'était plus au fond que « le fiston » comme disaient entre eux les gens du G.P.U. Tout à fait conscient de ce sacrifice presque inhumain, Trotsky ne cesse pourtant de manifester le besoin qu'il a de lui, comme collaborateur, comme ami, comme fils: leur correspondance, après le départ de Ljova pour Berlin, devient un véritable Journal à deux voix.

Les tensions sont grandes pourtant entre les deux hommes. Un désaccord avec Ljova est bienvenu pour Trotsky qui ne veut pas d'un fils béni-oui-oui et souhaite une discussion entre égaux, mais l'expression d'une divergence lui fait redouter une brouille. De son côté, Ljova a l'amour-propre chatouilleux, s'indigne qu'une phrase de son père le traitant de « jeune homme » diminue singulièrement son rôle et sa personnalité, s'irrite des reproches qui lui sont adressés et qui lui semblent injustes.

Il faut tenir compte en effet, pour la reconstitution des rapports entre un père et un fils, d'un trait de caractère signalé par Jean van Heijenoort et qui prend un grand relief dans les conditions évidemment très particulières de leur vie. Aimable et charmeur avec les visiteurs et les nouveaux venus, Trotsky, comme s'il relâchait tension et contrôle de soi dès qu’il se trouvait en contexte familier, cessait d'être attentif avec ceux qui étaient les plus proches, et se révélait d'autant plus exigeant, voire brusque, qu'il les connaissait bien et depuis longtemps.

Il faut ajouter que les rapports à l'intérieur du couple n'étaient sans doute pas toujours idylliques. Bien que Trotsky ait réellement aimé Natacha jusqu'à sa dernière heure, il est évident que les conflits et les crises n'ont pas manqué. Une lettre presque menaçante de Ljova à son père en 1932 le somme de « ne pas toucher » à « sa maman », et évoque une détermination et une décision apparemment ancienne, prise avec Sérioja et dirigée contre le père.

Ce sont tous ces éléments qui expliquent que se soit produite, au cours des premiers mois de l'exil en Turquie, une crise sérieuse, proche de l'explosion, dressant contre Trotsky le bloc solidaire de sa femme et de son fils aîné, comme l'atteste la correspondance de ce dernier. Jean van Heijenoort écrivait dans ses Mémoires en 1978 qu'il n'avait pu vérifier une allusion faite par Ljova en 1937 dans une lettre à sa mère à une demande de retour en U.R.S.S. qu'il aurait faite en 1929[302]. En 1984, cependant, van Heijenoort et moi avons trouvé ensemble, dans les papiers de Sedov aux archives de la fondation Hoover, le double de la demande, présentée le 13 juillet 1929 au consulat soviétique d'Istanbul pour être autorisé à revenir en Union soviétique.

Nous ignorons totalement le déroulement de la crise personnelle qui a pu le conduire à prendre une telle décision et si Natalia Ivanovna fut informée de ce développement. Nous ne savons rigoureusement rien non plus des motifs occasionnels de cette crise qui aurait pu être lourde de conséquences. Ce sont finalement les autorités soviétiques qui ont empêché toute évolution en refusant l'autorisation sollicitée. On peut dire cependant que les questions personnelles avaient failli, pour Trotsky, déboucher sur un problème politique majeur.

Bientôt, surgit une nouvelle tension entre père et fils. Jeanne Martin des Pallières, épouse de Raymond Molinier, était restée après le départ de son mari et, bien entendu, en accord avec lui, afin de servir à Trotsky de secrétaire pour tout ce qui était en langue française et aider aux travaux ménagers. La jeune femme était très séduisante et Ljova inflammable. Ils devinrent amants. Van raconte :

« Jeanne ne considérait cela que comme une aventure d'un soir et comptait aller retrouver Raymond à Paris. Ljova prit l'affaire bien plus au sérieux et parla même de se suicider si Jeanne ne vivait pas avec lui. Ils restèrent ensemble[303]. »

Van indique également que Trotsky fut « très irrité contre son fils à cause de sa liaison avec Jeanne[304] ». Peut-on supposer qu'il trouvait désagréable qu'un de ses jeunes camarades, pour lequel il éprouvait en outre une sincère estime, qui avait consenti à se séparer temporairement de sa femme pour l'aider lui dans son travail, se voit abandonné parce qu'elle lui préférait le fils de son hôte ? Ce n'est pas évident. Les préoccupations de Trotsky étaient plus proches de la politique que des problèmes de couple. Sans doute pressentait-il déjà les propos venimeux qui ne manquèrent pas, et l'interprétation selon laquelle Molinier avait tout simplement envoyé sa femme dans le lit de Sedov pour mieux manipuler le « Vieux » par leur intermédiaire. En outre, il ne recevrait pas sans gêne désormais Raymond Molinier, dont il espérait les visites, dans une maison où sa femme, à laquelle il restait très attaché, vivait désormais avec un autre.

C'est probablement l'affaire entre Jeanne et Ljova jointe au désir de celui-ci de reprendre ses études, qui fut à l'origine du départ du jeune homme en février 1931. La décision remontait à huit mois, pendant lesquels il avait fallu durement peiner pour obtenir un visa. La France avait refusé de le laisser entrer pour soigner son strabisme. L'Allemagne avait finalement accepté de le recevoir comme étudiant de la Technische Hochschule. Trotsky ne pouvait pas ne pas se réjouir de voir son fils voler de ses propres ailes, et la décision de ce départ soulagea probablement beaucoup la tension dans la vie familiale. Enfin la présence de Sedov, en tant que représentant de l'Opposition de gauche, auprès des dirigeants de l'Opposition internationale, était une garantie sérieuse que le travail se ferait du mieux possible et qu'il en serait régulièrement informé.

Les lettres de Sedov - en particulier celles qu'il adressa à sa mère montrent combien la séparation lui fut cruelle et qu'il envisagea plus d'une fois, dans les premiers temps de son séjour, le retour auprès de ses parents.

* * *

Quelques semaines avant le départ de Ljova pour Berlin arrivaient en effet de Moscou, via Odessa le 8 janvier 1931, Zinaida et son petit garçon. Il y avait des mois que ce voyage avait été envisagé et que le visa de sortie n'était pas accordé : personne n'y croyait plus quand arriva la nouvelle. Zinaida, gravement atteinte de tuberculose, hospitalisée pendant de longs mois après avoir soigné sa sœur dans sa longue agonie, était autorisée à venir se soigner à l'étranger. Par mesure de précaution, les autorités soviétiques ne l'avaient autorisée à emmener avec elle qu'un seul de ses enfants, sa petite fille, gardée ainsi d'une certaine façon en otage, ayant été confiée à la garde d'Aleksandra Lvovna. Avec Zinaida, la tragédie entrait dans la maison, celle de la maladie mentale et de l'incompréhension totale.

Deutscher écrit de Zinaida Lvovna Volkova qu'elle était, de tous les enfants de Trotsky, « celle qui lui ressemblait le plus ; elle avait les mêmes traits aigus et sombres, les mêmes yeux brûlants, le même sourire, la même ironie sardonique, la même intensité émotionnelle profonde et aussi quelque chose de son esprit indomptable et de son éloquence[305] ». Militante des Jeunesses communistes à Petrograd dès leur constitution en 1917, rédactrice en chef de leur journal local à seize ans, elle avait milité dans les rangs du Parti communiste, enseigné dans une de ses écoles. Elle avait été arrêtée à deux reprises pour son activité oppositionnelle.

La présence de Zina causa une grande joie. L'affirmation de Deutscher selon laquelle « elle arriva dans un état d'effondrement nerveux total, bien que ceci n'apparût point d'abord dans l'ivresse des retrouvailles[306] » n'est pas étayée par un document. La jeune femme était heureuse de pouvoir enfin vivre auprès d'un père de légende qu'elle admirait et aimait d'autant plus qu'elle en avait été cruellement privée depuis sa prime enfance. Elle souhaitait ardemment l'aider, partager ses combats. Elle eut de longues discussions avec lui, lut articles et ouvrages qu'elle ne connaissait pas et en particulier les manuscrits de l'Histoire de la Révolution russe. Selon ce qu'elle écrivit à sa mère, son père était attentif et tendre.

Pourtant, tout allait basculer en quelques semaines. Dans la nuit du 28 février au 1er mars 1931, un incendie éclata pendant la nuit, à deux heures du matin, qui allait ravager le grenier et le premier étage et ne semble avoir détruit que des imprimés[Note du Trad 3]. Van, qui discuta de la question avec ses hôtes une année plus tard, assure que l'incendie résulta d'un chauffe-bain installé au grenier et laissé allumé par erreur pendant la nuit[307]

Ce fut un choc pour la famille, l'interruption brutale d'une période de retrouvailles chaleureuses, le plongeon dans une atmosphère de peur, le désordre, la tristesse de la destruction des livres et vêtements, la nécessité de trouver un autre asile. Tandis que le gros de la famille s'installait à Kadiköy, on saisit l'occasion pour commencer à s'occuper de la santé de Zinaida, qui fut hospitalisée. Les médecins avaient préconisé un pneumothorax, et l'on devait découvrir plus tard, en Allemagne, que les chirurgiens s'étaient trompés de poumon[308]. Zinaida souffrit du séjour hospitalier et de l'opération.

Quand elle sort, elle semble être devenue « une autre femme », dira son père. Elle commence à donner des signes évidents de déséquilibre mental, est sujette à de véritables crises de violence et d'agressivité suivies de périodes d'accablement marquées par le remords, le repentir, la honte, l'humiliation[309]. Tous les chocs émotionnels subis depuis son enfance font surface : le sentiment d'avoir été une enfant non désirée, d'avoir été abandonnée par son père dans sa petite enfance. Elle exprime une jalousie féroce à l'égard de Natalia Ivanovna qu'elle semble à d'autres moments aimer tendrement, mais à qui elle reproche d'avoir pris son père et de le garder. Le père, lui, ne comprend pas, se referme de plus en plus sur lui-même et sur son travail, la tient à l'écart des questions politiques. Elle ressent comme un affront et une preuve de méfiance son refus de lui laisser accès aux codes et aux rapports d'Union soviétique qui étaient jusqu'alors du domaine de Ljova. Cette différence de traitement la convainc que son père la méprise et ne la croit « bonne à rien » ; elle nourrit une autre hostilité jalouse contre Ljova, qui, lui, a la confiance de L.D.

La réaction du père est très loin de ce qu'elle devrait être pour servir à la guérison. Il ressent la maladie mentale de sa fille comme une agression, traite la maladie en termes moraux. Comme il ne comprend pas, il s'indigne, s'irrite, fait la leçon, exige plus de politesse, se laisse entraîner dans des querelles, et, que ce soit par son silence ou par ses cris, aggrave involontairement, par tout son comportement, les douloureux problèmes de la jeune femme. La condition pulmonaire de la malade - elle crache le sang - ne s'améliorant pas, Trotsky insiste pour qu'elle quitte Prinkipo et aille se faire soigner à Berlin où la médecine est autrement plus avancée. L'argument est évidemment rationnel et convaincant. Mais, pour la jeune femme, c'est une exclusion, et elle la ressent comme telle, de façon dramatique: le père retrouvé l'a repoussée et la chasse... Elle s'incline cependant et arrive à Berlin pour se soigner, ayant laissé Sieva à la garde de Trotsky et Natalia Ivanovna.

Trotsky écrit à son fils pour le mettre au courant de l'état de santé de sa sœur et de ses besoins : la correspondance entre les deux hommes est un document précieux sur la façon dont Trotsky a ressenti la maladie mentale de sa fille. Il écrit qu'elle leur a fait « beaucoup de mal » et qu'ils sont très inquiets à son sujet. Il rapporte qu'elle a successivement agressé Jan Frankel, puis Natalia Ivanovna[310], et raconte avec une sorte de candeur tragique :

« Pendant longtemps, nous n'en avons cru ni nos yeux ni nos oreilles. Maman, bien sûr, la défendait de toutes ses forces. Et il est bien évident qu'on ne peut pas ne pas tenir compte de sa maladie. Cependant, nous avions déjà eu aussi l'impression qu'elle était une autre personne que celle que nous avions connue (ou cru connaître). Ses poumons vont très bien, toute l'affaire, c'est son hystérie[311]. »

Suivent les conseils. Elle ne doit avoir à Berlin aucune relation politique. Il faut d'abord et avant tout soigner ses poumons, la guérir de sa tuberculose. Quand elle retournera en UR.S.S., elle retrouvera son équilibre mental dans son milieu habituel. Il ne faut en aucun cas lui laisser l'illusion qu'elle pourrait vivre hors d'Union soviétique, à la charge matérielle et morale d'exilés qui ne savent pas ce que sera pour eux le lendemain. Il explique :

« Il y a quelques semaines, Zina a eu une conversation avec Ma[man], disant qu'elle voulait de toute façon rester à l'étranger et vivre avec nous. Il ne peut le moins du monde en être question, pas seulement du fait de son caractère, mais pour des considérations politiques : où serons-nous dans six mois, maman et moi[312] ? »

Il insiste sur le fait qu'il a lui-même écrit aux autorités soviétiques pour demander un séjour limité aux soins médicaux nécessaires, qu'elle s'est moralement engagée et lui avec, et qu'un refus de rentrer compromettrait à l'avenir tout va-et-vient entre la famille d'U.R.S.S. et celle de l'exil, des voyages de Sérioja ou du petit Ljulik - montrant à quel point il sous-estime la cruauté de Staline. Il pense qu'il peut être utile de consulter un neuropathologiste mais, pour lui, le problème est aux neuf dixièmes un problème d'environnement, et c'est seulement en U.R.S.S. qu'elle guérira. Il explique qu'il faut « détruire » ses utopies et ses fantaisies, ses projets de vie et de travail à l'étranger, lui montrer, en termes politiques, que ses plans sont des plans de « désertion». Il ajoute :

« Traite-la avec le maximum d'attention et de compassion. Mais la première fois qu'elle essaie d'augmenter ses exigences, réagis avec une calme, mais ferme résistance. Si elle essaie de se "plaindre" de maman, tu résisteras, bien sûr, plus fermement encore[313]. »

Quelques jours après, Ljova réagit à la lettre et donne les premières nouvelles. Les médecins allemands ont découvert l'erreur commise à Constantinople avec le pneumothorax et vont tout remettre dans l'ordre. Par une amie psychanalyste, Dina Mannhof, on va chercher un médecin pour ses troubles mentaux.

Il avoue son chagrin devant ce que lui a appris la lettre du père et s'interroge: « improbable, impossible, tragique malentendu ». Il a vu Zina à son arrivée - « Zinouchka », écrit-il tendrement -, pleine d'espoir sur sa vie à Berlin près de lui, mais nerveuse, instable. Elle s'est tout de suite plainte que son père l'ait mise totalement à l'écart, ne lui adressant même pas la parole pendant trois semaines entières. Elle a essayé de persuader Ljova que la crise entre son père et elle était du même type que celle qui s'était produite en 1929 entre Ljova et sa mère d'un côté, L.D. de l'autre[314], Le jeune homme est, de toute évidence, écrasé par la responsabilité qui lui échoit et l'angoisse d'avoir à payer des frais médicaux élevés pour l'hospitalisation prochaine en vue d'une période d'observation de trois semaines.

Une nouvelle fois, le 21 novembre, Trotsky revient à son réquisitoire, évoque la période, « avant l'incendie et sa première hospitalisation » où elle est apparue comme une femme normale et très attachante. Mais, depuis, elle s'est « déchaînée », elle a eu à l'égard de Natalia Ivanovna une attitude qu'il qualifie de « monstrueuse ». Or, de Berlin où elle ne fait qu'arriver, elle récidive, aux yeux de son père. Elle vient en effet de retourner à Natalia Ivanovna une lettre que cette dernière lui avait adressée, et exprime par un court billet sa décision de rompre avec elle toute relation personnelle, suggérant à sa belle-mère de faire passer par Ljova les nouvelles sur la santé et la vie de Sieva. De toute évidence, Trotsky est soulevé d'indignation par ce qu'il appelle et ressent sans doute comme une « injustice » dans l'attitude de sa fille aînée. Il explique à Ljova que Natalia Ivanovna consacre le plus clair de son temps à s'occuper de l'enfant Sieva, sans pouvoir se reposer et que, de ce fait, elle ne peut aller à Vienne, faire la cure projetée, et souligne que Zina considère que Natalia ne fait ainsi que son devoir, tandis qu'elle a, elle, le droit de lui écrire des lettres agressives et brutales ...

Balayant avec des phrases catégoriques la solution, suggérée par Ljova, d'une cure psychanalytique, il lance accusation sur accusation contre Zina, sans apparemment comprendre qu'il parle d'une maladie mentale et en la jugeant selon des critères moraux. Il l'accuse par exemple d' « aveuglement moral », de « brutalité », de «manque de respect pour elle-même », d' « égocentrisme » et de « caprice hystérique ». Il l'accuse de sombres manœuvres de division de la famille, d'essayer d'opposer Natalia et lui, tous les deux à Sedov. Une fois de plus, il lance le cri que la malade ne peut ressentir que comme une excommunication majeure : « Qu'elle guérisse ses poumons et retourne à Moscou[315] ! »

Cette lettre, terrible d'inconscience, en croise une autre, affreusement angoissée, de Sedov qui sait maintenant que sa sœur est très gravement malade, « non des poumons, écrit-il, mais des nerfs ». Il énumère les signes quotidiens révélateurs du mal: elle oublie tout, constamment; elle dit que son père doit être mort et qu'il faut télégraphier. Elle dit qu'il faut télégraphier à Platon pour lui dire que les journaux mentent à son sujet à elle, qu'elle va bien et qu'elle est heureuse. Elle veut télégraphier à Prinkipo pour qu'on lui envoie immédiatement Sieva qui est, assure-t-elle, « malheureux ». Elle a parlé pendant des heures à Dina Männhof et Aleksandra Ramm. Deux thèmes seulement dans cet interminable monologue: ses souvenirs depuis son enfance et son père[316].

Celui-ci est-il touché ? On peut le croire un instant. Il avoue son désarroi, consulte même Ljova : que faire ? Ne pas lui écrire, écrire une lettre tendre? Il s'obstine pourtant à formuler lui-même son diagnostic :

« La psychose est née de la concentration de sa pensée sur ses poumons, ses crachements de sang, la mort. Ce n'est pas difficile à comprendre[317]. »

Pour les soins, il insiste : psychanalyse, non, psychopathologie, oui. Mais le docteur Arthur Kronfeld, qui apparaît début décembre 1931 dans la correspondance[318], ne croit pas que la maladie mentale grave dont elle souffre - infiniment plus grave que l'hystérie - pourra être guérie grâce à un succès dans le traitement de la tuberculose, suivi d'un retour en U.R.S.S.

Zina écrit à Trotsky. Celui-ci en tire aussitôt des conclusions cliniques. Il ne s'agit que « d'une psychose et non de quelque chose de plus grave ». Bien sûr, il n'exclut ni une période de rémission ni une simulation hystérique, mais il est optimiste. Il revient avec acharnement sur la nécessité de regagner Moscou, suggère même les arguments que les médecins doivent employer pour la convaincre : il faut qu'elle sorte de sa maladie, qu'elle cesse d'avoir peur d'aller mieux.

Zina, maintenant, la crise de violence passée, s'accuse, se sent « basse et vile », assure qu'elle a écrit à son père des lettres qui sont «l'horreur », pense qu'elle ne pourra jamais se faire pardonner. Trotsky continue à diagnostiquer :

« Ce qui lui pèse, ce n'est pas du tout la question des relations personnelles avec moi, maman, toi, mais celle de son retour en U.R.S.S., la nécessité de n'être plus malade, de perdre le droit d'exiger des gens une attention spéciale[319]. »

Quand il est question de reporter le retour à quelques mois pour faire en Allemagne une nouvelle cure, il assure que Zina a réussi à « mettre ses médecins dans sa poche » et commente avec scepticisme une tentative de suicide dont Ljova lui a parlé.

Ljova, lui, défend vaillamment sa grande sœur contre le sévère verdict de ses parents et écrit à sa mère :

« Elle est en train d'expérimenter une condition dans laquelle elle a conscience d'une catastrophe intérieure complète : elle ne survit qu'à moitié et après tout, il ne faut pas oublier que Zina a eu une grave maladie mentale. Je ne veux pas blesser papa, peut-être ce serait mieux que tu lui dises, mais il est difficile d'approuver une "cure" au fer rouge, et on peut encore sauver Zina[320]. »

Les choses s'apaisent petit à petit dans les premiers mois de 1932. Un élément nouveau - qui sera souvent invoqué pour expliquer la fin tragique de Zina - est intervenu et a contribué peut-être à diminuer la tension. Le 20 février 1932, un décret du gouvernement soviétique a déchu de la nationalité soviétique Trotsky et tous les membres de sa famille se trouvant à l'étranger. On assure de divers côtés que Zina en fut particulièrement affectée, ainsi coupée de son mari et de sa fillette.

Il semble bien que ce soit là une interprétation contestable. Les lettres de Ljova de l'époque et le témoignage de Jeanne, des années plus tard, témoignent de ce que Zinaida ne voulait à aucun prix retourner en U.R.S.S. et que son attachement pour son mari appartenait au passé. Le seul problème était en effet celui de sa petite fille, posé, de toute façon, dans les mêmes termes par son refus de revenir en U.R.S.S.

En tout cas, Zina est capable de reprendre la correspondance avec son père : elle y revient sans cesse sur leurs rapports, l'attitude distante qu'il a eu à son égard lors de son départ, son incompréhension, sa sévérité. Elle se plaint de Ljova dont elle est férocement jalouse, puisqu'il jouit, lui, de la confiance du père qui lui est refusée. Parlant de son traitement avec le docteur Kronfeld, elle écrit qu'elle se sent « engluée dans la cochonnerie psychanalytique ». Le 14 décembre, elle lui assure qu'elle ne lui demande « ne fût-ce que quelques lignes »…

De nouveaux échanges douloureux commencent quand Ljova, inquiet de l'intérêt de la police prussienne et des développements favorables aux nazis, suggère, appuyé par L.D.[321], le départ de la jeune femme pour Vienne. Elle refuse catégoriquement, arguant de son attachement pour Berlin, de l'intérêt qu'elle porte aux combats politiques, à la révolution qu'elle y voit mûrir. Les difficultés s'accumulent. Sieva n'a pas les papiers nécessaires pour rejoindre sa mère. En U.R.S.S., Aleksandra Lvovna a perdu son travail.

Ljova décrit Zina « seule, en dehors de tout, coupée de toute activité[322] ». En fait, ils se voient très peu, et Zina ne voit pas non plus Jeanne. Elle sort parfois avec le Grec Yotopoulos, un grand malade, tuberculeux lui aussi. C'est peut-être à ce moment-là qu'elle devient la maîtresse de son médecin. Ljova fait le bilan des aspects nouveaux de son comportement pathologique, la multiplication de petits emprunts financiers auprès de ses proches. ses propos haineux contre Jeanne. Il pense que l'isolement risque d'amener « des rechutes[323] ». Nouvelle tentative de suicide en novembre: pour les médecins, il ne s'agit pas d'un « geste » pour faire pression, mais d'une vraie tentative : elle s'est coupée très imparfaitement une veine qu'elle voulait sectionner : le suicide est manqué, mais c'était un suicide[324].

Quand Sieva arrive finalement de Vienne, ville où il est venu chez Anna Konstantinovna en passant par Paris où Van l'a conduite, elle est certainement heureuse, mais il semble qu'elle se soit reposée sur Jeanne du soin de s'occuper de lui. Quand son père est à Copenhague, il n'est pas question d'aller le voir, mais elle lui écrit une longue lettre, défense passionnée de ce qu'elle appelle « l'instinct », pour elle, « la mémoire des générations ». Elle lui reproche son impatience, son impétuosité. Elle est profondément atteinte dans sa dignité par le fait qu'il ait cru pouvoir disposer de leurs relations intimes et confier à son psychiatre les lettres qu'elle lui a adressées et qui n'appartiennent qu'à eux deux[325]...

Son expulsion d'Allemagne par décision du gouvernement von Schleicher tombe sur elle comme un couperet[326]. Le monde est en train de se recroqueviller sous ses pieds. Qu'irait-elle faire à Vienne ? Elle est enceinte, et ce n'est probablement pas là un élément mineur de la tragédie en train de se nouer et de se résoudre dans la mort.

En fait, au cœur de ce que Trotsky appellera la « tragédie du prolétariat allemand », la victoire sans combat des bandes hitlériennes, se prépare peu à peu une autre tragédie, qui est à la fois celle d'une jeune femme nommée Zinaida Lvovna Bronstein, de son père, d'une famille, et finalement de milliers et de milliers de « trotskystes » ou prétendus tels.

Au matin du 5 janvier 1933, Zinaida s'occupe du départ à l'école de son petit Sieva. Puis elle termine les lettres qu'elle a adressées aux siens, calfeutre les issues et ouvre le gaz. Le même jour, Ljova télégraphie à sa mère, dans un télégramme strictement personnel, pour qu'elle trouve les mots pour informer L.D. de son malheur :

« ZINA S'EST SUICIDÉE ALEKSANDRA LVOVNA PLATON DOIVENT ÊTRE INFORMÉS JE NE LEUR DIS RIEN STOP SIEVA NE SAIT PAS MORT DE ZINA IL EST AVEC NOUS[327]. »

Le lendemain, par lettre, il donne les détails : c'est la propriétaire qui a découvert le corps de Zina ; elle s'est asphyxiée au gaz pendant que le petit était au jardin d'enfants. Il a récupéré ses dernières lettres - qui seront plus tard saisies et « égarées » par la police française. Jean van Heijenoort écrit :

« Le 5 janvier, Zina se suicida au gaz, à Berlin. Elle fut trouvée morte à deux heures de l'après-midi. Ljova envoya à Natalia un télégramme qui arriva le 6, alors que nous sortions de table après le déjeuner. C'était, si je me souviens bien, Pierre Frank qui était de garde et qui remit le télégramme à Natalia alors qu'elle regagnait le premier étage. Trotsky et Natalia s'enfermèrent immédiatement dans leur chambre, sans rien nous dire. Nous sentions qu'il s'était passé quelque chose de grave, nous ne savions pas quoi. Nous apprîmes la nouvelle par les journaux de l'après-midi. Dans les jours qui suivirent, Trotsky entrouvrit de temps en temps la porte de la chambre pour demander du thé. Lorsque, quelques jours plus tard, il sortit pour se remettre au travail, il avait les traits ravagés. Deux rides profondes s'étaient creusées de chaque côté du nez et venaient encadrer la bouche[328]. »

Son premier travail fut de rédiger une lettre ouverte dans laquelle il imputait la responsabilité de sa mort au gouvernement de Staline qui l'avait privée de sa nationalité, et à celui de von Schleicher qui l'expulsait. Il écrivit ensuite à son fils aîné :

« Je ne t'écris pas ce que maman et moi avons vécu ces derniers jours. Maman est très faible. Je suis bien plus fort[329]. »

Après cela, le père abattu reprend des forces sur le terrain politique :

« J'ai un peu l'impression que tu caches qu'elle s'est suicidée. Ce serait une grosse erreur. [...] Zina est tombée victime de Staline-Schleicher[330]... »

La publicité pour la « lettre ouverte » est, dit-il, la meilleure façon de protéger contre Staline, « Sérioja, Lela, Ana et les autres, et en général nos camarades en U.R.S.S.[331] »...

* * *

Il restait à Trotsky, pour le moment, un dernier coup à recevoir en ces journées dramatiques, une lettre d'une des personnes qu'il respectait sans doute le plus au monde : Aleksandra Lvovna, mère de Zinaida, qui exigeait la vérité et lui disait ce qu'il est convenu d'appeler les siennes. Elle avait déjà perdu Nina en 1928 et venait de perdre la fille qui lui restait. Elle écrivait: « Je peux tout comprendre, tout expliquer, mais je veux savoir[332].» Elle lui donnait les éléments d'information dont elle disposait à travers les lettres de Zina. Celle-ci lui avait écrit très récemment une sorte de diagnostic :

« Je suis triste de ne plus pouvoir me rendre auprès de papa : tu sais combien je le "vénère" depuis ma naissance. Et maintenant, nos rapports se sont dégradés. C'est à partir de là que je suis tombée malade[333]. »

Aleksandra Lvovna évoque son impuissance à aider sa fille, en dépit de ses efforts :

« Je lui écrivais [...] que cela s'expliquait par ton caractère et ta difficulté à concevoir des explications d'ordre personnel bien que tu sois persuadé qu'il faut le faire[334]. »

Au père de la morte, elle reprocha de n'avoir pas compris leur fille :

« Pendant toute sa dernière année, notre malheureuse fille a été accablée par un conflit avec toi. [...] C'était une personne adulte avec laquelle il fallait avoir des relations intellectuelles, […] Zina était jusqu'au plus profond de son âme un être social. […] La communication avec toi aurait beaucoup compensé, mais elle ne s'est pas faite[335]. »

Elle exige la vérité sur le conflit entre eux, déplore le recours à la psychanalyse et que la jeune femme - renfermée, comme ses parents, rappelle-t-elle - ait été en quelque sorte contrainte, dans sa cure, de « dire ce dont elle ne voulait pas parler ».

La vieille dame - elle a alors soixante et un ans et une vie militante active derrière elle - avoue, très simplement, dans les premières lignes, qu'elle tremble en regardant ses petits-enfants :

« Je ne crois plus en la vie. Je ne crois plus qu'ils grandiront. Je suis toujours dans l'attente d'une nouvelle catastrophe... »

A l'homme qu'elle aima, elle dit, pour conclure :

« Il m'est difficile d'écrire cette lettre et difficile de l'envoyer. Pardonne-moi cette cruauté à ton égard, Mais tu es certainement au courant de tout sur notre fille[336]. »

La babouchka - grand-mère, comme l'appelaient depuis longtemps affectueusement ses amis - voyait juste. Sur elle, sur ses petits-enfants, la vengeance de Staline, sa vindicte contre Trotsky, allaient continuer à s'abattre : enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, « vos arrière-neveux », avait dit Piatakov...

XLIV. Regroupements contre Staline en URSS[modifier le wikicode]

Paradoxalement, le piétinement et même les phénomènes de décomposition qui atteignent l'Opposition internationale, n'ont pas leur équivalent en U.R.S.S. pendant les premières années trente. Après un effondrement qui correspond à l'aggravation de la répression et au filtrage féroce de la correspondance, la courbe d'activité, à partir de 1931 est celle d'une renaissance sinon de l'organisation elle-même, du moins des courants du parti qui reprennent tout ou partie de son programme et recherchent même l'alliance, sinon avec l'Opposition russe, du moins avec Trotsky.[337]

La période qui s'ouvre après la grande crise de l'Opposition est celle de l'industrialisation à outrance et de la collectivisation forcée, avec leurs cortèges de souffrances pour les masses laborieuses que certains, par un véritable abus de langage, ont appelées « révolution » parce qu'elles ont complètement détruit la société de la Nep et de la lente reprise économique des années vingt.

C'est après deux années d'hésitations que Staline s'est finalement lancé dans cette entreprise, véritable fuite en avant, puisque cette politique n'a été ni vraiment voulue ni par conséquent tant soit peu préparée. Il a fallu improviser, c'est-à-dire souvent donner simplement l'ordre d'atteindre des objectifs. L'ensemble a finalement coûté très cher en matériel, en bétail, en produits, et surtout en souffrances et vies humaines. On rappelle souvent que 60 % du cheptel périt dans cette folle entreprise. Mais, étiquetés « koulaks » - lesquels n'étaient pas plus de 2 millions -, 7 millions de paysans moyens ou pauvres ont été les victimes : plus de morts qu'une guerre. Dans le même temps, l'industrialisation à outrance relève de la même fuite en avant, financée par l'inflation accélérée et menée. elle aussi, en dépit du bon sens et à coups de knout. L'un des résultats les plus spectaculaires est ce qu'on peut sans ironie appeler une « paupérisation absolue » des travailleurs ruraux privés de tout, ouvriers enrégimentés et sous-payés que ne console pas, au contraire, la naissance de l'aristocratie ouvrière des travailleurs de choc.

Personne - sauf peut-être Boukharine - n'avait prévu les formes dans lesquelles se réaliseraient l'industrialisation et la collectivisation préconisées, des années durant, par l'Opposition de gauche. Même sans documents, il ne nous est guère difficile d'imaginer la réaction de l'ancien oppositionnel. Il avait capitulé en 1929 en croyant que « Staline était en train de réaliser le programme de l'Opposition » et découvrait le cauchemar vécu par les foules paysannes déportées à moitié nues et des ouvriers en guenilles fabriquant des produits inutilisables ou se croisant les bras faute d'énergie ou de matières premières.

Fasciné par l'alternative de la solution « thermidorienne » - retour vers le capitalisme ou la solution prolétarienne d'industrialisation et collectivisation menées à travers la mobilisation des masses -, Trotsky lui-même n'avait pas vraiment prévu cette variante de la « politique centriste ». Il ne vit que tard, sous l'influence des lettres d'U.R.S.S., la collectivisation rurale et l'industrialisation à marches forcées réalisées par la violence et sous la terreur, et aboutissant d'abord au renforcement de la toute-puissante bureaucratie, cette couche sociale parasitaire qui, suivant l'expression de Karl Marx, dans un tout autre contexte, traitait l'Etat comme sa propriété privée.

Plus proche - et pour cause - de la réalité soviétique, Kh. G. Rakovsky est sans doute, après le début de cette campagne, le seul à avoir très vite saisi son orientation incontrôlable et ses premiers résultats inavouables. Dans une étude parvenue beaucoup plus tard en Occident, mais sans doute rédigée au mois de juin 1930, il dresse un bilan de la situation économique catastrophique créée par cette volonté despotique sans précédent de changer du tout au tout la vie de dizaines de millions d'hommes sans leur consentement[338]… Il démontre, chiffres à l'appui, les inévitables conséquences d'une telle entreprise, l'effondrement de la qualité des produits industriels, par exemple la production régulière de biens défectueux et inutilisables, l'épuisement des récoltes, la disparition des activités d'élevage. Il décrit, sans polémique et avec une infinie tristesse, la désorganisation sous le couvert de la planification, l'oisiveté, faute de matières premières, de nombre d'industries modernes et l'inactivité de régions entières plongées dans l'obscurité avec un plan qui leur garantit l'électricité.

Alors que l'Occident capitaliste, ravagé par la crise mondiale annoncée par le krach de Wall Street en 1929, donne l'exemple d'une destruction sans précédent des forces productives, le spectacle offert par l'Union soviétique n'est guère de nature à encourager et nourrir la croyance en la supériorité du système socialiste.

Trotsky en est parfaitement bien informé. Les lettres qui parviennent au Biulleten Oppositsii, dont une partie seulement y est publiée faute de place, décrivent avec beaucoup de précision la condition prolétarienne, la baisse des salaires consécutive aux mesures destinées à accroître la productivité, la flambée des prix, la disette de produits agricoles. Nombre d'entre elles décrivent les conflits dans les entreprises, la lutte contre les « petits chefs » qui est en réalité le combat contre la paupérisation. D'autres décrivent la collectivisation « jusqu'au dernier poussin » et, comme dit un correspondant qui signe « G.N. », la « dékoulakisation jusqu'aux bottes de feutre qu'on arrache aux pieds des enfants[339] ». Un autre écrit qu'il est dans un secteur de « collectivisation complète », et que cela signifie que « les paysans égorgent le bétail et vendent leurs biens ». Un autre résume la situation :

« Disette dans les villes. Faim dans les provinces. Famine dans bien des campagnes. Dans les capitales, queue pour tous les produits. Tous les vivres manquent... Chômage[340]. »

Une lettre de 1932 décrit la situation pendant l'hiver 1931-1932 dans les chemins de fer: « Le typhus. Des malades couchés dans les gares, couverts de poux[341]... »

Un autre décrit la situation du ravitaillement à Moscou où les queues pour le pain commencent vers une ou deux heures du matin, tandis que les ouvriers d'une usine de tracteurs de Stalingrad n'ont pour se nourrir que de l'eau et du pain. Un autre encore explique que le kolkhoze vend très peu, que seuls les kolkhoziens « font » le marché : « Le kolkhoze, écrit-il, est la somme de leurs économies individuelles... »

Certains correspondants notent la crainte de la bureaucratie qui perce dans les relations sociales, mais aussi la peur, chez les ouvriers, que les coups portés au système bureaucratique ne deviennent des coups contre l'industrie et le système soviétique... D'autres parlent de foules de paysans dans les gares, qui fuient les kolkhozes, de bandes d'enfants abandonnés, errant comme au lendemain de la guerre civile.

Un aspect de cette crise est clair : l'inquiétude de l'appareil où beaucoup d'individus, isolément ou non, se prennent à comparer la politique du moment à celle que préconisait l'opposition, cherchent une issue qui coïncide avec ses perspectives.

Isolés ou parqués dans les prisons, les oppositionnels n'ont pas de peine à préconiser des solutions qui s'imposent aux yeux de tous. Il faut desserrer l'étreinte de la collectivisation forcée qui s'est abattue sur l'ensemble de la paysannerie, autoriser le départ des kolkhozes, rassurer la masse apeurée. Il faut diminuer les objectifs de l'industrialisation, associer les travailleurs au Plan et réviser les objectifs en fonction de leur opinion, bref rétablir cette démocratie ouvrière que la collectivisation forcée et l'industrialisation à outrance ont foulé au pied un peu plus encore...

Nous n'avons que peu d'informations sur l'activité des trotskystes après la déclaration d'avril 1930, à l'exception des documents provenant des prisons et des lieux d'exil. De ce point de vue, l'année 1930 a apporté un lot de documents importants, souvent parvenus en Occident après un long cheminement : une lettre de Koté Tsintsadzé, une étude de Rakovsky, et un texte collectif rédigé en prison par Solntsev, Iakovine et Stopalov, intitulé « La Crise de la Révolution[342] », résultat des discussions qui se sont déroulées à l'isolateur de Verkhnéouralsk. Plusieurs témoignages, celui d'Ante Ciliga[343], celui d'Ardachelia et Iakovine, qui se trouve dans les archives Trotsky[344] à Harvard, ainsi qu'un témoignage d'un survivant réfugié en Israël après la guerre[345], nous permettent de reconstituer l'intensité de la vie intellectuelle et politique dans les prisons transformées en universités - à Tchéliabinsk comme à Verkhnéouralsk - ainsi que la richesse du débat politique entre « bolcheviks-léninistes », parmi lesquels nous retrouvons, outre les trois cités plus haut, les noms familiers de Poznansky, Dingelstedt, Man Nevelson et de bien d'autres militants de la jeune génération.

Nous savons, en revanche, très peu de choses sur l'activité de ceux « de l'extérieur[346] ». Les arrestations ont continué pendant ces années, comme l'indique le nombre total des déportés, passé de 700 « irréductibles » à l'époque de la déclaration d'août 1929 à environ 7 000 en novembre 1930. Un correspondant de Trotsky - probablement N.N. Pereverzev - écrit sur ces derniers que « les nouveaux, mille, deux mille ou plus » sont en majorité des ouvriers qui n'ont pas connu l'Opposition de gauche auparavant et y sont venus de leur propre mouvement et de leur propre expérience. Il parle de l'apparition, dans les usines, de « trotskystes et semi-trotskystes » à chaque secousse de l'appareil[347].

Le « centre » de Moscou s'est à coup sûr maintenu, ou, plus exactement, Sedov a toujours eu un relais à Moscou, même après la chute de B.M. Eltsine et de Iakovine. Nous connaissons des noms : V. Ianoutchevsky, qui semble avoir été un ami de Sosnovsky, Mikhail Andréiévitch Polevoi, ami de Nin, arrêté en mai 1931, Mikhail Aleksandrovitch Chabion[348], professeur d'histoire et, sur la fin de cette période, Iakov Kotcherets[349] et Andréi Konstantinov, dit Kostia, immortalisé par les souvenirs de déportation de Maria Joffé, sans doute le journaliste écarté de la Pravda en 1923.

Il semble bien que, de temps en temps, leurs rangs aient été renforcés par des « capitulations tactiques », c'est-à-dire de fausses capitulations décidées par l'opposition elle-même : dans ces années-là, il semble qu'on puisse ranger dans cette catégorie celles de Rafail Farbman et d'Ilya Rosengaus.

De 1930 à 1932 en tout cas, Lev Sedov, en partie grâce à la publication du Biulleten Oppositsii, mais surtout grâce à son énorme travail, arrive à maintenir des contacts, à obtenir informations et correspondance en utilisant voyageurs ou employés des organisations internationales comme le trust Münzenberg, cette gigantesque entreprise de presse et d'affaires diverses dont les salariés voyagent entre l'Allemagne et l'U.R.S.S.

Mais le résultat, demeuré méconnu jusqu'à ces dernières années, est que le petit noyau oppositionnel maintenu est rejoint, à partir de 1931, par d'autres courants issus du Parti communiste.

* * *

La première de ces dernières oppositions est née au sein même de la fraction Staline. Elle s'incarne en deux hommes qui ont tous les deux été, à des moments différents, liés personnellement à Staline : les deux anciens dirigeants des Jeunesses communistes Jan Sten et V.V. Lominadzé.

Le premier est un philosophe marxiste, spécialiste reconnu de Hegel. Jan Sten a été le théoricien des Jeunesses communistes, inspirateur de réactions gauchistes. C'est un intellectuel si brillant et si réputé que Staline lui a demandé de lui donner des « leçons particulières de dialectique » (sic). L'expérience l'a marqué : dès 1928, dans un cercle d'amis, il se laissait aller à dire que Koba (Staline) ferait des choses qui laisseraient loin derrière les procès Dreyfus et Beilis... le fameux procès antisémite du début du siècle[350]

V.V. Lominadzé (Besso) est un personnage hors du commun. Cet homme d'une taille et d'une force peu communes, aux cheveux de jais, est intelligent, cultivé, énergique. Cet amateur de chansons, grand conteur d'anecdotes, est aussi noceur et buveur autant que gros travailleur. Il poursuit des études d'ingénieur tout en travaillant à plein temps pour le parti. On sait qu'un soir d'ivresse, il n'a pas hésité, à la suite d'un pari, à briser la glace de la Moskva pour s'y baigner, et il a laissé un rein dans l'aventure[351]. Il a fait une carrière foudroyante d'apparatchik : secrétaire du parti de Tiflis à vingt ans, il a été l'un des principaux dirigeants des Jeunesses communistes avant de passer dans l'appareil du parti. Margarete Buber raconte qu'il a été décoré du Drapeau rouge pour son comportement dans l'assaut contre Cronstadt pour lequel il s'était porté volontaire, mais qu'il se refuse à porter la décoration. Il a été un adversaire acharné de l'opposition de 1923, de la Nouvelle Opposition, de l'Opposition unifiée enfin.

Dès la fin de 1927, il est apparu que ces hommes d'appareils manifestaient une certaine indépendance de pensée : pour eux, la défaite de l'Opposition de gauche était loin de régler tous les problèmes. Rappelés à l'ordre dès cette époque pour avoir trop vigoureusement souligné l'existence d'un « danger de droite », ils se sont manifestés encore en 1929 par une série d'articles critiques de la direction stalinienne dans Komsomolskaia Pravda.

C'est apparemment à ce moment qu'a commencé la lutte systématique du groupe au sein de l'appareil[352]. Lominadzé a été affecté comme secrétaire du parti, d'abord à Nijni-Novgorod, où il s'est lié personnellement à Ter-Vaganian, puis, en avril 1930, comme premier secrétaire, en Transcaucasie. Appuyé sur un réseau pan-soviétique qui comprend la plupart des anciens dirigeants des Jeunesses communistes – Chatskine, Tchapline, notamment -, Lominadzé élabore une résolution qui mêle approbation enthousiaste de la ligne stalinienne et critiques sévères du comportement de l'appareil, du « dépérissement de la démocratie ouvrière », de la collectivisation forcée et même de certaines déclarations de Staline concernant la marche en avant vers le socialisme[353].

Il semble que l'entreprise de Lominadzé ait été compromise par les initiatives imprudentes d'un de ses alliés ou partisans les plus importants, le président du conseil des commissaires du peuple de la R.S.F.S.R., S.I. Syrtsov. Ce vieux-bolchevik a en effet prononcé, le 30 août 1930, devant les commissaires du peuple et les membres du conseil économique de la R.S.F.S.R., un discours de deux heures dans lequel il a souligné la détérioration de la condition ouvrière, les progrès de la bureaucratie, et préconisé un « resserrement du front de la construction[354] », en d'autres termes au minimum un ralentissement de la collectivisation et du rythme de l'industrialisation. L'enquête du G.P.U. après cet éclat public révèle l'existence d'un « groupe fractionnel » et permet d'arracher des « aveux » à quelques-uns de ses membres. Syrtsov, d'abord accusateur, finit par s'effondrer devant la commission de contrôle[355].

Les hommes de la fraction secrète Sten-Lominadzé ont décidé de ne pas se battre ouvertement. Ils font alors leur autocritique, reconnaissent leurs « erreurs » et sont généralement mutés. Ceux que la presse stalinienne appelle désormais « les hommes à double visage » ou encore « la fraction gauche-droite », cherchent dès lors les contacts qui leur permettraient d'élargir le front de la résistance à la politique de Staline[356].

Dans cette voie, ils rencontrent d'autres courants et groupes, et d'abord les zinoviévistes qui ont pris en 1927 le parti de payer le prix de leur maintien dans les rangs du parti en faisant toutes les déclarations exigées d'eux, mais qui n'ont renoncé ni à leurs propres opinions ni à une certaine mesure d'activité fractionnelle, puisque, au sommet au moins, ils n'ont pas cessé de maintenir entre eux, depuis 1928, un contact suivi.

Les amis de Zinoviev ont au fond partagé en 1928 et 1929 les illusions des « capitulards » qui ont suivi Préobrajensky, Radek et Smilga. De toute évidence, après la rencontre avec Boukharine en juillet 1928, ils ont continué à miser sur Staline et sur un « cours à gauche » et escompté des réintégrations à des fonctions responsables que Staline leur faisait de temps en temps miroiter. La correspondance reçue par Sedov révèle cependant la déception de Zinoviev et de Kamenev, les tendances qu'ils manifestent à « jouer à l'opposition », dès 1930. On sait également que, par la suite, Zinoviev s'est exprimé en termes très critiques sur la politique allemande de l'Internationale communiste. Il en vient même, en 1932, à confier à des représentants de l'Opposition de gauche venus s'entretenir avec lui que sa plus grosse faute politique - plus grave même que son opposition à Lénine en 1917 - a été sa rupture en 1927 avec Trotsky et l'Opposition de gauche[357].

Il est probablement en cela d'accord avec le groupe qui l'a abandonné au moment de cette rupture et qu'on appelle le groupe « sans chefs », animé en fait par Safarov et Tarkhanov, réintégrés dans le parti, non sans mal, en 1928, après avoir crié sur les toits leur intention de jouer double jeu.

Le rôle décisif, dans les regroupements qui s'amorcent, est joué par le groupe d'Ivan Nikititch Smirnov, ce vieux-bolchevik, « la conscience du parti » devant Sviajsk, dont on se souvient qu'il s'était efforcé en 1929 de rédiger une déclaration de capitulation plus honorable que celle de Radek, Smilga et Préobrajensky, et n'avait pas eu grand succès. Moins déshonorante cependant, sa déclaration, les contacts qu'il garde, les propos qu'il tient, l'attitude qu'il maintient, lui valent une certaine réputation. Expulsé d'U.R.S.S. en 1930, Andrés Nin cite précisément Smirnov comme représentatif d' « une sorte de capitulards qui n'ont pas renoncé à leurs idées et pour qui la capitulation n'était qu'une manœuvre tactique[358] ».

Nous ignorons évidemment tout de l'activité du groupe Smirnov jusqu'en 1931 et de la façon subtile dont il semble avoir essayé de combiner l'attitude oppositionnelle clandestine et les protestations à double sens de fidélité à la ligne. Le tournant décisif se produit pour lui en mai 1931 quand il rencontre à Berlin Lev Sedov. La rencontre entre les deux hommes a, de toute évidence, été plus qu'une conversation générale de hasard, comme Sedov a légitimement tenté de le faire croire au moment des procès de Moscou. Nous devons pourtant admettre que nous n'avons pas le moyen de savoir si cette rencontre fut le fruit d'un pur hasard, comme Sedov l'affirme, ou si elle fut, au contraire, préparée. Nous nous contenterons de mentionner ici l'invraisemblance du récit de Sedov, fait après le premier procès de Moscou, sur un point de détail : il serait tombé dans les bras de Smirnov en le reconnaissant dans la rue. Peut-on croire à un tel comportement avec un « capitulard » vigoureusement dénoncé par Trotsky ?

Les informations parvenues à Sedov à travers I.N. Smirnov puis, après leur rencontre, par d'autres émissaires et à travers des communications font apparaître l'existence d'un « centre » du groupe Smirnov, composé de quelques-uns de ses amis signataires de sa déclaration de 1929, S.V. Mratchkovsky, Ter-Vaganian, N.I. Oufimtsev et L.G. Ginzburg, mais aussi d'E.A. Préobrajensky, rédacteur de la capitulation « honteuse » de juillet 1929 : de toute évidence, il regroupe les anciens oppositionnels qui ont compris l'impasse de la capitulation[359] ».

C'est en septembre ou octobre 1932 qu'arrive à Berlin un haut fonctionnaire de l'appareil économique, E.S. Holzman, lié à Smirnov et qui, à l'occasion d'une mission à Berlin, a accepté d'être l'intermédiaire de Smirnov auprès de Sedov. Il apporte des nouvelles que son interlocuteur considère comme tout à fait capitales. Elles démontrent en effet l'activité et l'importance du groupe que Sedov appelle, dans sa correspondance avec Trotsky, celui des « trotskystes ex-capitulards », dont il écrit par ailleurs sans ambages à ses camarades du secrétariat international: « I.N. Smirnov et d'autres, qui nous ont quittés dans le temps, sont revenus[360]. »

Sans aller aussi loin, Trotsky, parlant de toute évidence de ce groupe, assure qu'on peut, à son propos, « tirer le bilan de l'expérience de la capitulation honnête, sincère et pas carriériste[361]. »

* * *

Au moment même où ces groupes « de gauche », d'anciens staliniens ou d'anciens « capitulards » se rapprochaient ainsi de la critique et des perspectives de Trotsky qu'ils avaient combattues avec acharnement, des phénomènes analogues se déroulaient dans l'appareil et jusqu'au cœur de ce que l'on appelait, depuis des années, « la droite ».

Au moment précis en effet où l'Opposition de gauche et les groupes qui l'avaient abandonnée se retrouvaient en effet pour demander la retraite sur le front économique, une sorte de retour à la Nep et un ralentissement de l'industrialisation, un courant issu du cœur de l'ancienne droite s'orientait, lui, vers le ralliement aux vieilles revendications de démocratie du parti de l'ancienne Opposition de gauche.

C'est probablement la capitulation sans combat, en novembre 1929, de Boukharine, Rykov et Tomsky qui marque le point de départ de la cristallisation à l'intérieur de la « droite » d'un noyau d'hommes décidés à continuer le combat contre la politique stalinienne. Ils en viennent rapidement à l'idée qu'il leur faut élargir l'ancienne plateforme économique de la droite en l'élargissant à des éléments empruntés au programme de la gauche, en particulier à ses mots d'ordre de démocratie ouvrière, et tenter d'associer à leur combat des personnalités représentatives des anciennes oppositions de gauche, trotskyste ou zinoviéviste. Ce groupe, que Sedov appelle un peu schématiquement « les droitiers » dans sa correspondance, et que les historiens appellent en général « groupe Rioutine » ; nous paraît désigné plus clairement par l'étiquette de « groupe Rioutine-Slepkov ».

Créé à l'écart des anciens dirigeants de la droite historique et, en quelque sorte, en réaction à leur comportement politique qui les a conduits à la capitulation, ce groupe a été animé par deux hommes qui ont été, au temps de la grandeur de la droite - mais à des titres divers - les plus éminents des personnalités de second plan de ce groupe.

A.X Slepkov, né avec le siècle, était encore un tout jeune homme, l'ancien disciple favori de Boukharine et chef de file de ce qu'on avait appelé son « école » de « professeurs rouges ». D'une brillante intelligence, journaliste de talent, polémiste redoutable qui s'était fait les dents contre l'Opposition de gauche, il avait aussi démontré son courage et sa combativité en 1929, où il avait été l'un des rares à essayer d'organiser une résistance dans le sein de l'appareil, au cœur même du fief de Kirov, à Leningrad, ce qui lui avait valu l'exil en Asie centrale. Il semble qu'il ait, dès cette époque, manifesté le regret d'avoir pris part, comme il l'avait fait, à la lutte contre l'Opposition de gauche.

M.N. Rioutine était un homme plus âgé et infiniment moins séduisant. Ancien menchevik d’Extrême-Orient, il avait rallié les bolcheviks en sortant d'une lutte clandestine courageuse contre Koltchak, et s'était fait connaître dans l'appareil comme un homme à poigne. C'est lui qui avait organisé, au temps de la lutte contre l'Opposition, les détachements de gros bras qui avaient permis de briser, au début d'octobre 1926, la tentative de sortie de ses militants dans les cellules d'usine. Théorisant cyniquement la manière forte et manifestant ouvertement son mépris pour la démocratie, l'homme était pourtant un battant. L'un des premiers frappés par Staline lors de l'offensive de ce dernier contre les « droitiers », il avait été contraint à l'autocritique, puis écarté du C.C. au XVI° congrès. Il était journaliste quand il s'engagea, en 1931 probablement, dans l'organisation du groupe auquel l'histoire a donné son nom.

Le groupe lui-même semble avoir compris d'autres anciens « droitiers », les professeurs rouges D.G. Maretsky et P.G. Petrovsky, notamment, mais aussi quelques vétérans ouvriers de l'opposition zinoviéviste, dont V.N. Kaiourov et deux anciens militants, très peu connus, de l'Opposition de gauche dont Trotsky démentit avec énergie la représentativité dans l'affaire.

On sait que la principale réalisation du groupe de Rioutine et Slepkov fut la rédaction, probablement par les soins du second, d'une plate-forme appelée généralement « de Rioutine », qui présente la caractéristique d'être à la fois célèbre et inconnue, son texte ne nous étant toujours pas parvenu mais son existence étant confirmée par toutes les sources, officielles ou oppositionnelles.

Selon les quelques auteurs qui la mentionnent, peut-être en s'inspirant les uns des autres - Ciliga, Victor Serge, Boris Nikolaievsky -, comme selon les informations reçues par Sedov ou le Sotsialistitcheski Vestnik, qui l'appelle « la lettre des dix-huit bolcheviks[362] », la plate-forme se présentait comme une tentative de souder contre Staline les anciennes oppositions de droite et de gauche et, en attendant, de les associer dans un programme commun. Partant de la nécessité d'une retraite économique, elle se prononçait ensuite pour la restauration de la démocratie dans le parti, précédée de la réintégration de tous les exclus, dont Trotsky. Elle analysait également le rôle de Staline, dans un réquisitoire serré qui le présentait comme « le mauvais génie de la révolution [...] mû par sa soif de vengeance et son appétit de pouvoir ». Elle allait jusqu'à le comparer au fameux provocateur Azev, se demandant si sa politique n'était pas le fruit de ce qu'elle appelait « une immense provocation consciente[363] ».

C'est la circulation de ce document, largement connu à l'été de 1932 dans les hautes sphères du parti, qui amena une enquête de la commission centrale de contrôle. Le 9 octobre, le plénum du comité central décida de sanctionner sévèrement, en les excluant du parti, ceux de ses militants qui avaient eu connaissance de cette plate-forme et ne l'avaient pas dénoncée au parti : parmi eux, de façon significative, figuraient Jan Sten, Zinoviev et Kamenev, ainsi qu'Ouglanov[364]

En fait, l'apparition de la « droite rénovée » de Rioutine et de Slepkov avait une double signification. Du fait qu'elle reprenait à son compte la revendication de la démocratie ouvrière dans le parti, elle était la reconnaissance que Trotsky avait eu raison en ce qui concernait le régime du parti. La façon ensuite dont elle avait été reçue favorablement dans les couches moyennes et inférieures de la bureaucratie aux prises avec d'énormes difficultés montrait que cette dernière était sensible à des revendications qui pouvaient lui apporter une certaine détente. Hostile à toute alliance avec les « droitiers », Trotsky ne semble pas, en tout cas, avoir douté des chances qu'ils avaient, dans un avenir assez proche, de s'imposer au détriment de Staline et de tenir le haut du pavé pendant assez longtemps pour que l'Opposition de gauche ne soit pas obligée de faire un bon bout de chemin avec eux.

* * *

Il est difficile de ne pas imaginer que Sedov et I.N. Smirnov se sont notamment entretenus à Berlin en 1931 d'une éventuelle alliance - un « bloc », comme disent les Russes - entre les diverses oppositions à Staline. Le fait est que le retour d'I.N. Smirnov a correspondu à l'apparition en U.R.S.S. de l'idée d'un « bloc des oppositions » et qu'il a été suivi des premières démarches en vue de sa réalisation. Mais peut-être, pour tous ces groupes, l'essentiel était-il cette liaison, désormais établie avec Trotsky, ce qui donnait consistance à leur entreprise. On peut en tout cas mesurer à l'angoisse de Trotsky, voyant son fils s'engager dans ces contacts, qu'il ne prenait ni la rencontre ni les projets débattus pour des plaisanteries et un entretien de hasard.

Je ne m'attarderai pas ici sur les découvertes et les méthodes d'investigation que j'ai utilisées pour reconstituer l'histoire des contacts entre ces différents groupes et courants telle qu'elle apparaît à travers les dépositions des accusés du premier procès de Moscou une fois qu'on les débarrasse de leur garniture « terroriste » et de tous les détails imposés par les policiers pour les aveux des malheureux[365].

Avec la rencontre entre Sedov et Smirnov, le fait capital est que ce dernier détient désormais le moyen de contacter directement, voire de consulter Trotsky. Un « bloc des oppositions » est-il possible sans lui ? Zinoviev a vu affluer les visites, de celle de Safarov - qui a rompu avec lui en décembre 1927 - jusqu'à celles de Sten et Lominadzé, qui ont été avec Staline contre lui et qu'il appelle les « gauchistes », ainsi que les gens de l'opposition ouvrière du début des années vingt, Chliapnikov et Medvedev[366]. De son côté, I.N. Smirnov a prévenu les autres figures de la nébuleuse oppositionnelle, à commencer par Zinoviev[367]. Il avait évidemment mis au courant ses proches, en commençant par Ter-Vaganian et Mratchkovsky. C'est le premier qui a mis au courant Lominadzé.

Les négociations ont sans doute commencé en juin 1932, et tout est allé très vite, après les rencontres préliminaires. Ter-Vaganian a été l'intermédiaire pour plusieurs prises de contact. Les zinoviévistes ont envoyé Evdokimov prendre contact avec le groupe Smirnov, dans le wagon de Mratchkovsky. Les zinoviévistes se décident au cours d'une réunion « amicale » tenue à Illinskoe dans la datcha de Zinoviev, avec Kamenev, Bakaiev, Karev, Koukline et Evdokimov - qui rapporte[368].

C'est en septembre que Holzman se rend à Berlin, où I.N. Smirnov et Mratchkovsky le chargent de rencontrer Sedov et de l'informer sur ce qui se passe en U.R.S.S., afin d'obtenir l'opinion de Trotsky. C'est après avoir rencontré Holzman, qui lui apporte une lettre de Smirnov et des documents, dont plusieurs ont été publiés presque immédiatement dans le Biulleten Oppositsii, que Sedov informe Trotsky de la constitution en U.R.S.S. d'un « bloc » avec les autres oppositions, à savoir les « zinoviévistes », le groupe Smirnov des « trotskystes anciens capitulards» et le groupe Sten-Lominadzé. Le groupe Safarov-Tarkhanov qui a, dit-il, une position « trop extrême » n'a pas encore rejoint le bloc[369].

Quelques semaines plus tard, Iouri Gaven, haut fonctionnaire du Gosplan, venu soigner sa tuberculose en Allemagne et qui est membre du « groupe O » (vraisemblablement Osinsky), confirme de façon indépendante les informations apportées à Sedov par Holzman[370].

D'après ce que nous pouvons savoir de la réponse de Trotsky, ce dernier se réjouit de l'existence de ce bloc, réduit pour le moment à un échange d'informations[371]. Il souligne vigoureusement qu'il s'agit bien d'un simple bloc, non d'une fusion et qu'il entend conserver pour ses camarades et lui-même un droit entier de critique réciproque. Une divergence apparaît nettement entre lui et ses nouveaux alliés. Il est clair que ces derniers envisagent la possibilité d'élargir le bloc aux « droitiers », c'est-à-dire au groupe Rioutine-Slepkov, et qu'il y est nettement opposé, sans nier pour autant la nécessité d'une période inévitable de collaboration avec eux. Sa première critique directe aux nouveaux alliés est le reproche qu'il leur adresse de mener une politique « attentiste » qui les subordonne aux initiatives des « droitiers[372] ».

La situation qui lui a été décrite lui paraît en tout cas si favorable au développement de l'opposition qu'il considère comme proche la possibilité d'une déclaration politique commune, dont la portée serait considérable et qui serait nommément signée des personnalités les plus connues du bloc, lequel en assumerait ainsi publiquement la responsabilité.

Une autre polémique se dessine, qu'il mène pour le moment contre le seul Sedov[373]. Il s'agit de la formule qui est au centre de l'agitation du groupe Rioutine-Slepkov, celle de « Chassez Staline ! ». Trotsky juge dangereux ce mot d'ordre qui peut, selon lui, ouvrir la porte à la réaction capitaliste et risque surtout de permettre aux dirigeants d'exploiter la peur que lui-même inspire. Il insiste énormément sur la nécessité de ne donner aucune prise à la peur de représailles que les staliniens essaient de lier à l'éventualité d'un « retour de Trotsky », comme le lui a signalé un de ses correspondants, vraisemblablement I.N. Smirnov[374].

Ce bloc des oppositions n'est pourtant qu'un cadre qui restera vide. Il disparaît de fait quelques semaines après sa naissance, à la suite d'événements qui ne touchent pas à sa propre activité et ne semblent pas avoir conduit le G.P.U. à apprendre son existence.

Le premier est la découverte par le G.P.U. de la mise en circulation de la plate-forme du groupe Slepkov-Rioutine, un fait que n'ont pas dénoncé plusieurs de ses éminents lecteurs. Staline - dont on dit qu'il n'a pu obtenir du bureau politique la peine de mort que le G.P.U. revendiquait contre Rioutine - frappe en même temps les gens du groupe et leurs « complices » : Zinoviev et Kamenev sont exclus du parti, le premier exilé à Minoussinsk, le second à Koustanai. Sten, lui, est exilé à Akmolinsk[375].

Peu de temps après, le groupe zinoviéviste décide de suspendre toute activité jusqu'à la réintégration dans le parti de ses deux dirigeants. Une rumeur circule à Moscou, qui fait état d'une autocritique de Zinoviev, chef-d'œuvre du double langage, dont on n'aurait qu'au dernier moment découvert qu'il était en réalité une critique de Staline[376].

Trotsky, lui, critique la légèreté des deux dirigeants, qui sont maintenant frappés pour avoir eu connaissance d'une plate-forme qui n'était pas la leur - alors qu'ils n'ont finalement pas défendu leurs propres idées[377]

En septembre 1932, une première arrestation d'un membre du groupe d'I.N. Smirnov a mis le G.P.U. sur la trace de ce dernier. Alerté à temps, Smirnov a eu le temps de détruire tous les documents compromettants et de prévenir Trotsky[378]. Mais Holzman s'est fait prendre à la frontière avec, dans le double fond de sa valise, la « lettre ouverte » de Trotsky aux dirigeants de l'U.R.S.S., écrite après sa déchéance de la nationalité soviétique.

Arrêté à son tour le 1er janvier 1933 - en même temps que Préobrajensky, Oufimtsev et une centaine d'autres[379] -, I.N. Smirnov est jugé à huis clos, pour « contacts avec l'étranger ». Il est condamné à dix ans de prison, sans que le bloc ait été découvert, sans même que tous les gens de son groupe aient été identifiés. I.T. Smilga, qui en était proche, a été prié de déménager et de quitter Moscou[380]. Au cours des mois suivants, Mratchkovsky, qui n'a pas été arrêté, met en circulation, avec P. Pereverzev, une plate-forme politique que Lev Sedov a communiquée à Trotsky, mais dont nous n'avons pas retrouvé le texte dans ses archives[381].

Pendant son voyage à Copenhague, Trotsky est toujours dans l'état d'esprit où il était quand Sedov l'a informé de la constitution du « bloc des oppositions ». Il vient de se consacrer à un travail qu'il destine à une publication clandestine sous forme de brochure en U.R.S.S.[382]. Deux parties sont publiées séparément sous forme d'articles: « L'économie soviétique au seuil du deuxième plan quinquennal », daté du 22 octobre, et « Les staliniens prennent des mesures », à propos de la nouvelle exclusion de Zinoviev et de Kamenev, qui est daté du 19. La nouvelle de la mort de Zinoviev avant circulé dans la presse, il improvise une oraison funèbre qui impressionne tous les assistants par sa chaleur et parce qu'il y présente Zinoviev plus en ami qu'en renégat[383].

Ce n'est que peu à peu que la vérité s'impose à lui et à Sedov. L'exil de Zinoviev et de Kamenev, la condamnation d'I.N. Smirnov, qui purge sa peine à Souzdal, ont sonné le glas du bloc des oppositions. Les gens du groupe Slepkov-Rioutine ne quitteront plus la prison, pas plus d'ailleurs qu'I. N. Smirnov et sans doute Jan Sten. Zinoviev et Lominadzé viendront s'humilier au congrès de 1934, dit « des vainqueurs », où Préobrajensky prononce une autocritique de plus, après Zinoviev et Kamenev[384]. Safarov, définitivement brisé en prison et clairement devenu informateur, sera le premier, en tant que témoin à charge au procès de Zinoviev et Kamenev en janvier 1935, à parler publiquement de la naissance et de la décomposition du bloc[385].

La fraction trotskyste a sans doute connu en 1932 une précieuse revanche quand Zinoviev a confié à ses représentants que sa rupture avait été sa « plus grande erreur ». Mais ce sont vraiment ses dernières heures en tant que force organisée. Chabion et Konstantinov sont arrêtés en décembre 1932, sans rapport avec leur activité : on retrouvera le premier, mourant d'un cancer, en déportation à Orenbourg et le second, à Vorkouta, avec Maria Joffé.

En 1933 tombent à leur tour les militants qui ont sans doute été, jusque-là, les hommes clés du réseau de Sedov : N.N. Pereverzev (Pierre), puis Kotcherets (Vetter).

Trotsky n'ignore pas que les dernières chances d'un renversement de la situation en U.R.S.S. avant la guerre, donc de son éventuel retour, viennent de disparaître avec la nouvelle défaite due à la politique de Staline : la victoire de Hitler en Allemagne a refermé la trappe sur les derniers des bolcheviks-léninistes emmurés vivants dans les prisons staliniennes. Sur eux, Sedov, qui connaît bien leur situation, écrit en avril 1934 au secrétariat international :

« Il faut s'étonner que les bolcheviks russes tiennent encore, car "tenir en U.R.S.S." maintenant signifie non lutter, non vivre avec une perspective révolutionnaire, mais se sacrifier passivement au nom de l'avenir, au nom de la continuité historique de l'internationalisme révolutionnaire[386]. »

Détruit avec le milieu nourricier des organisations de masse allemandes qui lui ont permis de vivre, le réseau de Sedov ne sera jamais reconstitué. Plus que jamais surtout, après l'embellie de 1932 et l'extinction brutale des derniers espoirs, les restes isolés de la révolution dépérissent en Union soviétique sous la chappe bureaucratique.

Et Sedov de répéter à son tour que c'est du prolétariat occidental que dépend maintenant le sort non seulement de la révolution russe, mais des révolutionnaires en train d'agoniser dans les prisons et les camps staliniens.

XLV. Cassandre devant Hitler[modifier le wikicode]

Les dernières années du séjour de Trotsky à Prinkipo sont dominées par la bataille engagée par l'exilé pour provoquer un redressement de la politique du Parti communiste allemand et de l'Internationale communiste devant la mortelle menace, toujours plus précise, du nazisme et la marche de Hitler au pouvoir.[387]

Pour la deuxième fois dans le siècle commence une bataille qui constitue pour les révolutionnaires l'épreuve de vérité. L'Allemagne est alors toujours le pays capitaliste le plus développé d'Europe. Elle a déjà été ravagée une première fois en 1923 par une terrible inflation qui a bouleversé la société, opposant la masse uniformément paupérisée des travailleurs de toutes catégories à une poignée de magnats. La crise économique et sociale déclenchée en 1929 a déchaîné sur le pays une vague de chômage sans précédent à l'époque : plus de 5 millions de sans-emploi complets officiels en 1932, autant de chômeurs partiels, 2 millions de chômeurs non inscrits. La totalité des jeunes, indépendamment de leur origine sociale, sont sans travail, sans perspective d'emploi avant de longues années. La petite et la moyenne bourgeoisie ne sont pas moins frappées et s'exaspèrent de leur paupérisation, de leur « prolétarisation », et de ce qu'elles considèrent comme « l'humiliation nationale » consécutive à la défaite et à la paix de Versailles.

Trotsky analyse :

« Dans le langage de la psychologie sociale, cette tendance politique peut être décrite comme une hystérie épidémique de désespoir parmi les classes moyennes : les petits commerçants ruinés, les artisans et les paysans ; en partie aussi. les prolétaires en chômage; les employés et les anciens officiers de la Grande Guerre. qui portent encore leurs décorations, mais sans toucher de solde ; les employés des bureaux fermés, les comptables des banques en faillite, l'ingénieur sans emploi, le journaliste sans salaire, le médecin dont les clients sont encore malades, mais ne savent comment le payer[388]. »

Apparu pour la première fois au premier plan de l'actualité en Bavière lors de la crise de 1923, le Parti national-socialiste surgit de nouveau avec la crise et progresse de façon foudroyante : de 809 000 voix et 13 députés en 1928, il passe à 6 401 000 voix et 105 députés en 1930, 13 417 000 voix aux élections présidentielles d'avril 1932, 12 732 000 et 280 députés en juillet suivant. Contre Versailles, il fait appel aux sentiments chauvins et revanchards. Disposant de moyens financiers et matériels considérables, d'un noyau d'anciens militaires formés dans la violence guerrière et la brutalité, bénéficiant d'appuis importants dans l'appareil d'Etat - l'armée qui entrepose ses armes, la police qui laisse filer ses hommes de main -, il exploite le désespoir des classes moyennes, la frustration de la jeunesse, joue adroitement de l'anticapitalisme, alimente l'antisémitisme pour se poser finalement à la fois en apôtre du « socialisme allemand » et en parti de l'ordre face au communisme.

En dehors des déclamations chauvines et démagogiques, la solution préconisée par le national-socialisme - on dit nazisme et aussi, souvent, fascisme par analogie avec l'Italie - est de sortir de la crise d'abord en remettant en cause toutes les conquêtes et institutions ouvrières, ensuite en relançant l'économie par une politique d'armement au terme desquelles se trouvent la guerre et la conquête de nouveaux marchés. Dans l'immédiat, la politique des nazis passe par la destruction du régime parlementaire, incapable d'imposer les mesures radicales qu'elle préconise, et par l'anéantissement du mouvement ouvrier organisé, partis et syndicats, qu'ils soient « révolutionnaires » ou « réformistes ».

La guerre civile des nazis est donc une guerre de classe qu'ils mènent dans le mouvement même de leur lutte pour la conquête du pouvoir, à travers harcèlement et agressions quotidiennes contre les locaux, les permanences, les vendeurs de journaux ouvriers, les assauts et la dispersion violente des réunions publiques, les attaques contre les responsables. Dans cette campagne, tout leur est bon, y compris les rancunes de certains secteurs ouvriers contre les bureaucraties syndicales - les « bonzes », comme disent les ouvriers et les communistes - et les rancœurs soulevées ici ou là par les méthodes des dirigeants communistes.

Social-démocrates et communistes sont menacés au même titre par cette entreprise. Ils ont également en commun de la minimiser. Les social-démocrates, dénonçant, sur le même pied, le danger nazi et de ceux qu'ils appellent par analogie les « kozis » - communistes -, se font les champions de l'Etat démocratique en pleine décomposition et lui confient la mission d'interdire, voire de réprimer les activités antidémocratiques des « extrémistes », de droite et de gauche.

Les communistes, de leur côté, se sont lancés, depuis le VIe congrès et surtout à partir du Xe plénum de l'exécutif de l'I.C. en juillet 1929, dans l'absurde théorie dite du « social-fascisme ». C'est devant cette dernière instance que Manouilsky. l'homme de Staline dans l'I.C., a assuré que la social-démocratie allait prendre de plus en plus l'initiative de la répression contre la classe ouvrière et « se fascisera ». Il parle même de la « transformation de la social-démocratie en social-fascisme» - dont Béla Kun entreprend aussitôt de démontrer le caractère « nécessaire ». Dans le même temps, les services spécialisés et les groupes de choc du Parti communiste allemand démontrent à chaque occasion que les communistes ne répugnent pas à la violence contre ceux qu'ils dénoncent...

L'analyse selon laquelle il n'y a aucune différence entre la social-démocratie et le fascisme, qui aboutit à la théorie de l'existence d'un « social-fascisme », est aux yeux de Trotsky extrêmement dangereuse. Elle s'oppose en effet radicalement à l'idée - communément acceptée et démontrée par l'évidence des faits -, selon laquelle le « fascisme » est un danger majeur pour l'ensemble du mouvement ouvrier. Elle ouvre aussi la voie à l'autre idée selon laquelle la victoire du fascisme et l'écrasement de la social-démocratie, sa disparition en tant que force politique, deviendraient en quelque sorte la condition de la levée du principal obstacle sur la route vers la victoire du communisme. Tout en rassurant les militants, en leur promettant que le tour des communistes viendra, après Hitler, Manouilsky pontifie : « Dans de nombreux pays hautement développés, le fascisme sera le dernier stade du capitalisme avant la révolution sociale[389]. »

Trotsky, lui, dans son analyse de la situation allemande, insiste beaucoup sur ce qu'il considère comme le plus précieux du capital théorique de l'Internationale communiste, élaboré du temps de Lénine, et que ses successeurs sont en train de fouler aux pieds. Il s'agit en particulier de la politique de lutte pour la constitution, face au nazisme menaçant, d'un front unique ouvrier avec au premier chef les partis socialiste et communiste. Seule une telle unité contre Hitler, souligne-t-il, peut permettre aux travailleurs d'abattre cet adversaire fort de leurs divisions.

Or les dirigeants du parti allemand assurent qu'ils sont partisans d'un tel front unique. Mais ils repoussent par principe tout accord avec les dirigeants du Parti social-démocrate, qu'ils appellent avec mépris le « front unique au sommet », qu'ils jugent opportuniste. Selon eux, le front unique doit se réaliser à la base, c'est-à-dire contre les dirigeants socialistes au départ. Trotsky ironise férocement :

« Dans l'appel de la Rote Fahne (28 janvier), le dernier qui me soit parvenu, on démontre encore une fois qu'il n'est permis de faire le front unique que contre les chefs social-démocrates et sans eux. Pourquoi ? Parce que "personne de ceux qui ont vécu l'expérience des dix-huit dernières années et qui ont vu ces 'chefs' à l'œuvre ne les croira plus". Et qu'adviendra-t-il, demandons-nous, de ceux qui sont dans la politique depuis moins de dix-huit ans et même depuis moins de dix-huit mois ? Depuis le début de la guerre, plusieurs générations politiques se sont élevées qui doivent faire l'expérience de la vieille génération, ne serait-ce qu'à une échelle réduite. "Il s’agit précisément - enseignait Lénine aux ultra-gauchistes - de ne pas prendre l'expérience vécue par nous pour celle qu'a vécue la classe, qu'ont vécue les masses"[390]. »

La politique qu'il préconise, c'est de s'adresser aux ouvriers social-démocrate et de leur dire:

« Puisque vous acceptez d'une part de lutter en commun avec nous et que, d'autre part, vous ne voulez pas rompre avec vos chefs, nous vous proposons : obligez-les à commencer une lutte commune avec nous pour tels ou tels buts pratiques par telles ou telles voies ; quant à nous, communistes, nous sommes prêts. »

Il ajoute :

« Que peut-il y avoir de plus simple, de plus clair et de plus convaincant ? C'est précisément dans ce sens que j'écrivis - avec l'intention préméditée de provoquer le sincère effroi ou la feinte indignation des imbéciles et des charlatans - que, dans la lutte contre le fascisme, nous sommes prêts à passer des accords pratiques avec le diable, avec sa grand-mère et même avec Noske et Zörgiebel[391][Note du Trad 4]. »

Rappelant qu'en Allemagne, des millions d'ouvriers votent pour la social-démocratie et tolèrent la bureaucratie réformiste des syndicats, il revient sur le passé de l'Internationale pour caractériser ceux qui combattent contre une politique de « front unique ». Sa critique est ravageuse. Il écrit :

« De fait, sous cette crainte que l'on prétend "révolutionnaire", du "rapprochement" (avec les socialistes), se dissimule au fond une passivité politique qui tend à conserver un état de choses dans lequel les communistes, comme les réformistes, ont chacun leur cercle d'influence, leurs auditoires, leur presse et dans lequel cela suffit à donner aux uns et aux autres l'illusion d'une lutte politique sérieuse. Dans la lutte contre le front unique, nous voyons une tendance passive et indécise de l'intransigeance verbale masquée [...][392]. »

Il explique :

« Le Parti communiste compte dans cette lutte avec l'état réel de la classe ouvrière à chaque moment donné : il s'adresse non seulement aux masses, mais aussi aux organisations dont la direction est reconnue par les masses : il confronte aux yeux des masses les organisations réformistes avec les tâches réelles de la lutte de classes. En révélant effectivement que ce n'est pas le sectarisme du Parti communiste, mais le sabotage conscient de la social-démocratie qui sape le travail commun, la politique du front unique accélère le développement révolutionnaire de la classe. Il est évident que ces idées ne peuvent en aucun cas vieillir[393]. »

Ce n'est pas le premier combat qu'il livre pour défendre, contre le stalinisme, ce qu'il considère comme les acquis de l'Internationale communiste en ses premiers congrès : ceux qu'ils clouent ainsi au pilori considèrent pourtant ses arguments, inspirés par la haine de leurs dirigeants ou la « pression de la social-démocratie » et de « l'impérialisme », comme nul et non avenus.

* * *

Pour Trotsky, dont on connaît l'analyse de l'époque de l'impérialisme, c'est la révolution allemande qui est mise à l'ordre du jour de l'histoire en même temps que la contre-révolution incarnée par le nazisme. La crise de ce pays capitaliste avancé pose une fois de plus l'alternative déjà proclamée par la guerre mondiale : socialisme ou barbarie. Face aux nazis, porteurs en définitive de la solution du grand capital et incarnation de la barbarie, les communistes ont la possibilité, en entraînant dans des actions communes de défense et de front unique les organisations social-démocrates, de devenir les dirigeants reconnus des masses et d'avancer vers le socialisme.

Le parti communiste allemand est sans doute le plus important numériquement à cette époque en dehors du P.C. de l'Union soviétique, mais il est loin d'être le plus sain et le plus solide. Un régime interne autocratique, les zigzags de sa politiqué ont contribué déjà à écarter de lui les éléments ouvriers les plus solides et les plus capables d'un travail militant systématique. L'application à l'Allemagne de la ligne de la « troisième période » a aggravé cette situation. Le K.P.D. est un parti de tout jeunes gens et de chômeurs, un parti de marginaux, de révoltés plus que de révolutionnaires comme le note Simone Weil, en tout cas un parti-passoire qui se renouvelle constamment. Sa politique de création de « syndicats rouges » a contribué aussi à le couper des travailleurs dans les entreprises. Le parti social-démocrate est, aux yeux de ses membres, moins un parti de frères de classe égarés qu'un parti ennemi, un adversaire de classe : ses dirigeants, d'ailleurs, savent mettre opportunément l'accent sur le sang qui les sépare depuis l'assassinat de Liebknecht et de Rosa Luxemburg en janvier 1919 jusqu'aux fusillades de Berlin le 1er mai 1929 sur l'ordre du préfet social-démocrate Zörgiebel. Toutes ces conditions font que les membres du parti ne tenteront guère de résister à la théorie du « social-fascisme ».

Toute la politique du Parti communiste allemand, le K.P.D., est donc axée, conformément aux directives de Moscou, sur une violente dénonciation permanente des dirigeants social-démocrates : ces derniers disposent ainsi en permanence, vis-à-vis de leurs troupes, d'un alibi de poids pour interdire toute action commune avec leurs « insulteurs ». Simultanément, le Parti communiste se livre avec le Parti nazi à une véritable surenchère sur le terrain de sa politique, menant grand bruit autour du mot d'ordre commun de « libération nationale» ou reprenant à son compte le mot d'ordre nazi de «révolution populaire ». Adversaire farouche des socialistes, il en arrive à se comporter souvent comme un allié de fait du Parti nazi tant par sa politique générale que par certaines de ses violences contre militants ou réunions socialistes ou oppositionnels.

Le premier éclat spectaculaire en ce sens a lieu lors du référendum organisé le 8 août 1931 en Prusse à la demande des nazis qui veulent obtenir la révocation du gouvernement social-démocrate de minorité et font de cette consultation le « plébiscite brun ». Le K.P.D. appelle, lui aussi, à voter pour le départ du gouvernement social-démocrate, mais parle, lui, de... « plébiscite rouge » ! En juillet, lors du XIe plénum de l'exécutif, Manouilsky avait présenté ce qu'il appelait une justification « théorique » de cette politique en s'inscrivant en faux contre le « mensonge social-démocrate » selon lequel le fascisme serait l'ennemi principal de la classe ouvrière.

En 1932, le K.P.D. recueille 5 277 000 voix et 100 députés, la moitié de ce qu'ont obtenu les nazis. Il dissout ses groupes de combattants qui, les années précédentes, affrontaient dans la rue les groupes nazis armés. Le XIIe plénum soutient la nécessité de diriger d'abord les coups contre la social-démocratie. En novembre 1932, du fait de leur politique anti-social-démocratie, les communistes se font déposséder par les nazis de la direction d'une grève des transports déclenchée à Berlin contre la volonté des « bonzes» social-démocrates, et un de leurs dirigeants assure que les communistes se rapprochent tous les jours de leur objectif, « la conquête de la classe ouvrière »...

* * *

Trotsky aborde la question de l'Allemagne à Prinkipo pour la première fois après les élections au Reichstag de 1930. Après avoir relevé que les hésitations de la grande bourgeoisie sont « le symptôme le plus manifeste d'une situation prérévolutionnaire », il rappelle qu'une des conditions pour qu'une crise sociale débouche sur la révolution prolétarienne est que les couches de la petite bourgeoisie basculent vers la classe ouvrière. Or cette condition n'est pas réalisée : au contraire, la croissance gigantesque des nazis démontre que la masse petite-bourgeoise a été gagnée par « le désespoir contre-révolutionnaire ». A la base de ce phénomène, il y a bien sûr l'expérience directe de ces couches opprimées, mais aussi le fait que le gros des travailleurs qui votent encore pour la social-démocratie le font par une méfiance justifiée à l'égard des communistes, ce qui exprime l'énorme différence entre cette situation et celle de la Russie en 1917.

« Nous sommes ainsi devant une situation profondément contradictoire. Certaines de ses composantes mettent à l'ordre du jour la révolution prolétarienne ; mais d'autres excluent toute possibilité de victoire dans une période très proche. car elles impliquent une profonde modification préalable du rapport des forces politiques[394]. »

On ne s'étonnera donc pas de le voir inscrire au nombre des conditions « la question de vie ou de mort » du « changement de régime du parti » allemand pour « l'arracher à sa prison bureaucratique ». Quant à la formule générale, elle est, selon lui, dans l'adoption d'une politique défensive de « rapprochement avec la majorité de la classe ouvrière allemande et de front unique avec les ouvriers social-démocraties et sans-parti contre le danger fasciste ».

Il s'exprime à nouveau avec insistance sur l'Allemagne à partir de l'été 1931. Immédiatement après le référendum en Prusse, alors que Well et Sénine sont en visite à Prinkipo, il écrit deux articles dont l'un est dirigé contre la politique du K.P.D, sous le titre « Contre le national-communisme (Leçons du référendum rouge)[395] ». Il y pose la question du front unique, tout en soulignant l'échec de la politique du K.P.D. qui, dans certains secteurs ouvriers, a obtenu, avec les nazis, moins de voix au référendum qu'il n'en avait eu tout seul aux élections précédentes. Il assure que c'est une sanction sévère, mais juste pour cette politique de « front unique avec le fascisme ».

Il revient sur la question en septembre, dans un article intitulé « La Clé de la situation internationale se trouve en Allemagne[396] ». Après une rapide revue de la situation mondiale, il explique que l'issue de la crise allemande « règlera pour de très nombreuses années le destin de l'Allemagne […], de l'Europe et du monde entier ». Pour lui, par la faute de Moscou qui veut attendre et faire traîner les choses en Allemagne du fait de ses propres difficultés internes, l'attitude de l'I.C. est devenue une politique « de panique et de capitulation ». Il argumente :

« La victoire des fascistes, que l'on déclarait impensable il y a un an, est considérée aujourd'hui comme déjà assurée. Un quelconque Kuusinen, conseillé dans les coulisses par un quelconque Radek, prépare pour Staline une formule stratégique : reculer en temps opportun, retirer les troupes révolutionnaires de la ligne de feu, tendre un piège aux fascistes sous la forme... du pouvoir gouvernemental.

« Si cette théorie était définitivement adoptée [...], ce serait, de la part de l'Internationale communiste, une trahison d'une ampleur historique au moins égale à celle de la social-démocratie le 4 août 1914 - avec des conséquences plus effroyables encore[397]. »

Il entreprend donc de « sonner l'alarme » devant le danger de cette gigantesque catastrophe :

« L'arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes signifierait avant tout l'extermination de l'élite du prolétariat allemand, la destruction de ses organisations, la perte de confiance en ses propres forces et en son propre avenir. [...] Dans l'immédiat, dans les dix ou vingt prochaines années, la victoire du fascisme en Allemagne provoquerait une coupure dans l'héritage révolutionnaire, le naufrage de l'Internationale communiste, le triomphe de l'impérialisme mondial sous ses formes les plus odieuses et les plus sanguinaires. La victoire du fascisme impliquerait forcément une guerre contre l'U.R.S.S. [...], un isolement terrible et une lutte à mort dans les conditions les plus pénibles et les plus dangereuses[398]. »

Devant le danger, il en appelle aux prolétaires du monde entier et même aux soldats et officiers de l'Armée rouge :

« Le devoir révolutionnaire élémentaire du Parti communiste allemand l'oblige à dire : le fascisme ne peut arriver au pouvoir que par une guerre civile à mort, impitoyable et destructrice. Les ouvriers social-démocrates, sans parti, le prolétariat dans son ensemble doivent le comprendre. Le prolétariat mondial doit le comprendre. L'Armée rouge doit le comprendre à l'avance[399]

La victoire est possible. Le prolétariat a la « supériorité sociale et militante » ; le découragement, l'abattement, la résignation sont le résultat des hésitations des chefs et disparaîtront dès que le parti « élèvera sa voix avec assurance, fermeté et clarté ». Et ce sont les convictions de toute sa vie que Trotsky engage, pour convaincre :

« Pour l'instant, le fascisme n'est pas encore au pouvoir en Allemagne. Il doit le conquérir en affrontant le prolétariat. Est-il possible que le parti communiste mette en avant dans ce combat des cadres inférieurs à ceux du fascisme ? Et peut-on admettre même un instant que les ouvriers allemands, qui détiennent les puissants moyens de production et de transport, qui, de par leurs conditions de travail, forment l'armée du fer, du charbon, du rail, de l'électricité, ne prouveront pas au moment décisif leur immense supériorité sur la poussière humaine de Hitler[400] ? »

A destination de l'U.R.S.S. où il compte toujours, à ce moment-là, sur l'existence du bloc des oppositions et des changements à court terme, il poursuit :

« Tout ouvrier révolutionnaire doit considérer comme un axiome l'affirmation suivante : la tentative des fascistes pour s'emparer du pouvoir en Allemagne doit entraîner une mobilisation de l'Armée rouge. Pour l'Etat prolétarien, il s'agira d'autodéfense prolétarienne au sens plein du terme. L'Allemagne n'est pas seulement l'Allemagne. Elle est le cœur de l'Europe. Hitler n'est pas seulement Hitler. Il peut devenir un super-Wrangel. Mais l'Armée rouge n'est pas seulement l'Armée rouge. Elle est l'instrument de la révolution prolétarienne mondiale[401]. »

Au printemps de 1932, dans un article destiné au public américain, mais, derrière lui, aux responsables soviétiques, il démontre le caractère inéluctable d'une attaque allemande contre l'Union soviétique. Pour une fois - et c'est, semble-t-il, un exemple unique -, il indique ce qu'il ferait « à la place » du gouvernement soviétique :

« A sa place, dès que j'apprendrais télégraphiquement cet événement, je signerais un ordre de mobilisation de quelques classes. Lorsqu'on se trouve en face d'un ennemi mortel et lorsque la guerre résulte nécessairement de la logique de la situation de fait, il serait d'une impardonnable légèreté de donner à cet ennemi le temps de s'établir et de se renforcer, de conclure ses alliances, de recevoir les secours nécessaires, d'élaborer un plan d'attaque militaire de toute part - non seulement de l'ouest, mais aussi de l'est - et de laisser ainsi grandir un énorme danger. [...] Quel que soit celui des deux qui prenne formellement l’initiative, c'est peu important ; une guerre entre un Etat hitlérien et l'Etat soviétique serait inévitable, et ce à brève échéance. Les conséquences en seraient incalculables[402]. »

* * *

C'est alors que Trotsky s'engage dans une fantastique campagne qui constitue peut-être l'épisode le plus étincelant de sa vie de publiciste et, en tout cas, le plus digne de passer à la postérité. De son bureau de Prinkipo, armé des journaux qui lui arrivent d'Allemagne et du monde entier, des coupures de presse que lui adressent ses camarades, des centaines de lettres qu'il reçoit d'hommes et de femmes connus ou inconnus, il entreprend un combat inégal et fascinant contre les forces politiques et les appareils qui semblent dominer de toute leur puissance matérielle sa frêle silhouette d'exilé solitaire : le national-socialisme de Hitler et ses alliés des partis bourgeois qui pavent sa route, le Parti social-démocrate allemand et les partis socialistes du monde, engagés dans une politique de soutien d'un régime parlementaire en train de se décomposer, le Parti communiste allemand et l'Internationale communiste qui tentent de couvrir leurs propres traces en l'injuriant quotidiennement et, derrière tout ce monde, les dirigeants de l'Union soviétique et Staline en personne.

Il mène ce combat par la plume, sous toutes les formes : lettres personnelles, interviews à la presse, articles, brefs ou longs, brochures plus ou moins volumineuses, lettres ouvertes à des destinataires réels ou imaginaires. Certains de ces textes sont peut-être moins importants que d'autres, mais tous traduisent le même effort, la même bataille, la même tension pour le même objectif, celui de convaincre de la réalité mondiale du danger qui menace et des moyens de le conjurer.

Qui Trotsky cherche-t-il à convaincre ? Le décalage ici est immense entre la dimension de ses écrits et le caractère restreint, pour ne pas dire mineur, des forces politiques qui le soutiennent, quelques centaines de membres et sympathisants de l'opposition de gauche unifiée allemande en crise permanente, étouffée par les infiltrations du G .P. U. Les militants diffusent ses écrits[Note du Trad 5], mais sont incapables de capitaliser en termes d'organisation l'intérêt, voire la sympathie qu'ils éveillent à une échelle qui dépasse totalement leurs moyens matériels.

C'est probablement ce qui donne son caractère titanesque à l'entreprise de cet homme seul ou presque seul. Ce sont les travailleurs, par millions, ce sont leurs cadres, par centaines de milliers, qu'il s'efforce de convaincre, par sa plume, en Union soviétique et en Europe, en Allemagne et en Amérique. Il le fait sans jamais se départir de son sens de l'humour ni de sa plume assassine, comme quand il répond à l'accusation de Die rote Fahne d'avoir conclu un « front unique » avec la presse social-démocrate qui le cite :

« O sages stratèges ! Vous affirmez que nous avons formé un "front unique" avec Wels et Severing ? Uniquement dans la mesure où vous avez, vous, formé un front unique avec Hitler et ses bandes ultra-réactionnaires. Et avec la différence qu'il s'agissait, dans votre cas, d'une action politique commune alors que, pour nous, cela s'est résumé à l'utilisation équivoque par l'adversaire de quelques citations de nos articles[403]. »

Dans l'ensemble pourtant, c'est le plus souvent aux ouvriers communistes qu'il s'adresse ; c'est eux qu'il s'efforce de convaincre qu'ils tiennent dans une large mesure entre leurs mains le destin de l'humanité pour de longues années, car c'est d'un tournant et d'un redressement de la politique de leur parti que dépend en dernière analyse la victoire de la révolution ou celle de la contre-révolution nazie :

« Ouvriers communistes, vous êtes des centaines de milliers, des millions, vous n'avez nulle part où aller, il n'y aura pas assez de passeports pour vous. Si le fascisme arrive au pouvoir, il passera sur vos crânes et vos échines comme un effroyable tank ! Le salut ne se trouve que dans un combat sans merci. Seul le rapprochement dans la lutte avec les ouvriers social-démocrates peut apporter la victoire. Dépêchez-vous, ouvriers communistes, car il ne vous reste pas beaucoup de temps[404]! »

Il est évidemment impossible, dans le cadre de ce chapitre, de résumer ne fût-ce que les plus importantes des analyses consacrées par Trotsky pendant les deux années décisives à la situation en Allemagne et aux conditions de la victoire ouvrière. Nous nous contenterons d'indiquer ici les thèmes sur lesquels il mène cette bataille.

Bien entendu, selon sa méthode habituelle, il s'appuie sur l'histoire récente. Il explique longuement la façon dont l'Internationale communiste en est venue, entre le IIIe et le IVe congrès, à définir la politique du « front unique ouvrier » et les critiques et oppositions auxquelles elle s'est heurtée. Il cite longuement sa propre intervention devant l'exécutif de l'Internationale communiste en 1926, immédiatement après le coup d'État de Pilsudski en Pologne. Surtout, il revient à plusieurs reprises sur l'expérience même de la révolution russe, le coup d'Etat de Kornilov et l'engagement des bolcheviks, pour résister à son coup d'Etat contre-révolutionnaire aux côtés du gouvernement de Kerensky et de ses soutiens, mencheviks et socialistes-révolutionnaires. Il le dit et le répète : les bolcheviks n'ont pas établi une hiérarchie des valeurs entre Kornilov et Kerensky, distingué entre eux celui qui était « le moindre mal » ou dont ils se sentaient plus proches ou moins éloignés. Ils ont simplement, en fonction d'une analyse concrète, établi une hiérarchie des urgences et décidé d'anéantir d'abord Kornilov pour « présenter la note » ensuite à Kerensky - ce qui fut fait.

Il concentre pourtant son argumentation sur la question du « social-fascisme » ou, autrement dit, des rapports entre fascisme et social-démocratie, voire fascisme et démocratie tout court. Il établit dans un premier temps leurs différences. La social-démocratie, plus exactement la bureaucratie social-démocrate qui dirige partis et syndicats, est à ses yeux la partie la plus décomposée de l'Europe capitaliste pourrissante. Née avec l'objectif de renverser la domination de la bourgeoisie, elle a commencé à renoncer à la révolution, d'abord dans les faits, puis en paroles. Elle est aujourd'hui selon lui en train d'essayer de sauver la société bourgeoise en renonçant aux réformes. Mais elle est en fait devenue tout à fait insuffisante, et même gênante, pour la classe dominante, et c'est précisément à ce point qu'intervient le fascisme. Trotsky écrit :

« Le fascisme n'est pas seulement un système de répression, de violence et de terreur policière. Le fascisme est un système d'Etat particulier fondé sur l'extirpation de tous les éléments de démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise. La tâche du fascisme n'est pas seulement d'écraser l'avant-garde communiste, mais aussi de maintenir toute la classe dans une situation d'atomisation forcée. Pour cela, il ne suffit pas d'exterminer physiquement la couche la plus révolutionnaire des ouvriers. Il lui faut écraser toutes les organisations libres et indépendantes, détruire toutes les bases d'appui du prolétariat et anéantir les résultats de trois quarts de siècle de travail de la social-démocratie et des syndicats[405]. »

Il ne dissimule pas un instant la responsabilité indiscutable à ses yeux de la social-démocratie dans la montée du fascisme mais ajoute que cela ne permet nullement de les identifier. Il résume :

« Dans la lutte contre la social-démocratie, les communistes allemands doivent s'appuyer à l'étape actuelle sur deux positions distinctes : a) la responsabilité politique de la social-démocratie en ce qui concerne la puissance du fascisme, b) l'incompatibilité absolue qui existe entre le fascisme et les organisations ouvrières sur lesquelles s'appuie la social-démocratie[406]. »

C'est autour du deuxième aspect qu'il argumente le plus, expliquant :

« La social-démocratie, aujourd'hui principale représentante du régime parlementaire bourgeois, s'appuie sur les ouvriers. Le fascisme s'appuie sur la petite bourgeoisie. La social-démocratie ne peut avoir d'influence sans organisation ouvrière de masse. Le fascisme ne peut instaurer son pouvoir qu'une fois les organisations ouvrières détruites. Le parlement est l'arène principale de la social-démocratie. Le système fasciste est fondé sur la destruction du parlementarisme. Pour la bourgeoisie monopoliste, les régimes parlementaire et fasciste ne sont que les différents instruments de sa domination : elle a recours à l'un ou à l'autre selon les conditions historiques. Mais pour la social-démocratie comme pour le fascisme, le choix de l'un et de l'autre instrument a une signification indépendante, bien plus, c'est pour eux une question de vie ou de mort politique[407]. »

Trotsky ironise sur les définitions prétendument « théoriques » de Staline sur le « social-fascisme » mais, au-delà d'une affirmation d'un dirigeant du K.P.D., Werner Hirsch, sur un passage de la démocratie au fascisme comme un « processus organique [...] progressivement et à froid[408] », met le doigt sur le fait que cela « présuppose la plus effroyable capitulation politique du prolétariat qui soit imaginable[409] ».

Or Trotsky souligne que le conflit entre la social-démocratie, avec toutes ses contradictions, et le fascisme, en train d'apparaître, offre aux communistes la possibilité d'intervenir et de gagner les ouvriers restés dans le parti social-démocrate en leur permettant de faire, dans la lutte, l'expérience de leur organisation et de leurs dirigeants. Or il n'y aura bataille que s'il est possible d'opposer aux nazis un front unique des organisations ouvrières. Parce que les ouvriers socialistes ne commenceront à bouger que s'ils font l'expérience de leur organisation dans le combat uni. Il n'y a pas là la moindre caution ni le moindre soutien politique à la social-démocratie. Trotsky donne, dans les lignes qui suivent, la définition du front unique tel qu'il a été conçu par l'Internationale communiste du temps de Lénine :

« Aucune plate-forme commune avec la social-démocratie ou les dirigeants des syndicats allemands, aucune publication, aucun drapeau, aucune affiche commune ! Marcher séparément, frapper ensemble ! Se mettre d'accord uniquement sur la manière de frapper, sur qui et quand frapper ! On peut se mettre d'accord sur ce point avec le diable, sa grand-mère et même avec Noske et Grzesinski. A la seule condition de ne pas se lier les mains[410]. »

A ceux qui reculent devant le caractère contradictoire des éléments de son analyse concrète, il rappelle, avec un éclat de rire qu'on croit deviner sous sa plume, les exemples que « la dialectique révolutionnaire » a depuis longtemps donnés dans des domaines divers :

« Combinaison de la lutte pour le pouvoir et de la lutte pour les réformes ; indépendance complète du parti, mais unité des syndicats ; lutte contre le régime bourgeois, tout en utilisant ses institutions ; critique implacable du parlementarisme du haut de la tribune parlementaire ; lutte sans pitié contre le réformisme tout en concluant avec eux des accords pratiques pour des tâches partielles[411]. »

Reprenant l'ensemble des problèmes posés en septembre 1932 et s'efforçant de définir le rôle joué par le parti allemand, il écrit :

« La situation en Allemagne est comme spécialement créée pour permettre au parti communiste de conquérir en peu de temps la majorité des ouvriers [...]. Au lieu de cela il s'est donné une tactique que l'on peut résumer : ne donner au prolétariat allemand la possibilité ni de mener des luttes économiques, ni d'opposer une résistance au fascisme, ni de saisir l'arme de la grève générale, ni non plus de créer des soviets, avant que l'ensemble du prolétariat ait reconnu d'avance le rôle dirigeant du parti communiste. La tâche politique devient un ultimatum[412]. »

A la question de l'origine de cette politique, il répond avec une totale netteté :

« La réponse nous est donnée par la politique de la fraction stalinienne dans l'Union soviétique. Là, l'appareil a transformé la direction politique en un commandement administratif. En ne permettant aux ouvriers ni de discuter, ni de critiquer, ni d'élire, la bureaucratie stalinienne ne leur parle pas autrement que dans le langage de l'ultimatum. La politique de Thälmann est une tentative de traduire le stalinisme en mauvais allemand. La différence consiste cependant en ceci que la bureaucratie de l'U.R.S.S. dispose pour sa politique de commandement de la puissance d'Etat qu'elle a reçue des mains de la révolution d'Octobre. Par contre, Thälmann ne possède, pour donner force à son ultimatum, que l'autorité formelle de l'Union soviétique. C'est une grande source d'aide morale, mais, dans les conditions données, elle ne permet que de fermer la bouche aux ouvriers communistes, pas de gagner les ouvriers social-démocraties. Et c'est à cette dernière tâche que se réduit maintenant le problème de la révolution allemande[413]. »

Le parti allemand peut-il se libérer de la tutelle de Staline ? Trotsky assure que, s'il disposait de la liberté d'action indispensable, il se serait déjà tourné vers les solutions qu'il préconise lui-même. La dictature personnelle de Staline semble certes approcher de son déclin et des centaines de fissures laissent prévoir que la liquidation du despotisme bureaucratique va coïncider avec l'épanouissement du système soviétique.

« Mais c'est précisément dans sa dernière période que la bureaucratie stalinienne est capable de faire le plus de mal. La question de son prestige est devenue pour elle la question militaire centrale. [...] Le régime plébiscitaire [...] peut-il admettre la reconnaissance des erreurs commises en 1931-1932 ? Peut-il renoncer à la théorie du social-fascisme ? Peut-il désavouer Staline qui a résumé le fond du problème allemand dans la formule suivante : que les fascistes arrivent au pouvoir d'abord, notre tour viendra ensuite[414] ? »

Sa conclusion sur ce point est que le problème du régime stalinien et celui de la révolution allemande sont indissolublement liés. La victoire de la révolution allemande effacerait le stalinisme, mais ce dernier risque d'empêcher cette victoire! Dans la brochure La seule Voie, il insiste sur le fait que le parti doit redevenir un vrai parti, car « une politique juste exige un régime sain ». Il met en avant le double mot d'ordre de congrès extraordinaire du parti et de l'Internationale communiste. A ceux qui assurent emphatiquement que le parti ne peut se payer le luxe d'une discussion, il rappelle l'autorité dont jouissait en 1917, en Russie, la direction du parti bolchevique, alors que l'ensemble du parti débattait avec passion de la question qui coupait en deux le comité central, celle de l'insurrection - et que c'est dans cette discussion seulement que se forma la certitude générale de justesse de la politique qui permit la victoire. Il s'efforce d'évaluer les chances d'un redressement du K.P.D. :

« Quel cours les choses prendront-elles en Allemagne? La petite roue de l'opposition réussira-t-elle à faire tourner à temps la grande roue du parti[415] ? »

Il comprend et admet le scepticisme de nombre de militants sur ce point, car l'opposition est faible et ses cadres inexpérimentés. Cependant, il est sûr que « les leçons des événements sont plus fortes que la bureaucratie stalinienne » et que la fraction de l'opposition organisée avec ses propres cadres, fait de son mieux pour aider l'avant-garde communiste à élaborer la ligne juste. Il conclut :

« Le parti révolutionnaire commence avec une idée, un programme qui se dresse contre les plus puissants appareils de la société de classe. Ce ne sont pas les cadres qui créent l'idée, mais l'idée qui crée les cadres. La peur devant la puissance de l'appareil est un des traits typiques de cet opportunisme particulier que cultive la bureaucratie stalinienne. La critique marxiste est plus forte que n'importe quel appareil[416]. »

Il ne nie pas la lenteur des progrès de l'opposition qu'il explique par des circonstances exceptionnelles tout en disant sa certitude qu'il se trouve dans le parti communiste « beaucoup d'oppositionnels incomplets, effrayés ou cachés ». Envisageant la possibilité que ces progrès ne soient pas suffisants pour transformer à temps la situation allemande, il écrit :

« Pour la formation d'un nouveau parti, il faut, d'une part, de grands événements historiques qui auraient brisé l'épine dorsale du vieux parti, d'autre part une position de principe élaborée sur la base des événements et des cadres éprouvés.

« Tout en luttant de toutes nos forces pour la renaissance de l'Internationale communiste et la continuité de son développement ultérieur, nous ne sommes nullement enclins au fétichisme purement formel. Le sort de la révolution prolétarienne mondiale est pour nous au-dessus du sort organisationnel de l'Internationale communiste. Si la pire variante se réalisait, si, malgré tous nos efforts, les partis officiels d'aujourd'hui étaient menés à l'écroulement par la bureaucratie stalinienne, si cela voulait dire dans un certain sens qu'il faille recommencer de nouveau, alors la Nouvelle Internationale ferait descendre sa généalogie des idées et des cadres de l'Opposition communiste de gauche[417]. »

Pressentant peut-être l'imminence d'une catastrophe contre laquelle il s'était bien battu et de toute la force de son génie, il prend de la hauteur par rapport au coup que cette épouvantable défaite lui portera inévitablement :

« Les critères courts de "pessimisme" et d'"optimisme" ne sont pas applicables au travail que nous poursuivons. Il est au-dessus des étapes particulières, des défaites et des victoires partielles. Notre politique est une politique à long terme[418]. »

Hitler devient chancelier du Reich le 30 janvier, à la tête d'un gouvernement où les nazis sont encore en minorité parmi les représentants des partis de droite. Quelques jours plus tard, Lev Sedov lui donne de la réalité politique allemande une description assez noire :

« Ce que nous vivons ressemble à une reddition de la classe ouvrière au fascisme. [...] Au sommet, désorientation, personne ne sait que faire ; à la base, pas de foi dans nos propres forces. [...] Je crois que nous entrons maintenant dans les journées et semaines décisives. Si une action vigoureuse de la classe ouvrière - qui, dans son développement, ne peut pas être autre chose que la révolution prolétarienne - ne se produit pas maintenant, une effroyable défaite est inévitable. Cette action n'est pas encore exclue, mais, à mon avis, elle n'est plus très vraisemblable[419]. »

Le 5 février 1933 - nous ignorons s'il a reçu cette lettre de Sedov - Trotsky commente l'arrivée de Hitler au pouvoir qui correspond selon lui à un double objectif de redorer à droite la « camarilla » des propriétaires de l'entourage de Hindenburg et de mettre les forces nazies au service des possédants. Il ajoute :

« L'arrivée de Hitler au pouvoir est, sans aucun doute, un coup terrible pour la classe ouvrière. Mais ce n'est pas encore une défaite définitive et irrémédiable. L'ennemi que l'on pouvait abattre quand il cherchait encore à se hisser au pouvoir, occupe aujourd'hui toute une série de postes de commande. C'est pour lui un avantage considérable, mais la bataille n'a pas encore eu lieu. Occuper des positions avantageuses n'est pas en soi décisif. C'est la force vivante qui tranche. [...] Du gouvernement qui a à sa tête un chancelier fasciste à la victoire complète du fascisme, il y a encore pas mal de chemin. Cela signifie que le camp de la révolution dispose encore d'un certain laps de temps. Combien ? Il est impossible de l'évaluer à l'avance. On ne peut le mesurer qu'au combat[420]. »

Un tournant est-il possible? Trotsky rappelle que plus la lutte est aiguë, plus elle est proche du dénouement, plus la clé de la situation peut se trouver dans les mains d'un parti et de sa direction. Personne ne peut dire si la direction du K.P.D. est capable de résister à la pression qui s'exerce certainement sur elle. Trotsky n'exclut pas la possibilité d'un mouvement de masses spontané, mais qui ne réglerait pas la question de l'attitude que prendrait à son égard le parti communiste. De toute façon, il faut appeler, juge-t-il, à une défense active qui peut encore et doit être le point de départ du front unique en direction de la social-démocratie.

C'est son dernier texte avant la catastrophe. Il signera le 23 février 1933 un texte en forme de discussion avec un ouvrier social-démocrate. Il la termine en posant brutalement ce qu'il pense être le problème de fond :

« Pour faire apparaître plus clairement la signification historique des décisions et des actions du parti dans les jours et les semaines qui viennent, il faut, à mon avis, poser le problème devant les communistes sans la moindre concession, au contraire dans toute son âpreté : le refus par le parti du front unique, le refus de créer des comités locaux de défense, c'est-à-dire les soviets de demain, est la preuve de la capitulation du parti devant le fascisme, c'est-à-dire un crime historique, équivalent à la liquidation du Parti et de l'Internationale communiste. Si une telle catastrophe se produit, le prolétariat passera par-dessus des montagnes de cadavres, à travers des années de souffrances et de malheurs infinis, pour arriver à la IVe Internationale[421]. »

On sait qu'avec l'incendie du Reichstag, sans attendre le déroulement des élections, Hitler avait frappé le mouvement ouvrier qui s'écroula sans résistance, en quelques heures. Les autres partis suivraient. Le lecteur de Trotsky en 1988 ne peut pas ne pas être frappé de la contradiction entre sa vision pénétrante en ce qui concerne le déroulement de l'Histoire et sa persistance dans l'erreur qu'il commet sur les délais, lorsqu'il parle de la « dernière période », déjà commencée, de la domination de la bureaucratie stalinienne, ou lorsqu'il explique que l'« idée crée les cadres », comme s'il était possible, dans les semaines dont il dispose, de créer et de former les cadres en question. Nous retrouverons pendant des années encore chez lui cette difficulté à apprécier les rythmes qui n'est certainement pas une faiblesse personnelle.

Il reste que la tentative de « redressement » de la politique du P.C. allemand avait finalement échoué et que l'« effroyable catastrophe » que Trotsky avait essayé d'empêcher, s'était finalement produite : avec la défaite sans combat du prolétariat allemand, la victoire de la contre-révolution en Allemagne donnait corps à la menace de la « peste brune » s'étendant sur l'Europe entière.

L'histoire venait de faire un bond en arrière.

XLVI. Le 4 août du stalinisme[modifier le wikicode]

Celui qui voudrait écrire aujourd'hui l'histoire du dernier mois d'existence du Parti communiste allemand entre l'arrivée de Hitler au pouvoir et l'incendie du Reichstag, aurait intérêt à se tourner vers les archives de Trotsky où il trouverait lettres, témoignages, comptes rendus adressés à l'exilé par des militants connus ou inconnus de lui.[422]

Il se dégage avant tout de cette correspondance l'image d'un parti profondément démoralisé et même, au sens propre, décomposé. Le 12 février, Lev Sedov écrit à son père en lui donnant des informations terriblement significatives sur le nombre élevé de trésoriers partis avec la caisse et le nombre croissant de militants qui ne répondent plus aux exercices d'alerte[423].

Les premiers jours de la répression, à partir du 1er mars, révèlent des traits plus tragiques encore. L'effondrement rapide de la direction du parti fait apparaître l'extrême fragilité de l'appareil et particulièrement de son secteur qui devrait être le plus solidement trempé, celui du travail « illégal », ainsi que la médiocrité des apparatchiki proches de la direction, dont il semble indiscutable que certains aient mis la police sur la voie de la planque de Thälmann.

Plus grave encore est la découverte, en ces journées de deuil, qu'en de nombreuses localités, le K.P.D. - Parti communiste allemand - a été infiltré par les services de renseignements du parti nazi. Des hommes connus jusqu'alors comme des dirigeants du Front rouge, des comités de chômeurs et autres organisations de masse, proches des organismes de direction, inflexibles dans la persécution des oppositionnels, apparaissent du jour au lendemain en uniformes de S.A. ou dans un bureau de police, dirigeant personnellement perquisitions et arrestations, interrogatoires même de militants arrêtés grâce à eux et par leurs soins. De telles découvertes, on s'en doute, accélèrent l'effondrement de l'appareil, le découragement et l'isolement des militants qui tentent de maintenir des éléments d'organisation.

Tout s'est déroulé très vite à partir de l'incendie du Reichstag, pièce maîtresse de la provocation au moyen de laquelle Hitler cherche à se débarrasser du Parti communiste dans un premier temps. Ce dernier est interdit le 1er mars, 4 000 de ses membres, des cadres essentiellement, sont arrêtés le jour même et le lendemain. A partir du 3 mars, se déroule, sur une plus vaste échelle, une véritable chasse aux communistes qui ne provoque que peu de réactions. Pourtant, à Oranienburg, un détachement de défense ouvrière organisé par un oppositionnel du P.C., Helmuth Schneeweiss, accueille à coups de feu le commando S.A. qui tente de pénétrer dans le quartier ouvrier. Le même jour, Thälmann, chef du K.P.D. est arrêté dans l'appartement où il se cachait à Berlin : la Pravda assurait à Moscou que le fascisme ne pourrait pas briser le Parti communiste, car on ne pouvait ni « exterminer l'avant-garde ouvrière », ni détruire un parti qui a obtenu « 6 millions de voix ouvrières[424] ».

Dans un premier temps, Trotsky semble avoir cru encore à la possibilité d'un sursaut de l'appareil en danger de mort. Il explique, le 2 mars, à ses secrétaires qu'il y a toujours quelque chose à faire avec du courage, de la prudence et de la perspicacité : van Heijenoort se souvient de sa comparaison avec la paroi lisse d'une montagne qui semble de loin impossible à escalader, mais qui révèle de près pitons et aspérités[425]. Mais il se rend rapidement compte que tout est fini. Le 12 mars, il adresse à Sedov et au secrétariat international une lettre qui donne son premier bilan :

« Le stalinisme allemand est en train de s'effondrer, moins sous les coups des fascistes que par suite de sa propre décomposition interne. De même qu'un médecin n'abandonne pas un malade tant qu'il lui reste un souffle de vie, notre devoir était d'essayer de le réformer tant qu'en subsistait le moindre espoir. Mais ce serait criminel que de rester liés à un cadavre. Et le K.P.D. n'est plus qu'un cadavre[426]. »

L'instrument historique détruit, il faut en construire un autre. Un nouveau parti communiste est nécessaire en Allemagne :

« Bien évidemment, notre tournant ne consiste pas à nous "proclamer" nous-mêmes le nouveau parti. Il ne saurait en être question. Mais nous disons : le parti allemand officiel est politiquement liquidé, il ne pourra pas ressusciter ; nous ne voulons pas hériter de ses crimes. L'avant-garde des ouvriers allemands doit constituer un nouveau parti. Nous, bolcheviks-léninistes, nous leur proposons notre collaboration[427]. »

La comparaison historique qui conduit Trotsky à parler du « 4 août du stalinisme » établit une symétrie entre la faillite de la social-démocratie allemande, votant les crédits de guerre le 4 août 1914, et celle du stalinisme, impuissant à appeler la classe ouvrière au combat contre le nazisme.

Trotsky, contrairement à ce qu'il a laissé entendre l'année précédente, ne se prononce pas de la même façon sur l'Internationale communiste et ses autres sections. Il reconnaît que l'écroulement du K.P.D. diminue les chances de régénérer l'Internationale communiste. Mais il lui est impossible d'exclure qu'il se produise des réactions saines dans un certain nombre de sections et l'Opposition de gauche doit être prête à les aider. Il ajoute :

« La question n'a pas été réglée en ce qui concerne l'U.R.S.S. pour laquelle il serait faux de lancer le mot d'ordre de second parti. Nous appelons aujourd'hui à la création en Allemagne d'un nouveau parti afin d'arracher l'Internationale communiste des mains de la bureaucratie stalinienne. La question n'est pas de créer la IVe Internationale, mais de sauver la IIIe[428]. »

Deux jours plus tard, le 14 mars, il écrit son premier article destiné au public - article de « discussion », précise-t-il en l'envoyant - sur « La Tragédie du prolétariat allemand », signé G. Gourov, dans lequel il développe avec des formules moins algébriques la ligne exposée dans sa lettre du 12 :

« Le prolétariat le plus puissant d'Europe par sa place dans la production, son poids social, la force de ses organisations, n'a manifesté aucune résistance lors de l'arrivée de Hitler au pouvoir et de ses premières attaques violentes contre les organisations ouvrières. Tel est le fait sur lequel il faut s'appuyer pour les calculs stratégiques ultérieurs[429]

Rien ne sert, assure-t-il, de revenir une fois de plus sur le rôle criminel qui a été celui de la social-démocratie allemande : c'est précisément cela qui a justifié en 1919 la fondation de l'Internationale communiste. Il affirme, en revanche, que c'est de la faute directe et immédiate de l'Internationale communiste si le prolétariat allemand s'est trouvé, au moment décisif, « impuissant, désarmé, paralysé ».

Sa responsabilité, celle de sa direction, était déjà pour lui incontestable dans le cas de la défaite de la révolution chinoise en 1927. Mais la réalité de la politique stalinienne n'avait été connue que de très loin et fort mal : la voix de l'Opposition russe n'était parvenue aux sections et aux militants que longtemps après la défaite. Cette fois, en Allemagne, les événements se sont déroulés sous les yeux du prolétariat mondial, avec, à chaque étape, des prises de position publiques de la part de l'Opposition, avertissements et mises en garde. Il reprend en conclusion les affirmations de sa lettre du 12 mars 1933 :

« Il faut le dire clairement, nettement, ouvertement : le stalinisme en Allemagne a eu son 4 août. Dès aujourd'hui, les ouvriers avancés de ce pays ne parleront de la période de domination stalinienne qu'avec un âpre sentiment de honte, des paroles de haine et de malédiction. Le Parti communiste allemand officiel est condamné. »

Il le répète :

« Dans quelle mesure l'expérience tragique de l'Allemagne pourra impulser la renaissance des autres sections de l'Internationale communiste, l'avenir le montrera. En Allemagne, la chanson funeste de la bureaucratie stalinienne est en tout cas finie. Le prolétariat allemand se relèvera, le stalinisme jamais[430]. »

* * *

La façon dont Trotsky, tout en prenant position pour la construction d'un nouveau parti communiste en Allemagne, ne se prononçait pas pour un « nouveau parti » en U.R.S.S. et laissait ouverte la question de l'Internationale elle-même, peut surprendre. Elle indique cependant clairement combien il ressentait le caractère totalement nouveau de la situation créée par l'accession du nazisme au pouvoir : il ne s'engageait qu'avec prudence dans un contexte intégralement renouvelé et rendu considérablement plus difficile.

Toute la bataille sur l'Allemagne s'était déroulée les années précédentes, depuis 1931 au moins, sous le signe du court terme, et sa conclusion était intervenue incontestablement beaucoup plus tard que Trotsky ne l'avait pensé, à partir de 1931 et au début de 1932, où il la considérait comme imminente.

La victoire hitlérienne ouvre en effet une période très différente. La faillite du K.P.D. est un indice de la gravité de la dégénérescence de l'Internationale communiste et de ses sections nationales. Peut-on penser que, dans un autre pays, une autre de ses sections pourrait mener à la victoire une révolution ? C'est évidemment peu probable. Par ailleurs, il est clair que, si c'est la création mondiale de nouveaux partis et d'une nouvelle Internationale qui est mise à l'ordre du jour dans une situation de reflux marquée du sceau de la catastrophe, il faudra aussi beaucoup de temps avant que ces nouvelles organisations, si tant est qu'elles y parviennent, puissent devenir à leur tour un facteur de l'Histoire. Ces développements sont-ils mesurables à l'échelle de la vie d'un homme ? C'est un problème que Trotsky ne se pose pas.

Comme il le prévoyait quand il indiquait, en 1932, le lien étroit entre le destin de la révolution en Allemagne et en Union soviétique, la catastrophe allemande porte un très rude coup au travail de l'Opposition de gauche en U.R.S.S. et aux perspectives un instant entrevues avec la naissance du bloc des oppositions dont le sort est finalement scellé par l'incendie du Reichstag, comme celui de l'Opposition unifiée en 1927 l'avait été par le coup d'Etat de Tchiang Kai-chek à Shanghai. Par le désespoir qu'elle engendre et par la peur qu'elle crée, la victoire de Hitler est un élément majeur dans l'effondrement des oppositions et, à terme, dans un renforcement du pouvoir de la bureaucratie.

Pour Jean van Heijenoort - qui nous l'a dit, mais ne l'avait pas écrit aussi nettement -, Trotsky comprit à cette date que son exil était à la fois le dernier et le bon, et qu'il ne reviendrait jamais en Union soviétique, contrairement à ce qu'il avait pu penser au cours des années précédentes. Il en voyait un élément de preuve dans le profond changement physique qui se produisit en Trotsky pendant les premiers mois de 1933, au cours desquels, comme il le relève, la tragédie personnelle qu'était pour lui le suicide de Zina se fondit avec la tragédie politique de la catastrophe allemande. Observateur affectueux en même temps qu'impitoyable, il a vu blanchir les cheveux du « Vieux », relevé un peu moins de soin dans son habillement et surtout l'extinction de l'appétit physique pour la chasse et la pêche, incontestables signes d'une blessure profonde. Il a même noté la disparition dans les propos familiers de Trotsky de la traditionnelle menace de les « fissiller[431] », une menace qui ne peut plus faire rire...

Ces premiers mois de 1933 sont aussi ceux de la coupure définitive avec l'Union soviétique d'où n'arriveront plus guère au cours des années qui suivent que quelques cartes postales, essentiellement de la proche famille. Sedov, contraint de quitter Berlin pour se réfugier en France, s'efforce, bien entendu, de reconstruire un réseau d'information analogue à celui qui avait fonctionné jusque-là. Mais les conditions sont différentes et il n'aura que des contacts occasionnels. Les seules nouvelles intéressantes qui viendront d'U.R.S.S., dans les années qui suivent cette coupure, viendront de prisonniers, libérés pour une raison ou une autre, comme Ciliga et Victor Serge, évadés comme Davtian-Tarov, ou encore de hauts fonctionnaires faisant défection comme Ignace Reiss et Krivitsky.

Un sérieux problème est posé à l'historien avec la rédaction, le 15 mars, le lendemain de celle de son article sur la faillite du stalinisme en Allemagne, d'une lettre de Trotsky au bureau politique du P.C. de l'U.R.S.S.[432] qui restera secrète pendant deux mois et ne sera publiée qu'en mai par le Biulleten Oppositsii. Trotsky explique alors que cette lettre a été adressée « aux responsables du parti et du gouvernement », aux proches collaborateurs de Staline au sommet, par conséquent, « en présumant - en fait en étant certain - qu'au milieu d'éléments à courte vue, lâches et carriéristes, s'[y] trouvent aussi d'honnêtes révolutionnaires dont les yeux ne peuvent continuer à rester fermés devant l'état réel des choses[433] ».

Le texte du 15 mars est « un appel au sens des responsabilités » des dirigeants soviétiques au sommet, dont il est convaincu qu'ils connaissent au moins aussi bien que lui la gravité de la situation intérieure et extérieure de l'U.R.S.S. Il leur écrit :

« Que faire? Avant tout, faire revivre le parti. [...] L'Opposition de gauche [...] sera disposée à offrir au comité central une totale coopération pour ramener le parti sur la voie de son existence normale. [...] Le destin de l'Etat ouvrier et de la révolution internationale pour des années est en jeu [...]. Seule la collaboration honnête et franche des deux fractions qui ont des racines historiques, avec l'objectif de devenir des tendances à l'intérieur du parti, et, à terme, de se dissoudre dans son sein, peut rétablir la confiance dans la direction et ressusciter le parti dans les circonstances actuelles[434]. »

Il revient sur cette question le 30 mars en expliquant pour la première fois dans un texte destiné à publication que « la liquidation du régime de Staline » est « absolument inévitable et [...] plus guère éloignée ». Il redoute cependant qu'elle ne conduise à un effondrement du régime soviétique lui-même. Défendant, une fois de plus, la nécessité de revenir à la démocratie dans le parti, il assure :

« On peut dire que le degré du risque au cours du passage vers la démocratie dépend dans une large mesure de la façon dont prendront forme les relations entre les staliniens et demi-staliniens d'un côté et l'Opposition de gauche de l'autre[435]. »

Cette fois, « sous les yeux du parti et du prolétariat international », selon son expression, il propose au nom de l'Opposition de gauche, un « accord honorable» à « tous les groupes de la fraction dirigeante ». Il répète les mêmes arguments en mai en rédigeant un commentaire pour expliquer la lettre ouverte au bureau politique et sa publication :

« La clique de Staline marche vers sa propre destruction avec des bottes de sept lieues. La seule question est de savoir si elle va entraîner aussi à l'abîme avec elle le régime soviétique[436]. »

Il est très difficile à l'historien d'analyser et d'interpréter correctement et de façon précise ce moment de la politique de Trotsky en direction de l'Union soviétique. La première tentation est évidemment de voir dans ces démarches réitérées sous diverses formes en direction de groupes dirigeants de la fraction stalinienne, une initiative en rapport avec la démarche relatée par Marcel Body, d'un émissaire de Kirov, membre du bureau politique et du secrétariat, qui voulait connaître les conditions auxquelles Trotsky accepterait sa réintégration et son retour en U.R.S.S.[437]. Mais cette explication trop facile se heurte au témoignage de Body lui-même qui date la démarche en question du « début de l'été 1934 », et ce sont seulement sans doute les archives du Kremlin qui pourraient donner la date et du coup la signification de cette mission exploratoire.

Le seul témoignage utilisable à ce propos est apparemment celui que donne Ruth Fischer dans ses Mémoires inédits. L'ancienne dirigeante du K.P.D., alors exclue depuis des années, réfugiée à Paris, après Prague, raconte comment elle vivait au cœur de l'émigration allemande fréquentant quotidiennement des militants comme Wilhelm Pieck, Münzenberg ou Eberlein et des dirigeants du P.C.F. comme les Français Doriot ou Paul Vaillant-Couturier. L'ambiance qu'elle décrit, même si, à certains égards, elle résulterait de bavardages d'émigrés, ne peut pas ne pas avoir été un reflet plus ou moins déformé de la réalité de la situation à Moscou dans les premiers mois de 1933. En tout cas, Ruth Fischer écrit :

« Tout ce monde à Paris s'accordait à penser que Staline, après le terrible désastre allemand, avait totalement et définitivement perdu toute autorité en tant que dirigeant communiste international. Une révision générale était en cours dans le parti russe de sorte que les camarades oppositionnels qui étaient encore en résidence forcée hors de Moscou, pourraient bientôt revenir chez eux. C’est là, à ce moment, que l'on mentionnait le nom de Rakovsky, comme celui d'un homme qui pourrait rendre encore au parti de grands services et, bien entendu, le fait que Zinoviev et Kamenev aient été réintégrés dans le parti six mois après l'affaire Rioutine, était interprété comme une indication du changement en cours. [...] On nous encourageait à critiquer Staline, à voix haute et vivement, à travers une division du travail entre ceux qui devaient agir dans le cadre de la discipline du parti et ceux qui étaient à l'extérieur, parce que le redressement de la politique du parti et la réconciliation avec les oppositionnels ne pouvaient être réalisés que sous la pression de l'extérieur[438]. »

Trotsky, commentant la capitulation de Zinoviev et de Kamenev en mai 1933, part de la constatation - identique à celle de Ruth Fischer - selon laquelle « depuis quelque temps, l'appareil du parti lui-même estime que la direction de Staline coûte déjà trop cher au parti », et que « même Staline l'a senti ». Pour lui, la réintégration de Zinoviev et de Kamenev, tout comme l'invitation à Boukharine et Rykov de prendre place sur la tribune de la grande manifestation du 1er mai, relèvent d'une collecte des « âmes mortes » - une opération de Staline pour démontrer qu'il n'est pas seul et qui ne s'est pas déroulée sans « médiations et intercessions d'un côté, exhortations cyniques de l'autre, de la part de vieux bolcheviks[439] ».

Il reste que, durant les cinq premiers mois de 1933, compte tenu de la tragique situation créée pour l'U.R.S.S. par la catastrophe allemande et s'appuyant sans doute sur des éléments d'information venus directement ou non d'Union soviétique, Trotsky, avec conscience et opiniâtreté, a tendu la main aux membres du bureau politique dont il avait raison de penser qu'ils souhaitaient en finir avec Staline, sa dictature et ses méthodes - et que chancelleries et journaux occidentaux semblent avoir tout à fait pris au sérieux l'éventualité d'une réussite de cette tentative de rapprochement, que l'allié ait porté le nom d'Ordjonikidzé, de Kirov ou d'un autre.

* * *

Le point de vue exprimé par Trotsky dès mars 1933 sur la faillite du K.P.D. et l'abandon de la politique de réforme en faveur de celle d'un « nouveau parti » n'était pourtant encore qu'une position personnelle - comme il demandait à ses camarades de le souligner en indiquant que son premier article était « un article de discussion ». Il ne fut pas, il s'en faut, immédiatement accepté par tous ses camarades et bien entendu au premier chef par les Allemands. Les 11 et 12 mars, une conférence clandestine de l'Opposition de gauche allemande s'était tenue à Leipzig avec une dizaine de délégués. Reprenant la stratégie d'« opposition » et de « redressement » récemment affirmée à la préconférence internationale de Paris, elle s'était prononcée à une écrasante majorité contre l'idée d'un « nouveau parti » défendue par le jeune délégué Heinz Epe. La majorité, animée par E. Bauer, maintenait fermement l'ancienne position.

Résumant et parfois imaginant les arguments des adversaires du tournant vers le nouveau parti, Trotsky commence à argumenter pour convaincre. Il insiste beaucoup sur le fait que la victoire du fascisme comme l'effondrement du K.P.D. ne sont plus un simple pronostic, voire une simple hypothèse, mais « un événement historique considérable qui va pénétrer de plus en plus profondément dans la conscience des masses » et dont les conséquences commandent désormais perspectives et stratégie.

Il ne nie pas la possibilité de la renaissance du K.P.D. sous la forme d'une organisation illégale et la juge même probable dans un avenir proche. Mais il ne croit pas à la possibilité qu'elle dure, le dévouement total qu'exige une telle entreprise ne pouvant naître que d'« une politique juste et d'une honnêteté idéologique de la direction » que la soumission de l'Internationale rend impossible comme le montre l'exemple italien. Toute régénérescence du parti allemand est à ses yeux impossible :

« L'appareil est rongé de fonctionnaires rétribués, d'aventuriers, de carriéristes, d'agents fascistes d'hier et d'aujourd'hui. Les éléments honnêtes seront privés de toute boussole. La direction stalinienne instaurera dans le parti illégal un régime plus infâme et plus honteux encore que dans le parti légal. Dans ces conditions, le regain du travail illégal ne sera qu'une flambée, même héroïque. Il n'en résultera que pourriture[440]. »

Insistant sur la nécessité de ne pas « se cramponner aux anciennes formules » et de repenser ses perspectives en fonction d'une situation nouvelle, il se défend contre l'accusation de vouloir « proclamer » le nouveau parti, alors qu'il s'agit seulement, selon lui, pour le moment, de « créer un axe indépendant pour permettre la cristallisation de tous les éléments révolutionnaires indépendamment de leur pensée de parti[441] ».

Quant à la critique la plus fréquente, selon laquelle la décision de construire un « nouveau parti » en Allemagne aurait comme corollaire logique celle de fonder aussi une nouvelle Internationale, il se contente d'assurer à la fois que ce raisonnement relève plus de la logique formelle que de la logique dialectique et que la « vérification », sur ce point, « revient aux événements » et à l'action de l'opposition de gauche[442].

Tel est le sens de la participation, qu'il fait décider, de l'Opposition de gauche au congrès mondial de lutte contre le fascisme, avec une déclaration où il brosse un impitoyable tableau de la politique récente de l'Internationale communiste. Il y mentionne aussi son incroyable retournement du 5 mars, sa prise de position, pour quelques jours, non seulement en faveur du front unique au sommet, mais au renoncement des deux partis ouvriers à la critique mutuelle - transformant ainsi le front unique des socialistes et des communistes en ce qu'il appelle « un complot silencieux contre les masses ».

Les arguments se renouvellent un peu avec l'entrée en lice contre lui de nombreux contradicteurs, les Espagnols Arien et Vela et les Allemands Bauer et Stoi. Trotsky guerroie contre ceux de ses camarades qui avancent l'idée qu'il faut condamner l'appareil de l'Internationale communiste pour sa « stupidité » et son « incapacité » : il faut, écrit-il, le condamner pour la raison précise que ce sont les intérêts de la bureaucratie soviétique qui ont prévalu dans sa politique en Allemagne. Il polémique également contre ce qu'il appelle « la considération sentimentale inexprimée » de ceux qui refusent de constater la mort du K.P.D. parce que ses militants tombent tous les jours sous les coups des fascistes et souffrent la torture aux mains de l'ennemi. Vers la fin d'avril, il constate avec satisfaction, à travers un texte de la direction allemande, que les points de vue des clandestins commencent à se rapprocher du sien : le différend sera définitivement réglé en juillet.

Dans le même temps, ses camarades de Tchécoslovaquie, Grylewicz et Heinz Epe - sorti d'Allemagne et devenu Held -, Otto Schüssler, qui vient de Prinkipo, Alois Neurath - qui vit à Reichenberg en pays sudète et a des liens dans tous les pays de langue allemande - se retrouvent et renouent avec d'autres militants allemands. Les plus importants sont les représentants du Parti socialiste ouvrier, le S.A.P., un parti de 25 000 à 30 000 membres né de la scission à gauche du Parti social-démocrate en 1931, renforcé en 1932 par l'entrée d'un millier d'anciens communistes.

Au premier rang de ces contacts, deux hommes qui ont eu pas mal d'importance dans le mouvement communiste international, Walcher et Thomas. Jakob Walcher est un vétéran spartakiste spécialisé dans le « travail syndical ». Organisateur de qualité et bon tribun, c'est lui qui, en 1923, a donné à Trotsky les informations qui ont permis à ce dernier de se prononcer pour l'insurrection en Allemagne. Proche de Brandler, il a été exclu en même temps que lui, l'a suivi dans la minorité de droite, puis dans l'opposition du Parti communiste (K.P.-O) où il a été en minorité jusqu'à son départ. « Le camarade Thomas », de son vrai nom Jakob Reich, ancien diplomate soviétique en Suisse en 1918, a été l'un des hommes clés du Comintern, fondateur de son secrétariat d'Europe occidentale à Berlin. Celui qu'on appelle communément « le Gros » - à cause d'une corpulence exceptionnelle a été en contact avec Lev Sedov au début des années trente, l'a même aidé à trouver pour Trotsky les ouvrages indispensables.

Les deux hommes sont d'anciens oppositionnels de droite. En 1932, ils ont mené à bien une expérience que Trotsky a, sur le moment, sous-estimée, mais qu'il va bientôt réexaminer avec passion dans la nouvelle conjoncture : avec les 800 à 1 000 militants communistes oppositionnels qu'ils ont entraînés avec eux dans le S.A.P., ils ont réussi à s'emparer de la direction de ce dernier au moment où il plongeait dans la clandestinité.

Neurath, dont on se souvient qu'il est un vétéran de la direction de l’I.C., a d'abord été zinoviéviste, puis est passé à l'Opposition de droite, rompant avec elle en 1932 pour rejoindre l'Opposition de gauche. Il s'intéresse de près à la crise de la social-démocratie en pays sudète et ses initiatives irritent certainement les jeunes oppositionnels, plus « conservateurs » et surtout plus attachés à la lettre de l'enseignement de Trotsky. Dès son premier contact avec Walcher et Thomas, Neurath leur fait en tout cas une proposition dont la formulation va avoir des conséquences à longue portée. Il s'agit pour lui, selon Gilles Vergnon, « non seulement de la constitution d'un axe S.A.P. - Opposition de gauche pour regrouper immédiatement tout ce qui se dégage des ruines et des décombres du K.P.D. et du S.P.D., mais aussi un rassemblement international des forces de gauche rompant avec la IIe et la IIIe Internationale »[443].

Cette position n'est pas exactement celle de Trotsky. Mais ce dernier est convaincu que la question du jour est ce qu'il appelle « le développement des fondements d'une politique révolutionnaire pour une longue période ». Ainsi les entretiens entre Walcher-Thomas et Neurath, puis Held et Schüssler, arrivent-ils au bon moment. Trotsky commence en effet à penser que le S.AP., « la plus grande, mais aussi la moins ferme des organisations communistes d'opposition [...], constitue dès aujourd'hui le matériau brut des forces du communisme[444] ». Au cours des mois de mai et juin ces questions de l'émigration allemande et particulièrement celle du S.A.P. tiennent une place importante dans ses préoccupations et ses thèmes de réflexion. Et cela le conduit à passer insensiblement, à propos de ce parti, du terrain « allemand » au terrain international.

C'est le 15 juin qu'il débouche, adressant à ses camarades un texte de discussion capital, signé G. Gourov et intitulé « Les Organisations socialistes de gauche et nos tâches[445] ».

C'est la première fois, depuis qu'il est hors de l'Union soviétique, que Trotsky s'intéresse à la crise que vit la social-démocratie. Le contact et le travail sur la question du S.A.P. l'ont amené à se poser la question de la nature des perspectives qui s'ouvrent devant les organisations nées, au cours des dernières années, principalement de scissions à gauche de la social-démocratie et devant les tendances « gauches » qui commencent à se développer dans ses principaux partis. De ce nombre, l'I.L.P. - dont l'existence est, à vrai dire, plus ancienne - qui est fort courtisée par l'I.C., mais aussi le S.AP., l'O.S.P. des Pays-Bas. Il ne fait pour Trotsky aucun doute que l'évolution de ces partis, qui se fait de la droite vers la gauche, a été jusqu'à présent freinée, voire bloquée par la politique stalinienne qui a servi de repoussoir et les a éloignés du communisme vers lequel ils tendaient. Alors que les vieilles organisations sont compromises par la défaite allemande, l'apparition de ces nouvelles organisations, leurs perspectives, imposent à l'Opposition de gauche la tâche nouvelle d'essayer d' « accélérer (leur) évolution vers le communisme, en introduisant dans ce processus ses idées et son expérience[446] ».

L'existence des organisations socialistes de gauche ouvre à l'Opposition de nouvelles possibilités. Jusqu'à présent, elle a recruté les militants individuellement dans la mesure où l'appareil l'empêchait d'exercer sur les partis une influence d'ensemble. Or, pour Trotsky, il est possible maintenant de gagner, ou au moins d'influencer des organisations entières :

« Les organisations socialistes indépendantes ou les fractions d'opposition de gauche à l'intérieur de la social-démocratie sont soit des organisations centristes manifestement, soit incluant des tendances ou des survivances centristes très fortes. Leur côté positif, c'est que, sous l'influence du choc historique qu'elles ont subi, elles se développent dans un sens révolutionnaire. Nous rapprocher sérieusement de ces organisations sur une base principielle claire signifierait un nouveau chapitre du développement de l'Opposition de gauche et, de ce fait, de la renaissance du marxisme révolutionnaire dans le mouvement ouvrier mondial. Une grande organisation internationale révolutionnaire inspirée par les idées de l'Opposition de gauche deviendrait un pôle d'attraction pour les éléments prolétariens des partis communistes officiels. »

Il ajoute ces mots décisifs :

« On ne peut pas dissimuler que c'est dans cette voie, prise dans son ensemble, que réside la possibilité de nouveaux partis communistes[447]. »

Bien entendu, l'histoire prend ici un détour imprévu. L'Opposition de gauche a longtemps cru qu'elle recruterait avant tout dans les rangs des P.C. officiels et l'expérience a montré que nombre d'ex militants sombraient dans l'indifférence. Les membres des organisations socialistes de gauche manquent sans doute de trempe révolutionnaire, mais, « libres de tout fétichisme à l'égard de la bureaucratie soviétique », ils cherchent honnêtement une issue dans la voie du communisme. Et Trotsky de conclure :

« Telle est la combinaison originale de nouvelles conditions historiques qui ouvre aux bolcheviks-léninistes une nouvelle possibilité, en un certain sens "imprévue" d'activité et de progrès. Il faut l'utiliser jusqu'au bout[448]. »

* * *

Au moment où Trotsky aborde la question des organisations socialistes de gauche, « imprévue » à son programme, les événements ont presque rendu leur définitif verdict en ce qui concerne l'Internationale elle-même ainsi que ses sections et la possibilité de les voir opérer un redressement. Après le bref intermède « autocritique » du mois de mars, l'Internationale communiste en revient à toutes les affirmations passées. Ainsi, en avril, le comité exécutif, adopte-t-il à l'unanimité une résolution d'autosatisfaction sans doute exigée par les hommes de Staline et qui déclare notamment :

« Après avoir entendu le rapport du camarade Heckert sur la situation en Allemagne, le présidium du comité exécutif de l'Internationale communiste déclare que la ligne politique et d'organisation suivie par le comité central du K.P.D. avec le camarade Thälmann à sa tête jusqu'au coup de Hitler et au moment où il s'était produit, a été entièrement juste[449]. »

La responsabilité de la défaite allemande - le mot n'est pas prononcé - est rejeté sur les social-démocrates accusés d'avoir refusé le front unique avec les communistes et de l'avoir conclu avec la bourgeoisie. La résolution du présidium se termine par l'affirmation que l'établissement de la dictature nazie, « en détruisant dans les masses les illusions démocratiques et, en les affranchissant de l'influence social-démocrate, accélère le rythme de la marche en Allemagne vers la révolution prolétarienne[450] ».

La correspondance de Trotsky ne manque pas d'informations concernant dirigeants ou personnalités communistes qui se prononcent ouvertement en 1933 contre la politique passée ou présente de l'Internationale stalinisée. Mais il ne se produit de résistance sérieuse et de véritable conflit politique que dans le seul parti de Tchécoslovaquie.

Déjà, en août et septembre 1932, lors du XIIe plénum de l'exécutif, la délégation tchécoslovaque formée de Gottwald, Guttmann et Sverma, avait exprimé les réserves de leur parti sur la politique ultimatiste du K.P.D. et le caractère néfaste de la théorie du « social fascisme ». Guttmann s'en était pris à l'idée selon laquelle la victoire du fascisme constituerait en quelque sorte l'étape intermédiaire inévitable entre démocratie bourgeoise et révolution prolétarienne. La réaction des dirigeants avait été très violente et avait surtout revêtu la forme d'une énorme pression sur Gottwald pour obtenir de lui le désaveu de Guttmann, jugé à juste titre comme l'inspirateur de ces critiques.

La question rebondit après l'arrivée au pouvoir de Hitler : la direction du P.C. admet, au moins tacitement en public, que la victoire hitlérienne constitue une grave menace pour les travailleurs tchécoslovaques. Guttmann, soutenu par le gros des communistes de la région des Sudètes, est chargé du rapport au comité central. Gottwald reçoit mandat de faire une proposition de front unique qui est repoussée par les social-démocrates... Mais cela se passe pendant l'intermède de mars. Le 21 avril, l'Internationale communiste dans une lettre adressée au P.C.T., reprend tous les thèmes et les idées qui ont été critiqués depuis une année par les dirigeants de ce dernier. La direction du P.C.T. résiste, refusant pendant trois semaines de publier dans Rudé Pravo la résolution d'avril, censurant un article de son envoyé à Moscou, Bruno Koehler.

Mais il est très vite clair que cette résistance ne peut aller loin : Gottwald et Sverma craquent et plient. Guttmann reste seul et se battra jusqu'au bout, rejoignant Trotsky. C'est la seule véritable résistance qui se soit manifestée dans un parti communiste au plan mondial. Et c'est peu.

Quand le jeune dirigeant allemand E. Bauer, sur décision du secrétariat international, quitte l'Allemagne pour se rendre à Prinkipo, il commence par de longues discussions avec Trotsky. Finalement, il écrit au S.I. une longue lettre proposant une nouvelle modification d'orientation :

« Dans leur marche vers la gauche, les ouvriers réformistes se heurtent à la IIIe Internationale et à ses partis, qui n'ont pas leur confiance et ne la méritent pas. Devrons-nous donc poser à ces ouvriers la question de la réforme de ces partis et de leur entrée dans la IIIe Internationale[451] ? »

Il était désormais évident que Trotsky également considérait que la question de l'Internationale devait être réglée dans le sens indiqué par l'article sur « les organisations socialistes de gauche ».

* * *

Un événement important et nouveau était venu, dans l'intervalle, mettre un terme au séjour de Prinkipo : l'octroi d'un visa pour la France. A la suite des élections de mai 1932 la gauche y était revenue au pouvoir avec un ministère Herriot, constitué le 2 juin. Trotsky fit alors une demande de visa ; elle fut refusée. Une note d'un haut fonctionnaire précisait :

« M. Trotsky, privé de ses droits civiques, avec interdiction de rentrer en U.R.S.S., ne semble pas avoir vu s'améliorer depuis lors ses rapports avec Staline. Dans ces conditions, au moment où des négociations peuvent être reprises en vue de la conclusion d'un pacte de non-agression et peut-être d'un accord commercial, il semblerait inopportun de donner à nos interlocuteurs un motif de nous croire enclins à ménager un homme qui est l'adversaire déclaré du gouvernement actuel et de leur fournir à cet égard des griefs qui pourraient agir défavorablement sur leurs dispositions[452]. »

La décision de refuser, pour le moment, est prise en septembre, Chautemps, ministre de l'Intérieur. précisant qu'en cas de demande nouvelle, celle-ci serait soumise au Conseil des ministres[453].

Fin mai 1933, le traducteur de Trotsky en français, Maurice Parijanine, le prévient qu'il a, de sa propre initiative, sondé le député radical Henri Guernut, qui est aussi l'un des dirigeants de la Ligue des Droits de l'Homme. Il espère obtenir par son intervention l'annulation du décret d'expulsion de 1916 et l'obtention d'un visa de séjour. Le 14 juin, l'arrêté d'expulsion est rapporté, et Trotsky informé par Parijanine. Le 12 juillet 1933, Van fait tamponner les passeports de la maisonnée au consulat français d'Istanbul.

Ici aussi, l'historien doit confesser qu'il ne sait pas tout et qu'il sent que certaines informations lui échappent. Dans les archives du ministère des Affaires étrangères ouvertes aux chercheurs, plusieurs notes permettent de reconstituer au moins dans ses grandes lignes l'accueil fait à la proposition d'Henri Guernut par les milieux gouvernementaux et le cheminement de l'affaire. Une note du ministre de l'Intérieur, Camille Chautemps, datée du 16 mai 1933, fait allusion à la démarche du sénateur radical, qui semble avoir parlé d'un séjour de cure dans le Midi ou en Corse. Le ministre n'oppose à la demande « aucun motif d'ordre public ». Il se contente de formuler deux réserves : Trotsky doit s'engager à ne pas intervenir dans la vie politique française, d'une part, et, de l'autre, « du fait de ses graves démêlés avec certaines fractions du Parti communiste », il ne saurait être admis en France qu'« à ses risques et périls[454] ».

Les Affaires étrangères - le ministre est Paul-Boncour - donnent un avis favorable pour une cure thermale, mais estiment qu'une décision du Conseil des ministres est nécessaire pour une autorisation de résidence. Le secrétaire général du ministère, Alexis Léger (en poésie Saint-John Perse) semble avoir été déterminant dans l'adoption de cette position : il est favorable à l'accueil de Trotsky[455]. Il apparaît, à travers les échanges de notes, qu'il n'y a pas d'obstacle tenant aux relations avec les Soviétiques puisqu'il n'y a aucune négociation en cours avec eux, à laquelle la décision de recevoir Trotsky risquerait de nuire[456]. L'hypothèse d'une résidence limitée à un département du Midi ou à la Corse n'est pas retenue. Elle avait probablement constitué un élément de la manœuvre de Guernut pour introduire l'affaire.

Pourquoi le gouvernement radical-socialiste Daladier a-t-il finalement accordé le visa à l'exilé, un peu moins d'un an après qu'il lui eut été refusé par le gouvernement Herriot ? La version implicite dans les notes - la volonté de mener une politique démocratique d' « asile », sans pour autant tendre les rapports avec le gouvernement soviétique - n'est pas totalement convaincante. Ce geste humanitaire ne risquait-il pas de compliquer la vie d'un gouvernement qui ne pouvait apparemment en tirer aucun avantage ? Une explication a été proposée par Ruth Fischer, qui ne repose sur aucune documentation, mais qui mérite d'être citée en tant qu'interprétation :

« C'est une de ces coïncidences bizarres que le gouvernement français donna à Trotsky le droit de vivre en France à peu près au moment où se faisait son rapprochement avec le Kremlin. On peut à coup sûr supposer que le gouvernement français avait reçu des informations semblables aux nôtres quant à la fragilité de la position de Staline et le fait que l'opposition se regroupait contre lui. On considérait donc comme possible, en 1933, d'accorder à Trotsky un traitement amical, avec un œil sur l'avenir après un remaniement du Politburo russe. La vigoureuse campagne de Trotsky contre le national-communisme de Thälmann était bien connue, et les cercles français l'avaient considérée favorablement. Le gouvernement de Paris pouvait donc s'attendre raisonnablement à ce que Trotsky, une fois revenu à Moscou, y défende une coopération étroite entre France et Russie contre l'Allemagne. Son opposition au traité de Brest-Litovsk en 1918 peut aussi avoir été rappelée alors, ainsi que le fait qu'il avait même envisagé alors la reprise de la guerre contre l'Allemagne avec une nouvelle alliance avec les Français[457]. »

Quoi qu'il en soit des motifs profonds des dirigeants français, une période capitale de la vie de l'exilé prenait fin. Non seulement du fait de son départ de Turquie où il avait passé plus de quatre ans, mais du fait de sa décision de rompre avec cette Internationale communiste dont il avait été l'un des fondateurs et dirigeants, dont il avait écrit le premier manifeste et avec laquelle il s'était si longtemps identifié.

XLVII. Nouvelle Internationale[modifier le wikicode]

C'est une fois de plus un article signé G. Gourov - daté du 15 juillet 1933 - qui apprend aux oppositionnels du monde que « le Vieux », après six mois d'observation de la « marche des événements », se prononce désormais pour la création de nouveaux partis communistes et pour une nouvelle Internationale dont la logique des nombres va faire la Quatrième[458][459]. C'est un tournant capital, le plus important sans doute de sa vie. Publié d'abord dans les bulletins intérieurs, il accède plus tard à la presse oppositionnelle.

Trotsky commence par essayer de dresser un bilan de la politique de « réformes », de l'Internationale et de ses sections, les partis communistes. Disposant, en dehors de l'Union soviétique de forces militantes très faibles, pour ne pas dire dérisoires, l'Opposition, dans sa propagande pour une « réforme », a pu s'appuyer sur les événements de la lutte des classes mondiale, ces défaites qui, écrit-il, « mettaient à nu la politique du centralisme bureaucratique ». Mais elle se heurtait en même temps partout à des mesures de répression de l'appareil stalinien, exclusions, calomnies, violences. Bien que son existence ait constitué un facteur réel de la politique de la direction qui n'a jamais cessé d'en tenir compte, il n'est pas possible de revendiquer un quelconque succès réel de la politique de réforme. Il pense qu'on peut dire au contraire que l'échec de l'Opposition, dans sa tentative pour engager l'Internationale dans un processus de réforme, a finalement été l'une des causes de la dégénérescence de cette dernière. C'est du moins ce qui apparaît maintenant, après la nécessaire vérification des événements par la vie.

Trotsky défend la position qu'il a prise sur l'Internationale et les autres partis au moment de l'effondrement du K.P.D. : personne à l'époque ne pouvait affirmer avec une certitude totale qu'il n'existait aucune possibilité d'un réveil de certains partis voire d'une fraction de l’I.C. qu'il fallait, dans ce cas, aider. Là aussi, la preuve ne pouvait venir que de l'expérience et de la vérification. Il estime qu'elle est désormais faite. Tout le développement depuis le 30 janvier témoigne de ce que les événements d'Allemagne n'ont pas tranché seulement du sort du parti allemand, le K.P.D., mais de celui de l'Internationale tout entière. Le nazisme a vaincu sans avoir à combattre. Les dirigeants communistes n'ont même pas envisagé leurs responsabilités dans ce désastre. Rappelant en quelques mots les affirmations des organismes dirigeants de l'Internationale, le silence dans les rangs des partis où l'on continue bien souvent de se comporter et d'écrire comme s'il n'y avait pas eu de catastrophe allemande, il dresse ce constat de décès :

« Une organisation que n'a pas réveillée le tonnerre du fascisme et qui supporte humblement de tels outrages de la part de la bureaucratie démontre par là même qu'elle est morte et que rien ne la ressuscitera[460]. »

Rien ne se termine pourtant avec un tel constat et, au contraire, tout commence. En août 1914, à la faillite de la IIe Internationale, les révolutionnaires dans les rangs de la social-démocratie ont riposté en se mettant à préparer la IIIe Internationale, née officiellement cinq ans plus tard. La nécessité de l'Internationale ne disparaît pas pour autant après cette deuxième faillite, 1933 après 1914. C'est maintenant de l'effondrement historique de l'Internationale communiste qu'il faut partir. A ceux que la banqueroute de deux internationales à la suite en moins de vingt ans a rendus sceptiques, à ceux qui demandent quelle garantie ils ont que la IVe Internationale ne dégénérera pas à son tour, Trotsky ne peut répondre que parce qui est une évidence à ses yeux : « Il nous faut avancer sur un chemin coupé d'obstacles et encombré de débris du passé. Que celui qui s'en effraye passe à côté[461]. »

Bien entendu, il ne néglige pas non plus les réserves émises par ceux qui relèvent particulièrement la faiblesse du groupe oppositionnel à l'échelle mondiale, la lenteur de son développement, voire ses reculs, les crises qui l'ont secoué et le secouent encore. Il pense, quant à lui, que ces traits sont liés à la marche générale de la lutte de classes, précisément marquée depuis des années par de graves défaites. Et il ajoute une remarque tirée de l'expérience historique : c'est dans le cours de ces périodes de reflux que se sont toujours trempés les futurs cadres de la révolution.

Les prémisses nécessaires à une nouvelle organisation de l'avant-garde existent-elles ? En d'autres termes, qui les bolcheviks-léninistes vont-ils enrôler sous leur drapeau au moment où la faillite de l'Internationale en Allemagne détourne du communisme tant de militants écœurés par le stalinisme ? Trotsky répond que les prémisses sont créées précisément par la décomposition de la social-démocratie : des centaines de milliers et peut-être des millions en Allemagne s'éloignent en effet du communisme, mais des dizaines de milliers d'ouvriers social-démocrates se dirigent vers lui en tournant le dos simultanément à la social-démocratie et au stalinisme comme l'indique à ses yeux l'expérience du S.A.P (Parti socialiste ouvrier). Il faut de l'audace, et Trotsky invite ses camarades de tous les pays à entamer aussitôt avec les organisations socialistes de gauche des pourparlers sur le programme d'une nouvelle organisation révolutionnaire. Il ajoute que c'est précisément la formation dans plusieurs pays de fortes organisations révolutionnaires qui attirera finalement nombre d'éléments militants encore prisonniers dans les partis communistes et donnera à la jeune génération ouvrière la réponse qu'elle cherche.

Le problème de l'U.R.S.S. est évidemment au centre des problèmes politiques posés par la situation nouvelle. Là aussi, Trotsky part de la contradiction qui existe entre le caractère historique progressiste de l'Etat soviétique fondé sur « les conquêtes d'octobre » et le rôle réactionnaire de la bureaucratie stalinienne installée sur ses fondements en parasite et usurpatrice, monopolisant le pouvoir. A partir de là, on peut, pour lui, aborder le problème de la nature du parti communiste au pouvoir en U.R.S.S. où se retrouve la même contradiction, bien que sous une forme légèrement différente :

« Le P.C. actuel de l'Union soviétique n'est pas un parti, c'est un appareil d'administration aux mains d'une bureaucratie incontrôlée. Dans les rangs du parti communiste d'Union soviétique et en dehors, se groupent les éléments dispersés de deux partis principaux : le parti européen et le parti thermidorien-bonapartiste. Se situant au-dessus de ces deux partis, la bureaucratie stalinienne mène une lutte d'extermination contre les bolcheviks-léninistes[462]. »

De toute évidence, l'exilé hésite encore à se prononcer sur la question du parti en U.R.S.S. comme le montre assez nettement le passage suivant consacré à l'explication du lien dialectique entre l'Union soviétique et le mouvement ouvrier mondial, c'est-à-dire le développement de la nouvelle Internationale :

« Si, sans révolution prolétarienne en Occident, l'U.R.S.S. ne peut parvenir au socialisme, sans la régénérescence d'une véritable Internationale prolétarienne, les bolcheviks-léninistes ne pourront par leurs propres forces régénérer le parti bolchevique ni sauver la dictature du prolétariat. [...] Seule la création d'une Internationale marxiste, totalement indépendante de la bureaucratie stalinienne et politiquement opposée à elle, peut sauver l'Union soviétique de l'effondrement, en liant son sort ultérieur à celui de la révolution prolétarienne mondiale[463]. »

Trotsky souligne que ses thèses ainsi présentées n'ont pour objectif que de rechercher un accord de principe constatant la fin d'une période historique et ouvrant dans des conditions nouvelles une perspective nouvelle. A tous ceux qui s'émeuvent ou s'indignent à l'idée de voir l'Opposition de gauche, qu'ils considèrent comme une secte, se proclamer elle-même ou proclamer avec quelques autres organisations d'importance diverse la naissance de la IVe Internationale, il répond dans un dernier paragraphe qui fixe avec précision les tâches du moment à partir de la reconnaissance des principes qu'il vient d'exposer :

« Il ne s'agit pas en tout cas de proclamer immédiatement de nouveaux partis et une Internationale indépendante, mais de les préparer. La nouvelle perspective signifie avant tout qu'il faut définitivement rejeter comme utopiques et réactionnaires les phrases sur la "réforme" et la revendication de la réintégration des révolutionnaires dans les partis officiels. Le travail quotidien doit revêtir un caractère indépendant, déterminé par les possibilités et les forces en présence, et non par l'idée formelle de "fraction". L'Opposition de gauche cesse définitivement de se considérer comme une opposition et d'agir comme telle. Elle devient une organisation indépendante qui se fraie sa voie par elle-même. Non seulement elle constitue ses propres fractions au sein de la social-démocratie et des partis staliniens, mais elle mène un travail autonome parmi les sans-parti et les ouvriers inorganisés. Elle se constitue des points d'appui à l'intérieur des syndicats, indépendamment de la politique syndicale de la bureaucratie stalinienne. Là et quand les conditions sont favorables, elle participe aux élections sous son propre drapeau. Vis-à-vis des organisations réformistes et centristes (staliniens compris), elle s'oriente en fonction des principes généraux de la politique du front unique. En particulier et surtout, elle applique la politique du front unique pour la défense de l'Union soviétique contre une intervention extérieure ou une contre-révolution intérieure[464]. »

Quelques jours plus tard, le 20 juillet 1933, sur le bateau qui le conduit en France, Trotsky revient sur la même question en écrivant, sous la forme d'un dialogue où il est l'un des deux interlocuteurs, un article pour la presse de l'Opposition intitulé « Il est impossible de rester dans la même Internationale que Staline, Manouilsky, Lozovsky et Cie[465] ».

L'initiative est surprenante en elle-même. Les arguments utilisés dans le nouveau texte sont certes plus agitatifs et visiblement destinés à un public plus large, peu familier avec le langage des « thèses » dans la tradition bolchevique. On notera cependant que, pendant les cinq jours qui se sont écoulés entre les deux articles, la pensée de Trotsky s'est développée et qu'il arrive à de nouvelles conclusions. Rien d'étonnant à ce que Pierre Frank, qui l'a accompagné en ces jours et semaines de réflexion, assure qu'il a véritablement imposé alors à sa pensée un effort extraordinaire et pour ainsi dire physique.

Il entre cette fois directement dans le vif du sujet : il faut, écrit-il, rompre avec la « caricature d'Internationale de Moscou » qui, après avoir mis Hitler en selle, a osé proclamer sa propre infaillibilité. Cette prétendue Internationale n'est plus en réalité qu'une « clique », la clique stalinienne, laquelle foule au pied sans vergogne les statuts et les règles de l'organisation dont elle n'a pas convoqué de congrès depuis déjà cinq ans.

L'épreuve des faits l'a montré : après la catastrophe allemande, l'Internationale communiste n'était plus viable puisqu'elle n'a pas entendu la voix des événements. Le parti allemand que la politique dictée par Staline avait réduit au fil des années au squelette d'un appareil corrompu et étranger aux masses, est mort. Le parti communiste de l'Union soviétique, lui non plus, n'a ni congrès ni réunions ni discussions ni presse. Il a été contraint d'assister dans un silence total à l'arrivée au pouvoir de Hitler, principale menace pour la révolution mondiale et pour l'Etat soviétique lui-même.

La question posée par l'Histoire est celle de la succession. Au programme, à la fois opportuniste et aventuriste adopté en 1928 au VIe congrès de l'Internationale communiste, il faut en opposer un autre. Ces fondements existent, « le fondement marxiste irréprochable » des décisions et résolutions des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste, tenus du vivant de Lénine, sur la base desquelles les bolcheviks-léninistes construiront le nécessaire programme de la révolution prolétarienne. Ce n'est que par cette méthode, insiste-t-il, que l'héritage du bolchevisme pourra être préservé contre « les falsificateurs centristes […], les usurpateurs du drapeau de Lénine, les organisateurs des défaites et des capitulations, les corrupteurs de l'avant-garde prolétarienne : les staliniens[466] ».

Sur l'Union soviétique, il ne se contente pas de dire autrement ce qu'il a déjà écrit le 15 dans ses thèses. Il rappelle comment la révolution d'Octobre, avec le parti bolchevique, a fondé l'Etat ouvrier et ajoute ces deux phrases, capitales pour la compréhension de sa politique ultérieure vis-à-vis de l'Union soviétique :

« Maintenant, le parti bolchevique n'existe plus. Mais le contenu social fondamental de la révolution d'Octobre est encore vivant[467]. »

Trotsky explique que ses camarades et lui-même, notamment dans les années d'opposition à l'intérieur du parti, mais aussi après leur exclusion formelle, ont longtemps cru à la possibilité de régénérer le parti et, par conséquent, à travers lui, de régénérer le système soviétique. Or ce qu'on appelle « le parti » en U.R.S.S. n'a plus rien d'un parti. Contre tout ce qui subsistait de l'ancien parti bolchevique dans le cadre de l'organisation de pouvoir et au pouvoir, la bureaucratie a déchaîné la plus féroce répression : il s'agissait de le désorganiser, de le terroriser, de le priver de toute possibilité de penser et d'agir. Maintenant il s'agit d'empêcher sa régénération. Après des années de polémique contre les partisans du « deuxième parti » en U.R.S.S., Trotsky estime que le moment est venu de prendre acte du changement qualitatif intervenu en Union soviétique et d'en tirer les conclusions d'orientations qui s'imposent : « En U.R.S.S., il faut construire de nouveau un parti bolchevique[468]. »

A la question de savoir si un tel mot d'ordre ne signifie pas un appel à la « guerre civile », il répond que l'Union soviétique vit depuis des années une guerre civile. Après celle que la bureaucratie, appuyée par les forces contre-révolutionnaires, a menée contre l'Opposition de gauche, on assiste maintenant à celle des forces contre-révolutionnaires contre la bureaucratie stalinienne, avec à l'horizon la menace mortelle de la guerre déclenchée par le régime hitlérien. Les bolcheviks-léninistes se battront de toutes leurs forces face à la contre-révolution : ils seront, proclame-t-il, « l'aile gauche du front soviétique ».

La tâche ainsi déterminée ne dépasse-t-elle pas, et de loin, les forces des bolcheviks-léninistes dans le monde ? Trotsky répond que la question n'a pas encore été abordée. En bonne méthode marxiste, il s'agit d'abord de formuler ce qu'est la tâche historique. On s'efforcera ensuite, une fois l'accord réalisé dans l'ensemble, de rassembler les forces nécessaires. Répétant que ce serait de l'aventurisme pur que de vouloir que l'opposition déclare qu'elle est elle-même « la nouvelle Internationale », il réaffirme avec force qu'il faut proclamer la nécessité de cette dernière et invoque l'autorité de Ferdinand Lassalle pour qui « toute grande action commence par l'expression de ce qui est ».

Il ne nie pas la possibilité d'importantes variantes dans les attitudes prises par les sections nationales de l'I.C. : elles ne peuvent en aucun cas modifier l'orientation vers une nouvelle Internationale, imposée par l’ensemble de la situation, non par ses détails ou exceptions.

Il est également tout à fait certain que ce tournant vers la nouvelle Internationale va éloigner de l'Opposition des éléments des partis communistes officiels qui ont été jusqu'à présent sensibles à ses arguments et ont sympathisé avec elle. Il pense qu'ils reviendront à une étape ultérieure. D'ici là, l'entreprise aura gagné des éléments anciens, exclus, qui s'étaient tenus à l'écart de la ligne de la « fraction » et de la « réforme » à laquelle ils ne croyaient plus, travailleurs en rupture avec « le réformisme », et surtout « la jeune génération d'ouvriers à qui il faut un parti sans tache ». Confiant, il assure, comme un coup de clairon dans un discours public :

« Alors, tout ce qu'il y a de vivant dans l'''Internationale" stalinienne secouera ses derniers doutes et nous rejoindra[469]. »

Il ajoute qu'il s'attend à beaucoup de résistance dans les rangs de sa propre organisation, mais qu'une discussion « large et sérieuse », ainsi que les événements. apporteront toujours plus d'arguments et finiront par convaincre les éléments les plus attachés aux formules et attitudes du passé.

* * *

On ne peut qu'être impressionné, à la lecture de ces deux textes fondamentaux, par la détermination de Trotsky et ce qu'on est tenté d'appeler chez lui la force de l'idée - et par l'optimisme qui en résulte. Il sait bien entendu qu'il n'est pas le seul de la vieille garde communiste à avoir dressé le constat de faillite de l’I.C. et à avoir compris la nécessité d'une nouvelle Internationale. Il est apparemment convaincu que ses camarades d'Union soviétique, et, au premier rang d'entre eux, Rakovsky, malgré leur manque d'informations internationales, ont pu mesurer l'importance de la « catastrophe allemande » et comprendront la nécessité comme les objectifs du tournant.

Il a autour de lui d'autres vétérans ou pionniers du communisme, dont il sait qu'ils sont prêts à s'engager sur le difficile chemin parsemé de nombreux obstacles ; les Espagnols Nin, Andrade, Garcia Palacios, les Italiens Leonetti et Tresso, l'Allemand Grylewicz, les Américains Cannon, Swabeck, Shachtman, le Belge Lesoil, le Slovaque Lenoravic, l'Allemand des Sudètes Neurath, le Bulgare Gatchev, le Hollandais Sneevliet qui vont les rejoindre parce qu'ils rompent avec la politique de « réforme ». Ce sont tous de ces pionniers qui ont construit de leurs mains l'Internationale communiste, la IIIe, et vont s'engager avec lui dans la construction de la IVe. La IIIe Internationale en ses débuts n'avait pas autant de cadres aussi solides issus de rangs de la IIe.

On a même à le lire le sentiment que la force de l'idée, issue de la nécessité et de la conviction autant que du fonctionnement de cet exceptionnel cerveau, en vient à nourrir une certaine allégresse, particulièrement sensible dans l'article du 20 juillet. On ne peut cependant douter de la difficulté et même de la souffrance qu'il éprouva à se séparer de la IIIe Internationale avec laquelle il s'était, pendant des années, identifié dans le prolongement de cette révolution d'Octobre à laquelle, malgré tant d'efforts de suppression et de falsification, son nom est et restera attaché. Il lui fallut certainement beaucoup de détermination pour exprimer ce qu'il présenta dans ses textes comme une simple constatation mais qui, dans sa formulation, dut être pour lui un véritable arrachement.

Certains communistes relativement proches lui font alors grief de mettre sur le même plan, sous l'étiquette de « 4 août », la trahison des social-démocrates en 1914 et celle des communistes en 1933 : selon ces critiques, les premiers auraient délibérément et sciemment trahi la cause qu'ils avaient pour mission de défendre, tandis que les seconds auraient été seulement totalement désorientés, les premiers seraient allés en direction des fauteuils ministériels et les seconds vers les cellules des prisons. Il admet qu'il y a là un grain de vérité, mais pas plus. Les dirigeants social-démocrates allemands en 1914, ainsi que les dirigeants staliniens de 1933, ont en fait obéi avant tout au souci de défendre non le prolétariat en tant que classe, mais l'appareil, dont ils étaient les fonctionnaires et qui était aussi leur moyen d'existence. Ce qui est capital à ses yeux, c'est que c'est dans l'intérêt d'une couche sociale particulière et d'intérêts privés que les représentants du prolétariat dans ces partis officiels sont passés de l'autre côté, renforçant par leur attitude l'ennemi de classe.

A ses yeux, les conséquences de la « trahison » stalinienne, qui se révèlent en 1933, sont infiniment plus dramatiques et d'une beaucoup plus grande portée que celles de 1914. Il s'agit en effet de la seconde faillite en vingt ans, de l'écroulement répété de l'édifice de l'Internationale sur ses constructeurs. Combien d'entre eux se lanceront-ils pour la deuxième fois dans le terrible combat où ils ont déjà vu s'écrouler l'ouvrage de leur vie ? Il relève d'ailleurs, en liaison avec cette première remarque, que l'organisme de la IIe Internationale avait eu plus de réaction en 1914 que celui de la III Internationale en 1933. La catastrophe allemande, la victoire sans combat de Hitler, n'a dressé contre la direction aucun Liebknecht, aucune Rosa Luxemburg, pour dénoncer de l'intérieur la « trahison » des chefs. L'apathie et la démoralisation manifestées par la base des partis de la IIIe Internationale face à la débâcle allemande lui apparaissent comme le phénomène le plus lourd de conséquences, d'une portée incalculable.

L'idée de proclamer la IVe Internationale a été vivement critiquée dans les rangs des partisans de Trotsky et plus encore de ses sympathisants, de 1933 à 1938, date de sa « proclamation ». Ces critiques étaient pour la plupart des hommes qui s'en disaient partisans, mais qui, comme les militants de la section polonaise, jugeaient le moment inopportun et prédisaient l'échec d'une entreprise selon eux mal engagée, de Pivert et Victor Serge à Guttmann et aux Polonais.

L'argument principal était que les deux Internationales précédentes avaient été fondées dans des périodes révolutionnaires, alors que la victoire des nazis en Allemagne venait d'ouvrir pour le prolétariat une période de reflux et de terribles défaites. Ils soulignaient aussi que Marx, comme Lénine, avaient attendu le moment favorable pour une « proclamation » et n'avaient pas cherché à appliquer mécaniquement une nécessité historique. Toujours selon eux, les Internationales précédentes s'étaient appuyées sur l'existence de forts partis nationaux, alors que la IVe Internationale n'avait, pour sa part, aucune base en partis de masse. Ils attiraient aussi l'attention sur le fait que la IVe Internationale aurait à être construite face à deux rivales déjà solidement établies et disposant de moyens matériels réels importants, et ce à un moment où elle ne pouvait s'attendre qu'à une répression accrue.

Ces affirmations contiennent une bonne part de vérité. Il faut cependant les nuancer si l'on veut comprendre la démarche de Trotsky. Il est vrai que la IIe et la IIIe Internationale étaient à cette époque des organisations puissantes et bien établies. Mais il est vrai également qu'elles traversaient une crise profonde, et c'est précisément sur cette donnée que Trotsky faisait reposer les fondements de son tournant. La IIIe Internationale avait dû livrer de durs combats pour se développer au détriment de la IIe. Mais ces deux Internationales étaient-elles vraiment nées dans une «marée haute » ? La IIe était née d'un accord entre partis existants, la IIIe moins de la marée haute de l'après-guerre que de son premier résultat en pleine guerre : la victoire de la révolution russe.

Trotsky avait été membre de la IIe Internationale, avait connu de près la plupart de ses dirigeants, participé à nombre de ses congrès. Il avait été l'un des fondateurs et incontestablement l'orateur-vedette de la fondation et des débuts de la IIIe. Mieux que tout autre, il disposait donc d'éléments de comparaison en ce qui concerne les circonstances de la naissance de la IIIe Internationale qui devait lui servir de point de référence pour celle de la IVe.

La IIIe Internationale avait à ses débuts rassemblé dans ses rangs nombre d'éléments issus des diverses gauches et même du « centre » de la IIe. Zinoviev, au congrès de Halle, assurait que le ralliement à l'Internationale communiste du parti social-démocrate indépendant (U.S.P.D.) signifiait le ralliement de la « vieille école » social-démocrate révolutionnaire à l'organisation née de l'élan de la révolution russe.

Au fond, la IIIe Internationale était née directement des initiatives du parti bolchevique qui avait mené à la victoire une révolution ouvrière et paysanne et avait été partie intégrante de la IIe Internationale. Le parti bolchevique, le P.O.S.D.R. de Lénine, était en réalité le parti russe, aussi traditionnel pour l'Empire du tsar que l'était le parti social-démocrate allemand pour l'Empire allemand. Par son développement et son histoire, par son ambiance comme par ses traditions, il était en quelque sorte un parti établi - avec d'autres, des concurrents comme les socialistes révolutionnaires - à la direction de la classe ouvrière russe depuis des années.

Il n'y avait rien de tel au bénéfice de la IVe Internationale à la fin des années trente, et ses partis - ou, si l'on préfère, ses sections avaient donc à s'imposer de l'extérieur et à partir de rien. Certains pionniers du mouvement communiste avaient certes accompagné Trotsky sur ses affiches, mais elle allait être, pour l'essentiel, formée de militants de la dernière génération, venus des partis socialistes et communistes, exclus, marginalisés aussi par leurs soins. Les deux organisations traditionnelles auxquelles se heurtait la IVe Internationale, puissantes bien qu'en crise, étaient avant tout des appareils disposant de moyens matériels, et s'appuyant sur la routine. Trotsky allait plus loin et pensait que les deux anciennes Internationales prenaient appui sur la force d'inertie, la lassitude, le découragement, le scepticisme, sans compter le réseau des influences et des intérêts matériels. Et c'était précisément là ce qui justifiait à ses yeux l'appel à une nouvelle Internationale.

Soulignons-le, la « faillite » des partis communistes et de l'Internationale ne signifiait pas pour lui qu'ils avaient cessé d'exister. Ils avaient cessé d'être un facteur révolutionnaire, et c'était en cela qu'ils avaient fait faillite. Ils subsistaient, en tant qu'organisations, comme des obstacles sur la voie de la révolution, des obstacles qu'il faudrait surmonter. Et Trotsky, en parlant de « faillite », n'a jamais prédit leur disparition - sauf à la suite de la victoire de la révolution.

Trotsky se rendait bien compte qu'il appelait à la lutte pour construire la IVe Internationale en plein reflux, sous le signe d'une terrible défaite. C'était même là ce qui rendait son appel nécessaire et d'autant plus urgent à ses yeux. Il argumentait : l'appel pour la IIIe Internationale n'avait-il pas été lancé dès l'été 1914, au moment de l'effondrement de la IIe et de sa « faillite », avec le reniement des chefs et la reddition des troupes ? Et cet appel n'avait effectivement abouti, en pleine marée, que cinq ans plus tard, à l'appel des bolcheviks au pouvoir.

Sa correspondance démontre qu'il avait pleinement conscience des obstacles auxquels allait se heurter l'entreprise à laquelle il appelait l'avant-garde de l'avant-garde. Le principal était à ses yeux la faiblesse et le petit nombre de cadres disponibles et le rôle excessif qui lui incombait à lui, à un moment où sa santé n'était pas bonne et où sa sécurité était de plus en plus précaire. C'était la tâche qu'il tentait de résoudre en s'attachant, malgré sa. répugnance, aux « problèmes des sections », essayant de discuter avec tous et de ne pas perdre un seul militant. C'était le rassemblement, puis la trempe de ces cadres qui constituaient à ses yeux la tâche essentielle pour la construction de la IVe Internationale à partir de 1933, comme ils l'avaient été pour le parti bolchevique entre 1903 et 1914 - une dépression à laquelle il avait survécu grâce à ses cadres.

Il reste - et ce n'est pas le moins important -le problème des délais. Quand Trotsky, en 1934, traçait les perspectives de la IVe Internationale, qu'il n'appelait pas encore à proclamer, il la voyait naître de « nouveaux congrès de Tours », de la radicalisation d'ailes entières de partis socialistes ou communistes, voire de syndicats et dans les « grands événements » : grèves, soulèvements prolétariens. Ses propres partisans, les « bolcheviks-léninistes », ne devaient être à ses yeux qu'une fraction dans l'Internationale en construction. Ce schéma était cohérent, nullement extravagant. Mais dans quel délai ? Les événements de 1936 - grèves de juin en France et en Belgique, début de la guerre civile en Espagne - n'ont pas apporté aux partisans de Trotsky l'audience de masse qu'il avait espérée. Le Front populaire les a disloqués.

Quand il se décide, en 1938, à proclamer la IVe Internationale avec les seules forces de sa fraction, c'est, bien entendu, parce qu'il veut disposer, avant la guerre qui vient, de l'arme d'une organisation et d'un programme, nécessités jumelles et complémentaires. Mais apprécie-t-il correctement les délais ?

Le 18 octobre 1938, dans un discours enregistré pour ses camarades américains, il devait en effet assurer :

« Permettez-moi une prédiction ! Dans les dix années qui viennent, le programme de la IVe Internationale deviendra le guide de millions d'hommes, et des millions de révolutionnaires sauront prendre d'assaut le ciel et la terre[470]. »

Impossible de ne pas reconnaître que cette prédiction-là a été cruellement démentie et qu'il péchait au minimum par excès d'optimisme. Mais le délai n'était sans doute pas à ses yeux l'essentiel.

Pour lui, en effet, la crise ouverte par la faillite de la IIIe Internationale, moins de vingt ans après celle de la IIe, confirmait que la crise de l'humanité était bien celle de la direction révolutionnaire. A cet événement capital de l'histoire humaine que fut la victoire de Hitler, cette première avancée de la barbarie dans le XXe siècle, la défaite du prolétariat le mieux éduqué et le mieux organisé du monde entier, devait répondre une initiative sur le plan de la direction révolutionnaire : ce fut le tournant vers une nouvelle Internationale, préconisé avec quelques mois de recul. de réflexion et d'attente.

Mais pour Trotsky, la proclamation de la nécessité de l'Internationale et sa construction s'imposaient presque indépendamment de ses conséquences immédiates. Comme le geste de Liebknecht refusant en 1914 le vote au Reichstag des crédits militaires, comme la tenue de la conférence de Zimmerwald en 1915, c'était pour lui le nœud qu'il fallait faire à tout prix sur le fil de l'Histoire pour rétablir une continuité brisée, et pour qu'au pire moment de la Seconde Guerre mondiale l'humanité mourante et souffrante puisse disposer, même précaire et encore en pièces et morceaux, de l'Internationale - drapeau et programme - qu'elle n'avait pas eue de 1914 à 1918. Ni plus, ni moins.

De ce point de vue, on peut s'étonner que Trotsky ait pris le risque de se laisser aller à une prophétie. Quand il avait formulé la perspective de la IVe Internationale, il n'avait pas indiqué de délai pour sa réalisation, et son appel à la lutte pour elle signifiait seulement à ses yeux qu'il fallait continuer et, suivant le précepte qu'il aimait à répéter, se conformer à la règle morale suprême : « Fais ce que dois, advienne que pourra. »

Peut-on simplement imputer à l'optimisme révolutionnaire qui inspirait ses grandes perspectives une prédiction qui allait être cruellement démentie ? Trotsky s'attendait à la Seconde Guerre mondiale dans un délai d'un ou deux ans. Procédant par analogie avec la Première, il pensait sans doute agir prudemment, en parlant d'une dizaine d'années, alors que la révolution russe avait explosé à la troisième année de guerre et alors que l'Internationale nouvelle avait été créée cinq ans après l'ouverture des hostilités.

Imagine-t-on en outre Trotsky, attaché comme il l'était à l'enseignement de Marx et de Lénine, prenant simplement acte qu'il n'existait pas d'Internationale et passant à l'ordre du jour ?

XLVIII. « Tout recommencer »[modifier le wikicode]

Ce sont sans doute les analyses de Trotsky sur le nazisme et les perspectives mondiales ouvertes par sa victoire en Allemagne qui lui ont valu cette réputation de prophète qui explique la présence de ce terme dans plusieurs ouvrages consacrés à lui-même ou à ses disciples. Nous croyons avoir montré que, s'il a fait très souvent des prédictions qui se sont révélées correctes, et sur des questions importantes, il n'en a pas moins commis un certain nombre d'erreurs de prévision. Ces données, et la façon dont il concevait son activité intellectuelle, celle d'un militant qui tentait de faciliter l'action pour changer le monde, interdisent de lui reconnaître la qualité de prophète.[471]

Sous cet angle, il y a quelque logique chez les commentateurs de Trotsky et une certaine cohérence dans le fait que des hommes d'orientations aussi différentes que Boris Souvarine et Isaac Deutscher se soient en définitive trouvés d'accord pour déplorer que Trotsky ait cru devoir poursuivre son action militante au niveau des « groupuscules », au lieu de se consacrer à l'observation, au commentaire et... aux prophéties.

Aurait-il dû, comme finalement Marx et Engels l'avaient plus ou moins fait pendant un temps, se retirer dans le « royaume des idées » et y travailler non pas pour l'immédiat, mais pour l'avenir lointain et les générations futures ? Je pense que ce n'est pas le rôle d'un biographe que de répondre à une telle question, mais seulement de prendre acte de ce que son personnage rejetait catégoriquement une telle possibilité et qu'il a voulu rester jusqu'au bout sur le terrain du militant, y compris pendant la période de Prinkipo.

Trotsky, en tout cas, n'était pas en dehors de son siècle quand il écrivait dans son asile turc un article d'analyse intitulé « Qu'est-ce que le national-socialisme[472] » qui permet de mesurer, mieux que tout autre peut-être, en quoi Trotsky se révéla « prophète » et en quoi le prophète fut démenti par le développement historique.

Achevée le 10 juin 1933, dans les derniers jours du séjour à Prinkipo, cette étude esquisse un tableau de la réalité du national-socialisme et de ses conséquences dont aucun contemporain n'a produit l'équivalent, bien que Trotsky n'ait pas eu à l'époque la possibilité d'observer de près la vie dans les villes et les campagnes allemandes[473]

Il part des conditions générales, le développement rapide et tardif de l'impérialisme allemand, le mur dressé par la défaite de 1918 devant son expansion, le chaos de l'après-guerre qui frappe la petite bourgeoisie au même titre que le prolétariat et démolit du même coup croyances officielles et « illusions démocratiques ». Il est l'un des premiers à voir en Allemagne ce qu'Antonio Gramsci appelait en Italie « la révolte des singes », l'insurrection de la petite-bourgeoisie :

« Dans l'atmosphère chauffée à blanc par la guerre, la défaite, les réparations, l'inflation, l'occupation de la Ruhr, la crise, le besoin et la rancune, la petite-bourgeoisie se rebella contre tous les vieux partis qui l'avaient trompée[474]. »

Il saisit parfaitement les hommes qui ont levé le drapeau de cette rébellion, ce type humain fabriqué par la guerre, et explique :

« Le drapeau du national-socialisme fut brandi par des hommes issus des cadres moyens et subalternes de l'ancienne armée. Couverts de décorations, les officiers et les sous-officiers ne pouvaient admettre que leur héroïsme et leurs souffrances aient été perdus pour la patrie et surtout qu'ils ne leur donnent aucun droit particulier à la reconnaissance du pays. D'où leur haine pour la révolution et pour le prolétariat. Ils ne voulaient pas prendre leur parti du fait que les banquiers, les industriels, les ministres, les reléguaient à des postes insignifiants de comptables, d'ingénieurs, d'employés de postes et d'instituteurs. D'où leur "socialisme". Pendant les batailles de l'Yser et de Verdun, ils ont appris à risquer leur vie et celle des autres, et à parler la langue du commandement qui en impose tant aux gens de l'arrière. C'est ainsi que ces hommes sont devenus des chefs[475]. »

Parmi ces hommes, Adolf Hitler ne se distinguait « peut-être que par un tempérament plus énergique, une voix plus forte, une étroitesse d'esprit plus sûre d'elle-même. [...] On trouvait dans ce pays suffisamment de gens qui se ruinaient, qui se noyaient, qui étaient couverts de cicatrices et d'ecchymoses encore toutes fraîches. Chacun d'eux voulait frapper du poing sur la table. Hitler le faisait mieux que les autres ». Le chef nazi s'est ainsi formé, à l'écoute et à la remorque de ses auditoires enragés :

« De ses premières improvisations, l'agitateur ne conservait dans sa mémoire que ce qui rencontrait l'approbation. Ses idées politiques étaient le fruit d'une acoustique oratoire. C'est ainsi qu'il choisissait ses mots d'ordre. C'est ainsi que son programme s'étoffait. C'est ainsi que d'un matériau brut se formait un chef[476]. »

Au moment où les nazis vainqueurs dansent la joie de leur victoire autour des brasiers qui consument des livres dans les rues des villes allemandes, Trotsky poursuit :

« Les bûchers, sur lesquels brûle la littérature impie du marxisme, éclairent vivement la nature de classe du national-socialisme. Tant que les nazis agissaient en tant que parti et non en tant que pouvoir d'État. l'accès à la classe ouvrière leur était presque entièrement fermé. D'autre part, la grande bourgeoisie, même celle qui soutenait financièrement Hitler, ne les considérait pas comme son parti. La "renaissance" nationale s'appuyait entièrement sur les classes moyennes - la partie la plus arriérée de la nation, fardeau pesant de l'histoire. L'habileté politique consistait à souder l'unité de la petite-bourgeoisie par la haine contre le prolétariat. Que faut-il faire pour faire mieux ? Avant tout, écraser ceux qui sont en bas. La petite-bourgeoisie, impuissante face au grand capital, espère désormais reconquérir sa dignité sociale en écrasant les ouvriers[477]. »

Trotsky s'attache ensuite à démontrer le caractère réactionnaire, au sens littéral du terme, du national-socialisme, calqué sur les aspirations de la petite-bourgeoisie. Hostiles au développement économique comme au matérialisme, qui ont entraîné la victoire du grand capital sur le petit, les chefs du mouvement s'en prennent à ce qu'ils appellent « l'intellectualisme », par refus d'admettre qu'une pensée « soit poussée jusqu'à son terme » :

« Le petit-bourgeois a besoin d'une instance supérieure, placée au-dessus de la matière et de l'histoire, protégée de la concurrence, de l'inflation, de la crise et de la vente aux enchères. Au développement, à la pensée économique, au rationalisme - aux XXe, XIXe et XVIIIe siècles s'opposent l'idéologie nationaliste, en tant que source du principe héroïque. La nation de Hitler est l'ombre mythique de la petite-bourgeoisie elle-même. son rêve pathétique d'un royaume millénaire sur la terre[478]. »

C'est ici qu'intervient « la race », moyen d'élever la nation au-dessus de l'histoire, puisque ses qualités sont indépendantes des conditions sociales, changeant avec l'histoire. Trotsky a cette formule :

« Rejetant la "pensée économique" comme vile, le national-socialisme descend un étage plus bas : du matérialisme économique, il passe au matérialisme zoologique[479]. »

C'est avec une particulière âpreté qu'il souligne que la faiblesse insigne de la théorie de la race, particulièrement « lamentable à la lumière de l'histoire des idées », n'a pas empêché le ralliement de la science universitaire et de ce qu'il appelle « la racaille professorale ». Et de rappeler qu'Einstein a dû chercher refuge ailleurs...

« Sur le plan politique, assure-t-il, le racisme est une variété hypertrophiée et vantarde du chauvinisme associé à la phrénologie. [... ] Il a fallu l'école de l'agitation nationaliste barbare aux confins de la culture pour inspirer aux "chefs" les idées qui ont trouvé par la suite un écho dans le cœur des classes les plus barbares de l'Allemagne[480]. »

L'analyse de la politique économique du nazisme permet à Trotsky de démontrer que, selon sa formule, « le racisme, débarrassé des libertés politiques, revient au libéralisme économique par la porte de derrière[481] ». La chasse au capital usurier et bancaire permet de faire la jonction entre le racisme et la « théorie économique » : « Le pogrom devient la preuve supérieure de la supériorité raciale[482]. »

Tout le talent d'écrivain et d'analyste de Trotsky se trouve dans ce résumé du programme du national-socialisme dans sa marche au pouvoir :

« Des souvenirs sur le "temps heureux" de la libre concurrence et des légendes sur la solidité de la société divisée en états ; des espoirs de renaissance de l'empire colonial et des rêves d'économie fermée ; des phrases sur l'abandon du droit romain et le retour au droit germanique et des proclamations sur le moratoire américain ; une hostilité envieuse pour l'inégalité que symbolisent l'hôtel particulier et l'automobile et une peur animale devant l'égalité, sous l'aspect de l'ouvrier en casquette et sans col ; le déchaînement du nationalisme et sa peur devant les créanciers mondiaux... Tous les déchets de la pensée politique internationale sont venus remplir le trésor intellectuel du nouveau messianisme allemand[483]. »

Le pamphlétaire se déchaîne devant l'arrivée au premier plan de la politique, dans le sillage du fascisme, de ce qu'il appelle « les bas-fonds de la société » avec ses « réserves inépuisables d'obscurantisme, d'ignorance et de barbarie » à qui le fascisme a donné un drapeau. Il conclut sur ce point :

« Tout ce qu'un développement sans obstacle de la société aurait dû rejeter de l'organisme national sous la forme d'excréments de la culture est maintenant vomi : la civilisation capitaliste vomit une barbarie non digérée. Telle est la physiologie du national-socialisme[484]. »

Les quelques mois de pouvoir du nazisme ont cependant révélé selon lui, de façon indiscutable, que le fascisme au pouvoir « n'est rien moins que le gouvernement de la petite-bourgeoisie », qu'il est au contraire « la dictature la plus impitoyable du capitalisme monopoliste ». C'est là-dessus qu'il conclut :

« La concentration forcée de tous les forces et moyens du peuple dans l'intérêt de l'impérialisme, qui est la véritable mission historique de la dictature fasciste, implique la préparation de la guerre ; ce but, à son tour, ne tolère aucune résistance intérieure et conduit à une concentration mécanique ultérieure du pouvoir. Il est impossible de réformer le fascisme ou de lui donner son congé. On ne peut que le renverser. L'orbite politique du régime nazi bute contre l'alternative : la guerre ou la révolution[485] ? »

Le 2 novembre, dans un post-scriptum, il complète le texte daté du 10 juin :

« Le temps nécessaire à l'armement de l'Allemagne détermine le délai qui sépare d'une nouvelle catastrophe européenne. Il ne s'agit pas de mois, ni de décennies. Quelques années suffisent pour que l'Europe se retrouve de nouveau plongée dans la guerre[486]… »

A qui n'a jamais été tenté de qualifier Trotsky de « prophète », il paraît surprenant qu'il ne lui ait pas été donné acte de cette prophétie sur un point, particulier certes, mais intéressant l'ensemble de l'humanité, et même un peu scandaleux que des commentateurs s'empressent de démontrer qu'il s'est trompé en prévoyant la révolution, alors que s'est malheureusement réalisée la possibilité qu'il lui opposait dans l'alternative historique : la Seconde Guerre mondiale.

Sans doute est-ce à ce moment de la réflexion qu'il importe de se souvenir de la formule de Spinoza, si souvent citée par Trotsky : « Ni rire ni pleurer, mais comprendre. »

Il ne nous paraît pas en effet que ce soit un hasard si, de même que l'historiographie passe sous silence la « révolution manquée » d'Allemagne en 1923, sans même en discuter, elle est non moins avare d'éléments sur l'analyse et les perspectives du nazisme par Trotsky.

Des auteurs comme Kater, Hamilton, Turner, présentés aujourd'hui aux Etats-Unis comme les rénovateurs de l'histoire du nazisme, polémiquent pendant des pages contre une interprétation du nazisme qu'ils baptisent « marxiste » et qui est en réalité une conception mécaniste du national-socialisme manipulé par le Grand Capital et instrument docile de sa politique[487]. Mais les mêmes auteurs ne daignent pas accorder une mention à la seule analyse contemporaine qui ait survécu au temps et qui survivra même à leurs découvertes !

Laissons de côté les auteurs, universitaires ou non, qui, écrivant avant l'ère Gorbatchev, n'osent pas dépasser l'horizon d'alors des censeurs de Moscou. Mais que penser de ce spécialiste de qualité qui, dans un ouvrage consacré aux interprétations du nazisme, explique que Trotsky « n'envisage le fascisme allemand que comme exemple typique des erreurs des staliniens, dont la plus grave à ses yeux est la sous-estimation de l'adversaire[488] » ? Comment interpréter cette unique allusion à Trotsky, dans un ouvrage qui affirme par-dessus le marché que Daniel Guérin, disciple de Trotsky (sic), "reprit et amplifia" ses remarques[489] ? La censure décidée en ces années lointaines par Joseph Staline continue à exercer aujourd'hui ses effets sur des hommes qui n'en ont même pas conscience et s'en défendront en toute bonne foi. Mais qu'ont-ils lu, et comment ?

On pourrait faire les mêmes remarques à propos du bloc des oppositions de 1932 que d'autres chercheurs ont aperçu sans le reconnaître, faute d'un outil chronologique suffisant ou du fait de préjugés solides et d'idées préconçues. Comment expliquer la difficulté à donner à cette découverte la publicité qu'elle méritait ? Le premier écho à l'article de 1980 où je mentionnais le bloc et reproduisais les documents qui l'attestent[490] est de l'Américain Arch J. Getty et date de 1985[491].

L'affaire du bloc des oppositions a déjà commencé pourtant à commander une révision des histoires classiques de la Russie soviétique. Elle modifie passablement en effet l'image pathologique de Staline comme clé du développement et nous ramène aux difficultés économiques, aux conflits sociaux et politiques, à la lutte pour le pouvoir, au lieu de la seule soif de sang du « tyran ». Et cela n'enlève rien à la paranoïa du dictateur telle qu'il l'a manifestée à travers la sauvagerie de la répression qu'il a déchaînée contre son propre peuple, méritant ainsi la comparaison que fait Trotsky avec Néron.

Ces réflexions ramènent irrésistiblement au thème formulé pour la première fois sous forme de critique voilée par Boris Souvarine dans sa correspondance avec Trotsky en 1929 et reprise plus ou moins consciemment par nombre d'auteurs. Il écrivait en effet le 8 juin 1929 :

« Savoir attendre est aussi nécessaire que pouvoir combattre et il est même possible de se taire sans perdre la faculté d'agir, comme on peut se donner l'illusion de l'action en s'épuisant en paroles[492]. »

Vingt ans après ces affirmations de Souvarine, Deutscher assurait que « la force durable » de Trotsky se trouvait désormais dans « le royaume des idées théoriques » et que « sa passion de l'action était maintenant sa faiblesse[493] ».

De telles formulations sont acceptables pour des couches et milieux divers, même quand elles ne correspondent pas à la vérité historique. La volonté de « marginaliser » Trotsky était celle de forces sociales et politiques dont l'appareil stalinien n'était que la plus visible. Et leur pression était suffisante pour convaincre bien des auteurs. Le conservatisme d'écrivains qui se répètent les uns les autres, le souci de n'être pas étiqueté comme « trotskyste » par les critiques et dans les comptes rendus, celui d'avoir accès au « grand public » et aux gros tirages, la paresse intellectuelle - s'agit-il seulement de cela ?

On approcherait certainement d'une réponse juste en étudiant avec attention les opinions exprimées au cours de ces années au sujet de Trotsky par quelques-uns des représentants les plus autorisés des classes dirigeantes de la vieille Europe. Aucun auteur n'a, par exemple, manifesté contre Trotsky plus de haine ou de mauvaise foi, accumulé d'injures plus venimeuses et d'accusations plus basses que Winston Churchill, lequel n'a jamais dissimulé ses préférences en matière de « choix de société » et de maintien de « l'ordre impérial », et n'avait pas l'habitude d'être fair play avec ses ennemis de classe.

Les âmes conformistes seraient-elles choquées que j'écrive ici qu'au fond Churchill, Staline et Hitler coïncidaient dans leur haine de Trotsky et leur désir de le réduire à l'impuissance ? On peut leur concéder que chacun l'a fait à sa manière. Il reste que les grands du monde, devenu « planète sans visa » pour l'illustre exilé, ont pesé de toute leur influence pour donner de lui une appréciation qu'il ne faudrait surtout pas confondre avec le jugement de l'Histoire. Et qu'un Trotsky qui aurait accepté de se taire et d'attendre, pour se réfugier dans le royaume des idées, n'aurait plus été Trotsky.

* * *

Que signifie pour Trotsky en juillet 1933 son départ pour la France, l'un des pays qu'il chérit le plus ? Le visa obtenu grâce à Parijanine et Guernut est sans doute une magnifique et excellente surprise qui explique partiellement l'allégresse relevée dans le ton de l'article écrit sur le bateau, malgré la souffrance que lui vaut un lumbago très douloureux.

Les pages de son Journal qui traitent du départ de Prinkipo laissent percer une pointe de regret très humaine. Mais Trotsky n'a pas attendu vingt-quatre heures pour organiser son départ. Le gouvernement français ne lui a finalement posé aucune condition d'ordre géographique pour sa résidence, et il a notamment abandonné la solution un instant envisagée de lui accorder l'asile... en Corse. Pour l'exilé, cela signifie la possibilité de jouir d'une grande liberté de mouvement.

Bien entendu, cela veut dire aussi qu'il lui faudra prendre toutes les précautions nécessaires pour se protéger de la surveillance et des attentions du G.P.U. Mais il pense avoir enfin la possibilité de rencontrer des camarades, connus ou inconnus, jeunes ou vieux, et de participer directement à la tâche qu'il vient de déterminer, la préparation de la IVe Internationale, à laquelle, évidemment, sa contribution personnelle peut être tout à fait décisive du fait du prestige qu'il a conservé aux yeux de tant de militants. Du séjour en France, il attend donc la possibilité d'agir autrement que par sa plume et c'est sans doute à ses yeux un acquis extrêmement important.

Le passeport dont il est muni indique qu'il exerce la profession d'écrivain. C'est en tout cas de ses droits d'auteur qu'il tire ses revenus depuis son exil. Le grand élan qui l'a conduit à écrire coup sur coup Ma Vie et l'Histoire de la Révolution russe s'est momentanément interrompu. A la fin de 1932 et au début de 1933, il a différents projets : un travail sur la situation économique mondiale, un ouvrage qu'il voudrait appeler Le Roman d'une amitié, sur les relations entre Marx et Engels, une Histoire de l'Armée rouge devenue ensuite un projet d'Histoire de la Guerre civile. Il a préparé des dossiers, mais encore rien engagé sérieusement.

En d'autres temps, le voyage vers la côte française de la Méditerranée aurait été une véritable fête, et l'un de ses premiers soucis aurait été de rencontrer les Rosmer. Ce n'est plus possible désormais : le silence s'est installé entre eux, même si Marguerite a écrit une lettre affectueuse - restée sans réponse - après la mort de Zina. En France cependant, il y a Ljova, qu'il a revu en novembre, dans le train, en traversant ce pays au cours du voyage de retour de Copenhague, après une longue séparation de plus de vingt-deux mois. La perspective de retrouver, comme il dit, l'un des siens, l'emplit de joie. Il va retrouver aussi les hommes et les femmes qui lui ont rendu visite à Prinkipo : Pierre et Denise Naville, Gérard Rosenthal, Raymond Molinier, Pierre Frank, ceux aussi, moins familiers, qu'il a connus à Copenhague. Il va rejoindre Jan Frankel et Otto Schüssler, tous deux réfugiés en France, après un bref séjour clandestin en Allemagne nazie. Il pense aussi qu'il va être amené à rencontrer quelques-unes de ses connaissances de l'époque des congrès de l'Internationale communiste, que ses camarades fréquentent dans le cadre des perspectives de regroupement, parmi lesquelles, Jakob Walcher, son informateur de 1923, Sneevliet, qu'il a combattu sous le nom de Maring, à propos de l'entrée du P.C. chinois dans le Guomindang, un des deux hommes qu'il tutoie, l'autre étant Rakovsky. Il va connaître, pour la première fois, nombre de ses correspondants, militants, mais aussi écrivains et journalistes. Il se déplace avec ses collaborateurs, Van, Rudolf Klement, Sara Weber qui tous, dans un premier temps, resteront autour de lui.

Nous l'avons relevé, l'homme qui quitte Prinkipo n'est plus tout à fait celui qui y est arrivé quatre années auparavant. La mort de Zina, après celle de Nina, lui a porté un coup d'autant plus rude qu'il ne peut pas ne pas mesurer sa propre responsabilité dans cette tragédie. Il porte aussi sur ses épaules la tragédie allemande, l'horreur des récits qui lui parviennent sur les violences et la brutalité des S.A., les tortures infligées aux militants... La séparation d'avec sa famille et ses amis d'Union soviétique pèse d'un poids particulièrement lourd. Son angoisse s'exprime à travers les revendications réitérées qu'il présente pour avoir des nouvelles de Rakovsky. Khristian Georgévitch a disparu de Barnaoul, et son beau-fils, le docteur Codreanu, qui poursuit ses études à Paris, n'a plus aucune nouvelle de lui. Des informations d'origines diverses assurent qu'il aurait été transféré à Moscou et hospitalisé. Une source oppositionnelle parle de sa mort ; on murmurera ensuite qu'il a tenté de s'évader par la Chine, a été repris et blessé. Les autorités soviétiques lâchent qu'il exerce la médecine en Yakoutie. Au mois de mai, lors d'une escale, à Istanbul, du Jean Jaurès où Maxime Gorky se repose, Trotsky envoie Van et Pierre Frank à bord du bateau pour réclamer des nouvelles de son ami. Le fils de Gorky les reçoit poliment, assure que son père ne sait rien[494]. Personne ne saura - ou tout au moins ne dira - la vérité sur cet épisode de la vie de Rakovsky, que Trotsky mentionne à l'époque aussi souvent que possible.

Trotsky a maintenant cinquante-quatre ans. Il se plaint de vieillir, de perdre le sommeil et d'avoir besoin de somnifères. Il souffre tout particulièrement de perdre la mémoire des visages connus. Il va écrire à Natalia cette phrase déchirante :

« La jeunesse s'est enfuie depuis longtemps... mais j'ai remarqué soudain que le souvenir même que j'en avais s'est enfui, le souvenir vivant des visages[495]… »

Il sait que les années de persécution pèsent sur son système nerveux et sa mémoire. Mais il s'en console :

« En même temps, je ne me sens ni fatigué ni affaibli mentalement. Certes le cerveau est devenu parcimonieux, économe ; et il écarte le passé pour venir à bout des nouvelles tâches[496]… »

Pourtant, bientôt, le médecin - un bon camarade venu de Tchécoslovaquie le docteur Breth, oncle de Kopp - va lui conseiller « une manière de vie plus tranquille », la réduction des entretiens, des rendez-vous. Il se demande si le sentiment de vieillesse qu'il éprouve est « définitif » ou temporaire, s'il connaîtra une remontée... jusqu'à un certain point, s'empresse-t-il d'ajouter. Il a parfois le sentiment, au milieu des jeunes qui l'entourent, d'être vraiment « le Vieux » comme ils disent, « sans amertume, plutôt avec une certaine chaleur, légèrement mêlée de tristesse[497] ».

C'est à l'occasion d'une absence de Natalia Ivanovna peu après son arrivée en France, que nous avons eu connaissance de ces confidences et des angoisses secrètes qu'elles trahissent. Pour les autres, qu'il soit malade ou bien portant, L.D. est toujours le devoir incarné du combattant révolutionnaire, sans phrases ni emphase. Un cheminot français, qui le rencontre, raconte :

« Il nous développa sa conception du nouveau parti et de la IVe Internationale. Je lui posai la question :

- « En somme, vous proposez de tout recommencer ?

- C'est cela même », répondit-il. »

C'était bien simple: « Tout recommencer[498]. »

  1. Il n'y a pas de travail d'ensemble consacré au séjour de Trotsky à Prinkipo. On trouvera le cadre de ce séjour dans le livre de Jean van Heijenoort, Sept ans auprès de Trotsky. De Prinkipo à Coyoacán. Voir également le tome III d'Isaac Deutscher, Le Prophète Hors-la-loi, P. Naville, Trotsky vivant et G. Rosenthal, Avocat de Trotsky.
  2. M.V., III, p. 139.
  3. Die Rote Fahne, 31 octobre 1931.
  4. The Legacy of Alexander Orlov, Washington, 1973.
  5. Archives Hoover. Fonds Nicolaievsky, N 228, B 17, rapports Tastevin et Roches.
  6. Jean van Heijenoort, Sept ans auprès de Trotsky, Paris, 1978, p. 26.
  7. Ibidem p. 30.
  8. Deutscher, op. cit., III, p. 23.
  9. Ibidem.
  10. Rosenfeld à Trotsky, février-mars 1929, A. H., 4307 à 4310.
  11. Trotsky à Rosenfeld, avril 1929, A. H., 9807.
  12. Trotsky à Löbe, A. H., 8929.
  13. Article du 22 avril 1929, A.H. T 3193.
  14. Ibidem.
  15. Cités par Deutscher, op. cit., III, pp. 41-42.
  16. Trotsky à B. Webb, 2 juin 1929, A. H, 10791.
  17. Trotsky à Snowden, 14 juin 1929, A. H. 10424.
  18. Trotsky à Snowden, 14 juin 1929, A. H. 10424.
  19. Trotsky à Paton, 21 juin 1929, A. H., 9464.
  20. 11 juin 1929, A. H ., 3205.
  21. Colin Holmes, « Trotsky and Britain. The Closed File », Bulletin of Society for style="font-size: 8pt;" the Study of Labour History style="font-size: 8pt;" , t. 39, p. 35.
  22. Ibidem, p. 36.
  23. Trotsky à Daily Herald, 15 juillet 1929, T 3216.
  24. Deutscher, op. cit., III, p. 437, n. 2
  25. Holmes, op. cit., p. 36.
  26. Montagu à Trotsky, 26 juillet 1929, A. H. 3381.
  27. W. Churchill, extraits de Great Contemporaries, pp. 37, 51, 78, 88, Cahiers Léon Trotsky, n° 12, décembre 1982..
  28. Orthographié curieusement Chekh par I. Deutscher.
  29. Deutscher assure, III, p. 39 que « Trotsky ne songea même pas à faire une demande de visa pour les Etats-Unis. » !
  30. M. V .. III, p. 337.
  31. Jean van Heijenoort, Sept ans ... (ci-après, Van, op. cit.), pp. 20-21.
  32. Sara Weber, « Souvenirs sur Trotsky » Cahiers Léon Trotsky, n° 5, janvier 1980, style="font-size: 8pt;" pp. 40-44.
  33. Ibidem p. 41.
  34. Ibidem.
  35. G. Rosenthal, Avocat de Trotsky, Paris, 1975, p. 75.
  36. S. Weber, op. cit. p. 41.
  37. Van, op. cit., p. 38.
  38. Ibidem, pp. 38-39.
  39. Œuvres, l, p. 265.
  40. Van, op. cit., p. 23.
  41. Œuvres, l, pp. 267-268.
  42. S. Weber, op. cit., p. 42.
  43. Van, op. cit., p. 49.
  44. Trotsky à Sedov, 19 avriI1932, A.H.F.N.
  45. « Alain Calvié présente la correspondance Trotsky-Glowna en 1932 », Cahiers style="font-size: 8pt;" Léon Trotsky style="font-size: 8pt;" , n° 22, juin 1985, pp. 75-109.
  46. Van, op. cit., p. 29.
  47. Ibidem, pp. 38-39.
  48. Eastman, Love and Revolution, p. 562.
  49. Ibidem, pp. 562-563.
  50. Deutscher. op. cit., III, pp. 34-35.
  51. Trotsky, Œuvres, l, p. 270.
  52. Il n'y a pas de source principale pour ce chapitre qui repose sur les témoignages, publiés ou inédits et sur les archives de Harvard et Stanford. La correspondance de Trotsky avec Sedov (Harvard et Amsterdam comme Hoover) donne des renseignements pour la période d'après 1931.
  53. M.V., III, p. 321.
  54. Cf. chapitre LVI.
  55. Solntsev réussit à placer des textes dans la Neue Freie Presse de Vienne et le New Yorker Volkszeitung.
  56. Témoignage de Harry Wicks.
  57. P. Broué « Un Capitulard à Paris: l'affaire Kharine », Cahiers Léon Trotsky, n° 7/8, pp. 29-35.
  58. « Nina Vorovskaia », mars 1931, A. H ., T 3368.
  59. On ne peut se reporter pour les Rosmer au livre de Christian Gras, Alfred Rosmer et le Mouvement révolutionnaire international, Paris, 1971.
  60. Témoignage de Jiri Kopp.
  61. Témoignage de J. Kopp.
  62. Trotsky à Paz, 20 avril 1929, A. H., 3771.
  63. Van, op. cit., p. 42.
  64. Voir le témoignage de Pierre Naville dans Trotsky vivant, Paris, 1979 et GérardRosenthal,op. cit.
  65. Deutscher, op. cit., III, p. 93, n. 1.
  66. Rosenthal, op. cit., pp. 102-103.
  67. Wang Fan-hsi, Memoirs of a Chinese Revolutionary, Londres, 1980, p. 140.
  68. Œuvres, 11, p. 97.
  69. Lettre en U.R.S.S., 1929,. A. H., 15696.
  70. Bulletin communiste, n° 32-33, 1929.
  71. Cr. n. 6.
  72. Van, op. cit., p. 143.
  73. Au moment de la rédaction, nous avions une photocopie de cette thèse non paginée et sans titres. Depuis, nous avons reçu l'ouvrage imprimé: Hans Schafranck, Das Kurze Leben der Kurt Landau.
  74. Van, p. 140.
  75. Les principaux textes de Trotsky pour cette période sont réunis dans Challenge of the Left Opposition 1928-1929, New York, 1981. Ils ont commencé à être publiés dans Œuvres, 2° série, t. I & II.
  76. Staline, « Le groupe Boukharine et la déviation de droite », Sotch., XI, p. 319.
  77. Ibidem, XII, pp. 3,7,90-91.
  78. Ibidem, XII, pp. 3,4.
  79. Staline, « La déviation de droite dans le P.C.U.S. » Les problèmes du léninisme,
  80. V.K.P. (b) v rezoljiucitsiakh, pp. 614, 615. 619.
  81. Rakovsky.« Projet de déclaration ». mars-avril 1929. A. H., 17114, traduction française dans Cahiers Léon Trotsky, n° 8/9. 1981, pp. 55-61.
  82. Radek, cité dans B. O. n° 6, octobre 1929, p. 25, Cahiers Léon Trotsky, n° 7/8, 1981. p. 62.
  83. Ibidem.
  84. Pravda. 9 juin 1929.
  85. Préobrajensky, « A tous les Camarades de l'Opposition », 5 avril 1929. A. H., 15264.
  86. C.L.T. 7/8, op. cit. p. 63.
  87. Ibidem.
  88. 14 Ibidem
  89. Ibidem.
  90. Lettre en U.R.S.S., 22 mai 1929. A. H., T 3199.
  91. « Radek et l'Opposition », 26 mai 1929. A. H.,., T 3200.
  92. « Tenir, tenir, tenir », 14juin 1929, A. H., T 3207.
  93. Pravda, 13 juillet 1929 et Cahiers Léon Trotsky. N° 6. pp. 76-77.
  94. « Un Document misérable »,27 juillet 1929, A. H., T 3218.
  95. Lev Kupelev, No Jail for Thought, Londres, 1977, pp. 108-109, cité par Pravda, 20 septembre 1928.
  96. Solntsev à Rakovsky, Cahiers Léon Trotsky, n° 7/8, 1981, p. 65.
  97. Ibidem, p. 67.
  98. Rakovsky. « Thèses », A. H., 17117, Cahiers Léon Trotsky, Ibidem, pp. 78-85.
  99. Ibidem, p. 85.
  100. Ibidem.
  101. Trotsky, Lettre en U.R.S.S, 24 août 1929, A. H., T 3224.
  102. Trotsky, Lettre aux signataires de la déclaration, 25 septembre 1929, A. H., 3239.
  103. Trotsky, Lettre sur la Déclaration, 25 septembre 1929, A. H., T 3238.
  104. Trotsky, « La Psychologie de la Capitulation », septembre 1929, A. H., T 3227.
  105. La déclaration d'I.N. Smirnov, égaiement signée de M.S. Bogouslavsky, et datée du 27 octobre, a paru dans la Pravda du 3 novembre 1929.
  106. « Socialisme dans un seul pays et prostration idéologique », novembre 1929, A. H., T 3249.
  107. « Iakov Blumkine fusillé par les staliniens », Biulleten Oppositsii, n° 9, février- mars 1930, pp. 9-11.
  108. Orlov, I was Stalin's agent, p, 79.
  109. V. Serge, M.R., p. 279.
  110. V. Serge, Destin d'une Révolution, pp. 116-117.
  111. L'information sur l'arrestation de Dukis et sa capitulation est donnée par le Sotsialistitcheskii Vestnik, n° 14, 1929, qui le nomme « Dukes », une erreur évidente.
  112. Le travail essentiel pour ce chapitre est la thèse de Damien Durand, La Naissance de l'Opposition de gauche internationale de l'exil de Trotsky à la première conférence (fevrier 1929 - Avril 1930), 2 vol., Grenoble, 1974. Elle a été publiée sous une forme condensée par les Cahiers Léon Trotsky (n° 33 & 34, 1988) et va être éditée sous le titre Opposant à Staline. Nous renvoyons ici à la thèse dactylographiée.
  113. Ruth Fischer, Stalin… pp. 604-605.
  114. P. Broué, « La Gauche allemande et l'Opposition russe », Cahiers Léon Trotsky, n° 22. septembre 1985. pp. 4-25.
  115. Solntsev à Trotsky, 8 novembre 1928, A. H.,T 2870.
  116. Rüdiger Zimmermann, Der Leninbund: linke Kommunisten in der Weimarer Republik, Düsseldorf. 1978.
  117. D. Durand. op. cit . pp. 58-59.
  118. P. Broué. « La Gauche », pp. 13-14 et « Rako » Cahiers Léon Trotsky, n° 18, p. 10.
  119. Durand, op. cit., pp. 62-65.
  120. Ibidem. p. 79.
  121. Ibidem.
  122. Ibidem.
  123. Ibidem, p. 12.
  124. Ibidem, pp. 79-80.
  125. Ibidem, p. 66.
  126. Ibidem. p. 103. n° 53.
  127. Wang Fanghsi, op. cit. pp. 68-104.
  128. Max Eastman. Love.... pp. 510-512.
  129. Durand. N.O.G., pp. 81-84.
  130. Trotsky « A Propos des différents groupements de l'Opposition communiste », 31 mars 1929, A.H., T 3188. traduction française dans Le Mouvement communiste en France. Paris. 1971, pp. 317-321.
  131. Appel du 10 juin 1929. A.H., 16537 ; Durand. op. cit., pp. 146-147.
  132. Trotsky au Leninbund, 15 juin 1929. A.H., 1910.
  133. Trotsky, « Le Conflit sino-soviétique ». 27 juillet 1929, A.H., T 3217.
  134. H.P. (Heinz Pächter), Die fahne der Kommunismus, n°26, 19 juillet 1929.
  135. Contre le Courant. N° 35, 28 juillet 1929.
  136. Van Overstaeten (4 août 1920), ibidem, n° 36-37, 21 septembre 1929.
  137. Louzon, « L'héritage du tsar ou de Lénine ? », Révolution prolétarienne, 1er août 1929.
  138. Rosmer à Trotsky, A.H., 4372 (Correspondance Trotsky/Rosmer. pp. 34-37).
  139. Rosmer à Trotsky. A.H.,. 4374 (ibidem, pp. 40-44).
  140. Frank à Landau, 14 août 1929. A.H., 11959.
  141. Durand, N.O.G.. I. p. 164.
  142. Souvarine à Trotsky. op. cit., pp. 158-208.
  143. P. Broué. « Un Capitulard à Paris: l'affaire Kharine »., Cahiers Léon Trotsky. n° 7/8, 1981. pp. 29-34.
  144. Paz à Trotsky, 25 juin 1929, A.H., 3781.
  145. Durand, op. cit., pp. 187-188.
  146. Grylewiez et Joko, Die Fahne des Kommunismus. n° 38, 18 octobre 1929.
  147. N. « Sur la Déclaration de l'Opposition », Die Fahne des Kommunismus, ibidem.
  148. Lettre du Leninbund, A.H., 14168.
  149. Trotsky au Leninbund, 6 février 1930, A.H., T 3293.
  150. Durand. op. cit., p. 365.
  151. Ibidem. pp. 366-367.
  152. Ibidem, p. 369.
  153. Ibidem. p. 370-373.
  154. P. Broué « Le Mouvement trotskyste en Amérique latine jusqu'en 1940 » Cahiers Léon Trotsky, n° 15. septembre 1983, p. 23.
  155. Durand. op. cit., p. 376.
  156. Ibidem, pp. 376-377.
  157. Ibidem, p. 378.
  158. Wang, op. cit., pp. 132-139.
  159. D. Durand « Naissance de l'Opposition de gauche chinoise ». Cahiers Léon Trotsky. n° 15, septembre 1983. p. 23.
  160. Lee Feigon, Chen Duxiu, Princeton, 1983.
  161. Durand, op. cit., pp. 436-466.
  162. Durand, op. cit., pp. 437-440.
  163. Shachtman à Minorité Leninbund. 21 mars 1930, A.H., 15421.
  164. Durand, op. cit., pp. 456-457.
  165. Markine (Sedov) à Leninbund, 24 février 1930, Volkswille, 1er mars 1930.
  166. Procès-verbal de la conférence d'unification, 30 mars 1930, A.H., 16207.
  167. 56 Ibidem.
  168. Durand, op. cit., p. 481.
  169. Ibidem, pp. 482-483.
  170. Ibidem, p. 486.
  171. Trotsky « Un grand Pas en Avant », Biulleten Oppositsii, n° 11, mars 1930, pp. 1-3.
  172. Trotsky à Shachtman, 16 avril 1930, A.H., 10279.
  173. Durand, op. cit., p. 501.
  174. Ibidem, p. 509.
  175. « Déclaration », 13 avril 1930. A.H., 17118. traduction française dans Cahiers Léon Trotsky, n° 6, 1980. pp. 90-103.
  176. Ibidem, p. 96-97.
  177. Ibidem. p. 97.
  178. V.B. Eltsine à Sedov. 11 juin 1930, A.H., 836.
  179. B. Souvarine à Trotsky, op. cit., pp. 158-208.
  180. Ibidem, p. 169.
  181. Ibidem, p. 205.
  182. Ibidem. p. 208.
  183. Ibidem, p. 207.
  184. Souvarine, op. cit., p. 204.
  185. Ce chapitre repose évidemment sur les deux œuvres historiques rédigées par Trotsky à Prinkipo, Ma Vie et l'Histoire de la Révolution russe. On peut y ajouter le chapitre du vol. III de Deutscher intitulé Le Révolutionnaire historien, Baruch Knei-Paz, The Social and Political Thought of Leon Trotsky. Oxford, 1978. et Peter Beilharz, « Trotsky as Historian », Historical Workshop Journal. n° 20. 1985, pp. 36-55.
  186. Edmund Wilson, « Trotsky », The New Republic. 4 janvier 1933.
  187. 1905 . p. 43.
  188. Trotsky à Sokolovskaia, mai 1928, A.H., T 1494.
  189. M.V., I. p. 13.
  190. Ibidem. p. 14.
  191. Trotsky à A.K. Kliatchko, 1er juin 1929, A.H. 8675.
  192. Deutscher, op. cit., III, p. 305.
  193. F. Mauriac, Mémoires intérieurs, p. 196.
  194. E. Wilson, « Trotsky » (2e partie), The New Republic, 11 janvier 1933, pp. 237-238.
  195. Histoire de la Révolution russe (ci-après H.R.R.), I, p. 8.
  196. Ibidem, pp. 8-10.
  197. Ibidem, p. 13.
  198. Ibidem.
  199. B. Knei-Paz, op. cit., p. 500.
  200. Ibidem.
  201. H.R.R., I. p. 21.
  202. Ibidem, I, p. 84.
  203. Ibidem, pp. 84-85.
  204. Ibidem, p. 85.
  205. H.R.R ., I, pp. 85-86.
  206. Ibidem, p. 297.
  207. Ibidem, p. 298.
  208. Ibidem, pp. 299-300.
  209. Ibidem, p. 303.
  210. Ibidem, III, p. 101.
  211. Knei-Paz, op. cit., pp. 500-501.
  212. H. R. R., III. p. 11.
  213. Ibidem, p. 12.
  214. Ibidem, p. 13.
  215. Deutscher, op. cit., III, pp. 18-19.
  216. H.R.R., I, p. 275.
  217. Deutscher, op. cit., III, p. 319.
  218. Knei-Paz, op. cit., p. 501.
  219. Peter Beilharz, « Trotsky as Historian », Historical Workshop Journal. n° 20, 1985, pp. 36-55.
  220. Ibidem, p. 39.
  221. Ibidem, p. 40.
  222. Ibidem.
  223. Ibidem, p. 51.
  224. Beilharz, op. cit., p. 39.
  225. H.R.R., III, p. 101.
  226. Pfemfert à Trotsky, 8 avril 1929, A.H., 39R6.
  227. Trotsky à Schumann, 8 mai 1929, A.H., 10081.
  228. Schumann à Trotsky, 16 mai 1929, A.H., 4748.
  229. Trotsky à Schumann, 5 juin 1929, 10084.
  230. On trouve un récit complet de l' « affaire Parijanine », dans Gérard Rosenthal, Avocat de Trotsky, chap. 9, « Un Procès littéraire », pp. 105-116.
  231. Ces études inachevées se trouvent sous le titre « Diplomaty », A.H., 3488 à 3492.
  232. Deutscher, op. cit., III, p. 51.
  233. Publiée dans Contre le Courant, 6 mai 1929.
  234. Outre le travail déjà cité de D. Durand pour la période qui va jusqu'à la conférence d'avril 1930, on doit se reporter ici à deux autres thèses portant sur l'Allemagne, Wolfgang Alles, Zur Politik und Geschichte der deutschen Trotzkisten ab 1930. Mannheim, 1978, et Maurice Stobnicer, Le Mouvement trotskyste allemand sous la république de Weimar. Paris, Vincennes, 1980. Préparé par moi, avec l'aide de Gérard Roche, le Léon Trotsky. Alfred et Marguerite Rosmer. Correspondance 1929-1939, Paris, 1982, apporte des documents essentiels pour « la crise française » notamment.
  235. Correspondance Trotsky-Sedov 1931-1938, en préparation sur la base des archives de Harvard, Hoover et Amsterdam, passim.
  236. Durand, op. cit., pp. 313-315.
  237. Ibidem, pp. 315-321.
  238. Neumann à Trotsky, 21 septembre 1929, A.H., 3930.
  239. Joko à Trotsky, 18 octobre 1929, A.H., 2091.
  240. Ibidem, 18 octobre 1929, A.H., 2053.
  241. Frank à Landau, 13 août 1929, A.H., 11959.
  242. Durand, op. cit., p. 320.
  243. Résolution du 30 décembre 1929, A.H., 14726.
  244. Landau à Trotsky, 7 janvier 1930, A.H., A.H., 2561.
  245. Weil à Trotsky, 7 janvier 1930, A.H., 5238.
  246. Durand, op. cit., pp. 444-449.
  247. Shachtman à Trotsky, 3 avril 1930, A.H., 5034.
  248. Procès-verbal de la conférence, 30 mars 1930, A.H., 16207.
  249. Ibidem.
  250. Shachtman à Trotsky, 3 avril 1930, A.H., 5034.
  251. Ibidem.
  252. Un bon résumé de cette crise se trouve dans Gérard Roche, « La Rupture de 1930 entre Trotsky et Rosmer, "affaire Molinier" ou divergences politiques ? », Cahiers Léon Trotsky, n° 9, janvier 1982, pp. 9-20.
  253. Ibidem, pp. 9-10.
  254. Ibidem, pp. 10-11.
  255. Ibidem, p. 12.
  256. Van, op. cit., p 46.
  257. Roche, op. cit., p. 13.
  258. Trotsky à Rosmer, 26 juin 1930, A.H., 9867.
  259. Roche, op. cit., p. 13.
  260. Ibidem, p. 14.
  261. Rosmer à Trotsky, 24 juin 1930, A.H., 4412.
  262. Ibidem.
  263. Trotsky à Rosmer, 26 juin 1930, A.H., 4412.
  264. Marguerite Rosmer à Trotsky, 27 juin 1930, A.H., 4480.
  265. Rosmer à Trotsky, 2juillet 1930, A.H., 4415.
  266. Naville à Trotsky, 20 juillet 1930, A.H., 3500.
  267. P. Broué, Note dans la correspondance Trotsky/Rosmer, p. 169, n. 1.
  268. G. Roche, op. cit., pp. 15-16.
  269. M. Rosmer à Trotsky, 27 septembre 1930, A.H., 4482.
  270. Molinier à Sedov, 9 janvier 1930, A.H., 12802.
  271. Melev, déclaration, 1er juin 1931, A.H., 15030.
  272. P. Broué, Correspondance, n. 2, p. 177.
  273. Trotsky, « Mill agent stalinien », Biulleten Oppositsii, n° 31, décembre 1932, p.28.
  274. J. Frank, La Banqueroute du Trotskysme, Die rote Fahne (Vienne), 26 janvier 1931.
  275. Keller, Gegen den Strom, Vienne, 1978, p. 108.
  276. M. Stobnicer, Le Mouvement trotskyste allemand sous la République de Weimar, Paris VIII, thèse, 1980, p. 142.
  277. Trotsky, « Problèmes de la section allemande », 31 janvier 1931, Bulletin international, n° 5, mars 1931.
  278. Ibidem, p. 46.
  279. Ibidem.
  280. Trotsky, « La Crise de l'Opposition allemande » (17 février 1931), Bulletin international, n° 6, p. 9 sq.
  281. Landau (non signé), « Courants centristes., Der Kommunist. février 1931.
  282. Melev, cf. n. 32.
  283. Correspondance, passim.
  284. Témoignage d'E.H. Ackerknecht.
  285. Mitteilungsblatt der R.L., 1er janvier 1933, à propos de l'article de Die Permanente Revolution, 2e semaine décembre 1932, à propos de l'ingénieur Campbell.
  286. Trotsky au secrétariat international, 4 janvier 1931, A.H., 4979.
  287. Ibidem.
  288. Die Permanente Revolution. 3e semaine janvier 1933, faux numéro réalisé par R.Well.
  289. On trouvera les principaux textes dans La Révolution espagnole 1930-1939, Paris, 1975.
  290. Lacroix au C.C. du P.C.E., 15 janvier 1933, archives du P.C.E.
  291. North, Moscow and Chinese Communists, Stanford, 1953, p. 150.
  292. Wang, op. cit., pp. 148-150.
  293. Feigon, op. cit., p. 216.
  294. Discours de Copenhague, « Défense de la Révolution russe », 27 novembre 1932, A.H., T 3469-3472, trad. fr. IVe Internationale, n°7/10, octobre/novembre 1957, pp. 55-70.
  295. Ibidem, p. 58.
  296. Ibidem . p. 65.
  297. Ibidem. p. 66.
  298. Ibidem. p. 69.
  299. Ibidem. p. 70.
  300. Rosenthal, op. cit., p. 137.
  301. La principale source pour ce chapitre est constituée par la Correspondance Trotsky/Sedov, collectée à partir des archives de Harvard, Hoover et Amsterdam. Il faut y ajouter les lettres de Zinaida Volkova et Aleksandra Lvovna Sokolovskaia, aux archives de Harvard
  302. Van, op. cit., p. 47.
  303. Ibidem, p. 43.
  304. Ibidem.
  305. Deutscher, op. cit., III, p. 206.
  306. Ibidem.
  307. Van, op. cit., p. 44.
  308. Sedov à Trotsky, 29 octobre 1931, C.T.S.
  309. Trotsky à Sedov, 21 novembre 1931, Ibidem.
  310. Trotsky à Sedov, Ibidem.
  311. Ibidem.
  312. Ibidem.
  313. Ibidem.
  314. Sedov à Trotsky, 29 octobre 1931, ibidem.
  315. Trotsky à Sedov, 28 novembre 1931, ibidem.
  316. Sedov à Trotsky, 1er décembre 1931, ibidem.
  317. Trotsky à Sedov, 27 novembre 1931, ibidem.
  318. Sedov à Trotsky, 1er décembre 1931, ibidem.
  319. Trotsky à Sedov, 12 janvier 1932, ibidem.
  320. Sedov à Sedova, 15 janvier 1932, ibidem
  321. Sedov à Trotsky, 15 avril et Trotsky à Sedov, 15 janvier 1932, ibidem.
  322. Sedov à Sedova, 21 mai 1932, ibidem.
  323. Sedov à Sedova, novembre 1932, ibidem.
  324. Sedov à Sedova, 16 novembre 1932, ibidem.
  325. Volkova à Trotsky, novembre 1932, A.H., 5770.
  326. Sedov à Sedova, 24 décembre 1932, C.T.S.
  327. Sedov à Sedova, 5 janvier 1933, ibidem.
  328. Van, op. cit., p. 59.
  329. Trotsky à Sedov, 11 janvier 1933, C.T.S.
  330. Ibidem.
  331. Ibidem.
  332. Sokolovskaia à Trotsky, 31 janvier 1933, A.H., 2608.
  333. Ibidem.
  334. Ibidem.
  335. Ibidem.
  336. Ibidem.
  337. On renvoie ici à P. Broué, « Trotsky et le Bloc des oppositions de 1932 », Cahiers Léon Trotsky, n° 5, 1980, pp. 5-37. Ma communication sur cette question au congrès de Washington des études soviétiques paraîtra prochainement dans la publication de textes essentiels de ce congrès.
  338. K.G. Rakovsky, « Au congrès et dans le Pays », B.O., 25/26, novembre/décembre 1931, pp. 9-32, traduction française (larges extraits) dans Cahiers Léon Trotsky, n° 18, juin 1984, pp. 86-123.
  339. B.O., n° 11, 2 avril 1930, p. 33.
  340. Ibidem.
  341. Lettre d'U.R.S.S., avril 1932, A.H.F.N.
  342. XYZ « La Crise de la Révolution », B.O., n° 25/26, novembre/décembre 1931, Cahiers Léon Trotsky, n°6, décembre 1980, pp. 154-171.
  343. Ciliga a réuni dans le livre qui s'est appelé successivement Au Pays du Grand Mensonge et Au Pays du Mensonge triomphant ses articles parus d'abord dans le B.O., n° 47, janvier 1936, pp. 1-4, n° 48, février 1936, pp. 11-12 et avril 1936, n° 49, pp. 7-12.
  344. Ardachelia et Iakovine, « Lettre sur la vie à Verkhnéouralsk », 11 octobre 1930, A.H. 16927, Cahiers Léon Trotsky, n°7/8, 1981, pp. 184-193.
  345. Souvenirs de Fishkowski, dans Brossat & Klingsberg, Le Yiddischland révolutionnaire. J'ai interrogé le premier des auteurs pour savoir s'il était possible de connaître davantage que les quelques lignes consacrées à cette prison dans les souvenirs ; je n'ai pas été honoré d'une réponse.
  346. Isabelle Longuet, La Crise de l'Opposition russe, cité p. 562.
  347. N.N., Lettre de Moscou, fin août 1930, B.O., n° 17-18, novembre 1930, pp. 37-39, ici 39.
  348. P. Broué « Compléments sur les trotskystes en U.R.S.S. », Cahiers Léon Trotsky, n° 24, décembre 1985, pp. 63-72, ici p. 67.
  349. Ibidem, pp. 68-69. Voir également Victor Serge, « D'Orenbourg », A.H., 17399, Cahiers Léon Trotsky, n°7/8, 1981, pp. 221-228, ici p. 227.
  350. Frolov sur Jan Sten, in Roy Medvedev, Let History Judge, Londres, 1972, pp. 224-225.
  351. Margarete Buber-Neumann, La Révolution mondiale. Paris, 1971, p. 122.
  352. R. W. Davies, « The Syrtsov-Lominadze Affair », Soviet Studies, 1er janvier 1981, pp. 29-50.
  353. Ibidem, p.61.
  354. Ibidem, pp. 44-66.
  355. N.N. Lettre de Moscou, B.O. n° 31, janvier 1931, pp. 17-19.
  356. Davies, op. cit., p. 42.
  357. Lettre d'U.R.S.S., B.O. n° 33, mars 1933, p. 24.
  358. A. Nin, « Die Lage der russischen Arbeitern », Der Kommunist, n° 12, début novembre 1930.
  359. Sedov à Trotsky, passim. fin 1932. Le "centre" du groupe Smirnov a été reconstitué par des recoupements.
  360. Sedov à S.I., archives Rous et archives Shachtman (Tamiment Library), Cahiers Léon Trotsky, n° 24, pp. 117-120.
  361. Trotsky, Lettre aux sections, 16 décembre 1932, A.H., T 3841, Bulletin international de l'O.C.G. n° 19, décembre 1932.
  362. « La Lettre des dix-huit bolcheviks », Sotsialistitcheskii Vestnik. n° 17-18, septembre 1932, p. 21, est la première information sur ce groupe. Le rapport de Sedov du 8 octobre 1932 confirme l'existence ou groupe et rectifie la version du journal menchevique sur plusieurs points. La lettre posthume de Boukharine aux futurs dirigeants de l'U.RS.S. mentionne le groupe Rioutine. Voir enfin une lettre d'U.R.S.S., B.O., n° 31, novembre 1932, p. 23.
  363. Résumé dans P. Broué, Le Parti bolchevique, pp. 337-338, des informations données par Ciliga, Victor Serge, Nikolaievsky, Sedov.
  364. Pravda, 12 octobre 1932.
  365. Procès du Centre terroriste trotskiste zinoviéviste. Moscou, 1936 contient de très nombreuses allusions à la rencontre Sedov-Smirnov, par exemple.
  366. Ibidem, p. 72.
  367. Ibidem.
  368. Ibidem, pp. 47-48 (Evdokimov) pour l'épisode du wagon, pp. 47-48 (Evdokimov) et 66 (Kamenev) pour la réunion d'Illinskoié.
  369. Sedov à Trotsky, septembre 1932, A.H., 4782; traduction dans Cahiers Léon Trotsky, n° 5, janvier 1980, pp. 36-37. C'est Holzman que Sedov désigne par « l'informateur ».
  370. Lettre de Gaven à Moscou et rapport de Sedov à Trotsky sur son entretien avec Gaven, A.H.F.N. Egalement, P. Broué « Compléments sur les trotskystes en U.R.S.S. », Cahiers Léon Trotsky, n° 24, décembre 1985, p. 69.
  371. Trotsky à Sedov, octobre 1932, A.H., 13905 c et 1010, traduit dans Cahiers Léon Trotsky, n° 5, janvier-mars 1980, p. 35.
  372. Trotsky à Sedov, 30 octobre 1932, A.H.F.N.
  373. Voir notamment les lettres de Trotsky du 9, 17, 27 octobre ainsi que du 7 novembre, adressées à Sedov, A.H.F.N.
  374. Trotsky à Sedov, 24 octobre 1932, A.H.F.N.
  375. « Nouvelles de Moscou (dernière minute) », 6 décembre 1932, B.O., n° 32, décembre 1932, p. 28.
  376. Sedov à Trotsky, 10 juin 1933, A.H.F.N.
  377. Trotsky, « Les staliniens prennent des mesures », 19 octobre 1932, B.O., n° 31, novembre 1932, p. 28.
  378. Trotsky à Sedov, septembre 1932, A.H. 4782.
  379. Sedov à Trotsky, 16 février 1933,A.H.
  380. Sedov à Trotsky, 22 février 1933, A.H.F.N.
  381. Sedov à Trotsky, 14 janvier et 12 février 1933, A.H.F.N.
  382. Trotsky à Sedov, 20 octobre 1932, A.H.F.N.
  383. The Case of Leon Trotsky, p. 147. Après la déclaration de Trotsky, son avocat cite un témoignage de la Danoise Karen Boeggild paru dans Sozialdemokraten et cité dans Dagbladet du 20 août 1936 relatant cet incident et le caractère « émouvant » de l'intervention de Trotsky.
  384. Voir dans le compte rendu du XVIIe congrès les interventions de Préobrajensky (pp. 236-239), Kamenev (pp. 516-522) et Zinoviev (pp. 492-497).
  385. Déposition de Safarov au procès de Zinoviev et Kamenev, L'Humanité, 17 janvier 1935.
  386. Sedov au S.I., cf. n. 15.
  387. Il existe deux recueils de textes de Trotsky en français sur la situation allemande dans le début des années trente, ses Ecrits III, Paris, 1959 et le recueil Comment vaincre le Fascisme, Paris, 1971. Ce dernier volume se signale par l'absence de notes et l'affirmation que les textes sont traduits du russe, alors qu'on n'est en possession des originaux russes que depuis quelques années, avec la découverte du fonds Sedov à Hoover, des années après la parution de ce livre !
  388. « Je prévois la guerre avec l'Allemagne », The Militant. 26 juillet 1932.
  389. Manouilsky, Corr. Int. n° 92, 24 septembre 1929, p. 1267.
  390. Trotsky, Et maintenant ? La Révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, Paris, 1932, p. 17.
  391. Ibidem .
  392. Ibidem . p. 23.
  393. Ibidem .
  394. Trotsky, « Le tournant de l'I.C. et la situation en Allemagne », B.O. n° 17/18, novembre/décembre 1930, p. 30.
  395. « Contre le National-communisme », B.O., 24 septembre 1931, pp. 3-13.
  396. « La clé de la situation est en Allemagne », B.O. n° 25/26, novembre/décembre 1931, pp. 1-9.
  397. Ibidem, pp. 5-6.
  398. Ibidem, p. 6.
  399. Ibidem, p. 7.
  400. Ibidem, pp. 7-8.
  401. Ibidem, p. 8.
  402. « Je prévois la guerre » cf. n. 2.
  403. « La Clé »... , p. 9.
  404. « Quelle est l'erreur du K.P.D.? », B.O. n° 27, mars 1932, pp.16-21, ici, p. 21.
  405. Et Maintenant... p. 2.
  406. Ibidem .
  407. Ibidem, p. 8.
  408. Ibidem, pp.9-10.
  409. Ibidem, p. 9.
  410. « Quelle est l'erreur... », p. 19.
  411. Et Maintenant..., p. 16.
  412. La seule voie, 13 septembre 1932, trad. fr. Paris, 1932, p, 4.
  413. Ibidem.
  414. Ibidem, p. 46.
  415. Ibidem, p. 28.
  416. Ibidem.
  417. Ibidem, p. 29.
  418. Ibidem.
  419. Sedov à Trotsky, 3 février 1933, A.H.F.N.
  420. Trotsky, « Devant la Décision », B.O. n° 33, mars 1933, p. 20.
  421. Trotsky, « Lettre à un ouvrier social-démocrate », 23 février 1933, The Militant, A.H., T 3509.
  422. Il n'existe pas de travaux sur la question traitée par ce chapitre. La thèse en préparation de Gilles Vergnon comblera cette lacune.
  423. Sedov à Trotsky, 7 février 1933, A.H.F.N.
  424. Pravda, 3 mars 1933.
  425. Van, op. cit., p. 63.
  426. Trotsky à Sedov, 12 mars 1933, Œuvres, l, p. 55.
  427. Ibidem, p. 57.
  428. Ibidem.
  429. « La Tragédie du prolétariat allemand », B.O. n° 34, mai 1933, pp. 7-11, ici, p. 7.
  430. Ibidem, p. 11.
  431. Van, op. cit., pp. 68-70.
  432. Trotsky au bureau politique, 15 mars 1933, A.H., T 3521 a), Œuvres, l, pp. 59-61.
  433. Trotsky,« Une explication », 10 mai 1933, A.H., T 3522 b).
  434. Œuvres, l, p. 60.
  435. « Il faut un accord honnête dans le parti »., Œuvres, I, pp. 77-82, ici p. 81.
  436. Ibidem.
  437. M. Body, « Pages d'histoire et de sang », Le Réfractaire, n° 37, mars 1978.
  438. R. Fischer « Trotsky à Paris », archives Ruth Fischer. Harvard, traduction française Cahiers Léon Trotsky, n° 22, juin 1985, pp. 56-74, ici p. 58.
  439. Trotsky, « Zinoviev et Kamenev capitulent une fois de plus » A.H., T. 3551.
  440. « Il faut un nouveau parti », 29 mars 1933, A.H., T. 3530, Œuvres, l, p.74.
  441. Ibidem, p. 75.
  442. Ibidem.
  443. Gilles Vergnon, « Les Bases du Tournant de Trotsky vers la IV », Cahiers Léon Trotsky n° 29, juin 1985, p. 30.
  444. Ibidem, p. 32.
  445. Trotsky « Les Organisations socialistes de gauche et nos tâches », A.H., T, 3559, traduction française dans Œuvres, l, pp. 209-214.
  446. Ibidem, p. 210.
  447. Ibidem, p. 211.
  448. Ibidem, p. 214.
  449. Rundschau n° 6, 12 avril 1933, p. 229.
  450. Voir dans Jacques Rupnik, Histoire du Parti Communiste tchécoslovaque, Paris, 1981, le sous-chapitre sur « l'affaire Guttmann », pp. 95-104 et surtout l'article de Z. Hradilak : « Jozef Guttmann Konflikt rozumu a svedomi », Dejin socialismu, N° 4, 1968, pp. 483-509.
  451. Bauer, Lettre au S.I., 16 juillet 1933, La Vérité, 28 août 1933.
  452. Les renseignements qui suivent se trouvent dans les Archives du quai d'Orsay. Z 895, carton 608, Dossier 6, U.R.S.S., Renseignements sur personnalités politiques, ici note du 5 août 1932.
  453. Ibidem, note du 9 septembre 1933.
  454. Ibidem, Intérieur à Affaires étrangères, 16 mai 1933.
  455. Ibidem, note manuscrite non datée.
  456. Ibidem, notes des 16 juin et 1er juillet 1933.
  457. Ruth Fischer, Mémoires inédits, Houghton Library Harvard, traduction française, cf. n. 17 (ici pp. 58-59).
  458. Il faut lire les documents de l'époque pour se familiariser avec les problèmes posés par ce chapitre qui ne s'appuie sur aucune synthèse.
  459. Trotsky, « Il faut construire de nouveau des partis communistes et une nouvelle Internationale », Bulletin intérieur de la L.C.I., n° 2, 30 août 1933 ; traduction française, Œuvres l, pp. 251-260.
  460. Ibidem, p. 253.
  461. Ibidem, p. 254.
  462. Ibidem, p. 257.
  463. Ibidem.
  464. Ibidem, pp. 259-260.
  465. Trotsky, « Il est impossible de rester dans la même Internationale que Staline, Manouilsky, Lozovsky et compagnie », 20 juillet 1933, Œuvres, l, pp. 275-284.
  466. Ibidem, p. 278.
  467. Ibidem.
  468. Ibidem, p. 279.
  469. Ibidem, p. 283.
  470. Discours enregistré pour le meeting de New York, 18 octobre 1938, A.H., T 4440-4442
  471. Pas d'ouvrage particulier pour ce chapitre de synthèse.
  472. Trotsky, « Qu'est-ce que le national-socialisme ? »., 10 juin 1933, A.H., T 3557.
  473. L'article paraît dans Die Neue Weltbühne. 11 juillet 1933. Il soutient la comparaison, dans la synthèse qu'il fait, avec les meilleurs reportages.
  474. Ibidem .
  475. Ibidem .
  476. Ibidem .
  477. Ibidem .
  478. Ibidem .
  479. Ibidem .
  480. Ibidem .
  481. Ibidem .
  482. Ibidem .
  483. Ibidem .
  484. Ibidem .
  485. Ibidem .
  486. Ibidem .
  487. Michael Kater, The Nazi Party. A Social Profile of Members and leaders 1919-1945. Cambridge, Ma., 19X3 ; Richard F. Hamiiton, Who Voted for Hitler ? Princeton, 1982 ; Henry Ashby Turner Jr, German Big Business and the Rise of Hitler, Oxford, 1985.
  488. P. Ayçoberry, La Question nazie. Les interprétations du national-socialisme 1922-1975, Paris, 1979, p. 37.
  489. Ibidem.
  490. P. Broué, « Trotsky et le Bloc des Oppositions », Cahiers Léon Trotsky. n° 5, janvier-mars 1980, pp. 5-37.
  491. J. Arch Getty, Origins of the Great Purge. The Soviet Communist Party Reconsidered. Cambridge, Ma., 1985, pp. 119 & 245, n. 24.
  492. B. Souvarine in Freymond (éd.), Contribution à l'Histoire du Comintern, p. 201.
  493. I. Deutscher, op. cit., III, p. 354.
  494. Van, op. cit., p. 61.
  495. Trotsky à Sedova, 3 septembre 1933, Correspondance... , pp. 25-26.
  496. Ibidem, p. 26.
  497. Ibidem, 19 septembre 1933, p. 56.
  498. Saufrignon, témoignage, 6 avril 1937, A.H., D 69.
  1. Dans une note de Die Geburt des Stalinismus. p. 168, Michal Reiman indique malheureusement sans références, que le gouvernement soviétique avait effectivement sondé, sur cette question, le gouvernement allemand par l'intermédiaire de l'ambassadeur von Dirksen, qui avait discuté la question avec Litvinov. L'ambassadeur s'était montré favorable, mais le gouvernement allemand refusa.
  2. * Son fils André Lvoff devait obtenir en 1965 le prix Nobel de physiologie et de médecine.
  3. Deutscher, confondant avec un incident au cours duquel le petit Sieva fut surpris, plus tard, « jouant à l'incendie » assure que le sinistre fut provoqué par Sieva, jouant avec des allumettes, une activité à vrai dire peu vraisemblable à trois heures du matin de la part d'un enfant de cinq ans (Deutscher, op. cit., III, p. 209).
  4. Karl Friedrich Zörgiebel (1878-1961) préfet de police de Berlin, social-démocrate, avait fait tirer sur les ouvriers communistes qui manifestaient le 1er mai 1929 malgré son interdiction, et en avait fait tuer 33. Gustav Noske était le ministre de la Guerre qui avait réprimé en 1919 le « soulèvement de Janvier » et présidé à la « semaine sanglante » au moyen des corps francs qu'il avait organisés.
  5. Selon une note de Grylewicz citée par Annegret Schüle, Ziele und politische Aktivitäten der deutschen Opposition. Köln, 1987. pp. 87-88, un très intéressant travail reçu après la rédaction de ce chapitre, la brochure Contre le national-communisme, publiée à la fin de septembre 1931, fut diffusée à 15 000 exemplaires, Le Fascisme vaincra-t-il? (La Clé de la situation se trouve en Allemagne). au début de décembre 1931, et Comment vaincre le national-socialisme, à la fin du même mois à 31 500 exemplaires. En trois mois, Et Maintenant ? avait atteint 15 000 exemplaires. Les témoins s'accordent pour admettre que chaque brochure avait plusieurs lecteurs, parfois jusqu'à une dizaine, dans le contexte de la crise.