Deuxième partie. Le Pouvoir

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XIII. A la barre[modifier le wikicode]

Au soviet de Petrograd, le 12 novembre, « jour d'incertitude », raconte l'irremplaçable chroniqueur de la révolution d'Octobre, l'Américain John Reed :[1]

« Trotsky faisait le point : " Les Cosaques reculent devant Krasnoie-Selo. (Acclamations exultantes). Mais la bataille ne fait que commencer. A Poulkovo, le combat se poursuit avec violence. Tous les renforts disponibles doivent être expédiés là-bas ... Les nouvelles de Moscou sont mauvaises... Au front, les décrets sur la paix et sur la terre provoquent un grand enthousiasme. Kerensky innonde les tranchées de racontars sur Petrograd mis à feu et à sang... Les croiseurs Oleg, Aurora et Respublica ont mouillé l'ancre dans la Néva et braqué leurs canons sur les abords de la capitale...

- Pourquoi n'êtes-vous pas là où sont les gardes rouges? " lança une voix rude.

- Justement, j'y vais, répliqua Trotsky ", et il quitta la tribune. Un peu plus pâle que d'habitude, il traversa la salle, entouré d'amis empressés et se hâta vers l'auto qui l'attendait dehors[2]. »

Deux jours auparavant, le 10 novembre, au moment où Kerensky, avec les troupes du général Krasnov, menaçait Petrograd, Trotsky, au nom du soviet, avait appelé à la défense de la capitale d'Octobre. Le même John Reed a décrit la réponse du prolétariat :

« Les travailleurs déferlaient dans les rues, hommes et femmes, par dizaines de milliers ; par dizaines de milliers, les taudis bourdonnants vomissaient leurs légions sombres et misérables. La Cité rouge de Petrograd était en danger ! Les Cosaques ! Le long des rues sordides, vers le sud et le sud-ouest, dans la direction de la Porte de Moscou, s'écoulait le flot d'hommes, de femmes et d'enfants, chargés de fusils, de pioches, de bêches, de rouleaux de fil de fer, de cartouchières, accrochés par-dessus les vêtements de travail. Un jaillissement immense, spontané, comme la ville n'en avait jamais vu. Ils dévalaient, tel un torrent charriant des compagnies de soldats, des canons, des camions, des voitures, prolétariat révolutionnaire défendant avec sa poitrine la capitale de la République ouvrière et paysanne[3] ! »

Tout le rapport entre le prolétariat de Petrograd et Trotsky, chef de l'insurrection, apparaît dans ces deux textes. Trotsky est bien le chef, mais c'est la volonté des masses qu'il s'efforce de traduire en directives et mesures d'organisation : il obéit à ses hommes ! En tant que président du soviet de Petrograd et membre de son comité militaire révolutionnaire, il a convoqué à Smolny une conférence militaire et confié le commandement des unités de marins, de soldats et d'ouvriers à des officiers de carrière, flanqués de militants qui les surveillent. Après la victoire de Poulkovo et la prise de Gatchina, il signe : « Trotsky, commissaire du peuple », un texte où, pour la première fois se combinent rappel à l'initiative politique et les encouragements du chef de guerre satisfait :

« La grande idée de la domination de la démocratie ouvrière et paysanne a resserré les rangs de l'armée et a durci sa volonté. [...] La défaite de Kerensky est celle des propriétaires fonciers, de la bourgeoisie et des partisans de Kornilov. La défaite de Kerensky est l'affirmation des droits du peuple à une vie de paix et de liberté, à la terre, au pain et au pouvoir [...]. Il n'est pas de retour au passé. Des combats, des obstacles, des sacrifices nous attendent. Mais la route est ouverte et la victoire assurée [...]. Gloire aux combattants de la Révolution, aux soldats, et officiers fidèles au peuple ! Vive la Russie populaire, révolutionnaire, socialiste[4] ! »

« Commissaire du peuple », Trotsky l'était depuis la constitution du nouveau gouvernement. Le nouveau vocable avait été adopté dans la réunion d'un C.C. aux rangs éclaircis, dans les heures suivant le succès de l'insurrection. La proposition émanait de lui, et Lénine, qui ne voulait pas du terme de « ministre », l'avait jugée bonne : « Cela sent la révolution[5]. » Il avait en outre proposé, compte tenu du rôle de Trotsky dans l'insurrection, que celui-ci prenne la tête du gouvernement. Trotsky avait refusé l'honneur et la charge. Epuisé, il éprouvait le besoin d'alléger ses responsabilités. Surtout, avec la majorité des autres, il estimait que la fonction revenait de droit à Lénine[6].

Il eut, semble-t-il, un peu plus de peine à décliner la deuxième proposition de Lénine qui voulait lui confier le commissariat du peuple à l'Intérieur : l'argument qu'il invoqua – le fait qu'il était juif et que ce serait exploité par les ennemis – n'était pas de nature à impressionner Lénine. L'appui de Sverdlov permit cependant à Trotsky d'échapper à cette fonction[7]. En réalité, Trotsky souhaitait une responsabilité qui lui semblait plus conforme tant à ses capacités qu'à ses aspirations personnelles : il était candidat à la direction de la presse du parti, agitation et propagande. Il ne l'obtint pas – on lui préféra Boukharine – et se retrouva finalement aux Affaires étrangères, parce que, disait Lénine, on allait « l'opposer à l'Europe[8] ». Il accepta.

Curieusement, et alors même que la revendication centrale de la Paix impliquait une intervention politique active dans les relations internationales en direction des belligérants, Trotsky ne semble pas avoir d'emblée pressenti l'ampleur de la tâche qui l'attendait là. Il évoque, dans Ma Vie, le souvenir d'une réflexion que lui-même aurait faite alors à ce sujet à un camarade : « Je vais publier quelques proclamations révolutionnaires et je n'aurai plus qu'à fermer boutique[9]. »

En fait, ses débuts ne sont pas brillants. Les personnels du ministère, à l'initiative des hauts fonctionnaires, étaient en grève pour protester contre l'insurrection d'Octobre. Quand Trotsky s'est présenté, le 9 novembre, il s'est contenté d'un appel au travail et s'est retrouvé devant un mouvement renforcé ; tiroirs et placards fermés, ni dossiers, ni clés.

Retournant à Smolny – l'ancien pensionnat de jeunes filles où s'étaient implantées les nouvelles autorités – où l'attendent des tâches plus urgentes, il confie alors le ministère – et d'abord le soin de briser la grève – à Markine, le marin ami de ses enfants, qu'il connaît depuis quelques semaines. Markine fait arrêter et emprisonner deux hauts fonctionnaires – dont le prince Tatichtchev qui avait « informé» Trotsky de la grève – et obtient rapidement leur capitulation, la restitution des clés, l'accès aux documents. En possession des clés de son ministère, il n'a pas pour autant le temps de s'y consacrer.

« Markine devint alors, provisoirement, le ministre des Affaires étrangères sans en avoir le titre. Il débrouilla tout, à sa manière, dans le mécanisme du commissariat, procéda d'une main ferme à l'épuration, chassant les diplomates de haute lignée, les diplomates fripons, réorganisant la chancellerie. Il confisqua au profit des clochards de tout âge les objets que l'on recevait encore en contrebande par les valises diplomatiques. Il fit une sélection parmi les plus édifiants documents secrets et publia ce qu'il avait choisi, sous sa responsabilité personnelle, avec des notes de lui, en brochure[10]. »

La révocation de trente-trois hauts fonctionnaires et de vingt-huit diplomates, avait, comme le précise Victor Serge, brisé la sujétion des petits fonctionnaires et du même coup, la grève[11].

Une autre épreuve attendait les bolcheviks. Influencés par les mencheviks, les dirigeants des syndicats de cheminots, le Vikjel, utilisaient cette position stratégique pour prendre à la gorge le nouveau gouvernement. Leur objectif proclamé était la formation d'un gouvernement socialiste de coalition comprenant bolcheviks, mencheviks et s.r. Ils tentèrent de l'arracher aux bolcheviks par la menace de grève dans les chemins de fer. C'était une remise en cause des résultats de l'insurrection : elle trouva de l'écho à la direction du parti bolchevique où il y avait eu, on le sait, une forte opposition à la prise du pouvoir. Zinoviev et Kamenev, avec un soutien élargi, remirent en cause à cette occasion la politique qui avait conduit à l'insurrection.

Dans un premier temps, les représentants du parti bolchevique aux négociations organisées par le Vikjel avec tous les partis socialistes, acceptent en effet de signer avec les autres un appel au cessez-le-feu et de transmettre des propositions des mencheviks et des s.r., précisant qu'ils exigent que Lénine et Trotsky ne soient pas membres du gouvernement de coalition[12]. Cette élimination répondait-elle aux sentiments réels de ces bolcheviks qu'on appelait « conciliateurs » ? On peut le penser. Les choses en tout cas vont très vite plus loin, malgré la déroute des troupes qui ont tenté de soutenir Kerensky. L'opposition des bolcheviks « conciliateurs » se cristallise sur la question de la « coalition » qui leur paraît l'unique alternative à l'engrenage de la terreur qu'ouvrirait, selon eux, la permanence du gouvernement bolchevique.

Au comité exécutif central des soviets, les délégués bolcheviques, sous l'influence de Zinoviev et de Kamenev, votent, dans la séance de nuit du 2/15 au 3/16 novembre, une résolution en contradiction avec celle de leur comité central. Le 4/17 novembre, quatre commissaires du peuple membres du parti bolchevique démissionnent de leurs responsabilités[13]. Cinq membres du comité central bolchevique donnent également leur démission : Zinoviev, Kamenev, Rykov, Milioutine et Noguine[14]. Par son éclat, son caractère public, son ampleur, par la division qu'elle introduit au sommet du parti comme au gouvernement, cette crise est sans précédent. Une fois de plus, en tout cas, elle dresse un groupe important de vieux-bolcheviks contre Lénine et Trotsky.

Trotsky est évidemment au premier rang de la lutte contre les conciliateurs. A son retour des premiers combats victorieux, il s'indigne que des bolcheviks aient pu accepter des propositions semblables. Pour lui, les conciliateurs ont capitulé, renié l'insurrection et la politique du parti. Moins tranchant que Lénine, qui propose de rompre immédiatement les négociations pour un gouvernement de coalition, il se déclare disposé à accepter cette solution, à condition toutefois que les bolcheviks détiennent 75 % des postes de commissaires du peuple, qu'aucune exclusive ne soit lancée contre l'un des leurs et que Lénine demeure le chef du gouvernement[15].

Le 4/17 novembre s'engage le débat public sur cette question, à l'exécutif des soviets qui est, au fond, le parlement de la révolution. Le gouvernement bolchevique vient de décider d'interdire les journaux du parti cadet qui préconisent la lutte armée contre lui. Les conciliateurs s'indignent de cette répression qui commence, de l'atteinte aux libertés que constituent ces mesures. Larine présente une résolution annulant le décret sur la presse, précisant :

« Aucun acte de répression politique ne peut être réalisé en dehors de l'autorisation d'un tribunal spécial, choisi par le comité exécutif central proportionnellement à la force de chaque fraction. Ce tribunal a le droit d'annuler tout acte répressif déjà accompli[16]. »

Trotsky s'en prend alors à ses camarades qui prêchent la conciliation :

« Réclamer l'abandon de toutes les mesures de répression pendant une guerre civile équivaut à réclamer l'arrêt de la guerre elle-même. Une telle revendication ne peut émaner que des adversaires du prolétariat[17]. »

Répondant aux arguments démocratiques classiques sur la liberté de la presse qu'opposent aux gouvernements les s.r. de gauche – appuyés par les bolcheviks « conciliateurs » et leur mot d'ordre de liberté de la presse et d'abolition de toute censure –, il affirme la nécessité de rompre avec cette conception qui revient à reconnaître le droit à l'existence des seuls journaux appuyés par des banques. Il propose, pour la période de transition, la confiscation des stocks du papier et du matériel d'imprimerie, ainsi que des entreprises et une réglementation donnant au peuple le droit de s'exprimer par voie de presse[18].

L'homme qui vient de refuser d'être commissaire du peuple à l'Intérieur ne se prive pas pour autant d'intervenir dans des questions qui relèvent de la politique générale de ce commissariat. C'est lui qui annonce, le 28 novembre, l'interdiction du parti cadet qu'il accuse – à juste titre d'ailleurs – d'être la tête politique des gardes blancs et le centre de recrutement des généraux Kornilov et Kalédine. Toujours convaincu qu'une politique de terreur n'est pas une nécessité inéluctable, il refuse pourtant de se dessaisir d'une arme qui peut être un recours indispensable. Réaffirmant, dans la même phrase le refus de la politique terroriste, il menace pourtant :

« Nous avons commencé modestement. Nous avons arrêté les dirigeants des Cadets et donné l'ordre de surveiller leurs partisans en province. A l'époque de la Révolution française, les Jacobins ont guillotiné des gens plus honnêtes que ceux-là parce qu'ils faisaient obstacle à la volonté du peuple. Nous n'avons exécuté personne et nous n'avons pas l'intention de le faire, mais il y a des moments où la colère du peuple se déchaîne et les Cadets ont cherché leurs ennuis[19]. »

Lénine n'avait finalement pas dit autre chose quand il s'était vivement opposé, au lendemain de l'insurrection d'Octobre, à l'abolition de la peine de mort souhaitée par la majorité du comité central bolchevique.

La question la plus pressante avait finalement été résolue pendant le débat avec les « conciliateurs », et presque sans intervention du pouvoir central : l'autorité du gouvernement bolchevique – finalement renforcée par rentrée des s.r. de gauche – s'était élargie à l'ensemble du pays, sans conflits armés de grande envergure, à la seule exception des durs combats de Moscou : là, les éléments contre-révolutionnaires, appuyés sur les élèves-officiers et sous le drapeau de la « liberté de la presse » avaient résisté, les armes à la main, pendant six jours, ne cédant qu'après un bombardement du Kremlin par des artilleurs « rouges ». Sur un rythme inégal, généralement plus vite dans les villes industrielles, les soviets à majorité bolchevique avaient assumé le pouvoir, cependant que les bolcheviks prenaient la majorité dans les soviets jusque-là restés aux mains des mencheviks et des s.r.

L'historiographie soviétique n'est pas très riche pour l'histoire de la première période du pouvoir des soviets, et ce n'est certainement pas un hasard, car la réalité historique démentirait de façon trop cinglante le mythe officiel. Dans une optique finalement semblable, les historiens occidentaux, à la suite du travail fort documenté du professeur Anweiler[20], étudient moins la démocratie réellement existante que ce qu'ils appellent les ruses du parti bolchevique et ses efforts pour imposer son hégémonie.

On ne court guère en réalité de risque de lourde erreur en supposant que la situation qui prévalait alors au sommet reflétait assez bien, mais de façon très atténuée, celle du pays tout entier. Dans les premiers mois de ce qu'on appelle déjà alors « la dictature bolchevique », les bolcheviks sont loin de monopoliser l'autorité au sein des soviets : ils sont minoritaires dans nombre d'entre eux, membres de la coalition « socialiste » qui les dirige dans d'autres, prépondérants seulement dans les villes industrielles les plus importantes. Ils ne constituent nullement un « parti soviétique » unique, le parti du pouvoir, même si c'est une perspective que leurs adversaires redoutent et qu'ils ne rejettent pas. Là où ils sont en effet à la barre, comme à l'exécutif central des soviets, il existe une ou plusieurs minorités, un pluralisme politique véritable, des débats authentiques, des votes contestés, des coalitions qui se nouent et se dénouent. Les « commissaires du peuple » ont certes un pouvoir législatif, mais chacun d'entre eux est flanqué d'un collège de cinq membres de l'exécutif, qui le contrôlent et peuvent faire appel de ses décisions. On sait enfin que certains soviets locaux ou régionaux jouissent d'un pouvoir de fait très étendu et constituent, à bien des égards, sans que le pouvoir central s'en émeuve encore, des républiques autonomes.

Victor Serge écrit :

« En Russie comme à l'étranger, il n'était question que de la "dictature de Lénine et Trotsky". C'était profondément inexact. Le comité central, les comités soviétiques, les comités locaux délibéraient librement, passionnément, sur toutes les décisions, et les divergences de vues s'affirmaient souvent avec véhémence. Toutes les décisions étaient soumises aux assemblées du parti, des soviets, des congrès, des comités exécutifs. Ainsi fonctionnait – avec trop de délibérations – une démocratie ardente qui, du reste, ne refusait aucune liberté à ses adversaires socialistes. Anarchistes, socialistes-révolutionnaires de droite (ceux-ci ouvertement liés à la contre-révolution), socialistes-révolutionnaires de gauche, social-démocrates mencheviks subdivisés en plusieurs nuances, avaient leurs clubs, leur presse, leurs représentations [...]. La "dictature du prolétariat" se voulait réellement "la plus large démocratie des travailleurs". Toute la politique de ses dirigeants reposait sur l'appel constant aux masses, à leur adhésion, à leur initiative et les résultats en étaient chaque jour saisissants[21]. »

On pourrait faire des remarques analogues à propos du fonctionnement du parti bolchevique, et plus précisément de sa direction. Il n'y a pas, à la direction du parti, plus de monolithisme après Octobre qu'avant. C'est de façon publique que les conciliateurs s'opposent à la direction du parti, votent à l'exécutif contre les décrets gouvernementaux. Dans cette activité de critique et d'opposition, ils bénéficient de l'autorité que leur valent des responsabilités qu'ils doivent au parti : c'est le cas de Kamenev qui négocie avec le Vikjel comme président de l'exécutif, c'est-à-dire, en somme, comme président de la République des soviets. Lénine ne les attaque pas comme « traîtres » ou « déviationnistes » – cette dernière notion n'existe pas –, mais comme des « déserteurs » quand ils abandonnent le poste auquel ils ont été élus, des « jaunes », quand ils refusent la discipline qu'ils doivent respecter après une décision, même s'ils ont été mis en minorité : et c'est, après tout, la règle pour tout parti. On chercherait vainement, dans ces mois, les caractères d'organisation d'un appareil ou les traits psychologiques des cadres et militants qui caractériseront plus tard le stalinisme. Ancien anarchiste, donc sensibilisé à ces questions, Victor Serge témoigne :

« L'autorité personnelle de Lénine et de Trotsky n'avait d'autre fondement que leur prestige. La suprême menace de Lénine, quand il se trouva momentanément en minorité, ce fut de démissionner. Les discussions les plus vives, dans le parti, ne provoquaient que des "démissions" sans effet, car la vieille camaraderie d'hommes qui se connaissaient depuis de longues années aplanissait toujours les désaccords[22]. »

Il devient, dans ces conditions, difficile d'opérer toujours une distinction nette entre la biographie politique de Trotsky et l'histoire du gouvernement soviétique dont il s'est toujours déclaré solidaire, même quand il était absent des délibérations. On peut dire en tout cas que, dans ces journées de crise où se jouait le sort de la république soviétique proclamée à Petrograd, Trotsky ne cesse de grandir en prestige et popularité aux yeux du parti comme du peuple révolutionnaire. Tribun favori des foules ouvrières de la capitale, enfant chéri des marins et des soldats, il a été l'organisateur d'Octobre. L'exclusive jetée contre lui par les socialistes de collaboration n'a fait qu'augmenter une autorité ainsi consacrée par l'acharnement de l'adversaire. Sans doute la demi-acceptation de son élimination par les conciliateurs l'a-t-elle plus fortement et plus profondément intégré au parti, puisque ce néophyte est resté avec Lénine au moment où tant de vieux-bolcheviks fléchissaient. Ses interventions enflammées pour mobiliser les ouvriers contre le coup de Kerensky et la levée en masse qui a suivi, sa venue au front à Poulkovo et sa présence lors de la canonnade qui a repoussé les troupes de Krasnov, son entrée à la tête des gardes rouges dans le palais impérial de Gatchina, le communiqué flamboyant qu'il a rédigé de sa main au petit matin de la victoire, tout cela lui apporte la dimension du combattant les armes à la main et – déjà – du chef de guerre.

Sans doute ses relations avec Lénine n'ont-elles jamais été meilleures qu'à cette époque. Rappelant que Trotsky s'est depuis longtemps prononcé contre toute unification avec les socialistes conciliateurs, Lénine assure devant le comité du parti de Petrograd qu' « il n'y a pas eu depuis de meilleur bolchevik » que lui[23]. Les débats au sein du parti bolchevique depuis juillet donnent en tout cas le sentiment que les deux hommes sont en effet les seuls qui aient réussi en tout temps à maintenir le cap et à demeurer fermes sur la ligne déterminée en commun. Ils en ont tous deux conscience. Lénine s'interroge : que deviendrait la révolution, s'ils venaient tous deux à disparaître ? Sverdlov et Boukharine se « débrouilleraient-ils[24] » ?

Trotsky n'est probablement pas aussi bien vu des cadres du parti et notamment du comité central. Il y a là des hommes qui ont, pendant des années, suivi avec application les traces de Lénine, fait écho à toutes ses polémiques et inlassablement répété notamment ses invectives contre celui qui a été, en 1903, l'allié des mencheviks et, plus tard, l'inspirateur du bloc d'août. La « réhabilitation » de Trotsky, son intégration dans la direction bolchevique ont été réalisées en quelques semaines, sans explications, et l'on peut supposer qu'elles n'allaient pas sans éveiller réticences et même rancœurs chez des hommes qui le voyaient maintenant occupant auprès de Lénine une place dont ils avaient sans doute rêvé pour eux-mêmes. En outre, la longue solitude politique de Trotsky, son caractère impérieux, voire autoritaire, le ton cassant qui était souvent le sien, son ironie mordante et peut-être, après des mois d'épuisement quotidien, l'immense fatigue nerveuse qu'il éprouvait, ne contribuaient sans doute pas à lui faire des amis dans les cercles dirigeants qu'il fréquentait tous les jours et qui étaient eux aussi marqués par la tension.

On peut sans peine imaginer la difficulté des relations de travail qu'il avait à entretenir, par exemple, avec Zinoviev et Kamenev, longtemps disciples de Lénine ferraillant contre lui, et maintenant cibles de leurs critiques conjuguées, et combien l'amour propre de ces derniers a pu en souffrir.

Ce n'est que quelques semaines après l'insurrection et son entrée au commissariat du peuple aux Affaires étrangères que Trotsky prend les premières initiatives pour la réalisation du programme bolchevique sur la Paix – ou, du moins, pour l'arrêt des combats –, qui est d'une telle importance pour l'autorité du gouvernement soviétique. Il s'en explique franchement devant l'exécutif central des soviets le 8 novembre : il n'a pas été possible, du fait des difficultés internes, d'entamer la procédure pour une application du « décret sur la paix », et le moment en est arrivé désormais, avec la stabilisation de l'autorité du gouvernement soviétique, la défaite de Kerensky, l'extension à tout le pays du pouvoir des soviets et la preuve que la révolution russe ne sera défaite « ni en un jour ni en une semaine », qu'elle constitue un facteur avec lequel il faut compter. C'est dans cette perspective, explique-t-il à l'exécutif, qu'il vient de donner au général Doukhonine, chef d'état-major général, des instructions pour ouvrir les négociations avec l'ennemi en vue de la conclusion d'une trêve, cependant qu'il a lui-même pris toutes mesures pour diffuser, notamment en langue allemande, le « décret sur la paix » et rendre publics les documents diplomatiques secrets montrant la soumission des gouvernements russes successifs aux Alliés[25].

En conclusion, Trotsky donne l'explication de sa politique étrangère, tentative pour sortir de la contradiction dans laquelle est enfermée la « lutte pour la paix », quand elle s'adresse à des gouvernements qui veulent poursuivre la guerre et ne redoutent que la révolution. Il assure :

« Tous les gouvernements subissent la pression de leurs peuples, et notre politique consiste à chercher à accroître cette pression. C'est là l'unique garantie que la paix sera une paix honnête qui conduira non à la ruine de la Russie, mais à la coexistence fraternelle entre elle et ses voisins de l'Ouest[26]. »

Dans la matinée du 9/22 novembre 1917, au cours d'une conversation téléphonique avec Lénine, Staline et Krylenko, le général Doukhonine se déclarait incapable d'exécuter l'ordre qui lui avait été donné d'ouvrir les négociations pour la conclusion d'une trêve, cette tâche étant selon lui du ressort du gouvernement lui-même[27]. Il fut immédiatement révoqué et remplacé par « l'enseigne Krylenko », bolchevik, commissaire du peuple à la Guerre. La situation était de nouveau très sérieuse : le comité pan-armée des soviets de soldats dénonçait l'incapacité du gouvernement « de Lénine et Trotsky » à conclure la paix et appelait au soutien d'un gouvernement présidé par Tchernov[28]. Krylenko, le 11/24, se mit en route pour le quartier général, accompagné de gardes rouges[29].

Entre-temps, le 10/23, la presse russe avait rendu publique la note adressée par Trotsky aux gouvernements des Alliés et des Etats-Unis, attirant leur attention sur « le texte de l'armistice proposé et de la paix sans annexion ni indemnités sur la base de l'autodétermination nationale adopté par le congrès pan-russe des députés d'ouvriers et de soldats[30] ». Il les priait de le considérer comme « une offre formelle d'armistice sur tous les fronts et d'ouverture immédiate de négociations de paix – offre adressée simultanément à toutes les nations belligérantes et à leurs gouvernements ». Les journaux commençaient la publication des pièces diplomatiques secrètes avec une présentation de la main de Trotsky. Après avoir souligné que « la diplomatie secrète est une arme nécessaire aux mains d'une minorité de possédants obligée de duper la majorité pour qu'elle serve ses intérêts », il rappelait que la condamnation de la diplomatie secrète figurait dans le programme du parti et concluait :

« Le gouvernement des ouvriers et des paysans a aboli la diplomatie secrète avec ses intrigues, ses chiffres et ses mensonges. Nous n'avons rien à cacher. Notre programme exprime les désirs ardents de millions d'ouvriers, de soldats et de paysans. Nous voulons une paix rapide sur la base de rapports honnêtes et d'une coopération totale de toutes les nations. Nous voulons l'abolition rapide de la suprématie du Capital. En révélant au monde entier la besogne des classes dirigeantes telle qu'elle s'exprime dans les documents secrets de la diplomatie, nous proposons aux travailleurs le mot d'ordre qui sera toujours la base de notre politique étrangère : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous"[31]. »

Les « négociations » de paix commencent donc par une partie de bras de fer, un échange de notes et des polémiques. Les ambassadeurs alliés avaient décidé, à l'unanimité, de ne pas tenir compte de la note et de demander à leurs gouvernements de ne pas y répondre, arguant que ce « prétendu gouvernement » avait été établi « par la force » et « n'était pas reconnu par le peuple russe ». Dans une lettre au général Doukhonine, les chefs des missions militaires alliées, rappelant l'engagement pris par le gouvernement russe de ne pas conclure d'armistice séparé, menaçaient des conséquences les plus graves[32]. Trotsky reprend alors la plume ; dans une riposte publiée le 12/25 novembre 1917, il rappelle la révocation de Doukhonine et caractérise la lettre des chefs des missions alliées comme une tentative d'intimidation du peuple russe pour « l'obliger à appliquer les traités conclus par le tsar et acceptés par les gouvernements de Milioukov-Kerensky-Terechtchenko ». Il adjure les travailleurs de ne pas avoir peur de ces menaces :

« Les nations épuisées d'Europe sont de notre côté. Toutes demandent une paix immédiate, et notre appel à l'armistice est une musique à leurs oreilles. Les peuples d'Europe ne permettront pas à leurs gouvernements impérialistes de nuire au peuple russe qui n'a commis d'autre crime que de vouloir la paix et affirmer la fraternité humaine. Que tous sachent que les soldats, ouvriers et paysans de Russie n'ont pas renversé le gouvernement du tsar et de Kerensky juste pour devenir de la chair à canon pour les alliés impérialistes[33] ! »

A peu près au même moment, le général Doukhonine est déposé par les gardes rouges et les soldats ralliés à Krylenko. Le 13/26 novembre, ce dernier envoie à travers les lignes allemandes les plénipotentiaires chargés de demander l'armistice auxquels les Allemands répondent positivement par la proposition de l'ouverture de pourparlers le 2 décembre. Krylenko donne immédiatement l'ordre de cessez-le-feu et d'organiser la fraternisation avec les troupes allemandes. Trotsky s'adresse aux gouvernements occidentaux, une fois de plus :

« Nous vous demandons devant vos propres peuples, devant le monde entier : êtes-vous d'accord pour nous rejoindre dans des pourparlers de paix ? [...] Nous en appelons aux peuples des pays alliés, et avant tout à leurs masses ouvrières : sont-ils d'accord pour prolonger ce massacre insensé et sans objet et pour courir aveuglément vers l'effondrement de la civilisation européenne ? [...] Nous voulons une paix universelle, mais si la bourgeoisie des pays alliés nous oblige à conclure une paix séparée, la responsabilité en incombera totalement à la bourgeoisie. Pour finir, nous appelons les soldats des pays alliés à agir sans perdre une heure : à bas la campagne d'hiver! A bas la guerre[34] ! »

Dans le même temps, il renouvelle aux gouvernements de l'Entente la proposition de se joindre aux pourparlers, faisant discrètement pression sur les diplomates et militaires des pays alliés pour les freiner dans la voie d'un engagement aveugle contre le gouvernement soviétique, ramenant pourtant sans faiblesse les militaires de la mission française à une attitude de réserve en expulsant un officier français trop bavard[35]. Toujours ferme, il joue son rôle de chef de la diplomatie soviétique telle qu'il la conçoit, c'est-à-dire en militant révolutionnaire, en agitateur pour le compte de la révolution.

Le 19 novembre/2 décembre 1917, à la première rencontre, à Brest-Litovsk, les négociateurs allemands proposent une trêve d'un mois, tandis que les représentants soviétiques demandent un report de cinq jours pour permettre aux puissances occidentales de se joindre aux négociations. Trotsky s'est aussitôt tourné vers les Alliés, et ces derniers n'ont pas répondu ; cela ne l'empêche pas de donner comme instructions aux délégués soviétiques de ne signer pour une trêve qu'à deux conditions : l'engagement des Puissances centrales de ne transférer aucune unité du front russe sur le front de l'ouest, et celui de laisser les Russes mener leur propagande de « fraternisation », c'est-à-dire d'agitation révolutionnaire en direction des soldats allemands et austro-hongrois. On se trouve alors à un moment difficile, proche de la rupture : le général Hoffmann, représentant de l'état-major allemand, commence par refuser. Trotsky confirme ses instructions : aucune concession n'est possible sur ces deux points. Il faut, d'une part, montrer au monde que les Soviétiques veulent un armistice « honnête » et non pas l'écrasement des Alliés à l'ouest ; il faut également se donner les moyens de gagner à la paix et à la révolution la masse des soldats des Puissances centrales. Finalement, après une nuit d'attente et d'incertitude, Hoffmann cède partiellement : il n'y aura pas de nouveau transfert de troupes, mais ceux en cours seront menés à bien ; par ailleurs la « fraternisation » et l'entrée du matériel de « fraternisation » se feront en un certain nombre de points limités, donc plus contrôlables, où des groupes de 25 hommes pourront se rencontrer et échanger informations, journaux, objets. Cet obstacle majeur levé, l'armistice est finalement signé le 20 novembre/3 décembre : il prend effet le 4 pour une durée de vingt-huit jours.

Trotsky assure l'orchestration de l'événement. Le 6/21 décembre, il fait savoir aux gouvernements alliés qu'ils ont encore la possibilité de se joindre le 9/22 aux pourparlers en vue de la paix. Le 8/21 décembre, au cours d'une réunion commune du comité central du parti, de l'exécutif des soviets, de celui des syndicats, du soviet et de la municipalité de Petrograd, il défend la politique du gouvernement dans un discours inspiré[36] :

« Il y a maintenant quatre années que l'humanité essaie d'échapper au cercle vicieux du massacre sans fin. La guerre a montré les hauts faits que les hommes peuvent accomplir, les terribles souffrances qu'ils peuvent endurer, mais elle a aussi montré toute la barbarie qui demeure encore dans l'homme d'aujourd'hui. Jamais le progrès technique n'a atteint de tels sommets qu'aujourd'hui : les hommes peuvent conquérir l'espace par le radio-télégraphe, ils peuvent voler dans les cieux avec des avions, sans peur des éléments – cependant qu'à terre, dans la boue jusqu'aux genoux, d'autres hommes regardent dans leurs jumelles sous l'œil vigilant des classes dirigeantes et font leur travail terrible et répugnant. L'homme, le maître de la nature, dans son abattoir, espionne un autre être humain dans ses jumelles et cherche à en faire sa proie. Voilà où l'homme est tombé dans cette guerre, bien bas. On ne peut pas ne pas avoir honte de l'humanité qui a progressé à travers tant d'étapes de développement culturel – christianisme, absolutisme, démocratie parlementaire – et qui a donné naissance à l'idée de socialisme et s'est pourtant laissée réduire en esclavage et s'entretue sauvagement sur ordre. Si cette guerre devait se terminer par la victoire de l'impérialisme, si les hommes retournaient à leurs taudis pour y vivre des miettes tombées des tables des classes possédantes, alors l'humanité ne serait pas digne de tous les efforts intellectuels qu'elle a faits pendant des milliers d'années. Mais ce ne sera pas, cela ne peut pas être.

« A la conférence de Zimmerwald, nous, les internationalistes, n'étions qu'un petit groupe d'une trentaine, impitoyablement traqués par les chauvins de tous pays. Il semblait que nous étions les derniers restes d'un grand chapitre et que tout le mouvement socialiste avait été noyé dans ce bain de sang nationaliste. Mais nous avons reçu une lettre de Karl Liebknecht, que les tyrans allemands avaient enfermé dans une forteresse, qui écrivait qu'il ne fallait pas nous laisser impressionner par le fait que nous fussions si peu nombreux ; qu'il était sûr que nous n'avions pas travaillé en vain ; que si des individus pouvaient être facilement balayés, la foi du peuple dans le socialisme révolutionnaire ne pouvait pas être détruite. En disant cela, il ne nous abusait pas, car chaque jour qui passe rapproche ce qu'il attendait. Je vous invite à vous joindre à moi en proclamant :

" Vive notre ami Karl Liebknecht, courageux combattant du socialisme[37] !" »

Puis il aborda la question de la paix sous l'angle du rythme de la révolution européenne, commencée avant les autres, dans la Russie « jeune, inculte et arriérée où pesait le plus oppressivement le poids de l'arbitraire tsariste ». Et il poursuivait :

« Les raisons qui ont conduit notre peuple à entrer en lutte existent dans tous les pays, indépendamment du tempérament national, et tôt ou tard, ces causes produiront les mêmes effets. Le fait que, pendant la guerre, nous ayons renversé le tsar et la bourgeoisie, que, dans un pays de 180 millions d'habitants, le pouvoir ait été pris par ceux qu'on méprisait il y a peu encore comme une petite bande – ce fait est d'une signification historique mondiale et les ouvriers de tous les pays s'en souviendront toujours. Le peuple russe, qui s'est rebellé dans le pays qui appartenait autrefois au gendarme de l'Europe (comme on appela ainsi autrefois respectueusement Nicolas), déclare qu'avec ses frères d'armes d'Allemagne, d'Autriche, de Turquie et d'ailleurs, il veut parler non le langage des canons, mais celui de la solidarité internationale des travailleurs. Il a annoncé à voix haute au monde entier qu'il n'a pas besoin de conquêtes, qu'il ne cherche à empiéter sur les possessions de personne, mais qu'il cherche seulement la fraternité des peuples et l'émancipation du travail. On ne peut enlever cela de l'esprit de ceux qui geignent sous le terrible fardeau de la guerre, et, tôt ou tard, ces masses viendront à nous, nous tendront leurs mains secourables. Et supposons même que les ennemis du peuple l'emportent sur nous, que nous périssions, que nous soyons foulés aux pieds et réduits en poussière, le souvenir de notre existence serait cependant conservé de génération en génération et pousserait nos enfants à continuer le combat[38]. »

Il reconnaît bien volontiers qu'il aimerait mieux négocier avec Rosa Luxemburg et Liebknecht qu'avec le général Hoffmann et le comte Czernin, mais la révolution n'est pas encore venue en Allemagne et personne ne peut reprocher aux bolcheviks de négocier avec Guillaume II, leur ennemi : « L'armistice a fait une brèche dans la guerre », mais « tant que la voix de la classe ouvrière allemande ne s'est pas fait entendre, la paix est impossible » :

« Nous sommes de plus en plus convaincus que les pourparlers de paix seront une arme puissante entre les mains des peuples dans leur lutte pour la paix. [...] Si nous nous trompons, si l'Europe continue à être silencieuse comme une tombe, et si ce silence donne à Guillaume la possibilité de nous attaquer et de nous dicter des conditions qui insulteraient la dignité révolutionnaire de notre pays, je ne suis pas certain, étant donné l'état de notre économie et le chaos général qui résulte de la guerre et des conflits internes, que nous pourrions nous battre je pense pourtant que nous le devrions. Pour nos vies, pour notre honneur révolutionnaire, nous nous battrions jusqu'à la dernière goutte de notre sang[39]. »

Tourné vers les puissances étrangères, il leur demande de comprendre que le peuple n'a pas fait la révolution et chassé le tsar et la bourgeoisie pour capituler ensuite devant les militaristes étrangers. Répondant aux accusations lancées en Occident contre le nouveau régime accusé de trahison pour être entré dans des négociations « séparées » :

« Comme on le sait, la délégation russe a beaucoup insisté pour que l'Allemagne ne transfère pas de soldats du front russe au front occidental. Le général Hoffmann a beaucoup protesté et essayé à toute force de rejeter ce point, mais nous sommes restés sur nos positions et à présent on ne transfère pas de troupes. [...] Nous n'avons pas non plus cédé quand les Allemands ont réclamé que nous cessions de faire de la propagande dans leurs troupes. Nous avons répondu que nous étions venus à Brest pour parler aux généraux allemands d'arrêter les opérations militaires, mais pas de la propagande révolutionnaire. Nos vraies négociations, elles se font avec les paysans et ouvriers allemands sous l'uniforme[40]. »

Les négociations de paix de Brest-Litovsk commençaient le lendemain 9/24 décembre. Le compte rendu fait par Trotsky était révélateur à la fois des doutes et hésitations qu'il nourrissait dans l'hypothèse où les Soviétiques se trouveraient confrontés à un « diktat » inacceptable, et de la détermination qui était la sienne de conduire cette bataille diplomatique comme un combat politique dans lequel l'action des masses – qu'il était possible de mobiliser, de pousser, de lancer en avant – allait constituer le facteur décisif.

Commentant la politique de paix des bolcheviks et la défense et illustration qu'en faisait Trotsky, l'un de ses biographes, Deutscher, écrit qu'il « commettait dans son analyse » une « erreur fondamentale dans sa façon de déchiffrer les perspectives stratégiques ». Selon lui, Trotsky, capable au début de la guerre de prévoir l'enlisement, l'enterrement de la guerre des tranchées, n'avait pas perçu le changement qualitatif introduit par l'entrée en guerre des Etats-Unis, C'est donc parce qu'il aurait été convaincu de l'impossibilité, pour aucun des deux camps en présence, de l'emporter, qu'il aurait véritablement cru possibles négociation générale et paix universelle[41]. Aucun texte ne vient étayer l'hypothèse ainsi émise. Dans son discours du 14/27 décembre, Trotsky assurait :

« L'impérialisme a fait faillite même au sens purement militaire, car trois ans et demi d'opérations militaires ont montré que la victoire à laquelle les impérialistes aspirent ne viendra pas et ne pourra pas venir. C'est pourquoi la révolution mondiale s'approfondit tous les jours qui passent, et pourquoi elle s'est déjà produite en Russie[42]

Le texte est clair : la « victoire impérialiste » qu'il exclut, c'est la victoire du type de celle à laquelle « les impérialistes aspirent », une victoire totale leur laissant les mains libres. On est loin du compte. En revanche, la « perspective stratégique fondamentale » est celle qui a été ouverte par la révolution russe. Dans une situation internationale où coexistent encore différentes variantes possibles – celle d'une paix séparée entre les Alliés et les puissances centrales n'étant nullement exclue –, c'est vers la poursuite en Europe de la révolution commencée en Russie que Trotsky s'est tourné. C'est à la renforcer, c'est à créer les conditions de son développement que le dirigeant révolutionnaire, le politique, l'agitateur, s'attache en ces semaines. C'est évidemment là que se trouve la clé du comportement politique qu'il va appliquer dans les semaines suivantes dans le cours des négociations.

En réalité, la politique extérieure des bolcheviks, telle qu'elle s'exprimait à travers l'action de Trotsky à ce moment-là, revenait en quelque sorte sur les divergences qui s'étaient exprimées dans les débuts de la guerre entre révolutionnaires internationalistes et notamment entre lui-même et Lénine. La thèse de ce dernier – inséparable de la politique d'ensemble des bolcheviks pendant la guerre et notamment de son mot d'ordre du « défaitisme révolutionnaire » – était la nécessité de « la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile ». De leur côté, Rosa Luxemburg et Trotsky, séparés par des nuances, préconisaient « la lutte pour la paix ». Fin 1917-début 1918, la politique des bolcheviks n'était évidemment plus celle de Lénine en 1914 – le parti avait pris le pouvoir – et elle ressemblait davantage à celle qu'avait préconisée Trotsky avec, au centre, l'exigence de la paix.

Bien entendu, c'est le fait qu'à travers la révolution russe victorieuse, la guerre impérialiste se soit transformée en guerre civile qui a donné au gouvernement bolchevique la capacité d'être en même temps la pointe avancée de la révolution et celle du combat pour la paix. Mais il faut reconnaître qu'à la fin de 1917, les dirigeants soviétiques combattent plus à court terme pour la paix que pour la révolution. Leur objectif n'est plus tout à fait la paix par la révolution, mais au moins en partie la révolution par la lutte pour la paix.

Le discours de Trotsky est-il parfaitement en accord avec les conditions nouvelles ? Déjà, au cours des mois de novembre et décembre, nous avons entendu Trotsky évoquer « la guerre révolutionnaire » qu'il faudrait mener contre l'impérialisme des Centraux si les exigences de ces derniers étaient « contraires à l'honneur révolutionnaire » de la révolution victorieuse. Avec la prise du pouvoir, le « défensisme révolutionnaire », cette idée si vigoureusement condamnée par Lénine après Février, acquiert tout naturellement droit de cité. Et celle de « guerre révolutionnaire » apparaît dans le débat.

Mais apparemment personne, pas même Trotsky, n'en a sérieusement étudié les données et ne s'y est préparé.

XIV. La paix… à tout prix ?[modifier le wikicode]

La signature de l'armistice et la fin des combats sur le front russe constituent pour les bolcheviks un succès incontestable, bien que fragile. L'armistice est en effet limité dans le temps et stipule l'ouverture de négociations de paix dans lesquelles les bolcheviks courent le risque d'être engagés seuls, donc vers une paix séparée, qui est loin d'être leur objectif. Pour la première fois, en outre, depuis qu'ils sont devenus des acteurs de premier plan sur la scène mondiale, ces derniers se trouvent confrontés à une équation avec plusieurs inconnues difficiles à évaluer.[43]

Quelle va être l'attitude des puissances de l'Entente vis-à-vis des négociations de paix proposées par les Russes ? Il semble que ces derniers aient beaucoup redouté un accord entre l'Entente et les Centraux, une réunification de l'impérialisme se tournant alors contre la révolution incarnée par le gouvernement bolchevique. Cela n'exclura pas, nous le verrons, des efforts de leur part pour entraîner l'Entente à les soutenir face à l'offensive allemande.

Quelle va être l'attitude de l'Allemagne et des alliés de la Quadruple Alliance vis-à-vis des pourparlers de paix ? Vont-ils cyniquement dicter une paix de conquêtes contraire au droit des peuples ? Ou plutôt, auront-ils la possibilité de s'engager dans cette voie sans se heurter à l'indignation des masses ouvrières allemandes et à leurs aspirations solidaires de la révolution russe ?

Last, but not least, les bolcheviks ont-ils réellement le choix ? L'armée russe s'étant démobilisée elle-même, ne sont-ils pas plus ou moins contraints d'accepter un diktat sous la menace ? Les soldats russes aspirent à la paix. Mais la veulent-ils à tout prix ? Seraient-ils éventuellement prêts à résister ? Peuvent-ils, temporairement au moins, donner le change et ne pas avouer qu'ils ne se battront pas ?

C'est à l'intérieur de ces variables – on pourrait dire de ces incertitudes – que doit s'insérer la politique soviétique. Les bolcheviks peuvent, en tenant la dragée haute aux Centraux dans les négociations, ouvrir une brèche dans le mur de la calomnie. En Occident, indiscutablement, une large fraction de travailleurs a été abusée par les calomnies faisant de Lénine et de Trotsky des agents allemands : un comportement ferme peut leur démontrer qu'au contraire ce sont d'irréductibles ennemis des Hohenzollern et du militarisme allemand. Par ailleurs, une attitude principielle dans les pourparlers, la dénonciation publique de la violence que l'impérialisme se prépare à imposer aux peuples peuvent leur permettre d'indigner – peut-être de mobiliser – une partie au moins des travailleurs allemands. Une telle attitude pourrait-elle influencer suffisamment les soldats allemands et austro-hongrois pour que leurs chefs hésitent à les lancer de nouveau dans la bataille ? Peut-on faire comprendre aux soldats du front que l'orientation vers la paix à tout prix et sa manifestation publique risquent de laisser les dirigeants révolutionnaires russes les mains vides face au chantage allemand à l'offensive dans le cours des pourparlers ?

Les négociations de paix commencent le 9/22 décembre, toujours dans le sinistre cadre de la forteresse de la ville de Brest-Litovsk, les plénipotentiaires logeant dans fortins ou baraques et se réunissant dans le mess des officiers. D'entrée, le porte-parole soviétique, A.A. Joffé, propose un nouveau report de dix jours pour laisser le temps aux Alliés de se joindre aux négociations au cas où ils changeraient d'avis. Puis il propose six points qui sont la base sur laquelle les Soviétiques suggèrent de mener les négociations : parmi eux, la renonciation aux annexions et indemnités, le rétablissement de l'indépendance politique des nations qui en ont été privées, y compris dans les colonies, la reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, le référendum étant considéré comme le moyen de trancher cette question, des lois protégeant les minorités nationales dans les Etats belligérants[44].

Les commissions continuent de travailler. Rompus à leur métier, les diplomates des Puissances centrales s'efforcent d'apprivoiser les délégués bolcheviques, de multiplier avec eux les conversations personnelles pour les sonder et s'informer : les repas pris en commun autour d'une même table facilitent cet investissement. Le 12/25 décembre, le comte Czernin donne la réponse aux propositions soviétiques : les Centraux acceptent la formule qui condamne les annexions, donc la paix démocratique, à condition, bien entendu, que l'Entente en fasse autant. Ils acceptent de se situer sur le terrain de l'autodétermination nationale, sauf en ce qui concerne les colonies et les territoires des peuples de minorités nationales qui étaient avant la guerre à l'intérieur de leurs frontières[45]. Leur position, on le verra, n'était pas exempte d'ambiguïté, mais elle constituait sans aucun doute pour les bolcheviks une reconnaissance importante de leurs principes. Commentant l'événement au conseil exécutif central des soviets le 14/27 novembre 1917, Trotsky souligne que le gouvernement allemand, en abandonnant ouvertement et publiquement, sous la pression de la révolution russe, ses visées annexionnistes, est en train d'amorcer une retraite. Il explique, de façon peut-être un peu triomphaliste :

« L'Allemagne ne cède pas seulement à la force de la vérité, mais à la peur de la révolution qui menace l'existence même du régime bourgeois. Depuis que nous avons jeté à la face de nos "alliés" les traités de brigandage qu'ils avaient conclus avec le gouvernement du tsar, nous avons démontré que nous ne connaissions qu'un unique contrat, sacré bien que non écrit, celui de la solidarité internationale du prolétariat. Par cette tactique, nous avons donné à la Révolution russe cette force immense qui hypnotise de plus en plus les masses prolétariennes d'Occident. Là, la bourgeoisie est encore puissante politiquement et surtout psychologiquement du fait des calomnies et des mensonges répandus par la presse qui est tout à fait entre ses mains, mais le peuple sait déjà que la Révolution russe l'a emporté et que l'Allemagne a reconnu sa victoire[46]... »

On comprend à Petrograd que le verbe importe, mais qu'il faut l'accompagner de gestes, même symboliques, et de tout ce qui peut frapper l'imagination des peuples. Le 30 novembre/13 décembre 1917, est promulgué le décret n° 112 destiné à la publication immédiate et dont le sens est très clair :

« Considérant que le pouvoir soviétique se place sur le terrain des principes de la solidarité internationale et de la fraternité des travailleurs de tous les pays, que la lutte contre la guerre et l'impérialisme ne peut être menée à la victoire complète qu'à l'échelle internationale, le conseil des commissaires du peuple estime nécessaire de venir en aide par tous les moyens possibles, y compris financiers, à l'aile gauche internationaliste du Mouvement ouvrier dans tous les pays, indépendamment du fait que ces Etats se trouvent en guerre contre la Russie ou parmi ses alliés ou encore chez les neutres. Pour cela le conseil des commissaires du peuple décide de mettre à la disposition des représentants étrangers du commissariat aux affaires étrangères la somme de 2 millions de roubles pour les besoins du mouvement révolutionnaire international[47]. »

Le décret est signé Lénine et Trotsky. Les autres mesures prises au même moment ne sont pas moins spectaculaires. Le 6/19 décembre, ce sont la décision de commencer la démobilisation sans attendre l'issue des pourparlers, celle de libérer des camps et du travail obligatoire les prisonniers de guerre allemands et austro-hongrois, autorisés à circuler librement et à travailler. Puis c'est l'annulation du traité anglo-perse de 1907, qui prévoyait le partage de la Perse et, le 10/23 décembre, l'ordre d'évacuer les troupes russes qui occupent la partie septentrionale de ce pays. C'est dans la même période que Trotsky donne instruction à Joffé de réclamer le transfert des négociations à Stockholm ou dans une autre ville de pays neutre pour qu'elles puissent se dérouler sous les yeux du monde avec la participation sans entraves de la presse : la ligne est la même, il s'agit de faire de ces négociations non seulement une tribune où l'on expose son point de vue, mais une démonstration.

Cette politique implique que l'on gagne du temps et que les négociations durent le plus longtemps possible pour que propagande et agitation produisent leur effet. Le gouvernement soviétique charge Karl Radek, citoyen autrichien, exclu du Parti social-démocrate allemand où il a été un des éléments de « la gauche », d'assurer préparation et édition du matériel destiné à l'agitation révolutionnaire dans les rangs des armées allemande et austro-hongroise, L'autre décision est d'envoyer Trotsky à Brest-Litovsk : il n'est possible de gagner du temps, constate Lénine, que si quelqu'un s'en occupe, et Trotsky aura sans doute ce talent.

Il s'agit en fait de gagner du temps pour les derniers moments, ceux qui sont décisifs, C'est encore à Trotsky qu'il revient d'essayer, en une tentative presque désespérée, de convaincre les soldats du front d'épauler le gouvernement en tenant pour la « dernière minute essentielle ». Devant l'exécutif central, il s'adresse aux soldats du front en utilisant tous les arguments possibles :

« A la veille des journées d'Octobre, nous avons juré que nous arracherions les vêtements des bourgeois, que nous enlèverions le pain de l'arrière et que nous l'enverrions aux hommes dans les tranchées. Le temps est venu de le faire […]. Nous promettons aux représentants des soldats du front toute l'aide possible, Nous leur disons : dites-leur, dans les tranchées, que les difficultés du moment ne sont que les douleurs de l'enfantement que la patrie doit traverser pour obtenir une nouvelle vie libre et belle.

« Tenez bon pour la dernière minute essentielle, Que le soldat allemand sache que nous avons une armée nouvelle, sans chefs, sans punitions, une armée qu'on ne mène pas au bâton, que, de notre côté du front, chaque soldat est un citoyen pénétré de conscience révolutionnaire et ce qu'une telle armée est capable de réaliser. Elle tient les tranchées avancées du mouvement révolutionnaire mondial. Ses drapeaux sont ceux de la libération mondiale des travailleurs et personne ne nous les arrachera des mains. Vive l'armée révolutionnaire ! Vive la marine révolutionnaire[48] ! »

Avant de partir pour Brest-Litovsk, Trotsky a un bref entretien avec Lénine, à Smolny :

« La question de signer ou de ne pas signer fut, pour l'instant, laissée de côté: on ne pouvait savoir quelle serait la marche des conférences, quel effet elles produiraient en Europe, quelle nouvelle situation allait en résulter. Et nous ne renoncions pas, bien entendu, à l'espoir d'un rapide développement révolutionnaire[49]. »

Trotsky emmène avec lui Karl Radek. Sadoul, un diplomate français, l'explique par des confidences qu'il lui aurait faites:

« Il a confiance dans sa très vive intelligence, dans sa loyauté politique, et il est convaincu que l'intransigeance et la fougue de cet énergique passionné tonifieront les Joffé, Kamenev et autres délégués russes, plus doux et plus mous[50]. »

Le fait que Radek soit citoyen de l'empire austro-hongrois, qu'il ait été exclu du Parti social-démocrate allemand avant la guerre, fait en outre de sa présence dans la délégation soviétique un défi au chauvinisme germano-autrichien, une proclamation d'internationalisme sans phrases. Radek lui-même en rajoute en se mettant, à peine descendu du train, à distribuer des tracts aux militaires autrichiens et allemands. Le voyage est instructif. Trotsky raconte :

« Quand je passai la ligne des tranchées, pour la première fois, sur le chemin de Brest-Litovsk, nos camarades, malgré tous les avertissements et les exhortations qui leur avaient été adressés, ne réussirent pas à organiser une manifestation plus ou moins significative pour protester contre les exigences excessives de l'Allemagne : les tranchées étaient presque vides, personne n'osa dire un mot, même sous une forme conditionnelle, au sujet d'une prolongation de la guerre. La paix, la paix, coûte que coûte[51] ! »

Dès son arrivée à Brest-Litovsk, Trotsky, par son attitude et ses premières décisions, signifie que quelque chose est changé. Il refuse poliment l'invitation du prince Léopold de Bavière et fait connaître que les représentants russes prendront désormais leurs repas entre eux[52]. En quelques heures, il réussit à donner à tous le sentiment que, si l'on négocie, à Brest, c'est entre ennemis.

Dès la première session, le 27 décembre 1917/9 janvier 1918, s'engage un débat aux allures de marathon dans lequel les plénipotentiaires des Centraux découvrent en Trotsky un adversaire redoutable dont ils ne comprennent pas pourtant au premier abord les objectifs et les moyens. D'entrée, le ministre allemand Kühlmann a confirmé que son gouvernement avait accepté une paix sans indemnité ni sanction, mais souligné que cette position n'était valable que dans le cas d'une paix générale. Il rejette catégoriquement la demande des Russes de transférer les négociations dans un pays neutre : les pourparlers doivent se poursuivre sur place. Puis, suivi avec une martiale détermination par le représentant de l'état-major, le général Hoffmann, il s'en prend à la propagande révolutionnaire anti-allemande des Soviétiques[53]. Défi supplémentaire : le lendemain, les représentants de la Rada d'Ukraine – le gouvernement qui vient de traiter au nom de l'Ukraine avec les Allemands et que ces derniers veulent jeter dans les pieds des bolcheviks – sont présents[54].

Trotsky déjoue tous les pièges. Il n'est pas question pour lui de se laisser entraîner à discuter de la représentativité des gens de la Rada dont il escompte que les bolcheviks ukrainiens vont venir à bout très vite. Il n'a, en vertu de ses principes, aucune objection à la présence d'une délégation ukrainienne. Il refuse, bien entendu, avec une fermeté décourageante pour l'adversaire, de présenter des excuses ou d'envisager des mesures restrictives pour la propagande révolutionnaire anti-impérialiste qui déplaît aux autorités allemandes. Son gouvernement l'a envoyé ici pour discuter des conditions de la paix, non de sa politique. D'ailleurs il n'a pour sa part aucune objection à ce que le gouvernement allemand ou ses alliés fassent de la propagande contre-révolutionnaire en direction des troupes russes. Enfin, s'étant prononcé pour la discussion la plus large, il souhaite que rien ne vienne la restreindre.

Sur la question de la paix « démocratique », il se fait ironique et même sarcastique aux dépens du gouvernement allemand, brutalement « converti » après avoir rêvé de conquêtes et d'annexions. Les révolutionnaires, eux, n'ont pas changé de principes en dix jours. Trotsky souligne le lien entre ce reniement des principes, à peine affirmés, que vient de commettre le gouvernement allemand, et la volonté des Centraux d'isoler les négociateurs à Brest, de façon à dissimuler le plus possible au monde le véritable enjeu des négociations et la conduite de chacun. Il tourne en ridicule l'affirmation de Kühlmann selon laquelle la tenue de la conférence à Brest-Litovsk permettrait de mieux assurer la sécurité des délégués soviétiques que dans n'importe quelle ville d'un pays neutre. Il analyse la volonté allemande de dicter ses conditions, visible dans la nouvelle attitude des négociateurs, comme une volonté de profiter de leur supériorité numérique momentanée. Pourtant, il se plaît à souligner combien « force » et « faiblesse » sont relatives : l'importance des stocks et le tracé des lignes militaires sont appelés à se modifier. Il le répète : les délégués soviétiques sont venus à Brest-Litovsk pour tenter de conclure une paix démocratique, pour savoir « si la paix est possible sans violences à l'égard de la Pologne, de la Lituanie, de la Lettonie, de l'Estonie, de l'Arménie et autres pays à qui la révolution russe a promis le droit intégral d'autodétermination[55] ».

Les sessions succèdent les unes aux autres, et les diplomates centraux vont aller de surprise en surprise. Trotsky proteste contre une phrase du projet de traité qui parle de préserver l' « amitié » entre les signataires : il rejette ce qu'il considère comme un style ornemental et conventionnel, déplacé dans un tel document d'affaires. Kühlmann intervient pour assurer que l'Allemagne a, en fait, réglé la question de la Pologne et des Etats baltes en se conformant à leur droit d'autodétermination : il pense ainsi faire un geste en direction des bolcheviks, en les aidant à sauver la face. Trotsky rétorque qu'il faut appeler les choses par leur nom et que c'est une politique d'annexion ! Alors Kühlmann arrête là l'échange. Hoffmann ne trouve non plus rien à dire quand le commissaire du peuple aux Affaires étrangères lui rappelle au passage qu'il est personnellement condamné par contumace aux yeux de la loi allemande pour « injures » à Sa Majesté le Kaiser. Ils n'ont rien non plus à répondre quand il affirme qu'il n'y a pas d'autodétermination possible dans un pays occupé par des forces étrangères : l'évacuation des troupes d'occupation est le préalable incontournable de toute décision d'autodétermination[56]. Au passage, Trotsky démontre toute sa virtuosité manoeuvrière, souligne les contradictions, attise les oppositions entre Vienne et Berlin, entre la chancellerie et l'état-major allemand, se gausse cruellement de ses interlocuteurs qui affirment l'indépendance réelle de gouvernements fantoches qui ne sont même pas représentés à une conférence qui va trancher leur sort. Il donne acte au général Hoffmann, qui a prononcé une très violente intervention – dont il est très satisfait – sur le fait que le gouvernement soviétique repose sur la force. Il ajoute :

« Je dois cependant protester fermement contre l'affirmation totalement fausse selon laquelle nous avons mis hors la loi ceux qui ne pensent pas comme nous. Je serais très heureux d'apprendre que la presse social-démocrate en Allemagne jouit de la liberté dont nos adversaires et la presse contre-révolutionnaire jouissent dans notre pays, Ce qui, dans notre conduite, heurte et mécontente les autres gouvernements, est le fait que nous arrêtons non les ouvriers qui se mettent en grève, mais les capitalistes qui décident le lock-out contre eux, que nous ne fusillons pas les paysans qui revendiquent les terres, que nous arrêtons les propriétaires et officiers qui essaient de fusiller les paysans[57] ! »

Le plan de Trotsky se réalise ainsi peu à peu : il gagne du temps, ce qui était son premier objectif. Quant aux perspectives dans lesquelles il mène cette bataille de retardement, il les explique, dans Ma Vie et dans son Lénine :

« Il était clair que, si la bourgeoisie et la social-démocratie de l'Entente réussissaient à jeter dans les masses ouvrières des doutes sur notre compte, cela faciliterait extrêmement dans la suite une intervention militaire de l'Entente contre nous. J'estimais par conséquent qu'avant de signer une paix séparée, si c'était pour nous absolument inévitable, il était indispensable de donner, coûte que coûte, aux ouvriers d'Europe une preuve incontestable de la haine mortelle qui existait entre nous et les gouvernements de l'Allemagne[58]. »

Il poursuit :

« C'est précisément sous l'influence de ces motifs que j'arrivai, à Brest-Litovsk, à l'idée d'une démonstration "instructive" qui se traduisait par la formule : nous terminons la guerre, mais nous ne signons pas la paix[59]. [...] Je raisonnais ainsi : si l'impérialisme allemand est incapable de faire marcher contre nous ses troupes, cela signifiera que nous avons remporté une victoire aux conséquences incalculables, Si au contraire il est encore possible au Hohenzollern de nous porter un coup, nous aurons toujours le temps de capituler assez tôt. Je pris conseil des autres membres de la délégation dont Kamenev, je fus approuvé et j'écrivis à Lénine. Il me répondit: "Quand vous viendrez [...], nous en parlerons[60] ". »

Ils allaient en effet en parler. Le 5/18 janvier, l'homme de l'état-major allemand, le général Hoffmann, coupe court brusquement à tous les débats en déposant sur la table de la conférence une carte sur laquelle est indiquée en bleu la ligne au-delà de laquelle il n'y aurait pas de retrait des troupes allemandes avant l'achèvement de la démobilisation russe[Note du Trad 1]; la ligne n'était pas tracée sur la partie sud de la carte, la décision, selon Hoffmann, étant du ressort des négociations entre les Centraux et la Rada d'Ukraine – laquelle, avec la chute de Kiev, venait pourtant de subir une défaite décisive[61].

Trotsky dénonce immédiatement cet ultimatum et la volonté brutale d'annexion qu'il ne cherche même pas à dissimuler :

« L'Allemagne et l'Autriche veulent détacher des positions de l'ancien Empire russe un territoire comprenant plus de 150 000 verstes carrées. Ce territoire inclut l'ancien Royaume de Pologne, la Lituanie et des zones importantes habitées par des Ukrainiens et des Biélorussiens. Pire encore, la ligne tracée sur la carte coupe en deux le territoire habité par les Lettons et sépare les Estoniens des îles de ceux du continent. Dans ces régions, l'Allemagne et l'Autriche doivent maintenir un régime d'occupation militaire appelé à se prolonger non seulement jusqu'à la conclusion de la paix avec la Russie, mais aussi après la conclusion d'une paix générale. En même temps, ces Puissances se refusent à toute déclaration portant sur le moment et les conditions de l'évacuation. Ainsi, la vie interne de ces provinces va rester pendant une période de temps indéfinie aux mains des puissances occupantes et le développement politique de ces régions suivra un cours qui leur sera dicté par ces puissantes Puissances. Il est clair que. dans de telles conditions, la libre expression de la volonté des Polonais, des Lituaniens et des Lettons se révélera illusoire, et cela signifie que les gouvernements d'Autriche et d'Allemagne prennent dans leurs propres mains la destinée de ces nations[62]

A la fin de la séance, il demande au nom de la délégation soviétique, une suspension des travaux de la commission politique : il veut pouvoir se rendre à Petrograd en consultation. Sa demande est acceptée.

C'est le même jour que se réunit à Petrograd l'Assemblée constituante, élue, après plusieurs reports successifs, le 12/25 novembre, trois semaines après la prise du pouvoir par les bolcheviks au nom des soviets. Le caractère particulier de la consultation apparaît dans le seul fait que les s.r. de gauche, désormais membres du gouvernement avec les bolcheviks, figurent dans cette compétition électorale sur les mêmes listes que les s.r. de droite qui dénoncent l'insurrection d'Octobre comme un coup d'Etat et nient toute légitimité au pouvoir qui en est issu. Les résultats n'en sont pas moins intéressants. Les social-révolutionnaires en général, le bloc des s.r. et de leurs sympathisants a obtenu 20 690 742 voix, contre 9 844 637 aux bolcheviks, 1 364 826 aux mencheviks, 601 707 aux diverses formations social-démocrates, 1 986 601 aux Cadets, 1 262 418 aux formations conservatrices russes et 2 620 967 aux formations allogènes. Les députés se répartissent ainsi : 299 s.r. de Russie, 81 s.r. d'Ukraine, 39 s.r. de gauche, 168 bolcheviks, 18 mencheviks et 4 social-démocrates « divers », 15 cadets, conservateurs et 77 représentants de formations allogènes. Minoritaires dans l'ensemble du pays avec 23,9 % des voix, les bolcheviks n'en sont pas moins majoritaires dans toutes les régions décisives de l'empire et dominent de façon hégémonique les villes et le centre géographique du pays[63].

On sait que les bolcheviks, décidés à ne pas laisser remettre en cause l'insurrection et les premières « conquêtes » du régime soviétique, se décidèrent finalement à disperser l'Assemblée constituante si celle-ci s'opposait résolument au régime soviétique et à ses mesures essentielles. Dirigée par un matelot anarchiste, la garde de la Constituante se chargea de la dispersion, après le vote de résolutions démontrant que les s.r. et la majorité des Constituants n'avaient rien appris ni rien oublié. Quand Trotsky arriva à Petrograd le 7/20 janvier, l'affaire était encore au centre des préoccupations de tous. Il était évidemment solidaire des décisions du gouvernement et de la dissolution de l'Assemblée constituante, décision à laquelle il n'avait eu nulle part mais qu'il allait défendre sans faiblesse par la suite. Pour le moment en tout cas, elle aggravait sans aucun doute sa position de négociateur : elle fut en effet interprétée par les sphères dirigeantes à l'étranger comme la preuve que les bolcheviks, recourant à la force pour écarter leurs adversaires « défensistes », étaient maintenant résolus à conclure la paix à tout prix. Trotsky écrit sur ce point :

« La dissolution de l'Assemblée constituante, au début, gâta beaucoup notre situation internationale. Elle montrait aux Allemands que nous étions vraiment disposés à terminer la guerre à quelque prix que ce fût. [...] Quelle impression cette même dissolution pouvait-elle produire sur le prolétariat des Alliés ? [...] Voici que les bolcheviks dispersaient l'Assemblée constituante "démocratique", pour conclure avec le Hohenzollern une paix humiliante, asservissante, alors que la Belgique et le nord de la France étaient occupés par les armées allemandes[64]... »

Son souci de faire une « démonstration » aux yeux du prolétariat européen allait devenir l'un des aspects de la crise profonde ouverte au sein du parti par l'ultimatum du général Hoffmann et son propre retour en consultation...

Trotsky a raconté, dans Lénine et dans Ma Vie, ses discussions en tête-à-tête avec Lénine, au lendemain de son arrivée à Petrograd le 7/20 janvier 1918 :

« – Tout cela est fort séduisant (disait Lénine), et même on ne pourrait rien souhaiter de mieux si le général Hoffmann était incapable de faire avancer ses troupes contre nous. Mais il y a peu d'espoir qu'il en soit ainsi. Le général trouvera pour son offensive des régiments spécialement composés de paysans riches bavarois, et en faut-il autant que cela pour se battre ? Vous dites vous-même que les tranchées sont vides. Et si les Allemands recommencent tout de même la guerre ?

– Alors, nous serons forcés de signer la paix, mais il sera clair pour tout le monde que nous n'avions pas d'autre issue. Cela suffira pour ruiner la légende qui montre une soi-disant liaison en coulisse entre nous et le Hohenzollern.

– Il y a certes là des avantages, mais c'est pourtant trop risqué. Actuellement, il n'y a rien au monde de plus important que notre révolution : il faut coûte que coûte la mettre hors de danger[65]. »

Il apparaît très vite que la situation est sérieusement compliquée par la situation dans le parti où, dès les premières informations concernant les exigences de Hoffmann, s'est développée de façon majoritaire l'idée de rejeter les conditions ainsi dictées et de reprendre les armes, si nécessaire pour une « guerre révolutionnaire », comme l'ont au fond assuré ou laissé entendre les dirigeants du parti au cours des mois précédents. L'unité du parti elle-même est en jeu. Trotsky poursuit son témoignage :

« – Si le comité central décide de souscrire aux conditions allemandes uniquement sous l'influence d'un ultimatum verbal, lui disais-je, nous risquons de provoquer une scission dans le parti. Il est indispensable de dévoiler le véritable état de choses à notre parti autant qu'aux ouvriers d'Europe... Si nous rompons avec ceux de gauche, le parti donnera de la bande sur la droite : car enfin, il est hors de doute que tous les camarades qui avaient pris nettement position contre l'insurrection d'Octobre et se sont prononcés pour le bloc des partis socialistes, se sont trouvés partisans sans réserves de la paix. [...] Il y a parmi les communistes de gauche beaucoup qui ont joué un rôle militant des plus actifs dans la période d'Octobre, etc.

– C'est indiscutable, répondit Vladimir Ilyitch. Mais ce qui se décide en ce moment, c'est le sort de la révolution. Nous rétablirons l'équilibre dans le parti, mais, avant tout, il faut sauver la révolution, et on ne peut la sauver qu'en signant la paix. Mieux vaut une scission que le danger de voir la révolution écrasée par la force militaire. Les lubies de la gauche passeront, et ensuite – même s'ils vont jusqu'à provoquer la scission, ce qui n'est pas absolument inévitable –, ils reviendront au parti. Mais si les Allemands nous écrasent, personne ne nous ramènera... Enfin, mettons que votre plan soit accepté. Nous avons refusé de signer la paix. Et alors, les Allemands prennent l'offensive. Que faites-vous dans ce cas ?

– Nous signons la paix sous la contrainte des baïonnettes. Alors le tableau se dessine clairement pour la classe ouvrière du monde entier.

– Et vous ne soutiendrez pas alors le mot d'ordre de la guerre révolutionnaire ?

– Jamais.

– Si l'affaire se présente ainsi, l'expérience peut en être beaucoup moins périlleuse déjà. Nous risquons de perdre l'Estonie ou la Lettonie. Des camarades estoniens sont venus me voir, et ils m'ont raconté comment ils avaient assez heureusement entrepris la construction socialiste dans les colonies agricoles. Il sera très regrettable de sacrifier l'Estonie socialiste – ajoutait Lénine d'un ton ironique – mais il le faudra, je pense, pour la bonne cause de la paix, en venir à ce compromis.

– Mais en supposant que la paix soit signée immédiatement, est-ce que cela supprime la possibilité d'une intervention militaire en Estonie ou en Lettonie ?

– Admettons, mais c'est une simple possibilité, tandis que, dans l'autre, c'est une presque certitude. Moi, en tout cas, je me prononcerai pour la signature immédiate, c'est plus sûr[66]. »

Dès le 13/21 janvier une première réunion de responsables du parti – membres du comité central et délégués au IIIe congrès des soviets – a étudié la question et émis un vote indicatif, après avoir écouté les options proposées. Lénine demande l'acceptation pure et simple des conditions allemandes, seule position réaliste selon lui, conforme à la volonté des soldats-paysans, et qui ne compromet pas pour autant les chances de la révolution allemande à venir. Boukharine, au nom des opposants qu'on va appeler les « communistes de gauche », dénonce dans la signature d'une paix séparée un coup porté à la révolution européenne et en particulier allemande ; il préconise la « guerre révolutionnaire » dont il pense qu'elle est la seule perspective alternative que le parti ait présentée depuis octobre. Trotsky enfin, conformément à ses conclusions de Brest, propose de mettre fin à la guerre sans pour autant signer la paix.

Au vote – indicatif seulement –, Lénine obtient 15 voix, Trotsky 16 et Boukharine 32[67]. Selon le témoignage de Trotsky, sur plus de deux cents soviets consultés, seuls ceux de Petrograd et de Sébastopol se prononcent pour la paix : la décision de signer, va, en fait, contre toute la propagande et l'agitation menées au cours des semaines écoulées[68]. Va-t-elle aussi contre le sentiment des masses regroupées autour des soviets ?

Au comité central du 9/22 janvier 1918, la discussion est particulièrement âpre. Dzerjinski, Boukharine, Ouritsky, attaquent la position de Lénine, l'accusent d'exprimer « un point de vue russe étroit », de sacrifier la révolution allemande. Zinoviev, Staline, Sokolnikov se prononcent pour la paix, les deux premiers assurant qu'il n'existe pas en Occident de montée révolutionnaire qu'il faudrait préserver ou protéger. Lénine exprime des réserves sur les perspectives des mouvements de grève d'Allemagne et d'Autriche – argument favori des amis de Boukharine – et leurs chances de s'élargir en un mouvement révolutionnaire. Mais il prend aussi ses distances à l'égard de Zinoviev et de Staline : s'il est, lui, pour la signature immédiate de la paix, c'est simplement parce que la révolution n'a pas encore atteint le même niveau de développement révolutionnaire. La révolution européenne est encore à l'état embryonnaire, bien qu'elle se développe, alors que la révolution russe, elle, est un enfant déjà né qui se porte bien : c'est de cet enfant vivant qu'il faut se préoccuper d'abord, ce qui permettra de mener l'autre à terme. La question de savoir s'il faut ou non accepter les conditions allemandes n'est pas résolue par le vote. Le comité central repousse d'abord assez largement la motion en faveur d'une guerre révolutionnaire. Puis il approuve, par 12 voix contre une, celle de Zinoviev, et vote une motion de Lénine pour continuer les négociations. Finalement, par 9 voix contre 7, il se rallie à la position de Trotsky d'arrêter la guerre sans signer la paix[69]. A la veille de son départ pour Brest, devant le IIIe congrès des soviets, le 13/26 janvier 1917, celui-ci réaffirme donc une position officielle qui ne répond pas à la situation réelle ni même à son analyse personnelle à ce moment-là :

« Nous allons lutter avec vous pour une paix démocratique honnête. Nous allons les combattre, et ils ne nous font pas peur avec leur menace d'une offensive. Ils n'ont aucune certitude que les soldats allemands vont les suivre. Nous allons réaliser notre programme de démobilisation de la vieille armée et de formation d'une Garde rouge. Si les impérialistes allemands essaient de nous écraser avec leur machine de guerre, nous appellerons nos frères de l'Occident : "Entendez-vous" et ils nous répondront : "Nous entendons"[70]. »

Trotsky repart de Petrograd pour Brest-Litovsk le 15/28 janvier 1918. Peut-être espère-t-il que les grèves qui se sont déclenchées à Berlin et où s'exprime la protestation des ouvriers contre la politique du gouvernement impérial peuvent constituer un facteur favorable, mais sans doute voit-il clairement les limites d'une telle orientation... Les négociations reprennent le 18/30 janvier, et, le 26 janvier/8 février, est signé le traité avec la Rada ukrainienne. C'est le 28 janvier/10 février que Trotsky se décide à franchir le pas, devant la commission politique. Il commence, en bon propagandiste, à rappeler la caractérisation de la guerre faite par les bolcheviks et confirmée, selon lui, par les pourparlers de paix :

« Les peuples attendent avec impatience les résultats des pourparlers de paix à Brest-Litovsk. Ils demandent comment va se terminer cette auto-annihilation sans précédent de l'humanité provoquée par l'égoïsme et la soif de pouvoir des classes dirigeantes. Si l'un des deux camps a, un jour, lutté dans cette guerre pour se défendre, il y a bien longtemps que ce n'est plus vrai. Quand la Grande-Bretagne s'empare de colonies africaines, de Bagdad et de Jérusalem, elle ne mène pas une guerre défensive. Quand l'Allemagne occupe la Serbie. la Belgique, la Pologne, la Lituanie et la Roumanie et s'empare des îles Mousson, ce n'est pas non plus une guerre défensive. C'est une lutte pour le partage du monde. C'est maintenant clair, plus clair que jamais[71]. »

Il évoque « le retour du soldat pour cultiver au printemps cette terre que la révolution a prise au seigneur» et qu'elle lui a donnée. Il célèbre « le retour de l'ouvrier » qui va fabriquer « désormais non pas des outils de destruction, mais des outils de construction » et pouvoir ainsi « construire, avec celui qui cultive la terre », une nouvelle économie socialiste. Il lance alors sa fameuse déclaration de retrait de la guerre sans signature de la paix :

« Nous déclarons à tous les peuples et gouvernements que nous sortons de la guerre. Nous publions des ordres pour la démobilisation complète des troupes qui sont aujourd'hui en face des armées de l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie, de la Turquie et de la Bulgarie. Nous attendons, confiants que toutes les nations vont bientôt suivre nos pas.

« Nous annonçons en même temps que les conditions de paix qui nous sont offertes par l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie sont fondamentalement opposées aux intérêts de tous les peuples [...]. Les peuples de Pologne, de Lituanie, de Courlande et d'Estonie, considèrent ces conditions comme une violation de leur volonté, tandis qu'elles constituent pour la Russie une menace perpétuelle. Les peuples du monde, guidés par leurs convictions politiques et leurs instincts moraux, condamnent ces conditions et attendent le jour où les classes ouvrières établiront leurs propres formes de coopération pacifique des peuples. Nous refusons de sanctionner ces conditions que l'épée de l'impérialisme allemand et austro-hongrois est prêt à inscrire dans les corps vivants des peuples concernés. Nous ne pouvons engager la signature de la Révolution russe sous des conditions qui apportent oppression, chagrin et souffrance à des millions d'êtres humains [...].

« Au nom du soviet des commissaires du peuple, le gouvernement de la République fédérée russe informe par la présente les gouvernements et peuples en guerre avec lui, ainsi que les Alliés et les neutres, que, tout en refusant de signer la paix d'agression, la Russie déclare en même temps la guerre terminée avec l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Turquie. Les ordres pour la démobilisation générale ont déjà été donnés[72]. »

La conférence reste sans voix : seul le général Hoffmann explose en lâchant un « Unerhört » (inouï) de stupéfaction[73]. Il y a le lendemain beaucoup de flottement à la réunion des Centraux : Hoffmann est le seul à défendre l'idée d'une reprise de la guerre contre la Russie. Kühlmann comme Czernin y sont nettement opposés, car ils redoutent tous deux les réactions, notamment intérieures, à une telle agression. Les délégués bolcheviques partent de Brest persuadés qu'ils ont gagné. Seul Trotsky n'exclut pas la possibilité d'une attaque allemande ; il pense seulement que l'action de la délégation l'a rendue très difficile[74]. L'historien britannique E.H. Carr pense que « le geste de Trotsky fut apparemment plus proche du succès qu'on ne le sut à l'époque[75] ». Il souligne que l'optimisme de la majorité des délégués soviétiques ne manquait pas de fondement.

Ce n'est finalement que le 13 février[Note du Trad 2], à la suite d'une réunion de responsables civils et militaires autour de Guillaume II à Bad Homburg, que fut prise la décision de mener l'offensive préconisée par Hoffmann et l'état-major. Ce même jour, Trotsky rendait compte à l'exécutif central qui adoptait une motion Sverdlov approuvant l'action de la délégation. Il raconte dans Ma Vie :

« Lénine était très satisfait du résultat obtenu.

– Mais ne nous tromperont-ils pas, demanda-t-il.

D'un geste, nous donnions à comprendre que cela ne nous paraissait pas probable.

- Alors ça va, dit Lénine. S'il en est ainsi, tant mieux. Les apparences sont sauvées et nous voilà sortis de la guerre"[76]. »

L'illusion fut de courte durée. Une semaine plus tard, le général Hoffmann, à Brest, fit savoir au général Samoilo qu'il reprendrait les hostilités le lendemain[77]. Immédiatement informé, Lénine assura à Trotsky qu'il ne restait plus qu'à signer aux anciennes conditions, si toutefois les Allemands n'avaient pas décidé de faire payer plus cher. Fidèle à sa recherche d'une « démonstration », Trotsky insista pour laisser se développer l'offensive allemande, « afin que les ouvriers d'Allemagne et ceux des pays de l'Entente pussent constater que cette attaque était un fait et non pas une simple menace ». Il ne convainquit pas Lénine, pour qui « il n'y a pas une heure à perdre[78] ». Pour le moment, Lénine était très isolé ; l'historien britannique Wheeler-Bennett note :

« Rien n'était favorable à son point de vue dans la nouvelle situation, car la réaction à partir de l'optimisme exalté allait plutôt vers une guerre révolutionnaire que vers une paix immédiate. Les quartiers ouvriers de Petrograd et de Moscou étaient soulevés d'indignation par la nouvelle offensive allemande, et leur colère n'était nullement dirigée contre ceux qui leur avait dit qu'une telle offensive était impossible. Au cours des jours et des nuits tragiques qui suivirent le 17 février, les ouvriers étaient prêts à s'engager par dizaines de milliers pour défendre la révolution, mais il n'existait pour un tel mouvement aucune organisation[79]. »

Le comité central du 17 février est dramatique. D'entrée, Lénine propose une résolution pour l'acceptation immédiate des conditions allemandes. Elle est repoussée par 5 voix contre 6 : Trotsky a voté contre et propose à son tour une motion décidant de reporter les négociations jusqu'à ce que l'offensive allemande se soit réellement développée et qu'il soit possible d'apprécier l'effet produit sur les masses, en Russie, dans les pays de l'Entente et chez les Puissances centrales. Comme il est, de fait, l'arbitre de ces votes, sa motion est adoptée par 6 voix contre 5. Lénine interroge alors ses camarades : « Si l'offensive allemande se concrétise et s'il n'y a pas de soulèvement révolutionnaire en Allemagne et en Autriche, allons-nous signer la paix[80] ? » Placés ainsi au pied du mur, les partisans de la « guerre révolutionnaire » faiblissent. Comme il a promis à Lénine de le faire si on en arrive là, Trotsky change de camp et vote avec Lénine. Il y a quatre abstentions, dont celle de Boukharine ; seul, Joffé vote contre.

Le 18 février n'apporte que de mauvaises nouvelles : l'annonce de la chute de Dvinsk et de Luck, l'avance de l'armée allemande en Ukraine, le calme sur le front des grèves en Europe. Quand le comité central se réunit de nouveau, le rapport de forces n'y a pas changé malgré la participation d'absents de la veille. Trotsky présente un rapport insistant sur la détérioration de la situation militaire. Il propose un télégramme aux Centraux pour leur demander leurs conditions pour l'arrêt de l'offensive[81].

Lénine combat Trotsky avec beaucoup d'énergie. Il ne faut pas, dit-il, plaisanter avec la révolution, affirme qu'« attendre, c'est trahir la révolution[82] ». La tension est extrême. Pourtant, ce sont les informations arrivées pendant la journée qui vont faire la décision. Trotsky, en effet, estime, écrira-t-il, « que la nouvelle de l'offensive allemande serait connue du monde entier » et se rallie à la position de Lénine. Cette fois, Lénine obtient 7 voix (lui-même, Trotsky, Staline, Sverdlov. Sokolnikov, Zinoviev et Smilga) contre 6 (Boukharine, Joffé, Lomov, Krestinsky, Dzerjinski, Ouritsky)[83]. C'est encore Trotsky qui a fait la décision.

Le radiogramme expédié la nuit même au général Hoffmann, sous la signature de Lénine et de Trotsky, est net :

« Dans ces circonstances, le conseil des commissaires du peuple se trouve contraint de signer le traité et d'accepter les conditions des quatre puissances à Brest-Litovsk[84] »

Une période très difficile commence. Les Allemands ne sont nullement pressés de répondre et poursuivent une offensive qui ne rencontre pratiquement pas de résistance et tourne rapidement à la catastrophe pour les bolcheviks : Pétrograd est menacée au bout de quelques jours. Wheeler-Bennett écrit que « tout semblant d'ordre avait déserté la ville[85] » où des voyous sont maîtres des rues la nuit et se permettent même de déshabiller complètement Ouritsky, membre de l'exécutif[86], au sortir du Kremlin. Les bolcheviks commencent sérieusement à s'interroger, se demander si l'offensive allemande n'a pas été préparée avec l'assentiment des Alliés pour une réconciliation à travers l'écrasement du « communisme » comme le suggèrent certaines proclamations[87]. Lénine lui-même semble avoir un moment pensé qu'il n'y avait qu'à se battre et mourir, comme semble l'indiquer l'appel du 21 février dénonçant la complicité des blocs belligérants et appelant à l'organisation d'une Armée rouge[88]. Petrograd est mis en état de siège et la « mobilisation révolutionnaire » y est décrétée[89]. Le comité de défense révolutionnaire de Petrograd, présidé par Trotsky, interdit réunions et assemblées, approuve l'interdiction de plusieurs journaux.

Le comité central du 22 février 1918 discute d'un rapport de Trotsky sur les propositions d'aide militaire formulées, au cours des dernières heures, par les Alliés qui ont répondu favorablement aux avances qu'il leur a faites. Vivement critiqué, dans un premier temps, par la majorité du comité central, Trotsky réagit vivement et menace de démissionner. Lénine soutient énergiquement sa proposition : « Donner pleins pouvoirs au camarade Trotsky pour accepter l'aide des brigands de l'impérialisme français contre les brigands allemands[90]. » Boukharine pleure dans les bras de Trotsky : « Que faisons-nous ? Nous transformons le parti en un tas de fumier[91] ! »

L'arrivée, le 23 février 1918, de la réponse des Centraux met les dirigeants russes au pied du mur. Ils ont quarante-huit heures pour répondre, trois jours pour négocier, et les conditions sont bien plus dures que celles de Brest : démobilisation complète, cession de la Lettonie et de l'Estonie, évacuation de l'Ukraine et de la Finlande.

Le débat, une fois de plus, reprend au comité central. Boukharine et ses amis les « communistes de gauche », probablement majoritaires dans le parti à ce moment, reprennent leurs arguments en faveur de la « guerre révolutionnaire ». Lénine répond en balayant la « phrase révolutionnaire » et menace de démissionner du gouvernement :

« Pour faire une guerre révolutionnaire, il faut une armée et nous n'en avons pas. Dans ces circonstances, il n'y a rien d'autre à faire que d'accepter les conditions[92] »

Trotsky est loin d'être convaincu par ces arguments. En fait, il est sceptique sur les possibilités pour les bolcheviks d'obtenir la paix, même au prix d'une capitulation. Il pense qu'avec un parti unanime on pourrait envisager de se battre, même au prix de l'abandon de Moscou et de Petrograd. Le risque est grand, même si la paix est obtenue, de perdre le soutien de l'avant-garde prolétarienne dans le monde. Mais, de toute façon, il est impossible de faire une « guerre révolutionnaire » avec un parti divisé et particulièrement avec Lénine dans l'opposition. Boukharine, lui, est intraitable. Lénine leur répond :

« Il s'agit de signer aujourd'hui les conditions allemandes ou bien de signer, trois semaines après, la condamnation à mort du gouvernement soviétique. [...] La révolution allemande n'est pas encore mûre. Elle prendra des mois. Nous devons accepter ces conditions[93]. »

Au vote, sur les quinze membres présents, sept, dont Zinoviev et Staline, votent pour la position de Lénine, quatre votent avec Boukharine, et il y a quatre abstentions dont celle de Trotsky qui, sceptique, accepte de jouer cependant la carte de la paix à tout prix, à partir du moment où elle est définitivement choisie par Lénine : elle consiste à céder de l'espace pour gagner du temps.

La nouvelle délégation soviétique à Brest ne comprend pas Trotsky, qui a démissionné de sa responsabilité de commissaire aux Affaires étrangères. Lénine, peu convaincu au départ, a cédé devant l'argument que cette démission constituerait, pour les Centraux, une preuve du « changement » de politique de la part du gouvernement soviétique. Le traité est signé le 3/16 mars par une délégation qui n'a même pas lu des conditions, terriblement aggravées encore. La Russie soviétique se voit amputée de 44 % de la population et d'un quart de la superficie, de l'ancien empire, d'un tiers de ses récoltes et 27 % du revenu de l'Etat, de 80 % de ses fabriques de sucre, de 73 % de sa production de fer, de 75 % de sa production de charbon, de 9 000 entreprises industrielles sur un total de 16 000[94]

Le dernier combat politique autour de la paix et de son prix se livre au VIIe congrès du parti à Petrograd du 6 au 8 mars 1918. Depuis le 5 mars, Boukharine et ses amis publient à Moscou un nouveau journal, Kommunist, qui reprend contre Lénine l'ensemble des arguments des « communistes de gauche » partisans de la guerre révolutionnaire. Il n'y a que 46 délégués avec droit de vote, dans une atmosphère à huis clos très tendue, et alors que le gouvernement a pratiquement réalisé son transfert pour Moscou, Petrograd étant désormais trop exposée aux coups de l'armée allemande. Trotsky est, par la force des choses, au centre du débat. Lénine lui reproche d'avoir commis « une grossière erreur ». Radek loue sa politique de Brest, le « réalisme révolutionnaire », mais lui reproche son ralliement final à Lénine[95]. Trotsky s'explique avec, semble-t-il, une totale franchise, mentionne la faiblesse du pays, la passivité de la paysannerie, l'humeur sombre des ouvriers, mais surtout sa crainte de la scission du parti comme autant de facteurs qui l'ont déterminé finalement. Il rend au fond à Lénine un hommage éclatant quand il assure : « Je ne pouvais prendre sur moi la responsabilité de la direction du parti[96]. »

C'est sans doute là que se trouve la clé d'un comportement politique parfois surprenant et qui provoqua bien des prises de position contradictoires dans le parti à l'époque, bien que Trotsky ait été réélu en tête au comité central, avec Lénine.

Quelques mois plus tard, dans le cadre d'une situation internationale nouvelle qui démontrait que la politique de Lénine n'avait pas nui à la montée de la révolution européenne comme on l'en avait accusée, Trotsky démontra de façon éclatante que les préoccupations des intérêts de la révolution et de la vérité pour armer les masses l'emportaient dans son esprit, en déclarant, le 3 octobre 1918 :

« Je crois de mon devoir de déclarer dans cette assemblée [...] qu'à l'heure où beaucoup d'entre nous – et moi dans ce nombre – étions dans le doute, nous demandant s'il était admissible de signer la paix de Brest-Litovsk, le camarade Lénine a été le seul à affirmer, avec une persévérance et une perspicacité incomparables, contre tant d'autres parmi nous, que nous devions en passer par là pour amener à la révolution le prolétariat mondial. Et maintenant encore, nous devons avouer que ce n'était pas nous qui avions raison[97]. »

L'exemple est suffisamment rare pour qu'on s'y arrête un instant : abnégation intellectuelle, droiture, loyauté et finalement modestie qui permettent semblable déclaration publique, ce ne sont pas des traits des images familières et passe-partout qui circulent de Trotsky.

En pleine guerre civile, les conflits les plus vifs et les désaccords les plus violents se réglaient encore de la même manière à l'intérieur du parti bolchevique. Chacun se battait pour ses idées, jusqu'au bout, et le développement historique départageait les adversaires et rendait sa sentence.

Tout en menant la discussion et faisant face aux critiques, Trotsky avait construit l'Armée rouge et la conduisait au combat.

XV. Bâtisseur d'armée[modifier le wikicode]

Les premières tentatives des généraux tsaristes – qui allaient devenir les « blancs » – au début de 1918, pour engager la lutte armée, les amères leçons apprises au moment de Brest-Litovsk commandaient aux bolcheviks la constitution d'une armée capable de défendre le régime issu de la révolution. Il fallait à sa tête un meneur d'hommes et un organisateur, un orateur capable d'électriser les foules, un chef payant de sa personne et montrant l'exemple, un militant sachant soulever, rassembler, organiser, mener au combat. Démissionnaire des Affaires étrangères, Trotsky était disponible. Comment pouvait-il d'ailleurs ne pas être l'homme de l'Armée rouge ? De la présidence du soviet de Petrograd au comité militaire révolutionnaire, à la tête de la délégation à la conférence de Brest, il avait toujours occupé le poste le plus avancé et le plus exposé. C'est donc tout à fait logiquement qu'au lendemain de la paix avec l'Allemagne et, comme il le savait déjà, à l'aube de la guerre civile, il devint commissaire du peuple aux Affaires militaires avec la charge de créer l'armée de la révolution, une armée nouvelle qu'il allait falloir très vite tremper dans le feu des premiers combats.[98]

Etait-il techniquement préparé à ce rôle ? La question est ouverte. Il n'avait certes aucune expérience militaire personnelle directe, ayant passé en prison ou en exil les années que d'autres avaient passées sous l'uniforme. Mais son travail de correspondant de guerre dans les Balkans puis en France l'avait familiarisé avec les problèmes généraux, les caractères et les conséquences des techniques nouvelles, les problèmes humains, le lien entre guerre et économie. Cela n'en faisait pas pour autant un spécialiste des choses militaires ni a fortiori un stratège. Ses connaissances de théorie militaire en général n'étaient toutefois pas négligeables. Il avait lu et étudié avec soin l'Histoire de la Guerre, de l'Allemand Schulz et le fameux ouvrage de Clausewitz, De la Guerre, qui l'avait, depuis longtemps, convaincu que la guerre n'était que la continuation de la politique par d'autres moyens. Il avait également lu et énormément apprécié, malgré plusieurs points de désaccords, le livre de Jean Jaurès L'Armée nouvelle. Nous avons vu enfin que, durant son séjour à Paris pendant la guerre, il avait étudié livres et revues spécialisées pour préparer ses correspondances à la Kievskaia Mysl[99] .

Sans doute cependant son principal atout se trouvait-il ailleurs. Ce que Trotsky apportait dans ses nouvelles fonctions de commissaire du peuple aux Affaires militaires, président du conseil révolutionnaire de la Guerre, à la tâche herculéenne de construction de l'Armée rouge, c'étaient son potentiel intellectuel hors de pair, sa personnalité de dirigeant politique et de meneur d'hommes. Il allait fonder une armée et conduire, pendant deux années et demie, une impitoyable guerre civile, comme il avait dirigé l'insurrection et mené les pourparlers de paix sans avoir jamais appris ni l'art du soulèvement ni le métier de diplomate, mais en militant politique expérimenté[100].

Sur la question de l'insurrection armée, Trotsky avait eu très tôt des idées précises. A ses yeux, l'armée permanente est l'obstacle le plus sérieux à la révolution. La suprématie sera tranchée entre elles par les soldats et le choix qu'ils opéreront. La question de l'insurrection n'est donc pas purement militaire, car les armes les plus modernes peuvent parfaitement passer aux mains du prolétariat.

Trotsky ne croit pas non plus à la possibilité d'obtenir la victoire par la guérilla ou par l'action combinée de la guérilla avec la grève révolutionnaire. C'est la lutte des masses seule qui peut arracher la victoire, une lutte « dans laquelle une partie des troupes, soutenues par la population, en armes et sans armes, combattra l'autre partie qui sera entourée de la haine universelle[101] ». La bataille de l'insurrection proprement dite n'est donc, à ses yeux, pas tant une lutte contre l'armée qu'une lutte pour l'armée. Et celle-ci devient pour lui le lieu privilégié où s'organise le peuple en armes en même temps que le milieu où endoctriner la masse paysanne[102].

Le nouveau commissaire n'avait à sa disposition qu'un tout petit nombre d'hommes et d'unités. On cite toujours le régiment de chasseurs lettons que dirigeait alors l'ancien officier d'état-major, le colonel Vatsetis, comme l'une des rares unités de l'ancienne armée qui ait traversé et rallié la révolution sans se décomposer. Les quelques milliers de Gardes rouges qui avaient suivi dans le sud Antonov-Ovseenko étaient généralement des hommes dévoués et courageux, mais sans expérience du feu, pratiquement inutilisables dans une guerre moderne. Les premières unités relevant de l'Armée rouge proprement dite, reposant sur un tel socle, étaient donc, malgré l'étiquette nouvelle, tout aussi fragiles, extrêmement fluides en particulier, les volontaires ne faisant souvent qu'y passer, le temps d'être nourris, de recevoir une capote et de toucher une première solde. L'ensemble, comme l'avait démontré l'effondrement total de toute résistance face à l'offensive allemande, ne possédait, comme le reconnaissait Trotsky, qu'une « capacité de résistance infinitésimale[103] ».

Une telle situation ne relevait évidemment pas du hasard. Paradoxalement, la Révolution, qui avait spectaculairement libéré tant d'énergies, d'héroïsme, d'esprit de sacrifice et avait littéralement décomposé l'ancienne armée, était aussi la source de sentiments très forts qui s'opposaient à la création d'une nouvelle armée, même pour sa propre défense. Elle avait été nourrie d'une profonde aspiration générale à la paix qui s'était traduite par des désertions massives, des fronts totalement abandonnés. Elle charriait dans son cours tumultueux non seulement des sentiments pacifistes, mais des sentiments antiautoritaires, antimilitaristes, profondément individualistes en dernière analyse. Ceux qui, selon les paroles de l'Internationale, n'étaient « rien » et devenaient « tout », haïssaient tout ce qui leur rappelait le dressage, la discipline aveugle et brutale, la violence répressive désormais liés pour eux à l'institution de l'armée et à la condition militaire.

Surtout, de façon plus générale encore, des millions d'hommes rejetaient désormais tout ce qui leur rappelait l'autocratie tsariste, le commandement par le haut, l'autorité indiscutée des chefs petits ou grands, la centralisation. Les soldats avaient lutté pendant des mois pour élire et révoquer leurs officiers non pour qu'ils les conduisent au combat, mais pour qu'ils leur assurent la paix. Ceux qui admettaient l'existence d'une armée révolutionnaire pensaient que, balayant la discipline « à la prussienne », elle devait, par principe, élire ses chefs. En outre, la révolution avait été pour beaucoup l'école de l'initiative, et le résultat était un extrême morcellement de l'autorité, les unités existantes se comportant pratiquement en toute indépendance. C'est encore Trotsky qui raconte :

« Des unités militaires (surtout des régiments) emmenaient avec elles des autos blindées et des avions, alors qu'elles n'avaient pas de baïonnettes pour leurs fusils et manquaient souvent de cartouches[104]. »

Dans ces conditions, la tâche première du commissaire du peuple aux Affaires militaires fut d'expliquer, et la deuxième, de se mettre au travail pour prouver ce qu'il avait avancé. Dans la propagande et l'agitation qu'il mena avec autant de force, pour l'Armée rouge, qu'il en avait déployé pour la prise du pouvoir, il n'omettait jamais de rappeler les objectifs de cette révolution qu'il s'agissait maintenant de défendre. Le 21 avril, dans un discours à Moscou, il résume en proclamant :

« Oui, nous avançons vers la paix, mais au moyen de la lutte armée des masses ouvrières contre leurs oppresseurs, contre les exploiteurs, contre les impérialistes de tous les pays[105]. »

Le 4 juin 1918, dans une session élargie de l'exécutif central des soviets, au cours d'un débat sur la disette, il répliquait à une interruption ironique venue des rangs des mencheviks, « Vive la guerre civile ! » :

« Notre parti est pour la guerre civile ! Il faut faire la guerre civile pour le grain ! Nous, les soviets, nous allons à la bataille ! Oui, vive la guerre civile ! Guerre civile pour les enfants, les vieux, les ouvriers et l'Armée rouge, au nom de la lutte directe et impitoyable contre la contre-révolution[106]. »

Bien entendu, l'un des arguments qu'il martèle à chaque occasion est celui de la révolution internationale qui vient. Il ne s'agit pas seulement de défendre la révolution russe, tâche en réalité trop étroite, mais de défendre en elle un détachement, pour l'instant isolé, du mouvement révolutionnaire mondial. Il l'affirme le 21 avril dans son style oratoire si personnel :

« Nous ne devons pas oublier que nous sommes maintenant non seulement les maîtres de notre propre destinée, mais que nous avons dans nos mains les rêves de toute l'humanité pour un monde libéré. Il y a contre nous la bourgeoisie de tous les pays, mais il y a avec nous la classe ouvrière de tous les pays et ses espoirs[107]. »

Pour lui, les Russes, « à qui l'Histoire a donné raison plus tôt qu'aux autres » avec la victoire de leur révolution, doivent se préparer à l'inévitable explosion qui va embraser bientôt le reste du monde. Et cela signifie, au premier chef, se donner les moyens d'avoir une force armée qui, « au nom de la fraternité des peuples et du socialisme », se portera au secours des révolutions prochaines.

L'objectif à long terme est considérable. La tâche à court terme ne l'est pas moins. C'est, d'une certaine façon, à contre-courant que Trotsky doit maintenant, après la victoire de la révolution contre le tsarisme, construire l'armée qui doit assurer sa défense et sa victoire, à une échelle renouvelée et agrandie dans un premier temps à l'Europe. Le titre du discours qu'il prononce le 28 mars devant la conférence de Moscou – ville du Parti communiste russe –, est, de ce point de vue, significatif : « Travail, discipline et ordre[108]. »

Certains y voient un reniement non seulement de la révolution, mais de son idéal révolutionnaire. Trotsky leur répond que l'armée qu'il va construire est une armée de classe, bâtie sur des principes de classe condition nécessaire pour qu'elle soit réellement un instrument de la révolution mondiale. Il le dit, dans une langue surprenante pour les ignorants qui croient que communisme et « langue de bois » sont inséparables :

« Ce sont des pêcheurs, des bergers, des pauvres, qui ont porté l'idée du christianisme qui l'a emporté sur les idées du monde païen. Nous aussi, c'est avec ces éléments que nous commençons ; car ils constituent la base d'une armée qui n'est pas une armée de l'aristocratie ou des privilégiés, mais une armée du prolétariat[109]. »

Le rôle décisif dans la constitution et le fonctionnement de l'Armée rouge doit, pour lui, revenir aux communistes. Ce sont des communistes qui organisent les premières unités et qui, organisés en cellules, portent la responsabilité de l'inspiration politique des soldats, de l'idéal qui doit les animer, des idées dont ils ont à assurer la victoire, les armes à la main. La moitié des membres du parti communiste, quelque 300 000 militants, se trouveront, à la fin de la guerre civile, dans l'Armée rouge. La tâche est nouvelle pour eux, mais Trotsky insiste sur le fait qu'il n'y a pas de contradiction avec celles qui ont frayé la voie à la révolution, pavé le chemin d'Octobre ; au contraire, il s'agit en quelque sorte de leur prolongement :

« Nous [communistes] devons maintenant, à chaque poste que nous occupons, manifester la plus grande conscience, le plus grand sens du service, la plus grande créativité – bref, les qualités qui caractérisent une classe de constructeurs authentiques d'une vie nouvelle. Et nous devons créer dans notre parti une moralité nouvelle ou, pour mieux dire, la moralité qui serait le développement de notre moralité combattante d'hier[110]. »

Les communistes sont ainsi à la fois le ciment et le cœur de l'Armée rouge. Ce sont eux qui développent dans ses rangs ce qu'il n'hésite pas à appeler un « nouveau lien religieux entre les hommes sous la forme de l'esprit de solidarité[111] » et qui l'en imprègnent. En fonction du rôle qui est le leur – Trotsky le souligne plus encore par ses actes que par ses paroles –, les communistes ne jouissent d'aucun privilège et pour ainsi dire d'aucun droit, alors qu'ils ont des devoirs. Il veille jalousement là-dessus, ce qui lui vaut bien des inimitiés et des procès plus ou moins voilés, mais il reste inébranlable. Le communiste, l'ouvrier communiste, constitue l'élément irremplaçable qui sert de fondation à l'Armée rouge. Relevant en juillet 1918 que le soviet de Petrograd, cœur de la révolution, a déjà envoyé à l'Armée rouge le quart de son effectif, il explique :

« Ce que les anciennes armées avaient obtenu par des mois de formation, de punitions, de dressage, qui formaient mécaniquement une unité, nous avons à le réaliser [...] en faisant entrer dans notre armée les meilleurs éléments de la classe ouvrière[112]. »

La discipline de l'Armée rouge ne repose donc pas, pour lui, sur des ordres d'en haut, à la cravache, comme dans toutes les autres armées du monde : elle est librement consentie, délibérément acceptée, « fraternelle, consciente, révolutionnaire ». Son rôle essentiel est ce que Trotsky appelle l' « éducation sociale » : « Elle consiste à faire que chaque ouvrier, soldat et paysan, comprenne quelle communauté sert ses intérêts et ne sert qu'eux[113]. »

La tâche n'était pas facile. Il le reconnaissait sans difficulté, ajoutant toutefois cette remarque capitale à ses yeux : « Notre avantage est que nous n'avons rien à cacher[114]. »

Il s'agissait d'abord de créer une administration centralisée à l'échelle de la République. Des bureaux furent créés à l'échelon des localités, des provinces et des districts. Constitués par les soviets du niveau correspondant avec deux de ses membres et un militaire, ils représentaient dans les huit districts militaires, les organes étatiques du recrutement des volontaires et de leur formation, d'abord, puis de la mobilisation.

La seconde étape, celle du recrutement, était une opération tout entière articulée sur la nécessité d'assurer dans l'Armée rouge l'hégémonie « des classes ouvrières qui combattent pour reconstruire l'ensemble de la vie sociale[115] », selon la formule du décret du 22 avril 1918. Dans un premier temps, on recruta des ouvriers sur la base du volontariat et d'un contrôle politique strict ; il fallait d'abord disposer d'une troupe de choc. Ce résultat acquis, on put passer ensuite à la mobilisation d'ouvriers par classes d'âge, la première étant celle de 20 000 d'entre eux à Moscou à l'été 1918. Tout était possible ensuite, de nouvelles mobilisations par classes d'âge à celles de spécialistes divers, la prépondérance des ouvriers – 15 à 18 % des effectifs à la fin de 1919[116] – ayant été assurée sur le plan politique et dans l'encadrement.

Parallèlement se déroulait l'opération de l'entraînement militaire des ouvriers et des paysans pauvres sous le contrôle des bureaux de niveaux différents. Cette préparation militaire se faisait dans le cadre du lieu de travail et préfigurait l'organisation en milices. Pour le moment, la perspective, exprimée par Trotsky dès la fin mars 1918, était la constitution de cadres volontaires des premières recrues en un squelette dont il disait qu'on pourrait ainsi, à l'heure du danger, le couvrir « de chair et de sang, c'est-à-dire en réalité des larges masses d'ouvriers et de paysans en armes[117] ». Le droit des femmes à bénéficier, sur leur demande, de la formation militaire leur était reconnu comme celui d'appartenir à une unité combattante. L'objection de conscience pour raisons religieuses était reconnue : les jeunes gens mobilisés qui refusaient de porter et d'utiliser les armes étaient affectés à d'autres tâches[118].

C'est ainsi que l'Armée rouge, dont les effectifs éparpillés ne dépassaient guère au départ quelques dizaines de milliers d'hommes, atteignit plusieurs centaines de milliers à la fin de la même année 1918, dépassant les 5 millions dans l'année 1920. Ce succès dans le recrutement n'avait été possible que par une politique hardie de commandement.

C'est dans ce dernier domaine que Trotsky rencontra le plus de résistances, non seulement dans les rangs mais au sommet même du parti, de l'Etat et de nombreux secteurs de l'armée elle-même. Convaincu de la technicité ou, si l'on préfère, du caractère scientifique du métier militaire, il avait estimé dès le début qu'il était impossible de construire en quelques mois une armée susceptible de combattre sans avoir à sa disposition un nombre suffisant de militaires professionnels, de ces anciens officiers tsaristes qu'on commençait à appeler alors « spécialistes militaires ».

Le corps des officiers de l'ancienne armée ne semblait guère apte, au premier abord, à fournir, librement ou contre son gré, les spécialistes nécessaires à l'Armée rouge. Il était lui-même politiquement attaché, dans une écrasante majorité, à l'Ancien Régime et surtout hostile à la Révolution. Une minorité d'hommes généreux, idéalistes et ouverts, avait pu ressentir l'attraction de la révolution ou y être gagnés. Ce fut le cas en particulier de jeunes officiers dont Toukhatchevsky fut le symbole. Mais l'écrasante majorité, traditionalistes passifs et prudents, étaient au fond profondément ennemis de sa cause. Il y avait enfin parmi eux des contre-révolutionnaires décidés au sabotage par tous les moyens et que la guerre civile avait surpris en territoire rouge.

Or tous ces hommes, indépendamment de leur position ou qualité personnelle, rencontraient dans le camp révolutionnaire une hostilité généralisée. Pour les millions d'hommes qui avaient porté l'uniforme, les officiers demeuraient le symbole de l'oppression militariste comme des souffrances de la guerre. Pour les communistes, ils incarnaient l'ennemi de classe, indigne de la moindre confiance, toujours à l'affût d'une possibilité de saboter. Or allaient se produire, dans les rangs des officiers initialement ralliés, de retentissantes trahisons qui confirmèrent ou endurcirent les préjugés. Pour l'opinion ouvrière et communiste, l'officier professionnel était un traître en puissance, et son admission dans l'Armée rouge, dans le meilleur des cas, une abominable imprudence.

Trotsky était convaincu, au contraire, que le seul moyen de ne pas partir de rien – c'est-à-dire d'avoir une armée utilisable – était de s'assurer les services d'un nombre important d'anciens officiers. Mais il ne pouvait pas ne pas tenir compte, aussi bien des dangers inhérents à leur emploi que de l'hostilité à laquelle il se heurtait. Inlassablement, tout au long de la guerre civile, il défendit avec énergie ceux qui se montraient « loyaux » et « honnêtes », protesta contre les procès et suspicions permanentes dont ils étaient l'objet, argumentant sans se lasser : en dépit du sabotage des chemins de fer, il était pourtant évident que personne ne demandait la mise à l'écart des ingénieurs, et le sabotage ouvert des mandarins de la médecine n'avait amené personne à se passer des services de cette dernière. Surtout, il fit prévaloir la solution qui consistait à flanquer les « commandants » de « commissaires politiques », une institution qu'il explique en ces termes :

« Nous sommes obligés de couper en deux l'autorité du chef militaire assignant la fonction purement militaire, opérationnelle, combattante, à quelqu'un qui l'a étudiée, la connaît mieux et qui, du fait de sa psychologie, de sa conscience et de son origine, est lié à la nouvelle classe qui a pris le pouvoir[119]. »

Le commissaire politique – sans doute au moins en partie inspiré du « représentant en mission » dans les armées de la Révolution française – était donc à l'armée, à côté du commandant militaire, le plus souvent ancien officier, « le représentant direct du pouvoir soviétique », chargé de veiller à ce que l'autorité militaire ne soit pas utilisée contre le pouvoir et la révolution. Le commissaire n'intervenait pas dans les décisions militaires, pour lesquelles il était incompétent, mais sa signature, indispensable sur tout ordre écrit du commandant, garantissait qu'il ne s'agissait pas d'une initiative contre-révolutionnaire. Il incarnait, devait dire Trotsky, « le principe du devoir révolutionnaire et de la discipline indestructible[120] ».

Les inconvénients et les risques d'une telle dualité de commandement étaient évidents. Elle a pourtant fonctionné en définitive avec un plein succès pendant toute la guerre civile et sans doute puissamment contribué à la victoire de l'Armée rouge, sans avoir pu cependant atteindre la phase ultime de cette pratique, à savoir « la fusion des fonctions de commandant et de commissaire politique en une seule personne » qui était l'un de ses objectifs à long terme. Trotsky se plaisait à souligner le succès de sa politique en la matière en écrivant au sujet des militaires professionnels:

« Notre armée n'a pas seulement versé mécaniquement dans nos rangs des dizaines de milliers d'anciens officiers de métier [...], elle en a organiquement absorbé des milliers, les a psychologiquement assimilés, les reforgeant moralement et les soumettant à l'esprit nouveau qui règne dans notre armée comme conséquence non de la peur, mais de la conscience[121]. »

Quant aux commissaires, dont une très importante fraction finit par occuper des fonctions de commandement militaire, après s'être ainsi formés sur le tas, il assurait à leur propos :

«Avec nos commissaires, nos combattants communistes dirigeants, nous avons obtenu un nouvel ordre communiste de samouraï qui – sans bénéficier de privilèges de caste – savent mourir et apprendre aux autres à mourir pour la cause de la classe ouvrière[122]. »

Ce recrutement d'officiers déjà formés fut complété par la création d'écoles militaires, commençant par produire quelques centaines avant de former quelques milliers d'officiers par an, à partir de stages relativement brefs, formant théoriquement des combattants expérimentés appelés, dès leur sortie... à commander des sections, voire des compagnies. Ce gros effort de recrutement fut également fait en direction des sous-officiers de carrière, traditionnellement hostiles aux « officiers à épaulettes » et dont l'expérience faisait d'emblée des hommes que l'on n'hésitait pas à mettre à la tête de bataillons et même de régiments.

Ainsi fut construite l'Armée rouge, sous le feu, au combat, à travers une série d'improvisations, chaque répit dans les attaques de la contre-révolution étant utilisé pour resserrer, simplifier, perfectionner l'organisation militaire, voire innover comme, à partir de septembre 1919, lors de la création de la cavalerie rouge.

L'Armée rouge du temps de la guerre civile est-elle une « armée comme les autres », comme l'assurent ses adversaires d'alors dans le camp soviétique, anarchistes et s.r. de gauche – comme l'assurent aussi ses adversaires d'aujourd'hui ?

Elle est une armée en guerre et, qui plus est, en guerre civile, et chacun sait que ni l'une ni l'autre ne se mènent, comme le disait Trotsky, « en gants blancs sur un parquet ciré ». L'observateur simplement attentif notera bien des traits qui relèvent de la guerre contemporaine et par conséquent de la barbarie toute simple, ce que Trotsky n'a jamais contesté, même s'il pensait que l'enjeu était le destin de la civilisation européenne.

Le chef de l'Armée rouge a-t-il utilisé, pour mieux tenir les officiers de carrière, la méthode de la prise d'otages et notamment celle qui consiste à rendre responsable une famille – femmes et enfants compris – de la trahison ou du sabotage du chef de famille ? Certains auteurs l'ont écrit et d'autres le laissent entendre, mais nous n'avons pas trouvé de documents permettant de les suivre dans cette affirmation. Les archives de Trotsky comportent une note du 13 octobre 1918 concernant les officiers de carrière détenus par le nouveau régime, des dizaines de milliers contre lesquels il n'y a en général aucune charge précise et qui doivent leur incarcération à leur condition sociale. Bien entendu, Trotsky aimerait pouvoir puiser dans cette réserve de cadres et propose qu'on leur offre la possibilité de rejoindre l'Armée rouge. S'ils acceptent, il faut enquêter alors sur leur situation de famille. Il précise :

« On doit les prévenir qu'en cas de trahison de leur part ou de désertion vers le camp ennemi, leurs familles seraient arrêtées et il faut obtenir d'eux une signature à ce sujet[123]. »

On admettra, sans forcément approuver le procédé, qu'il ne s'agit pas de l'emploi pur et simple d'une « méthode des otages », qui ne s'embarrasse généralement ni d'options ni de signatures. On relèvera également que Jan M. Meijer, qui a publié ce texte, signale en note que nous n'avons pas connaissance de faits touchant à son application, donc à de vraies prises d'otages[124].

Plus nombreux sont les documents concernant la répression contre les déserteurs, qu'un texte de mai 1919 qualifie de « jaunes militaires » et traite de « larbins et serviteurs » des généraux blancs. Trotsky réclame l'application de la loi, c'est-à-dire la traduction devant un tribunal qui – à la différence de ce qui se passe dans les autres armées – n'est pas composé seulement d'officiers. Nous savons aussi que ces tribunaux ont durement frappé commissaires et officiers[125].

En règle générale cependant, il semble qu'on ait plutôt cherché à rallier les déserteurs et à les ramener au combat qu'à les persécuter. Trotsky raconte dans Ma Vie comment, à Riazan, il eut l'occasion de prendre la parole, juché sur une table devant 15 000 déserteurs environ... qui constituèrent ensuite plusieurs régiments[126]. Le 24 janvier 1919, il disait à ses jeunes commandants :

« Donnez-moi trois mille déserteurs, appelez ça un régiment, je leur donnerai un chef combatif, un bon commissaire, ce qui convient comme chefs de bataillon, de compagnie et de peloton, et les trois mille déserteurs, en un mois, feront chez nous, en pays révolutionnaire, un excellent régiment[127]. »

La correspondance de Trotsky et ses écrits militaires font apparaître par ailleurs bien des « affaires », brutalités commises sur des soldats de l'Armée rouge, exécutions sommaires, sans jugement, condamnations injustifiées. Relevons simplement qu'on lui adressait des plaintes, qu'il réclamait des enquêtes et s'efforçait de rendre les comptes qu'on lui demandait.

Le « serment » exigé du combattant de l'Armée rouge de « porter avec honneur » le titre de soldat de cette armée ouvrière et paysanne, de respecter « la dignité du citoyen », de diriger ses pensées et ses actes vers le grand objectif de l'émancipation de tout le peuple travailleur, lui fait engager sa vie « pour la cause du socialisme et la fraternité des peuples[128] ». Bien que ce serment ait un caractère de contrainte pour ceux des soldats qui ne sont pas volontaires, il faut admettre que le texte en question et le rite même ne suggèrent pas l'image d'une armée traditionnelle.

Il en est de même pour les uniformes, à commencer par celui du chef de l'Armée rouge. Georges Annenkov se souvient:

« En pleine guerre civile, Léon Trotsky me dit, mi-plaisantin, mi-sérieux :

– Du reste, vu mon grade de chef suprême de l'Armée rouge, je devrais peut-être porter une sorte d'uniforme quelconque ? Pourriez-vous me crayonner quelque chose de ce genre ? "

C'était l'époque où les épaulettes étaient encore un symbole abhorré et où la seule décoration en honneur était un bout de chiffon rouge fixé à la poitrine ou à la baïonnette. Je crayonnai alors un imperméable foncé avec une grande poche au milieu de la poitrine et une casquette de peau noire, pourvue de lunettes protectrices. Les bottes de moujik, un large ceinturon de cuir et des gants de peau noire aux crispins couvrant la moitié de l'avant-bras, complétaient le costume. C'est dans cette tenue de la Révolution qu 'en 1923 Trotsky a posé devant moi pour son portrait monumental[Note du Trad 3], commandé par le gouvernement soviétique pour le Musée de l'Armée rouge à Moscou[129]. »

Ce n'était pas non plus d'une armée « traditionnelle » que son chef pouvait affirmer publiquement : « Dans l'Armée rouge, le meilleur soldat ne signifie pas du tout le plus soumis et celui qui ne se plaint pas. Au contraire[130]. »

C'est de Trotsky qu'émane la proposition d'une conférence pour examiner les rapports entre le commandement et la base dans l'armée. C'est lui qui propose d'y étudier entre autres la réduction des privilèges (rations-équipement) au minimum nécessaire, la chasse impitoyable aux privilèges résultant d'abus, les mesures à prendre pour porter attention aux plaintes contre les privilèges et la publicité à donner aux procès contre les abus des chefs.

A première vue, l'un des caractères qui font l'originalité profonde de l'Armée rouge est le formidable appareil de propagande, l' « administration politique de l'Armée rouge », quelque temps confiée à Rakovsky. Cette énorme organisation – 600 personnes travaillent au conseil central, 16 000 au total – contrôle dans l'armée non seulement le travail des 120 000 communistes, mais aussi, dans toute la zone d'action de l'armée, le travail des comités révolutionnaires mis en place dans les régions libérées avant l'élection de soviets. Elle impulse également le travail politique et culturel, la sortie des journaux, des tracts et des affiches, l'activité des théâtres et cinémas, cours et universités de l'Armée rouge, associations théâtrales et musicales, chorales et ballets, écoles rurales, bibliothèques[131]. C'est à cette armée de « travailleurs politiques » que les blancs attribueront le mérite du « fanatisme » qui, selon eux, permettra aux rouges de vaincre.

Ce n'est que d'une armée révolutionnaire, au service d'une idée de transformation sociale de la société, que pouvaient émaner les fréquents appels aux combattants des armées ennemies, blancs ou soldats de l'Entente, les tracts distribués aux soldats de Ioudénitch, voire aux officiers de Wrangel. Plus significatif encore est le souci d'éducation internationaliste de Trotsky qui ne cherche jamais à attiser la haine contre les soldats des rangs adverses, gens du peuple :

« Seule une petite minorité de l'armée blanche est faite des gens corrompus, ennemis vénaux du peuple travailleur. Leur écrasante majorité est formée d'hommes qui ont été abusés ou incorporés de force [...], même chez les officiers blancs[132]. »

Le 24 octobre 1919, alors que les troupes blanches, équipées et financées par Londres, sont aux portes de Pétrograd, il dénonce ceux qu'il appelle « les vautours de l'impérialisme » britannique et s'adresse aux soldats de l'Armée rouge en leur demandant de ne jamais oublier qu'il existe deux Grande-Bretagne :

« A côté de la Grande-Bretagne des profits, de la violence, de la corruption, de la soif de sang, il existe celle du travail, du pouvoir spirituel, des idéaux élevés de la solidarité internationale[133]. »

En juin 1920, en pleine guerre contre la Pologne, il suspend un journal de l'armée pour avoir publié un article où est employée l'expression de « jésuitisme inné des Polaks », dont il affirme qu'elle contredit « l'esprit de fraternité qui inspire l'attitude de la classe ouvrière russe à l'égard des masses ouvrières de Pologne[134] »…

Jamais peut-être dirigeant bolchevique ne fut attaqué avec plus de violence que Trotsky au lendemain de la paix de Brest-Litovsk et lorsqu'il fut placé à la tête de l'Armée rouge. Les premières attaques vinrent évidemment des mencheviks. A l'exécutif central des soviets, le 22 avril 1918, après qu'il eut exposé son plan pour l'emploi des officiers tsaristes[135], le leader menchevique Dan l'avait interrompu en criant : « C'est ainsi qu'apparaissent les Napoléon[136] », et la prestigieuse dirigeante des s.r. de gauche, Maria Spiridonova, le traita de « Bonaparte[137] ». On peut supposer que ces critiques-là ne l'empêchaient pas vraiment de dormir dans la mesure où elles émanaient d'adversaires déclarés de l'insurrection d'Octobre... Celles venues du camp de la révolution devaient être prises plus au sérieux, même en tenant compte de la fragilité de la coalition révolutionnaire. Dans un second temps, en effet, anarchistes et s.r. de gauche se dressaient avec indignation contre le danger du « militarisme » incarné par la nouvelle armée.

Au Ve congrès des soviets, Trotsky lit un « ordre » qu'il tient pour urgent et qui a trait notamment aux menaces terroristes des partisans de la reprise de la guerre contre l'Allemagne. Il évoque les projets d'attentats – dont un contre Rakovsky – qui ont été déjoués et souligne qu'il parle « en tant que responsable de la direction des unités de l'Armée rouge ». Kamkov l'interrompt en criant : « Kerensky[138] ! », et Spiridonova s'en prend au style « militariste et bonapartiste » de cet ordre. Au premier, il rétorque que « Kerensky obéissait aux classes bourgeoises » tandis qu'il est, lui, responsable devant « les représentants des ouvriers et des paysans russes[139] ». A Spiridonova, il répond avec calme et sans céder à l'effet de provocation de l'interpellation :

« Je n'ai lu aucune résolution ; ce que je vous ai lu est un ordre, dont il est apparu qu'il avait choqué certaines personnes à cause de son style. Je ne suis moi-même, camarades, nullement épris du style militaire en lui-même. J'ai été habitué, dans ma vie et ma façon d'écrire, à employer le style du journaliste, que je préfère à tout autre. Mais tout type d'activités a ses conséquences, y compris dans le style et, en tant que commissaire du peuple aux Affaires militaires, qui doit empêcher des voyous d'abattre nos représentants, je ne suis pas un journaliste et je ne peux pas m'exprimer sur le même ton lyrique que la camarade Spiridonova[140]. »

Ce n'est pourtant que le début d'un long parcours jalonné des injures de ceux qu'il appellera bientôt « les Spiridonova de l'intérieur du parti ». On l'accuse de s'être fait le protecteur des officiers tsaristes, de jouer au militarisme « rouge », de se dessiner un personnage à la Bonaparte. Ces accusations sont très sérieuses, puisqu'elles émanent du Parti bolchevique lui-même et d'une fraction importante de ses cadres. Dans un premier temps, les « communistes de gauche », dirigés par V. M. Smirnov[Note du Trad 4], Boukharine, Piatakov, Boubnov, dénoncent dans sa politique d'encadrement une compromission avec l'Ancien Régime qui leur semble de mêmes nature et gravité que la « capitulation » devant l'Allemagne à Brest-Litovsk, un reniement en somme.

Leurs arguments sont bientôt repris et orchestrés par une couche de militants et de cadres militaires du parti qui opposent leurs conceptions et leurs expériences aux directives de Trotsky, combattent vivement sa politique de centralisation rigoureuse, laquelle porte atteinte à leurs « positions » et à ce qu'ils tiennent pour leur « indépendance ». Les chefs des guérillas de partisans jouent ici un rôle déterminant. Leurs unités, souples, indépendantes les unes des autres, jouissant d'une large autonomie, capables d'initiatives, ont joué dans la période précédente un rôle important et sans aucun doute positif : la guérilla, estime Trotsky, peut être une arme de la classe qui monte et harcèle une force centralisée en train de s'émietter. Mais, alors qu'il faut une organisation puissante, ces hommes, qui se cramponnent à leur pouvoir dans la zone limitée du théâtre de leurs exploits, jaloux de l'étranger, hostiles à son « ingérence », refusant les empiétements sur leur autorité qu'ils jugent légitime, font appel, dans leur combat décisif, à tous les sentiments hostiles au centralisme et au militarisme décrits et analysés plus haut.

Dès mars 1918, lors d'une réunion des communistes des forces armées, une majorité s'était affirmée contre l'utilisation des officiers de carrière, et seule l'action de Lénine, de la présidence, avait pu empêcher le vote d'une résolution en ce sens. Dans le cours de la préparation du VIIIe congrès du parti, au début de 1919, la discussion sur ce point fut menée avec ardeur dans nombre de conférences de région ou d'armée : il était cependant déjà moins question de l'emploi des anciens officiers, et l'accent était de plus en plus mis sur le sort particulier fait aux communistes de l'armée, contrôlés non par un organisme du parti, mais par l'administration politique de l'armée – ce qui les plaçait dans une sorte de régime d'exception.

Réuni en mars 1919, le congrès dut se résigner à discuter la question militaire en l'absence de Trotsky, reparti au front, et de nombreux délégués d'unités de l'Armée rouge qui avaient suivi son exemple, les délégués de l'opposition ayant obtenu du congrès le droit de rester pour participer à ses travaux. Sokolnikov, le 20 mars, présentait les thèses à la place de Trotsky, et V.M. Smirnov le contre-rapport de l'opposition qu'on appelait « militaire ». 64 délégués demandèrent la parole, et l'on créa alors une commission spéciale sur les questions militaires, à laquelle participèrent 87 personnes, dont 57 délégués à voix délibérative, et qui se, donna comme président un membre de l'opposition, Iaroslavsky. Enumérant les « trahisons » d'anciens officiers, l'opposition militaire revendiquait la limitation de l'autorité des commandants qu'elle accusait de « bureaucratie » et exigeait l'augmentation des pouvoirs des commissaires politiques. Elle mettait en question le caractère militaire rigoureux de la discipline, s'élevait contre les « insignes » qui distinguaient, selon elle, les officiers des simples soldats. Ses thèses furent votées en commission, le 21 mars, par 37 voix contre 20. En séance plénière, elles furent repoussées cependant par 174 voix contre 95. Une autre commission ad hoc, tout en recommandant l'adoption des thèses de Trotsky, élaborait une résolution et des recommandations qui faisaient d'importantes concessions à l'opposition[141].

Trotsky critique très sévèrement cette tendance conciliatrice dans un rapport au comité central sur les propositions en ce sens faites par Zinoviev le 25 mars. Selon lui, le groupe qui anime l'opposition militaire reflète non pas la pression de la classe ouvrière victorieuse, mais une protestation « plébéienne » contre l'emploi de spécialistes jalousés[142]. Il s'indigne des propositions, formulées par Zinoviev, d'un type nouveau de discipline, moins formelle et avec « plus de camaraderie » : la discipline dans l'armée est nécessaire pour vaincre et n'être pas vaincu. Les revendications de l'opposition militaire traduisent la fatigue, l'irritabilité qui en découle, la tension nerveuse de tous les instants, et Zinoviev, avec ses concessions, cède tout simplement à la panique alors que la plus grande fermeté est nécessaire.

Le VIIIe congrès avait vu la première et dernière grande bataille politique sur la question de l'organisation de l'Armée rouge et de ses cadres de commandement. Trotsky avait sans doute raison quand il confiait à des journalistes le 17 mars 1919 :

« J'ai plus d'une fois dû dire à nos camarades critiques "de la gauche" : "Si vous considérez que notre méthode de formation est mauvaise, créez pour nous une seule division par vos méthodes, choisissez vos commandants, montrez-nous votre façon de faire le travail politique : le département de la Guerre vous aidera [...]." Je n'ai, hélas, rencontré chez eux aucun désir de relever le défi et la critique s'est déplacée d'une question à l'autre, gardant son ton d'irritation, mais restant en général tout à fait abstraite et informe[143]. »

Mais les attaques contre sa politique militaire ne cessèrent pas pour autant. Elles prirent seulement une tournure plus dangereuse sans doute en nourrissant une lutte de clans à l'intérieur du parti, des luttes d'influence à l'intérieur de l'armée et en les mêlant à des conflits très importants sur des orientations stratégiques et politiques décisives.

Un an après la prise du pouvoir, les conflits les plus vifs et les désaccords les plus violents se réglaient encore de la même manière à l'intérieur du parti bolchevique. Chacun se battait pour ses idées, jusqu'au bout, et le développement historique départageait les adversaires et rendait sa sentence.

Cela n'avait pas empêché Trotsky de mener la bataille et de vaincre, c'est-à-dire de forger l'outil indispensable dans une guerre: une armée capable de vaincre sur le champ de bataille.

XVI. Chef de guerre[modifier le wikicode]

Tout en construisant l'Armée rouge, Trotsky l'a dirigée dans la guerre civile et contre l'intervention étrangère qui ont commandé sa naissance. Il ne l'a pas dirigée, comme les chefs de guerre de son époque, d'une capitale – le gouvernement s'est installé a Moscou, au Kremlin, au moment où il a pris ses fonctions –, ni dans le quartier général fortifié de Serpoukhov. Comme pendant les guerres de la France révolutionnaire, le chef, ici, était au front, et, du fait de l'étendue de la zone d'opérations et du nombre des fronts, sur celui d'entre eux où la situation était la plus difficile et où il estimait donc sa présence nécessaire.[144]

Pendant les deux années et demie que dura la guerre civile, Trotsky vécut, travailla, dirigea l'Armée rouge à partir de son train de commandement, ce « train du président du conseil révolutionnaire de la Guerre » qu'il appelle « le train » dans son autobiographie. On l'avait organisé sur son ordre, à la hâte, à Moscou dans la nuit du 7 au 8 août 1918, et il en était parti au petit matin, restant en circulation ou en stationnement au front jusqu'à la fin de la guerre civile[145]. Alfred Rosmer, qui y vécut quelques semaines, indique, après avoir parlé du wagon de Trotsky :

« Le wagon suivant était celui des secrétaires, puis venaient successivement l'imprimerie, la bibliothèque, la salle de jeux, le restaurant, un wagon de vivres et de vêtements de réserve, un service d'ambulance, enfin un wagon spécialement aménagé pour les autos[146]. »

Cet « appareil volant de gouvernement[147] », comme écrit Trotsky, comportait en outre, selon lui, une station télégraphique, une station radio que surmontait à l'arrêt une antenne immense, un groupe électrogène, un wagon de bains-douches, un dépôt de matériel, un ou deux wagons de mitrailleuses – les seuls à être blindés, avec les locomotives[148]. Toujours selon Trotsky, le wagon-garage était assez vaste pour contenir, outre une citerne d'essence, plusieurs camionnettes et voitures légères. Le train était très lourd, et il fallait deux locomotives pour le tracter; plus tard, il fut coupé en deux convois. Quand il stationnait, l'une des deux locomotives servait à des liaisons rapides. L'autre, en permanence sous pression, était toujours prête pour un départ d'urgence[149].

Sur le cadre même de la vie et du travail de Trotsky dans le train, Rosmer raconte :

« Le wagon du commissaire du peuple était celui du ministre tsariste des Chemins de fer. Trotsky l'avait adapté à son usage ; le salon avait été transformé en bureau-bibliothèque ; l'autre partie comprenait la salle de bains, flanquée de chaque côté d'un étroit cabinet, juste la place d'un divan. [...] La table de travail occupait la quasi-totalité d'un des côtés sur la paroi duquel une grande carte de Russie était accrochée ; au long des deux parois faisant angle, des rayons chargés de livres, encyclopédies, ouvrages techniques, d'autres sur les sujets les plus variés attestaient la curiosité universelle du nouvel occupant ; il y avait même un coin français où je trouvai la traduction française des études marxistes d'Antonio Labriola ; cependant je ne fus pas peu surpris d'y voir le Mallarmé de Vers et Prose, à couverture bleue, de la Librairie académique Perrin[150]. »

Les documents qui pourraient servir de base à une histoire du train sont encore aujourd'hui enfouis dans les archives militaires soviétiques. Une note indique qu'il effectua au total pendant la guerre civile trente-six trajets, couvrant 97 629 verstes, soit environ 105 000 kilomètres[151]. Rex Winsbury estime qu'on peut doubler ce chiffre[152]. Son centre de liaison permanent était le quartier général du commissariat et du conseil, à Serpoukhov dans un premier temps, à Moscou ensuite, sous l'autorité du commissaire du peuple-adjoint, le jeune médecin militaire E.M. Skliansky, qui s'était révélé un organisateur de premier ordre et fut le plus précieux et, personnellement le plus proche des collaborateurs de Trotsky, avec le chef de cabinet du conseil de la Guerre, G.V. Boutov. Dans ses déplacements et par conséquent dans le train, Trotsky était entouré d'un groupe de secrétaires de confiance : N.I. Sermouks, qui était également commandant du train, M.S. Glazman, qui lui sauva la vie dans une embuscade des blancs, I.M. Poznansky, qui l'accompagnait depuis 1917 et organisa les premières unités de cavalerie rouge, et le benjamin, N.V. Netchaiev. Les voyages étaient évidemment, en principe, des voyages d'inspection. Mais les conditions concrètes de la guerre civile exigèrent beaucoup plus de la cinquantaine d'hommes qui l'habitaient. Trotsky écrit :

« Le travail du train se rapportait étroitement à l'organisation de l'armée, à son éducation, à sa direction et à son ravitaillement. Nous reformions l'armée sous le feu. [...] Il en fut ainsi sur tous les fronts. Avec des détachements de partisans, avec des réfugiés qui avaient échappé aux blancs, avec des paysans mobilisés, dans des districts voisins, avec des troupes ouvrières envoyées par les centres industriels, avec des groupes de communistes et de syndiqués, on créa sur place, au front, des compagnies, des bataillons, des régiments, parfois des divisions entières, Après des défaites et des retraites, une masse friable, prise de panique, était transformée en deux ou trois semaines en troupe combative[153]. »

Le train avait toujours en réserve quelques militants communistes qu'il renouvelait à chaque voyage, un peu de matériel militaire, des vêtements et des bottes, la possibilité de se laver et de manger, des journaux et des brochures de propagande. Quand les réserves s'épuisaient, on appelait Skliansky ou, en cas d'extrême urgence, on organisait une conférence pour trouver sur place ce qui manquait.

A une époque où l'information était difficile et rare, où le matériel radio et téléphonique manquait cruellement, le train était en outre, selon l'expression de Trotsky, « le messager d'autres mondes ». Disposant des moyens radio qui lui permettaient de capter non seulement Moscou, mais une douzaine d'émetteurs européens dont Lyon-La Doua et la Tour Eiffel, il était informé au jour le jour des événements mondiaux : son quotidien, V Pouti (En route) reproduisait et commentait les dépêches des quatre parties du monde, On communiquait d'un wagon à l'autre par téléphone ou signaux optiques.

Administration militaire et politique, centre d'animation, le train était aussi un instrument de combat. Son matériel automobile lui permettait d'importantes incursions au-delà de la ligne de chemin de fer proprement dite, puisqu'il pouvait transporter à des kilomètres des détachements armés de fusils et de mitrailleuses, Les éventuels combattants du train variaient de 150 à 200 hommes, tous vêtus de cuir noir avec un bonnet conique et un insigne métallique au bras[154], Bien groupé autour d'un détachement de choc d'une trentaine d'hommes, le personnel du train était rompu au maniement des armes, et parfaitement entraîné aux opérations de « descente » : l'apparition en un point menacé de cette unité qu'on appelait « la centurie aux vestes de cuir » provoquait généralement sur le moral des troupes un choc bénéfique galvanisant.

En dernière analyse, le train de Trotsky était le symbole de la détermination à se battre jusqu'à la victoire qui se manifestait tous les jours à travers V Pouti. Quand il demanda à Trotsky, le 22 août 1918, de se rendre sur le front de Samara où une trahison venait de se produire, Lénine lui assura que « son apparition sur le front » ferait « de l'effet sur les soldats et sur l'armée entière[155] », Il en fut ainsi bien des fois. L'ancien combattant de l'Armée rouge, devenu diplomate, Alexandre Barmine, se souvient, en Occident, de la campagne contre la Pologne et de l'offensive des troupes polonaises du général Haller :

« Une nouvelle attaque de Haller lui permit de s'emparer de Rechitsa et de traverser le fleuve. Gomel allait tomber au pouvoir de l'ennemi quand arriva Trotsky. Déjà les convois d'évacuation, ces lamentables convois d'attelages trimbalant des coffres, des papiers, des restes de stocks, se traînaient le long des routes de Novozybkov, déjà les présidents de l'exécutif et de la Tchéka filaient en automobile – et il ne restait plus à la gare que le train blindé, ce train des batailles perdues, [...] quand tout changea. [...] Trotsky visita les premières lignes. Il nous harangua. Il fit passer sur nous ce souffle d'énergie qu'il apportait partout dans les moments tragiques. La situation, catastrophique l'avant-veille, était rétablie par miracle. Ce n'était en réalité que le miracle tout à fait naturel de l'organisation et de la volonté[156]. »

La première intervention de l'Armée rouge commandée par Trotsky – avant même la formation du train – fut l'opération de police menée à partir du 6 juillet 1918 dans la capitale contre ce qu'il est convenu d'appeler « le soulèvement des s.r. de gauche »[Note du Trad 5]. Adversaires déterminés de la paix de Brest-Litovsk, ces derniers s'étaient fixé pour objectif de provoquer la reprise de la guerre contre l'Allemagne et comptaient sur le terrorisme pour parvenir à leurs fins. Ils utilisèrent dans ce but les positions qu'ils détenaient à l'intérieur de la Tchéka – la Commission spéciale pour la lutte contre la contre-révolution – et particulièrement les moyens en matériel dont disposait l'un d'entre eux, V.A. Aleksandrovitch, qui en était le vice-président.

Le 6 juillet, deux jeunes tchékistes membres du Parti s.r. de gauche et pièces maîtresses de la conspiration, A. Andreiev et Ia. G. Blumkine, se présentaient à l'ambassade d'Allemagne munis de documents officiels attestant de leur qualité et de leur mission. Admis dans le bureau de l'ambassadeur, le comte von Mirbach, ils l'abattirent et prirent la fuite. Dans la foulée, un détachement de tchékistes commandés par un s.r. de gauche, Popov, procéda par surprise à plusieurs arrestations, dont celles des dirigeants de la Tchéka, Dzerjinsky et Latsis, du président du soviet de Moscou, Smidovitch, et du commissaire du peuple aux Postes, Podbielsky. Il s'empara aussi des locaux centraux de la Tchéka et du bâtiment central des Postes[157].

L'organisme spécialement chargé de la répression, dont une partie était au cœur de la conspiration, étant ainsi paralysé, la riposte ne pouvait venir que de l'Armée rouge, ou plus exactement de la seule unité régulière dont elle disposait alors à Moscou, les chasseurs lettons que dirigeait l'ancien colonel Vatsetis, assisté d'un révolutionnaire énergique, le commissaire politique Peterson. Ils agirent de concert avec un détachement de volontaires internationaux recrutés parmi les anciens prisonniers de guerre et dirigés par le Hongrois Béla Kun. Les combats furent brefs. La troupe de Béla Kun reprit le bâtiment des postes, tandis que les chasseurs lettons mettaient en déroute les rebelles qui venaient d'ouvrir le feu sur le Kremlin. Au soir du 7 juillet, le « soulèvement » était écrasé, et les soldats rouges avaient fait quelques centaines de prisonniers. Les premiers résultats de l'enquête révélèrent la médiocrité de l'entreprise, le manque d'enthousiasme des insurgés et la responsabilité des dirigeants des s.r. dans l'insurrection. Ceux d'entre eux, comme le vice-président de la Tchéka, qui avaient utilisé les fonds et les hommes de cette institution gouvernementale pour assassiner un diplomate allemand et se soulever les armes à la main furent passés par les armes.

L'épisode ne vaudrait pas en lui-même d'être mentionné dans la biographie de Trotsky si ce dernier ne lui avait pas donné, sur un point précis, une suite étonnante, en tout point digne de sa personnalité. Quelques heures ou quelques jours en effet après le soulèvement manqué, il se rendit personnellement à la prison pour interroger les meurtriers de l'ambassadeur. L'interrogatoire du jeune Blumkine – qui n'avait pas dix-neuf ans – tourna à la discussion politique, se prolongea, puis se renouvela. Au bout du compte, Trotsky réussit à convaincre cet adversaire jeune et valeureux que les bolcheviks avaient eu raison de signer la paix de Brest, que la politique des s.r. de gauche était catastrophique pour la révolution[158]. Le jeune détenu, sous l'influence du commissaire du peuple, devint communiste. Il fut condamné à mort et son exécution officiellement annoncée pour satisfaire aux exigences allemandes.

Dans l'intervalle, Trotsky avait obtenu sa grâce. Libéré, il s'engagea dans l'Armée rouge, adhéra au Parti communiste, devint rapidement l'un des meilleurs agents soviétiques de renseignement et un spécialiste apprécié des questions militaires. Il fut le principal collaborateur de Trotsky dans l'édition de Comment la Révolution fut armée[159]. Le lien à la fois personnel et politique qu'il avait noué avec Trotsky dans sa prison en 1918 ne devait être détruit que par le peloton d'exécution commandé pour lui par Staline.

C'est sur la Volga, à Sviajsk, que le train de Trotsky s'arrêta, quelques jours après la chute de Kazan, de l'autre côté du fleuve, et c'est donc là qu'il fit ses premières armes de chef. Kazan, position clé, était tombée le 6 août 1918 aux mains de l'unité qui constituait alors le fer de lance de la contre-révolution, la Légion tchécoslovaque. Formée par les chefs de l'armée tsariste avec des prisonniers de guerre de l'armée austro-hongroise, armée et conseillée par l'Entente, non désarmée par les bolcheviks, adroitement manipulée par les antibolcheviks, elle s'était soulevée en Sibérie contre le pouvoir des soviets et alliée au nouveau chef militaire des blancs en Sibérie, l'amiral Koltchak.

Son offensive vers l'ouest avait balayé tous les obstacles. Les « Tchèques », comme on disait, avaient pris Kazan le 8 juin, créant une situation exceptionnellement dangereuse, aggravée par la désorganisation des unités rouges, les paniques répétées dans leurs rangs, le soulèvement des s.r. de gauche en juillet 1918. Le gouvernement avait décidé d'envoyer Trotsky sur place dès qu'on avait été informé que la Légion tchécoslovaque menaçait Kazan.

C'étaient des jours de panique : les responsables bolcheviques d'Ekaterinburg, avec l'accord du bureau politique[Note du Trad 6], mettaient à mort sans jugement le tsar et sa famille pour éviter leur évasion. Trotsky était absent. Nous savons qu'il ne put dissimuler sa surprise devant l'exécution de l'enfant, mais ne s'exprima pas là-dessus. Nous savons aussi qu'il aurait souhaité éviter cette éventualité pour sauvegarder la possibilité d'un grand procès public du tsar, qui eût été celui de l'Ancien Régime et des partisans de la guerre impérialiste, mais ces considérations étaient alors de peu de poids. Le gouvernement soviétique avait proclamé « la patrie en danger ». Alors que le train roulait vers Kazan – c'est dans le train que Trotsky apprit la chute de la ville –, il rédigeait déjà une proclamation menaçante – « pas de quartier pour les ennemis du peuple » –, annonçait l'institution d'un tribunal militaire révolutionnaire et la loi martiale, l'ouverture de camps de concentration pour les suspects, les contre-révolutionnaires, les spéculateurs[160].

Le train s'arrêta à Sviajsk, sur la rive occidentale de la Volga. L'enjeu de la bataille était très clair. Si les Tchécoslovaques, qu'étaient venus renforcer des unités de Russes blancs, franchissaient le fleuve, la route de Nijni-Novgorod et de Moscou leur était ouverte, et rien ni personne ne pourrait alors les arrêter. Il fallait tenir autour de Sviajsk qui était la position la plus avancée des rouges. Mais la tâche était extraordinairement difficile. Il n'y avait pratiquement plus de front, la situation était tragiquement simple à résumer : désertions massives, prostration des chefs, débandades, trahison partout. Il fallait endiguer la ruée des fuyards, les haranguer, les regrouper, les ramener sur la ligne de feu et obtenir qu'ils y restent. La centurie du train, les hommes aux vestes de cuir et la cinquantaine de jeunes communistes venus de Moscou, dans le train, escortaient Trotsky, le protégeaient de leur mieux jusque sous le feu des artilleurs ennemis toujours bien renseignés, parfois au milieu de la foule hostile des fuyards. Il fallut à plusieurs reprises défendre directement le train, contre des attaques aériennes, mais aussi contre un raid de cavalerie des blancs du colonel Kappel, qui avaient coupé toutes les communications et furent tout près de l'enlever par surprise.

La première communication de Trotsky à l'état-major montre les difficultés rencontrées et les solutions envisagées. Il y réclamait l'accélération du rythme de l'envoi de renforts, un bon orchestre, des revolvers – indispensables, insistait-il, pour maintenir la discipline au front – et, encore et encore, des « communistes sachant obéir et prêts à endurer des privations et à donner leur vie ». Le 15 août, il envoya un rapport. L'armée de Sviajsk était ravitaillée et les soldats nourris. On avait organisé – grâce à un ingénieur anarchiste – une escadrille qui avait commencé à bombarder Kazan de... bâtons de dynamite. On avait mis sur pied un corps d'inspecteurs mobiles du front, des patrouilles montées de dix hommes, capables d'enrayer une débandade et de faire la chasse aux pillards et aux tueurs de l'ombre. Mais il restait un énorme problème : les rumeurs selon lesquelles les communistes échappaient à la règle commune et étaient traités bien moins sévèrement que les autres dans la reprise en main.

Un événement tragique et non souhaité allait couper court aux rumeurs. Au moment du raid des blancs de Kappel contre le train défendu seulement par ses hommes et les officiers d'état-major, le 2e régiment de Pétrograd fut envoyé en renfort. Au cours du transfert, quelques dizaines d'hommes, pris de panique, commandant et commissaire politique en tête, s'emparèrent à la pointe de leurs baïonnettes du vapeur, toujours sous pression à quai pour une évacuation en catastrophe, et obligèrent l'équipage à appareiller. Une canonnière, improvisée sous le commandement de Markine, les obligea à revenir à l'appontement où les passagers déserteurs furent aussitôt désarmés.

Trotsky constitua immédiatement un tribunal militaire sous la présidence de Rosengoltz. Ce dernier condamna à mort vingt-sept accusés, passés par les armes le 29 août. Parmi eux se trouvaient le commandant du régiment, un officier de métier et le commissaire politique, un vieux communiste du nom de Panteleiev[161]. Trotsky n'avait pas fini d'entendre parler de « l'affaire Panteleiev », mais il n'y eut plus désormais de rumeur sur le traitement de faveur des communistes, ni non plus de nouvelles débandades.

La façon dont il prenait des risques en s'exposant personnellement ou au moins en refusant de se protéger réellement, provoquait aussi bien des critiques, très différentes. Il pensait, quant à lui, qu'exigeant tout des hommes sous ses ordres, il ne pouvait faire moins que de courir les mêmes risques qu'eux. Et il fit preuve sur ce plan, de beaucoup de courage et d'obstination. Quand le conseil militaire révolutionnaire de l'armée, se disant gêné par l'insécurité dans laquelle le commissaire du peuple se trouvait, à bord du train en stationnement, décida qu'il travaillerait désormais sur le vapeur sous pression qui stationnait à quai, il fit mine de s'incliner ; le soir même pourtant, il s'embarquait, de nuit, sur un torpilleur, commandé par Raskolnikov, qui partait pour un raid surprise contre l'artillerie côtière ennemie sous Kazan. L'opération réussit et son prestige grandit encore[162].

Larissa Reissner, jeune communiste d'une grande beauté et d'un immense talent littéraire, combattante et agent de renseignements, compagne de Raskolnikov, commissaire politique sur la flottille de la Volga, a vécu ce mois de Sviajsk et en a rapporté un reportage d'une exceptionnelle qualité. Elle écrit :

« Avec Trotsky, c'était la mort au combat après qu'on eut tiré la dernière balle, c'était mourir dans l'enthousiasme, oublieux des blessures. Avec Trotsky, c'était le pathétique sacré de la lutte, mots et gestes rappelant les meilleures pages de la Grande Révolution française[163]. »

Trotsky n'oubliait pas la politique, devant Kazan : journaux, proclamations, tracts lancés par avion, tentaient de convaincre la population ouvrière de la ville, de la protéger des bombardements, d'obtenir son aide directe ou indirecte. Les agitateurs, parcourant les campagnes, haranguaient les paysans, racontaient les atrocités auxquelles se livraient les détachements des blancs. Finalement les conditions furent créées d'une contre-attaque victorieuse. C'est le 10 septembre 1918 que l'Armée rouge entra enfin dans Kazan. Trotsky lança un des ordres du jour dont il avait le secret :

« Le 10 septembre s'inscrira en lettres rouges dans l'histoire de la révolution socialiste. Kazan a été arrachée aux griffes des gardes blancs et des Tchécoslovaques par des unités de la 5e armée. C'est un tournant[164] . »

Après avoir rappelé les difficultés rencontrées et les heures noires de la panique et des débandades, les peines sévères infligées aux déserteurs, le prix dont il avait fallu payer le rétablissement, il concluait :

« Je veux le proclamer ici devant le pays et le prolétariat international : toute la 5e armée a fait son devoir avec honneur. Au nom des commissaires du peuple, je vous dis : Merci, camarades[165] ! »

Il n'oubliait pas, avant de partir. de tendre la main aux soldats de la Légion tchécoslovaque, promettant la liberté et l'égalité des droits en Union soviétique à tous ceux qui déposeraient les armes[166].

La bataille de Kazan avait été pour Trotsky et le commandement de l'Armée rouge une épreuve décisive. Ils savaient désormais qu'ils pourraient combattre et vaincre et savaient comment combattre et vaincre. La victoire était plus convaincante que tous les argument, même les mieux fondés. Trotsky aussi en sortit renforcé. Dans l'enfer de Kazan s'étaient noués des liens puissants entre lui et plusieurs de ses collaborateurs : Ivan Nikititch Smirnov, que Larissa Reissner appelle « la conscience communiste de Sviajsk », « incarnation de l'éthique de la révolution », Arkadi Pavlovitch Rosengoltz, organisateur hors de pair et « reine d'abeille dans sa ruche[167] », et le commissaire letton Karl Ivanovitch Grünstein, étaient désormais des siens.

La chute de Kazan survenait au terme d'une dure période de crise ouverte par l'offensive de la Légion tchécoslovaque et le soulèvement des s.r. de gauche : le passage de ces derniers à l'action terroriste, l'assassinat de deux orateurs populaires – Volodarsky le 20 juin et Ouritsky le 30 août 1918 – l'attentat de F. Kaplan contre Lénine, en avaient marqué les jalons les plus douloureux.

La victoire de Kazan n'en revêtait que plus d'éclat. Le repli des blancs, la reconquête par l'Armée rouge de la région de la Volga, coupaient les s.r. de leur base paysanne, réduisaient ainsi le support populaire du mouvement pour la Constituante. S.r. et mencheviks étaient désormais débordés sur leur droite par les monarchistes et les réactionnaires. L'adversaire du pouvoir soviétique était désormais la contre-révolution ouverte des généraux blancs avec leur programme de réaction pure et simple, leur désir de représailles et la soif de pillage de leurs troupes ; Koltchak à l'est, Denikine au sud, incarnent un adversaire sans masque démocratique : la situation se clarifie. Le plus important est surtout que la victoire de Kazan soit la démonstration de la justesse de la politique militaire de Trotsky : elle donne un vigoureux élan à la construction de l'Armée rouge selon ses principes et les méthodes qu'il préconise.

A la fin septembre 1918, revenu à Moscou, il réorganisa le Conseil suprême de la Guerre en Conseil de guerre révolutionnaire de la République, dont il assurait la présidence. Cet organisme, souverain, après le gouvernement et le c.c. pour toutes les questions militaires, était formé d'hommes proches de lui et jouissant de toute sa confiance. E.M. Skliansky continuait à assurer le travail quotidien. Quatre des dirigeants et inspirateurs de l'armée de Kazan y prenaient place : Vatsetis, nommé commandant en chef, I.N. Smirnov et A.P. Rosengoltz ainsi que l'ancien commissaire politique de la flottille de la Volga, F.F. Raskolnikov. N.I. Mouralov, l'un de ses proches collaborateurs à Moscou depuis le mois de mars, K.I. Iouréniev, un ancien de l'Organisation inter-rayons, complétaient ce groupe soudé.

La deuxième grande étape fut celle du front sud, à partir de Kozlov, où le train stationna pendant plusieurs semaines. Ce front était décisif : là se trouvaient les principales forces, les plus directement menaçantes, en tout cas, des blancs, et la centralisation se heurtait à de vives résistances de la part des militants du parti, anciens partisans et « guérilleros », en particulier à la tête de la 10e armée commandée par K.E. Vorochilov. C'est là que se produisit le premier conflit ouvert entre Trotsky et Staline, un conflit qu'il est facile de suivre aujourd'hui à travers les documents d'archives accessibles en Occident.

Staline n'est pas alors connu, ni à l'étranger, ni même du grand public en Russie soviétique. Ce militant d'origine géorgienne a derrière lui un passé qui n'est pas fait pour le rapprocher de Trotsky à qui il n'a sans doute jamais pardonné ses attaques passées contre les boieviki «expropriateurs », dont il fut. Il ne parle ni n'écrit correctement le russe, mais c'est un organisateur extrêmement capable, que Lénine a remarqué et qui bénéficie de son soutien. Commissaire du peuple aux Nationalités, il l'est également à l'Inspection ouvrière et paysanne. Non élu au comité central lors de la conférence de Prague en 1912, il y a tout de même été coopté, un peu plus tard, sur proposition de Lénine et a été réélu depuis. C'est lui qui, lors du VIe congrès, au lendemain des journées de juillet, a présenté le rapport prévu pour Trotsky, arrêté depuis sa désignation comme rapporteur. Avec le début de la guerre civile, il se voit confier des missions sur les différents fronts et c'est à l'une de ces occasions que se manifeste son inimitié à l'égard de Trotsky, personnage infiniment plus important que lui à cette époque.

Staline, envoyé en mission sur les problèmes de ravitaillement, était arrivé dans le sud le 22 septembre. Probablement désireux de jouer un rôle dans les affaires militaires, le Géorgien s'était installé à Tsaritsyne auprès de Vorochilov, un vieux bolchevik, ancien cheminot. A peu près au même moment, Trotsky procédait à la réorganisation : le 11 septembre, il constituait officiellement le front sud et, le 17, formait un comité de guerre avec Staline, le commandant en chef désigné, Sytine, et Vorochilov. Le conflit éclata presque immédiatement sur la question du siège du comité que Staline et Vorochilov insistaient pour figer à Tsaritsyne, alors que Sytine, avec le soutien de Trotsky, avait prévu de l'installer à Kozlov. Le 3 octobre, Staline se plaignit à Moscou des méthodes de Trotsky et du traitement qu'il était censé infliger aux vieux-bolcheviks qui dirigeaient la 10e armée. La réplique de Trotsky fut cinglante :

« J'insiste catégoriquement pour le rappel de Staline : les choses vont mal sur le front de Tsaritsyne, malgré une surabondance de forces militaires. Vorochilov est apte à commander un régiment, mais pas une armée de 50 000 hommes[168]. »

Trotsky exigeait que « les gens de la 10e armée » se subordonnent sans réserve au commandant du front sud et menaçait même de traduire Vorochilov devant un conseil de guerre. Lénine, visiblement ennuyé de ce conflit, ne pouvait, dans l'immédiat, que reconnaître le bien-fondé des arguments de Trotsky. Le 5 octobre, Staline fut rappelé à Moscou. Il fut nommé, peu après, au Conseil de guerre révolutionnaire de la République, peut-être à titre de consolation. Le 8, il était remplacé à Tsaritsyne, dans le comité de guerre, par le vieux bolchevik A.G. Chliapnikov. Au cours d'un bref séjour à Tsaritsyne, Trotsky avait fait comprendre à Vorochilov qu'il n'accepterait aucune tergiversation, et celui-ci s'était incliné. Une rencontre dans le train avec Staline et une réconciliation de forme avaient apaisé les inquiétudes de Lénine[169].

En réalité, c'était le début d'un conflit désormais cristallisé autour de l'opposition à Trotsky du « groupe de Tsaritsyne » – conflit que ne devait pas apaiser, quelques semaines plus tard, le transfert de Vorochilov et de ses collaborateurs à un important commandement en Ukraine : des désaccords identiques se développèrent aussitôt, Vorochilov ayant la prétention de conserver pour son armée armes, munitions et fournitures prises à l'ennemi. La campagne allait se poursuivre en coulisse, à travers rumeurs et insinuations qui finirent même par voir publiquement le jour dans la Pravda. C'est en effet le 25 décembre 1918 qu'un article signé d'un collaborateur de Vorochilov, A.Z. Kamensky, au milieu des critiques traditionnelles sur l'emploi des spécialistes militaires (qu'il appelait « contre-révolutionnaires tsaristes »), lança des attaques particulièrement graves contre Trotsky, mentionnant le cas de deux militants, commissaires et communistes, I.K. Bedaiev et P.A. Zapoutsky, qui avaient, selon lui, échappé de peu à une exécution sommaire et faisant, à ce propos, allusion au sort de Panteleiev[170]. Ce n'était que le début d'une campagne acharnée...

L'effondrement des Centraux, à la fin de 1918, apporta évidemment un considérable soulagement aux bolcheviks en desserrant l'étreinte immédiate de leurs armées à l'ouest et dans le sud. Il était clair cependant qu'il ne s'agissait que d'un répit et que le danger se précisait d'une intervention de l'Entente victorieuse sur le territoire même de l'union soviétique.

L'histoire de ces mois de la fin 1918 et du début de 1919 est celle d'efforts considérables pour exploiter ce répit, à la fois pour poursuivre la construction de l'armée et pour essayer de prendre de vitesse l'intervention alliée, inévitable mais pas immédiate. Or les armées soviétiques étaient clouées sur leur propre sol par les forces de Koltchak et de Denikine et Krasnov. En Ukraine, où Trotsky souhaitait faire porter l'effort principal, il n'y avait pas d'Armée rouge, mais, résultat de l'occupation allemande, des unités de partisans et de Gardes rouges inaptes à la guerre de mouvement. De son côté, Lénine redoutait par-dessus tout une éventuelle jonction sur la Volga des deux principales armées blanches et adjurait Trotsky de ne pas se laisser entraîner à l'est par la conquête de l'Ukraine.

La correspondance entre les deux hommes est chargée de tension. Trotsky, impressionné par l'hostilité des paysans ukrainiens à la réquisition des grains, multiplie les mises en garde contre la brutalité de la politique rurale des bolcheviks. Pour l'instant, la révolution déferle en Ukraine, et les bolcheviks, qui ont repris Kharkov, ne semblent pas loin de s'assurer la maîtrise de l'Ukraine tandis que l'intervention française, déjà prudente et limitée, reflue, arrêtée par les mutineries des marins. Pourtant Denikine se fait menaçant. En janvier 1919, il est question d'aller à une conférence pour la paix en Russie, dans l'île de Prinkipo, que prétend organiser le président des Etats-Unis, Wilson. Lénine propose à Trotsky de prendre la tête de la délégation soviétique. Ce dernier refuse sans phrases : il ne fera la connaissance de Prinkipo que dix ans plus tard, et dans des conditions tout autres. D'ailleurs la conférence est annulée, car les généraux blancs, forts du soutien français, refusent la médiation de Wilson.

En Ukraine maintenant, le conflit se développe avec l'ancien « groupe de Tsaritsyne », malgré les objurgations de Lénine pour que Trotsky fasse son possible afin de trouver les bases d' « un travail en commun avec Staline ». Le 11 janvier 1919, Trotsky répond sans détour à ses propositions de compromis :

« Un compromis est naturellement nécessaire, mais pas un compromis pourri. Le nœud de la question, c'est que tous les gens de Tsaritsyne sont maintenant rassemblés à Kharkov. [...] Je considère que le patronage par Staline de la tendance de Tsaritsyne est un ulcère dangereux, pire que n'importe quelle perfidie ou trahison de spécialistes militaires. [...] Vorochilov + les guérillas ukrainiennes + le bas niveau culturel de la population + la démagogie – nous ne pouvons en aucun cas le tolérer[171]. »

Avec la fin de l'hiver, le centre de gravité des opérations militaires est transféré sur le front de l'est. L'amiral Koltchak lance sa grande offensive le 7 mars. La situation des forces de l'Armée rouge se détériore très rapidement, ce qui explique l'absence au IXe congrès de Trotsky et des délégués des cellules de l'armée qui soutiennent sa politique : ils sont tous au front. C'est la première offensive blanche ; il y en aura deux autres, celle de Denikine sur Moscou à l'été et, à l'automne, celle du général Ioudénitch contre Petrograd à partir des Pays baltes.

Trotsky passa les mois de mars et d'avril sur le front de l'est, après la chute d'Oufa le 13 mars et l'avance des troupes de Koltchak vers Simbirsk. Une fois de plus, Moscou était menacée. Il fallut une fois de plus colmater les brèches, renforcer commandement et effectifs, redonner un moral aux combattants, créer de nouveaux régiments. Ce n'étaient plus pourtant les conditions de Kazan : l'Armée rouge qui comptait déjà, à l'entrée de l'automne, un demi-million d'hommes organisés, devait en quelques mois tripler ses effectifs. Elle montrait en outre qu'elle était désormais capable de manœuvrer : le commandant du front, Sergéi Kamenev, ancien colonel d'état-major du temps du tsar, réussissait, à la fin d'avril, un mouvement tournant pour venir frapper le flanc sud des troupes de Koltchak, imprudemment étirées, qui allaient dès lors reculer en désordre.

Cette importante victoire en rase campagne allait être pourtant le point de départ – peut-être seulement l'occasion – de la plus grave crise politique de l'histoire de l'Armée rouge. Il s'agissait au départ d'un désaccord entre techniciens militaires sur la stratégie immédiate. S.S. Kamenev pensait en effet qu'il était souhaitable d'exploiter immédiatement la victoire sur Koltchak, qu'il fallait, selon lui, détruire et poursuivre ; une opération qu'il pensait possible, même si l'on envoyait sur le front sud en péril les renforts nécessaires. Le commandant en chef Vatsetis était opposé à ce plan : il n'excluait pas, en effet, l'hypothèse de l'existence en Sibérie de réserves de Koltchak, donc de possibilité pour les blancs de tendre un piège à leurs poursuivants. Il interdit donc à S.S. Kamenev de poursuivre au-delà de l'Oural l'ennemi en retraite. Trotsky le soutint. Quand S.S. Kamenev fit savoir qu'il allait passer outre, Trotsky le releva de son commandement du front est et, après un congé de quelques semaines, l'envoya commander le front ukrainien[172].

C'est cette mutation qui mit le feu aux poudres. Les commissaires qui collaboraient avec Kamenev, M.M. Lachévitch, S.I. Goussev, K.K. Iouréniev, protestèrent violemment, invoquant les désaccords qui les séparaient de son successeur, le général Samoilo. Smilga, ancien du front de l'est, maintenant à Moscou – où il avait mission de recruter des communistes pour l'armée – les soutint sans réserve, intervint auprès de Lénine, qui reçut personnellement Kamenev et conclut qu'il fallait rapporter la décision, éviter de briser le groupe de commandement de l'est et par conséquent rappeler S.S. Kamenev[173].

Trotsky n'a guère apprécié l'initiative des commissaires politiques en question et déploré ouvertement le jeu de ce qu'il appelait « les liens affectifs du front »[174]. Il a pourtant accepté le retour de Kamenev. Bientôt, ce dernier remporte ses premiers succès, en juillet, contre les koltchakiens. Trotsky, à ce moment, s'est déjà porté sur le front sud pour faire face à l'offensive de Denikine.

Il semble bien qu'on n'ait pas tout de suite compris à Moscou le danger que constituait l'armée Denikine. Déjà Trotsky s'était inquiété à plusieurs reprises, avait réclamé des renforts du fait de l'extrême faiblesse des forces armées rouges en Ukraine et du soulèvement des Cosaques à l'arrière. Il peinait pour modifier le commandement en Ukraine, écarter lesAntonov-Ovseenko, Boubnov, Podvoisky, qui, selon lui, capitulaient devant l' « état d'esprit partisan », quand ils ne le nourrissaient pas. Mais les débuts de l'offensive Denikine furent marqués par des succès retentissants : Kharkov tomba le 25 juin, Kiev le 30.

Revenu à Moscou pour une séance du comité central au début de juillet 1919, Trotsky se trouva donc en présence d'une coalition qui le visait probablement à travers la personne de Vatsetis qu'il avait soutenu : il ne douta pas qu'elle ait été inspirée en coulisse par Staline et le groupe de ses amis de Tsaritsyne. La tâche des conspirateurs était facile : ils avaient l'appui de Lénine, convaincu par les victoires remportées sur Koltchak. La décision du comité central fut nette. S.S. Kamenev devint commandant en chef, Vatsetis recevant une nomination qui avait l'aspect d'une retraite honorable[175]. Trotsky avait joué le compromis en acceptant que Vatsetis soit remplacé et en préconisant la nomination du général Bontch-Brouévitch : la décision finale était pour lui une défaite. C'était peut-être une autre défaite, plus grave encore, que la réorganisation du Conseil de guerre révolutionnaire de la République. Il était ramené de quinze à six membres. Les proches de Trotsky – ceux qui l'avaient soutenu dans ce dernier conflit –, I.N. Smirnov, Rosengoltz, Raskolnikov, étaient écartés ; en revanche, Smilga, comme Goussev, champions de la lutte contre Vatsetis, y demeuraient.

Ces mesures étaient certainement difficiles à accepter pour Trotsky. Faut-il, pour autant, croire les récits qui nous le présentent quittant le comité central en fureur et claquant la porte à sa sortie ? Selon lui, en tout cas, il s'inclina, mais ne put éviter le heurt sur la question du nouveau plan stratégique élaboré par S.S. Kamenev pour le front sud. Partant de considérations purement militaires, le nouveau commandant en chef proposait en effet d'attaquer le long de la vallée du Don, dans le pays des Cosaques, pour aller frapper Denikine au cœur de sa puissance. Trotsky, au contraire, jugeait dangereux ce plan qui risquait de souder les forces contre-révolutionnaires des Cosaques et des blancs et engageait en tout cas les troupes rouges sur un territoire où la population rurale leur était en majorité hostile. Le plan qu'il avait approuvé visait, au contraire, à organiser la contre-offensive sur le bassin industriel du Donetz, cherchant à couper en deux le territoire de Denikine et à s'appuyer sur la population ouvrière de la région en question. Selon son témoignage, Trotsky, isolé au bureau politique sur cette question, remit alors sa démission. Nous ne possédons pas le texte de sa déclaration, seulement celui de la réponse du comité central le 5 juillet 1919 signée de Lénine comme de Staline et qui refusait cette démission, ajoutant cette précision qui dut lui paraître satisfaisante :

« Le bureau d'organisation et le bureau politique du comité central laissent au camarade Trotsky l'entière possibilité d'obtenir, par tous les moyens, ce qu'il estime être une correction de la ligne générale dans la question militaire et, s'il le désire, s'efforceront de hâter la convocation du congrès du parti[176]. »

Trotsky conclut le récit de cet épisode dans Staline : « Je retirai ma démission et partis immédiatement pour le front sud[177]. »

Trois jours plus tard cependant, un télégramme officiel lui annonçait l'arrestation de Vatsetis, impliqué dans un « complot » par les aveux de conspirateurs, des militaires professionnels[178]. L'affaire fit long feu. Libéré après quelques jours, Vatsetis fut affecté à l'Académie militaire. « Accident » ou tentative manquée de l'éliminer par la provocation ?

Les mois suivants ont été très difficiles pour Trotsky, sans doute infiniment plus qu'il ne le suggère dans Ma Vie et dans Staline.Les désaccords qu'il a eus et qu'il garde avec Lénine expliquent une tension qui pèse lourd dans la prise de décisions pourtant nécessaires. Le commandant du front ukrainien s'est prononcé à son tour contre le plan S.S. Kamenev et a été relevé de ses fonctions. Smilga et Lachévitch, les hommes de S.S. Kamenev, ont été envoyés en Ukraine, où Trotsky s'est longuement et vainement battu pour obtenir renforts et matériel. Or, comme il l'a prévu, le plan de S.S. Kamenev se révèle désastreux. Les armées rouges ne progressent pas dans le Don, où la population rurale se bat contre eux avec l'énergie du désespoir. En revanche, les cavaliers blancs de Mamontov ont percé les lignes rouges et commettent à l'arrière de sérieux ravages et de terribles massacres. Denikine progresse dans une région dégarnie par le commandement, s'empare d'Odessa le 23 août, de Kiev le 31, et son offensive se développe victorieusement et dangereusement avec la prise de Koursk, Voronej, Orel, au cours des semaines qui suivent.

L'historiographie, plus encore que l'Histoire, exige que soient indiquées ici, au moins sommairement, l'attitude et les relations de Trotsky, chef de guerre, avec les formations armées anarchistes d'Ukraine et notamment les fameux partisans de Makhno. De ce point de vue, les archives apportent un certain nombre d'éléments indiscutables sur l'appréciation portée par Trotsky sur ces formations armées et la politique à suivre à leur égard. Dans un rapport au comité central daté du 1er mai 1919, il aborde pour la première fois cette question en signalant l'importance des effectifs des bandes de l'anarchiste Makhno en même temps que leur inefficacité militaire, la présence aussi, dans leurs rangs, côte à côte, d' « éléments héroïques » et d'authentiques « canailles ». Pour ces troupes qui combattent aux côtés de l'Armée rouge, il préconise « la purge des éléments ouvertement criminels de leurs unités, l'établissement d'une discipline ferme, l'abolition de l'usage de l'élection des commandants, la lutte contre la démagogie de ses chefs [...], insolents avec les autorités supérieures militaires et soviétiques et inefficaces avec leurs subordonnés ». Il est, de toute évidence, en conflit, sur cette politique, avec Antonov-Ovseenko qu'il accuse d' « opportunisme » à l'égard des makhnovistes.

Le conflit est devenu ouvert en mai. Bien que Lénine ait insisté pour l'emploi, avec Makhno, de « méthodes de persuasion », celles-ci n'ont pas porté leurs fruits. Makhno, bien que formellement intégré dans l'Armée rouge, tient les commissaires à l'écart et conserve son état-major. Les bolcheviks lui reprochent de ne pas tenir ses troupes, qui se livrent à des violences contre les Juifs. On lui coupe, en représailles, les envois d'armes et munitions et, du coup, il conserve pour lui les stocks de charbon et de grain saisis chez l'ennemi. Le 31 mai 1919, il convoque un congrès de délégués de sa zone : Trotsky l'interdit. Makhno se démet alors de ses fonctions de commandant de brigade de l'Armée rouge ; des détachements, commandés par Vorochilov, marchent sur son quartier général et s'en emparent le 7 juin. Plusieurs de ses collaborateurs, faits prisonniers, sont condamnés à mort et exécutés. Mais Makhno réussit à s'échapper et reprend son activité indépendante.

A la mi-octobre 1920, un nouvel accord est conclu entre l'Armée rouge et Makhno, qui intègre à nouveau ses rangs, contre Wrangel cette fois. Wrangel battu, le conflit renaît. Sous le commandement de Frounzé, l'Armée rouge donne l'assaut aux dernières positions de Makhno à partir de novembre 1920. Il s'échappe et émigre.

Les écrits contemporains de Trotsky permettent de se faire une idée très claire de sa conception du mouvement makhnoviste qu'il semble avoir considéré en premier lieu, par son indiscipline et le caractère criminel de nombre de ses éléments, comme un danger pour la cohésion et l'intégrité de l'Armée rouge elle-même, dans une région où la tradition de guérilla était très vigoureuse. Sans accuser personnellement Makhno d'être antisémite ou criminel, refusant l'argument selon lequel Makhno aurait été un agent des blancs, voire des étrangers, Trotsky reproche essentiellement aux unités makhnovistes d'être « des bandes » autour d'un « chef » et de mélanger, au nom des idées anarchistes, une grande brutalité et une réelle incapacité à s'organiser et à se discipliner.

On comprend, dans ces conditions, que Trotsky même s'il n'a pas éprouvé la « rancœur » et l' « humiliation » que lui attribue généralement Adam B. Ulam[179], ait été loin d'approuver les compromis passés à plusieurs reprises avec Makhno et notamment au lendemain de la visite de Kamenev, en avril 1919.

Ce n'est, finalement, qu'en octobre 1919, que le plan de S.S. Kamenev pour le front sud fut abandonné et que les solutions, préconisées pendant des mois par Trotsky, de renforcement du front du centre, furent mises en application ; on peut imaginer son amertume devant ses avertissements si longtemps inutiles. En septembre 1919 pourtant, la situation avait de nouveau revêtu un tour dramatique : l'armée de Denikine, venue du sud, menaçait Toula, ultime étape avant Moscou et centre unique de l'industrie de guerre, cependant que les forces de Ioudénitch, armées et soutenues par les Britanniques, atteignaient les faubourgs de Petrograd.

Une fois de plus, à l'heure du plus grand danger, Trotsky recouvrait d'un coup sa stature et son génie. Il était au bureau politique à Moscou le 15 octobre quand Lénine proposa d'abandonner Petrograd pour concentrer les forces autour de Moscou menacée, le même jour, par la chute d'Orel : il envisageait même la possibilité de l'abandon de Moscou et d'un repli général dans l'Oural. C'était l'heure de Trotsky. Il protesta vigoureusement : il ne pouvait être question d'abandonner Petrograd dont il proposait de prendre personnellement la défense en main. Lénine ne pouvait que céder. Le 16, dans le train qui l'emmenait à Petrograd, Trotsky rédigea un projet de plan de bataille de rues au cas où les défenses extérieures de Petrograd céderaient à l'assaut des blancs :

« S'ils entrent dans cette cité géante, les gardes blancs découvriront qu'ils sont tombés dans un labyrinthe de pierre où chaque bâtiment sera pour eux une énigme, une menace ou un danger mortel. D'où attendre le coup de feu ? De la fenêtre ? De la mansarde ? Du rez-de-chaussée ? De l'angle ? De partout ! Nous avons des mitrailleuses, des fusils, des revolvers ; des grenades. [...] Nous pouvons couvrir certaines rues d'un enchevêtrement de barrages de barbelés en en laissant d'autres ouvertes et en en faisant des trappes[180]… »

A son arrivée, il se précipita au soviet de la ville et, à travers lui, en appela aux ouvriers de la capitale de la révolution :

« Dans ces journées sombres et froides, de faim et d'angoisse, ces tristes jours d'automne, Petrograd nous montre encore l'image majestueuse de l'élan, de la confiance, de l'enthousiasme et de l'héroïsme. Cette ville qui a tant souffert, qui a brûlé d'une flamme intérieure si vive et qui a bravé tant de dangers, cette ville qui ne s'est jamais ménagée, qui s'est tellement dépouillée de tout, cette magnifique Petrograd-la-rouge demeure ce qu'elle a été, la torche de la révolution, le roc d'acier sur lequel nous construirons le temple de l'avenir[181]… »

Il décrit, dans Ma Vie, Petrograd galvanisée par le danger:

« Dès que la base sentit que Pétrograd ne serait pas livré et qu'au besoin il serait défendu par des combats de rue, l'état d'esprit changea. [...] Des détachements d'hommes et de femmes, munis d'outils de sape, partirent des usines et des fabriques. [...] Toute la partie sud de la ville fut transformée en forteresse. [...] Un nouvel état d'esprit, partant des quartiers ouvriers, gagna les casernes, les milieux de l'arrière et l'armée en campagne[182]. »

Trotsky était au premier rang, prenant, comme à Kazan, d'énormes risques, par exemple, ralliant à cheval un régiment qui s'enfuyait, après s'être jeté dans la foule des fuyards sans garde ni protection, réussissant finalement à le ramener à l'attaque et marchant en tête ; Le 23, les troupes blanches du général Ioudénitch furent arrêtées sur la ligne de Poulkovo et commencèrent une retraite précipitée. Au même moment, à l'est, les hommes de Koltchak se rendirent par milliers ; leur chef en personne tomba aux mains des soldats rouges. Au sud, le sol se dérobait sous les pieds de l'armée de Denikine, rejetée par la population des régions conquises.

La guerre n'est pas terminée pour autant. Dès le 22 janvier 1920, Trotsky donne au bureau politique les informations qu'il vient de recevoir : la Pologne de Pilsudski se prépare à attaquer l'Union soviétique. Dans les mois suivants, il presse en vain le bureau politique de renoncer à la diplomatie secrète et aux concessions, de faire connaître publiquement les enjeux de la négociation avec la Pologne. Il n'est pas écouté. Le 24 avril, les troupes polonaises attaquent, Kiev tombe le 6 mai. Au sud, Wrangel, qui a remplacé Denikine, repart à l'assaut le 6 juin.

La première guerre nationale qu'ait à affronter l'Armée rouge éclipse la guerre civile. Pliant d'abord, elle contre-attaque en juin, reprend Kiev le 12, Minsk le 11, Wilno le 14. Arrêtée le 14 juillet aux portes de Varsovie, repoussée le 17 juillet après les trois jours de la « bataille de la Vistule », elle doit finalement renoncer aux rêves de conquête révolutionnaire qui ont bercé quelques-uns de ses chefs. La paix est signée provisoirement le 12 octobre. Deux mois plus tard, les derniers débris de l'armée Wrangel évacuent la Crimée où elles ont trouvé quelque temps un refuge précaire.

Rien, dans cette année, ni dans l'action politique, ni dans l'action militaire, ne porte la griffe de Trotsky. On peut seulement souligner le soin qu'il apporta à éviter toute manifestation de chauvinisme antipolonais, voire tout simplement toute tentative de faire prévaloir un état d'esprit d'union nationale face à un ennemi « étranger ». En revanche, sur deux points essentiels, il ne put faire prévaloir son point de vue.

A la mi-juin, il s'était sérieusement opposé à Lénine en se prononçant pour l'acceptation des propositions britanniques de médiation et pour une négociation sur la base des positions occupées alors par l'Armée rouge, qui comprenaient l'ensemble des territoires biélorussiens et ukrainiens. Convaincu qu'un succès militaire était possible face à la Pologne, Lénine préconisait alors l'offensive sur Varsovie, croyant à la possibilité d'un soulèvement ouvrier à l'approche de l'Armée rouge.

Trotsky, s'il demeurait convaincu que la révolution était à l'ordre du jour en Pologne, ne pensait pas cependant qu'elle pût se produire au début de la guerre ; il était convaincu, en outre, que l'entrée sur le territoire polonais d'une armée russe, même sous le drapeau rouge, serait ressentie comme une invasion à la façon tsariste et provoquerait un sursaut national en Pologne. Mis en minorité, il s'inclina, attendant sans joie que l'Histoire lui donne raison – ce qu'elle fit très vite. L'homme dont on fait parfois un maniaque de la révolution ne croyait pas aux « missionnaires bottés », ni à l'exportation de la révolution à la pointe des baïonnettes.

Il n'eut pas plus de bonheur avec le déroulement des opérations. Il apparut très rapidement, au cours de l'offensive contre Varsovie, qu'un grand vide se développait entre la 5e armée de Toukhatchevsky, qui avançait sur Varsovie, et la 1ère armée d'Egorov – où se trouvait Staline –, qui s'engageait vers le sud-ouest pour s'emparer de Lvov. L'existence de cet intervalle fut selon Trotsky l'une des conditions militaires qui facilitèrent la contre-attaque de l'armée polonaise et lui permirent d'arrêter l'armée de Toukhatchevsky, puis de l'obliger à la retraite. Trotsky – dont la version sur ce point est confirmée par les récits de la période stalinienne justifiant le comportement de la 1ère armée – écrit :

« Quand le danger menaçant l'armée de Toukhatchevsky devint évident et que le commandant en chef ordonna au front du sud-ouest de se déplacer franchement [...] afin de s'attaquer au flanc des troupes polonaises près de Varsovie, le commandant du front sud-ouest, encouragé par Staline, continua à se diriger vers l'ouest : n'était-il pas plus important de s'emparer de Lvov même que d'aider d' « autres » à prendre Varsovie ? Pendant trois ou quatre jours, notre état-major général ne put obtenir que son ordre fût exécuté. C'est seulement après des demandes réitérées appuyées de menaces que le commandant du sud-ouest modifia la direction de ses troupes, mais alors le délai de plusieurs jours avait déjà joué son funeste rôle[183]. »

L'affaire rebondit, toujours selon Trotsky, dans les débats secrets sur la guerre de Pologne au Xe congrès, où Staline accusa Smilga d'avoir « trompé le comité central ». Trotsky protesta immédiatement contre ce qu'il appela « une insinuation effrayante ». Il ajouta que Lénine, « bouleversé » par ces conflits, se refusa à « blâmer personnellement quiconque ».

Dans l'intervalle, d'ailleurs, les dissensions s'étaient développées : en octobre, Toukhatchevsky avait pris position pour la reprise de la guerre contre la Pologne, et Lénine avait hésité. Trotsky s'était prononcé pour la paix et, reprenant la position de Lénine à l'époque de Brest-Litovsk, avait déclaré que s'il était battu au comité central, il ferait appel au parti. Sa détermination, la force de ses arguments aussi, avaient convaincu Lénine, qui avait entraîné le reste de la direction. Lénine devait reconnaître ultérieurement qu'il avait commis une erreur énorme au moment de l'offensive contre Varsovie et condamner l'idée, assez répandue à ce moment-là, selon laquelle il était possible d'exporter la révolution à la pointe des baïonnettes.

La campagne de Pologne était de fait l'ultime expérience militaire de Trotsky. La liquidation de l'armée du baron Wrangel, inscrite dans les faits après la fin des opérations avec la Pologne, devait être acquise le plus vite possible : il s'agissait de détruire ce qu'il appelait la « place d'armes » de l'impérialisme. Il s'employa donc à convaincre les soldats rouges d'en finir avant le début de l'hiver. Le 27 octobre 1920, à bord du train qui l'emportait vers le front de Crimée, il écrivait : « La famille d'amis de notre train part pour une nouvelle campagne. Qu'elle soit la dernière[184]… » Le 10 novembre 1920, la Crimée tout entière était aux mains de l'Armée rouge.

La guerre civile était finie. Le pire allait commencer.

XVII. Communisme de guerre et terreur[modifier le wikicode]

La politique appelée plus tard « communisme de guerre » et la « terreur rouge », proclamée à l'été 1918, semblait à beaucoup d'observateurs de l'époque l'unique forme de gouvernement des communistes. Même des hommes aussi avertis que Boukharine et Préobrajensky ont cédé à cette tendance dans leur ABC du Communisme. Il n'en a pas été de même pour Trotsky qui écrivait à l'automne de 1919 :[185]

« Le communisme d'aujourd'hui, à la différence du christianisme primitif, ne signifie nullement le nivellement par le bas de la pauvreté. Au contraire, le développement de l'ordre communiste présuppose une croissance importante des forces productives de l'industrie et de l'agriculture, de la technologie et de la science, de l'art sous toutes ses formes. Les rations de famine et les logements glacés ne sont pas le communisme, mais une calamité déchaînée contre nous par les crimes de l'impérialisme mondial. L'ordre soviétique essaie d'assurer abondance, chaleur et confort pour tous. Est-ce réalisable ? Oui, bien sûr. Donnez-nous deux ans de travail pacifique, de concentration de tous les pouvoirs, de toute notre énergie, de tout notre enthousiasme, non sur la guerre civile, mais sur le travail de création économique, et nous saurons, de toutes nos forces combinées, non seulement soigner les blessures ouvertes de l'organisme national, mais aussi réaliser une avance importante dans toutes les directions[186]. »

Trotsky savait sans doute mieux que personne que la politique du « communisme de guerre » avait été dictée au gouvernement soviétique par l'ensemble de la situation, et au premier chef par les initiatives de la contre-révolution. Il en était de même pour la terreur, L'une et l'autre étaient le prix dont les révolutionnaires devaient payer leur survie et même, plus prosaïquement, le droit de se défendre. La guerre civile et l'intervention étrangère, enclenchées l'une et l'autre n'étaient que des moyens pour survivre et tenir, servir l'objectif essentiel du moment, le renforcement et le développement de l'instrument du combat pour la vie, l'Armée rouge. Par la force des choses, la Russie soviétique était devenue un camp retranché, et son communisme militaire ne pouvait être que celui du rationnement et de la pénurie. Trotsky le savait, lui qui, le 4 juin 1918, justifiait la réquisition en attaquant avec violence le paysan aisé, le koulak :

« Nous disons : le pays a faim, les villes commencent à souffrir de la faim, l'Armée rouge ne peut résister aux attaquants faute de nourriture, et, dans ces conditions, tous ceux qui ont faim à la campagne doivent comprendre qu'il y a du grain, qu'il est aux mains des koulaks, ces bêtes de proie, exploiteurs de la faim et du malheur ; que nous leur offrons un prix déterminé par ce que peuvent supporter les finances de l'État et qu'ils ne nous donnent pas de pain à ce prix et que, puisqu'il en est ainsi, nous allons leur prendre le grain de force par les armes. Nous emploierons la force contre le koulak et nous nourrirons les ouvriers, les femmes et les enfants[187] ! »

L'une des conséquences de cette politique est évidemment l'importance et la mesure d'indépendance qu'elle donne aux organismes spécialisés dans la répression, diminuant d'autant l'amplitude du « pouvoir des soviets ». La « commission extraordinaire panrusse pour la lutte contre la répression et le sabotage », créée en décembre 1917, a hérité d'une partie des attributions du comité militaire révolutionnaire de Petrograd. Elle est devenue très vite la toute-puissante Tchéka- lointain ancêtre du G.P.U., qui chassera et traquera Trotsky sur plusieurs continents.

Pour le moment, elle est pour Trotsky non seulement un outil nécessaire dans la guerre civile, mais un instrument indispensable. Elle doit être, à ses yeux, un corps d'élite se battant sur un front décisif. Trotsky ne se dissimule pas les dangers de corruption et de décomposition morale qu'une activité comme la sienne peut engendrer dans ses propres rangs, et il ne cesse d'insister sur la nécessité pour elle de recruter les meilleurs des communistes, c'est-à-dire les plus dévoués et les plus intègres. Il compte beaucoup d'admirateurs et de dévouements sans réserve parmi les tchékistes.

Les conséquences de la guerre civile et de la militarisation avaient été lourdes aussi dans le domaine du fonctionnement du parti et des soviets. Alors que la révolution avait fait triompher dans le parti le système de l'élection des responsables et prévaloir dans le pays la forme soviétique de la révocabilité et du renouvellement fréquent des élus, la situation militaire, le départ pour le front de dizaines de milliers de responsables et militants, la nécessité de renouveler les responsables rapidement avec l'avance ou la retraite de l'Armée rouge, et les pertes énormes subies sur tous les fronts, firent que la démocratie de 1917 et des débuts de 1918 n'était plus qu'un lointain souvenir. Le Parti communiste, militarisé, dominait en outre des soviets qui n'étaient plus que des coquilles vides et des syndicats réduits à leur plus simple expression, avec des responsables qui n'étaient, eux aussi, élus que pour la forme.

Imposée par la nécessité, à l'heure de la révolution en danger, cette situation avait été, elle aussi, largement théorisée et souvent présentée comme indépendante des tragiques circonstances qui l'avaient vu naître. Pourtant le relâchement du danger, l'approche de la fin de la guerre civile, réveillaient dans les masses ouvrières les aspirations démocratiques dont ils avaient chargé la révolution d'Octobre. Nombreux étaient aussi les militants aux yeux desquels le régime militaire du parti, justifié par la lutte contre la contre-révolution, était appelé à disparaître après la défaite de cette dernière.

Dans sa polémique contre Kautsky – qui avait été un maître à ses yeux, mais n'était plus pour lui qu'un renégat – rappelant que le prolétariat russe, contre toute attente, était arrivé au pouvoir avant celui des pays avancés, Trotsky écrivait :

« Au lieu d'être le dernier, le prolétariat russe a été le premier. C'est cette circonstance qui a donné, après la première période de confusion un caractère si acharné à la résistance des anciennes classes dominantes de Russie et qui a obligé le prolétariat russe, à l'heure des plus grands dangers, des agressions de l'extérieur, des complots et des révoltes à l'intérieur, de recourir aux cruelles mesures de la terreur gouvernementale[188]. »

Car la terreur est cruelle, comme l'est la guerre, « affreuse école de réalisme social, créatrice d'un type humain nouveau ». Ce n'est pas la révolution, c'est la guerre qui a « développé dans les mœurs la brutalité », qui a « habitué à la violence », qui a « appris à la bourgeoisie à ne s'embarrasser nullement de l'extermination des masses ». Comment renoncer à la terreur quand on est un révolutionnaire, confronté à des cliques de capitalistes « disposant d'une caste d'officiers aguerris et trempés »? Celui qui renoncerait au terrorisme, c'est-à-dire à l'emploi de la répression contre la contre-révolution armée, renoncerait du même coup à la domination politique de la classe ouvrière et au socialisme. Trotsky explique :

« La révolution n'implique pas "logiquement" le terrorisme de même qu'elle n'implique pas l'insurrection armée. [...] Mais elle exige de la classe révolutionnaire qu'elle mette tous les moyens en œuvre pour atteindre ses fins : par l'insurrection armée, s'il le faut, par le terrorisme, si nécessaire[189]. »

La terreur implique aussi l'intimidation, les menaces, les arrestations préventives. Evoquant les précédents historiques, les révolutions anglaise et française, la guerre de Sécession, la Commune de Paris, il explique que l' « intimidation » est l'un des plus puissants moyens d'action politique, et que la classe ouvrière ne peut s'en passer dans le cadre de sa lutte contre « une classe vouée à périr et qui ne s'y résigne pas ». Aux invocations, par Kautsky, des principes de la démocratie et notamment du respect de la liberté de la presse, il répond sans fard :

« Nous faisons la guerre, Nous nous battons non à vie, mais à mort. La presse n'est pas l'arme d'une société abstraite, mais de deux camps irréconciliables. [...] Nous supprimons la presse de la contre-révolution comme nous détruisons ses positions fortifiées, ses dépôts, ses communications, ses services d'espionnage[190]. »

Aux arguments de Kautsky pour que les bolcheviks reconnaissent « les autres tendances du socialisme » et cherchent à assurer avec eux liberté de critique et collaboration, il rétorque que mencheviks et s.r. n'ont jamais dans le passé joué un rôle autonome, que toute leur politique a été axée sur l'alliance avec les Cadets, qu'ils n'ont été que l'appareil de transmission pour gagner les masses à cet instrument de l'impérialisme. Il se refuse à considérer comme « des tendances du socialisme » des forces qui combattent le régime soviétique aux côtés des blancs, les armes ou la plume à la main, ce qui est le cas des s.r. et de la majorité des mencheviks.

Trotsky est ainsi l'un des premiers à justifier que, sous la dictature du prolétariat, on en soit arrivé à la dictature du Parti communiste. Le parti, explique-t-il, ne gouverne pas, mais il tranche sur toutes les questions de principe, toutes les questions en litige au conseil des commissaires du peuple. Ce rôle exceptionnel, après la prise du pouvoir, s'explique par le fait que la dictature de la classe prolétarienne implique son unité :

« La domination révolutionnaire du prolétariat suppose dans le prolétariat même la domination d'un parti pourvu d'un programme d'action bien défini et fort d'une discipline interne indiscutée[191]. »

C'est à partir de cette analyse qu'il condamne toute alliance, tout bloc au pouvoir avec une autre organisation « socialiste » – ne pouvant refléter que les secteurs arriérés et les préjugés petits-bourgeois de la classe –, comme contradictoire avec la dictature du prolétariat : c'est par l'existence d'une telle coalition en Hongrie qu'il explique la défaite de la révolution des conseils hongrois.

Enfin, il assure que « la domination exercée par le Parti communiste dans les soviets, expression politique de la dictature du prolétariat » doit également se retrouver dans son rôle dirigeant à la tête des syndicats.

Pendant les années 1918 et 1919, Trotsky avait mis sa plume de pamphlétaire au service d'une politique générale qu'il contribuait à élaborer, sans jouer un rôle moteur ailleurs que dans le domaine qui lui avait été assigné : la direction générale des Affaires militaires suffisait à l'accaparer. Mais le répit de la fin de l'année 1919 allait lui donner l'occasion d'une incursion dans le domaine économique, incursion dont les conséquences devaient être pour lui d'une importance énorme.

Elle se fait avec la présentation, dans la Pravda du 17 décembre 1919, de thèses destinées au comité central, publiées là de façon inattendue et même surprenante par Boukharine. Elles sont consacrées à « la transition au service du travail pour tous », en liaison avec le système de la milice.

Rappelant que l'économie socialiste présuppose un plan général tenant compte de toutes les ressources, y compris la main-d'œuvre, les thèses en question affirment la nécessité d'assurer ce plan au moyen d'un service du travail pour tous permettant notamment la planification de la répartition de la main-d'œuvre. Jusqu'à l'établissement d'un régime socialiste et son fonctionnement « normal » – que Trotsky n'envisage pas avant une génération –, « la transition doit être assurée par des mesures de caractère coercitif, c'est-à-dire en dernière analyse par la force armée de l'État prolétarien[192] ».

Trotsky explique qu'il faut faire reposer ce service du travail sur des districts territoriaux et de production qui devraient être également la base des commissariats militaires et du système territorial-administratif des soviets : ainsi serait-il possible, avec l'instauration du système de la milice pour les forces armées, de lier les forces humaines d'unités économiques et de circonscriptions militaires. La transition de l'armée à la milice devait se faire graduellement et en tenant compte des exigences de la production : des unités traditionnelles seraient maintenues pour assumer la levée de l'impôt en nature et l'application du service du travail. La main-d'œuvre libérée par la fin des combats, en fonction d'un « petit plan » à court terme, servirait à la reconstruction des secteurs vitaux de l'économie.

Quelques semaines plus tard, après une discussion menée dans ses rangs à l'initiative de ses chefs, la 3e armée du front de l'est devenait la 1ère « armée du travail » et commençait une expérience à laquelle Trotsky, de son train installé à Ekaterinburg, devait être étroitement associé. L'ordre-mémorandum lancé par lui de Moscou le 15 janvier partait de la situation militaire et de la permanence des zones d'activité des blancs. Il poursuivait :

« La 3e armée révolutionnaire restera sous les armes, conservera son organisation, sa cohésion interne, son esprit de combat, au cas où la patrie socialiste l'appellerait à de nouvelles tâches militaires. [...] Cependant [elle] ne veut pas perdre son temps. Pendant les semaines et les mois de ce répit, quelle que soit sa durée, elle utilisera ses forces et ses ressources pour faire revivre l'économie du pays. Tout en conservant sa force militaire [...], elle se transformera en armée révolutionnaire du travail[193]. »

Les objectifs fixés à l'armée du travail sont la collecte de produits alimentaires, la coupe du bois et son transport, la construction de baraquements pour les forestiers, la mise à la disposition des paysans de ses mécaniciens et de ses ateliers. Partant pour Ekaterinburg, Trotsky écrit ainsi dans le journal du train :

« Notre train se rend dans le nord de l'Oural pour que nous puissions consacrer là toutes nos forces à la tâche d'organisation du travail dans laquelle se rejoindront les ouvriers de l'Oural, les paysans de l'Oural et les soldats de l'Armée rouge de la 1ère armée du travail. Du pain pour les affamés ! Du feu pour ceux qui ont froid ! Tels sont, cette fois, les mots d'ordre de notre train[194]. »

Quelques heures plus tard, le train qui traversait une sévère tempête de neige eut un accident sérieux, l'un de ses wagons déraillant à quelques kilomètres d'une petite gare. Il fallut attendre dix heures l'arrivée de l'équipe d'entretien de la voie, cinq heures supplémentaires pour la venue aux nouvelles des responsables de la gare commençant seulement à s'inquiéter du retard du « train spécial » annoncé. Au total, le train fut immobilisé pendant dix-neuf heures. Trotsky écrivit dans le journal du train qu'il n'était que trop facile d'imaginer comment de tels responsables « traitaient les trains ordinaires, portant du sel aux paysans ou du grain pour les enfants affamés de Moscou[195] ». Expérience cruelle et humiliante autant qu'instructive, révélant dans les campagnes une fantastique passivité.

C'est en liaison avec ce séjour dans l'Oural qu'il faut aborder un épisode encore très controversé de cette période[196]. Trotsky le résume d'une façon jugée discutable aujourd'hui par nombre d'historiens, en écrivant dans Ma Vie :

« De l'Oural, je revins avec une provision considérable d'observations économiques qui toutes pouvaient se résumer en une seule conclusion générale : il fallait renoncer au communisme de guerre[197]. »

C'est au comité central de février 1920 qu'il présenta une déclaration dans laquelle il condamnait ce qu'il appelait « la politique de réquisition égalisatrice », qu'il proposait de remplacer par un impôt en nature proportionnel à la récolte. Il préconisait également un effort pour mieux approvisionner les paysans en produits industriels et suggérait dans certaines régions la réquisition des moyens agricoles en vue du renforcement des fermes d'État.

Les spécialistes d'histoire soviétique ont discuté pendant des années sur la signification de ces propositions dont on ne s'est aperçu que très récemment qu'elles figuraient en texte intégral dans ses Œuvres[198] et il faut reconnaître que cette discussion revêt parfois un tour byzantin quand les participants se demandent si elles allaient dans le sens de ... la Nep. Nous nous contenterons d'indiquer ici qu'il nous semble que ces propositions – « très circonspectes » comme Trotsky le reconnaissait lui-même – exprimaient en tout cas, sinon une orientation vers le rétablissement du marché – ce que fut, dans sa totalité, la Nep –, du moins une tentative de sortir du communisme de guerre sans pourtant capituler, dans les campagnes, devant le paysan aisé, le koulak.

La résolution fut repoussée par 10 voix contre 4. Trotsky, de son propre aveu, se rejeta alors vers le communisme de guerre pour y chercher des solutions à la crise dans le volontarisme et l'appel au combat et au sacrifice. C'est lui qui rédigea l'appel aux travailleurs de l'exécutif central des soviets du 25 février 1920, lequel venait de décider du service du travail et d'approuver la constitution des « armées du travail ». Sa conclusion était digne des grands appels au combat de la guerre civile :

« Dans la lutte contre la faim, le froid, les épidémies, il faut déployer autant d'énergie que les masses ouvrières en ont déployé dans la guerre civile contre leurs ennemis jurés. Pour sauver le pays de la ruine économique, il nous faut l'esprit de sacrifice, l'héroïsme, la discipline caractéristiques des meilleures unités de notre armée. Le travail est le drapeau de notre époque. [...] Le comité exécutif pan-russe des soviets vous unit en une troupe immense pour une campagne contre le besoin, la désorganisation, l'anarchie, le malaise, le désordre et la ruine qui menace. Vous, tous qui êtes conscients et prêts au sacrifice, vous, les meilleurs – en avant[199] ! »

C'est encore lui qui rédige les thèses du comité central pour le IXe congrès. Parties du déclin économique du pays, de l'insuffisance et de la désorganisation des éléments de base de la production, elles affirment que le levier fondamental du relèvement est l'organisation, la répartition et l'utilisation de la main-d'œuvre. C'est ce qui justifie l'institution du service du travail, principe socialiste contraire au principe libéral-capitaliste de « liberté du travail », équivalant à la liberté d'exploiter et d'être exploité. La conclusion est que l'étape de transition qui s'ouvre exige une certaine mesure de militarisation du travail, dont les « armées de travail » sont l'une des formes.

Dans les mois qui suivent, Trotsky, avec le soutien apparemment sans réserves de Lénine, se fait le défenseur de cette méthode de reconstruction de l'économie. La clé de l'économie est la main-d'œuvre qui n'est mobilisable que par la seule obligation du travail. Or, en matière de recensement, de mobilisation, de formation et de déplacement des grandes masses, seul le département de la Guerre bénéficie de quelque expérience.

Soulignant le caractère particulier, original, de la militarisation du travail dans la Russie soviétique, Trotsky rappelle que la seule « liberté du travail » que l'humanité ait jamais connue est celle « de la libre vente de la main-d'œuvre » :

« Nous opposons à l'esclavage capitaliste le travail social et régulier, fondé sur un plan économique, obligatoire pour tous et par conséquent obligatoire pour tout ouvrier du pays. Sans quoi il est impossible même de songer au passage au socialisme. L'élément de contrainte matérielle, physique, peut être plus ou moins grand [...], mais l'obligation est par conséquent la condition indispensable pour refréner l'anarchie bourgeoise, la condition indispensable de la socialisation des moyens de production et de travail, de la reconstruction du système économique selon un plan unique[200]. »

Conscient de l'écho hostile que soulève le terme de « militarisation », il indique qu'il ne l'emploie que par analogie, parce que la dictature du prolétariat exige, comme l'armée, une soumission complète : il n'y a pas à ses yeux de « militarisation » dans l'absolu, car la nature de cette dernière dépend de celle du pouvoir qui la décrète : « La militarisation du travail par la volonté des travailleurs eux-mêmes est un procédé de dictature socialiste[201]. »

La principale arme morale des communistes, assure-t-il, « c'est l'explication véridique aux masses du véritable état des choses, la diffusion des connaissances naturelles, historiques et techniques, l'initiation au plan général de l'économie[202] »… et les syndicats comme la presse doivent jouer dans son utilisation un rôle déterminant.

Trotsky le souligne fortement : il faut dire franchement aux ouvriers qu'il n'existe aucune solution toute faite, mais que l'on sait seulement qu'il faut maintenant entrer dans la voie du travail réglementé. La tâche que personne n'accomplira pour eux, c'est l'augmentation de la productivité du travail sur les nouvelles bases sociales : « Ne pas résoudre le problème, c'est périr. Le résoudre, c'est faire progresser considérablement l'humanité[203]. »

Trotsky se trouve encore dans l'Oural au sein de la 1ère « armée du travail » quand Lénine lui télégraphie que le bureau politique lui demande de prendre en charge les transports, ce qu'il accepte à titre provisoire. Il est donc nommé le 23 mars 1920 à un second poste de commissaire du peuple.

Déjà avant qu'il ait pris ses fonctions, un certain nombre de mesures draconiennes avaient été prises, depuis l'augmentation des rations des ouvriers des transports avec diminution concomitante des autres, jusqu'à l'application de la loi martiale dans les zones entourant les voies de chemin de fer, en passant par la mobilisation des cheminots au titre du travail obligatoire et l'octroi à l'administration ferroviaire de larges pouvoirs disciplinaires. C'est que la situation est proprement catastrophique et que les spécialistes ont même précisé la date à laquelle les chemins de fer cesseront tout simplement de fonctionner. C'est l'occasion pour Trotsky de faire la preuve de l'efficacité de ses méthodes dans un secteur clé, autant pour l'économie que pour les affaires militaires. C'est en toute connaissance de cause que la direction lui a confié cette mission de confiance qui implique, de sa part à elle, un soutien sans faille. Il va donc appliquer avec son énergie coutumière la militarisation du travail dans les transports et avant tout dans le secteur en plein effondrement, les chemins de fer.

« Une énorme quantité de locomotives et de wagons de toute espèce encombraient les voies et les ateliers. La normalisation du transport [...] devint l'objet de grands travaux préparatoires. Les locomotives furent classées par séries, les réparations se firent alors selon un plan plus net, les ateliers reçurent des ordres précis où il était tenu compte de l'outillage. [...] Les mesures prises donnèrent des résultats indiscutables. Au printemps et pendant l'été de 1920, le transport commença à se délivrer de sa paralysie. [...] De tels résultats ont été obtenus par des mesures administratives extrêmes qui s'imposaient forcément par suite de la pénible situation des transports et par suite du système même du communisme de guerre[204]. »

Les « mesures administratives » dont il parle dans Ma Vie sont en effet « extrêmes[205] », et leur sévérité, écrit-il, correspond au caractère tragique de la situation. Il propose de traiter les « déserteurs » avec toute la rigueur du Code militaire, d'ouvrir pour eux des camps de concentration et de les incorporer à des bataillons disciplinaires ... Début mars, il obtient la création, sur le modèle de l'administration politique de l'armée, d'une administration politique des chemins de fer – le Glavpolitput' – chargée de mobiliser les cheminots et faisant appel à leur conscience politique.

Les chemins de fer, pourtant, ne sont pas une armée, même révolutionnaire, mais une entreprise née bien avant la révolution ; ils ont leur histoire et leurs traditions, un milieu spécifique, notamment des organisations syndicales et des cellules du Parti communiste. La création d'une « administration politique » rend inévitable un conflit avec les syndicats et au moins avec une partie des communistes dans les syndicats. Trotsky ne l'ignore pas et s'efforce de désarmer la résistance quand il présente le nouvel organisme au IXe congrès du parti en indiquant que l'une de ses missions sera de « renforcer l'organisation syndicale des chemins de fer, d'y verser les meilleurs travailleurs qu' [il] envoie dans les chemins de fer et d'aider les syndicats eux-mêmes à faire du syndicat des cheminots un instrument irremplaçable pour l'amélioration ultérieure du transport par rail[206] ».

Mais il n'évite pas pour autant le conflit tant avec la base qu'avec l'appareil syndical. La masse ouvrière est lasse, pour ne pas dire excédée, des méthodes de commandement militaire, et les responsables syndicaux qui expriment son mécontentement résistent aussi pour leur propre compte à des pratiques qui, loin de les ménager, les bousculent sans ménagements. La majorité de la direction du syndicat des cheminots – communistes compris – se prononce ouvertement contre les méthodes de la militarisation. Le conseil central des syndicats se divise sur la question : une importante minorité, qu'inspire un membre du C.C. du parti, Tomsky, soutient le syndicat des cheminots.

Fidèle à ses principes, Trotsky tente de surmonter les résistances en disant ouvertement ce qu'il pense être la vérité, sans la farder et même en aiguisant les angles. Quand il va haranguer les cheminots d'un dépôt ou les ouvriers d'un atelier, il leur reproche leur peu d'ardeur au travail ; elle a, dit-il, encouragé les Polonais à attaquer la Russie soviétique. Il ne promet que des privations, des sacrifices, il attaque durement l'état d'esprit « trade-unioniste » qui cherche à défendre les intérêts étroits ou les privilèges d'une corporation, alors que l'enjeu de la bataille est la survie de la classe ouvrière tout entière et de ses conquêtes. Décidé à briser la résistance du syndicat des cheminots, il demande et obtient du comité central, le 28 août, la dissolution de ses organismes de direction et la création d'un comité central des Transports (Tsektran) qu'il préside, résultat de la fusion du commissariat et de ses services, de l'organisation syndicale et de l'administration politique. Le nouvel organisme doit fonctionner comme un commandement militaire. Au comité central, Tomsky a été le seul adversaire de cette mesure, mais le remue-ménage autour de la dissolution de la direction syndicale des cheminots commence à mobiliser, un peu partout, responsables de syndicats et militants du parti, seuls ou en liaison avec des groupes d'opposition. Ceux-ci s'organisent contre ce qu'ils qualifient de « méthodes bureaucratiques », contre la substitution de la nomination à l'élection et la pratique que, par opposition au « centralisme démocratique » traditionnel du parti, certains commencent à qualifier de « centralisme bureaucratique ».

En quelques semaines, la crise gagne bientôt le sommet du parti où l'on se préoccupe de rétablir les normes de la « démocratie ouvrière ».

Au milieu de 1920, le secrétariat du parti avait déjà diffusé une circulaire due à la plume de Préobrajensky, qui se faisait l'écho d'un réel mécontentement à l'intérieur du parti : on y reconnaissait des déformations bureaucratiques et préconisait un certain nombre de réformes[207]. L'une des premières conséquences de ces préoccupations avait été la formation d'une commission chargée d'étudier les questions d'organisation – ou, si l'on veut, du régime du parti –, à laquelle participaient à part entière des représentants des deux oppositions « d'extrême gauche », l'Opposition ouvrière et les « décistes » (centralistes démocratiques), toutes deux critiques à l'égard de la « militarisation » du parti et de son régime.

Comme on pouvait s'y attendre, la 9e conférence du parti, du 22 au 25 septembre, fut l'occasion d'exprimer un grand nombre de critiques contre le fonctionnement et le régime militarisé du parti. Les porte parole des minorités, Sapronov pour les décistes, Loutovinov pour l'Opposition ouvrière, revendiquaient la liberté totale de discussion, la restauration de la « démocratie » ouvrière, la fin des nominations à des postes électifs. Zinoviev, qui présentait le rapport au nom du comité central, ne semble pas avoir cherché l'affrontement avec ces oppositions, mais au contraire un terrain d'entente pour des aménagements et des corrections. Une des résolutions adoptées exprimait l'exigence d' « une plus grande égalité » dans la société et d'une « plus grande liberté de critique » au sein du parti[208]. Une autre résolution condamnait « toute ingérence mesquine » dans le fonctionnement des syndicats et soulignait que le Tsektran et le Glavpolitput ne constituaient en tout état de cause que des organismes provisoires. Ces deux résolutions indiquaient en réalité une modification du rapport des forces au sein de la direction du parti et la remise en cause du soutien inconditionnel accordé par elle à Trotsky pour le succès de la mission dont elle l'avait chargé.

Il fallait probablement beaucoup plus que les élans oratoires et les rodomontades de Zinoviev, qu'il n'estimait guère, pour ébranler la détermination de Trotsky, mais il paraît évident qu'il ne prit pas conscience du nouveau rapport de forces en train de se dessiner dans le parti à la 9e conférence, avec le rapprochement entre Zinoviev et ses adversaires dans les syndicats. Il semble que les rumeurs sur l'hostilité de Zinoviev au Tsektran l'aient au contraire déterminé à durcir son action.

L'incident qui mit le feu aux poudres se produisit à la veille du congrès des syndicats, le 2 novembre, lors de la réunion de la « fraction » des délégués communistes. Trotsky prit d'emblée la parole pour développer l'idée de la nécessité d'une réorganisation de fond en comble des syndicats en général. Invoquant l'expérience des transports sans le moindre souci de diplomatie, il appelait à la généraliser :

« Nous avons construit et reconstruit les organismes économiques de l'État soviétique, nous les avons démolis et les avons reconstitués de nouveau en choisissant et en contrôlant soigneusement les divers collaborateurs dans leurs divers postes. Il est tout à fait évident qu'il faut entreprendre maintenant la réorganisation des syndicats, c'est-à-dire, avant tout, choisir le personnel syndical dirigeant[209]. »

C'est la tempête. Tomsky, président du conseil des syndicats et membre du C.C. du parti, proteste avec indignation et saisit immédiatement le comité central. Il est bien décidé à arracher non seulement la condamnation des intentions politiques de Trotsky, mais également à remettre en cause la création du Tsektran contre laquelle il a été, en août, le seul à voter.

Cette fois, Lénine est avec Tomsky. Déjà inquiet du développement des tendances d'extrême gauche, notamment de l'Opposition ouvrière qu'animent nombre de cadres bolcheviques ouvriers, il est alarmé par la révolte des communistes de l'appareil syndical qui peut signifier une scission, en tout cas un dommage irréparable pour les liens entre le parti et les masses ouvrières. Il tient rigueur à Trotsky d'avoir délibérément provoqué cette crise et, dans son intervention du 8 novembre, s'en prend à l'action du Tsektran avec une vivacité et dans des termes qu'il jugera plus tard excessifs[210]. Le C.C. désigne alors une commission de conciliation pour déterminer le plus urgent : l'attitude à observer par les communistes à la conférence des syndicats. La résolution est adoptée par 10 voix contre 4 – dont celle de Trotsky – et une abstention : elle décide que Zinoviev sera l'unique représentant du comité central et son porte-parole à la conférence et qu'il y présentera un rapport « pratique et non polémique », qu'enfin la discussion ne doit pas s'ouvrir dans le parti sur les divergences apparues au comité central.

C'est le lendemain, 9 novembre, que le comité central discute et prend position sur le fond de ce qu'on commence à appeler « la question syndicale ». Il y a 16 présents, presque également partagés, comme au temps de Brest-Litovsk. Le texte de Lénine obtient 8 voix contre 4, celui de Trotsky 7 voix contre 8. Finalement, par 8 voix contre 6, le comité central adopte un projet de résolution destiné aux communistes de la conférence, qui est aussi une prise de position sur le fond destinée de toute évidence à apaiser les communistes des syndicats :

« Il faut lutter énergiquement et systématiquement pour arrêter la dégénérescence de la centralisation et du travail militarisé en bureaucratie, en morgue, en fonctionnarisme mesquin et en ingérence tracassière dans les syndicats. Les formes saines de la militarisation du parti ne seront couronnées de succès que si le Parti, les soviets et les syndicats parviennent à expliquer à la grande masse des ouvriers la nécessité de ces méthodes pour sauver le pays[211]. »

Le Tsektran demeure en fonction, le comité central l'appelant à « étendre et renforcer les méthodes normales de démocratie prolétarienne dans les syndicats ».

Finalement, le comité central désigne une commission, présidée par Zinoviev, qu'il charge d'examiner au fond la question syndicale. Considérant qu'elle n'est pratiquement composée que d'adversaires de sa politique, Trotsky refuse de siéger, ce dont Lénine lui tiendra rigueur, puisque ce geste équivaut au refus de rechercher un terrain d'entente.

En fait, Trotsky semble décidé à ne pas céder. Il respecte certes les règles du jeu, mais utilise tous les moyens dont il dispose pour contre attaquer. Le 2 décembre, à la conférence des transports organisée par le Tsektran, il développe sa politique en prenant appui sur le programme du parti, adopté dix-huit mois auparavant, au VIIIe congrès :

« Les syndicats doivent concentrer entre leurs mains la direction de la vie économique tout entière. Ils ne font pas que collaborer à la production : ils doivent l'organiser et en devenir les dirigeants. La lutte contre l'esprit bureaucratique a pour conditions l'organisation pratique de cette production et l'appel des masses laborieuses à cette œuvre d'organisation[212]. »

Évoquant la situation chez les cheminots et la discussion sur la substitution de la « nomination » aux élections, il assure qu'elle constitue l'unique moyen d'apporter aux transports le sang frais de cadres valables :

« Repousser le principe de la nomination en tant que procédé pratique pour renforcer l'appareil des transports et le syndicat lui-même, c'est nous vouer au cadre étroit et corporatif du personnel que nous avons hérité du passé[213]. »

Pour lui en effet, l'apport de militants extérieurs, la possibilité de leur confier d'emblée des postes responsables constituent l'un des moyens principaux de renforcer la lutte pour le redressement des transports. S'y opposer par principe, c'est, dit-il, observer à l'égard de l'État ouvrier la même attitude que, dans le passé, les révolutionnaires observaient à l'égard de l'État bourgeois. Il souligne :

« Les anciens syndicats luttaient pour assurer la participation des ouvriers à la richesse nationale dont ils sont les créateurs. Les syndicats actuels ne peuvent lutter que pour l'augmentation de la productivité du travail, puisque c'est l'unique moyen d'améliorer la situation des masses ouvrière[214]. »

Il en vient ensuite aux attaques contre la bureaucratie, qu'il préférerait appeler « centrocratie » et qu'il qualifie d' « étape transitoire inévitable dans la construction de l'économie socialiste », Le fait d'incriminer la bureaucratie et de se livrer à « la démagogie contre la bureaucratie » ne peut, souligne-t-il, régler le point capital : le problème crucial qu'est la détresse matérielle. « La bureaucratie, s'écrie-t-il, n'est pas une invention du tsarisme, elle a représenté toute une époque dans le développement de l'humanité[215]. »

Entrant dans le vif du débat, il défend énergiquement l'intervention de l'État ouvrier dans les syndicats, la nomination de nouveaux responsables syndicaux pour se substituer à des anciens même élus : « Nier le principe d'intervention, c'est nier qu'il existe chez nous un État ouvrier[216].» Tout en admettant que ces nominations peuvent engendrer opposition et amertume, il les justifie par la nécessité et l'urgence. Dans les transports, attendre d'avoir convaincu les responsables élus pour aller de l'avant, aurait signifié prendre le risque de l'arrêt des trains.

Sensible aux aspirations à la « démocratie ouvrière » qui s'expriment à travers le discours de ses adversaires et critiques, il assure :

« Plus nous avancerons, et moins nous serons obligés d'employer dans notre armée les méthodes de coercition. [...] On peut en dire autant de la militarisation des transports. [...] On nous dit que cette militarisation est contraire aux méthodes de la démocratie ouvrière. Pas le moins du monde. Elle consiste seulement en ce que les masses doivent déterminer elles-mêmes une organisation et une activité productrice telle qu'une pression de l'opinion publique ouvrière s'exerce impérieusement sur tous ceux qui y font obstacle[217]. »

Balayant comme de faux problèmes les arguments opposés à son action, il résume sa position sur les syndicats:

« Il faut que les syndicats deviennent l'appareil qui appelle les masses à collaborer à la production. Pour cela, il ne faut pas se placer sur le terrain de je ne sais quelle lutte de l'extérieur contre une bureaucratie qui nous serait étrangère, mais lutter à l'intérieur contre les préjugés retardataires et la routine [...]. Le problème nouveau, qu'aucun syndicat n'a jamais résolu et ne pouvait résoudre puisqu'il ne se posait pas, [...] c'est l'organisation des masses dans la production et pour la production[218]. »

Répondant aux accusations contre les organes de l'administration, il explique que l'unique façon pour un syndicat d'œuvrer à la démocratie ouvrière est de fondre en lui-même ces organes :

« La classe ouvrière doit s'orienter non pas sur le trade-unioniste, mais sur le créateur de richesses, sur celui qui peut, en se mettant à sa tête, assurer aux masses la solution définitive de la crise économique[219]. »

Malgré son éloquence et la cohérence de son raisonnement, Trotsky n'est plus en mesure de convaincre ses critiques et ses adversaires. Cette intervention provoque en effet la sortie de la salle de l'état-major du syndicat des transports fluviaux et de nombre de délégués cheminots militants communistes : un geste sans précédent qui permet de mesurer la profondeur des antagonismes. Le 7 décembre à la réunion du comité central, se produit un nouveau heurt, particulièrement sévère, avec Zinoviev. Une fois de plus cependant, une faible majorité du C.C. – 8 voix contre 7 – choisit une résolution de compromis présentée par le « groupe-tampon » qu'anime Boukharine. Il est décidé d'ouvrir la discussion dans tout le parti sur la « question syndicale », et de la mettre à l'ordre du jour du Xe congrès, prévu pour le printemps de 1921. Le Glavpolitput' va être dissous et ses biens dévolus aux syndicats. Le Tsektran demeure en place jusqu'à l'organisation d'une nouvelle élection au prochain congrès du syndicat des cheminots.

Le débat est désormais public. Les principaux protagonistes se répondent, d'une tribune ou d'un article à l'autre, dans les colonnes des tribunes de discussion, dans les assemblées générales de discussion de membres du parti. Le 12 décembre, paraissent les thèses rédigées par Zinoviev pour le VIIIe congrès des soviets, développant les arguments en faveur de la démocratie ouvrière et contre la militarisation des syndicats. Le 19, Trotsky répond, dans la Pravda,par un article intitulé « Nouvelle période, nouveaux problèmes », dans lequel il s'en prend, sans les nommer, à Zinoviev et à ses partisans à qui il reproche comme un emploi impropre et un abus de langage l'utilisation du mot « démocratie » pour désigner « un régime assurant l'action directe des masses laborieuses dans les organes politiques, professionnels et administratifs ».

Mais il ne se dérobe pas. Il est prêt, dit-il, à accepter le terme de « démocratie », dans la mesure où la participation directe des masses a été effectivement réduite au minimum pendant la guerre civile. La fin de celle-ci, l'urgence des tâches de la renaissance et de la reconstruction économique posent une question qu'il accepte d'appeler « démocratie ouvrière ». L'essence en est, écrit-il, « la fréquence plus grande des assemblées générales devant lesquelles soient portées toutes les questions fondamentales, une plus large application du principe électif, plus de critique interne, plus de discussion, un examen plus direct et plus étendu dans la presse ». Mais c'est précisément dans le cadre ainsi défini que le Parti communiste, qui a su former successivement « l'ouvrier-champion de la cause prolétarienne », puis « l'ouvrier commandant, commissaire ou soldat rouge », doit maintenant créer et former « le producteur économique et le constructeur de la Russie communiste ». Le rôle des syndicats demeure important, mais il est tout nouveau :

« Ce n'est qu'aujourd'hui que les syndicats peuvent réaliser leur véritable vocation dans un État ouvrier, qui est de devenir des organisations groupant les travailleurs [...] pour la production, et y jouant véritablement le rôle dirigeant[220]. »

Zinoviev, pour sa part, ne s'embarrasse pas trop pour répondre aux arguments théoriques de Trotsky concernant la « démocratie productrice », ni pour proposer une autre interprétation de la continuité de l'histoire du Parti communiste. Son intervention au congrès des soviets, qui se tient du 22 au 29 décembre 1920, est un véritable manifeste et ne s'en tient pas aux critiques de la militarisation :

« Nous établirons des contacts plus intimes avec les masses laborieuses, nous organiserons des meetings dans les casernes, les camps et les usines, et les masses laborieuses pourront alors comprendre que ce n'est pas une plaisanterie quand nous disons que va se lever l'aube d'une ère nouvelle. [...] On nous demande ce que nous entendons par démocratie ouvrière et paysanne, et je réponds : rien de plus et rien de moins que ce que nous entendions par là en 1917. Il faut que nous rétablissions le principe électif dans la démocratie ouvrière et paysanne. Il faut qu'on comprenne que des temps nouveaux appellent des airs nouveaux[221]. »

La « discussion syndicale » proprement dite commençait. Après une première période de foisonnement des textes et même de confusion, allaient finalement s'affronter, soumis au vote des militants, les textes de Lénine et les « dix » – dont Zinoviev et Staline –, de Trotsky et Boukharine et ceux des oppositions des décistes et de l'Opposition ouvrière.

Les positions respectives des protagonistes s'étaient sensiblement modifiées depuis le début de la crise à propos du Tsektran. Lénine avait pris quelque distance avec les positions traditionnelles du parti et insistait désormais sur le rôle éducatif des syndicats, le lien qu'ils avaient à tisser entre les travailleurs et le parti. Ignorant la perspective d'en faire des organes administratifs, balayant le thème de la « démocratie du producteur », il s'en prenait particulièrement à ce qu'il considérait comme « l'erreur fondamentale » de Trotsky, selon lequel il n'y avait pas lieu pour les ouvriers, dans un État ouvrier, de se défendre contre leur employeur, l'État ouvrier. Le 30 décembre 1920, il soulignait ce qu'il appelait l' « erreur » de Trotsky :

« Il prétend que, dans un État ouvrier, le rôle des syndicats n'est pas de défendre les intérêts matériels et moraux de la classe ouvrière. C'est une erreur. Le camarade Trotsky parle d'un "État ouvrier". Mais c'est une abstraction ! Lorsque nous parlions de l'État ouvrier en 1917, c'était normal, mais aujourd'hui, lorsque l'on vient nous dire : "Pourquoi défendre la classe ouvrière et contre qui, puisqu'il n'y a plus de bourgeoisie, puisque l'État est un État ouvrier", on se trompe manifestement, car cet État n'est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic. C'est l'une des principales erreurs du camarade Trotsky. [...] En fait, notre État n'est pas un État ouvrier, mais ouvrier-paysan, c'est une première chose. [...] Et le programme de notre parti [...] montre que notre État est un État ouvrier présentant une déformation bureaucratique[222]. »

Interpellé par Boukharine, il revient sur la question le 21 janvier 1921 :

« J'aurais dû dire : Un État ouvrier est une abstraction. En réalité, nous avons un État ouvrier, premièrement avec cette particularité que c'est la population paysanne et non ouvrière qui prédomine dans le pays et, deuxièmement, c'est un État ouvrier avec une déformation bureaucratique[223]. »

Trotsky et ses amis, enfermés dans la logique stricte de l' « État ouvrier », maintenaient leur point de vue d'une nécessaire étatisation des syndicats, de leur « transformation planifiée en appareils de l'État ouvrier », et n'insistaient plus sur la militarisation. Plate-forme de « production », leur texte souffrait de l'association passée avec la mobilisation et la militarisation de la main-d'œuvre, conclusion logique de leur analyse, décidément très impopulaire dans le parti.

Trotsky n'avait pas tort quand il ironisait sur le caractère récent de la conversion de Zinoviev à la « démocratie ouvrière » et quand il dénonçait son double jeu et la façon démagogique dont il résumait le débat en assurant qu'il fallait être « contre le bâton », avec Lénine, ou « pour le bâton », avec Trotsky. Mais ces arguments ne pouvaient guère modifier une situation dans laquelle le parti sentait confusément que Lénine combattait avant tout pour son unité, compromise par les outrances et l'autoritarisme de Trotsky. Rien d'étonnant que le texte des « dix » – Lénine soutenu par Zinoviev et Staline – l'ait emporté sur celui de Trotsky-Boukharine par 336 voix contre 50.

Ainsi que nous le verrons dans le prochain chapitre, Trotsky put, en toute certitude, annoncer au Xe congrès que la résolution majoritaire sur les syndicats serait oubliée l'année suivante. Pourtant, si cette résolution n'eut effectivement aucune conséquence pratique, il n'est pas possible d'en dire autant de la discussion qui l'avait précédée.

Trotsky avait raison quand il écrivait en 1930, dans Ma Vie, qu'elle permit à Zinoviev et à Staline de transférer sur la scène publique la lutte qu'ils avaient jusque-là menée contre lui en coulisse – et qu'ils surent exploiter à leur avantage son désaccord avec Lénine[224]. Dans ce même ouvrage – et plus tard dans son Staline –, il justifie la grosse erreur qu'il commit avec le projet de militarisation des syndicats par le fait que ses propositions de rupture avec le communisme de guerre avaient été rejetées :

« Dans le système du communisme de guerre, où toutes les ressources, du moins en principe, étaient nationalisées et distribuées d'après les indications de l'État, je n'apercevais pas de place pour un rôle indépendant des syndicats[225] …»

L'explication, logique, se situe dans le cadre même de sa façon de penser. Il nous semble cependant qu'il commit dans cette affaire deux autres erreurs de première grandeur. La première, signalée par Lénine, et de loin la plus grave, était d'analyser l'État soviétique comme un État ouvrier pur et simple, une analyse terriblement schématique bien que généralement répandue. L'autre erreur est plus étonnante de la part de Trotsky, qui avait démontré brillamment, au cours de deux révolutions, son aptitude à saisir les moindres inflexions des sentiments des masses. Reconnaissant que la masse ouvrière, après trois années de guerre civile, était de moins en moins disposée à « subir les méthodes du commandement militaire », il écrit :

« Lénine sentit l'arrivée d'un moment critique avec son instinct politique qui ne se trompait jamais. Au moment où, partant de considérations purement économiques sur les bases du communisme de guerre, j'essayais d'obtenir des syndicats une tension persévérante des forces, Lénine, guidé par des considérations politiques, allait dans le sens d'un affaiblissement de la pression exercée par notre front militaire[226]. »

Certes, au Xe congrès du parti qui vit la victoire de Lénine sur lui dans la discussion syndicale, les deux hommes se retrouvèrent une fois de plus sur le même terrain avec la même perspective à travers le tournant vers la Nep. Mais la position de Trotsky s'était considérablement détériorée dans le parti, surtout auprès des vieux-bolcheviks qui n'avaient qu'avec réticence accepté l'autorité immédiatement conquise par le nouveau venu, si longtemps considéré comme un adversaire politique. Ces hommes-là s'étaient réjouis du conflit avec Lénine, de la sévérité des critiques de ce dernier, de la défaite politique de Trotsky et de son autorité politique entamée.

En outre, sur une proposition de Lénine que l'organisation de Moscou, aussi bien que Trotsky et Boukharine, avaient vivement critiquée, le comité central avait été composé à la proportionnelle d'après les votes émis par le parti sur les textes en présence. La majorité des nouveaux élus étaient des hommes qui avaient suivi Lénine et Zinoviev –sans oublier Staline, très actif en coulisse : les noms de Molotov, Ordjonikidzé, Vorochilov, Iaroslavsky, faisaient leur apparition. En revanche, des hommes proches de Trotsky, comme Krestinsky, Préobrajensky, Sérébriakov – les trois secrétaires – et I.N. Smirnov, n'étaient plus membres titulaires du comité central où Trotsky apparaissait désormais singulièrement isolé. Il semble même que la défense limitée et raisonnée qu'il avait faite de la « bureaucratie » permettait à des autocrates de le présenter comme le précurseur et le protecteur des méthodes « bureaucratiques » de direction, sinon comme « le patriarche des bureaucrates ».

Tout entier tendu vers les tâches nouvelles dictées par la situation nouvelle, il est probable que Trotsky ne s'en était même pas aperçu. On peut, sous cet angle, penser que la loyauté que Lénine lui reconnaissait en toutes circonstances à l'égard du parti l'empêchait d'y manœuvrer comme il l'aurait fait avec brio sur un champ de bataille ou dans une assemblée parlementaire.

Mais tous les dirigeants du parti n'étaient pas de la même pâte.

XVIII. La crise de la révolution[modifier le wikicode]

La crise du parti bolchevique qui s'exprime à travers la « discussion syndicale » n'est pas tombée du ciel. Elle est au fond la réfraction, dans le parti au pouvoir, de la crise qui, à la fin de la guerre civile, secoue et bouleverse une société écrasée par trois années de guerre, quatre de révolution et de guerre civile, et l'effondrement de l'activité économique : quand les transports sont sur le point de se bloquer, que l'agriculture est épuisée et que la production agricole, réduite aux cultures de subsistance, est au plus bas, les dirigeants se divisent.[227]

L'Histoire est parfois d'une ironie grinçante, et elle l'est particulièrement dans les mois qui suivent la fin de la guerre civile, avec le spectacle qu'offre un pays, dirigé, pour la première fois, par une organisation qui se réclame de la classe ouvrière et du socialisme. Les villes affamées – car les salaires de misère ne permettent nullement de manger – se sont littéralement vidées de leur population : Petrograd n'a plus que le tiers et Moscou la moitié de ses habitants d'avant-guerre. Le premier « Etat ouvrier » assiste à ce que l'un de ses dirigeants, Boukharine, appelle fort justement « la désintégration du prolétariat ». L'avant-garde ouvrière s'est dispersée sur tous les fronts et dans les postes de commandement, une bonne moitié des ouvriers a quitté les villes. Ceux qui restent vivotent comme ils le peuvent à partir de la vente des produits et parfois des outils de leur travail. La campagne, ravagée par les opérations militaires, par les déplacements du front, par les représailles et la contre-révolution, est épuisée par une réquisition des récoltes si brutale qu'elle compromet souvent les semailles à venir. La famine – qui touchera en 1921 plus de 30 millions de ruraux – se profile à l'horizon.

On approche du point de rupture au cours de l'année 1920 où l'agression polonaise et les derniers sursauts des armées blanches avec l'offensive du baron Wrangel ont sans doute incité ouvriers et paysans à dépasser les limites de leurs possibilités de résistance tant physique que morale. Mais il devient fou d'espérer un nouveau sursis à partir du moment où la guerre civile se termine. Les souffrances de la guerre civile n'ont en effet pas été endurées par une population laborieuse politiquement neutre. Elles ont été dans l'ensemble acceptées par des millions d'hommes qui leur trouvaient un sens. Pour les travailleurs des villes, le pouvoir soviétique était le leur, la révolution d'Octobre, la prise du pouvoir, leur plus belle conquête. Les paysans pauvres et moyens, après un temps d'hésitation, avaient en général choisi le camp de l'Armée rouge, malgré les réquisitions et la rigueur, parce qu'elle leur promettait ou leur garantissait la terre dont ils savaient par expérience que les blancs la reprendraient. Les contraintes, difficilement supportables quand elles avaient pour cadre la guerre contre les armées blanches, étaient devenues franchement intolérables avec la disparition du danger immédiat de contre-révolution et de remise en question des conquêtes d'Octobre. Physiquement vainqueurs, les bolcheviks s'effondraient dans l'esprit des masses.

On sait que Trotsky assure qu'il avait senti l'état d'esprit nouveau des paysans, à travers l'Armée rouge, pendant l'hiver de 1919-1920 et surtout en février 1920 dans le nord de l'Oural : il n'avait cependant pas été capable de le faire prendre en compte par le bureau politique. Mais, à l'automne, Lénine avait compris le mécontentement des travailleurs des villes, et c'était ce qui l'avait conduit à se prononcer contre Trotsky – qu'il avait non seulement soutenu, mais encouragé jusqu'alors dans sa politique de militarisation.

Un rapport de Toukhatchevsky à Lénine, daté du 16 juillet 1921 qui se trouve dans les archives de Trotsky indique que le soulèvement paysan a débuté dans la région de Tambov en septembre 1920 – une époque que « les bandits », comme il dit, appellent, eux, celle de « la révolution ». Les causes en sont, selon lui, « les mêmes dans toute la R.S.F.S.R., c'est-à-dire le mécontentement contre la politique de réquisition et son application aveugle et particulièrement brutale par les organes de réquisitions locaux ». Le cadre de l'organisation de la révolte a été l'Union des paysans travailleurs qui a servi de couverture à l'activité s.r. dans la région. Un rôle important a été joué par un militant s.r., A.S. Antonov, ancien chef régional de la milice, qui a pu constituer des stocks d'armes. Toukhatchevsky évalue à 21 000 le nombre des « bandits » et précise que dans une grande partie de la province, à l'exception des villes, « le régime soviétique n'existe plus[228] ».

Les documents joints apportent des précisions intéressantes. Il s'est produit dans la région de Tambov un processus de nivellement des exploitations paysannes qui, dès 1918, a provoqué la résistance des koulaks et l'action de « bandes vertes ». La proximité du front, la pression permanente des armées blanches du Don, le passage du raid des cavaliers de Mamontov ont en outre maintenu dans la région un sentiment d'instabilité alors que le régime soviétique est apparu de plus en plus comme une occupation militaire accompagnée de réquisitions exorbitantes et de promesses jamais tenues aux paysans :

« De façon générale, le régime soviétique était identifié aux yeux de la majorité des paysans avec la visite éclair de commissaires donnant des ordres [...] et arrêtant les représentants des autorités locales pour n'avoir pas rempli des exigences souvent absurdes[229]. »

Selon ces documents, le soulèvement général aurait été précédé d'un congrès provincial tenu en juin 1920 et préparé par l'activité d'une centaine de partisans armés organisés par Antonov. C'est au cours des mois d'été que les s.r. se seraient emparés, de l'intérieur, des leviers de commande de l'Union des paysans travailleurs. La fin de l'année 1920 a vu l'organisation des révoltés dans les villages sous l'autorité du Comité de l'Union et avec l'appui d'une milice recrutée dans les villages. Les communistes n'ont opposé qu'une résistance très faible. Il a fallu attendre, en tout cas, le mois de février 1921, pour que le gouvernement commence à se préoccuper sérieusement de la situation dans cette province où il sera finalement obligé d'envoyer quelques dizaines de milliers d'hommes de troupe... On peut imaginer que les troubles qui se sont produits au même moment en Sibérie occidentale ont eu les mêmes causes et la même physionomie.

Les premiers troubles sérieux dont on ait connaissance dans les villes sont ceux de Moscou au mois de février 1921. Il semble que l'origine en réside dans les difficultés grandissantes du ravitaillement : des réunions ouvrières spontanées dans les usines revendiquent l'abandon immédiat du « communisme de guerre » et la possibilité pour les travailleurs de se ravitailler directement auprès des paysans. Les orateurs du parti – Lénine en personne, assure le New York Times[230] – sont reçus plutôt fraîchement, interrompus, et certains chassés de la tribune avant même d'avoir pu s'expliquer. Très vite, l'agitation dans les usines débouche sur la rue avec des revendications économiques, la liberté de commerce, l'augmentation des rations, l'arrêt de la réquisition des grains. Mais, dans la rue, apparaissent des revendications politiques, celle des droits et libertés publics et même de temps en temps de la Constituante. L'historien Paul Avrich signale des banderoles, peu nombreuses, « contre les communistes et les Juifs[231] ». Il faut l'intervention d'unités de l'Armée rouge et d'élèves-officiers, ferme, sans brutalité, pour ramener l'ordre dans la capitale.

Petrograd prend alors le relais. La situation y est bien pire, infiniment dramatique. La ville n'est plus ravitaillée depuis des semaines. Le combustible manque. On a faim et froid. Comme à Moscou, tout commence par des réunions dans les usines où est posée la question du ravitaillement, des privilèges, de la politique paysanne. Le 23 février, à l'usine métallurgique Troubochny, une assemblée générale revendique l'augmentation des rations et la distribution des stocks de chaussures et de vêtements chauds. Les ouvriers qui n'ont pas réussi à entraîner avec eux les soldats du régiment de Finlande, mais ont gagné des étudiants de l'école des mines, tentent d'organiser une manifestation de masse, assez vite dispersée pourtant, « sans effusion de sang », souligne P. Avrich sur ordre de Zinoviev, par une compagnie de Cadets. L'agitation gagne d'autres usines[232].

Dès le 24 février les autorités de Petrograd montrent leur détermination d'étouffer dans l'œuf le mouvement en constituant pour la ville et dans chaque district des comités de défense formés de trois personnes détenant les pleins pouvoirs et en proclamant la loi martiale[233]. Les usines rétives sont inondées de tracts, d'appels, de résolutions, serrées de près aussi par des détachements en armes. Les ouvriers de Troubochny sont durement sanctionnés avec le lock-out de leur entreprise. Le 28, l'usine Poutilov – qui ne compte plus guère que 6 000 ouvriers, cinq fois moins qu'au temps de la révolution – se met en mouvement[234]. De nouveau, aux revendications économiques – la liberté des échanges avec les paysans, la suppression des rations de faveur – se mêlent maintenant des revendications politiques qui traduisent vraisemblablement l'influence grandissante des mencheviks : libération des ouvriers et socialistes emprisonnés, liberté d'expression, de réunion, de presse, élections libres dans les syndicats et aux soviets[235].

Zinoviev, menacé dans son fief, dose savamment concessions et répression. Il annonce des achats de charbon, laisse entrevoir la fin des réquisitions de grain dans les campagnes, promet la levée des barrages routiers[236]. En même temps, il fait procéder à des milliers d'arrestations, 5 000 "mencheviks ", 500 « meneurs »[237]. L'ordre revient finalement dans la capitale de la révolution.

On peut penser, à ce moment-là que le président du soviet de Petrograd l'a échappé belle : ses discours à propos des « airs nouveaux » exigés par les « temps nouveaux » avaient-ils rencontré plus d'écho et surtout plus d'impatience qu'il ne l'aurait souhaité ? La foudre en tout cas va frapper la porte à côté.

A Cronstadt, base navale située à 30 kilomètres de Petrograd et port d'attache de la flotte de la Baltique, Zinoviev, dans les dernières semaines, avait aussi joué avec le feu au temps de la discussion syndicale. Les marins de Cronstadt avaient été le fer de lance et les enfants chéris d'Octobre. Trotsky les avait célébrés et ils l'avaient adulé. Bien entendu, en 1921, ce ne sont plus les mêmes. Ceux de 1917 sont partis par milliers au front et sur les différentes flottilles, à commencer par celle de la Volga. Ils sont devenus commissaires, tchékistes, dirigeants du parti ou des comités dans les régions libérées. Les jeunes recrues, en majorité d'origine rurale, qui ont pris leur place, n'ont ni la même conscience ni le même enthousiasme révolutionnaire que leurs prédécesseurs, même s'ils ont hérité de leur légende.

La campagne de Zinoviev pour la « démocratie ouvrière » a fait beaucoup de remue-ménage, à Cronstadt comme dans la flotte en général, pendant l'hiver où les navires sont bloqués dans les glaces. L'administration politique de la flotte, le Poubalt, émanation de l'administration politique de l'Armée rouge – donc de Trotsky – a été l'objet de toutes sortes d'attaques. Zinoviev et ses hommes ont fait leur possible pour inciter les cellules communistes de la flotte à revendiquer le régime commun du parti, donc à secouer la tutelle du Poubalt[238]. Le conflit a été manifeste et à moitié public dès mars 1920. En novembre, le comité de Petrograd a revendiqué pour lui la direction politique des cellules de la flotte de la Baltique[239]. Le 15 février 1921, Zinoviev a recueilli les fruits de ce long effort : une conférence des organisations communistes de la flotte a dénoncé l'autoritarisme et les insuffisances du Poubalt et demandé le rattachement des cellules de marins au comité de Petrograd[240].

On connaît l'existence d'un rapport au comité central signé de F. F. Raskolnikov, commissaire politique de la flotte et d'E. I. Betis, responsable du Poubalt, qui met en cause Zinoviev, l'accusant d'avoir organisé dans les rangs de la flotte rouge une campagne qui le présente comme un champion de la démocratie et fait de Trotsky l'homme de la coercition et du commandement bureaucratique[241]. Les deux hauts responsables se plaignent de l'atteinte ainsi portée au prestige des commissaires, miné par des critiques continuelles. Il semble bien pourtant que la principale victime soit le parti lui-même, déserté en cette période par des milliers de marins.

Si l'influence des mencheviks est visible à Petrograd, il n'en est pas de même à Cronstadt où s'affirme celle des s.r. et surtout des anarchistes. Ces derniers sont en prise avec l'état d'esprit des marins que l'historien Paul Avrich résume par « le dégoût des privilèges et de l'autorité, la haine de l'embrigadement, le rêve d'autonomie locale et d'autoadministration[242] ». Le même auteur souligne en outre le rôle joué dans l'agitation à Cronstadt par la réapparition des permissions et la découverte que font alors les marins de l'épouvantable détresse dans le pays.

Bien des éléments sont ainsi réunis, en février 1921, pour faire de Cronstadt une poudrière. L'étincelle est fournie par les grèves de Petrograd et les rumeurs les plus insensées en circulation à partir de ce moment concernant la répression, le rôle de la Tchéka, les fusillades, etc. Le 27 février, alarmés par des bruits qui font état d'une répression sanglante dans la rue et d'arrestations massives à Petrograd, les équipages des cuirassés Sebastopol et Petropavlovsk décidèrent d'envoyer une délégation s'informer sur place de la situation exacte[243]. Selon l'un des délégués, S. M. Pétritchenko, la délégation fut indignée de ce qu'elle vit : usines encerclées par des unités militaires, communistes armés surveillant les ateliers. Le 28 février, ils rendirent compte de leur mission devant une assemblée générale des équipages tenue à bord du Petropavlovsk. Il sortit de la réunion une résolution en 15 points qu'il fut décidé de mettre immédiatement en application[244].

En fait, deux seulement étaient propres aux marins : l'abolition des organismes de l'administration politique de la Flotte, l'organisation, avant le 10 mars, d'une conférence des ouvriers, soldats et marins de l'Armée rouge pour Cronstadt, Petrograd et la province. D'autres étaient politiques et générales comme la réélection immédiate des soviets à bulletin secret, la liberté d'expression, de réunion, de presse pour les ouvriers et les paysans, les anarchistes et les « partis socialistes de gauche », la liberté de réunion pour les syndicats et les unions paysannes, la libération des détenus politiques appartenant à « un parti socialiste » et des ouvriers et paysans en raison de leur activité, l'examen du cas de tous les détenus, l'abolition des détachements de combat et des gardes communistes. Les revendications économiques combinaient celles des ouvriers et celles des paysans : suppression des barrages routiers, égalisation des rations alimentaires, droit pour les paysans de cultiver librement (sans employer toutefois de mains-d'œuvre salariée), autorisation de la production artisanale individuelle. Paul Avrich porte une appréciation nette sur ce texte dont il dit qu'il était avant tout « une salve dirigée contre la politique du communisme de guerre, dont les justifications, aux yeux des marins comme à ceux de la population dans son ensemble, avaient depuis longtemps disparu[245] ». Il n'était pas « écrit » cependant qu'un tel programme devait devenir celui d'une insurrection armée, ni que celle-ci était vouée à l'écrasement.

A l'assemblée du 1er mars, place de l'Ancre, il y a quelque 15 000 participants ; à la tribune deux responsables de haut rang, N. I. Kalinine, N. N. Kouzmine, qui interviennent, bien entendu. Constamment interrompus, injuriés, menacés même, ils ne semblent pas avoir fait montre de beaucoup d'adresse, le dernier s'étant laissé aller à menacer « les contre-révolutionnaires » de « la main de fer du prolétariat ». En définitive, la résolution de la veille est adoptée sans que se soit fait entendre, pour s'y opposer, la voix de communistes de Cronstadt[246].

Les mêmes incidents se renouvellent le lendemain à la conférence qui doit préparer les élections au soviet. Mais ils tournent plus mal. Convaincus que l'insurrection ouvrière vient d'éclater à Petrograd, les délégués votent en effet l'arrestation immédiate de trois commissaires communistes, dont Kouzmine, qui les ont « menacés ». Quelque trois cents communistes seront arrêtés aussitôt après[247]. L'annonce – encore une rumeur – d'un assaut prochain des communistes contre la salle de la conférence est confirmée par les animateurs du mouvement. Les délégués s'engagent alors dans la voie de la révolte ouverte ; le présidium de la conférence, avec à sa tête Pétritchenko, devient le Comité révolutionnaire provisoire qui fait aussitôt occuper arsenaux, bureaux de poste, centrales électriques, quartier général de la Tchéka et points stratégiques[248]. Dans la même nuit du 2 au 3 mars, un détachement de deux cents hommes armés venus de Cronstadt tente de débarquer sur la côte à la base aéronavale d'Oranienbaum, où l'escadrille avait annoncé son ralliement à la forteresse soulevée, mais où le commandement a maîtrisé la situation face à une entreprise mal menée et à peine organisée[249].

L'affaire de Cronstadt a été l'objet de nombreuses études, et un sujet de polémiques plus nombreuses encore. Ce n'est que récemment que le travail de Paul Avrich, et notamment son exploration des archives blanches de l'émigration, a permis de régler de façon définitive, semble-t-il, un certain nombre de problèmes.

La première réaction de la presse et de la propagande communistes fut de dénoncer, derrière l'action des marins de Cronstadt, la main de la contre-révolution russe et internationale, le « complot des blancs ». L'un des arguments les plus ressassés fut, sur ce point, la présence dans les rangs des Cronstadtiens de l'ancien général blanc Kozlovsky – niée par certains de leurs sympathisants « de gauche », Paul Avrich a mis les choses au point. Kozlovsky n'est pas un personnage mythique : cet ancien officier tsariste incorporé dans l'Armée rouge commandait l'artillerie de la base navale. Il ne s'est pas contenté de « suivre » les rebelles, mais a pris la parole le 2 mars contre les commissaires et a ensuite élaboré des plans d'action militaire pour le Comité révolutionnaire[250].

L'existence d'un lien entre les Cronstadtiens et les blancs de l'émigration, affirmée à l'époque par les bolcheviks, a été ensuite niée avec beaucoup de vigueur par les amis de gauche des mutins comme une calomnie. Mais les documents mis au jour par Paul Avrich dans les archives des blancs invitent à plus de prudence, en particulier en ce qui concerne le principal dirigeant et porte-parole de l'insurrection, le marin Pétritchenko. Il avait été membre du Parti bolchevique en 1919, pendant quelques mois, ce qui l'avait empêché ultérieurement d'être accepté par les blancs qu'il aurait voulu rejoindre[251]. Pendant l'insurrection, partisan de refuser momentanément les propositions d'aide des émigrés blancs[252], il ne fit, en revanche, en exil, tout de suite après, aucune difficulté pour accepter le contact avec le Centre national, organisation de droite, et même le général Wrangel, à qui il écrivait le 31 mai 1921 pour insister sur l'importance du mot d'ordre : « Tout le pouvoir aux soviets et non aux partis », comme « manœuvre politique commode » jusqu'à la chute du régime communiste[253].

Paul Avrich a également mis en lumière un élément capital en découvrant dans les archives du Centre national, à Columbia, un manuscrit « ultra-secret » intitulé « Mémorandum sur la question de l'organisation d'un soulèvement à Cronstadt », non daté, mais probablement rédigé au début de 1921[254]. Annonçant un prochain soulèvement de la garnison, prévu pour le printemps – après la fonte des glaces –, ce texte insiste sur la nécessité d'organiser une intervention rapide avec l'envoi de troupes du général Wrangel et un ravitaillement de la forteresse par des bateaux français : selon ce plan, Cronstadt serait la base d'un débarquement sur le continent, qui sonnerait le glas du régime soviétique. C'est là le plan même dont Trotsky jugeait, en mars 1921, qu'il était maladroitement révélé par la presse française de droite, anticipant sur son déroulement dans sa campagne de fausses nouvelles sur Cronstadt[255]. L'auteur du mémorandum indique en outre l'existence d'un contact avec un groupe d'organisateurs du soulèvement en préparation. Paul Avrich n'exclut nullement, au contraire, l'hypothèse selon laquelle ce groupe aurait été celui de Pétritchenko.

Ces découvertes importantes accréditent-elles la version caricaturale de l'insurrection-conspiration, version policière de l'histoire selon laquelle les insurgés n'auraient été en quelque sorte que les instruments de la manipulation effectuée par des « agents »? Une telle interprétation est insoutenable. Les marins de Cronstadt reflétaient indiscutablement, dans leurs revendications et leur programme, la colère populaire, la volonté d'en finir avec l'oppression que signifiait pour elle le communisme de guerre d'une masse paysanne unanime, mais aussi d'une fraction importante de la classe ouvrière. Les dirigeants bolcheviques de l'époque en avaient pleine conscience. Après Lénine, qui parlait à propos de Cronstadt de « l'infection petite-bourgeoise » qui avait gagné la classe ouvrière, Boukharine, dans son style sentimental particulier, aurait assuré :

« Qui dit que Cronstadt était blanche ? Non. Pour nos idées, pour la tâche qui est la nôtre, nous avons été contraints de réprimer la révolte de nos frères égarés. Nous ne pouvons considérer les matelots de Cronstadt comme nos ennemis. Nous les aimons comme des frères véritables, notre chair et notre sang[256]. »

Paul Avrich n'a nullement résolu la question dont la solution se trouve peut-être dans les archives soviétiques. Pourquoi l'insurrection, finalement écrasée le 16 mars – alors qu'elle s'était ouverte le 3 – ne s'est à aucun moment engagée dans la voie, soit de l'offensive, soit de la négociation ? D'abord convaincus qu'ils allaient entraîner derrière eux une série d'autres mutineries, sans négliger l'insurrection ouvrière de Petrograd, les mutins ont-ils ainsi laissé passer l'heure de la négociation et se sont-ils plus avancés que ne le leur permettaient raisonnablement leurs propres forces ? Est-ce là la raison pour laquelle ils ont, le 6 mars, répondu avec hauteur au soviet de Petrograd qui demandait la réception d'une délégation, qu'ils entendaient en contrôler eux-mêmes la désignation et y limiter le nombre des communistes ?

Du côté du gouvernement de Lénine, les choses, malgré la rareté des documents, sont tout de même plus claires. D'abord les communistes avaient bel et bien décidé, avant l'insurrection, de battre en retraite, d'abandonner le communisme de guerre, dont le maintien se révélait dangereux et coûteux. Dès le mois de décembre 1920 – dix mois après les propositions de Trotsky –, Lénine envisageait la possibilité d'adopter les mesures dont il avait été question au VIIIe congrès des soviets : l'abolition des réquisitions et leur remplacement par un impôt en nature. Le 8 février 1921, au bureau politique, il avait brossé les grandes lignes d'un plan économique reposant sur cette base. Le 24 – plusieurs jours avant le début des troubles de Cronstadt –, le comité central avait commencé l'étude du projet en ce sens à soumettre au Xe congrès. Et les autres mesures – la plupart des revendications des Cronstadtiens – ne pouvaient pas ne pas suivre. Un tel développement ne pouvait que couper l'herbe sous les pieds des insurgés.

Pourquoi, dans ces conditions, les bolcheviks n'ont-ils pas insisté pour négocier ? Pourquoi ont-ils jugé que leur intérêt était d'en finir le plus vite possible avec Cronstadt ? D'abord parce que les dangers étaient de tous côtés et qu'ils les voyaient sans doute plus graves encore qu'ils ne l'étaient réellement : la Pologne, les émigrés, l'Entente étaient à leurs yeux autant de forces susceptibles d'épauler et surtout de relayer Cronstadt et, à partir de cette base, de relancer contre l'Union soviétique une nouvelle intervention qui pouvait constituer le coup de grâce. En outre, l'exemple de Cronstadt pouvait être contagieux. Il pouvait sortir de cet épisode une extension des troubles : le chaos constituerait alors le terrain rêvé pour une contre-offensive décidée de la contre-révolution armée.

Pouvait-on attendre, tout simplement en organisant le blocus de l'île, que la fin des réserves de ravitaillement et de combustible oblige les insurgés à se rendre ? Telle fut, semble-t-il, la position de Staline qui ne put convaincre le bureau politique. Pour la majorité de ce dernier, une attente supplémentaire signifiait courir le risque de se retrouver dans une situation radicalement différente après la fonte des glaces dans le golfe de Finlande, qui donnerait d'un seul coup aux mutins la liaison maritime avec l'étranger et la disposition d'une flotte dont les communistes, eux, seraient privés. Encore dans les glaces, la forteresse pouvait être prise d'assaut, bien qu'au prix de pertes considérables, par des fantassins ; redevenue une île, elle était, pour eux, inexpugnable. Paul Avrich écrit à ce sujet :

« Pour empêcher tout cela, il fallait agir vite : les bolcheviks l'avaient compris. Quel gouvernement pourrait se payer le luxe d'une mutinerie prolongée de la marine, dans sa principale base stratégique, convoitée par les ennemis, désireux d'en faire le tremplin d'une nouvelle invasion[257] ? »

La polémique se poursuivra sur cette question, n'en doutons pas. Mais, sur le plan historique proprement dit, il semble bien que Paul Avrich, en posant cette question, ait aussi donné la réponse. Décidé à faire d'importantes concessions sur le plan des revendications économiques et de la politique générale, le gouvernement bolchevique ne pouvait s'offrir le luxe de laisser se développer un foyer de lutte armée ouvert sur l'Occident. Il se devait donc de reprendre très rapidement la forteresse.

Ce fut chose faite le 18 mars. L'entreprise n'était pas facile, et plus d'une unité éprouvée aux combats avait fléchi devant la perspective d'un assaut qui allait exposer les hommes sur des kilomètres de glace, aux obus des canons de la forteresse, puis à sa mitraille. Il fallut aux unités d'élite sélectionnées pour l'assaut final parcourir des dizaines de kilomètres sans aucun abri, sauf leur manteau blanc, sous les obus qui, crevant la glace, engloutissaient chaque fois des dizaines de combattants. Sous les ordres de Toukhatchevsky et de S. S. Kamenev, 35 000 hommes avaient tenté un premier assaut infructueux le 8 mars ; ils étaient plus de 50 000 le 16, avec des chefs éprouvés, comme l'ancien marin Dybenko, venus en renfort. Paul Avrich considère raisonnable d'évaluer à 10 000 morts les pertes des attaquants, soit un cinquième de l'effectif total[258] ... Les pertes des rebelles furent évidemment bien moindres, la plus grande partie des victimes étant des combattants massacrés par les vainqueurs rescapés du sanglant assaut : « Véritable orgie de sang », écrit Avrich, qui avance avec prudence les chiffres de 600 tués, plus de 1 000 blessés et 2 500 prisonniers[259]. Plus de 8 000 Cronstadtiens, dont Kozlovsky et Pétritchenko, et la plupart des dirigeants de l'insurrection, avaient réussi à fuir sur la glace vers la Finlande.

Nous sommes incapables de donner des chiffres précis concernant la répression qui s'abattit ensuite sur Cronstadt aux mains de la Tchéka. Avrich indique que « plusieurs centaines de prisonniers » ont été fusillés sur place et qu'à Petrograd, pendant plusieurs mois, « des centaines de rebelles furent exécutés par petits groupes[260] ». Les survivants furent envoyés dans des prisons très dures, comme celle des îles Solovki, qui était déjà un véritable bagne bien avant la révolution.

Il nous a paru nécessaire de faire le point, bien que brièvement, sur l'histoire de l'insurrection de Cronstadt, dans la mesure où il s'agit d'un moment de la vie de Trotsky pour lequel ce dernier se trouve en posture d'accusé. En 1937, en effet, le secteur libertaire allait relancer la campagne contre lui, à ce propos, en pleine campagne de défense des accusés des procès de Moscou.

L'insurrection de Cronstadt, faut-il le souligner, se situe au terme du débat public dans le parti sur la « question syndicale », au cours duquel nous avons vu Trotsky devenir en quelque sorte la cible des attaques de Zinoviev s'efforçant de le lier aux pratiques – désormais unanimement réprouvées – du communisme de guerre et du « commandement ». C'est lui qui est visé à travers la campagne contre le Poubalt où il est présenté comme un « dictateur » et un « défenseur de l'organisme bureaucratique ». Père de l'institution des commissaires, il est accusé d'être le parrain de ce que les mutins appellent la « commissarocratie ». Sa qualité de Juif lui vaut aussi quelques attaques supplémentaires, payantes dans ce milieu arriéré, resté sensible aux thèmes et aux accents de l'antisémitisme.

Trotsky a été et demeurera jusqu'au bout solidaire des décisions de la direction du parti et du gouvernement face à l'insurrection, indépendamment de sa participation à telle ou telle réunion. Mais il a marqué et reconnaît avoir délibérément marqué certaines distances. En fait, dans un premier temps, il a cherché à se tenir démonstrativement à l'écart. Son opinion – exprimée surtout dans des conversations et une correspondance privées – est que la tournure prise par les événements au début de 1921 ne peut s'expliquer si l'on ne prend pas en compte la campagne démagogique menée contre lui par Zinoviev. Qu'il s'agisse des ouvriers de Petrograd ou des marins de Cronstadt, il juge que ce n'est en aucun cas à lui, personnellement, qu'il pourrait revenir de les ramener à la raison, mais seulement à celui qui leur a promis depuis des semaines, la « démocratie ouvrière... comme en 1917 », en les encourageant à se débarrasser des « bureaucrates » et des « commissaires ». Il précise :

« Je considérai, et le bureau politique ne fit pas d'objection, que les négociations avec les marins et, si nécessaire, leur pacification, devaient être menées par les dirigeants qui avaient, la veille encore, toute leur confiance politique. Autrement, les Cronstadtiens auraient pu considérer l'affaire comme si je venais prendre sur eux une revanche[261]. »

Au début des événements, il se trouve en Sibérie occidentale où des troubles ont éclaté parmi les paysans. De retour à Moscou, il participe aux discussions au sommet. A ce sujet, il écrira en 1938 :

« La décision de supprimer la révolte par la force militaire si la forteresse ne pouvait pas être amenée à se rendre d'abord par des négociations de paix, puis par un ultimatum, cette décision générale a été adoptée avec ma participation directe[262]. »

Le 2 mars, c'est lui qui rédige un communiqué du gouvernement annonçant les troubles de Cronstadt, l'apparition sur la scène « de l'ancien général Kozlovsky (commandant l'artillerie) » et l'arrestation des commissaires. Il précise que le conseil du Travail et de la Défense a mis hors la loi Kozlovsky « et ses complices », décrété l'état de siège dans la province et la ville de Petrograd, transféré tous les pouvoirs, dans l'enceinte de l'ancienne capitale, au comité de défense[263].

Le 5 mars 1921, à 14 heures, il signe, à Petrograd même, le dernier avertissement « à la garnison et aux habitants de Cronstadt et des forts mutinés ». Il est là dans son rôle de commissaire du peuple aux Affaires militaires, faisant connaître « l'ultimatum » du gouvernement ouvrier et paysan pour la reddition immédiate des mutins, la libération de leurs prisonniers et la remise de leurs armes, promettant le pardon à ceux qui se rendent sans conditions. L'ultimatum est aussi sec que l'on peut s'y attendre s'agissant d'un texte dont l'objectif est d'amener des révoltés à se rendre :

« En même temps. je donne des ordres pour que tout soit prêt pour écraser par la force des armes la mutinerie et les mutins. Les responsabilités pour les souffrances que pourrait endurer la population pacifique retomberont totalement sur la tête des mutins contre-révolutionnaires. C'est le dernier avertissement[264] »

Le même jour, le comité de défense de Petrograd lançait par avion sur la ville un tract appelé à plus de célébrité que l'ultimatum de Trotsky :

« Derrière les socialistes révolutionnaires et les mencheviks, les officiers blancs montrent leurs crocs. [...] Vous êtes cernés de toutes parts, votre situation est désespérée. [...] N'avez-vous pas entendu parler des hommes de Wrangel qui meurent comme des mouches, de faim et de maladie ? Le même sort vous attend, à moins que vous ne vous rendiez dans les 24 heures. Si vous le faites, vous serez pardonnés, mais si vous résistez, on vous tirera comme des perdreaux[265]. »

C'était le point de départ d'une légende tenace qui attribua à Trotsky non seulement l'ultimatum gouvernemental, mais l'odieuse formule sur les « perdreaux » et l'arrestation comme otages, à Petrograd, des familles des insurgés – une décision du comité de défense : la Pravda de Cronstadt plaçait Trotsky au premier rang des « vils calomniateurs et des tyrans corrompus ».

Le rôle de Trotsky à Cronstadt s'arrêta là, Se tenant « complètement et ostensiblement à l'écart de cette affaire », il avait regagné Moscou le même 5 mars ; le 8, la Pravda de Cronstadt imputait « le bain de sang » au « maréchal » Trotsky – chef des « communistes fanatiques, ivres de pouvoir », le « gendarme », « l'assassin Trotsky », le « buveur de sang » – et la propagande de la droite se chargea de compléter par ces qualificatifs son acte d'accusation permanent contre « le Juif Trotsky ».

Nous ne connaissons pas le texte du rapport général sur la situation, présenté par Trotsky à huis clos au Xe Congrès : c'est aussitôt après que 300 délégués – le quart environ – se portèrent volontaires pour participer à l'assaut : parmi eux, les délégués des deux oppositions, décistes et Opposition ouvrière. Le 16 mars, la Pravda publie des déclarations de lui à la presse étrangère dans lesquelles il dénonce les efforts de l'impérialisme mondial pour remettre en selle la contre-révolution russe à travers Cronstadt[266]. Le 23, toujours dans la Pravda, il commente avec ironie les réactions favorables de la Bourse de Bruxelles à la perspective de « la restauration en Russie de nombreuses entreprises industrielles appartenant à des Belges[267] ».

Le 3 avril enfin, au cours d'une prise d'armes en l'honneur des soldats de l'Armée rouge tombés devant Cronstadt, il prononce un bref discours dans lequel, après avoir évoqué la mutinerie, les réactions des Bourses occidentales et celle de Milioukov, il formule ce qui pourrait bien exprimer alors le fond de sa pensée et qu'il eût encore signé en 1938 :

« Nous avons attendu autant que nous avons pu que nos camarades marins abusés voient de leurs yeux où les entraînait la mutinerie. Mais nous nous sommes trouvés confrontés au danger de la fonte des glaces, et avons été obligés de frapper juste, d'un coup sec.

« Avec un héroïsme sans précédent, dans un fait d'armes inouï dans l'histoire de cette guerre, nos cadets [élèves-officiers] et nos unités de l'Armée rouge ont pris d'assaut une forteresse navale de premier ordre.

« Sans tirer un seul coup de feu, ils ont progressé sur la glace, ils ont péri. Ils ont vaincu, ces enfants de la Russie ouvrière et paysanne qui étaient loyaux à la révolution. Le peuple travailleur de Russie et du monde ne les oubliera pas[268]… »

Commentant l'ultimatum lancé par Trotsky aux mutins, Isaac Deutscher écrit :

« Qu'il revînt à Trotsky de s'adresser en ces termes aux marins, c'était une autre ironie de l'histoire. Car ç'avait été "son" Cronstadt, le Cronstadt qu'il avait appelé "l'honneur et la gloire de la Révolution". Combien de fois n'avait-il pas pris la parole à la base navale, pendant les journées fiévreuses de 1917 ! Combien de fois les marins ne l'avaient-ils pas hissé sur leurs épaules pour l'acclamer follement comme leur ami et leur chef ! Avec quel dévouement ils l'avaient suivi, au Palais de Tauride, dans sa cellule de la prison de Kresty, jusqu'aux murs de Kazan, sur la Volga, toujours lui demandant conseil, presque toujours suivant aveuglément ses ordres. Que d'inquiétudes ils avaient partagées, combien de dangers avaient-ils bravé ensemble[269] ! »

C'est incontestablement là un beau morceau de rhétorique, mais pas vraiment une analyse historique, puisque son auteur ajoute aussitôt que peu d'anciens avaient survécu et que « moins encore se trouvaient alors à Cronstadt ».

Ce que Deutscher appelle ici « ironie de l'histoire », c'était en réalité tout simplement le retournement d'une situation, après des années de guerre civile et de souffrances. Alors qu'en 1917 les marins étaient devenus le fer de lance de la révolution – une révolution dans laquelle les ouvriers entraînaient derrière eux toutes les autres couches sociales opprimées – ils reflétaient tragiquement, parmi les premiers, la lassitude profonde du peuple russe et son désir d'en finir avec le détresse matérielle et la sujétion, c'est-à-dire d'une certaine façon, sa profonde déception devant ce qui était, en définitive, le fruit de cette révolution qui avait tant donné à rêver. Mais on n'imagine pas Trotsky rêvant mélancoliquement devant ce retournement. On peut, en revanche, penser que ce n'est pas de gaieté de cœur qu'il participa aux décisions qui allaient déchaîner la répression contre des marins « abusés » et coûter la vie à tant de mutins, mais aussi à tant de ses soldats d'élite rescapés de la guerre civile. Pour lui, l'important était de sauver la révolution. Il pensait qu'il le faisait, en la circonstance, et pensa jusqu'à sa mort qu'il avait fait son devoir.

Les dramatiques événements de Petrograd et de Cronstadt avaient masqué – et continuent d'une certaine façon de masquer – un autre événement capital, indice sérieux lui aussi de la crise de la révolution : l'invasion de la Géorgie par l'Armée rouge.

Les faits bruts sont connus : la Géorgie avait un gouvernement menchevique, soutenu, dans un premier temps, par l'Allemagne, dans un second par l'Entente. L'Union soviétique l'avait reconnu, ainsi que l'indépendance de la Géorgie, mais les relations demeuraient tendues entre les deux républiques. Le gouvernement géorgien traitait assez durement les communistes géorgiens, qui avaient subi une sévère répression. Le 11 février 1921, éclata à Borchalla une insurrection ouvrière, partie des rangs du prolétariat russe et vraisemblablement encouragée par de hauts responsables soviétiques. Et le 16, la 11e armée du général Guekker entra en Géorgie, balaya toute résistance et pénétra dans Tiflis. La Géorgie devenait une République soviétique.

Or toute une série de documents, et notamment ceux des archives Trotsky, indiquent que l'initiative de faire entrer la 11e armée en Géorgie a été prise en dehors de la direction du parti et de l'Etat et, pour ainsi dire, dans son dos. Tout indique que l'homme clé, dans cette opération, fut le vieux bolchevik géorgien Ordjonikidzé, lié à Staline, qui se trouvait alors dans le Caucase. Le 12 février 1921, une communication de Lénine à Skliansky dénonçait des faits « inouïs et incroyables », notamment l'impossibilité dans laquelle Staline et lui-même se trouvaient d'entrer en communication avec Ordjonikidzé[270]. Le 14, une autre communication faite dans les mêmes conditions, mais aussi en principe envoyée par Staline à Ordjonikidzé, indiquait que le comité central était enclin à « permettre » à la 11e armée de soutenir le soulèvement et de marcher sur Tiflis. Son accord définitif restait cependant subordonné à l'envoi de télégrammes indiquant l'accord des principaux responsables et leur opinion quant aux chances de succès d'une telle opération[271].

En fait, l'initiative échappait à Moscou, ou du moins aux organismes dirigeants, puisque l'offensive allait être déclenchée sans leur aval. Le 17 février 1921, en effet, le commandant en chef de l'Armée rouge, S.S. Kamenev, informa Skliansky que l'attaque de la 11e armée avait placé les dirigeants « devant le fait accompli » de l'invasion de la Géorgie[272]. Le 21 février d'ailleurs, Trotsky lui-même s'adressait à Skliansky pour lui demander une note « sur les opérations militaires en Géorgie, quand elles ont commencé, sur l'ordre de qui, etc.[273] ».

Des années plus tard, Trotsky émettra une hypothèse qu'il est évidemment impossible, pour le moment, de vérifier. Selon lui, l'opération qui avait mis fin à l'indépendance de la Géorgie et avait constitué la première intervention militaire de la Russie soviétique au-delà de ses frontières reconnues avait été préparée et menée à bien à l'insu du bureau politique et du comité central, par Staline et Ordjonikidzé[274]. On relèvera seulement que les conditions pour le moins suspectes, les aspects incroyables de l'opération et de ses antécédents ne furent nullement connus à l'époque. Lénine, réticent, et Trotsky, hostile, s'inclinèrent en silence devant le fait accompli... Trotsky allait même, un peu plus tard, polémiquer publiquement pour défendre cette intervention et l'invasion de la Géorgie. Solidaire de son parti, y compris dans l'erreur, il acceptait ainsi d'en porter la responsabilité devant le mouvement ouvrier mondial[275].

En moins de quatre ans, de 1914 à 1917, le révolutionnaire en exil, porté à la tête de la première révolution victorieuse de l'Histoire, avait pu penser à escalader le ciel. Moins de quatre ans après Octobre, la répression contre Cronstadt et l'invasion de la Géorgie ne pouvaient pas ne pas avoir pour lui un goût d'amertume.

Mais Trotsky ne rechignait pas devant les lourds fardeaux. Pour lui, le combat continuait, de nouveau au côté de Lénine, ce qui devait tout de même alléger sa charge.

XIX. La retraite[modifier le wikicode]

Le Xe congrès du P.C.R.(b) en mars 1921, au cours duquel se déroula l'assaut final contre Cronstadt fut aussi celui de l'abandon du communisme de guerre au profit d'une nouvelle politique économique, qu'on appela, peu après, la « Nep ». L'insurrection et le tournant étaient l'une et l'autre la conséquence de la crise. Leur simultanéité n'indique pas, comme on l'a souvent dit, une causalité. Elle souligne seulement que les dirigeants soviétiques n'ont pris leur tournant qu'avec retard, en pleine crise politique et au moment du début d'une guerre civile...[276]

Le point de départ de la nouvelle politique coïncide en partie, nous le savons, avec l'une des propositions de Trotsky refusées par le bureau politique une année auparavant, le 7 février 1920 : la suppression des réquisitions et leur remplacement par un impôt en nature progressif[277]. Il s'agissait de créer les conditions du rétablissement de la liberté du commerce en vue de la reconstitution d'un marché, en d'autres termes, de ranimer l'économie à partir de l'agriculture et du profit pour les paysans aisés. Ces derniers deviendraient alors demandeurs et consommateurs de produits industriels. Partant de l'impôt en nature, on espérait donc créer la condition de la renaissance d'entreprises privées, moyennes et petites. On envisageait également d'attirer les capitaux étrangers et de tirer profit des ressources naturelles du pays en accordant des « concessions » négociées et soigneusement contrôlées.

C'était là, à bien des égards, un renversement complet. Le communisme de guerre, partant de la nécessité de nourrir et d'équiper en priorité l'armée et, si possible, les villes ensuite, aboutissait à dépouiller de force les paysans de leurs récoltes. Avec la Nep, il s'agissait en priorité de redonner au paysan un intérêt matériel à cultiver et à produire à travers la commercialisation de sa production ; commerce et industrie renaîtraient à partir de la renaissance de l'agriculture. C'était aussi l'abandon de ce que Boukharine appelait « les illusions de la période de l'enfance », et pour Lénine de l'appui direct sur l'enthousiasme, au profit d'une politique plus patiente prenant appui sur l'intérêt personnel de la masse rurale. Mais le fond de la question était que la Nep constituait une retraite, un véritable recul face à la crise.

Lénine exprima et justifia ce recul devant le Xe congrès par le retard de la révolution en Europe et la nécessité, dans un tel contexte de ressouder l'alliance avec la paysannerie :

« Dans ce pays, la révolution socialiste ne peut vaincre définitivement qu'à deux conditions. Premièrement, si elle est soutenue en temps utile par une révolution socialiste dans un ou plusieurs pays avancés. [...] L'autre condition, c'est l'entente entre le prolétariat exerçant sa dictature ou détenant le pouvoir d'Etat et la majorité de la population paysanne. [...] Nous savons que seule l'entente avec la paysannerie et capable de sauver la révolution socialiste en Russie tant que la révolution n'a pas éclaté dans les autres pays[278]. »

Ainsi considérée, la Nep n'était pas une rupture, mais effectivement un repli sur la voie de la révolution européenne. Trotsky la définissait d'ailleurs presque dans les mêmes termes comme « le passage à un système de mesures qui permettraient l'expansion graduelle des forces productives du pays, même sans la collaboration de l'Europe socialiste ». L'accord était donc total sur ce point entre les deux hommes, comme il l'était sur l'appréciation réaliste de l'opinion paysanne et la nécessité de lui faire les concessions qu'elle exigeait. Trotsky expliquait ce qui était, à ses yeux, la continuité de la politique bolchevique :

« Faute de marché libre, le paysan serait incapable de trouver sa place dans la vie économique, perdant l'incitation de l'amélioration et de l'extension de ses cultures. C'est seulement un développement puissant de l'industrie d'Etat la rendant capable de fournir à l'agriculture et au paysan tout ce dont ils ont besoin qui préparera le terrain pour intégrer le paysan dans le système général de l'économie socialiste. Techniquement cette tâche sera résolue grâce à l'électrification qui portera un coup mortel à l'arriération de la vie rurale, au barbare isolement du moujik et à la stupidité de la vie au village. Mais la route qui y conduit passe par l'amélioration de la vie économique de notre paysan-propriétaire tel qu'il et aujourd'hui. L'Etat ouvrier ne peut le réaliser que par l'intermédiaire du marché qui stimule les intérêts personnels et égoïstes du petit propriétaire[279]. »

Il mettait par ailleurs l'accent sur le fait que la Nep constituait selon lui, « une étape nécessaire dans le développement de l'industrie d'Etat » :

« Entre le capitalisme, sous lequel les moyens de production appartiennent à des individus privés et où tous les rapports économiques sont réglés par le marché – entre le capitalisme, dis-je, et le socialisme achevé, avec son économie socialement planifiée, il y a nombre d'étape transitoires ; la Nep est dans son essence une de ces étapes[280]. »

Les conséquences en étaient très importantes pour le développement industriel :

« Au cours de cette période de transition, chaque entreprise et chaque groupe d'entreprises, doit plus ou moins indépendamment s'orienter dans le marché et s'y soumettre à l'épreuve. C'est justement là le nœud de la Nep : tandis qu'elle signifiait politiquement de spectaculaires concessions à la paysannerie, elle n'est pas d'une moindre importance en tant qu'étape inévitable dans le développement de l'industrie d'Etat pendant la transition de l'économie capitaliste à l'économie socialiste[281]. »

La Nep signifiait donc aussi le recours aux méthodes du marché pour la régulation de l'industrie. Dans la mesure où l'industrie légère, consolidée sur le marché, donnerait à l'Etat des profits qu'il serait possible d'investir dans l'industrie lourde. Ceux-ci viendraient s'ajouter à l'argent des impôts et taxes sur l'activité économique privée.

Mais, bien entendu, la Nep signifiait aussi sur le moment et pour la durée de son application, la renaissance et le développement du capital privé dans le domaine commercial et industriel, la réapparition, comme il l'écrit, « de MM. les Exploiteurs – spéculateurs, marchands, concessionnaires[282] –» et le contrôle par eux d'un important secteur de l'économie.

Face à ce danger de restauration capitaliste, Trotsky soulignait que les partisans du socialisme étaient loin d'être désarmés. Ils détenaient l'arme essentielle, le pouvoir d'Etat, les forces productives décisives – chemins de fer, mines, entreprises industrielles de base –, la terre et les ressources de l'impôt sur les ruraux, le contrôle des frontières avec le monopole du commerce extérieur. Il abordait donc la question de la bataille économique avec l'optimisme du révolutionnaire qui sait qu'il détient les armes essentielles et qu'il doit vaincre.

Il n'y eut pas de divergences entre Lénine et Trotsky dans la période d'élaboration et de mise en place de la Nep. Trotsky l'avait d'ailleurs dit nettement, à la fin janvier, à la réunion de la fraction communiste du congrès des mineurs : tout au plus se permit-il de rappeler un certain nombre de fois qu'il avait été le premier à formuler les linéaments de cette politique, sans être jamais démenti d'ailleurs. Mais il allait être le premier à formuler des critiques sur son application dans les organismes dirigeants.

D'abord sur la planification. Bien entendu, il ne proposait pas de s'orienter vers une planification « socialiste », de l'économie, mais de planifier le développement de l'industrie d'Etat et de l'orienter par une politique de répartition des crédits. Or il existait, depuis le 22 février 1921, une Commission du Plan – le Gosplan – qui n'était pas utilisée en ce sens et dont le rôle était singulièrement réduit. Après avoir lu la brochure de l'ingénieur Chatounovsky, qui posait brutalement le problème de l'avenir de Petrograd – « fermeture des usines ou électrification » –, Trotsky commentait :

« Malheureusement jusqu'à maintenant, notre travail est fait sans aucun plan et sans la compréhension qu'on a besoin d'un plan – et la Commission du Plan est plus ou moins une négation planifiée du besoin d'un plan économique pratique à court terme[283]. »

Dans un mémorandum au comité central, le 7 août 1921[284], il critiquait vertement la passivité des dirigeants de l'économie, la confusion, la lenteur de l'application de la Nep, insistant sur « le manque d'un centre économique véritable pour surveiller l'activité économique, faire des expériences en ce domaine, rassembler et diffuser les résultats, coordonner dans la pratique tous les aspects de l'activité économique et travailler ainsi véritablement à un plan économique coordonné[285] », Il soulignait que la tâche essentielle du moment, « la reconstruction et la consolidation de la grande industrie », était irréalisable si aucun appareil économique central n'assurait une régulation constante de la vie économique. Il concluait :

« De façon générale, c'est la Commission du Plan qui doit élaborer et assurer le plan économique dans le cours de son travail quotidien sous l'angle de la grosse industrie nationalisée comme facteur économique prépondérant[286]. »

Le 19 avril 1922, il revenait sur la question, parlant du travail « académique » de la commission de planification :

« Il devrait exister une institution avec un calendrier économique pour un an accroché au mur; une institution qui anticipe et qui, au vu de ces prévisions, coordonne. La Commission de Planification devrait être le travail de l'un des vice-présidents[287], »

Il revint de nouveau sur la planification dans une note du 23 août 1922, dans laquelle, de façon provocatrice, il évaluait à un an et demi-deux ans le retard pris pour adopter les mesures économiques les plus vitales et les plus urgentes, Il y soulignait l'importance du rôle des fonds d'Etat, « levier du plan économique » et le fait que la commission était tenue tout à fait à l'écart de la répartition des crédits. Il s'indignait :

« Comment assurer même une stabilité minimale d'opération sans au moins un plan sommaire et approximatif, même à court terme ? Comment établir un plan sommaire à court terme, sans un organe planificateur qui n'ait pas la tête dans les nuages académiques, mais soit directement engagé dans le contrôle, l'articulation, la régulation et la direction de notre industrie[288] ? »

Mais aucune de ces propositions ne trouva d'écho favorable. Lénine lui-même commenta sèchement :

« Loin d'être entachée d'académisme, la commission de planification est surchargée de broutilles par trop menues et quotidiennes[289]. »

Le second point de conflit – sur lequel Trotsky resta minoritaire – porta sur l'appréciation du travail de l'Inspection ouvrière et paysanne, le Rabkrin, dont Staline fut le commissaire du peuple de 1920 à sa promotion comme secrétaire général en 1922, mais dont il continua à inspirer l'activité. Il s'agit d'une institution conçue par Lénine comme une sorte d'inspection générale dotée de pouvoirs étendus et chargée de contrôler, avec des pouvoirs illimités, le travail de tous les autres commissariats. Trotsky s'en prit à la fois à sa conception et à son fonctionnement.

Dès 1920, il avait critiqué l'idée même que l'on puisse créer « un département spécial doué de toute la sagesse du gouvernement et capable de contrôler tous les autres ». Ce n'était, pour lui, qu'un « puissant facteur de confusion et d'anarchie », refuge d'« hommes coupés de toute activité réelle, créatrice, constructive[290] ».

Il repartit à l'attaque en février 1922, demandant quelle pouvait bien être la raison d'être d'un tel organisme dans une économie de marché où l'unique « inspection » des ouvriers et des paysans était le marché lui-même. Dans une note d'avril, il revint sur la question du recrutement des personnels de l'Inspection parmi des gens qui avaient eu des difficultés dans leur activité professionnelle antérieure. Il indiquait « le développement des intrigues dans les organes de l'Inspection ouvrière, qui est depuis longtemps proverbial dans le pays[291] ». Il s'élevait contre toute idée de « revitaliser » ou de « renforcer » cet appareil et soulignait que, dans l'état de choses présent, tout fonctionnaire capable était affecté à un poste et non à des fonctions d'inspection. Il suggérait enfin une utilisation de l'Inspection dans le contrôle de la seule comptabilité de tous les commissariats.

Sur ce point non plus, Trotsky ne réussit pas à convaincre Lénine, qui écrivit qu'il avait « radicalement tort » : il n'était selon lui, pas possible de se passer de l'Inspection ouvrière et paysanne car il n'existait « aucun autre moyen pratique de vérifier, de perfectionner, d'apprendre à travailler »[292]...

L'attitude prise par Lénine sur ces questions s'explique-t-elle par le fait qu'il ne voyait dans l'acharnement de Trotsky contre l'Inspection ouvrière et paysanne que sa vendetta personnelle à l'égard de son commissaire du peuple, Staline ? On peut en douter et supposer tout simplement que Lénine restait attaché à une conception traditionnelle de la planification qui était incompatible avec une économie de marché, à une institution d'inspection qu'il avait voulue et conçue, et qu'il s'inspirait là d'un principe de travail du parti.

Il est en tout cas un domaine, au moins, où Trotsky fit prévaloir ses vues : le sien, celui des Affaires militaires et navales. Au lendemain de l'insurrection de Cronstadt, il réussit à convaincre Lénine de renoncer à son projet de supprimer la flotte de la Baltique. Surtout, il parvint à faire prévaloir son point de vue dans la discussion menée au sein des cadres de l'Armée rouge sur la « doctrine militaire unique » exposée par Frounzé avec le soutien de Goussev et Vorochilov et l'appui partiel de Toukhatchevsky.

La doctrine en question, rebaptisée à la fin de la discussion « optique militaire mondiale », était en réalité une tentative de dégager une « conception marxiste » de la conduite de la guerre et de ce que ses défenseurs appelaient la « science » ou la « doctrine militaire ». Partis de l'analyse selon laquelle l'Armée rouge, armée « prolétarienne », devait marquer son caractère de classe dans sa « doctrine », ils affirmaient la nécessité, dans ce but, d'assimiler l'expérience historique de la guerre civile. La guerre à venir devait être, selon eux, une guerre de mouvement – caractéristique de la guerre civile russe après des années de guerre de positions. Elle ne pouvait être qu'« offensive » et internationale. En vertu de ces prémisses, Toukhatchevsky préconisait la formation d'un état-major militaire international, et Frounzé condamnait comme « défensif » et inadapté le système des milices.

Contre eux, dans une polémique acerbe parfois, mais toujours brillante, Trotsky remit les choses au point. Il déniait à l'art militaire le qualificatif de « science », ironisait sur le « doctrinarisme » de ses critiques, expliquait patiemment qu'il ne pouvait exister de « doctrine marxiste » de la guerre, mais seulement des analyses marxistes des différents besoins politico-militaires. Aux rêves éveillés de ceux qui parlaient de guerre révolutionnaire de conquête, il répondait par une analyse mesurée :

« L'intervention armée peut hâter le dénouement et faciliter la victoire. Mais il faut pour cela que la révolution soit mûre et pas seulement du point de vue des rapports sociaux mais aussi de celui de la conscience politique. L'intervention armée est, comme le forceps de l'accoucheur : employée au bon moment, elle peut atténuer les douleurs de l'enfantement, mise en jeu prématurément, elle ne peut provoquer qu'une fausse couche[293]. »

Quant aux revendications « techniques » des opposants, Trotsky ne pouvait évidemment pas leur opposer les négociations secrètes qu'il entamait avec l'Allemagne pour développer des armes aussi techniques que l'aviation. Il pouvait simplement leur répondre que les progrès techniques de l'armement étaient, en dernière analyse, conditionnés par le succès de la reprise économique et le développement industriel.

Aux tenants de l'« offensive », il renvoyait aux théories de l'offensive de Souvorov et de Foch[294] et aux retentissants échecs qu'une théorie semblable avait engendrés dans l'Internationale, notamment en mars 1921.

La discussion en tant que telle se termina, en avril 1922, à la réunion, dans le cours du XIe congrès, des délégués militaires devant lesquels rapport et contre-rapport furent présentés par Trotsky et Frounzé. Tout indique que Lénine n'avait cessé de défendre le point de vue de Trotsky. Contrairement à ce que pense l'historien britannique John Erickson, il est peu probable que ce conflit ait nui au prestige de Trotsky « en l'identifiant avec un conservatisme et une façon de penser totalement inacceptables dans ce climat d'opinion[295] ». Il est vrai, en revanche, que l'on commence à percevoir, à travers les différents conflits, l'antagonisme grandissant entre Trotsky, qui attaque ouvertement, et Staline, qui le fait plutôt par personne interposée.

Il n'y a pas de raison de douter du témoignage de Trotsky, selon lequel Lénine, dès cette époque, en 1922 en tout cas, se méfiait de Staline, « ce cuisinier » qui, disait-il, allait préparer « des plats épicés[296] ». Mais il est indéniable qu'au cours des premières années du régime soviétique, Lénine ne cessa d'accorder à Staline sa protection et de déplorer en même temps l'agressivité de Trotsky à son égard.

Au cours du XIe congrès, Préobrajensky, que l'on sait proche de Trotsky, intervint dans la discussion pour souligner la concentration du pouvoir entre les mains de Staline, membre du bureau politique et du bureau d'organisation, commissaire aux Nationalités et patron de l'Inspection ouvrière et paysanne[297]. Lénine lui répondit vertement, l'accusant de parler « à la légère » et lui opposant non seulement l'existence d'autres cumuls de fonction, mais aussi le fait que Staline serait, selon lui, irremplaçable[298].

En réalité, celui-ci, inconnu à l'étranger, à peine connu dans le grand public, ne pouvait être comparé à Trotsky du point de vue de la popularité, mais était, dans le système parti-Etat, un personnage de tout premier plan. Lénine, au moins, le savait parfaitement.

Serait-ce, comme le suggère Isaac Deutscher, par un désir de maintenir une sorte d'équilibre entre Staline et Trotsky, que, désireux de garder les deux hommes ensemble aux affaires, il aurait voulu faire de Trotsky son adjoint à la tête du gouvernement[299] ? Cet auteur relate un incident qui, d'après lui, « fit beaucoup pour assombrir les relations entre Trotsky et Lénine ». Selon lui, le 11 avril 1922, Lénine aurait proposé la nomination de Trotsky au poste de vice-président du conseil des commissaires du peuple. Il précise même : « Catégoriquement et non sans quelque hauteur, Trotsky refusa le poste. Le refus et le ton [...] ennuyèrent Lénine[300] . »

Récit et affirmations soulèvent quelques problèmes. Ils sont d'abord en contradiction avec le témoignage de Trotsky, généralement fiable sur un tel sujet. Rappelant, dans Ma Vie, la nomination aux postes de vice-présidents de Rykov et Tsiouroupa à l'été 1921, il écrit qu'il fut « reconnaissant à Lénine » de ce qu'il ne l'avait pas « proposé[301] ». Ils sont ensuite en contradiction avec le document des archives Trotsky sur lequel Deutscher dit fonder son récit[302]. Le seul document concernant le bureau politique du 11 avril est en effet un texte de Lénine concernant notamment le partage des responsabilités entre les deux vice-présidents, Rykov et Tsiouroupa[303]. En outre, Jan M. Meijer, qui a publié ce document avec l'ensemble des papiers Trotsky 1918-1922, indique en note que la proposition de nommer Trotsky vice-président fut faite par téléphone, par Lénine, à Staline, pour le bureau politique du... 11 septembre de la même année 1922[304]. Il nous semble, dans ces conditions, difficile de retenir la version de Deutscher sur l'épisode du 11 avril, la « hauteur » du ton de Trotsky, et l'assombrissement consécutif de ses relations avec Lénine.

L'affaire du 11 septembre est un peu plus claire, car nous possédons dans les archives Trotsky le témoignage de ce dernier[305]. Selon lui, la proposition de Lénine lui fut transmise au téléphone par Staline[306], ce dernier précisant que la question avait un caractère urgent du fait du départ en congé de Rykov[307]. Trotsky déclina la proposition ainsi présentée, car il venait de se voir attribuer un congé de quatre semaines pour préparer le IVe congrès de l'I.C.[308], et ne pouvait donc assurer de façon « urgente » le remplacement de Rykov. Dans une note au comité central en janvier 1923, Trotsky avouait avoir été surpris à son retour à la lecture d'une note de Staline expliquant aux membres du C.C. que, à la suite de consultations téléphoniques, apparemment, Rykov et lui-même s'étaient prononcés pour la proposition de Lénine, Kalinine n'y avait vu « aucune objection », cependant que Kamenev et Tomsky s'abstenaient[309]. La note précisait ensuite que le bureau politique du 14 septembre avait « noté avec regret le refus catégorique de Trotsky » – ce qui n'est pas tout à fait l'« abandon de poste » dont Deutscher assure qu'il aurait été accusé par Staline[310]. La note de Trotsky assurait en tout cas :

« J'affirme, une fois de plus, que la question n'a pas une seule fois été soumise au bureau politique, ni même discutée. Et je pense que ma présence n'aurait pas été superflue[311]. »

Rejetant le reste de la version d'Isaac Deutscher sur les offres maintes fois réitérées, selon lui, par Lénine, on retiendra plutôt que Trotsky, en 1923, se gardait bien d'écrire qu'il avait refusé catégoriquement cette proposition, tout simplement parce que les choses ne s'étaient pas passées ainsi.

Les premières conséquences du tournant de mars 1921 ont été d'ordre politique. Et elles ont d'abord mis en cause l'existence des autres partis socialistes.

Au cours de la guerre civile, la répression, en effet, n'avait pas fait disparaître complètement l'activité et l'expression de ces partis. Pendant toute l'année 1920, les mencheviks avaient conservé à Moscou un local et un club. Ils avaient tenu en février une session de leur comité central à laquelle avaient participé des délégués fraternels du Labour Party. Le syndicat des imprimeurs avait, à ce moment-là, organisé pour eux un meeting public auquel Tchernov avait pris la parole, au nom des s.r.[312]. En août, il y avait eu une conférence menchevique pour le pays. Des délégués mencheviques et s.r. avaient été enfin officiellement invités en décembre au VIIIe congrès pan-russe des soviets où ils avaient pu prendre la parole et développer leurs critiques de la politique bolchevique.

Pendant la guerre civile, les bolcheviks avaient considéré comme une victoire tout ralliement d'opposants socialistes au pouvoir des soviets. Trotsky, au VIIe congrès pan-russe, en décembre 1919, avait exprimé « sa joie, sans arrière-pensée ni ironie » du fait que Martov avait employé le « nous » et parlé de « notre » armée à propos de l'Armée rouge[313]. Mais la nouvelle situation impliquait un tournant radical. Les bolcheviks ne pouvaient plus, même sur le papier, se déclarer pour la libre compétition des idées entre partisans et adversaires du pouvoir des soviets. Ils étaient désormais convaincus que la grande majorité de la population leur était hostile et que toute consultation libre les ferait apparaître avec une audience minime : ils ne voulaient pas prendre le moindre risque sur ce plan. L'expérience de Cronstadt leur apparaissait en outre, de ce point de vue, très instructive, puisque mencheviks et s.r. avaient servi, selon leur interprétation, de marchepied à la réaction blanche. Lénine devait l'exprimer sans ambages aux délégués à la Xe conférence du P.C.R.(b), indiquant qu'il était, comme Milioukov, convaincu qu'il n'y avait place en Russie que pour un seul parti socialiste, le sien. Mencheviks et s.r. n'étaient plus désormais, à ses yeux, que « le petit palier » nécessaire pour « rétrograder au capitalisme[314] ».

Ainsi, aucune des promesses de légalisation entrevues pendant la guerre civile ne se concrétisait. Les organisations concurrentes du parti étaient interdites de fait, balayées par les arrestations massives et partiellement par les autorisations d'émigrer. On peut estimer, avec Paul Avrich, que l'opposition politique en U.R.S.S. avait été réduite au silence à la fin de 1921 ou contrainte à la clandestinité[315].

Devenu parti unique, le parti bolchevique était-il condamné, en tant que tel, à devenir le champ clos obligatoire de l'affrontement entre les forces sociales du pays au moment où la Nep allait faire revivre des couches bourgeoises et petites-bourgeoises? Il semble que Lénine ait cru pouvoir l'éviter en consolidant son unité.

Aussi le Xe congrès fut-il non seulement celui de l'adoption de la Nep, mais une date d'importance pour l'histoire du parti bolchevique, en particulier à travers deux résolutions, tenues à l'époque comme complémentaires, mais que l'histoire allait révéler comme contradictoires.

Boukharine présenta la résolution sur la démocratie ouvrière. Après avoir rappelé la nécessité, qui s'était imposée pendant la guerre civile, d'une « militarisation » et d'une « centralisation extrême », elle se prononçait pour le retour à la démocratie ouvrière définie comme « une forme d'organisation qui assure à tous les membres du parti une participation active à la vie du parti, aux discussions », elle excluait le système des nominations et caractérisait le régime par l'éligibilité de tous les organes, leur responsabilité et le contrôle de la base auquel ils devaient être soumis, ainsi que par la liberté de critique. Elle prévoyait un stage d'une année pour les recrues du parti avant la jouissance des droits de militants et aussi le retour régulier des permanents du parti et de l'Etat à la production[316].

Simultanément, le congrès fixait à cette démocratie qu'il se proposait de restaurer des limites très strictes. Lénine, dès l'ouverture, s'était dit « mortellement las » des discussions oiseuses menées à l'heure du danger. Il présenta donc une résolution interdisant dorénavant l'existence de « fractions », autrement dit « de groupes avec leur programme propre... et une discipline ». Il ne dissimula pas qu'il visait l'Opposition ouvrière, et que l'expérience récente lui faisait penser que fractions et débuts de fractions constituaient un danger réel pour l'unité du parti, ouvrant concrètement la possibilité d'une scission. Il insista également pour l'adoption d'un paragraphe, resté secret, qui donnait, pour la première fois, au comité central le pouvoir d'exclure un de ses membres, pourvu que ce soit par une majorité des deux tiers.

Répondant à Riazanov, qui avait proposé d'interdire également à l'avenir le vote sur des textes opposés et les élections conformément à ce vote, Lénine précisait pourtant qu'il était impossible de priver le parti de ce droit[317]. La résolution qu'il présentait contre les fractions – groupements stables dans le parti ayant leur propre discipline et leur propre élaboration – allait pourtant servir de prétexte à la destruction de toute opposition ou velléité d'opposition sous l'accusation de « fractionnisme ». Il n'y eut que vingt-cinq abstentions au congrès dans le vote sur cette résolution, mais il est très probable qu'un nombre infiniment plus élevé des délégués qui la votèrent en furent plus tard indirectement les victimes au temps de la grande répression stalinienne.

Le fait est que, de ce point de vue, la nouvelle composition du comité central changeait les données des rapports politiques au sommet. Les hommes qui s'en allaient parce qu'ils avaient été avec Trotsky dans la discussion syndicale avaient souvent été accusés d'être trop indulgents avec les oppositions et faibles à l'égard des critiques. En revanche, les hommes nouveaux élus sur ce qu'on appelait la « liste des dix »[Note du Trad 7], étaient généralement connus pour leur poigne et aussi pour leur hostilité et leurs conflits avec Trotsky. Vorochilov, Ordjonikidzé, Frounzé, entraient au comité central comme titulaires, Zinoviev prenait au bureau politique la place de Boukharine, cependant que Molotov, lié à Staline depuis l'immédiat avant-guerre, devenait « secrétaire responsable du parti ». Ces hommes n'étaient pas du tout disposés à appliquer la résolution sur la démocratie ouvrière, malgré le vote du congrès : liés à Staline, mis en avant par lui et d'une certaine façon ses « clients », ils partageaient la même conception administrative du parti, exprimaient la même mentalité bureaucratique.

Les nouveaux venus à la direction sont en général de vieux militants de la période clandestine. Peu d'entre eux ont un passé de militants de masse. Tous se caractérisent par une faible formation théorique et un autoritarisme brutal. Ils incarnent l'apparition d'une couche sociale nouvelle, les hommes d'appareil, les apparatchiki, responsables permanents installés désormais aux leviers de commande et contrôlés de près par la hiérarchie administrative dont les fils aboutissent au secrétariat.

Ce dernier était une instance relativement récente. De 1917 à 1919, les fonctions qui correspondaient à celle de secrétaire du parti avaient été assurées sans appareil et sans moyens matériels par Ia. M. Sverdlov, qui cumula même ces fonctions, après la crise de novembre 1917, dans le parti avec la présidence de l'exécutif des soviets. Le secrétariat ne fut formellement constitué qu'après la mort de cet homme précieux, et son organisation matérielle fut développée sous l'autorité de la troïka Préobrajensky,Krestinsky, Sérébriakov. Son développement fut très rapide dans la mesure où il s'agissait de contrôler les organisations du parti qui s'étendaient maintenant à tout le territoire, un parti de centaines de milliers d'adhérents. De 80 personnes employées au centre au départ, on était passé à 150 en mars 1920, à 600 en mars 1921[318]. Dès août 1922, alors que le fichier général était achevé, on dénombrait plus de 15 000 permanents – fonctionnaires rétribués – du parti pour l'ensemble de la République, dont l'autorité s'étendait largement au-delà des organismes du parti proprement dit, aux soviets et à tous les organes administratifs[319].

La fin de la guerre civile contribuait à son gonflement. Il fallait intégrer à la vie civile des centaines de milliers de communistes – qui avaient à certains moments constitué la moitié de l'effectif du parti –, des hommes qui, en outre, n'avaient guère appris d'autre pratique que celle de l'obéissance et du commandement. Ces hommes, commissaires ou commandants démobilisés, ayant peu de chances d'être élus, parce que mal connus, devaient être affectés par le centre.

C'est sans doute ce qui explique qu'on n'en revint pas à la pratique des élections de responsables pourtant préconisée par le Xe congrès. Le Bureau des affectations (Ukhraspred) avait été créé pendant la guerre civile pour permettre de renforcer ou d'encadrer des secteurs névralgiques ou délaissés. Il continua son activité en la modifiant : c'est ainsi qu'en 1922-1923, il procéda à environ un millier de nominations, parmi lesquelles celles de quarante-deux responsables de comités provinciaux... Cet organisme du secrétariat avait donc la haute main sur les nominations du personnel supérieur du parti et en même temps le contrôle et la possibilité de recommandations pour les postes les moins importants[320].

De son côté, la « Section d'organisation et instruction » (Orgotdel) du secrétariat se développait avec la création en mai 1921 du corps des « instructeurs responsables » du comité central et plus tard les plénipotentiaires du C. C., inspecteurs itinérants de la direction, pouvant confisquer l'autorité des rares responsables élus, assurant recommandation, sélection et promotion des cadres et pouvant toujours, au nom du comité central, annuler toute décision d'un organisme régulier[321].

Les commissions de contrôle, revendiquées par les oppositions pour garantir les droits des militants foulés aux pieds par les exécutifs, étaient apparues comme une conquête de la démocratie lors de leur création. Dépendant en fait étroitement du secrétariat pour leur information et leurs enquêtes, elles lui sont dans la pratique étroitement subordonnées. L'épuration du parti, décidée par le Xe congrès pour chasser les éléments corrompus, élimine de ses rangs 136 000 membres parmi lesquels, sans aucun doute, des brebis galeuses, mais aussi, selon des affirmations d'opposants qu'on ne peut mettre en doute, bien des partisans de l'Opposition ouvrière accusés de « fractionnisme »[322].

Les pouvoirs étendus de l'Inspection ouvrière et paysanne – sur laquelle Lénine, semble-t-il, avait compté et comptait encore pour corriger les abus – étaient dans les faits employés par Staline pour renforcer l'autorité et les moyens d'action de la nouvelle couche que le langage officiel baptisait « travailleurs responsables du parti ». Ainsi se constituait une pyramide de secrétaires et de comités qui se substituaient à tous les échelons aux assemblées et conférences, décidant en leurs lieu et place. Les fonctionnaires du parti ne sont plus en fait responsables devant la base qui ne les a pas élus, mais devant le responsable à l'échelon supérieur qui les a recommandés ou désignés. Intérêts matériels communs, et désir de stabilité forgent pour ces hommes esprit de corps et mentalité commune.

Le vieux-bolchevik L.S. Sosnovsky, dont les billets dans la Pravda ont sans doute contribué à la prise de conscience de l'existence de ce phénomène capital dans l'histoire sociale de la révolution, dépeint en 1922 les hommes de cette nouvelle couche, ces gens de l'appareil :

« Ils ne sont ni chauds ni froids. Ils prennent conscience des circulaires […], font leurs calculs pour l'action prescrite, contraignent toute l'activité du parti à entrer dans le cadre de leurs rapports. […] Ils sont satisfaits quand le calme règne dans leur organisation, quand il n'y a pas d' "intrigues", quand personne ne les combat[323]. »

C'est parmi ces hommes qu'on trouve, en 1921-1922, les noms de tous les futurs dirigeants de la Russie stalinienne. Vieux-bolcheviks à la carrière étrangement semblable, connaissant mal le monde et n'ayant que peu vécu en émigration, passés d'une fonction responsable pendant la guerre civile – en général commissaires – à une haute responsabilité dans l'appareil du parti, généralement un secrétariat régional : ainsi Iaroslavsky en Sibérie, Kaganovitch au Turkestan, Kirov en Azerbaïdjan, Mikoyan dans le Caucase. Ils forment des groupes d'affinité : s'étant connus à un moment déterminé dans le passé, ils s'appuient les uns les autres, se « recommandent », s'informent réciproquement et s'épaulent dans les moments difficiles. Ordjonikidzé et Staline ont milité ensemble dans la clandestinité sous le tsarisme ; Staline a été avec Vorochilov et Kouibychev dans le fameux « groupe de Tsaritsyne »; Molotov a connu Staline à la Pravda de Moscou avant la guerre ; Mikoyan et Molotov ont travaillé ensemble à Nijni-Novgorod et y ont intronisé le jeune A.A. Jdanov. Ce sont des hommes habiles, parfois discrets, souvent brutaux, travailleurs, patients et autoritaires. Ils sont au fond, depuis des années, « la fraction de Staline » – Staline qui a patiemment tissé dans le parti une toile qui maintenant s'identifie avec les sommets de l'appareil.

Le 4 avril 1922, un entrefilet de la Pravda annonça la nomination de Staline au poste de secrétaire général. Lénine, avait-il, comme l'assure Trotsky, beaucoup hésité devant cette candidature mise en avant par Zinoviev ? Est-il exact qu'Ivan Nikititch Smirnov, qui faisait l'unanimité, n'avait pas été choisi parce que les Sibériens tenaient absolument à le garder ? Ce sont là des aspects pour le moment invérifiables.

Il reste que Lénine – et les autres dirigeants bolcheviques avec lui – accordaient bel et bien à Staline des pouvoirs qui allaient bientôt se révéler « illimités ».

Trotsky a sans aucun doute gardé un œil attentif et inquiet sur ces développements. Ma Vie nous permet de savoir qu'il s'en entretenait avec ses proches, Rakovsky, I.N. Smirnov, Préobrajensky entre autres. Il restait un partisan convaincu de la répression, comme de l'interdiction, des autres partis. Commentant le succès des manifestations ouvrières du 1er mai 1922, il écrit dans la Pravda :

« Il n'y a pas aujourd'hui de front ni d'opérations militaires, mais nous demeurons encore une forteresse assiégée. [...] Légitimement fiers de notre force, nous ne relâcherons pas d'un iota notre vigilance, même à l'avenir[324]. »

Toujours épris de généralisations, il trouve une justification supplémentaire : selon lui, la répression de l'Etat soviétique atteint son but, alors que celle de l'Etat tsariste ne faisait que tremper le mouvement révolutionnaire :

« Les mesures de répression, n'atteignent pas leur but quand elles sont appliquées par un pouvoir d'Etat anachronique à des forces historiques nouvelles et progressistes. Aux mains d'un pouvoir historiquement progressiste, elles peuvent se révéler extrêmement efficaces et accélérer le nettoyage de l'arène historique de forces périmées[325]. »

Toujours conséquent, il est l'un des plus combatifs dans la campagne orchestrée contre les s.r. à l'occasion du procès de leurs dirigeants et terroristes en juin-juillet 1922. Une fraction importante des accusés – de façon générale, des exécutants – se sont faits témoins à charge et accablent la direction de leur parti qui les a, affirment-ils, plusieurs fois désavoués – comme dans le cas du meurtre du bolchevik Volodarsky. Ces mêmes accusés témoins à charge donnent des détails sur les projets dont ils assurent avoir eu connaissance d'attentats contre d'autres dirigeants bolcheviques, Zinoviev ou encore Trotsky - particulièrement difficile à atteindre en 1920, disent-ils, à cause des incessants déplacements du train. Les dirigeants s.r. sont, au début, défendus par des avocats socialistes occidentaux, Vandervelde, Theodor Liebknecht : ils quitteront le procès qu'ils dénoncent comme une parodie de justice. La presse occidentale socialiste se déchaîne notamment contre les accusés qui parlent et qu'elle traite de « renégats ». Trotsky entreprend de les défendre. Rappelant le passé, le « rôle révolutionnaire » du parti dont on juge les dirigeants, il montre les contradictions qui l'ont conduit, dit-il, à dégénérer :

« Le passé héroïque du parti, ses sacrifices, les exécutions, les travaux forcés, l'exil, continuaient de retenir sous son drapeau d'excellents éléments subjectivement révolutionnaires, alors que les âmes dépouillées de leurs chefs désorientés mûrissaient pour le service de l'impérialisme et de la contre-révolution[326]. »

Il interpelle, avec sa fougue de polémiste, le chœur de la presse mondiale au premier rang de laquelle, celle des dirigeants socialistes, « cette aile gauche du front bourgeois » :

« A qui, à quelle cause appartiennent tous les socialistes révolutionnaires tombés dans les actions terroristes, les batailles de rue, sur les barricades, aux travaux forcés ou en exil ? A la cause que servent maintenant les Tchernov, avec les Poincaré ou les Lloyd George ou à la cause de la Russie ouvrière et paysanne[327] ? »

Loin d'admettre le qualificatif de « renégats » pour les terroristes qui accablent leurs dirigeants, il dit que, dans leur révolte « contre une coterie de dirigeants dépravés », ils sont les « véritables représentants de ce qu'il y a de meilleur et d'héroïque » dans le passé des luttes clandestines du parti s.r.

A la veille de la sentence, il a, selon le récit qu'il donne dans Ma Vie, un entretien avec Lénine sur la question du verdict. La condamnation à mort des dirigeants lui paraît une absolue nécessité : ces hommes ont ordonné des assassinats, et toute faiblesse à leur égard encouragerait le terrorisme. Mais il estime également qu'une condamnation à mort suivie d'exécution est impensable du fait de l'exploitation qui en serait faite à l'étranger, notamment dans le mouvement ouvrier. Il propose donc à Lénine que les sentences de mort soient suspendues et éventuellement exécutées seulement dans le cas d'une reprise des attentats et actes terroristes : les dirigeants s.r. deviennent en quelque sorte des otages. Ce fut la solution qui prévalut, Lénine ayant de son côté pensé à cette solution[328].

Trotsky, en revanche, au moins en public, garde le silence sur les questions du parti, l'application des résolutions du Xe congrès, le développement de l'appareil et la croissance de la bureaucratie que nombre de ses proches critiquent ouvertement dans les assemblées du parti.

Malgré la semi-défense qu'il en a présentée pendant la discussion sur les syndicats, Trotsky a depuis longtemps une idée assez précise de la bureaucratie, non pas en général, mais telle qu'elle est née et se développe dans l'Etat soviétique sous l'égide du Parti communiste. Déjà, le 31 décembre 1918, il avait mentionné dans un article ce qu'il appelait « le "communisme" soviéto-bureaucratique » dont il assurait qu'il était déjà un mal assez répandu[329]. Le 10 janvier 1919, dans une « Lettre à un ami », publiée dans un des principaux journaux de l'Armée rouge, il avait même affirmé qu'on assistait à une tendance à « se cristalliser en bureaucratie soviétique » de la part des « pires éléments du nouveau régime[330] ».

Il avait alors défini les bureaucrates, agents de la cristallisation de cette couche nouvelle de dirigeants, par des traits de psychologie sociale : contents d'eux-mêmes, omniscients, marqués, même quand ils étaient d'origine ouvrière, de l'empreinte de la petite-bourgeoisie, suffisants et autoritaires :

« Notre propre bureaucrate est un véritable fardeau historique – déjà conservateur, fainéant, complaisant, refusant d'apprendre et manifestant même son hostilité à quiconque lui rappelle qu'il faut apprendre[331]. »

Il dénonçait avec violence ce qu'il appelait « le foutu bureaucrate soviétique, jaloux de son nouveau poste, attaché à lui à cause des privilèges qu'il confère ». Son expérience dans l'Armée rouge l'amenait à écrire avec une totale netteté :

« C'est là la vraie menace pour la cause de la révolution communiste. Ce sont eux les véritables complices de la contre-révolution, même s'ils ne sont coupables d'aucune conspiration. Nos usines ne travaillent pas mieux que celles qui appartiennent à la bourgeoisie, mais plus mal[332]. »

Tout indique qu'il n'avait pas changé d'opinion. La seule intervention de lui dont nous ayons connaissance sur les problèmes du parti et de son rôle dans la direction du pays est une note du 10 mars 1919 dans laquelle il soulignait la nécessité de délimiter de façon plus rigoureuse le fonctionnement du parti et des soviets, en d'autres termes de défendre les seconds contre l'ingérence du premier, et nous savons seulement qu'elle rencontra l'assentiment total de Lénine.

Sans doute jugeait-il préférable de se contenter, pour le moment, de surveiller Staline et ses hommes et, à l'occasion, de sonder la résistance de Lénine à ses sollicitations ou remarques critiques. C'était peut-être là la leçon qu'il avait tirée de son amère expérience de la « discussion syndicale » : il ne voulait plus se lancer seul à l'aveuglette et surtout risquer de se couper de Lénine et de son autorité sur le parti.

Les premiers résultats de la Nep furent dans l'ensemble encourageants. Bien entendu, elle était intervenue trop tard pour empêcher la famine qui allait frapper si durement, dans l'hiver 1921-1922, des dizaines de millions de paysans. Mais les récoltes de 1922 atteignaient déjà les trois quarts de celles d'avant-guerre, et le koulak, même frappé par l'impôt en nature, disposait d'abondants surplus pour le marché : le commerce se ranimait donc, et le pays voyait surgir un peu partout de nouveaux bourgeois, souvent très petits encore, les « nepmen » qui tiraient parti des possibilités nouvelles de vivre et même de s'enrichir. L'industrie reprit plus lentement ; la production industrielle de 1922 n'était encore que le quart de celle de l'avant-guerre avec alors plus de 500 000 chômeurs.

La bataille de la reconstruction économique était engagée sur le terrain. Paradoxalement pourtant, elle n'était en fait que secondaire par rapport à celle que Lénine, malade, allait engager à son tour, cette fois allié à Trotsky, et qui fut son « dernier combat ».

XX. Le « bloc» avec Lénine[modifier le wikicode]

Frappé d'une première attaque le 26 mai 1922, paralysé du côté gauche, Lénine eut à lutter longuement avant de pouvoir reprendre une certaine activité à partir du mois de juillet et se replonger dans le travail en octobre. Il n'avait alors devant lui – et sans doute le pressentait-il – que quelques mois pour une tâche dont il découvrit brutalement l'importance en reprenant le collier après quelques mois d'interruption.[333]

Bien des indices – réflexions au passage dans des interventions ou des lettres – montrent qu'à la veille de cette attaque, il était toujours préoccupé du risque de scission dans le parti qui pouvait naître du moindre désaccord au sein du cercle dirigeant. C'est ainsi qu'il écrivait le 23 mars 1922 à Molotov, alors « secrétaire responsable du comité central » :

« Actuellement, la politique prolétarienne du Parti est déterminée non pas par ses effectifs, mais par l'autorité immense et sans partage de cette couche très mince que l'on peut appeler la Vieille Garde du parti. Il suffit d'une faible lutte intestine au sein de cette couche pour que son autorité soit, sinon ruinée, du moins affaiblie au point que la décision ne dépendra plus d'elle[334]. »

En même temps, cependant, il se posait le problème du gouvernement et de la direction en termes tout à fait nouveaux. Déjà, en octobre 1921, il avait expliqué que les trois obstacles principaux étaient « la suffisance communiste », l'analphabétisme et la pratique des pots de vin[335]. Au XIe congrès du P.C.R.(b), il aborda, pour la première fois, semble-t-il, la question du pouvoir en termes de culture, avec des développements sur la nécessité d'apprendre, qui rappelaient les réflexions de Trotsky sur ce point. Il expliquait notamment :

« La force économique dont dispose l'État prolétarien de Russie est tout à fait suffisante pour assurer le passage au communisme. Qu'est-ce donc qui nous manque? C'est clair, ce qui manque, c'est la culture chez les dirigeants communistes[336]. »

Pour lui, les communistes étaient devenus les prisonniers de ce qu'il appelait « la machine bureaucratique » :

« De fait, si nous considérons Moscou – 4 700 communistes responsables – et si nous considérons la machine bureaucratique, cette masse énorme, qui donc mène et qui est mené ? Je doute fort qu'on puisse dire que les communistes mènent. A vrai dire, ce ne sont pas eux qui mènent. Ce sont eux qui sont menés[337]. »

Rappelant le phénomène, souvent constaté dans l'Histoire, de peuples conquis imposant leur culture à leur vainqueur, il établit une analogie avec les communistes vainqueurs en train de se soumettre en Russie, selon lui, à la culture « misérable, insignifiante » des vaincus :

« Les communistes responsables [...] sauront-ils comprendre qu'ils ne savent pas diriger ? Qu'ils s'imaginent mener les autres alors qu'en réalité c'est eux qu'on mène ? S'ils arrivent à le comprendre, ils apprendront certainement à diriger, car c'est possible. Mais, pour cela, il faut étudier, or, chez nous, on n'étudie pas[338]. »

C'est sur la base de cette réflexion qu'après une remise au courant, à partir de juillet, il se lança de nouveau dans la bataille à l'automne.

L'histoire qui commença alors n'a pendant longtemps été connue que par le témoignage du seul Trotsky, les extraits de documents publiés dans La Révolution défigurée,son récit dans Ma Vie – une version rejetée avec indignation à Moscou et qualifiée de « faux calomnieux » par ceux qu'il appelait avec mépris « les épigones ». Or cette version a été de fait confirmée avec éclat, à partir de 1956, non seulement par le « discours secret » de Khrouchtchev, mais par la publication ultérieure de documents dont l'existence même avait été si longtemps niée. Peu après, sur la base de cette abondante documentation, Moshé Lewin publiait son ouvrage sur Le Dernier Combat de Lénine. Nous essaierons ici d'utiliser, sous une forme évidemment plus ramassée, l'ensemble de ces documents concernant quelques mois décisifs pour l'histoire soviétique.

Le récit donné par Trotsky dans Ma Vie porte d'abord sur une entrevue avec Lénine, qu'il ne date pas avec précision, mais situe « quelques semaines avant la deuxième crise » – laquelle eut lieu le 16 décembre 1922. L'entretien a été provoqué par une proposition du syndicat des travailleurs de l'enseignement de confier temporairement à Trotsky le commissariat à l'Education. Lénine n'était pas enthousiaste. Trotsky raconte :

« Avec chaleur, avec insistance, visiblement ému, Lénine exposait son plan.

- [...] Il est indispensable que vous deveniez mon adjoint. La situation est telle que nous avons besoin d'un regroupement radical du personnel."

« J'alléguai de nouveau que l'"appareil" me gênait de plus en plus dans mon travail, même au commissariat de la Guerre.

- Eh bien, vous pourrez secouer l'appareil", reprit vivement Lénine, faisant allusion à une expression que j'avais naguère employée.

« Je répondis que j'avais en vue non seulement le bureaucratisme de l'Etat. mais celui du parti ; que le fond de toutes les difficultés était dans la complicité des deux appareils et dans la complicité mutuelle des groupes influents qui se formaient autour d'une hiérarchie de secrétaires du parti[339]. »

Dans sa déposition de 1927 devant la commission centrale de contrôle du parti, Trotsky témoigne en ces termes :

« Lénine m'appela auprès de lui au Kremlin, me parla de l'effroyable développement du bureaucratisme dans notre appareil soviétique et de la nécessité de trouver un levier pour aborder sérieusement cette question. [...] Je lui répondis : "Vladimir Ilyitch, ma conviction est qu'il ne faut pas oublier qu'actuellement, dans la lutte contre le bureaucratisme de l'appareil soviétique, en province comme au centre, une sélection de fonctionnaires et de spécialistes, membres du parti, sans parti et à moitié membres du parti, se crée autour de certains groupes et personnalités dirigeantes du parti, dans la province, dans le district, dans la région, au centre, c'est-à-dire au comité central, etc. En faisant pression sur le fonctionnaire, on se heurtera au dirigeant du parti [...], et, dans la situation actuelle, je ne voudrais pas me charger de cette tâche[340], »

Tout cela est en conformité avec une lettre du 25 janvier 1923 contenue dans les archives de Trotsky : il y déclarait au comité central avoir mis en question devant Lénine « la politique du secrétariat du comité central, du bureau d'organisation et du bureau politique dans les questions soviétiques[341] », et les nombreuses interventions de ces organismes, y compris dans le dos des responsables en titre. Il poursuit le récit, dans Ma Vie :

« Après un instant de réflexion, Lénine posa la question nettement :

- Ainsi vous proposez d'ouvrir la lutte non seulement contre le bureaucratisme de l'Etat, mais contre le bureau d'organisation du comité central ?"

« Je me mis à rire, tellement c'était inattendu. Le bureau d'organisation du comité central était le centre même de l'appareil de Staline.

- Mettons qu'il en soit ainsi.

- Eh bien, continua Lénine, visiblement satisfait de ce que nous avions donné à la question sa vraie formule, je vous propose de faire bloc avec vous, contre le bureaucratisme en général, contre le bureau d'organisation en particulier.

- Il est flatteur, répondis-je, de faire un bloc honnête avec un honnête homme"[342]. »

La déposition de 1927 est citée ici presque mot à mot. Les deux hommes convinrent de se revoir. Lénine proposait de créer auprès du comité central une « commission pour la lutte contre le bureaucratisme » à laquelle il souhaitait la participation de Trotsky, selon la version de Ma Vie, « une commission sur la question d'une sélection, d'une formation et d'un pronostic plus juste des fonctionnaires et de rapports internationaux plus corrects[343] », selon la note du 25 janvier. Le récit est complété dans Ma Vie par un commentaire qui n'est évidemment pas dans les documents de 1923 et 1927 :

« Dans le fond, cette commission devait servir de levier pour la destruction de la fraction stalinienne, épine dorsale de la bureaucratie, et pour la création dans le parti de conditions qui m'auraient donné la possibilité de devenir le remplaçant de Lénine, dans sa pensée, d'être son successeur au poste de président du conseil des commissaires du peuple[344]. »

Cet accord, demeuré secret, sous-tend toute l'histoire de cette période et notamment des batailles menées à l'initiative de Lénine au cours desquelles se renforce et finalement se scelle le « bloc » entre les deux hommes.

La première bataille s'est déroulée sur la question du monopole du Commerce extérieur. Elle a été brutalement engagée par une promesse faite au cours des conversations de Riga par le commissaire du peuple au Commerce extérieur Milioutine d'y renoncer prochainement[345].

Il semble bien que la majorité des dirigeants, et parmi eux Staline, étaient alors partisans, sinon de son abolition, du moins de son assouplissement : tous considéraient qu'une reprise et un développement rapide des échanges internationaux étaient nécessaires au succès de la Nep. Trotsky, lui, était fermement opposé à une mesure qui désarmait, selon lui, l'Etat ouvrier face à ses ennemis de classe. Lénine était également hostile à l'abolition et l'avait nettement exprimé en mars 1922. Mais il découvrit avec stupeur en mai que Staline considérait un affaiblissement du monopole comme inévitable.

Or, le 6 octobre suivant, au comité central, en l'absence de Lénine, le commissaire du peuple aux Finances, Sokolnikov, faisait adopter le principe d'importantes dérogations au monopole. Lénine réagit vivement à cette décision et la considéra, selon l'expression de M. Lewin, comme « un véritable coup qu'on lui aurait porté[346] ». Il commença donc à faire campagne parmi les autres dirigeants, invitant Trotsky à discuter avec lui cette question le 11 octobre 1922[347]. Probablement conforté par cet entretien, il s'adressa le surlendemain à Staline pour protester contre « ce coup porté au monopole du Commerce extérieur[348] », et, par-dessus le marché, sans discussion véritable. Il demandait avec insistance l'ajournement de la solution du problème à travers son renvoi à la session prochaine du comité central[349].

Mais la résistance se révéla plus sérieuse que Lénine ne l'avait supposée. Dans une note écrite de sa main sur la lettre même de Lénine, Staline remarquait :

« La lettre du camarade Lénine ne m'a pas fait changer d'avis quant à la justesse de la décision du plénum du comité central du 6 octobre concernant le commerce extérieur[350]. »

Après quelques considérations superficielles sur la question, il ajoutait :

« Néanmoins, vu le caractère insistant de la proposition du camarade Lénine d'ajourner la mise à exécution du plénum du comité central, je vote pour, afin que cette question soit discutée par le prochain plénum avec la participation de Lénine[351]. »

La majorité du comité central le suivit. Le 12 décembre 1922, informé par une lettre de Lénine qu'il allait « guerroyer en faveur du monopole du commerce extérieur[352] », Trotsky lui répondit qu'il était convaincu de l'absolue nécessité non seulement de maintenir, mais encore de renforcer le monopole du commerce extérieur. Il attirait en outre son attention sur le danger qu'il y avait à saper le monopole sous le prétexte de réaliser des réformes générales également bien nécessaires. Fidèle à son analyse, il ajoutait d'ailleurs en conclusion que la question centrale demeurait « la régulation du commerce d'exportation en relation avec les opérations économiques d'ensemble » :

« Quelqu'un doit savoir et décider ce qui peut ou non être importé et ce qui doit être exporté. [...] Ce devrait, de toute évidence, être le travail de la Commission du Plan d'Etat[353]. »

La réponse de Lénine allait considérablement resserrer les liens entre les deux hommes. Il l'assurait de son accord, puis, sa maladie l'empêchant de participer au comité central, le priait d'y défendre leur position commune « sur la nécessité de maintenir et renforcer le monopole du commerce extérieur[354] ». Après plusieurs échanges, il concluait, dans une lettre du 15 décembre :

« Je considère que nous sommes arrivés à un accord total. Annoncez, s'il vous plaît, notre solidarité au plénum. J'espère que notre résolution passera, car plusieurs de ceux qui ont voté contre en octobre passent en partie ou totalement de notre côté.

« Si, contrairement à notre attente, notre résolution ne passait pas, faisons appel à la fraction du congrès des soviets et annonçons que nous porterons la question devant le congrès du parti[355]. »

Finalement, dans une lettre à destination des membres du C.C. adressée à Staline, Lénine annonçait de façon très provocante ses intentions :

« J'ai maintenant terminé la liquidation de mes affaires et je peux partir tranquille. J'ai achevé également de me mettre d'accord avec Trotsky pour la défense de mon point de vue sur le monopole du commerce extérieur. [...] Je suis convaincu que Trotsky défendra mon point de vue aussi, bien que moi-même[356]. »

Le 18 décembre 1922, le comité central annulait ses décisions d'octobre et donnait satisfaction à Lénine. Ce dernier, le 21, dictait un petit mot pour Trotsky à Kroupskaia, tout à la joie de sa victoire :

« A ce qu'il semble, nous avons réussi à enlever la position sans coup férir, par une simple manœuvre. Je propose de ne pas s'arrêter là et de continuer l'offensive[357]. »

Ainsi le bloc Lénine-Trotsky avait-il remporté sa première bataille avant même que son existence soit connue. Certains commençaient à pressentir son existence et leur sommeil en était probablement troublé. Sa naissance n'a-t-elle pas déterminé, ou tout au moins conforté la troïka Zinoviev-Kamenev-Staline ?

Quelques jours plus tard, Lénine rejoignait enfin, avec quelques réserves, le point de vue de Trotsky sur le Gosplan, écrivant dans une note dictée le 17 décembre 1922 :

« Cette idée a été lancée depuis longtemps je crois par le camarade Trotsky. Je m'étais prononcé contre, parce que j'estimais qu'il se produirait alors une discordance fondamentale dans le système de nos institutions législatives. Mais, après un examen attentif, je constate que, dans le fond, il y a là une idée juste, à savoir : la Commission du Plan d'Etat se situe un peu à l'écart de nos institutions législatives, bien que, formant un ensemble de gens compétents de la science et de la technique, elle dispose en fait du maximum d'éléments pour bien juger les choses. [...] On doit, je pense, accéder au désir du camarade Trotsky, sans confier pour autant la présidence de la Commission du Plan d'Etat à une personne choisie parmi nos chefs politiques[358]. »

Le deuxième conflit entre Lénine et Staline allait être nettement plus grave. L'affaire géorgienne ne mettait plus seulement en cause personnellement Staline – ici en tant que commissaire du peuple aux Nationalités – mais son système de gouvernement à travers l'activité de ses hommes liges et, au premier chef, Ordjonikidzé.

Nous avons vu comment, en 1921, la politique du fait accompli de Staline-Ordjonikidzé avait abouti, dans un premier temps, à l'occupation de la Géorgie par l'Armée rouge et, plus tard, à sa transformation sur un rythme accéléré en République soviétique. Lénine ne s'y était pas formellement opposé, mais les notes qu'il avait rédigées à ce propos, pressant, par exemple, Ordjonikidzé de trouver un accord de gouvernement avec les mencheviks, trahissaient sa profonde inquiétude.

Or les choses se développèrent, en 1922 et notamment pendant sa période de congé, selon une ligne peu conforme à ses souhaits. Très vite en effet le comportement de satrape d'Ordjonikidzé, sûr de l'appui de Staline et garanti contre toute surprise de Moscou, souleva le mécontentement, puis l'indignation et la fureur des communistes géorgiens, légitimement sensibles aux sentiments nationaux de la population. Le projet de Fédération caucasienne regroupant Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan, inspiré par Lénine, fut rejeté presque à l'unanimité par les communistes géorgiens, et le congrès des soviets géorgiens adopta des résolutions hostiles à la Fédération – dont même les partisans d'ailleurs se dressèrent contre les pratiques autocratiques d'Ordjonikidzé.

Le 10 août 1922, alors que Lénine était encore tenu très à l'écart des affaires en raison de son état de santé, le bureau politique décidait la constitution d'une commission chargée de déposer un projet réglant les relations entre la République russe (la R.S.F.S.R.) et les autres républiques indépendantes, parmi lesquelles la Géorgie. La commission, dont Staline assurait la présidence, élabora rapidement un projet revenant purement et simplement à l'intégration des républiques « indépendantes », devenues « autonomes », dans la Fédération russe. Les communistes géorgiens manifestèrent aussitôt une ferme opposition, revendiquant le remaniement du projet de façon à leur garantir « tous les attributs de l'indépendance[359] ».

L'épreuve de force était désormais engagée entre le P.C. géorgien, toutes tendances réunies, et le bureau caucasien du P.C.R.(b) dirigé par Ordjonikidzé, lequel sommait sans détour ses adversaires de se taire et de se soumettre. Staline précipitait les choses en août en faisant savoir aux Géorgiens que les décisions de la R.S.F.S.R. s'appliquaient, d'ores et déjà et en tout état de cause, à leur république[360]. A la réunion de la commission des 24 et 25 septembre, les Ukrainiens semblaient près de s'aligner sur les Géorgiens.

Lénine était préoccupé depuis toujours par la question nationale et se souvenait de la levée de boucliers qu'avait provoquée dans les rangs du parti sa prise de position en faveur de l'autodétermination. Il n'y a donc rien d'extraordinaire à ce qu'il ait demandé qu'on lui fasse parvenir le dossier complet de l'activité de la commission, de ses propositions et de l'accueil qu'elles avaient reçu. Il l'eut en main le 25 septembre. Moshé Lewin relève très justement qu'il est tout à fait clair qu'à cette époque, bien que parfois réservé à l'égard du comportement de Staline, il lui gardait toute sa confiance personnelle et ne mettait pas un instant en doute la véracité de ses affirmations[361]. Mais il formula des réserves à propos du projet, qu'il trouvait un peu « précipité », et se prononça à la fois contre la formule des républiques « autonomes » au sein de la Fédération russe, et pour leur intégration à toutes, R.S.F.S.R. comprise, au sein d'une Union des républiques socialistes soviétiques[362].

Sûr de lui, fort du pouvoir acquis pendant les mois de la maladie de Lénine, il semble que Staline s'impatienta. Il n'appréciait pas les remarques du « Vieux » – qu'il jugeait en dehors du coup – et souhaitait lui opposer une attitude de fermeté. Communiquant au bureau politique la lettre de Lénine proposant modifications et amendements au projet de la commission, il la commentait en accusant Lénine à la fois de « libéralisme national » et de « centralisme hâtif », une attitude seulement susceptible, d'après lui, d'encourager en Géorgie les résistances « nationalistes » et « séparatistes » des communistes géorgiens[363]. Fidèle cependant à la tactique qui était la sienne depuis des années, il n'affronta pas Lénine devant le comité central, céda sans combat et laissa l'assemblée réaménager le projet conformément aux vœux de Lénine. Il est très probable que ce dernier s'était contenté, jusque-là, de penser, comme il l'avait suggéré à Kamenev le 26 septembre, qu'en cette affaire Staline avait seulement « quelque peu tendance à brusquer les choses ». Les remarques de Staline sur son projet, sa dérobade devant la discussion, alertèrent Lénine. Le jour même du débat au comité central, il écrivait au bureau politique une note lourde de signification :

« Je déclare une guerre à mort au chauvinisme grand-russe. Aussitôt que je serai délivré de ma maudite dent, je le dévorerai avec toutes mes dents saines.

« Il faut absolument insister pour que le comité exécutif central fédéral (des soviets) soit présidé à tour de rôle par

un Russe

un Ukrainien

un Géorgien, etc.

« Absolument[364]. »

Mais l'accord intervenu au comité central – auquel avait participé Mdivani, porte-parole des communistes géorgiens opposants – n'était qu'un accord de façade. Pour les Géorgiens, la République indépendante de Géorgie devait être appelée, ainsi que les autres républiques géorgiennes, à entrer, sur pied d'égalité avec la R.S.F.S.R., dans l'Union des républiques. Staline et Ordjonikidzé, refusant de perdre la face, continuaient à exiger l'entrée de la Géorgie dans la Fédération transcaucasienne et l'admission dans l'U.R.S.S. de la seule fédération.

L'épreuve de force commençait. Fort de l'appui inconditionnel du secrétariat, Ordjonikidzé l'utilisait pour démanteler, par mutations et nominations, les positions de ses adversaires. Ces derniers cherchaient désespérément à Moscou d'éventuels appuis, obtenaient finalement de Boukharine qu'il remette à Lénine une plainte énumérant leurs griefs. Toujours convaincu que Staline, même s'il avait tort sur le fond, ne manipulait pas l'information qu'il lui procurait, Lénine répondit vertement aux Géorgiens, leur reprochant le « ton indécent » de leur lettre:

« J'étais persuadé que tous les désaccords avaient été tranchés par les résolutions adoptées par la réunion plénière du comité central avec ma participation indirecte et la participation directe de Mdivani. C'est pourquoi je condamne catégoriquement les injures à l'adresse d'Ordjonikidzé et j'insiste pour que votre conflit soit porté sur un ton convenable et loyal devant le secrétariat du comité central du P.C.R. qui tranchera[365]. »

Désespérés d'être ainsi renvoyés à Staline pour se plaindre de lui et de ses hommes, les opposants géorgiens décidèrent un geste spectaculaire : une démission en masse du comité central du P.C. de Géorgie, le 22 octobre[366]. Sans perdre de temps, Ordjonikidzé faisait immédiatement désigner un nouveau C.C. par le bureau caucasien. Les incidents se multipliaient, et Ordjonikidzé se laissa aller, au cours d'une empoignade, à frapper Kibanidzé, un partisan de Mdivani[367]. Lettres, résolutions, plaintes – émanant même de partisans de la fédération comme Makharadzé – s'accumulaient à Moscou, dénonçant les méthodes du secrétariat et de son proconsul en Géorgie. Il semble que c'est seulement alors que Lénine commença à éprouver des doutes. S'abstenant lors du vote au bureau politique pour l'envoi en Géorgie d'une commission d'enquête dirigée par Dzerjinski, chef de la Tchéka, il chargea Rykov, qui partait pour la Géorgie, d'une mission d'information[368].

Le retour, à trois jours d'intervalle, de Rykov et de la commission Dzerjinski, lui enleva toute illusion s'il en conservait encore. Il apprit en effet que cette commission avait approuvé la décision du secrétariat de rappeler à Moscou tous les adversaires d'Ordjonikidzé, les éloignant ainsi de la Géorgie. Il apprit aussi de la bouche de Dzerjinski l'acte de brutalité d'Ordjonikidzé contre Kibanidzé que Rykov avait tenté de lui dissimuler. Il n'est pas douteux que Lénine fut absolument bouleversé par ces découvertes. Selon Moshé Lewin, son entretien avec Dzerjinski eut « une influence néfaste sur la progression de la maladie de Lénine et hâta sans doute la crise » qui allait le frapper quelques jours plus tard, le 13 décembre au matin[369].

Le 30 décembre, malgré les terribles difficultés qu'il éprouvait désormais, il dicte l'essentiel de ses notes sur la question des nationalités[370] commençant par la célèbre phrase : « Je suis, je crois, grandement coupable devant les ouvriers de Russie[371]. [...] Nous avons, écrit-il plus loin, glissé dans un bourbier » :

« Nous appelons nôtre un appareil qui, de fait, nous est foncièrement étranger et représente un salmigondis de survivances bourgeoises et tsaristes[372]. »

Ce qu'il a découvert dans l'affaire géorgienne, sous ce qu'il appelle « une formule bureaucratique », c'est « l'invasion du Russe authentique, du Grand-Russe, du chauvin, de ce gredin et de cet oppresseur qu'est au fond le bureaucrate russe typique[373] » . Et pour bien situer les responsabilités, il précise :

« Je pense qu'un rôle fatal a été joué ici par la hâte de Staline et son goût pour l'administration, ainsi que par son irritation contre le fameux social-nationalisme[374]. »

Il condamne également ce qu'il appelle « l'état d'esprit 100 % russe » de Dzerjinski et la « faute irréparable » qu'il a commise en prenant à la légère les brutalités d'Ordjonikidzé[375]. Son verdict est féroce contre Staline :

« Le Géorgien qui considère avec dédain ce côté de l'affaire, qui lance dédaigneusement des accusations de "social-nationalisme" (alors qu'il est lui-même non seulement un vrai, un authentique "social-national", mais encore un brutal argousin grand-russe), ce Géorgien-là porte en réalité atteinte à la solidarité prolétarienne de classe[376]. »

En janvier et février 1923, en dépit de toutes les restrictions apportées à son activité par le bureau politique sous prétexte de ménager sa santé – et qui le révoltent –, Lénine travaille dur sur la question géorgienne et réussit à apprendre ce qu'on lui cache, à savoir l'approbation par le bureau politique des conclusions de la commission Dzerjinski pour le déplacement des camarades de Mdivani, et un quitus moral à Staline et Ordjonikidzé. Il charge alors un petit groupe de ses proches collaborateurs de mener pour lui l'enquête : c'est sa « commission clandestine » qui lui apprend, par exemple, que le texte de la plainte de Kibanidzé contre Ordjonikidzé a « disparu » du dossier. Elle lui remet, le 3 mars, un rapport détaillé dont le texte est resté secret, même à l'époque de la déstalinisation.

Lénine n'a maintenant plus de doutes et sa position, complètement inversée par rapport à celle de l'été de 1922, est désormais très ferme. Il écrit à Trotsky le 5 mars :

« Je vous prie avec insistance de vous charger de la défense de l'affaire géorgienne au comité central du parti. Cette affaire se trouve actuellement sous la "persécution" de Staline et de Dzerjinski, et je ne peux pas me fier à leur impartialité ! C'est le contraire qui est vrai. Si vous consentez à entreprendre la défense, je pourrais alors être rassuré ; si vous ne consentiez pas, pour une raison quelconque, rendez-moi alors le dossier, j'y verrai le signe de votre désaccord.

"Avec mon meilleur salut de camarade.[377] »

Dans le récit qu'il donne dans Ma Vie, Trotsky assure qu'il décida d'assumer cette défense. L'Institut du Marxisme-Léninisme de Moscou prétend qu'il refusa pour raison de santé, mais n'apporte, à l'appui de cette allégation, aucun élément de preuve. Adam B. Ulam assure aussi qu'il refusa – car il renvoya le dossier sans oublier d'en prendre une copie – et qu'il s'efforça ensuite de le dissimuler. Mais ses arguments sont faibles et son développement allusif et confus[378]. Dans les annexes du « Journal des secrétaires de Lénine », Moshé Lewin cite une lettre de L.A. Fotieva qui constitue la preuve de l'acceptation de Trotsky[379]. Lewin précise en outre :

« Grâce au Journal et aux autres sources auxquelles nous nous référons ici on peut constater que Trotsky est une source sûre. A les confronter avec les révélations de l'I.M.L., on voit que ses renseignements sont fournis avec la plus grande honnêteté et la plus grande exactitude. Dans tout ce qu'il raconte des événements dont il est ici question, il ne se trompe au plus – et rarement – que d'une journée dans sa chronologie[380]. »

Placées dans des enveloppes dont les secrétaires de Lénine ont précisé, à sa demande, qu'elles ne pourraient être ouvertes que par Kroupskaia, les réflexions de Lénine sur les dirigeants du parti et sur la question nationale devaient demeurer ignorées des citoyens soviétiques et même des cadres du parti. Deux articles cependant, publiés dans la Pravda à plusieurs semaines d'intervalle, indiquèrent au lecteur attentif la distance qui s'était creusée au cours des derniers mois entre Lénine et Staline.

Il s'agit de deux articles consacrés à l'Inspection ouvrière et paysanne, commissariat du peuple dont Staline n'était plus titulaire depuis une année, mais où il continuait, à travers les hommes qu'il y avait placés, à exercer une influence prépondérante. Parfaitement conscient du sens de l'attaque portée par Lénine, le bureau politique songea pendant un moment à ne pas publier ces deux textes, les tout derniers dictés par Lénine.

Le premier article porte sur la nécessaire « réorganisation de l'Inspection ouvrière et paysanne[381] ». La critique est dévastatrice. Nous nous contenterons de relever que, tout en proposant une réduction massive des effectifs de l'Inspection à 300 ou 400 employés, il affirme la nécessité – sans doute par opposition à la réalité du moment – que tous les collaborateurs de l'Inspection soient « particulièrement vérifiés eu égard à leur bonne foi et à leur connaissance de l'appareil d'Etat[382] ».

Avec « Mieux vaut moins, mais mieux », publié dans la Pravda du 4 mars 1923[383], Lénine franchit un pas supplémentaire dans le tir nourri qu'il dirige ouvertement désormais contre Staline. Reprenant ses réflexions antérieures sur les problèmes de culture en relation avec l'appareil d'Etat, il nota d'abord, ce qui était une attaque très directe :

« Il nous suffirait pour commencer d'avoir une véritable culture bourgeoise : il nous suffirait, pour commencer, de nous passer des types particulièrement invétérés des cultures prébourgeoises, c'est-à-dire bureaucratique ou féodale[384]. »

Passant, une fois de plus, à la question de l'appareil d'État, il relevait que les choses y allaient « mal », y étaient même « détestables ». Il n'y avait pas, selon lui, d'éléments « pour édifier un appareil vraiment neuf, et qui mérite totalement le nom d'appareil socialiste, soviétique, etc.[385] ». C'était précisément ce qui, à ses yeux, impliquait d'abord une transformation de l'Inspection ouvrière et paysanne en un nouveau « Commissariat du peuple ». Il donnait une définition très importante de ce qu'il appelait « le meilleur » du régime social soviétique :

« Les ouvriers avancés d'abord et, en second lieu, les éléments vraiment instruits pour lesquels on peut se porter garant qu'ils ne croiront rien sur parole et qu'ils ne diront pas un mot qui soit contraire à leur conscience, ne craignent pas de prendre conscience des difficultés, quelles qu'elles soient, et ne reculent devant aucune lutte pour atteindre le but qu'ils se seront sérieusement assigné[386]. »

Après avoir ainsi défini négativement les éléments de l'Inspection ouvrière et paysanne, il mettait enfin les points sur les i, portant un rude coup au prestige de Staline :

« Parlons net. Le commissariat du peuple à l'Inspection ouvrière et paysanne ne jouit pas à l'heure actuelle d'une ombre de prestige. Tout le monde sait qu'il n'est point d'institutions plus mal organisées que celles qui relèvent de notre Inspection ouvrière et paysanne, et que, dans les conditions actuelles, on ne peut rien exiger de ce commissariat. [...] Je demande à n'importe quel dirigeant actuel de l'Inspection ouvrière et paysanne ou aux personnes qui ont des rapports avec elle, de me dire en toute conscience quel besoin il y a pratiquement d'un commissariat comme l'Inspection ouvrière et paysanne[387]. »

La « déstalinisation » sous l'égide de Khrouchtchev – on l'a déjà souligné – n'a finalement « révélé » que ce qui était déjà connu. En tout cas, elle a constitué, sans, bien sûr, l'avoir voulu, une confirmation de la véracité des documents et textes cités ou évoqués par Trotsky. Ecrivant en 1967, Moshé Lewin pouvait assurer sans crainte que les publications de Moscou des dernières années avaient permis de constater l'exactitude du témoignage de Trotsky.

Au premier rang de ces documents figure évidemment la lettre de Lénine au comité central qu'on appelle, de façon quelque peu impropre, son « testament » : des notes dictées les 23 et 24 décembre 1922 et complétées le 4 janvier 1923.

Lénine revient, dans ce texte célèbre, sur le problème qui était depuis l'hiver 1920-1921 au centre de ses préoccupations, à savoir le risque de scission du parti et, dans l'immédiat, le problème de la cohésion du comité central. Il écrit :

« J'estime que sous ce rapport, le point essentiel dans le problème de la cohésion, c'est l'existence de membres du comité central comme Staline et Trotsky. Les rapports entre eux constituent à mon sens le principal du danger de cette scission qui pourrait être évitée[388]. »

Il passe ensuite à une brève caractérisation des deux hommes :

« Le camarade Staline, devenu secrétaire général, a concentré entre ses mains un pouvoir illimité et je ne suis pas sûr qu'il puisse toujours s'en servir avec assez de circonspection. D'autre part, le camarade Trotsky, comme l'a déjà montré sa lutte contre le comité central dans la question du Commissariat du Peuple aux voies de communication, ne se fait pas seulement remarquer par des capacités éminentes. Il est peut-être l'homme le plus capable de l'actuel Comité central. Mais il pèche par excès d'assurance et par un engouement exagéré pour le côté purement administratif[389]. »

Quelques lignes plus loin, évoquant « l'épisode d'Octobre de Zinoviev et Kamenev », qu'il ne juge pas « accidentel », il assure qu'on ne peut pas plus le leur reprocher que « le non-bolchevisme de Trotsky ». Quelques phrases sur Boukharine et Piatakov terminent cette brève présentation[390].

Ce texte – dont l'existence même a été si longtemps contestée et avec autant de violence – mérite un examen attentif, qui ne lui a été que rarement accordé, peut-être parce que toute l'attention était consacrée au problème de son existence.

La première remarque qui s'impose est que Lénine considère Staline et Trotsky comme les deux dirigeants éminents – une affirmation qui, selon Moshé Lewin, « avait de quoi, par la place accordée à Staline, étonner le pays, blesser Trotsky et surprendre désagréablement Zinoviev et Kamenev[391] », Correspondait-elle, comme le suggère le même auteur, à la découverte par Lénine de l'étendue des pouvoirs détenus par Staline, devenu secrétaire général ? C'est possible, pas avéré.

Moshé Lewin souligne par ailleurs le soin avec lequel Lénine trace le portrait des deux hommes de façon à ne laisser transparaître aucune préférence. Les qualités individuelles supérieures – les dons et le talent – qu'il reconnaît à Trotsky sont compensées par le rappel de son comportement pendant la discussion syndicale et celui de son passé de conciliateur antibolchevique. En ce qui concerne Staline, l'accent est mis non sur l'homme et sur ses qualités, mais sur l'étendue de son pouvoir et le risque – le risque seulement – qu'il ne l'utilise imprudemment. L'historien a raison quand il écrit :

« Supposons la rédaction des notes arrêtée ici et qu'elles fussent lues ensuite à la tribune d'un congrès du parti, elles sembleraient dominées par un souci d'équilibre, par la volonté de maintenir le statu quo pour éviter la scission[392]. »

Ce dernier message de Lénine à son parti aurait donc été, à la date du 25 décembre 1922, un appel à la prudence, une invitation à préserver un équilibre, une mise en garde contre ce qui, chez l'un et l'autre des deux « dirigeants éminents », pouvait nuire à la cohésion de la direction.

Pourtant, le 4 janvier 1923. il dicte à Fotieva un complément qui change tout et détruit en particulier l'équilibre sur lequel il avait jusqu'alors jalousement veillé :

« Staline est trop brutal, et ce défaut, parfaitement tolérable dans notre milieu et dans les relations entre nous, communistes, ne l'est plus dans les fonctions de secrétaire général. Je propose donc aux camarades d'étudier un moyen pour démettre Staline de ce poste et pour nommer à sa place une autre personne qui n'aurait en toutes choses sur le camarade Staline qu'un seul avantage, celui d'être plus tolérant, plus loyal, plus poli et plus attentif envers les camarades, d'humeur moins capricieuse, etc. Ces traits peuvent sembler n'être qu'un infime détail. Mais, à mon sens, pour nous préserver de la scission et en tenant compte de ce que j'ai écrit plus haut sur les rapports de Staline et de Trotsky, ce n'est pas un détail, ou bien c'en est un qui peut prendre une importance décisive[393]. »

Que s'est-il passé entre le 24 décembre 1922 et le 4 janvier 1923 ? La tentation – à laquelle certains historiens n'ont pas résisté – consiste à chercher quel a été l'incident personnel, la goutte d'eau qui a fait déborder le vase des divergences. Or Staline accepte difficilement l'accumulation de remarques critiques venant de la chambre d'un malade dont il espère avoir secoué la tutelle. La correspondance entre Lénine et Trotsky, leurs rencontres, la lettre du premier au second du 18 décembre, célébrant leur victoire dans la bataille du monopole du commerce extérieur lui apparaissent comme autant de menaces intolérables, l'enragent et lui ont sans doute fait perdre son sang-froid. Le 21 décembre, en effet, apprenant que la lettre a été dictée à Kroupskaia, il appelle cette dernière au téléphone, l'injurie et la menace pour avoir contrevenu, ce faisant, aux prescriptions médicales, bien qu'elle ait eu l'accord des médecins pour prendre en note un texte que Lénine voulait dicter.

La compagne de Lénine proteste le même jour dans une lettre à Kamenev, vice-président du gouvernement, et demande à « être protégée d'une ingérence grossière [...], d'injures indignes et de menaces[394] ». Kroupskaia, qui n'a pas informé tout de suite Lénine de l'incident, pour lui éviter une émotion, lui en a-t-elle parlé entre le 25 décembre 1922 et le 4 janvier 1923 ? On tiendrait là une explication événementielle de ce complément qui change totalement la tournure primitive du « testament ».

Jusqu'à la production d'éléments supplémentaires probants, notamment sur la chronologie, nous souscrivons entièrement, pour notre part, à l'explication proposée sur ce point par Moshé Lewin :

« Nous en savons assez sur Lénine pour trouver aux déclarations d'Ilyitch contre Staline une explication qui sied mieux à son caractère, à sa conscience de chef responsable, pour qui la politique primait toute autre considération[395]. »

L'historien du Dernier Combat de Lénine estime impossible que l'incident entre Staline et Kroupskaia ait pu pousser Lénine à « un acte politique de nature à bouleverser les rapports de force dans le comité central ».

« Il avait pour le faire des raisons autrement sérieuses. Pour s'en convaincre, il suffit d'étudier les notes sur la question nationale [...] dictées les 30 et 31 décembre[396]. »

C'est seulement le 5 mars 1923 qu'évoquant « la grossièreté » et les « injures téléphoniques » de Staline à Kroupskaia, Lénine écrit à Staline que ce qui est dirigé contre sa femme l'est aussi contre lui. Il lui donne le choix entre des excuses et une rupture de leurs relations personnelles. Le même jour, il écrit à Mdivani la lettre que nous connaissons et charge Fotieva d'informer Kamenev de son alliance avec Trotsky dans l'affaire géorgienne[397]. Sa secrétaire, Gliasser, annonce à Trotsky : « Vladimir Ilyitch prépare une bombe contre Staline[398]. »

Le 7 mars, c'est la seconde attaque, infiniment plus sévère que la première. Lénine n'a, disent les communiqués officiels, plus l'usage de la parole. Il va survivre plus de dix mois, probablement conscient de sa déchéance et condamné au supplice de l'impuissance totale.

Tout indique finalement que Lénine, au début de 1923, avait bel et bien décidé de s'engager dans le combat contre Staline et la bureaucratie, à commencer par l'appareil du parti et que c'est dans ce but qu'il avait conclu avec Trotsky une alliance qui a connu un début d'application. Trotsky est parfaitement convaincant, de ce point de vue, quand il écrit dans Ma Vie :

« [Après le 4 janvier], Lénine ne préparait plus seulement l'élimination de Staline du poste de secrétaire général ; il voulait le disqualifier devant le parti. Sur la question du monopole du commerce extérieur, sur la question du régime intérieur du parti, de l'Inspection ouvrière et paysanne et sur la commission de contrôle, Lénine, systématiquement et avec persévérance, vise à porter au XIIe congrès, à travers la personne de Staline, le coup le plus terrible au bureaucratisme, à la solidarité de complices des fonctionnaires, aux abus de pouvoir, à l'arbitraire et à la brutalité[399]. »

Il pose alors la question :

« Lénine aurait-il pu réussir le regroupement qu'il méditait dans la direction du parti[400] ? »

Et il répond nettement :

« A ce moment-là, sans aucun doute. [...] Notre action commune, si elle avait eu lieu au début de 1923, nous aurait certainement assuré la victoire. [...] Dans quelle mesure cette victoire aurait été durable, c'est une autre question. [...] En 1922-1923, il était encore tout à fait possible de s'emparer de la principale position stratégique en menant une offensive ouverte contre la fraction qui se formait rapidement des fonctionnaires nationalo-socialistes, des usurpateurs de l'appareil, des captateurs de l'héritage d'Octobre, des épigones du bolchevisme[401]. »

S'efforçant de répondre à la même question, Moshé Lewin, de son côté, relève que Lénine, au début de 1923, après son complément du 4 janvier, ne semble plus se soucier du danger de fractionnisme qui avait semblé dominer ses préoccupations depuis 1921. Il pense aussi que Lénine n'a pressenti qu'une partie seulement de la réalité, « l'ampleur du danger représenté par l'abus du pouvoir » que pouvait commettre le sommet de la hiérarchie, et « sa dégénérescence en une dictature personnelle irresponsable ». Il poursuit :

« Pour ne pas être battu, Lénine aurait dû accomplir des prodiges d'habileté, il aurait dû se montrer audacieux, adroit manœuvrier, innovateur politique. [...] Il aurait dû, selon ses propres termes, "faire preuve d'une obstination prodigieuse". On peut penser qu'il en était capable. Il est légitime de penser que Lénine, agissant de concert avec Trotsky et d'autres encore, aurait pu faire passer la Russie soviétique par un chemin moins tragique, plus rationnel, et qui aurait moins compromis l'idée du socialisme. [...] A eux deux, ils symbolisaient l'appel mobilisateur de la révolution d'Octobre[402]. »

Dressant le bilan de l'affaire géorgienne, il écrit qu'il est parfaitement légitime de supposer que la structure ultérieure de l'Union soviétique aurait été finalement passablement différente de celle qu'elle allait devenir[403]

L'absence de Lénine, les réserves de Trotsky ont eu des conséquences limitées, sur le coup, au bureau politique du P.C.U.S., mais qui n'ont pu que contribuer de façon importante à l'accroissement des tensions et à l'aggravation des antagonismes.

Le premier conflit au sommet éclate à propos de l'article de Lénine sur la réorganisation de l'Inspection ouvrière et paysanne que Boukharine ne publia pas dans la Pravda du 23 janvier 1923 comme l'avait demandé Lénine en l'adressant à la rédaction de l'organe central du parti. Kroupskaia téléphona alors à Trotsky pour lui demander son intervention, insistant sur l'impatience de Lénine quant à la publication de son plan. C'est Trotsky qui obtint la convocation immédiate du bureau politique sur cette question.

Tous les présents au début de la réunion, Staline, Molotov, Kouibychev, Rykov, Kalinine et Boukharine – à l'exception du seul Trotsky –, se prononcent contre le plan de Lénine et la publication de l'article que repoussent avec une vigueur particulière les membres du secrétariat. Pour répondre à Trotsky qui souligne l'impatience de Lénine d'avoir en main le journal avec l'article imprimé, Kouibychev propose même de tirer un numéro unique de la Pravda contenant l'article et destiné au seul Lénine. Kamenev, arrivé avec une heure de retard, soutient Trotsky : pour eux, il est impossible de cacher au parti l'article de Lénine – ce dont finalement les adversaires de la publication se laissent convaincre non sans arrière-pensées. L'article de Lénine est donc finalement publié dans la Pravda du 25 janvier.

Un second débat, très vif commence alors autour de projets de réorganisation du comité central, dont l'un est déposé par Lénine, l'autre par le secrétariat général. Trotsky combat résolument aussi une proposition de Lénine d'augmenter le nombre des membres du comité centra!, dont il juge qu'il sera ainsi plus manipulable. Une campagne en forme d'insinuations va lui reprocher de combattre en sous-main les idées de Lénine. Informé, il proteste, dans une lettre au comité central du 23 février, et menace de porter le débat devant l'ensemble du parti, afin de mettre fin aux rumeurs et de placer chacun devant ses responsabilités. Les griefs se multiplient et les rancœurs s'accroissent.

L'incertitude continue pourtant à planer sur la santé de Lénine : « le Vieux » va-t-il se rétablir suffisamment pour reprendre une certaine activité, et dans combien de temps ? Cette situation va se prolonger pendant des mois : tant que la guérison de Lénine et son retour aux affaires demeureront une éventualité plausible, le bloc Lénine-Trotsky demeurera une possibilité, une menace que leur cible ne sous-estime pas. La lutte politique au sommet du premier « Etat ouvrier » dépend, dans ces conditions, des médecins et de la lutte contre l'artériosclérose d'un homme encore jeune à la constitution jugée alors, peut-être à tort, exceptionnellement robuste.

Trotsky en a plus que quiconque conscience. Les responsabilités qui pèsent sur ses épaules, à partir de la rechute de Lénine, deviennent écrasantes à la veille du XIIe congrès. Peut-on se comporter dans le parti comme si Lénine était mort ? Doit-on renvoyer à une date ultérieure toute décision capitale concernant l'avenir du parti et n'engager le combat que s'il meurt ou s'il guérit ?

C'était là certainement le type de problème auquel Trotsky était le plus mal préparé.

XXI. Le parti mondial de la Révolution[modifier le wikicode]

De 1918 à 1920, Trotsky fait la guerre et parcourt les fronts. Entre la bataille de Sviajsk et celle de Petrograd cependant, il participe au premier congrès de l'Internationale communiste et rédige son Manifeste. Convaincu, depuis l'aube de sa vie de militant, que la révolution russe doit être et sera le début de la révolution mondiale, il consacre des forces et du temps, en pleine guerre civile, à la construction et à la préparation de l'outil historique, du parti mondial de la révolution prolétarienne, l'Internationale communiste.[404] On peut dire que son regard ne s'est jamais éloigné de l'Allemagne, porte ouverte sur cette perspective. Le 3 octobre 1918, il écrit :

« Nous pouvons dire avec confiance que le prolétariat allemand, armé de toute sa technique, d'un côté, et notre Russie, désorganisée mais très riche, de l'autre, formeront un bloc puissant contre lequel se briseront en vain les vagues de l'impérialisme[405]. »

Immédiatement après la révolution du 9 novembre et l'abdication de l'empereur Guillaume II, il salue avec enthousiasme le drapeau rouge des conseils d'ouvriers et de soldats qui flotte sur Berlin : la révolution des prolétaires allemands vient enfin de saisir la main tendue depuis octobre 1917. Tempérant l'ardeur de ceux pour qui l'isolement de la Russie révolutionnaire est définitivement terminé, il met en garde contre les illusions que pourraient alimenter la rapidité et l'apparente facilité des premières victoires. Du train qui roule vers une nouvelle bataille, il explique à ses camarades la différence entre les deux révolutions, la russe et l'allemande :

« Au moment où la classe ouvrière russe s'est dressée sur ses pieds, elle n'avait pas à partir de rien. Elle avait à sa tête un parti centralisé, uni par les liens les plus étroits de la doctrine historique et de la solidarité révolutionnaire interne – qui marchait avec elle à travers les obstacles et qui est maintenant au pouvoir –, notre parti communiste.

« Il n'y a pas encore en Allemagne semblable parti. [...] La classe ouvrière allemande doit faire face à une double tâche : elle doit faire sa révolution et, dans le cours de cette révolution, bâtir l'instrument de la révolution; c'est-à-dire bâtir un authentique parti révolutionnaire[406]. »

Le 15 janvier 1919, au terme de violentes manifestations ouvrières à Berlin, les corps francs au service du ministre social-démocrate Noske assassinent à Berlin Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, fondateurs et porte-drapeau du jeune parti communiste allemand, créé deux semaines auparavant. Trotsky est choisi par le soviet de Petrograd pour venir parler de ces deux révolutionnaires, qui ont été ses proches camarades, au meeting de masse organisé pour honorer leur mémoire.

Après avoir brossé un portrait des deux militants allemands assassinés, il souligne combien ce coup a été savamment calculé et le mal que fait à la révolution allemande le double meurtre commis sous l'égide d'un gouvernement social-démocrate de contre-révolution. Il s'élève pourtant contre l'idée selon laquelle cette dernière aurait triomphé. Pour lui, le prolétariat allemand n'est pas vaincu, car il ne s'est pas encore soulevé pour prendre le pouvoir. Les journées de janvier à Berlin ont été, comme les journées de juillet à Petrograd, une « reconnaissance en profondeur » et non un assaut. Le plus grave, c'est la mort de deux commandants importants de cette armée : « C'est une perte cruelle, mais ce n'est pas une défaite. Le combat est encore à venir[407]. »

C'est probablement dans les mêmes journées que Trotsky a été appelé à rédiger la lettre d'invitation à ce qui n'est encore, selon une formule ouverte, qu'un « congrès international des partis prolétariens révolutionnaires ». Pour lui comme pour Lénine, comme pour leur parti tout entier, la IIe Internationale a fait faillite en 1914, et c'est sous leur influence que le congrès international se transformera en congrès de formation de l'Internationale communiste[408].

Les fondements proposés pour le congrès sont les programmes du parti russe et de la Ligue spartakiste allemande. L'objectif est de préparer la prise du pouvoir par le prolétariat et la destruction de l'ancien appareil d'Etat. La dictature du prolétariat est définie comme « la démocratie prolétarienne », « l'auto-administration », « le pouvoir des conseils ouvriers ou des organisations ouvrières ». Elle sera le levier de « l'abolition de la propriété privée des moyens de production et de sa transformation en propriété sociale[409] ».

Analysant la division de la IIe Internationale en trois tendances fondamentales, la droite des « social-patriotes », le « centre » et la gauche, foyer des révolutionnaires, la lettre d'invitation trace les tâches de la gauche. Il s'agit de combattre implacablement les social-patriotes, passés du côté de la contre-révolution armée. Elle s'efforcera en revanche de détacher des directions « centristes » par une critique impitoyable, les éléments révolutionnaires dans les cadres et à la base. Et Trotsky, qui n'a pas oublié ses années parisiennes et le groupe des amis de La Vie ouvrière de Monatte et Rosmer, souligne également la nécessité de convaincre et de gagner les éléments extérieurs aux partis socialistes qui « se placent sur le terrain de la dictature du prolétariat », « en premier lieu les éléments syndicalistes du mouvement ouvrier[410] », Pour le P.C.R.(b), la lettre d'invitation est signée de Lénine et de Trotsky.

Celui-ci est présent à la conférence qui se tient finalement à Moscou à partir du 4 mars 1919, plusieurs mois après la lettre d'invitation, sans avoir pourtant réussi à obtenir la venue de délégués vraiment représentatifs de véritables organisations. Il y présente un rapport sur l'Armée rouge[411]. Comme tous les délégués de son parti, il manifeste initialement la plus grande prudence à l'égard de la proposition de fonder l'Internationale, du fait de l'hostilité des communistes allemands exprimée dans le débat. Il hésite, comme les autres, jusqu'au dernier moment : peut-on vraiment passer outre, pour le moment, à l'opposition de Rosa Luxemburg ? Ou, plus exactement, le moment de passer outre est-il déjà venu ? Les informations d'Europe centrale, la description apocalyptique qu'en fait un délégué autrichien, emportent finalement la décision et c'est une résolution présentée par son ami Rakovsky qui déclare créée la IIIe Internationale qu'on appellera aussi Internationale communiste.

Il va lui revenir la tâche, essentielle, de rédiger de sa meilleure plume le Manifeste de l'Internationale communiste aux prolétaires du monde entier[412] que Zinoviev devait bientôt qualifier de « second Manifeste du parti communiste » et dont il explique que les communistes sont « les héritiers et exécuteurs de l'œuvre[413] ». L'accent est mis d'abord sur la guerre mondiale et ses conséquences. Avec les souffrances inhumaines qu'elle a infligées, elle a définitivement tranché, selon lui, « la vieille querelle académique des socialistes sur la paupérisation et le passage progressif du capitalisme au socialisme » :

« Aujourd'hui, ce n'est pas seulement la paupérisation sociale, mais aussi la paupérisation physiologique, biologique, dans toute sa réalité hideuse, qui se présente à nous[414]. »

Il rappelle en quelques phrases la destruction, pendant la guerre, dans tous les pays, de « toutes les conquêtes de la lutte syndicale et parlementaire », la disparition de la libre concurrence au profit du système des trusts et des monopoles, la militarisation, non seulement de l'Etat, mais du capital financier. Ainsi, poursuit-il, ont été créées les conditions d'une guerre civile internationale imposée au prolétariat par ses ennemis mortels, dont les partis communistes doivent réduire la durée, dans la mesure de leurs forces, en œuvrant de toute leur énergie et leur volonté de combat pour assurer sa victoire.

Après un bref rappel historique sur l'organisation internationale du prolétariat et particulièrement les deux premières Internationales, il conclut :

« Nous nous considérons, nous les communistes, rassemblés dans la IIIe Internationale, comme les continuateurs directs des efforts héroïques et du martyre de toute une longue série de générations révolutionnaires, de Babeuf jusqu'à Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Si la Ière Internationale a prévu le développement de l'histoire et préparé ses voies, si la IIe a rassemblé, et organisé des millions de prolétaires, la IIIe Internationale, elle, est l'Internationale de l'action de masse ouverte, de la réalisation révolutionnaire, l'Internationale de l'action[415]. »

Avant de se séparer, le « premier congrès de l'Internationale communiste » – tel est le nom sous lequel il passera dans l'histoire – ébauche une première organisation. Un comité exécutif est constitué, avec un représentant de chaque parti adhérent. Ce comité exécutif désigne lui-même un bureau dont font partie, avec Lénine et Trotsky, Zinoviev, Rakovsky et Platten. C'est Zinoviev que le parti russe désigne pour être candidat à la présidence de l'Internationale. L'homme n'a certes pas les éminentes qualités par lesquelles se signale Trotsky et qui auraient fait de lui un flamboyant président de la nouvelle Internationale. Mais c'est un très grand orateur, il parle parfaitement l'allemand et surtout n'occupe pas dans le parti ou le gouvernement soviétique des tâches qui l'accaparent et où il soit irremplaçable. Le maintien de Trotsky au sein du bureau de cinq membres indique seulement à quel point l'Internationale naissante a besoin de son prestige.

Dans la période qui suit la naissance de l'Internationale, Trotsky reprend sa vie errante avec le train, se portant d'un front à l'autre pour colmater les brèches, réorganiser, galvaniser le moral. Véritable « spécialiste » du mouvement ouvrier français – qu'il connaît mieux que personne en Russie –, il s'efforce de suivre dans les dépêches de presse et surtout à la radio les développements en France. Il utilise, dans la mesure du possible, les documents et informations – plutôt rares et épisodiques – qui lui parviennent de France, jusqu'à l'arrivée, en juin 1920, de son ami Rosmer, à qui il reproche gentiment de s'être bien fait attendre. Dans l'intervalle, sur la base d'une collection de trois mois de La Vie ouvrière, il a réussi à écrire un article sur « Le socialisme français à la veille de la révolution[416] », et à rédiger un article sur « Jean Longuet[417] », à partir d'une brochure de ce dernier. Il aborde également les problèmes de la révolution européenne dans le cours de deux articles généraux publiés, le premier, dans la Pravda du 23 avril, le second dans les Izvestia du 29 avril et du 1er mai 1919.

Le premier de ces articles, intitulé « Une révolution rampante », est consacré à la révolution allemande et à son cours après l'écrasement des « journées de janvier » à Berlin, les explosions qui se succèdent et la tournée des corps francs de Noske, réprimant dans le sang un foyer révolutionnaire après l'autre. Fidèle à sa méthode, il refuse de se contenter de l'analogie, utilisée jusque-là par les communistes russes, entre la révolution russe et la révolution allemande, pour présenter les « journées de janvier » à Berlin comme des « journées de juillet » qui auraient mal tourné. Reprenant les éléments de son analyse de novembre 1918, il se concentre en effet sur la question du parti. Au moment décisif, en Allemagne, l'organisation ouvrière officielle, fruit des efforts historiques des travailleurs allemands, s'est comportée en simple auxiliaire de l'Etat bourgeois. Renouant avec des réflexions pour la première fois exprimées dans les années qui avaient suivi la révolution de 1905, il écrit :

« C'est précisément parce que la classe ouvrière allemande avait dépensé la plus grande partie de son énergie [...] à l'édification d'une organisation se suffisant à elle-même [...], c'est précisément pour cela qu'à l'ouverture d'une nouvelle période, au moment de son passage à la lutte ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière allemande s'est trouvée absolument sans défense sur le plan de l'organisation[418]. »

Il n'y a donc pas lieu, selon lui, de rechercher d'éventuelles erreurs tactiques de la part des communistes allemands. Le déroulement concret de la révolution allemande s'explique seulement par « l'absence d'un parti centralisé, avec une direction de combat […] accepté par les masses ouvrières » :

« Ces grèves qui explosent, ces insurrections et ces combats de rue constituent à l'heure actuelle l'unique forme de mobilisation ouverte possible des forces du prolétariat allemand libéré du joug du vieux parti, et, en même temps, dans les conditions données, l'unique moyen d'éduquer de nouveaux dirigeants et de construire un nouveau parti[419]. »

Les éléments de ce nouveau parti, il les voit dans « les dizaines de milliers de cadres ouvriers » qui apparaissent, et dans « les meilleurs éléments de la gauche du parti indépendant » qui se rallieront – il en est sûr – au mouvement communiste.

L'article des Izvestia, lui, est consacré à des réflexions sur la marche en avant de la révolution prolétarienne. Trotsky part de la constatation que « la lumière vient de l'est » et que, contrairement aux pronostics et aux préjugés pseudo-marxistes, la révolution, partie de Russie, progresse à l'ouest à travers les républiques des conseils ouvriers de Hongrie et de Bavière. Partie d'un pays arriéré, elle vient de prendre pied dans deux secteurs arriérés des anciens Empires centraux plus développés. Elle se rapproche donc des pays avancés et il s'agit d'expliquer l'incongruité de ce développement, en sens inverse de celui qui était attendu.

L'explication s'en trouve, selon Trotsky, dans le caractère dialectique du développement de chaque pays. Du fait de son caractère précoce, la bourgeoisie britannique a eu les moyens de gagner une couche prolétarienne qu'elle a corrompue et privilégiée, et de l'influencer ainsi dans un sens conservateur. La Révolution française a créé des souvenirs et traditions communs à un large secteur de la classe ouvrière française et à la « démocratie » bourgeoise de gauche. L'essor tardif, mais exceptionnellement rapide, de l'industrie allemande, enfin, a créé de puissants syndicats et en même temps les conditions de la dégénérescence de la social-démocratie. En Russie, au contraire, dans le cadre d'une extrême arriération, le caractère « catastrophique » du développement capitaliste a déterminé celui du prolétariat. Il a ainsi fait de lui « bien sûr, seulement pour un segment d'une certaine période historique, le porteur le plus irréconciliable et le plus prêt au sacrifice de l'idée de la révolution sociale en Europe et dans le monde ». Et d'assurer qu'il n'y a pas le moindre « messianisme » dans son analyse. La primauté du prolétariat russe n'est que temporaire :

« Le rôle révolutionnaire dirigeant passera à la classe ouvrière avec une puissance économique et organisationnelle supérieure. Si aujourd'hui le centre de la IIIe Internationale se trouve à Moscou, demain il passera à l'Ouest, à Berlin, à Paris, à Londres[420]. »

Le 5 août 1919, après la défaite de la révolution en Hongrie et en Bavière, la chute des deux républiques des conseils, le reflux de la vague révolutionnaire en Europe, il s'interroge sur « la durée de la période préparatoire d'incubation de la révolution en Occident », qui pourrait se révéler plus longue qu'escompté. Pourrait-il s'agir de plusieurs années d'attente ? Dans une note secrète au conseil des commissaires du peuple, il souligne que l'Armée rouge est sans doute une force plus redoutable « sur le terrain asiatique de la politique mondiale que sur celui de l'Europe » :

« La route de l'Inde pourrait se révéler plus praticable et plus courte que celle de la Hongrie soviétique. [...] La situation internationale se développe de telle façon que la route vers Paris et Londres passe par les villes de l'Afghanistan, du Pendjab et du Bengale[421]. »

En fait, sans lui faire désormais perdre de vue l'Asie, les combats ouvriers renouvelés en Allemagne à partir du début de 1920, et notamment la riposte ouvrière au putsch de Kapp et von Lüttwitz, ramènent son attention sur la vieille Europe.

Le IIe congrès de l'Internationale communiste, qui se tient à Moscou en juillet-août 1920, coïncide avec les opérations militaires en Pologne et la marche de la 5e armée de Toukhatchevsky sur la capitale polonaise. Trotsky, en désaccord avec Lénine sur les perspectives ouvertes par cette contre-offensive[422], se tient un peu à l'écart : le débat sur la possibilité d'exporter la révolution à la pointe des baïonnettes, qui divisait à l'époque les sommets du parti russe, ne se traduira pas dans l'ordre du jour du congrès.

Déjà, dans un article de présentation du congrès, Trotsky avait, sans entrer dans le détail, apporté son total soutien à la formation de « 21 conditions d'admission » dans l'Internationale communiste qu'il juge une mesure de protection nécessaire de ce qu'il appelle « notre parti international ». Il s'attache cependant, à ce propos, à souligner la différence, vis-à-vis de ces conditions, entre l'U.S.P.D. allemand, le parti « indépendant » né de la scission du Parti social-démocrate en 1917 et le Parti socialiste français qui se présente en bloc – social-chauvins compris – pour être admis dans les rangs de l'Internationale, bien que sa politique pratique tourne le dos à la révolution. Il se prononce à cette occasion pour la création d'un Parti communiste français qui pourrait réunir l' « aile révolutionnaire du Parti socialiste et le détachement révolutionnaire du syndicalisme français[423] ».

Dans le cours du congrès lui-même, il intervient sur le rapport présenté par Zinoviev sur le rôle du parti. En fait, il polémique contre Paul Levi. Ce jeune dirigeant du K.P.D.(s) avait jugé peu utile le débat sur une question, selon lui, depuis longtemps réglée dans le mouvement. Evoquant, contre la position tout à fait « allemande » de Levi, sa propre expérience en France dans le cours des premières années de guerre, Trotsky met en avant le groupe internationaliste de la Vie ouvrière. Il affirme s'être toujours senti « un camarade » avec Rosmer et Monatte, malgré leur hostilité de principe « au parti », alors qu'il se sentait tout à fait étranger avec des « messieurs » comme les dirigeants socialistes Renaudel ou Albert Thomas[424]. Il faut, selon lui, proposer aux syndicalistes français et espagnols, les représentants de la C.N.T., comme Pestaña, qui refuse d'employer le mot même de « parti », « un parti communiste international, c'est-à-dire l'unification des éléments avancés de la classe ouvrière, qui se réuniraient avec leur expérience, la partageraient avec les autres, se critiqueraient réciproquement, prendraient les décisions, etc.[425] ».

C'est Trotsky qui prononce le discours-manifeste du congrès au cours d'une séance publique tenue au Grand-Théâtre de Moscou le 7 août[426]. Il parle une heure durant, sans notes. Alfred Rosmer, témoin admiratif, écrira :

« C'était merveille de voir comment l'orateur organisait ce vaste sujet, l'animait par la clarté et la puissance de sa pensée, et d'observer sur les visages l'attention passionnée avec laquelle on suivait sa parole[427]. »

Dans la première partie du manifeste, il analyse les relations internationales, décrit l'« asile d'aliénés » qu'est devenue « l'Europe bourgeoise officielle, gouvernementale nationale et civilisée », et rappelle l'avertissement du maréchal Foch selon lequel, reprenant au point où s'était terminée la Première, la Deuxième Guerre mondiale allait commencer avec tanks et avions, mitrailleuses et armes automatiques.

Il donne ensuite une description de l'état économique de l'Europe et du monde : c'est la paupérisation qui triomphe désormais, et l'intervention de l'Etat ne fait qu'accroître le chaos et la décadence : après la ruine de l'Europe, il faut « détruire l'impérialisme pour permettre à l'humanité de vivre ».

Menacé dans son existence même, au cours de la guerre et à partir de la révolution russe, le régime bourgeois a partout renoncé à un régime véritablement parlementaire et apparaît désormais, sauf sous la plume des social-démocrates, pour ce qu'il est réellement, une ploutocratie appuyée sur des détachements d'hommes armés.

Après quelques paragraphes sur la Russie soviétique, « premier Etat prolétarien », « pierre de touche pour toutes les organisations ouvrières », Trotsky en vient à sa dernière partie, cœur de son sujet, « la révolution prolétarienne et l'Internationale communiste[428] ».

Il estime que la guerre a éveillé à l'action politique les couches les plus retardataires. De nouveaux millions d'êtres humains se jettent dans la lutte, en pleine confusion, avec des illusions et des préjugés, mais leur conjonction est un torrent irrésistible. Tous les travailleurs y compris les ouvriers agricoles – se sont lancés dans des mouvements de grève. Les travailleurs, les paysans des pays coloniaux et semicoloniaux sont à leur tour en train de s'éveiller et de se lancer dans le combat.

« Les parias se lèvent. Leurs esprits éveillés se tournent vers la Russie soviétique, vers les combats sur les barricades des villes allemandes, les luttes grévistes grandissantes en Grande-Bretagne, vers l'Internationale communiste[429]. »

Sa conclusion est un appel passionné :

« L'Internationale communiste est le parti mondial du soulèvement prolétarien et de la dictature du prolétariat. Elle n'a pas d'objectifs ou de tâches distincts de ceux de la classe ouvrière elle-même. [...] Dans toute son activité, comme dirigeant d'une grève révolutionnaire, comme dirigeant de groupes clandestins, comme secrétaire d'un syndicat, comme agitateur dans un meeting de masse, que ce soit comme député, ouvrier d'une coopérative ou combattant sur les barricades, le communiste reste toujours fidèle à lui-même, membre discipliné de son parti communiste, combattant dévoué, ennemi mortel de la société capitaliste, de ses fondements économiques, de son Etat, de ses mensonges démocratiques, de sa religion et de sa morale. C'est un soldat dévoué de la révolution prolétarienne et un infatigable héraut de la société nouvelle.

« Travailleurs et travailleuses ! Il n'y a sur cette terre qu'un seul drapeau qui soit digne qu'on combatte et qu'on meure pour lui. C'est le drapeau de l'Internationale communiste ![430] »

Nous n'avons connaissance que de peu de textes de Trotsky concernant l'Internationale – à l'exception de lettres à des militants français – pour la période qui suit le IIe congrès mondial. Sa seule intervention notable en 1920, après le congrès, est la réponse qu'il fait à Gorter le 24 novembre dans le cours d'une réunion du comité exécutif de l'Internationale. C'est l'époque où s'amorce la grande tension avec Lénine, la campagne de Zinoviev à propos de la « question syndicale » et de la « démocratie ouvrière ». Gorter, militant néerlandais, inspirateur et porte-parole des gauchistes allemands du K.A.P.D., qui ont fait scission au printemps, a répondu au fameux pamphlet de Lénine sur Le Gauchisme, maladie infantile du communisme : Trotsky répond à Gorter sans mentionner une seule fois Lénine[431].

Gorter, devant l'exécutif, a défendu l'idée d'un caractère spécifique du mouvement ouvrier occidental, très différent de l'« oriental », et abordé, selon lui, par les dirigeants de l'I.C. en termes trop exclusivement « russes ». Il a ironisé sur la « chasse aux masses » à laquelle se livre l'Internationale communiste. Pour lui, isolé et sans alliés au sein de la société, le prolétariat occidental s'est largement embourgeoisé, c'est-à-dire qu'il s'est, peu à peu, imprégné des conceptions bourgeoises réformistes et parlementaires.

Rejetant la division artificielle selon des critères géographiques, acceptant volontiers cependant l'idée que chacun aborde les questions théoriques à la lumière de ses propres expérience et formation, Trotsky n'a aucune peine à justifier son appel à l'expérience et au caractère international de la lutte révolutionnaire. Il montre la contradiction de Gorter, conduit à la fois à dénoncer les « illusions » des ouvriers et à refuser de les combattre à la tribune du parlement, voire au sein des syndicats de masse, et n'a pas de mal à le caractériser comme purement « propagandiste » dans ses conceptions.

Il faut attendre la préparation du IIIe congrès, dans le cours de la première moitié de 1921, pour voir Trotsky revenir au premier plan dans l'Internationale. D'abord parce qu'il est, comme tout le monde et probablement un peu plus, absorbé dans le débat sur la « question syndicale » qui le situe en marge de la direction et l'oppose sérieusement à Lénine ; ensuite parce que les développements qui se produisent en Allemagne, en mars, suscitent une divergence au sommet du parti russe et de l'Internationale, laquelle va bientôt se transformer en un conflit sérieux.

L'« action de mars » a été déclenchée par le parti allemand : elle fut à moitié une insurrection et à moitié une grève générale dirigée par le seul Parti communiste, ce dernier ayant tenté de « révolutionnariser » les masses et de les « électrifier » par la provocation, allant jusqu'à mener des actions contre lui-même, enlevant ses propres militants, posant des bombes dans ses propres locaux ! Cette aventure a abouti, bien entendu, à l'écrasement du mouvement et surtout à une sérieuse crise du parti allemand, abandonné par des dizaines de milliers de militants qui n'ont accepté ni l'usage de la provocation ni l'affrontement physique au moment de la grève, où des détachements armés de chômeurs ont attaqué les ouvriers non grévistes jusque dans les usines[432]. Il est de notoriété publique que cette entreprise a été inspirée par une mission de l'exécutif de l'I.C. dirigée par le Hongrois Béla Kun. Des rumeurs insistantes en attribuent l'origine à Zinoviev en personne, désireux de faire faire à la Russie soviétique l'économie de la Nep et qui aurait ainsi pris le risque de « forcer » la révolution en Allemagne[433].

Le plus grave est sans doute que la défaite de l'insurrection de mars et la terrible crise qui a secoué le parti n'ont pas découragé la direction du parti allemand, désormais adepte de la « théorie de l'offensive révolutionnaire », développée depuis quelques mois par Boukharine et qui a manifestement quelques points communs avec celle de la « doctrine militaire » des adversaires de Trotsky dans l'Armée rouge. A Paul Levi et Clara Zetkin, qui lui écrivent leur intention de dénoncer publiquement cette action aventuriste et de démissionner de la direction, Lénine répond qu'il n'est pas informé, mais qu'il est prêt à croire « qu'un représentant de l'exécutif de l'Internationale ait proposé une tactique imbécile, gauchiste, d'action immédiate, "pour aider les Russes"[434] ». Mais il essaie vainement de les dissuader de donner suite à leurs projets. Paul Levi publie sa brochure, et le parti l'exclut.

Nous n'avons pas de documents officiels sur ce qui concerne les délibérations ultérieures à la direction du P.C. russe, à l'exception d'extraits d'un sténogramme, daté du 18 mars 1926, du bureau politique, dans lequel Trotsky donne sa version des événements – une version qu'il n'y a pas lieu de mettre en doute en l'absence de tout démenti ou d'autres documents[435]. Trotsky raconte qu'il était pour sa part rapidement arrivé à la conclusion que l'état d'esprit animant les tenants de l'action de mars et de la théorie de l'offensive était d'autant plus dangereux pour l'Internationale que, bien orchestré par l'exécutif, il avait toutes chances d'être majoritaire au IIIe congrès. Lénine en est informé par Radek, que Trotsky a tenté de convaincre, et les deux hommes, dès lors, se mettent d'accord pour engager ensemble ce combat. L'entrée de Kamenev au bureau politique permet à Lénine de s'assurer la majorité. Ainsi se trouvent constituées deux nouvelles « fractions » – le mot est de Lénine – représentées, au sommet, l'une par Zinoviev et Boukharine – dont Radek était ainsi un dirigeant – et l'autre par Lénine, Trotsky et Kamenev. Sur le sérieux de cette bataille, la gravité de son enjeu, Trotsky est catégorique :

« La lutte fut vive dans tous les partis de l'Internationale communiste. Vladimir Ilyitch se concertait avec moi sur ce qu'il y aurait lieu de faire au cas où le congrès se prononcerait contre nous : nous inclinerions-nous devant le congrès dont les décisions pourraient être désastreuses, ou résisterions-nous ? »[436]

Il semble que Lénine et Trotsky ne se heurtent pas à de gros obstacles, à la Xe conférence du parti russe, pour la conclusion d'un accord de compromis sur l'Allemagne et la question de mars. Les négociations sont menées entre Trotsky et Radek – à qui Zinoviev semble avoir fait le reproche de l'avoir « trahi » par des concessions excessives –, et elles aboutissent à la position suivante : on ne condamnera pas l'action de mars comme un « putsch », mais, en revanche, on liquidera impitoyablement la « théorie de l'offensive » pour se garantir à coup sûr contre toute rechute.

Les choses se présentent moins bien au IIIe congrès de l'Internationale. D'abord les Allemands arrivent en masse – plusieurs dizaines de délégués – avec des thèses qui n'admettent qu'une seule erreur, celle... d'avoir trop attendu pour agir, et proclament que le parti, pour remplir sa mission historique, doit rester fidèle à la théorie de l'offensive révolutionnaire, qui était, assurent-elles, à la base de l'action de mars. Les délégués français, de leur côté, désireux d'affaiblir un exécutif qui les presse d'un peu trop près pour leur opportunisme, exigent non seulement la condamnation de l'action de mars, mais de connaître la vérité tout entière, particulièrement sur l'intervention des représentants de l'Internationale et leur rôle dans son déclenchement.

Les séances préliminaires du congrès, où Lénine et Trotsky – dont plus tard on « oubliera » la présence comme Clara Zetkin le fait dans son livre Conversations avec Lénine –, tentent de convaincre les uns et les autres de faire des concessions, sont longues et dures. Lénine brocarde furieusement Béla Kun, formant même un vocable spécial, seulement traduisible en français par « bélakunerie », tourne en ridicule les formules de Koenen. Allemands et Français s'injurient. Nombre de délégués s'indignent de l'orientation « droitière » défendue, disent-ils, par Lénine et Trotsky[437].

Ces derniers doivent donc se battre dans le cours même du congrès pour renverser la tendance et obliger à la retraite les partisans de l'offensive qui y détiennent une large majorité. Trotsky a préparé, avec l'économiste hongrois Varga, des thèses sur la situation internationale qui sont l'expression de l'analyse de la situation par les dirigeants russes. Elles reconnaissent l'échec de la vague révolutionnaire d'après-guerre, le fait que le prolétariat vient de subir plusieurs défaites. Elles enregistrent enfin un certain « fléchissement » de la lutte du prolétariat pour le pouvoir.

Trotsky présente le rapport sur « la situation économique mondiale et les nouvelles tâches de l'Internationale communiste ». Enfonçant le clou d'un « tournant de la situation », il souligne qu'il ne se produit plus en Europe de grèves à caractère insurrectionnel, voire simplement politiques, mais seulement des luttes économiques de caractère défensif. Il souligne qu'un délai probablement assez long sépare encore des combats décisifs et insiste sur la nécessité pour les communistes de se lancer à la conquête de la majorité de la classe ouvrière afin d'occuper cette position avant le début des événements décisifs. Dans sa réponse, il affirme de nouveau le caractère inéluctable de la révolution, dont il indique qu'elle coule désormais dans trois canaux : l'Europe, l'Amérique et les colonies. Il précise :

« Le premier grand canal du développement révolutionnaire est l'Europe agonisante. [...] Mais [...] la prépondérance de l'Europe appartient au passé, comme celle de la bourgeoisie et aussi celle du prolétariat européen[438]. »

En réalité, son discours a provoqué bien des mécontentements. Les délégués allemands, sur un ton très vif, parlent de la situation intenable à laquelle ils vont être acculés, de retour dans leur pays. Tentant une manœuvre sans doute désespérée, Béla Kun clame qu'il est d'accord avec Lénine mais pas avec Trotsky[439]. Comme Trotsky l'écrit à Lénine le lendemain, Zinoviev et Radek estiment, pour leur part, que l'intervention de Trotsky n'a pas respecté l'accord conclu entre eux. Ils le lui écrivent, déclinant toute responsabilité[440]. Trotsky se défend évidemment comme un beau diable, fait valoir qu'il a constamment ménagé Zinoviev et demande à Lénine de lire son rapport et de donner son opinion.

En fait le congrès est le théâtre d'une série de manœuvres tendant à séparer Lénine et Trotsky, dont personne n'ignore évidemment le conflit récent. Les Allemands rédigent des amendements aux thèses, dont ils espèrent qu'ils pourraient leur sauver la face chez eux, et Béla Kun s'active pour faire de Trotsky la pointe avancée de « la droite[441] ». Trotsky note même, dans sa lettre à Lénine, une attaque voilée de Radek, dans son intervention de clôture, quand il souligne que les thèses sont non seulement un compromis avec la gauche, mais aussi avec « la droite » – sous-entendant que c'est bien entendu Trotsky qui incarne cette dernière[442]. Mais Zinoviev, discipliné, et peut-être pas très sûr de la tournure que prendrait un conflit ouvert intervenant sur les débris du compromis, joue l'apaisement. Il est, selon Trotsky, intervenu dans le débat de façon tout à fait loyale et il s'arrange maintenant pour écourter la discussion : Béla Kun et ses partisans ne pourront intervenir contre Trotsky et les dégâts sont ainsi limités[443].

Trotsky n'a pas marchandé ses efforts dans le cours de ce congrès et il est à plusieurs reprises descendu dans l'arène, rendre coup pour coup à des critiques qui ne le ménagent pas, Il s'en prend aux délégués italiens qui ne voient pas la nécessité d'appliquer les 21 conditions à leur parti et se prononce avec beaucoup d'énergie pour que la porte de l'Internationale soit fermée à Turati qui n'en a jamais été solidaire[444]. C'est là le point névralgique au sujet duquel se produira bientôt la crise entre le parti italien et l'Internationale communiste. Il proteste vigoureusement aussi contre l'opinion exprimée par un réformiste italien selon laquelle l'action de mars aurait été une opération télécommandée par les dirigeants soviétiques, une aventure destinée à redorer leur blason révolutionnaire terni dans leur pays.

Il a également une vive passe d'armes avec le délégué allemand Thälmann, l'homme qui craint de perdre la face si les thèses sont votées sans les amendements allemands, à cause des positions prises dans le passé récent par son parti. Trotsky est d'une fermeté totale vis-à-vis de ces militants qui souhaitent seulement une position qui leur permettrait de ménager leur amour-propre froissé ; il leur rappelle et l'existence d'intérêts supérieurs et sa propre biographie :

« Je sais par expérience personnelle combien il est désagréable de n'être pas reconnu par un congrès du parti ou de l'Internationale. Mais je pense, camarades, que, pour votre situation en Allemagne, il est mieux d'introduire la clarté dans cette question. […] Le congrès doit dire aux ouvriers allemands qu'une faute a été commise et que la tentative du parti d'assumer un rôle dirigeant dans un grand mouvement de masse n'a pas été très heureuse. Ce n'est pas assez. Il nous faut dire que cette tentative a échoué complètement en ce sens que, si on la répétait, cela pourrait véritablement causer la ruine de ce parti splendide. [...] C'est notre devoir de dire clairement et nettement que nous considérons la philosophie de l'offensive comme le pire des dangers. Et dans son application pratique comme le pire des crimes politiques[445]. »

Élevant encore le débat, toujours passionnément désireux de convaincre et d'entraîner, il s'adresse, pour finir, à ses critiques de gauche, essayant de briser l'univers mental sectaire dans lequel ils se sont enfermés eux-mêmes :

« Vous avez rompu avec les opportunistes et vous êtes en train d'avancer, mais regardez donc autour de vous ! Il existe dans ce monde non seulement des opportunistes, mais aussi des classes. Il y a la société capitaliste, la police, l'armée, des conditions économiques précises. [...] C'est un monde complexe, où il est très difficile de s'orienter correctement. [...] Pour résoudre cette tâche [...], on doit savoir combiner le langage glacé des statistiques avec la volonté passionnée de violence révolutionnaire[446]. »

Dressant devant le congrès des Jeunesses communistes quelques semaines plus tard, le bilan du IIIe congrès, il s'efforce de leur montrer l'ampleur des conquêtes de ce congrès dans le domaine de la réflexion théorique. Le congrès a certes démontré que les communistes ont toujours la conviction de pouvoir « non seulement sauver la civilisation, le produit séculaire de centaines de générations, mais encore l'élever à des niveaux de développement bien supérieurs[447] ». Mais il a permis aussi de comprendre que rien n'était automatique et que la bourgeoisie, saignant la civilisation, peut très bien plonger également l'humanité dans le déclin et la décadence.

C'est pourtant sur la nécessaire conquête des masses, de la majorité des travailleurs, qu'il insiste quand il parle des enseignements du congrès. L'époque de l'espoir de victoires foudroyantes et de succès faciles est révolue. Les communistes doivent redoubler de patience et savoir que la conquête des masses passe aussi par le militantisme obscur, la conquête lente des travailleurs au sein des organisations syndicales, défendues avec acharnement par une bureaucratie qui en tire pouvoir et privilèges.

Dans un remarquable discours prononcé à Moscou devant l'assemblée locale des militants en juillet 1921, Trotsky, se proposant de traiter du IIIe congrès comme « école de la stratégie révolutionnaire », revient sur la grande perspective historique qu'il avait évoquée devant les Jeunesses communistes. S'élevant contre les conceptions mécanistes du marxisme, présentes également dans les rangs des communistes, il conteste les vues sur l'automatisme du développement social et de la marche de la société humaine vers le communisme. Il rappelle que, souvent dans l'Histoire, une société, un peuple, une nation, une tribu ont vainement tenté de se soulever contre un système économique dans l'impasse, et qu'ils ont échoué et se sont finalement désintégrés, faute de l'ascension d'une classe nouvelle. Il faut corriger cette perspective infantile ; le sort de l'humanité n'est pas écrit d'avance :

« L'humanité ne s'est pas toujours élevée selon une courbe ascendante ferme. Non, il a existé des périodes prolongées de stagnation et il y a eu des rechutes dans la barbarie. Des sociétés s'élevaient, atteignaient un certain niveau et ne pouvaient s'y maintenir. L'humanité ne peut faire du sur place […], son équilibre est instable ; une société qui n'est pas capable d'avancer recule et, s'il n'y a pas de classe pour l'emmener plus haut, elle finit par s'effondrer ouvrant ainsi la route à la barbarie[448]. »

La lutte du prolétariat est loin d'être linéaire et facile. Il ne suffit pas de constater que la classe bourgeoise est historiquement condamnée : pour que le prolétariat l'emporte, il faut que cette bourgeoisie soit véritablement battue et renversée. Telle est la principale leçon, selon Trotsky, de « stratégie révolutionnaire » donnée par le IIIe congrès.

Venant au lendemain d'un débat syndical éprouvant et après un douloureux conflit avec Lénine, ce congrès revêt pour Trotsky une importance considérable. Son bloc avec Lénine contre les gauchistes de l'Internationale a été, d'une certaine façon, une revanche des coups que Zinoviev lui avait portés dans les mois précédents. Et Lénine a démontré, en défendant Trotsky, le prix qu'il accordait à leur « bloc ».

Revenu au premier rang de l'Internationale communiste à travers son congrès de 1921, Trotsky continue d'y jouer un rôle essentiel dans le reste de l'année 1921 et en 1922. C'est l'exécutif de l'Internationale qui, à partir de décembre 1921, engage la bataille pour la politique de front unique ouvrier à laquelle il est pleinement associé.

Mentor du parti français, il se lance dans la bataille contre sa direction qui regimbe. Mais ses succès sont rapides et probants. L.-O. Frossard s'en va, avec plusieurs journalistes et les francs-maçons. En revanche, Barbusse, l'écrivain des tranchées, Pierre Monatte, le symbole de l'internationalisme ouvrier et André Marty, le héros de la mutinerie des « marins de la Mer noire », rejoignent le P.C. Pour lui, c'est véritablement un « nouveau départ » que prennent les communistes français.

La politique du front unique ouvrier apporte également des succès probants au Parti communiste allemand et met en relief ses possibilités considérables. En Allemagne, et pour la première fois, un parti communiste de masse existe en dehors de l'Union soviétique : la perspective même de la prise du pouvoir se concrétise à travers des mots d'ordre de transition élaborés sur la base de l'expérience, comme celui de « gouvernement ouvrier » considéré comme le couronnement du front unique ouvrier.

Le 20 octobre 1922, toujours devant les militants de Moscou, Trotsky – qui vient de passer quatre semaines à préparer les documents et l'axe de l'intervention du P.C.R.(b) dans le prochain IVe congrès trace ses grandes lignes qu'il résume :

« Vous, communistes européens, devez aller aux masses avant d'être confrontés directement à la question de la conquête du pouvoir ; vous devez apprendre à corriger vos erreurs ; vous devez apprendre à conquérir les masses[449]. »

Le IVe congrès mondial de l'Internationale se tient du 5 novembre au 5 décembre 1922, dans la dernière période de demi-activité intellectuelle de Lénine, alors plongé dans sa lutte pour connaître la vérité sur l'affaire géorgienne et sur la voie d'un nouveau bloc avec Trotsky. Lénine a demandé à Trotsky de se charger de la préparation d'une importante partie de ce congrès et il a obtenu, en vue de ce travail, quatre semaines de congé à partir du début de septembre.

C'est par un effet de la confiance renouvelée de Lénine que Trotsky est chargé de présenter au IVe congrès de l'I.C. un rapport sur la Nep, et des thèses dont Lénine lui fera d'ailleurs compliment, à la grande inquiétude de plusieurs. Il présente également des résolutions sur les questions de son ressort et notamment plusieurs sur la « question française ». Il laisse à Zinoviev et à Radek le soin de ferrailler sur les questions stratégiques qui concernent en réalité plus directement l'Allemagne, la défense de la ligne du front unique ouvrier, le mot d'ordre de « gouvernement ouvrier ».

C'est dans sa présentation du bilan du congrès qu'apparaissent ses vues, la conception qu'il a de ce moment et de ce congrès. Les perspectives révolutionnaires demeurent, quand bien même il a fallu revoir sérieusement les attentes anciennes concernant les fameux « rythmes ». L'avantage décisif, qui demeure cependant un des acquis les plus importants de la période, c'est l'existence de la Russie soviétique et celle de l'Internationale communiste, avec les énormes progrès que constituent dans ce domaine l'élaboration d'un programme international et l'élection d'un organisme central par le congrès lui-même.

Ce dernier a, selon Trotsky, discerné deux tâches essentielles : la première est la lutte contre les tendances centristes au sein même de l'Internationale – c'est le cas du parti français – et la seconde, la lutte, déjà soulignée par le congrès précédent comme une urgence, pour « influencer l'écrasante majorité de la classe ouvrière ». Et c'est un aspect tout à fait concret de la lutte pour cette influence dont il montre l'importance, en racontant comment le congrès – en fait sa « commission allemande » – a répondu aux sollicitations des social-démocrates allemands pour un gouvernement de coalition socialiste-communiste dans le land de Saxe :

« Voici ce que nous avons répondu : si vous, nos camarades communistes allemands, vous pensez qu'une révolution est possible en Allemagne, dans les prochains mois, alors nous vous conseillerions de prendre part à un gouvernement de coalition en Saxe et d'y utiliser vos postes ministériels pour faire avancer vos tâches politiques et d'organisation et transformer d'une certaine façon la Saxe en terrain d'entraînement, de façon à posséder un bastion révolutionnaire déjà renforcé dans une période de préparation pour l'explosion proche de la révolution. [...] Mais aujourd'hui vous joueriez en Saxe le rôle d'une annexe impuissante, car le gouvernement saxon est lui-même impuissant devant Berlin, et Berlin est un gouvernement bourgeois. Le K.P.D. a été d'accord avec ces décisions et les négociations ont été interrompues[450]. »

Trotsky explique aux militants russes les perspectives qui sont, cinq ans après l'Octobre russe, celles de la révolution européenne :

« L'heure de la révolution européenne ne sonnera peut-être pas demain. Des mois et des semaines, passeront, plusieurs années peut-être où nous resterons encore l'unique Etat "ouvrier-paysan" dans le monde. En Italie, Mussolini l'a emporté. Sommes-nous garantis contre la victoire de Mussolini allemands en Allemagne ? Pas du tout. Il est bien possible qu'un ministère bien plus réactionnaire que Poincaré vienne au pouvoir en France. [...] Avant de [...] pousser en avant ses Kérensky, la bourgeoisie est encore capable d'avancer ses Stolypine. [...] Ce sera le prologue de la révolution européenne, pourvu que nous soyons capables de nous maintenir, pourvu que l'Etat soviétique demeure debout et par conséquent pourvu surtout que notre parti puisse se maintenir jusqu'au bout[451]. »

Ainsi, curieusement, dans une période où la position de Trotsky s'est considérablement affaiblie dans le Parti communiste russe, son prestige apparaît plus grand qu'il n'a jamais été dans le domaine de l'Internationale.

Connu – autant sinon plus que Lénine – avant la guerre dans le mouvement socialiste international, ayant – avec Lénine – incarné aux yeux du monde l'insurrection d'Octobre et le régime soviétique, orateur ailé et plume d'or des congrès de l'Internationale, il éclipse probablement, dans l'esprit de la plupart des militants, jusqu'à Zinoviev, pourtant président en titre de l'Internationale communiste.

Surtout, sur le terrain de cette dernière, il n'a subi aucun revers, ni aucun démenti cruel de la réalité. Il est demeuré l'un de ses maîtres et éducateurs avec une autorité et une franchise qui en imposent à tous.

XXII. Occasions perdues[modifier le wikicode]

C'est le 6 mars 1923 que Trotsky reçut copie de la lettre adressée par Lénine à Mdivani et à ses camarades géorgiens. Il apprit en même temps que Lénine, inquiet de son propre état de santé, était revenu sur sa première décision de ne pas informer Kamenev, alors sur le point de se rendre à Tiflis pour y prendre part à la conférence du parti géorgien.[452]

Il appela aussitôt Kamenev pour lui communiquer le dossier que Lénine lui avait fait parvenir. Kamenev, de son côté, venait d'apprendre par Kroupskaia l'envoi par Lénine d'une lettre à Staline le menaçant de rompre leurs relations personnelles. Nous avons de cette rencontre un assez long récit de Trotsky, dans Ma Vie :

« Kamenev avait assez d'expérience comme homme politique pour comprendre immédiatement qu'aux yeux de Lénine il s'agissait non seulement de la Géorgie, mais de tout le rôle joué par Staline dans le parti[453]. »

Kamenev, ajoute-t-il, était « fort ému et blême », parce qu'il « sentait le sol se dérober sous lui et ne savait sur quel pied danser[454] ». Pratiquement engagé à la remorque de Zinoviev, comme toujours, dans une alliance contre Trotsky avec Staline, il découvrait brutalement une situation périlleuse qu'il n'avait pas prévue, avec la prise de position de Lénine. Trotsky le rassura et le pria de rassurer ses partenaires, dans ces termes :

« Dites-vous bien, dites aux autres que je n'ai pas la moindre intention d'engager au congrès la lutte pour arriver à des modifications d'organisation. Je suis d'avis de maintenir le statu quo. Si Lénine, avant le congrès, peut se relever, ce qui n'est malheureusement pas probable, nous procéderons ensemble à un nouvel examen de cette question. Je ne suis pas d'avis d'en finir avec Staline, ni d'exclure Ordjonikidzé, ni d'écarter Dzerjinski. [...] Mais je suis d'accord avec Lénine sur le fond. Je veux que la politique nationale soit rapidement modifiée, que la répression exercée en Géorgie contre les adversaires de Staline cesse immédiatement, que l'on en finisse avec la pression administrative du parti, que l'on s'oriente plus fermement vers l'industrialisation et qu'il y ait une collaboration honnête dans les sphères dirigeantes. La résolution de Staline sur la question nationale ne vaut absolument rien. […] J'ai donné à ma résolution la forme d'amendements à celle de Staline pour lui faciliter le changement de direction. Mais il faut que ce changement soit immédiat et net[455]. »

En position de force avec le soutien de Lénine, Trotsky pouvait à la fois être magnanime et exigeant. Il réclamait de Staline l'envoi d'une lettre d'excuses à Kroupskaia et un changement d'attitude à son égard. Il demandait à Kamenev d'œuvrer pour un renversement, à la conférence de Tiflis, de la politique de soutien aux amis géorgiens de Staline. Celui-ci ne s'entêta pas et envoya la lettre ; Kamenev – contrairement à ce que Trotsky a écrit dans Ma Vie – incapable de retourner la situation à Tiflis, y traita tout de même correctement les adversaires de Staline[456].

Mais ce n'étaient là au fond que broutilles. L'important était que Trotsky renonçait à la demande de sanctions exigées par Lénine et proposait de s'en tenir au statu quo, ne remettant pas en cause la position de Staline comme secrétaire général et la composition des organismes dirigeants qui avait permis à la troïka d'imposer sa ligne malgré Lénine.

En fait, il est parfaitement clair que Trotsky avait décidé – le 5 ou le 6 mars, c'est de peu d'importance – de ne pas commencer seul le combat qu'il était prêt à engager en alliance avec Lénine. Les nouvelles de la santé de ce dernier n'étaient pas bonnes : c'est le lendemain qu'il fut frappé par une deuxième attaque. Il semble bien que, par cette décision, il renonçait à une victoire encore à sa portée. Il le reconnaîtra plus tard dans Ma Vie :

« Si j'avais agi à la veille du XIIe congrès dans l'esprit du "bloc" Lénine-Trotsky contre le bureaucratisme stalinien, je ne doute pas que j'aurais remporté la victoire, même sans l'assistance directe de Lénine dans la lutte[457]. »

L'explication de ce refus – d'une certaine manière plutôt une longue hésitation d'engager le combat sans Lénine, après qu'il avait été décidé avec lui, se trouve sans doute dans la peur qu'il éprouvait d'éventuelles interprétations de ses initiatives :

« L'idée du " bloc Lénine et Trotsky " contre les gens de l'appareil et les bureaucrates n'était à ce moment-là entièrement connue que de Lénine et de moi, les autres membres du bureau politique la devinaient vaguement. Les lettres de Lénine sur la question nationale, de même que son " testament", n'étaient connues de personne. Mon action pouvait être comprise, ou, plus exactement, représentée, comme une lutte personnelle pour prendre la place de Lénine dans le Parti et même dans l'Etat. Je ne pouvais songer à cela sans frémir. J'estime que cela pouvait causer dans nos rangs une démoralisation qu'il aurait fallu ensuite payer très cher, même en cas de victoire[458]. »

L'attitude de Trotsky facilita à Staline la sortie de la mauvaise posture où il se trouvait. Elle lui permit même de contre-attaquer très vite. Malgré la bonne volonté de Kamenev, la conférence de Tiflis avait consacré la défaite au vote de la tendance Mdivani-Makharadzé, battue par 124 voix contre 20.

Est-ce pour compenser cette défaillance que Trotsky publie le 20 mars dans la Pravda un article sur la question nationale ? Il y met en garde contre l'illusion répandue dans le parti selon laquelle la prise du pouvoir l'aurait automatiquement réglée. Relevant l'apparition, dans ses rangs, de tendances nationales chez les non-Russes, il assure qu'elles sont la rançon de « la mentalité de grande puissance dans l'appareil du gouvernement en général et même de certains coins du parti dirigeant[459] ». Cette version édulcorée des notes de Lénine sur la question nationale n'est ouvertement dirigée contre personne, mais elle inquiète suffisamment ceux qu'elle vise sans les nommer. Au comité central précédant le XIIe congrès, Trotsky intervient vainement en faveur de mesures minimales dans l'affaire géorgienne. Il réclame le rappel d'Ordjonikidzé – dont Lénine demandait l'exclusion pour deux ans –, remet en cause la fédération caucasienne – qu'il qualifie d'institution centraliste sous un habit fédéraliste –, défend les « minoritaires » géorgiens, victimes, assure-t-il, d'une ligne fausse et n'obtient rien[460].

A la veille même du congrès, un incident éclate qui permet de mesurer l'inconfort de la situation dans laquelle il s'est lui-même placé depuis ses propositions magnanimes à Kamenev. Le 16 avril en effet, la secrétaire de Lénine, Fotieva, de retour d'un congé de maladie, lui écrit ainsi qu'à Kamenev pour leur rappeler l'importance de la lettre de Lénine – dont Trotsky a une copie[461] – sur la question des nationalités. Elle rappelle qu'il avait adressé cette lettre à Trotsky dans le dossier pour qu'il défende leur position commune, indique qu'elle n'a pas d'autres instructions de Lénine quant à ce document très important et demande que faire.

La question posée par Fotieva est double : pourquoi Trotsky n'a-t-il communiqué cette lettre qu'au seul Kamenev ? Doit-on maintenant la rendre publique ? Kamenev informe le bureau politique et se prononce pour la publication. La situation de Trotsky devient difficile. Adam B. Ulam la résume ainsi :

« D'abord, il avait caché au bureau politique le fait qu'il avait reçu une communication de Lénine. Deuxièmement, il avait laissé tomber Lénine ; il n'avait pas livré le combat que Lénine l'avait prié de livrer[462]. »

En fait, ses adversaires au bureau politique peuvent l'accuser : ou bien il a trahi la confiance de Lénine en gardant le secret sur l'existence de cette lettre qui exprimait sa position sur une question fondamentale, ou bien il en a conservé une copie afin de l'utiliser, le moment venu, dans la lutte fractionnelle. Sa première réponse trahit un certain embarras : il assure qu'il ignorait les intentions précises de Lénine à ce sujet, sauf qu'il tenait à l'informer lui ; il ajoute qu'il faut maintenant en informer le comité central et le dégager ainsi personnellement de cette responsabilité, même s'il était décidé de garder le secret[463].

Staline saisit la balle au bond : dans une déclaration au comité central, il exprime sa « surprise » que Trotsky ait dissimulé à la direction un texte d'une telle importance. Il se dit partisan en principe de la publication, mais reconnaît qu'elle est rendue impossible par le fait que Lénine n'a pas revu ces notes. Il laisse également entendre que rumeurs et racontars circulent déjà à ce sujet parmi les délégués dont certains connaîtraient le texte[464].

Trotsky réagit vivement, menace d'en appeler à la commission de contrôle[465]. Staline promet une « rectification » qu'il semble avoir oublié de faire. Finalement, les notes de Lénine sur la question nationale sont communiquées aux membres du C.C. et à un petit nombre de délégués sélectionnés : Trotsky, sur qui pèse le soupçon d'avoir cherché à « conserver secret » le document, se trouve, en outre, privé de la possibilité de le citer et par conséquent de l'utiliser dans le combat politique : il ne sera rendu public... qu'en 1959.

Le XIIe congrès du parti s'ouvre le 17 avril 1923 dans un climat de crise et de rumeurs. Il y a eu bien des manœuvres et des contre-manœuvres pour la désignation des rapporteurs. Trotsky a expliqué qu'en l'absence de Lénine, le rapport politique devait être présenté par le secrétaire général du parti, Staline. Celui-ci a soutenu qu'il devait l'être par le dirigeant le plus populaire, Trotsky – le sens caché de ces politesses ne nous apparaît pas. C'est finalement Zinoviev, choisi par le comité central, qui rapporte sur la situation, Staline étant chargé de la question nationale et Trotsky des problèmes de l'économie.

L'historien américain R.V. Daniels relève que ce congrès, long d'une semaine, a été non seulement le premier tenu en l'absence totale de Lénine, mais aussi le dernier où les délégués ont pu dire à la tribune ce qu'ils pensaient et non lire un texte préparé[466]. Il s'agit en fait d'un congrès très soigneusement organisé par la fraction stalinienne de l'appareil, qui a mis toute son autorité dans la sélection de délégués appartenant à ses rangs : la nette préférence de la salle, dans les applaudissements, pour Staline, au détriment non seulement de Trotsky, mais aussi de Zinoviev, est significative du poids du secrétariat dans le travail de préparation et de l'origine de la majorité des délégués. Quelques voix cependant s'élèvent pour critiquer le régime, et le métallo V.V. Kossior, ancien « déciste », assure que, dans l'état actuel du parti, la critique devient de plus en plus difficile sur le terrain de l'organisation[467].

Staline doit évidemment parler de la question géorgienne dans son rapport sur la question nationale. Il le fait avec la plus extrême prudence. Sur le terrain des principes, il reprend tous les thèmes développés par Lénine et dénonce particulièrement ce qu'il appelle lui aussi « le chauvinisme de grande puissance », les vues « antiprolétariennes et réactionnaires » de ceux pour qui la formation de l'U.R.S.S. est un pas vers la liquidation des « républiques nationales » dont il affirme qu'il faut au contraire assurer le « libre développement ». Mais il s'efforce de présenter les faits et les hommes à son avantage. Il proclame au congrès que ce sont les « nationalistes » qui ont déclenché les hostilités. Surtout, il s'appuie sur la décision de la conférence de Tiflis dont les votes ont massivement approuvé une politique qui est, dit-il, conforme aux principes qu'il énonce[468]. Mdivani et Makharadzé ont beau protester contre la « désinformation », assurer qu'ils ont eu le soutien de Lénine pour leurs positions, ils ne trouvent pas l'oreille du congrès qui voit dans l'affaire une querelle locale subalterne, puisque tout le monde est d'accord sur le fond[469].

Deux interventions pourtant vont poser nettement la question nationale. Rakovsky, chef du gouvernement ukrainien, fait gronder le congrès à plusieurs reprises en dénonçant « l'existence d'un sentiment de chauvinisme de grande nation qui rampe à travers le peuple russe, lequel n'a jamais connu l'oppression nationale[470] ». Critiquant concrètement les nouvelles propositions de Staline pour l'U.R.S.S., il assure aux congressistes que les républiques non russes doivent livrer bataille quotidiennement pour survivre face à l'administration centrale. Boukharine attaque avec plus de force encore, s'en prenant nommément à Staline et à Zinoviev, soulignant que les mises en garde de Lénine ne s'adressaient pas à ceux qu'il traite de « déviationnistes » mais aux « chauvins russes » auxquels, si Lénine était présent, il donnerait une leçon dont ils se souviendraient encore dix ans après[471].

Trotsky, lui, se tait. Mieux, il s'absente pendant la discussion sur la question nationale en invoquant la nécessité de préparer son propre rapport. Quelques jours après la fin du congrès – le 1er mai – il va publier dans la Pravda un article en forme de dialogue commentant la résolution du congrès, dans lequel il insiste sur le lien entre la question nationale et la question paysanne. Mais, au congrès, il est muet. Sans doute a-t-il, dans la logique de son compromis du 6 mars avec Kamenev, décidé de retarder l'ouverture du conflit jusqu'à ce qu'il ait une certitude concernant la santé de Lénine. Mais il n'est pas discutable que, ce faisant, il a rompu l'engagement qu'il a pris auprès de ce dernier de défendre au XIIe congrès leur point de vue commun sur la question géorgienne.

Les raisons de cette attitude sont loin d'être claires. On peut cependant supposer qu'en dehors des problèmes que ne pouvaient manquer de lui poser la question géorgienne et une abstention – qui ne portera pas atteinte à ses liens avec les dirigeants communistes géorgiens –, Trotsky a pu penser que la bataille essentielle devait être livrée sur ce terrain économique où le compromis lui permettait de présenter, au nom de la direction du parti, un rapport dans lequel il faisait triompher ses idées sur l'application pratique de la Nep[472].

Il commence par rappeler que la Nep est une arène. L'enjeu du combat qui s'y livre est résumé par la formule : vers le capitalisme ou vers le socialisme ? Concrètement aujourd'hui, il est résumé par la question : qui a bénéficié de la croissance des forces productives, l'Etat ouvrier ou le capital privé ? Au moment du bilan dans ce congrès, Trotsky salue dans la Nep deux conquêtes capitales : la reprise économique d'abord, l'augmentation des salaires, « condition première du renforcement du prolétariat », ensuite.

Les tâches de la période qui s'ouvre tournent selon lui autour de la nécessité de poursuivre la réanimation économique. Le moyen d'atteindre cet objectif est le maintien et le renforcement de la ville et de la campagne – en termes économiques concrets, la bonne articulation entre l'industrie nationalisée et le marché rural de Russie. Concrètement, cela signifie : les produits de l'industrie nationalisée sont-ils accessibles aux paysans ? Autrement dit, quel est l'écart entre les prix industriels et les prix agricoles, quel est leur mouvement par rapport à l'autre ? Montrant au congrès un diagramme indiquant la chute des prix agricoles et l'ascension des prix industriels – les deux courbes se recoupant en forme de ciseaux, un mot qui va faire fortune –, Trotsky indique que le paysan se trouve maintenant dans une situation dans laquelle il paie les produits industriels presque trois fois plus cher qu'en 1913 : cette dérision d'alliance est pour lui le problème fondamental de la vie économique. Il en conclut l'absolue nécessité de mettre fin à cette situation et de commencer à refermer les ciseaux.

Comment y remédier ? Il le dit brutalement – et la forme de ses affirmations va indigner plus d'un administrateur :

« Nous devons liquider cette magie noire des calculs qui est telle que le vol, le pillage, la dilapidation des fonds publics s'effectuent grâce à des fonds publics, grâce à des calculs arbitraires et faux, beaucoup plus facilement qu'en l'absence de toute comptabilité. [...] Nous avons connu l'époque de la réquisition [...], puis celle de la spéculation. Je crains maintenant que nous ne soyons arrivés à celle du calcul[473]. »

L'objectif est donc de « créer un système comptable qui ne soit pas la couverture du pillage mais qui permettrait une politique de prix de revient afin d'intervenir effectivement sur le marché ».

Fidèle à la position qu'il soutient depuis l'adoption de la Nep, Trotsky défend l'idée de l'organisation du commerce extérieur en fonction des intérêts et des prévisions de l'industrie d'Etat et qui exige évidemment le maintien du monopole. Estimant que le communisme de guerre a été capable de satisfaire les besoins élémentaires de l'armée et des travailleurs, mais non de remplir les tâches d'organisation de l'économie, il ajoute :

« Nous avons clairement reconnu qu'il était impossible de construire l'économie par le seul contrôle planifié centralement, compte tenu du faible niveau économique de notre pays... Nous avons donc fait appel au démon du marché[474]. »

Le fait majeur ici, à ses yeux, est que certains administrateurs ont placé des espoirs excessifs dans le marché. Ce dernier pourrait incontestablement permettre une reconstruction de l'industrie lourde dans un délai de dix ou vingt ans. Mais il s'agirait alors d'une industrie capitaliste privée, ce qui impliquerait qu'on aille au-delà de la Nep qui limitait le nombre des salariés des entreprises privées. Aux yeux de Trotsky, la crise de 1921 a été avant tout non une crise de type capitaliste, mais une crise spécifique du système soviétique, née d'une erreur de prévision sur la question des combustibles. La crise de 1922, crise commerciale, a manifesté non seulement le manque de débouchés pour la production industrielle, mais l'absence d'appareil commercial. Ce n'est pas seulement le « libre jeu de ce qu'on appelle les lois d'airain du marché », mais aussi « notre impuissance organisationnelle face à ces mêmes lois » : les crises découlent surtout désormais des méthodes de planification, de l'inadaptation du marché en tant que tel. Il appartient donc au parti de prendre cette question en main et de mener cette bataille :

« La question de la planification pose dans son essence la question de la direction. [...] Et la direction de l'économie, c'est avant tout la planification, c'est-à-dire la prévision et la coordination[475]. »

Et de revenir sur ce qu'il a déjà, des années durant, expliqué concernant le caractère de la planification qu'il propose : il ne s'agit pas du tout de rigidité administrative comme pendant le communisme de guerre, mais de coordination et de prévision des conditions du marché et d'autre part, du travail de l'Etat. Le plan le plus significatif pour les perspectives à long terme est celui de l'électrification, qui porte sur dix ans : « En attendant, la planification consiste à coordonner les différentes composantes de l'économie[476]. »

C'est en fonction de ces besoins qu'apparaît la nécessité d'un organisme spécial de planification, « un état-major central de l'économie [...], un organe hautement qualifié qui étudierait sans cesse et à fond tous les éléments du plan dans toutes leurs conséquences pratiques, et soumettrait le matériel traité à l'état-major économique »; la Commission du Plan d'Etat (Gosplan) est de ce point de vue une pièce essentielle. Selon ces principes, le Conseil du Travail et de la Défense dirige seul l'économie. Sous son autorité, la Commission du Plan d'Etat vérifie, coordonne, prévoit et oriente[477]. Trotsky poursuit en traçant sa perspective de la Nep et de sa négation finale :

« Nous avons rétabli le marché, la libre concurrence, tout en conservant le pouvoir d'Etat, les moyens de production nationalisés et le monopole du commerce extérieur. Nous savions qu'il nous faudrait nous mesurer durement aux rapports marchands au sein desquels et contre lesquels nous introduirions habilement toujours plus de matière planificatrice. Le succès du socialisme pourra se mesurer à l'élargissement de la planification économique sur la base d'un développement croissant des forces productives. [...] Nous avons adopté cette "nouvelle" politique pour la vaincre sur son propre terrain. [...] Nous étendrons le plan à tout le marché après l'avoir supplanté et anéanti. En d'autres termes, nos succès sur le terrain même de la Nep rapprochent sa liquidation et sa transformation en une politique encore plus "nouvelle", c'est-à-dire la politique socialiste[478]. »

Il manque pour cela un investissement significatif de forces du parti dans les organes économiques et même tout simplement une tentative de sa part pour redistribuer ses forces conformément aux besoins :

« Dans la prochaine période, c'est le parti qui, en liaison avec les organes économiques, choisira les dirigeants, les contrôlera et décidera de leur avancement. C'est là l'élément central de notre thèse en matière économique[479] »

La tâche de l'heure est donc à l'offensive, à la concentration des efforts du parti sur l'économie :

« Je ne sais comment sera la moisson. [...] Mais une bonne récolte signifiera, si nous perdons du terrain, un renforcement de notre adversaire. Car une bonne récolte impliquera un élargissement de la capacité du marché non seulement au profit de l'industrie nationalisée, mais aussi du capital privé. Notre ennemi relèvera la tête, réalisera des bénéfices si nous travaillons à perte. [...] Ce sera la guerre du développement du capitalisme. [...] Nous communistes, nous nous battons pour chaque mètre carré du territoire socialiste, chaque parcelle du capital nationalisé par la planification, la prévision et l'habileté[480]. »

Reprenant l'expression bien connue de Marx sur « l'accumulation capitaliste primitive », le pillage par quoi a commencé le développement capitaliste, Trotsky annonce le début de ce qu'il appelle « accumulation socialiste primitive [...], un mot d'ordre que nous lancerons à tout le pays et à tout le parti afin d'assurer le salut économique et le renouveau culturel », et de sortir le pays de la misère et du sous-développement.

Le rapport de Trotsky ne fait pas l'unanimité au congrès. Bien que, fruit du compromis du 6 mars, il soit présenté comme émanant de la direction tout entière, il soulève la réprobation – muette – de Staline, de Zinoviev et de leurs alliés. Au congrès, le seul incident est provoqué par une intervention de L.B. Krassine qui demande à Trotsky s'il est disposé à pousser jusqu'au bout l'analogie avec l'accumulation capitaliste primitive en justifiant le « pillage » du capitalisme en ses débuts. Trotsky proteste vivement au moment où Krassine cite la fameuse formule de Lord Bentinck sur « les os des tisserands qui blanchissent les plaines des Indes[481] »...

En fait, pour lui, le bilan du XIIe congrès, qui aurait pu signifier bataille et peut-être victoire décisive, est plutôt celui d'une série de revers. Avec le rapport sur l'économie, il a inquiété tous les éléments conservateurs et s'est aliéné les administrateurs rouges. Il a par ailleurs déçu, par son silence, tous ceux qui étaient venus avec l'espoir de le voir lever le drapeau de la démocratie ouvrière et lancer la bataille contre l'appareil et le traitement inique infligé aux communistes géorgiens.

A-t-il pour autant rassuré ses adversaires ? On peut en douter. La peur qu'il leur inspire est de celles que n'apaisent ni les promesses ni même un silence d'une semaine. La comité central nouvellement élu – une quarantaine de membres – compte nombre d'apparatchiki de la clientèle de Staline et seulement trois amis politiques de Trotsky : Rakovsky, Radek et Piatakov. Ceux que l'on commence à appeler la troika, les « trois » – Zinoviev, Kamenev et Staline –, dominent le bureau politique, où Boukharine va commencer à se rapprocher d'eux. La commission de contrôle, élargie conformément au vœu de Lénine, est, elle aussi, contrôlée par des fidèles du secrétariat, à commencer par son vice-président Kouibychev, un ancien de Tsaritsyne.

Trotsky a voté pour toutes les résolutions du XIIe congrès et ainsi cautionné la direction élargie qui en sort. Son abstention dans la bataille sur la Géorgie l'a fait prisonnier de ceux qui ont agi alors qu'il attendait les bras croisés. Il n'a finalement jamais donné d'explication vraiment convaincante de cette attitude suicidaire dans un moment aussi décisif. Mais au même moment, en Allemagne, se développe une situation telle qu'elle va, pendant quelque temps, reléguer à l'arrière-ban toutes les manœuvres d'appareil et les opérations de congrès et ouvrir à la révolution russe des perspectives pratiquement fermées depuis le début des années vingt. La révolution allemande – le parti russe tout entier en est convaincu – se lève de nouveau à l'horizon.

Ce n'est qu'à la mi-août, alors qu'une grève de trois jours lancée par un comité d'action des conseils d'usine en principe dirigé par des communistes, échappe à ses organisateurs et provoque la chute du gouvernement Cuno, que les dirigeants de l'Internationale communiste ont commencé à s'intéresser de près à l'Allemagne où se développait, depuis le début de l'année, une situation exceptionnelle à tous égards.

L'occupation de la Ruhr par les troupes franco-belges à partir du 11 janvier 1923 a déclenché une crise sévère dont le trait le plus spectaculaire est sans doute une inflation galopante qui a pris, dès les premiers mois de l'occupation, un rythme et des proportions de catastrophe : à l'été 1923, le mark est tombé si bas qu'il n'a pratiquement d'usage que pour le paiement des salaires – à cours forcé – et que toutes les transactions commerciales se font en or ou en devises.

Les fortunes se font et se défont du jour au lendemain. La petite bourgeoisie est dans l'ensemble complètement dépouillée. Les salaires ouvriers, plus fréquemment réajustés, sont tout de même nivelés très bas, au quart de ceux d'avant la guerre. S'y ajoutent le chômage et la disette dans les villes. La classe ouvrière, les travailleurs au sens le plus large du terme sont ainsi en quelque sorte réunifiés au plus bas niveau de ressources, l'aristocratie ouvrière étant purement et simplement gommée par la double chute du mark et des salaires qui ne leur donne qu'un avantage infinitésimal.

Les organisations traditionnelles – syndicats et S.P.D. – s'effondrent : leurs immenses ressources fondées sur les millions de marks des cotisations des syndiqués, ne valent plus guère que leur poids de papier. L'armée et la police, frappées par la paupérisation, sont en pleine décomposition. Les communistes recrutent à tour de bras, progressent dans les organisations syndicales, notamment dans les corporations décisives comme les métallurgistes. Ils occupent également d'importantes positions dans des organisations de type nouveau, comités d'usine, comités de contrôle, organisent la lutte contre les hausses, le trafic et la disette, créent des centuries prolétariennes enfin, véritables milices ouvrières – déjà plus de 25 000 hommes en Prusse quand le gouvernement social-démocrate les interdit en mai et les refoule dans la clandestinité[482].

Les communistes allemands ont, avec beaucoup de discipline, appliqué les mots d'ordre de l'Internationale en vue de la conquête des masses. Leurs dirigeants considèrent, en cette première moitié de 1923, qu'ils ne sont pas éloignés d'avoir rallié la majorité de la classe ouvrière : ils se disposent maintenant à disputer aux nationalistes et à l'extrême droite la petite bourgeoisie enragée par sa paupérisation et « l'humiliation nationale » de Versailles et de la Ruhr. Dans les rangs du K.P.D., une gauche, qui est au fond l'héritière des gauchistes de 1921 et de la théorie de l'offensive, proclame depuis, à chaque instant, que le moment est venu de la prise du pouvoir. Face à ses porte-parole, Ruth Fischer et Maslow, la droite, derrière le président du parti, le maçon Heinrich Brandler, se contente d'avancer à petits pas sur la route tracée par le IVe congrès. Pour la direction allemande comme pour le président de l'Internationale, l'Allemagne est bien à la veille de la révolution, mais celle-ci peut se faire attendre une année et plus encore.

Quand les dirigeants du P.C., devant l'interdiction en Prusse de leur manifestation « antifasciste » prévue pour le 29 juillet, demandent l'opinion de l'Internationale pour savoir s'ils doivent s'incliner ou passer outre, les Russes se divisent. Radek, qui assure la permanence à Moscou, pense qu'il ne faut pas « forcer la lutte », mais consulte les autres qui se trouvent en vacances. Zinoviev et Boukharine disent qu'il faut maintenir la manifestation. Staline qu'il faut « retenir les Allemands » et Trotsky, faute d'éléments suffisants d'informations, répond qu'il n'a pas d'opinion. Le K.P.D. organise finalement une série de meetings[483].

La grève d'août, qui se répand comme une traînée de poudre et fait tomber le gouvernement, révèle brutalement aux dirigeants russes le caractère nouveau de la situation[484]. Zinoviev, en vacances dans le Caucase, écrit le 15 août que la crise révolutionnaire approche et avec elle le moment où « il faudra de l'audace, toujours de l'audace, encore de l'audace », Boukharine est convaincu, et Radek se laisse convaincre, Trotsky a obtenu des informations directes de deux dirigeants communistes allemands, Walcher et Enderle, et se prononce pour la préparation de l'insurrection[485].

Le bureau politique du P.C.R., élargi à quelques experts dont Piatakov et à des représentants de l'Internationale – Radek, Kuusinen – et du parti allemand – Hoernle et Walcher –, se réunit le 23 août. Radek, qui rapporte, conclut que la révolution allemande vient d'entrer dans une phase supérieure. Trotsky surenchérit : il faut passer immédiatement à la préparation de l'insurrection. Zinoviev est peut-être un peu moins catégorique sur les rythmes, mais il le suit, de même que Boukharine, enthousiaste comme toujours. Staline, lui, est sceptique, émet des réserves, parle plutôt du printemps 1924, mais n'insiste pas devant l'accord des autres. La décision est prise. Le bureau politique est convaincu que le moment décisif approche[486]. Il nomme une commission de quatre membres, la « commission allemande », pour superviser le travail et, sur ses instructions, l'exécutif de l'I.C. convoque à Moscou une conférence secrète chargée de préparer l'Octobre allemand. La conviction des Russes a gagné tout le monde à l'I.C.[487].

Trotsky est au centre des préparatifs, car il est de toute évidence le spécialiste de l'insurrection. En quelques jours l'atmosphère de la direction du parti, et au moins des grandes villes du pays, se transforme, électrisée par la perspective d'une victoire dont on attend qu'elle brise définitivement l'isolement des communistes russes et constitue « le bloc de 200 millions d'hommes » qui va permettre de « conquérir le monde ». La jeunesse – et au premier rang les jeunes ouvriers entrés dans les Rabfaki, facultés ouvrières à l'Université – se mobilise, retrouve l'enthousiasme de ses aînés de 1917, l'ambiance fiévreuse des meetings de masse, dans la collecte du trésor de guerre en or et la constitution de la « réserve allemande » en grains[488].

Plusieurs discussions se croisent dans les conférences préparatoires. Zinoviev, par exemple, souhaite l'élection de conseils ouvriers, sur le modèle des soviets, avant la prise du pouvoir. Trotsky ne le suit pas : il pense que les comités d'usine peuvent parfaitement jouer dans les semaines à venir le rôle des soviets en Russie et qu'on pourra élire des conseils plus tard. C'est son point de vue, partagé aussi par le dirigeant allemand Brandler, qui l'emporte[489].

La discussion est également très vive sur la question de la fixation d'une date pour l'insurrection. Radek et Brandler sont opposés à la fixation d'une date à l'avance[490], Trotsky propose le 7 novembre et reproduit ses arguments dans la Pravda :

« La révolution possède une immense puissance d'improvisation mais elle n'improvise jamais rien de bon pour les fatalistes, les amateurs et les imbéciles, La victoire provient d'une analyse politique correcte, d'une organisation correcte et d'une volonté de frapper le coup décisif[491]. »

Le conflit le plus sérieux porte sur une question de personnes. Brandler, qui a en Trotsky une immense confiance, demande que l'organisateur de l'Octobre 1917 soit envoyé sur place en Allemagne pour diriger sur le terrain cette insurrection dont il a élaboré grandes lignes et détails. Zinoviev fait opposition à ce projet qui eût, en cas de succès, assuré définitivement l'autorité de Trotsky dans le parti de l'Internationale : arguant que pareille responsabilité ne peut être confiée qu'au président de l'Internationale, il pose sa candidature. Manque de confiance en lui ? Crainte qu'un échec ne les compromette ? En tout cas, ses alliés de la troïka se rabattent sur un compromis : c'est la « commission allemande » elle-même, formée de Radek, Piatakov, Ounschlicht et Schmidt, qui se rendra en Allemagne à la veille de l'insurrection et exercera sur place la responsabilité des décisions suprêmes[492].

Le travail de préparation de l'insurrection est probablement, dans le soin apporté à chaque détail et à chaque question, un chef-d'œuvre de minutie dans son genre : construction d'un appareil militaire (M-Apparat), division du pays en commandements militaro-politiques, envoi d'instructeurs, développement et encadrement des centuries prolétariennes, achat d'armes. De son côté, le parti allemand organise la mobilisation de ses militants, le passage des cadres dans la clandestinité, leur affectation à un poste de combat[493].

Ruth Fischer, convoquée à Moscou pour représenter la gauche du parti allemand dans les travaux préparatoires, nous a laissé un tableau très vivant du départ de Brandler de Moscou pour l'Allemagne, le 9 ou le 10 octobre :

« En quittant le Kremlin, je vis Trotsky disant au revoir à Brandler, qu'il avait accompagné de sa résidence à l'intérieur du Kremlin à la porte Troitzky – un geste inhabituel d'extrême politesse. Ils étaient debout, là, dans la vive lumière d'un après-midi d'automne, l'épais Brandler, dans son costume civil froissé, et l'élégant Trotsky dans son uniforme bien coupé de l'Armée rouge. Après les dernières paroles, Trotsky embrassa tendrement Brandler sur les deux joues, à la manière russe. Connaissant bien les deux hommes, je pus voir que Trotsky était vraiment ému ; il sentait qu'il souhaitait bonne chance au chef de la révolution allemande, à la veille d'événements grandioses[494]. »

Le plan d'action avait été déterminé dans les derniers jours de septembre : les communistes entraient dans les gouvernements de Saxe et de Thuringe dirigés par les social-démocrates de gauche, lesquels devenaient ainsi les « gouvernements ouvriers » du programme de l'Internationale. C'est ainsi que Brandler entra en Saxe dans le gouvernement dirigé par le social-démocrate de gauche, le docteur Zeigner. Les ministres communistes allaient utiliser leurs positions pour armer le prolétariat, constituer sur place des bastions, et mobiliser toute la classe ouvrière pour leur défense. L'insurrection devait être déclenchée dans le pays tout entier à travers la grève générale de défense des « gouvernements ouvriers ».

Les premières étapes se déroulent sans accroc. Le 19 octobre, le gouvernement du Reich a ordonné au général Müller de rétablir l'ordre en Saxe – une mesure qui vise évidemment les ministres communistes. On annonce pour le 21 octobre, à Chemnitz, la tenue d'une conférence des comités d'usine de Saxe : pour les communistes, c'est elle qui, en lançant l'appel à la grève générale dans tout le pays pour la défense de la Saxe ouvrière, donnera le signal de l'insurrection allemande.

Le même 19 octobre, Trotsky prend la parole devant le congrès provincial des ouvriers de la métallurgie à Moscou :

« Nous traversons des mois et des semaines tels qu'il s'en produit rarement en mille ans et qui sont peut-être sans précédent dans l'Histoire. Avant la révolution d'Octobre, nous considérions comme l'événement le plus important et le plus proche de nous la Grande Révolution française et les événements qui l'ont suivie, y compris les guerres napoléoniennes. Mais ces événements étaient profondément insignifiants à côté de ceux qui approchent maintenant en Europe centrale. La révolution prolétarienne a mûri en Allemagne[495]. »

Pour lui, toutes les conditions sont réunies pour la victoire de cette révolution. L'Allemagne est un pays développé, à l'industrie fortement concentrée, où l'organisation de l'économie sera plus facile qu'en Russie. Il y avait en Russie 3 millions d'ouvriers sur 150 millions d'habitants ; il y a en Allemagne 15 millions d'ouvriers d'industrie et 3 millions d'ouvriers agricoles pour 60 millions d'Allemands. La social-démocratie allemande, devenue une agence de la bourgeoisie, a fait obstacle à la marche du prolétariat au pouvoir après la guerre. Mais elle est maintenant affaiblie, et il existe un véritable parti communiste, trempé et aguerri.

Sur le plan militaire, la bourgeoisie allemande dispose d'une armée de 100 000 hommes, dispersés dans tout le pays, d'une police de 135 000 membres peu disposés à mourir pour le règne du capitalisme. Les fascistes, enfin, disposent de 200 000 à 300 000 volontaires encadrés par des officiers, mais Trotsky est certain que les forces des centuries prolétariennes ne peuvent leur être inférieures.

L'entrée des communistes dans le gouvernement de Saxe est, selon lui, une décision révolutionnaire. Pris entre la classe ouvrière et le Parti communiste qui la représente, d'une part, et la menace de la Reichswehr du général Müller de l'autre, les dirigeants social-démocrates du gouvernement saxon ont appelé le prolétariat allemand à défendre la Saxe : la guerre civile est sur le point d'éclater.

La question est pourtant de savoir si les ouvriers allemands pourront conserver le pouvoir conquis, dans la situation internationale du moment. Les perspectives sont favorables, pour Trotsky. Bien qu'on ne puisse avoir aucune certitude, on peut penser que la Grande-Bretagne n'interviendra pas sur le continent, qu'une « intervention française dans l'Allemagne révolutionnaire n'est pas seulement impraticable mais [qu'] elle serait pure folie ». Trotsky ne croit pas à une intervention polonaise, mais, si elle se produit, même sous la forme d'un blocus de l'Allemagne ouvrière, la Russie soviétique doit être prête à se battre :

« Nous sommes prêts à payer cher la paix, mais nous ne permettrons pas que notre pays meure économiquement et que le prolétariat allemand meure de faim. [...] La guerre n'est pas souhaitable, elle n'est pas inévitable, mais elle est probable. Si elle venait, ce serait une guerre qui nous aurait été imposée[496]. »

Le 20 octobre, devant le congrès du syndicat des ouvriers du transport, le 21, à la conférence des travailleurs politiques de l'Armée et de la Flotte rouges, Trotsky revient sur la situation allemande, explique, argumente mieux ou plus longuement. Devant les travailleurs du transport, il s'interroge :

« Que va-t-il arriver au moment décisif ? Le Parti communiste allemand, ayant gagné la confiance de la majorité de la classe ouvrière, se révélera-t-il capable, trouvera-t-il en lui-même assez de trempe, de volonté, de résolution, pour réaliser un soulèvement armé et s'emparer au combat du pouvoir d'Etat[497] ? »

Il explique que les éléments avancés du parti et l'Internationale ont bien compris qu'il ne fallait pas « attendre » la révolution comme un phénomène objectif qui doit « arriver » :

« Cette révolution est déjà arrivée, elle est déjà autour de nous, mais, pour qu'elle ne nous passe pas à côté ou par-dessus, en tant que parti, nous devons nous fixer la tâche d'écraser l'ennemi dans une bataille révolutionnaire ouverte. [...] Il nous faut passer du niveau de l'agitation, de la propagande et de la prévision des événements, à celui des affrontements militaires-révolutionnaires, du soulèvement armé et de la prise du pouvoir[498]. »

Évoquant les difficultés du Parti bolchevique à la veille de l'insurrection, les désaccords publics au sommet, il assure :

« Il est à craindre qu'en Allemagne, les vacillations internes du parti communiste soient plus substantielles, plus importantes et par conséquent plus dangereuses qu'elles ne l'ont été pour nous à la veille du 25 octobre 1917[499]. »

Il défend également longuement l'entrée des communistes dans le gouvernement saxon, jugée « opportuniste » par plusieurs délégués, en expliquant qu'il s'agit en réalité d'un coup porté au parti social-démocrate. Il développe :

« Vous connaissez tous le profond attachement qu'un ouvrier ressent pour l'organisation qui, la première, l'a éveillé, élevé, organisé, faisant de lui un être conscient. C'est ce sentiment d'un lien intime que les ouvriers allemands éprouvent avec le Parti social-démocrate. Ce parti les a certainement trahis, mais, tout de même, autrefois, sous Hohenzollern, il les a éveillés et, pendant des décennies, les a éduqués et il est dur pour les ouvriers, même ceux qui ont compris qu'il est sur une mauvaise pente, de rompre avec lui. [...] C'est un pas très douloureux à franchir, pour un ouvrier, quand il a été lié pendant de longues années avec une organisation et qu'il lui faut maintenant faire brutalement ce pas[500]. »

Or il pense que le spectacle d'un gouvernement social-démocrate-communiste et d'un combat commun en Saxe et en Thuringe va contribuer à la démolition du mur que les social-démocrates ont tenté de dresser entre la classe ouvrière allemande et le parti communiste.

Devant la conférence des travailleurs politiques de l'armée, le 21 octobre 1923, il revient encore sur la question du gouvernement ouvrier de Saxe, expliquant qu'il n'est pas une coalition sur la base de la démocratie parlementaire, mais comme « une manœuvre militaire-révolutionnaire visant à occuper une position solide, à détenir des armements sur une fraction du territoire, avant l'heure des actions décisives[501] ».

Il ajoute aussi une remarque de stratégie militaire : il ne faut pas oublier qu'il se déroule en Allemagne une lutte de classes réduite à une « formule très simple – la lutte des masses prolétariennes contre les détachements de combat des fascistes[502] ». Ces derniers – au nombre desquels figure, comme on sait, le parti nazi d'Adolf Hitler –ont déjà leur place d'armes, la Bavière. Saxe et Thuringe, où s'organisent les centuries prolétariennes, sont à leur tour devenues des places d'armes, celles du prolétariat.

Au moment pourtant où Trotsky prononce ce dernier discours, le plan tout entier de l'insurrection est en train de s'enrayer.

La conférence de Chemnitz, le 21 octobre, se sépare en effet sans avoir lancé l'appel attendu à la grève générale. Les social-démocrates de gauche du docteur Zeigner ont reculé au dernier moment, et les dirigeants communistes – Brandler en tête – sont restés interdits et comme passifs devant cette retraite inattendue. Le soir même la centrale allemande, le lendemain la « commission », décident la suspension des préparatifs d'insurrection : celle-ci n'éclatera que dans la ville de Hambourg, par suite d'une erreur de transmission. Dès lors, tout s'effondre très vite. Le 27, le gouvernement du Reich somme Zeigner de démissionner ; le 29, il nomme à sa place un commissaire du Reich, et la Reichswehr expulse les « ministres ouvriers » de leurs bureaux. Le 30, Zeigner démissionne pour laisser la place à un gouvernement social-démocrate sans communistes. Il n'y a eu finalement que quelques échauffourées, ici ou là, plusieurs dizaines de morts ouvriers. Il y a surtout une immense désillusion dans les rangs des communistes[503].

Nous ne disposons d'aucun document ou témoignage qui nous permette d'apprécier ce que fut la réaction de Trotsky devant le recul, qu'il allait être le premier à oser qualifier de « défaite », de la révolution allemande. Le coup était dur, et pas seulement comme l'ont souligné de nombreux auteurs, parce qu'il s'agissait de son plan et que les dirigeants qui donnaient l'ordre de reculer, Piatakov et Radek, ainsi que Brandler, étaient ses proches ou passaient pour tels.

Le « fiasco » d'octobre 1923 consacrait en effet de nouveau l'isolement de la révolution russe, le report à des années d'une perspective, un instant entrevue dans le proche horizon, celle de la révolution allemande salvatrice. Il renversait le rapport des forces, contre Trotsky, en faveur du repli frileux et prudent préconisé depuis des années par les hommes de l'appareil, sceptiques et mal à l'aise devant la révolution. Les développements de l'Histoire jouaient décidément désormais contre l'homme qui s'était identifié à la révolution européenne.

Mais l'échec allemand avait une autre conséquence, ignorée de nombre de commentateurs : il rendait inévitable le conflit, à la tête du Parti bolchevique, remis jusque-là par Trotsky dans l'attente de la guérison de Lénine. Les quelques mois d'exaltation révolutionnaire dans la préparation de l'Octobre allemand avaient éveillé en Russie une jeune génération qui, piaffant d'ardeur au combat, était maintenant prête à affronter cette bureaucratie qui incarnait la défaite.

Trotsky ne pouvait plus ni reculer ni attendre.

XXIII. Débat sans Lénine[modifier le wikicode]

Les difficultés au sommet du P.C. russe, à la veille du XIIe congrès, avaient fait passer au second plan le début des événements d'Allemagne. Le déclenchement d'une crise révolutionnaire dans ce pays, à partir de la mi-août, rejeta à l'arrière-plan, à leur tour, toutes les questions du parti russe. Finalement, la défaite allemande fit exploser le tout, sans que personne puisse, cette fois, songer à attendre la guérison ou au moins une certitude à court terme quant à l'issue de la maladie de Lénine.[504]

Dans le conflit qui se noue au sommet, deux éléments nouveaux sont apparus au grand jour.

Le mot de « léninisme » a d'abord surgi dans la presse, la première fois sans doute, sous la plume de Kamenev dans une polémique contre Ossinsky[505]. Destiné à désigner la pensée de Lénine sous une forme vulgarisée, un peu à la façon d'un catéchisme, le terme était impensable lorsqu'il était en pleine possession de ses moyens. On s'apercevra bientôt que dans la bouche des dirigeants le terme n'a de sens que par opposition à la notion de « trotskysme » en tant que corps étranger dans le Parti bolchevique. Trotsky ne bronche pas. Mieux, il va lui-même reprendre le terme et l'utiliser comme un synonyme de « bolchevisme » dans le cours des discussions.

Ensuite, un élément nouveau apparaît dans ces lendemains du XIIe congrès qui a vu la victoire de Staline et de Zinoviev sur un Trotsky silencieux, mais aussi l'ascension du premier au détriment du second. Il s'agit d'une affaire significative du point de vue des relations entre le Parti et l'Etat et, plus concrètement, entre le secrétariat général et le pouvoir, à propos d'une affaire sensible, la question nationale.

Dans les derniers jours d'avril, en effet, le communiste tatar Sultan-Galiev, ancien collaborateur de Staline au commissariat du peuple aux Nationalités, a été arrêté, à l'initiative du secrétaire général. L'homme semble avoir été très sensibilisé à la situation faite aux aspirations nationales des minorités de l'U.R.S.S. depuis 1921 au moins. Il semble que la police politique, le G.P.U., ait intercepté, en mars 1923, une lettre qu'il aurait adressée à des camarades d'Oufa, dans laquelle il qualifiait la politique soviétique officielle de « chauvinisme grand-russe », et qu'il se proposait de prendre l'initiative d'un regroupement des délégués des P.C. des différentes minorités nationales au congrès où il était délégué à titre consultatif[506].

Sultan-Galiev a été arrêté, sur ordre personnel de Staline, quelques jours après le XIIe congrès, et accusé d'avoir créé une « organisation criminelle, contre-révolutionnaire et ennemie du prolétariat russe ». Zinoviev et Kamenev ont donné selon le témoignage de Kamenev, leur accord à cette première arrestation, pour raisons politiques, d'un membre éminent du parti, ordonnée par Staline[507]

Mais l'été de 1923 est alarmant à bien d'autres égards. La crise des ciseaux s'aggrave brusquement à partir de juillet où les prix industriels atteignent 190 % de leur niveau d'avant-guerre tandis que les prix agricoles continuent de stagner aux environs de 50 %. L'augmentation de la productivité qui a été décidée pour faire baisser les prix industriels passe par une concentration des entreprises qui augmente le nombre des chômeurs, passé de 500 000 officiellement enregistrés à l'automne 1922, et monté maintenant à 1 250 000. La différenciation des salaires, plus marquée dans l'industrie des biens de consommation que dans l'industrie lourde, et dans l'industrie privée que dans l'industrie d'Etat, provoque aussi un très vif mécontentement.

Ce sont ces questions qui sont à l'ordre du jour au comité central de septembre. La majorité maintient la ligne – report du développement de l'industrie lourde, décision administrative de baisse des prix industriels, efforts pour l'ouverture des marchés étrangers et exonérations fiscales pour les paysans – on renvoie aux « industriels rouges » le soin de prendre les mesures d'urgence nécessaires pour abaisser le coût de fonctionnement et l'élévation de la productivité.

Dans le même temps, alors que l'appareil, conduit par le secrétariat, perfectionne presque quotidiennement son contrôle sur le parti, la base de ce dernier donne des signes qui indiquent un indiscutable passage de la lassitude à la colère. Des grèves éclatent ici ou là, débouchant parfois sur des manifestations. De petits groupes – le Groupe ouvrier de Miasnikov et Kouznetzov, le groupe de la Vérité ouvrière – s'agitent, prennent contact avec les anciens opposants ou les organisateurs du mouvement. On parle à mots couverts d'un projet de manifestation ouvrière de masse pour les revendications, sur le modèle de celle de janvier 1905. En septembre, il y a une vingtaine d'arrestations, dont celle de Kouznetzov. Les rapports du G.P.U. soulignent que non seulement il y a des membres du parti impliqués, mais ils se plaignent aussi du silence complice d'autres membres du parti qui protègent en fait ces « conspirateurs ». Au comité central, le trouble est si grand que Dzerjinski lui-même, le chef du G.P.U. assure :

« Le dépérissement du parti, le déclin de sa vie intérieure, la prédominance de la nomination sur l'élection, peuvent devenir un danger politique et paralyser notre parti dans sa direction politique de la classe ouvrière[508]. »

Il est chargé de la direction d'une sous-commission ad hoc sur cette question.

Un sérieux accrochage se produit aussi sur les questions militaires. Trotsky s'oppose avec violence à la proposition d'introduire dans le conseil militaire révolutionnaire plusieurs membres du comité central, dont Staline. Finalement les auteurs de la proposition se contentent de prévoir l'entrée dans cet organisme de Lachévitch, un collaborateur de Zinoviev et de Vorochilov. Kouibychev, un homme de Staline, donne avec beaucoup de franchise à Trotsky la clé de l'opération :

« Nous estimons nécessaire de commencer le combat contre vous, mais nous ne pouvons pas déclarer que vous êtes notre ennemi : c'est pourquoi nous recourons à ces méthodes[509]. »

Tout ne va pourtant pas pour le mieux dans la coalition au pouvoir. Zinoviev voudrait la rééquilibrer après le XIIe congrès. Pendant les vacances qu'il passe à Kislovodsk, dans le Caucase, il en parle avec Boukharine, Lachévitch, Evdokimov et Vorochilov : il sort de cette rencontre un projet de « politisation » du bureau d'organisation en coiffant le secrétariat d'un organisme responsable comprenant Staline, Trotsky et un troisième, Zinoviev, Kamenev et Boukharine. Informé, Staline vient lui-même parler du projet avec Zinoviev et Boukharine et fait accepter une contre-proposition, l'entrée au bureau d'organisation de tous les autres membres du bureau politique[510].

L'élection de Zinoviev et de Trotskv comme titulaires, de Boukharine comme suppléant du bureau politique ne porte pourtant pas atteinte à l'autorité de Staline : Trotsky ne viendra jamais au bureau d'organisation. L'historien américain Robert V. Daniels, parfois plus heureux dans ses jugements, écrit que « la victoire était destinée à l'homme qui ne jugeait pas au-dessous de lui le travail terre à terre d'organisation[511] » : c'est méconnaître le véritable enjeu. Le contrôle du bureau d'organisation pouvait en effet constituer l'enjeu d'un conflit entre Staline et un autre apparatchik. Mais la question de l'autorité de Trotsky ne pouvait se régler que dans les rues des villes allemandes ou les assemblées générales des militants du parti russe.

C'est le rapport de Dzerjinski au comité central d'octobre qui met le feu aux poudres. L'étude à laquelle s'est livrée la sous-commission qu'il a dirigée le conduit en effet à spécifier qu'il faut imposer aux membres du parti, lesquels connaissent l'existence de groupements au sein du parti, de les dénoncer au G.P.U., au comité central ou à la commission centrale de contrôle.

Trotsky proteste par écrit. La nécessité même d'une telle résolution lui paraît un symptôme significatif de la dégradation de la situation du parti. Dans sa lettre du 8 octobre[512], il constate que la proposition Dzerjinski révèle l'existence dans le parti à la fois de « groupements illégaux d'opposition », éventuellement dangereux, et d'un état d'esprit pouvant autoriser des militants à garder pour eux des informations là-dessus. La cause d'une telle situation n'est pas à chercher en dehors du régime du parti. Il assure :

« Aux moments les plus héroïques du communisme de guerre, le système des nominations à l'intérieur du parti n'avait pas le dixième de l'étendue qu'il a maintenant. La nomination par en haut des secrétaires de comités provinciaux est désormais la règle. Cela donne au secrétaire une position d'indépendance par rapport à l'organisation locale[513]. »

Il situe la période cruciale au lendemain du XIIe congrès, écrivant:

« Le XIIe congrès du parti s'est déroulé sous le signe de la démocratie. A cette époque, bien des discours pour la défense de la démocratie ouvrière m'ont paru exagérés et dans une certaine mesure démagogiques, étant donné l'incompatibilité foncière d'un régime de dictature avec une démocratie ouvrière absolue. Mais il était cependant bien évident que la période du communisme de guerre devait faire place à une responsabilité du parti plus large et plus active. Toutefois, le régime actuel, qui a commencé à se former avant le XIIe congrès et qui a été codifié et renforcé ensuite, est beaucoup plus éloigné de la démocratie ouvrière que le régime en vigueur aux moments les plus critiques du communisme de guerre[514]. »

La protestation devient réquisitoire :

« La bureaucratisation du parti s'est développée dans des proportions inouïes par la méthode de la sélection des secrétariats. [...] On a créé de larges couches de militants entrés dans l'appareil de gouvernement qui renoncent complètement à leurs opinions propres sur le parti (ou tout au moins à l'exprimer ouvertement), comme si la hiérarchie bureaucratique était l'appareil qui crée l'opinion et les décisions du parti. Au-dessous de ces couches, s'abstenant d'avoir une opinion à elles, se trouvent les larges masses du parti pour qui toute décision a la forme d'un ordre ou d'une sommation. Il se manifeste dans ces masses, qui sont les fondements mêmes du parti, un mécontentement tout à fait inusuel. Ce mécontentement ne s'efface ni par l'échange public d'idées dans les assemblées du parti, ni par l'influence de la masse sur l'organisation du parti [...] : il s'accumule en secret et nous conduit ainsi à des déchirements internes[515]. »

Trotsky assure être plus intéressé par le souci de rétablir une pratique correcte que d'attaquer la direction en place. Rappelant tous les compromis auxquels il a été partie prenante, il souligne :

« Il n'est pas un membre du comité central ni de la commission centrale de contrôle, qui ne sache que, tout en combattant sans restrictions, à l'intérieur du comité central, la politique erronée qu'on y pratique, je me suis refusé à soumettre la lutte qui s'y poursuit au jugement du plus petit cercle de camarades, fût-ce même de ceux qui seraient qualifiés pour occuper des postes importants dans le parti, si le cours de ce dernier était ce qu'il doit être[516]. »

Considérant cette étape comme révolue à la lumière de l'expérience, il avertit qu'il n'en sera plus ainsi désormais :

« Étant donné la situation [...], je considère qu'il est non seulement de mon droit mais de mon devoir de faire connaître le véritable état de choses à tout membre du parti que je considère comme suffisamment préparé, expérimenté, maître de soi et capable, par conséquent, d'aider le parti à sortir de cette impasse sans convulsions fractionnelles[517]. »

La réponse du bureau politique à la lettre de Trotsky n'est, comme le souligne Max Eastman, « rien de plus qu'une grossière attaque personnelle[518] ». Trotsky est accusé d'avoir, « depuis déjà plusieurs années », attaqué le comité central pour des raisons d'ambition personnelle, et d'avoir refusé le poste de vice-président du conseil des Commissaires du peuple, offert par Lénine[519]. « Pour lui, dit le bureau politique, il n'est qu'une formule : "Tout ou rien"[520]. » Trotsky se contentera, le 23 octobre, d'énumérer la liste des questions sur lesquelles il a été du côté de Lénine contre la majorité du bureau politique.

A cette date, un autre événement s'est produit, auquel il n'est pas possible d'imaginer que Trotsky ait pu être étranger : la naissance de ce qu'il appellera plus tard « l'Opposition de 1923 » et qu'il faut sans doute considérer comme une initiative des premiers de ceux à qui il fait connaître « le véritable état de choses ». C'est en effet le 15 octobre que quarante-six vieux-bolcheviks ont remis au bureau politique une déclaration commune qui critique sévèrement la politique économique et plus encore le régime du parti[521]. Signée de deux anciens secrétaires du parti – Préobrajensky et Sérébriakov –, de vieux camarades d'idées de Trotsky comme eux – I.N. Smirnov, Mouralov, Piatakov – et d'anciens décistes – Sapronov, V.M. Smirnov, V.V. Kossior –, elle met en garde contre ce qu'elle appelle l'absence de direction économique et le risque d'une sérieuse crise économique. Par ailleurs, ces hommes - il manque les signatures des diplomatesKrestinsky et Rakovsky - affirment nettement :

« Le parti a cessé dans une mesure considérable d'être une collectivité indépendante vivante. [...] On observe une division croissante entre une hiérarchie de secrétaires [...], les fonctionnaires du parti recrutés par en haut, et la masse du parti qui ne participe pas à sa vie commune[522]. »

Les membres du parti ont maintenant peur d'exprimer critiques ou désaccords. Il n'y a plus de discussion véritable, et c'est la hiérarchie des secrétaires qui désigne les délégués pour les congrès et conférences, devenus « des assemblées exécutives de cette hiérarchie »: pour les « quarante-six », le régime est devenu intolérable depuis que l'on a « remplacé le parti par un appareil bureaucratique », en résultat de la « dictature d'une fraction » instaurée au lendemain de la discussion de 1921. Ils affirment :

« Il faut abolir le régime fractionnel et ce doit être fait d'abord par ceux qui l'ont créé ; il faut le remplacer par un régime d'unité entre camarades et de démocratie interne du parti[523]. »

Selon Max Eastman, Radek avait envoyé, de son côté, une lettre analogue à la déclaration des quarante-six[524].

A la session commune du comité central et de la commission centrale de contrôle qui doit répondre aux quarante-six et à Trotsky, celui-ci, alité avec un refroidissement et une forte fièvre, est absent. C'est Préobrajensky qui représente l'opposition. Fidèles à la tactique qu'ils ont employée lors de l'affaire géorgienne, les dirigeants proclament à leur tour la nécessité de lutter contre la « bureaucratie » et de « réformer » le parti en améliorant son fonctionnement. Mais ils répondent en même temps « discipline et fractionnisme » à ceux qui sont venus leur parler de démocratie. Trotsky est accusé d'avoir commis une erreur politique grave en lançant « à un moment crucial de l'expérience du parti et de la révolution », une attaque qui a « revêtu objectivement le caractère d'une initiative fractionnelle ». Les quarante-six, quant à eux, sont accusés d'avoir, au signal de Trotsky, pris l'initiative d'une politique fractionnelle et scissionniste et d'avoir ainsi « affaibli » le parti à un moment tout à fait crucial pour la révolution internationale[525]. Conséquence des deux aspects de la stratégie des dirigeants : la discussion s'ouvre dans le parti, mais la publication du texte des quarante-six est interdite.

Deux discussions se déroulent donc parallèlement à partir de la fin d'octobre. Une à huis clos, au bureau politique, sur la définition de la nouvelle politique, du « cours nouveau », et une seconde, ouverte dans la presse et les assemblées générales de discussion. Les dirigeants affichent des intentions très pures, et Zinoviev ouvre le débat dans la Pravda du 8 novembre en affirmant qu'il est pour que la démocratie « prenne chair et sang » dans le parti. Les choses se gâtent tout de même un peu avec une intervention de Préobrajensky le 29 novembre. Le désaccord monte d'un cran, et Zinoviev assure que, le bien de la révolution étant la loi suprême, il est, pour sa part, prêt à envoyer au diable les principes « sacrés » de la démocratie « pure », tandis que Staline se préoccupe de « limiter » la discussion pour empêcher que le parti ne dégénère en club de discussion.

Pendant ce temps, après le refus par Trotsky d'un projet de résolution, une sous-commission du bureau politique travaille d'arrache-pied : formée de Staline, Kamenev et Trotsky, elle finit par aboutir. Le 5 décembre, le bureau politique adopte un texte qui est sans doute pour l'essentiel de la plume de Trotsky : il y est annoncé ce qu'on appellera un « cours nouveau », et sa publication provoque un intense soulagement dans tout le parti. La crise semble résolue puisque ce texte a été voté à l'unanimité.

Dans une première partie, la résolution énumère ce qu'elle appelle « les contradictions objectives de l'étape donnée de la période de transition », puis cite les « tendances négatives » apparues dans la vie du parti :

« Différences importantes dans la situation matérielle des membres du parti en rapport avec les différences de fonction et ce qu'on appelle "les excès"; développement des liens avec les éléments bourgeois et influences idéologiques de ces derniers […]; danger de perdre de vue la perspective socialiste dans son ensemble et la révolution mondiale […]; bureaucratisation des appareils du parti et développement partout d'un risque de divorce entre le parti et les masses[526]. »

Le remède proposé par le bureau politique est évidemment la démocratie ouvrière, définie par son contenu : « La liberté de discussion de toutes les questions importantes [...], la liberté de controverse, l'élection des responsables par la base[527].» La résolution met aussi en garde au sujet du « danger des groupes fractionnels » dont le contenu idéologique est dirigé contre le parti. Cette partie a été rédigée par Staline et longuement discutée. Il a renoncé à inclure la condamnation des groupes au même titre que les fractions, mais a obtenu de Trotsky une référence à la résolution du Xe congrès qui condamne les groupes comme les fractions. De toute façon, l'intention est claire. L'auteur de ce passage vient de démontrer, avec les quarante-six et la qualification de leur initiative, ce qu'il a l'intention d'entendre par « groupement fractionnel ».

La question posée à ce propos par historiens et commentateurs est de savoir pourquoi Trotsky a choisi de voter cette résolution dont certains passages étaient effectivement susceptibles de permettre à l'appareil de remettre en question les principes qu'elle proclamait. En fait, la question ne peut être posée que par ceux qui oublient qu'il s'agissait de son parti et qu'il y avait pour lui un énorme intérêt à ce que l'unanimité se soit faite sur des principes et pour une orientation qu'il estimait sains. Il nous semble par ailleurs impossible de poser cette question sans y joindre comme un élément d'explication le fait que, dès le 8, il met à l'épreuve la réalité du compromis en le commentant publiquement, dans une lettre au rayon de Krasnaïa Pressnia, et en donnant son interprétation à lui. Sa « lettre ouverte » fait rebondir très haut le débat et éclater les ambiguïtés du compromis.

Toujours alité, il prie ses camarades du rayon de bien vouloir l'excuser pour l'impossibilité dans laquelle il est de se rendre à leur assemblée. Plus tard, à ce propos, il s'excusera encore de façon plutôt spirituelle : « On peut prévoir une révolution, une guerre, mais il est impossible de prévoir les conséquences d'une chasse au canard en automne[528]. » Il commence par donner son opinion sur la résolution du bureau politique sur le cours nouveau :

« La résolution du bureau politique sur l'organisation du parti a une signification exceptionnelle. Elle indique que le parti est arrivé à un tournant important de sa voie historique. [...] Jusqu'à présent, le centre de gravité avait été par erreur reporté sur l'appareil ; la résolution du C.C. proclame qu'il doit désormais résider dans l'activité, l'initiative, l'esprit critique de tous les membres du parti, avant-garde organisée du prolétariat. [...] Le parti doit se subordonner son propre appareil sans cesser pour autant d'être une organisation centralisée[529]. »

Rappelant ensuite que « démocratie et centralisme sont deux faces de l'organisation du parti qu'il faut combiner différemment » suivant la situation, il indique qu'à son avis l'équilibre avait été rompu au cours de la période précédente au bénéfice de l'appareil dont l'excessive centralisation avait provoqué un malaise général et le sentiment que « le bureaucratisme menaçait d'engager le parti dans l'impasse[530] ».

Répondant aux nombreux intervenants dans la discussion qui ont souligné la nécessité d'élever « le niveau idéologique » des membres du parti avant d'y instaurer la démocratie, il attire l'attention sur le caractère fallacieux de l'argument, qu'il appelle « pédagogique ». Le niveau idéologique du parti est en effet entravé par le bureaucratisme qui tue l'initiative et exclut de fait des responsabilités les jeunes générations communistes. Il indique que c'est « la jeunesse, baromètre sûr du parti, qui réagit le plus vigoureusement contre le bureaucratisme[531] ». La vieille génération, remarque-t-il, « incarne l'expérience politique et les traditions révolutionnaires du parti ». Mais c'est sur elle que pèse lourdement l'influence de la pratique bureaucratique :

« Ce n'est que par une collaboration active, constante avec la nouvelle génération dans le cadre de la démocratie que la Vieille Garde conservera son caractère de facteur révolutionnaire. Sinon, elle peut se figer et devenir insensiblement l'expression la plus achevée du bureaucratisme[532]. »

Évoquant la dégénérescence des chefs des partis de la IIe Internationale, leur passage à l'opportunisme, il souligne qu'à la veille de la guerre « le formidable appareil de la social-démocratie, couvert de l'autorité de l'ancienne génération, était devenu le frein le plus puissant à la progression révolutionnaire », il lance cet avertissement :

« Nous, les "vieux", nous devons bien nous dire que notre génération, qui joue naturellement le rôle dirigeant dans le parti, ne serait nullement prémunie contre l'affaiblissement de l'esprit révolutionnaire et prolétarien dans son sein, si le parti tolérait le développement des méthodes bureaucratiques qui transforment les jeunesses en objet d'éducation et détachent inévitablement l'appareil de la masse, les anciens des jeunes[533]. »

Se refusant à donner des recettes de démocratie, il insiste sur la nécessité de modifier l'esprit qui règne dans le parti :

« Il faut que le parti revienne à l'initiative collective, au droit de critique libre et fraternelle, qu'il ait la faculté de s'organiser lui-même. Il est nécessaire de régénérer et de renouveler l'appareil du parti et de lui faire sentir qu'il n'est que l'exécuteur de la volonté de la collectivité[534]. »

L'expérience montre que les tentatives n'ont pas manqué de « terroriser » les opposants en brandissant contre eux les menaces de sanctions pour « déviationnisme », indiscipline, « fractionnisme » ou esprit scissionniste. C'est pour lui une certitude : « Maintenant, les bureaucrates sont prêts formellement à "prendre acte" du "cours nouveau", c'est-à-dire pratiquement à l'enterrer[535]. » Et c'est pourquoi il propose tout de suite d'écarter des postes responsables tous les dirigeants qui ont utilisé, ainsi, tous les moyens pour « terroriser le parti ».

L'appel qu'il lance ensuite à la jeunesse, à la jeune génération communiste, est aussi un rappel passionné de ce qu'était le parti bolchevique au temps de la révolution de 1917, tel qu'il y a adhéré, tel qu'il l'a vécu quand il était transporté par des millions de femmes et d'hommes :

« Notre jeunesse ne doit pas se borner à répéter nos formules. Elle doit les conquérir, se les assimiler, se former son opinion, sa physionomie à elle et être capable de lutter pour ses vues avec le courage que donnent une conviction profonde et une entière indépendance de caractère. Hors du parti, l'obéissance passive qui fait emboîter mécaniquement le pas après les chefs ; hors du parti l'impersonnalité, la servilité, le carriérisme ! Le bolchevik n'est pas seulement un homme discipliné, c'est un homme qui, dans chaque cas et sur chaque question, se forge une opinion ferme et la défend courageusement non seulement contre ses ennemis, mais au sein de son propre parti[536]. »

Il poursuit, donnant sans aucun doute la clef de certains de ses comportements :

« Peut-être sera-t-il [le bolchevik] aujourd'hui en minorité dans son organisation. Il se soumettra parce que c'est son parti. Mais cela ne signifie pas toujours qu'il soit dans l'erreur. Peut-être a-t-il vu ou compris avant les autres la nouvelle tâche ou la nécessité d'un tournant. Il soulèvera avec persistance la question une deuxième, une troisième, une dixième fois, s'il le faut. Par là il rendra service à son parti, en le familiarisant avec la nouvelle tâche ou en l'aidant à accomplir le tournant nécessaire sans bouleversements organiques, sans convulsions internes[537]. »

Et il conclut en rappelant que le « fractionnisme », qu'il considère comme une caricature de démocratie et un énorme danger politique, est essentiellement la conséquence du « bureaucratisme de l'appareil ».

Trotsky a maintenant donné son interprétation de la résolution votée à l'unanimité par le bureau politique et c'est aussi celle de l'opposition. Il ne peut plus y avoir d'ambiguïté dans l'unanimité. Ou bien la troïka s'incline réellement, dans les faits, devant les principes qu'elle a accepté de reconnaître sur le papier, ou bien elle jette le masque en attaquant Trotsky et en menant contre l'opposition des opérations de diversion.

Or c'est précisément ce que font Staline et Zinoviev, après vingt-quatre heures d'hésitation. Staline rappelle le passé menchevique de Trotsky, assure qu'il ne s'est pas « débarrassé de ses habitudes opportunistes », le taxe de « duplicité » et de « basse démagogie[538] ». Zinoviev l'accuse d'agresser le parti en voulant changer de chevaux au milieu du gué et dénonce l'action néfaste du « trotskysme », dont il affirme qu'il est un courant bien défini du mouvement ouvrier[539].

C'est à peu près à cette époque que les médecins de Trotsky lui prescrivent le repos à la campagne, pour une « cure climatique d'au moins deux mois ». Il quitte Moscou le 21 décembre pour Arkhangelskoie, à une quarantaine de kilomètres. Le communiqué des médecins, publié dans la Pravda,parle d' « influenza, catarrhe dans les voies respiratoires supérieures, dilatation des bronches, fièvre persistante, perte de poids et capacité de travail réduite ». En fait, personne ne semble fixé à ce sujet. Au point de départ, Trotsky a pris froid en octobre dans les marais, à la chasse au canard. La fièvre a persisté. S'agit-il d'une forme de paludisme comme le suppose son médecin, le docteur Getié ? Sedova témoigne que ce type de fièvre revient régulièrement chez Trotsky aux moments d'hypertension intellectuelle. Elle raconte par exemple son état, d'octobre à décembre, quand se menait le débat autour du cours nouveau :

« A cause de son état de santé, les séances [du bureau politique] avaient lieu dans notre logement, je me tenais à côté, dans la chambre à coucher et j'entendais tout ce qu'il disait. Il parlait de toute son âme ; il semblait qu'à chaque discours il perdît une partie de ses forces, tant il y mettait de "son sang". [...] Après chacune de ces séances, L.D. [Trotsky] faisait de la température, il sortait de son cabinet trempé jusqu'aux os, se déshabillait et se couchait. Il fallait faire sécher son linge et ses vêtements comme s'il avait été pris sous une averse[540]. »

Quand il se décide à partir, il abandonne du même coup la discussion. Sa contribution dernière sera l'article sur « le cours nouveau » publié dans la Pravda des 28 et 29 décembre, puis la brochure portant le même titre, légèrement augmentée, qui ne paraîtra que le 16 janvier. Mais lui-même n'apparaît dans aucune assemblée, ne prend nulle part la parole : un manque à gagner considérable, pour l'opposition, ainsi littéralement décapitée au moment décisif.

Trotsky attaque son Cours nouveau par la question des générations dans le parti, au sujet de laquelle il vient d'essuyer un feu nourri de critiques et d'agressions, En réalité il présente la crise qui vient de s'ouvrir comme une crise de croissance du parti, préparée par de longs développements qui ont donné une grande impulsion à la pensée critique, la crise économique et la révolution allemande :

« La révision critique du régime intérieur du parti a été ajournée par l'attente anxieuse du dénouement qui semblait proche, des événements d'Allemagne, Lorsqu'il s'avéra que ce dénouement était retardé par la force des choses, le parti mit à l'ordre du jour la question du "cours nouveau"[541]. »

Il souligne la crispation de l'appareil au cours des dernières semaines écoulées, la manifestation de ses traits les plus négatifs et les plus intolérables, son refus initial d'admettre la discussion, ses accusations lancées pour éviter les questions. Balayant les arguments selon lesquels le bureaucratisme serait une survivance du communisme de guerre, par conséquent vouée à disparaître naturellement dans un délai proche, il insiste fortement sur le fait que la résolution du bureau politique a parlé d'un cours nouveau :cela signifie pour lui la nécessité de rompre avec l'état de choses dans lequel « l'ancienne génération s'est habituée et s'habitue à penser et à décider pour le parti » et fait vivre ce dernier à « deux étages distincts[542] ».

Le danger de l' « ancien cours » consistait en un double risque de dégénérescence : groupements et fractions à la base, bureaucratisation au sommet. Rappelant qu'une telle analyse ne peut être tenue ni pour un « outrage » ni pour un « attentat », il affirme qu'il s'agit tout simplement de transférer vers la base le centre de gravité du parti - une opération dans laquelle le rôle de l'ancienne génération sera décisif :

« Il faut qu'elle considère le "cours nouveau" non pas comme une manœuvre, un procédé diplomatique ou une concession temporaire, mais comme une étape nouvelle dans le développement politique du parti[543]. »

Il en vient ensuite à la question de la composition sociale du parti et à « l'accroissement excessif dans le parti du nombre des fonctionnaires, qu'ils soient ou non d'origine prolétarienne[544] » qui est en soi l'une des sources du bureaucratisme. A ses yeux, il ne fait aucun doute que « les présidents de comités régionaux et les commissaires de division, quelle que soit leur origine, représentent un type social déterminé[545] », Or le rôle de la couche sociale à laquelle ils appartiennent est devenu déterminant dans le parti.

Tout en admettant que la question sera résolue, en dernière analyse, par la marche de la révolution mondiale et le rythme du développement économique – ces deux leviers auxquels il s'est rivé pendant les mois précédents –, il affirme que le combat pour réaliser la démocratie constitue l'unique moyen de triompher « du corporatisme, de l'esprit de classe du corporatisme ». Encore faut-il comprendre que le bureaucratisme du parti n'est pas une survivance, mais un phénomène nouveau :

« Le prolétariat réalise sa dictature par l'État soviétique. Le parti communiste est le parti dirigeant du prolétariat et, par conséquent, de son Etat. Toute la question est de réaliser ce pouvoir dans l'action sans se fondre dans l'appareil bureaucratique de l'Etat, afin de ne pas s'exposer à une dégénérescence bureaucratique[546]. »

Or c'est précisément, selon lui, le phénomène inverse qui s'est jusqu'à présent produit, le bureaucratisme ayant « non seulement détruit la cohésion interne du parti, mais affaibli l'action nécessaire de ce dernier sur l'appareil étatique[547] ».

Enfin il aborde la question qui a été l'essence de la manœuvre de Staline contre lui dans la résolution du 5 décembre, celle des « groupes et formations fractionnels ». Il faut, pour l'évoquer, souligne-t-il, ne pas perdre de vue le fait que le Parti communiste est maintenant dans la position d'un parti unique, jouissant du monopole de la direction de la vie politique :

« Les nuances d'opinion, les divergences de vue épisodiques peuvent exprimer la pression lointaine d'intérêts sociaux déterminés et, dans certaines circonstances, se transformer en groupements stables ; ceux-ci peuvent à leur tour, tôt ou tard, prendre la forme de fractions organisées qui, s'opposant comme telles au reste du parti, subissent davantage les pressions extérieures[548]. »

Il en résulte évidemment, par une implacable logique formelle, que, si l'on ne veut pas de fractions, on doit empêcher nuances d'opinion et divergences épisodiques, ce qui est évidemment impossible avec un parti d'un demi-million de membres. La solution consiste donc en une ligne intermédiaire entre l'unanimité et l'émiettement fractionnel. Encore faut-il pour cela que la direction du parti ne fasse pas de toute critique un acte fractionnel. Et de souligner que la résolution du bureau politique dit nettement que le régime bureaucratique constitue l'une des sources des fractions, ce à quoi s'opposent les partisans de l'ancien cours ou du moins leur aile la plus combative.

Trotsky rappelle les conditions dans lesquelles fractions et groupements du passé ont disparu avec le règlement des problèmes, voire de la situation qui les avait fait naître. Il approuve la résolution du Xe congrès contre les fractions, mais insiste sur son caractère relatif : pour pouvoir interdire réellement les fractions, il faut un régime qui ne les suscite ni ne les nourrisse.

Relevant que, contrairement à des affirmations répandues dans le parti, il n'y a pas forcément de bases de classe dans toute divergence, il assure que cette base de classe existe bel et bien dans le cas du bureaucratisme, « déviation malsaine » contre laquelle le parti doit lutter pour conserver son caractère prolétarien. L'un des dangers du moment est désigné, souligne-t-il, par la résolution sur le « cours nouveau », c'est « la fraction bureaucratique », celle-là même dont, depuis le début de décembre, les porte-parole s'acharnent à évoquer le passé et les scissions d'autrefois pour préparer les esprits aux scissions qu'ils complotent, prétendant par exemple que Trotsky veut « briser » l'appareil du parti, alors que c'est de le renouveler et de le soumettre au parti qu'il s'agit. Perspective alternative, donc, pour l'avenir :

« Ou bien le regroupement idéologique organique qui se produit maintenant dans le parti sur la ligne des résolutions du comité central sera [...] le début d'un nouveau chapitre, ou bien, passant à la contre-offensive, l'appareil tombera plus ou moins sous la coupe de ses éléments les plus conservateurs et, sous prétexte de combattre les fractions, rejettera le parti en arrière et rétablira le "calme"[549]. »

Dans la brochure, Trotsky ajoute quelques textes qui constituent le plus souvent le développement d'arguments apparus au cours de la discussion.

« La bureaucratie et la révolution », plan d'un exposé qui n'a pas été prononcé, situe la crise dans le contexte plus large des contradictions sociales de la Russie sous la Nep. Trotsky manifeste son optimisme dans une des comparaisons dont il a le secret entre les jacobins et les communistes. Un examen des variantes possibles le conduit à souligner la nécessité de préserver le parti du bureaucratisme, essentiellement parce qu'il est le principal outil pour le combattre...

« Tradition et politique révolutionnaire » aborde pour la première fois au fond, dans un texte public, la responsabilité du parti allemand et de la direction de l'I.C. dans la défaite d'octobre 1923 :

« Le parti allemand était entré dans la nouvelle phase de cette crise, peut-être sans précédent dans l'histoire mondiale, armé seulement des procédés utilisés au cours des deux années précédentes pour l'établissement de son influence sur les masses. Il lui fallait à présent une nouvelle orientation, un nouveau ton, une nouvelle façon d'aborder les masses, une nouvelle interprétation et une nouvelle application du front unique, de nouvelles méthodes d'organisation et de préparation technique, en un mot un brusque revirement tactique. Le prolétariat devait voir à l'œuvre un parti révolutionnaire marchant directement à la prise du pouvoir. »

Au lieu de cela la routine a prévalu :

« Le parti allemand a continué en somme sa politique de propagande, bien que sur une échelle plus vaste. Ce n'est qu'en octobre qu'il prit une nouvelle orientation. Mais il lui restait alors trop peu de temps pour développer son élan. Il donna à sa préparation une allure fiévreuse, la masse ne put le suivre, le manque d'assurance du parti se communiqua au prolétariat, et, au moment décisif, le parti refusa le combat[550]. »

La définition de ce qu'est « la tradition révolutionnaire » lui permet ensuite de démontrer ce qu'est, à ses yeux, la force du « léninisme », « le traditionalisme, la routine [...] réduits au minimum par une initiative tactique clairvoyante, profondément révolutionnaire, à la fois hardie et réaliste[551] ». Suit une brillante démonstration de ce qu'est le léninisme, « système d'action révolutionnaire » sous-tendu par un « sens révolutionnaire », réalisme, indépendance « à l'égard des préjugés, du doctrinarisme moralisateur, de toutes les formes du conservatisme spirituel », « honnêteté révolutionnaire suprême[552] », combativité : « Le léninisme est orthodoxe, obstiné, irréductible, mais il n'implique ni formalisme, ni dogme, ni bureaucratisme[553]. »

Il conclut ce développement dont feraient bien de tenir compte ceux qui prétendent écrire sur Lénine et le « léninisme » :

« Nous chérissons autant que quiconque les traditions du bolchevisme. Mais que l'on n'assimile pas le bureaucratisme au bolchevisme, ni la tradition à la routine officielle[554]. »

Deux articles supplémentaires, « La sous-estimation de la paysannerie » et « Le plan de l'économie », réponses aux arguments lancés contre lui pendant la discussion, complètent une brochure écrite sur un ton tout à fait mesuré, sans une seule attaque personnelle, où la porte reste toujours ouverte à l'adversaire d'idées – le camarade de parti – que l'on s'efforce tout au long de convaincre.

Trotsky et ses camarades de l'Opposition étaient pourtant bien les seuls dans l'affaire à considérer ce débat comme une discussion politique où il s'agissait de convaincre et de surmonter.

La publication de Cours nouveau avait en fait tranché la période de ruse des triumvirs, qui se permettent désormais tous les coups, dans une lutte enragée où il semble bien qu'ils aient eu réellement peur devant l'élan de confiance enthousiaste qu'avaient suscité, chez les anciens souvent, et toujours chez les jeunes, les idées du « cours nouveau ».

La confusion créée cependant par l'accord sur le fond proclamé par les deux fractions semait, comme dans le débat sur la Géorgie, une confusion favorable aux gens de l'appareil. La maîtrise des organes de presse, le contrôle de la présidence des assemblées de discussion, le libre choix des "tribunes", leur permettaient non seulement de réduire les possibilités d'expression de l'Opposition, mais aussi d'organiser le pilonnage d'accusations et de calomnies qu'ils utilisaient le plus souvent en guise d'arguments.

A l'assemblée du 11 décembre des militants de Moscou où les décistes Stoukov, Sapronov et V.M. Smirnov et surtout Préobrajensky, Andreitchine, I.N. Smirnov et Radek ont parlé pour l'Opposition, cette dernière a semblé avoir le vent en poupe[555]. Les conservateurs s'effraient, paniqués qu'ils sont par les rumeurs qui courent sur leurs propres divisions. Ils recourent aux méthodes d'appareil. La première « normalisation » est faite dans la Pravda, où la pression de Zinoviev d'abord, la décision de la commission de contrôle ensuite surmontent la résistance du jeune responsable de la tribune de discussion « La Vie du Parti » : pour avoir fait la part trop belle aux contributions de l'Opposition, ce dernier, Konstantinov, un militant de vingt-trois ans, adhérent de 1917, et son adjoint N.Vigiliansky, sont écartés[556].

Après Rakovsky, d'autres opposants se voient affectés dans la diplomatie. Les oppositionnels sont systématiquement déplacés, nommés dans des régions où ils sont inconnus, donc sans influence personnelle. Le cas le plus spectaculaire est celui de la direction des Jeunesses communistes : quinze membres de son comité central sont relevés de leur fonction et affectés loin de Moscou, ce qui permet aux adversaires de Trotsky de retrouver la majorité[557]. Antonov-Ovseenko, chef de l'administration politique de l'Armée rouge, est révoqué – et copieusement insulté – pour avoir, de sa propre autorité, envoyé une circulaire sur la résolution du 5 décembre[558]. Des étudiants membres de l'Opposition sont exclus de l'université[559].

Les choses s'aggravent encore avec le vote et la désignation des délégués pour la XIIIe conférence appelée à clore cette discussion : les informations dont nous disposons laissent imaginer la marge de manipulation dont disposait l'appareil, organisé en fractions, face à une opposition qui devait à tout prix éviter de donner prise, par un semblant d'organisation, à toute accusation de « fractionnisme ». Dans les élections à plusieurs degrés, les manipulations d'appareil permettent de se débarrasser des oppositionnels, dont le nombre se réduit, parmi les délégués, au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la base et qu'on se rapproche du niveau national.

A Moscou, la résolution de l'Opposition a obtenu la majorité dans la plus grande partie des cellules. Mais aux conférences de district, elle n'a plus que 36 % des voix et à la conférence provinciale 18 %[560]. L'Opposition a eu la majorité dans un tiers des cellules de l'Armée rouge, dans la grande majorité des cellules étudiantes – surtout les facultés ouvrières – dans un cinquième des cellules ouvrières de Moscou[561]. Mais elle n'a finalement en tout et pour tout que trois délégués à la conférence nationale. La fraction secrète de l'appareil a réussi à gommer ses adversaires à travers les degrés des élections : après les grandes phrases sur le cours nouveau, c'est une réalité bien amère et une grimaçante dérision.

Quand la XIIIe conférence s'ouvre à Moscou le 16 janvier 1924, les jeux sont faits depuis longtemps, et le libre débat initial dans la presse s'est transformé depuis des semaines en monologue fastidieux de dénonciation des « déviationnistes », « petits-bourgeois », « antiléninistes », « mencheviks », « anarcho-mencheviks », etc. qui se « dissimulent » sous le drapeau du « trotskysme »...

Trotsky est alors dans le train, parti le même jour, après bien des hésitations, pour suivre les prescriptions des médecins[562] et faire une cure à Soukhoum, en Géorgie, Staline, assuré de sa victoire, sûr d'une salle qu'il tient parfaitement, peut s'en donner à cœur joie, Il ironise sur les efforts de Trotsky dans la sous-commission pour préserver les « groupes » tout en condamnant les fractions, assure que la victoire des amis de Trotsky aurait signifié la ruine du parti[563]. Il reconnaît bien entendu l'existence d'un certain bureaucratisme et accuse Trotsky d'avoir voulu s'en servir pour briser à son profit l'unité du parti. Il se moque de l'Opposition qui a proclamé, par la voix de Préobrajensky, son désir de revenir à ce qu'était la vie du parti en 1917, ce « parti divisé, dit-il sans rire, dont les difficultés allaient jusqu'à provoquer des crises graves[564] ». Sûr de son fait, il s'offre même le luxe de faire rire la conférence à propos de « ce Trotsky, patriarche des bureaucrates, qui ne peut pas vivre sans la démocratie[565] »…

La résolution finale enregistre qu'un assaut a été lancé contre le parti par des antiléninistes de toujours cimentés par « le fractionnisme de Trotsky ». L'Opposition est condamnée pour avoir « lancé le mot d'ordre de destruction de l'appareil du parti » et parce que, « reflétant objectivement la pression de la petite bourgeoisie », elle a « abandonné le léninisme ». Elle est caractérisée comme « une déviation petitebourgeoise clairement exprimée », dont l'objectif réel était d' « affaiblir la dictature du prolétariat et d'étendre les droits politiques à la nouvelle bourgeoisie[566] ».

On peut légitimement se demander, après l'adoption d'une telle résolution, ce qui reste du parti qui avait été celui de Lénine… Lénine qui meurt le 21 janvier 1924, trois jours après la clôture de la conférence du parti.

En tout cas, il reste quelques milliers de vieux et sans doute plusieurs dizaines de milliers de jeunes communistes qui se sont engagés, sans encore le savoir, dans un combat effroyable et obscur – et qu'il faudra environ quinze ans pour massacrer jusqu'au dernier.

XXIV. Dans un seul pays ?[modifier le wikicode]

Le mort de Lénine et la défaite simultanée de Trotsky, en janvier 1924, un peu plus de six ans après la révolution victorieuse qui les a portés ensemble au pouvoir et qu'ils ont incarné tous deux aux yeux du monde : il y a là réellement de quoi passionner les amateurs de littérature, les amoureux des contrastes et, pour ne pas oublier la proximité de la Roche Tarpéienne et du Capitole, ceux que l'on peut appeler sans méchanceté les philosophes de la banalité et du lieu commun.[567]

La mort de Lénine relevant du contingent et la défaite de Trotsky de la lutte politique, il n'est pas étonnant que l'historiographie et le souvenir du second soient encore encombrés aujourd'hui de propos sentencieux de conseilleurs et de juges-arbitres. Des historiens consciencieux et honnêtes, mais qui démontrent à quel point ils sont restés extérieurs au sujet qu'ils ont eu la légitime ambition de traiter, rivalisent de sévérité quant aux « faiblesses », aux « incompréhensions », aux « sous-estimations », aux « maladresses » qu'ils attribuent à Trotsky et qui seraient autant d'explications de sa défaite.

D'autres, poussant cette démarche un peu plus loin, se risquent même, quoique avec prudence, à rejouer pour leur propre compte cette passionnante partie jouée autrefois par leur principal personnage, en indiquant avec plus ou moins de discrétion ce qu'il ne fallait pas faire et, éventuellement, ce qu'il fallait faire pour vaincre. La démarche n'est pas antipathique. En elle-même d'ailleurs, dans la mesure où elle traduit un sincère hommage à Trotsky en même temps qu'un étonnement immense – et compréhensible – devant la défaite d'un personnage d'une telle envergure, elle constitue un témoignage involontaire sur sa grandeur. Nous permettra-t-on cependant une remarque un peu malveillante ? Il nous a semblé, parfois, entrevoir derrière le sérieux de leurs discours et la sévérité de leur verdict, un reflet de la vanité qui leur a permis de se croire un instant plus intelligents que leur personnage.

Max Eastman est le premier de ces auteurs par ordre chronologique. Brillant intellectuel attiré par le socialisme, séduit par la révolution russe, ami de John Reed, il n'a jamais rejoint aucune formation communiste, mais en a été un attachant compagnon de route. Fasciné par Trotsky, il a entretenu avec lui des contacts personnels et lui a rendu des services. Et il lui a consacré deux livres. Pour lui, Trotsky n'est pas « psychologue », et, « bien qu'étant un grand homme », il n'est pas « un grand politicien ». Il ne perçoit pas les idées ni les projets des autres, est trop plein des siens et agit souvent « avec la précipitation ingénue d'un enfant ». Pour ne prendre qu'un exemple, Eastman considère comme une « vraie bévue[568] » et le résultat d'une décision inconsidérée, la lettre de Trotsky du 8 décembre 1923, parce qu'elle a, selon lui, provoqué la rupture définitive avec Staline et ses alliés.

Isaac Deutscher, lui, est un écrivain, un grand journaliste venu à l'histoire par la biographie – et à la biographie par celle de Staline. Du parti communiste polonais, il est passé dans l'opposition des années trente à Varsovie et a rejoint avec elle l'Opposition de gauche internationale. Militant « entriste » dans le Bund en 1938, il a été en Pologne le porte-parole intellectuel du groupe trotskyste. En 1938, il a inspiré l'opposition de la section polonaise à la fondation de la IVe Internationale, objectif principal de Trotsky. Doté d'une plume étincelante, épris d'effets littéraires, parfois léger dans l'établissement de faits qu'il prend pour des détails, il semble souvent en rivalité, à travers le temps, avec son personnage.

Pour lui, le compromis du 6 mars avec Kamenev s'explique par « l'humeur magnanime » de Trotsky[569] qu'il qualifie aussi de « miséricordieux[570] ». Sa conduite au cours des mois suivants, notamment au XIIe congrès, lui semble « incroyablement folle[571] »; il écrit même qu'elle fut « aussi maladroite et aussi absurde que celle d'un personnage tragique qui se trouverait subitement dans une farce de bas étage[572] ». Il dresse le bilan du rapport de Trotsky au XIIe congrès en assurant qu' « après avoir dit tout ce qu'il fallait pour s'aliéner les ouvriers et semer dans le parti la peur d'un conflit avec la paysannerie », il « s'attira ensuite l'hostilité des directeurs d'usine et des administrateurs[573] ». Quant à l'attaque contre la Vieille Garde dans le Cours nouveau, elle était, selon lui, écrite « en termes si généraux et si allusifs que très peu en saisirent la signification[574] ».

Sur le fond, pour cette période, il énumère ce qu'il appelle « les faiblesses » de Trotsky. La première est de n'avoir pas, au moment du débat de 1923, mis en question le système du parti unique. La seconde est d'avoir préconisé l'élargissement d'une base prolétarienne qui ne pouvait que lui être hostile. La troisième est qu'il existait, selon lui, une contradiction et une incompatibilité totales entre les deux parties de son programme qui revendiquaient, l'une, la démocratie ouvrière, l'autre l'accumulation socialiste primitive, l'exploitation à outrance du travail des ouvriers et des paysans[575].

Robert V. Daniels, enfin, est simplement un très sérieux professeur d'université américain, parfaitement honnête dans sa recherche, mais plus intéressé par la psychologie que par la politique. Il assure par exemple qu'avant 1923 les conflits entre Trotsky et Staline n'ont eu guère d'importance réelle et qu'il faut chercher dans « le caractère » de Trotsky, son arrogance, sa confiance, son brillant, sa brusquerie, la haine que lui ont portée la plupart des cadres du parti, bien que ses ambitions aient été « freinées » tant que Lénine a vécu[576]. Le silence de Trotsky au XIIe congrès est, pour lui, totalement incompréhensible, et il suggère, pour l'expliquer, ce qu'il appelle « une défaillance de la volonté[577] ». Nous l'avons vu ironiser sur le mépris de Trotsky pour le travail terre à terre du bureau d'organisation. Il assure que Trotsky s'est « retiré du combat » en décembre 1923 en invoquant la maladie – ce qui est une façon de signifier qu'il n'y croit pas[578] – et parle à plusieurs reprises de son « inconséquence ».

Le trait commun de ces explications, au premier abord très diverses, est qu'elles sont en apparence d'ordre psychologique. Rien ne permet de s'y opposer par principe. Pourquoi Trotsky ne se serait-il pas trompé en indisposant ses adversaires au mauvais moment et ses éventuels partisans en toutes circonstances ? Pourquoi n'aurait-il pas choisi un mauvais terrain pour se battre, mis en avant des revendications peu cohérentes ? A regarder cependant les choses de plus près, il apparaît que la psychologie n'est ici qu'un paravent, derrière lequel se profilent en réalité des critiques autrement plus importantes, et surtout d'une autre nature : les auteurs dont nous parlons sont – et c'est leur droit –, en désaccord avec la politique et même avec la conception du monde de Trotsky et ne le disent pas, alors que c'est cette divergence qui détermine leur jugement. Présentée sous un autre angle, la critique des « erreurs » de Trotsky révèle, chez eux, un point de vue radicalement différent du sien, quand bien même il s'exprime, dans certains cas, après des décennies.

De toute évidence, Max Eastman, dont le plaidoyer sincère atteint parfois le pathétique, quand il défend, dans Depuis la mort de Lénine, le naïf Trotsky contre les méchants triumvirs, croyait encore, quand il rédigeait son livre, à la possibilité d'un compromis entre eux. Ce sentiment s'explique, chez un jeune intellectuel sympathisant du communisme à ses débuts, mais il révèle incontestablement une certaine incompréhension du problème posé.

Les choses en vont un peu autrement avec Isaac Deutscher. A plusieurs reprises, sans aucun doute possible, il conteste au fond le sérieux de Trotsky en tant qu'homme politique et peut-être même ses capacités – ce qui est son droit le plus absolu. Mais il le fait en termes tels qu'il exprime, ce faisant et sans le dire, son désaccord total avec sa politique. Trotsky savait parfaitement, en 1923, pour quelles raisons il ne pouvait pas, pour le moment, appeler à la fin du monopole du parti et avait parfaitement conscience des forces que risquait alors de déchaîner un tel appel – ceux précisément qu'il considérait comme les pires de ses ennemis. Quant à ce que Deutscher appelle la « contradiction et l'incompatibilité entre la démocratie et l'accumulation primitive » ou, plus grave encore, son affirmation selon laquelle « le destin particulier de Trotsky » l'aurait amené à essayer de faire prendre conscience à la bureaucratie de sa « mission historique », cela ne relève pas de l'interprétation historique[579]. Il s'agit tout simplement de l'affirmation qu'aucune autre politique n'était possible que celle de Staline, qui allait réaliser l'industrialisation sous le knout et sur la peau des ouvriers, une explication déjà développée par Deutscher dans sa biographie de Staline.

Robert V. Daniels, particulièrement sensible aux différences de personnalités, de comportement, de culture, de « civilisation » même, entre Staline et Trotsky, les situe sur la même base politique de ce qu'il appelle « le communisme », sans comprendre la base sociale, l'ampleur du gouffre qui sépare en 1923 leurs « idées » : comment s'étonner, dans ces conditions, que l'historien américain, constatant que Staline a vaincu par les méthodes d'appareil – et sur son terrain –, reproche à Trotsky de s'en être tenu à l'écart et de n'avoir pas employé les mêmes méthodes ? Moins impliqué personnellement que Deutscher dans ses divergences politiques avec Trotsky, Daniels n'en est pas moins plus éloigné encore de son système et de son mode de pensée, ce qui explique le caractère de sa critique, une critique « étrangère », faite de « l'extérieur », et finalement dans une autre langue, impuissante à expliquer les événements.

J'ai déjà écrit plus haut que je ne pouvais concevoir l'histoire comme une justification du fait accompli. Il est pourtant – et je le reconnais volontiers – très difficile de renverser totalement l'angle de prise de vue et de ne l'aborder que sous l'angle des virtualités perdues. Je pense, pour ma part – et je l'ai écrit – que Trotsky affaiblit beaucoup sa cause, et les conditions mêmes de la bataille qu'il allait engager finalement en octobre 1923 en ne tenant pas, au XIIe congrès, la promesse faite par lui à Lénine de prendre en main à ce moment le dossier géorgien. Il ne s'agit pas ici d'une quelconque nécessité morale de tenir coûte que coûte un engagement : Trotsky a pu considérer que la maladie de Lénine modifiait les données générales. Son erreur était plutôt d'escompter finalement, comme condition de l'engagement du combat, une guérison médicale de Lénine qui n'était pas plus assurée que ne l'était au mois d'octobre suivant le refroidissement contracté à la chasse au canard dans les marais de Zabolotié. Il reste que le silence de Trotsky lors du débat sur la question géorgienne au XIIe congrès fut incompris et surprenant pour ses partisans.

On peut cependant comprendre sa réticence à l'égard d'une entreprise dans laquelle il se serait engagé, Lénine vivant, pour prendre sa place à la tête du parti. La plupart des auteurs précités – et bien d'autres – invoquent ici le fait, probable à leurs yeux, que Trotsky aurait éprouvé de ce point de vue quelque gêne par rapport à son propre passé de différences avec le bolchevisme et de polémiques contre Lénine. Il est difficile de retenir cet argument pour expliquer ce que la vulgarisation appellerait ici un « complexe d'infériorité ». Trotsky était en effet suffisamment sûr de lui – comme le notent d'ailleurs les mêmes auteurs – pour penser vraiment ce qu'il écrivait en 1923, à savoir que la voie par laquelle il était venu à Lénine n'était pas moins honorable que celle des autres. Il semble que l'on puisse, au contraire, supposer qu'il a craint que ce reproche, injuste et absurde, contre son itinéraire et son passé antibolchevique, soit exploité contre la cause qui était la sienne. Mais, dans ce cas, il faut lui reconnaître un souci de l'opinion, une préoccupation de la possibilité de manœuvre de ses adversaires que lui dénient souvent même ceux qui tirent leur autorité et leur prestige du fait qu'ils ont écrit sur lui.

Peut-on, pour relativiser cette concession aux chercheurs d'erreurs, à propos du XIIe congrès et de ses lendemains, rappeler que les principaux intéressés, les communistes géorgiens du groupe Mdivani, ne semblent jamais avoir tenu rigueur à Trotsky pour son attitude pendant cette période ? On peut aussi rappeler à ce propos que c'est précisément dans la foulée du XIIe congrès que se sont produits ces événements d'Allemagne, c'est-à-dire la poussée révolutionnaire dont Trotsky considérait qu'un succès permettrait, aussi sûrement qu'une renaissance économique, d'enrayer la dégénérescence du parti et la toute-puissance de son appareil ? Et que personne n'a tenté d'empêcher son intervention dans les préparatifs de l'Octobre allemand, démontrant par là que ses « chances », même après l'abstention géorgienne, étaient restées intactes ?

Il nous semble aussi que, curieusement, les auteurs critiques cités plus haut traitent cette période en évitant soigneusement de mettre en cause les responsabilités personnelles de Lénine, notamment dans ses rapports avec Staline. Cela s'explique-t-il, en dernière analyse, par le brutal revirement de Lénine à la fin de sa vie et le caractère tragique du « dernier combat » qu'il tenta de livrer contre la dégénérescence de la révolution, contre l'appareil en train d'étrangler le parti vivant qu'il avait su forger et mener à la victoire ? On comprend le souci de Trotsky, parlant de la discussion syndicale, de reconnaître ses erreurs, et que Lénine avait eu raison contre lui. Toute autre attitude serait mesquinerie incompatible avec sa personnalité. Bien entendu, Lénine est dans le rôle du maître d'école, au meilleur sens du mot, quand il explique que sa vraie divergence avec Trotsky réside dans « la façon de gagner les masses, de les aborder, d'organiser la liaison avec elles[580] », quand il lui reproche de n'avoir pas tiré le meilleur parti de l'expérience militaire, quand il reconnaît – le seul et pour longtemps – qu'il faut en Russie soviétique des syndicats pour défendre les ouvriers contre leur Etat.

Mais comment ne pas constater que les partisans de Lénine – Zinoviev en particulier – maniaient avec démagogie l'idée de « démocratie ouvrière » et qu'ils n'avaient rien à apprendre de personne pour l'emploi des méthodes militaires, et des pires ? Comment s'expliquer la promotion, au Xe congrès, de tant d'apparatchiki au moment où l'on éloignait des postes de commande des militants de la valeur morale d'un Préobrajensky ou d'un I.N. Smirnov ? Comment s'expliquer – surtout si, comme l'assure Trotsky, Lénine redoutait déjà alors « les plats épicés » que pouvait préparer le « cuisinier » Staline – qu'il l'ait laissé accéder au poste de secrétaire général ? Ou qu'il n'ait pas prévu la puissance illimitée qu'un tel poste, dans la situation donnée pouvait conférer à un tel homme ? A ceux qui célèbrent à juste titre chez Lénine, le « sens révolutionnaire » des hommes et des circonstances, il faut pourtant rappeler que Staline, jusqu'en 1923 au moins, continua à jouir de sa confiance et que celui-ci ne remit jamais en question la véracité de ses rapports jusqu'au jour où, finalement, le voile se déchira. Mais à cette date, il y avait longtemps que Trotsky, lui, avait percé à jour les Staline et les Molotov, les Ordjonikidzé et les Vorochilov.

Nous ne soulignons ici le long aveuglement de Lénine, la protection qu'il accorda longtemps au « merveilleux Géorgien » et à ceux qu'il ne put finalement écraser politiquement dans son dernier combat, que parce que cette attitude, entre novembre 1920 et octobre 1922, a sans doute pesé lourd dans ce qu'ont été les hésitations et les erreurs de Trotsky. Rappelons simplement que, pour connaître l'opinion de Lénine sur l'action de mars 1921, Trotsky, pourtant dépourvu de timidité, utilisa l'artifice d'envoyer ses thèses à Radek, dans l'espoir qu'il les ferait connaître à Lénine !

Nous croyons cependant, pour notre part, que ce n'est pas dans les « erreurs » qu'il faut chercher l'explication globale du mouvement général dont nous avons découvert ici le développement dans ses contradictions et virtualités contradictoires. Nous avons rappelé, à la fin de la première partie, que Lénine et Trotsky, venus à cette conception par des voies différentes, avaient en commun l'idée que la révolution n'avait fait que commencer en Russie et qu'elle était appelée à s'étendre rapidement à toute l'Europe, en particulier grâce à la révolution allemande. A fortiori n'avaient-ils pas celle de la construction de quelque sorte de « socialisme » que ce soit dans la seule Russie soviétique. Le « communisme de guerre » n'était pour eux que le régime exceptionnel d'un camp retranché quand la Russie soviétique luttait contre l'intervention des forces étrangères alliées contre elle aux troupes blanches, et la Nep une retraite rendue nécessaire par le retard de la révolution européenne.

Pour eux, les mêmes raisons qui expliquaient la relative facilité du succès de la révolution en Russie expliquaient la difficulté de cette dernière d'y préserver longtemps un bastion qui, année après année, demeurait tragiquement isolé.

De même que la « terreur rouge » n'est pas issue, comme on le croit et comme on l'écrit aujourd'hui dans certains milieux académiques, du « terrorisme » dans la « pensée totalitaire » de Marx ou de Lénine, mais des conditions de la guerre civile dans un pays arriéré, de la nécessité concrète de riposter à un autre terrorisme et à l'intervention des puissances étrangères, de même la bureaucratie n'est pas une sorte de peste déchaînée sur des peuples pécheurs, leur punition pour s'être laissés prendre au miroir aux alouettes d'une révolution socialiste. C'est une formation parasitaire qui s'identifie au pouvoir et se cramponne aux privilèges qui en découlent, dans l'inévitable reflux qui suit toute victoire révolutionnaire et des durs combats qu'il faut livrer pour l'imposer.

On peut, de façon générale, énoncer, à son propos, quelques lois. La bureaucratie est d'autant plus susceptible de se développer, et d'autant plus dangereuse qu'elle est née dans un cadre économique et social arriéré, sur un bas niveau culturel, comme dans l'ancienne Russie des tsars et ses dépendances. A l'époque de la révolution, qui est aussi celle de l'initiative des masses, de la création et de l'enthousiasme, elle se manifeste, mais demeure un phénomène secondaire, balayé dès que renaissant. Elle se consolide si la révolution est suivie d'une guerre ou d'une guerre civile, lesquelles restreignent forcément la démocratie. Avec la consolidation de la victoire révolutionnaire – victoire militaire par exemple –, l'inévitable déception devant des résultats bien inférieurs aux espoirs nourris, la lassitude, après bien des souffrances, l'aspiration, souvent brutale, au mieux-vivre, les tendances individualistes resurgissent et se renforcent, les initiatives collectives s'éteignent, les masses se dispersent à nouveau en individus repliés sur une vie personnelle ou familiale, laissant un vaste champ libre à ceux dont le pouvoir est devenu le métier et le moyen de vivre.

L'état d'esprit bureaucratique, le « bureaucratisme » aussi, ont existé dès les premières heures du régime soviétique, mais ce n'est qu'au lendemain de la guerre civile qu'on a véritablement assisté à la cristallisation d'une bureaucratie d'Etat, une bureaucratie soviétique dont l'expression et la direction politique se sont concentrées dans l'appareil du parti et dans ce que les Quarante-six ont appelé « la hiérarchie des secrétaires » : c'est seulement en novembre 1922 que Lénine et Trotsky se mettent d'accord pour un bloc commun contre cette double bureaucratie qui est en fait une seule et même couche sociale.

Dans les conditions de la société soviétique, cette cristallisation est évidemment consolidée par les premiers résultats de la Nep et l'apparition d'une « nouvelle bourgeoisie », l'intérêt porté aux spécialistes, aux anciens administrateurs, aux représentants des anciennes couches instruites et privilégiées : des liens se nouent entre apparatchiki proprement dits et forces sociales néo-bourgeoises, à travers la collaboration quotidienne au travail, la vie sociale, des mariages. C'est dans la Nep, dans son appel à la recherche du profit, aux bonnes affaires, au calme, que la bureaucratie pousse les racines qui font d'elle une couche sociale politiquement conservatrice et hostile à toute aventure, c'est-à-dire à tout mouvement révolutionnaire dans lequel l'Etat soviétique pourrait être compromis.

La lutte politique qui se déroule au sein du parti communiste à partir du mois d'octobre 1923, après avoir couvé des mois durant, est donc bel et bien une lutte de classes – forces sociales antagonistes – entre une bureaucratie qui cherche désormais consciemment à maintenir un statu quo intérieur et extérieur, et s'adosse aux forces bourgeoises de l'U.R.S.S. et du reste du monde qui lui permettent de se consolider, et la tendance Lénine-Trotsky, suspendue à la maladie de Lénine, toujours attachée à la perspective de la révolution mondiale et convaincue de la nécessité de renforcer dans le parti le poids spécifique des ouvriers d'usine. Cette tendance, c'est celle de Trotsky et des Quarante-six, « l'Opposition de 1923 ».

Dans le cas de la Russie de 1923, la véritable explication du rapport de forces qui, mieux que les « erreurs » de Trotsky, de Lénine ou du parti, rend compte de tous les détails, nous paraît avoir été formulée par l'historien britannique E.H. Carr :

« La petite fraction, vigoureuse et à la conscience de classe hautement développée, du prolétariat, qui avait été le fer de lance de la révolution à Petrograd et à Moscou, avait, à l'heure de l'enthousiasme, porté sur ses épaules la masse des paysans à demi illettrés et à demi prolétarisés qui constituaient encore la majorité des ouvriers d'usine. Dans les lendemains de désillusion, de faim et de désorganisation, le prolétariat lui-même avait commencé à se désintégrer. La fuite des usines et des villes et la stagnation de l'industrie apportaient plus qu'un désastre économique : elles altéraient l'équilibre des forces sociales et politiques qui avaient fait la révolution. La venue de la Nep avait arrêté et renversé le procès du déclin économique. L'échec de l'opposition à se baser sur le prolétariat était un symptôme de la faiblesse, non seulement de l'opposition, mais du prolétariat lui-même[581]. »

Telle est la conception de Trotsky comme de Lénine. Bien entendu, chacun – qu'il s'appelle Eastman, Deutscher, Daniels ou autrement – a le droit de la soumettre à sa critique à condition toutefois de la montrer telle qu'elle est et de ne pas la passer sous silence. Il nous semble en outre peu conforme à l'honnêteté intellectuelle d'adresser à qui que ce soit, dans un travail historique, et sans le dire, des critiques ponctuelles fondées sur une conception globale différente de la sienne.

Si l'on veut bien admettre donc, sans forcément la partager, que telle était bien la conception de la révolution, comme de la situation concrète, professée par Trotsky en 1923, il faut incontestablement envisager son attitude politique sous un angle différent de celui des « erreurs » et de leur dénonciation.

Placé devant la menace de dégénérescence du parti – il l'a clairement exprimé dans le débat sur le « cours nouveau » – Trotsky est convaincu qu'elle ne peut être interrompue que par un développement économique positif, incluant le développement industriel et la reconstitution d'une classe ouvrière, ou par une avancée décisive de la révolution européenne. Dans sa négociation avec la troïka,il choisit de faire, avec son appui, le rapport économique qui constitue, selon son jugement, l'une des deux chances de mener victorieusement la bataille sur ce terrain. Il joue sans réticences sa seconde carte, à l'été, à travers la préparation de l'insurrection allemande dans laquelle il s'engage sans réserve. Ce n'est pas de son fait si la partie est perdue. Voudra-t-on cependant admettre que cette façon de voir qui est la sienne relativise ses prétendues « erreurs »?

On s'étonnera moins, si l'on convient du caractère instrumental de cette analyse, du retrait à l'arrière-plan, pendant toute la période du bouillonnement en Allemagne, de Staline, incarnation de l'appareil conservateur, mais qui n'a pas encore la possibilité d'imposer, même à ses alliés, ses propres vues et son scepticisme quant à la révolution dans d'autres pays. On s'étonnera moins aussi du rôle joué dans les préparatifs de l'Octobre allemand par des hommes considérés comme proches de Trotsky, Piatakov et Radek : de ce côté, on ne s'est pas tenu sur la réserve.

On comprendra mieux aussi la modification qualitative produite dans les rangs du parti russe par les semaines de préparation et de mobilisation en vue de l'Octobre allemand. La perspective de la jonction de la Russie avec l'un des pays les plus développés de l'Europe, aux traditions ouvrières prestigieuses, aux bases matérielles considérables, est à elle seule un facteur de mobilisation, d'initiative, de rassemblement pour l'action. L'activité déployée dans la perspective de l'Octobre allemand a façonné dans la jeunesse – surtout les étudiants-ouvriers des Rabfaki – une nouvelle avant-garde, une génération internationaliste qui comprend parfaitement le langage tenu par Trotsky et ne le trouve nullement « général » ni « allusif ». A la lumière de cette expérience et de son espérance née de la révolution allemande, le Parti communiste s'est remis en mouvement en octobre 1923 à la suite de sa jeunesse et c'est une menace pour les conservateurs.

C'est parce qu'avec son « sens révolutionnaire » il a perçu cette mobilisation de la jeunesse, les leçons qu'elle ne pouvait manquer d'en tirer à propos d'un régime reposant sur sa subordination et sa mise à l'écart que Trotsky, cette fois, a déclenché la bataille sur une question de « méthodes » – c'est-à-dire la façon de diriger le parti –, des « méthodes » qui sont en réalité un problème politique capital. Après avoir, par conséquent, correctement joué la chance d'une possibilité de redressement du régime du parti à travers la résolution du 5 décembre, Trotsky n'a pas commis, avec sa lettre du 8, la bévue que lui attribue naïvement Eastman : il a tout simplement répondu à l'appel qui montait de cette jeune avant-garde en train de se reconstituer.

Comme au lendemain de chaque défaite de la révolution européenne et de chaque aggravation de l'isolement de la révolution russe, les porte-parole de la bureaucratie, de l'appareil en l'occurrence, ont, bien entendu, recouvré une assurance accrue et pu ainsi manifester, à l'occasion de la XIIIe conférence, une arrogance jusque-là plus affichée à la base, dans les rapports avec les militants, qu'au niveau de la direction et des congrès ou conférences.

La montée de la révolution allemande avait en effet nourri le développement de cette « Opposition de 1923 » qui réunissait alors deux générations de communistes. Sa défaite sans combat, l'effondrement – et pour longtemps – des espérances des communistes dans ce pays, nourrit en Union soviétique, par contrecoup, une nouvelle montée de l'appareil, une recrudescence de son activité, de sa confiance en soi, de son agressivité.

Un élément nouveau apparaît toutefois en 1923. Alors que, jusqu'à présent, tendances et fractions n'ont pas poursuivi leur existence après les débats qui les ont suscitées, un courant apparaît qui n'est pas appelé à disparaître, précisément parce que le programme qui rassemble ses partisans conserve toute sa nécessité. C'est exactement le courant à l'intérieur du Parti communiste qu'on appelle « l'Opposition de 1923 », du combat de Trotsky et des Quarante-six : pas véritablement une fraction, sauf, peut-être à son sommet, il est plutôt une tendance à proprement parler. Sa force est qu'il repose sur toutes les générations communistes. On trouve dans ses rangs une pléiade de vieux-bolcheviks, formés dans les prisons et les bagnes du tsar, comme Trotsky, mais aussi ceux qu'on appelle « la génération de 1917 », le gros des cadres communistes de la guerre civile. Il s'y ajoute maintenant ceux qu'on commence à appeler « la génération de 1923 », jeunes femmes et jeunes hommes nés à la vie politique dans l'espérance de la victoire allemande et le premier combat politique contre la bureaucratie et les patrons de l'appareil en train d'étouffer leur parti.

Pour Trotsky, c'est le gage, sinon de la victoire, du moins que le combat sera mené contre la dégénérescence et pour sauver le parti. C'est ce combat qu'il va mener pendant dix ans – à commencer par cinq années en Union soviétique même.

C'est le même combat qu'il mène depuis sa jeunesse mais c'est en même temps un combat différent. En face de lui, les bureaucrates privilégiés – ces hommes qu'il désignait déjà en 1918 comme le pire ennemi du nouveau régime. Ce sont les potentats du parti et des soviets, qui usent et abusent de la propriété sociale, ressuscitent les mœurs et les droits des anciens barines (seigneurs), exploitent les travailleurs, abusent des travailleuses, se « récompensent » tous les jours de leur passé militant en s'adjugeant la part du lion du revenu national. Ce sont les hommes que l'on trouve, au cœur des scandales, dévoilés comme celui de Smolensk ou d'Artemovsk, comme dissimulés dans tout l'appareil d'Etat et du parti, les bureaucrates cupides, brutaux, grossiers, traquant férocement toute critique, toute tentative de mettre au jour leur usurpation, bref toute opposition. Dans ce que Lénine appelait la « com-suffisance », le « com-autoritarisme », la « com-ignorance », transparaissent évidemment les traits des vieilles classes dirigeantes, et le bureaucrate soviétique est, quelle que soit son origine sociale ou politique, un reflet du bourgeois accumulant de la façon la plus primitive, du seigneur qui traite les hommes comme il ne traite pas ses bêtes, du bureaucrate et du policier de l'empire du tsar de toutes les Russies...

Ces hommes ont d'ailleurs à l'égard de Trotsky la même attitude que les policiers prussiens, les hauts fonctionnaires français de la préfecture ou les vieux militaires coloniaux de l'Empire britannique sauf que ce sont des parvenus. Ils le haïssent parce qu'ils le craignent. Ils le craignent parce qu'il menace leurs privilèges, leur pouvoir, leur impunité, parce qu'il fait appel aux idées et aux aspirations qui les ont portés au pouvoir et qu'ils entendent bien refouler et faire disparaître. Ils le haïssent aussi parce qu'il les montre du doigt, les décrit tels qu'ils sont et déchire l'image protectrice qu'ils s'efforcent vainement de tisser d'eux-mêmes.

C'est le même combat, parce qu'il a, à ses côtés, en grande partie, les mêmes hommes que pendant la période de clandestinité et d'exil : militants généreux, désintéressés, transportés par le besoin de comprendre et d'agir. Ils ne veulent plus conquérir la révolution, mais la défendre, sauver ses acquis, préserver ses conquêtes, l'étendre. Vieux militants comme Kh.G. Rakovsky, jeunes gens nés politiquement en 1917 comme V.B. Eltsine ou E.B. Solntsev, ils sont dans la continuité du bolchevisme, du courant révolutionnaire du XXe siècle : révoqués, déplacés, écartés en 1924, beaucoup demeurent fermes et le demeureront dans les années qui suivent, même quand la répression laissera loin derrière elle les pires souvenirs des prisons du tsar – dans les mêmes locaux...

Mais ce n'est plus le même combat. Trotsky ne peut plus s'adresser aux masses, comme il avait commencé, avant le début du siècle, à Nikolaiev, par le tract ou la prise de parole. Dans le cadre de son parti, il ne s'agit plus non plus d'une lutte d'idées, d'affrontement d'arguments, de joutes oratoires, même s'il peut encore, pendant quelque temps et dans certaines limites, user de la parole et de la plume. Ce n'est plus un combat d'idées sur la meilleure façon de combattre un ennemi commun. C'est un combat contre un adversaire qui n'est pas ce qu'il prétend être, qui ruse, qui trompe, qui falsifie et qui dissimule jusqu'à sa propre existence en tant que couche sociale et fraction dans le parti. Trotsky va devoir se battre pour la démocratie du parti contre des gens qui votent des résolutions à la gloire de la démocratie qu'ils étranglent tous les jours ; il affronte une direction qui s'empare de ses propositions, les caricature et clame à tout vent qu'elle les a en fait appliquées. Il doit, pour se battre, constituer avec ses camarades une organisation, tout en essayant de ne pas tomber sous le coup de l'accusation de « fractionnisme », en étant à tout instant désorganisé par des mutations arbitraires, des sanctions de tout ordre, des interdits, une persécution constante. Persuadé qu'il continue la lutte pour la pensée révolutionnaire de Lénine, il se voit à chaque instant opposer un prétendu « léninisme », catéchisme caricatural, changeant avec les besoins du moment et l'orientation des prêtres.

C'est un travail militant auquel il n'a sans doute pas été préparé. Il n'a pas été, en dépit de son attachement et de son esprit de discipline, un homme de parti après 1917, alors qu'il ne l'avait pas été du tout avant cette date. Surtout, il n'est pas un homme d'appareil, et ses fonctions de tribun, de meneur d'hommes, de chef de guerre ne lui ont pas donné le temps de se familiariser avec ces luttes fractionnelles en coulisse. Il va devoir apprendre. Il va surtout devoir attendre, patienter, s'adapter à des conditions contre lesquelles se révoltent spontanément sa personnalité même, les formes de son intelligence, sa culture et sa vision du monde, des conditions qui sont productrices de valeurs en contradiction absolue avec tout ce qu'il a appris, son « monde » en un mot.

Faut-il donc aller très loin pour expliquer la mystérieuse maladie, vraisemblablement psychosomatique qui le frappe dans les moments les plus aigus du conflit politique, à l'intérieur du parti qu'il tient toujours pour son parti ? La clarté des idées n'empêche pas que pèse sur les épaules le poids des défaites, des reculs, et, pourquoi ne pas le dire, des déceptions.
  1. Outre Ma Vie et les ouvrages cités précédemment, on a utilisé ici la fameuse chronique de John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le Monde. Paris, Club F.L., 1958, le recueil de documents de Bunyan et Fisher, The Bolshevik Revolution 1917-1918, Oxford, 1934, celui des minutes du comité exécutif des soviets entre octobre 1917 et janvier 1918, dans John L.H. Keep, The Debate on Soviet Power, Oxford, 1979.
  2. Reed, op. cit., p. 238.
  3. Ibidem, p. 205.
  4. Ibidem, p. 240.
  5. M.V. III, p.12.
  6. Ibidem, p. 14.
  7. Ibidem, pp. 15-16.
  8. Ibidem, pp. 16-17.
  9. Ibidem, p. 17.
  10. M.V., II, p. 168.
  11. V. Serge, V.M., I. p. 89.
  12. Keep, op. cit., p. 63.
  13. B.R.D.O., p. 198.
  14. Ibidem, pp. 196-197.
  15. Ibidem, p. 185.
  16. Keep, op. cit., p. 69.
  17. Ibidem, p. 71.
  18. Ibidem, pp. 71-72.
  19. Izvestia, 6 décembre 1917.
  20. H. Anweiler, Les Soviets en Russie 1905-1921, trad. fr., Paris, 1972.
  21. V. Serge, V.M., I, pp. 90-91.
  22. Ibidem, p. 91.
  23. « Lettre à Istpart »., De la Révolution, p. 125.
  24. M. V., III, p. 12.
  25. Keep, op. cit., pp. 102-106.
  26. Ibidem, p 106.
  27. Delo Naroda, 10/23 novembre 1917, in Bunyan & Fisher, op. cit., pp. 233-235.
  28. Ibidem, p. 240.
  29. Ibidem, pp. 239-240.
  30. Izvestia, 10/23 novembre 1917; Bunyan-Fisher, p. 243.
  31. Ibidem, pp. 243-244.
  32. Ibidem, p. 245.
  33. Izvestia, 12/25 novembre; Bunyan-Fisher, pp. 245-246.
  34. Pravda, 15/28 novembre 1917.
  35. M.V., III. p. 24.
  36. Keep, op. cit., pp. 184-190; Trotsky, Sotchinenija, VIII (II), pp. 211-217.
  37. Keep, op. cit., pp. 185-186; Sotch., op. cit., pp. 212-213.
  38. Ibidem, pp. 186 et 213.
  39. Ibidem, pp. 187 et 214.
  40. Ibidem, pp. 188 et 215.
  41. Deutscher. op. cit., 1. pp. 469-470.
  42. Keep, op. cit., p. 213.
  43. Il faut ajouter à Ma Vie et au recueil de documents de Bunyan & Fisher, celui qui a été préparé par Joffé sur la paix de Brest, Mirnye peregovoy y Brest-Litovske, Moscou, 1920, et l'ouvrage historique de John Wheeler-Bennett, The Forgotten Peace March 1918, Londres, 1939. Au lecteur qui hésiterait à suivre Ma Vie, on peut indiquer qu'E.H. Carr (Bolshevik Revolution, t. III. n° 1, p. 39), dit qu'après vérification avec les autres sources, il lui est possible d'assurer que le récit de Trotsky, partout où il peut être vérifié, apparaît d'une scrupuleuse exactitude.
  44. Mirnye, p. 718, Bunyan & Fisher, op. cit., pp. 477-478.
  45. Mirnye, I, pp. 9-11; Bunyan & Fisher, pp. 479-481.
  46. Keep, op. cit., p. 235.
  47. Bunyan & Fisher, op. cit., p. 285.
  48. Keep, op. cit., p. 235.
  49. O. Lenine, Moscou, 1924, traduction française, Lénine, Paris, 1935, p. 51.
  50. Sadoul, op. cit., p. 72.
  51. Lénine, p. 92.
  52. Bunyan & Fisher, op. cit., p. 490.
  53. Ibidem.
  54. Ibidem, p. 491.
  55. Ibidem, p. 493.
  56. Mirnye..., pp. 84-85.
  57. Ibidem, p. 102.
  58. M. V., III, p. 71.
  59. Lénine, p. 94.
  60. M.V., III, p. 71.
  61. Mirnye... , pp. 97-127 ; Bunyan & Fisher, op. cit., p. 497.
  62. Ibidem, p. 130 et p. 498.
  63. Anweiler, op. cit., pp. 262-263.
  64. Lénine, p. 93.
  65. Ibidem, pp. 94-95.
  66. Ibidem, pp. 95-96.
  67. Protokoly Tsentral'nogo Komiteta RSDRP, 1929, p. 287 ; M. V., III, p. 73.
  68. M.V., III, pp. 73-74.
  69. Protokoly... , pp. 199-207 ; M.V., III, p. 74.
  70. Tretii vserossiiskii sezd sovetov Rabolchikh, soldatskikh i Krestianskikh Deputatov (Protocole du 3e congrès des soviets), p. 71.
  71. Mirnye, p. 207.
  72. Mirnye, p. 208.
  73. Wheeler-Bennett, op. cit., p. 227.
  74. Ibidem. p. 237.
  75. E.H. Carr, Bolshevik Revolution, III, p. 38, n. 2.
  76. M.V., III, p. 78.
  77. Ibidem.
  78. Ibidem, pp. 78-79.
  79. Wheeler-Bennett, op. cit., p. 247.
  80. Protokoly Tsentral'nogo Komiteta RSDRP, pp. 195-196.
  81. M.V., III, pp. 79-80.
  82. Prot., pp. 197-198.
  83. Ibidem, pp. 197-201.
  84. Pravda, 20 février 1918.
  85. Wheeler-Bennett, op. cit., p. 250.
  86. Ibidem, p. 251.
  87. M.V., III, p. 80.
  88. Izvestia, 22 février 1918 ; Bunyan & Fisher, op. cit., p. 514.
  89. Pravda, 24 février 1918.
  90. M.V., III, p. 82.
  91. Ibidem.
  92. Ibidem.
  93. Prot., op. cit., p. 201
  94. Bunyan & Fisher, op. cit., p. 523.
  95. Protokoly (du VIIe congrès du parti), p. 71.
  96. Ibidem.
  97. M.V., III, p. 87.
  98. La seule étude d'envergure est la thèse non publiée de N.M. Heyman, Leon Trotsk as a Military Thinker, Stanford, 1972. En dehors de Ma Vie, les ouvrages à utiliser sont des recueils de documents. Le principal est Kak voorujalas revoljucija, Moscou, 1923, dont nous avons utilisé la traduction anglaise par Brian Pearce. How the Revolution Armed, 5 volumes, Londres 1979-1981 (ci-dessous KaK). Les archives de Trotsky, pour la période de la guerre civile, sont publiées en édition bilingue, Trotsky's Papers, 2 vol., 1964-1971 (ci-dessous T.P.) et sont également indispensables. On peut ajouter, pour la discussion, l'article de N.M. Heyman, « Leon Trotsky and the Birth of the Army », The Army Quarterly and Defense Journal, n° 4, 1975, pp. 407-418.
  99. Deux points de vue différents sont exprimés dans David T. Jones, « Armies and Revolution. Trotsky's pre-1917 Military Thought », Naval War College Reriew, n° 27, 1974, pp. 90-98, qui met l'accent sur les aspects traditionnellement socialistes de la pensée militaire de Trotsky et N.M. Hevman, « Leon Trotsky's Military Education : from the Russo-Japanese War to 1917 », Journal of Modem History, n° 2, 1976, pp. 71-98, qui insiste sur ses aspects traditionnels et « conventionnels ».
  100. Pierre Naville. « Léon Trotsky, La politique militaire et l'Armée rouge », Il Pensiero... pp. 209-238.
  101. Trotsky, Sotch., II. p. 269.
  102. Il s'agit du point que David T. Jones accuse N.M. Heyman de sous-estimer.
  103. KaK, I, p. 5.
  104. Ibidem, I, p. 13.
  105. Ibidem, I, p. 57.
  106. Ibidem, I, p. 85.
  107. Ibidem, I, p. 159.
  108. Ibidem, I, pp. 28-48.
  109. Ibidem, II, p. 186.
  110. Ibidem, I, p. 40.
  111. Ibidem, II, p. 186.
  112. Ibidem, I, p. 294.
  113. Ibidem, I, p. 218.
  114. Ibidem.
  115. KaK, II, p. 3.
  116. Ibidem.
  117. Ibidem, I, pp. 44-45.
  118. Ibidem, I, p. 158.
  119. Ibidem, I, p. 129.
  120. Ibidem, I, p. 27.
  121. Ibidem, III, p. 12.
  122. Ibidem, III, p. 10.
  123. T. P., I, p. 149.
  124. T.P., I, pp. 148-150.
  125. KaK, II. p. 179.
  126. M.V., III. p. 110.
  127. Ibidem, pp. 111-112.
  128. KaK, I, p. 160.
  129. G. Annenkov, p. 246.
  130. Ibidem, II, p. 218.
  131. Voir, extrait de Die Seele des Sieges (zur Geschichte der roten Armee), « L'organisation communiste de l'armée rouge », un discours de Rakovsky, traduction française dans Cahiers Léon Trotsky n° 17. pp. 73-78.
  132. KaK, II, p. 578.
  133. Ibidem, II, p. 580.
  134. Ibidem. III, p. 920.
  135. Ibidem, I, pp. 126-156.
  136. Ibidem, I. p. 149.
  137. Ibidem, p. 357.
  138. Ibidem.
  139. Ibidem.
  140. Ibidem. I, p. 360.
  141. Trotsky's Papers, vol. I, La Haye, 1964, p. 301 : la note 7, de Jan M. Meijer résume parfaitement le contenu du VIIIe congrès du parti sur les questions militaires.
  142. Ibidem, pp. 425-435.
  143. KaK, II, pp 64-65.
  144. La bibliographie de ce chapitre est la même que celle du chapitre XV. On peut y ajouter une mise au point, malheureusement dépourvue de notes et d'indications de sources, sur le train : Rex Winsbury, «Trotsky's War Train », History To-Day,n° 25, 1975, pp. 523-531.
  145. M.V., III,p. 112.
  146. Rosmer, Moscou sous Lénine, p. 157.
  147. M.V., III, p. 112.
  148. Ibidem, pp. 118-120.
  149. Ibidem, p. 112.
  150. Rosmer, op. cit., pp. 657-658.
  151. KaK, II, p. 651, n. 84.
  152. Winsbury, op. cit., p. 524.
  153. M. V., III, p. 114.
  154. Winsbury. op. cit.,p. 526.
  155. T.P., 1, p. 103.
  156. A. Barmine, Vingt ans au service de l'U.R.S.S., Paris, 1939, pp. 111-112.
  157. L. Schapiro, Les Bolcheviks et l'Opposition,Paris, 1957, pp. 113-114.
  158. KaK, I, pp. XXVII.
  159. Ibidem, p. 310.
  160. T.P., I, pp. 69-70.
  161. Ibidem, pp. 155-156 ; M.V., III. pp. 97-98.
  162. M.V., III, pp. 101-104.
  163. Larissa Reissner, « Sviajsk », traduction française dans Cahiers Léon Trotsky n° 12, 1982, p.56.
  164. KaK. I, p. 329.
  165. Ibidem.
  166. Ibidem, p. 344.
  167. L. Reissner, op. cit.,p. 56.
  168. T.P., I, p. 135.
  169. Ibidem, I, pp. 85-87, n. 1.
  170. Pravda, 25 décembre 1918. Voir la réponse de Trotsky dans T.P., I, pp. 204-209.
  171. T.P., I, pp. 249-250.
  172. Ibidem, pp. 565-567.
  173. Ibidem, pp. 578-581.
  174. Cité dans Staline, pp. 462-463.
  175. Ibidem,p. 463.
  176. T.P., pp. 594-597.
  177. Ibidem, I, p. 390.
  178. Ibidem,p. 392.
  179. Ulam, op. cit., p. 445.
  180. KaK, II. p. 540.
  181. Ibidem, II, p. 565.
  182. M.V., III, p. 132.
  183. Ibidem,pp. 171-172.
  184. KaK, III, p. 301.
  185. A Ma Vie et Comment fut armée la Révolution, il convient d'ajouter ici Terrorisme et Communisme, Moscou, 1920, utilisé ici dans sa traduction édition française de 1936 sous le titre Défense du Terrorisme (ci-dessous D.T.).
  186. KaK, II, p. 143.
  187. Ibidem, I, p. 84.
  188. D.T., p. 74.
  189. D.T., p. 75.
  190. D T., p. 79.
  191. D.T., p. 143.
  192. KaK, III, p. 48.
  193. Ibidem, p. 54.
  194. Ibidem, p. 73.
  195. Ibidem, p. 77.
  196. Cf. n. 1, p. 992.
  197. M.V., III, p. 178.
  198. F. Benvenuti, « Dal comunismo di guerra alla Nep : il dibattito sui sindacati », Il Pensiero,I pp. 261-288. Le texte intégral des propositions de Trotsky en février 1920 se trouve dans Sotch., XVII, 2, pp. 543-544.
  199. KaK, III, p. 61.
  200. Ibidem, p. 106.
  201. Ibidem, p.113.
  202. Ibidem, p. 114.
  203. Ibidem, p. 116.
  204. M.V., III, p. 181.
  205. Ibidem.
  206. Pravda, 31 mars 1920.
  207. Izvestia TsK, 4 septembre 1920, p. 7, cité par R.Y. Daniels, Conscience of Revolution, p. 116.
  208. KP (b) Rezoljutsiakh,I pp. 511-512.
  209. Cité par Tomsky, Compte rendu Xe congrès, p. 372.
  210. Lénine, Œuvres (en français), 31, pp. 389-390.
  211. Pravda, 13 novembre 1920.
  212. Pravda, 9 décembre 1920.
  213. Ibidem.
  214. Ibidem.
  215. Ibidem.
  216. Ibidem.
  217. Ibidem.
  218. Ibidem.
  219. Pravda, 19 décembre 1920.
  220. Ibidem.
  221. Zinoviev, compte rendu XIIIe conférence, p. 324.
  222. Lénine, Œuvres,32, pp. 16-17.
  223. Ibidem, p. 41.
  224. M.V., III, p. 177.
  225. Ibidem, p. 180.
  226. Ibidem, pp. 181-182.
  227. La littérature est abondante sur la crise de 1921 et en particulier l'insurrection de Cronstadt. On retiendra particulièrement l'étude de Paul Avrich. Kronstadt 1921, Princeton, 1970, traduction française La Tragédie de Cronstadt, Paris, 1970.
  228. T.P., II, pp. 480-485.
  229. Ibidem, II, p. 495.
  230. New York Times, 6 mars 1921.
  231. P. Avrich, op. cit., p. 42.
  232. Ibidem, pp 63-64.
  233. Ibidem, p. 44.
  234. Ibidem, p. 47.
  235. Ibidem, pp. 47-50.
  236. Ibidem, pp. 53-54.
  237. Ibidem, p. 52.
  238. Ibidem, p. 73.
  239. Ibidem.
  240. Ibidem, pp 73-74.
  241. Ibidem, p 73.
  242. Ibidem, p. 68.
  243. Ibidem, pp. 74-75.
  244. Ibidem, pp. 75-76.
  245. Ibidem, p. 77.
  246. Ibidem, pp. 78-80.
  247. Ibidem, pp. 83-85.
  248. Ibidem,p. 86.
  249. Ibidem, pp. 86-87.
  250. Ibidem, pp. 100-101.
  251. Ibidem, p. 95.
  252. Ibidem, p. 122.
  253. Ibidem, p. 125.
  254. Ibidem, p. 103.
  255. KaK, IV, p. 289.
  256. De nombreux auteurs renvoient au IIIe congrès de l'I.C. pour cette déclaration de Boukharine, mais sans référence paginée au compte rendu. La raison est simple : elle n'y figure pas. Prudemment, Stephen Cohen (Boukharine,p. 194) écrit qu'il « l'aurait dit à des délégués », en donnant comme référence Abramovitch qui, lui, s'est pourtant contenté de citer, sans référence !
  257. Avrich, op. cit., p. 134.
  258. Ibidem, p. 200.
  259. Ibidem.
  260. Ibidem, p. 203.
  261. « Encore sur la répression de Cronstadt » (6 juillet 1938), Œuvres ,18, p. 135.
  262. Ibidem, p. 134.
  263. KaK, IV, pp. 283-284.
  264. Ibidem, p. 285.
  265. Avrich, op. cit., p. 142.
  266. Pravda, 16 mars 1921.
  267. Pravda, 23 mars 1921.
  268. KaK, IV, p 292.
  269. Deutscher, op. cit., III, pp. 673-674.
  270. T.P., II, p. 374.
  271. Ibidem, II, p. 376.
  272. Ibidem, II, pp. 378-380.
  273. Ibidem, II, p. 384.
  274. Staline, p. 494.
  275. Traduction française : Entre l'impérialisme et la Révolution.
  276. L'étude la plus solide de la Nep se trouve dans le tome II de Bolshevik Revolution, d'E.H. Carr.
  277. Trotsky, Sotch., XVII, 2, pp. 543-544.
  278. Lénine, Œuvres, t. 32, p. 225.
  279. The First Five Years of the I.C ., II, p. 233.
  280. Ibidem.
  281. Ibidem, p. 236.
  282. Ibidem, p. 238.
  283. T.P., II, pp. 449-451.
  284. Ibidem, pp. 580-583.
  285. Ibidem, pp. 578-580.
  286. Ibidem, p. 582.
  287. Ibidem, p. 732.
  288. Ibidem, pp. 746-748.
  289. Lénine, Œuvres, t. 33, p. 361.
  290. Trotsky, Sotch., XIV, p. 223.
  291. T.P., II, p. 731.
  292. Lénine, Œuvres, t. 33, pp. 361-368.
  293. KaK, V, p. 337.
  294. Ibidem, pp. 376 et 391.
  295. J. Erickson, The Soviet High Command 1918-1941, Londre, 1962, p. 135.
  296. Trotsky, Staline, p. 510.
  297. Compte rendu du XIe congrès, p. 89.
  298. Lénine, Œuvres, t. 33. p. 120.
  299. Deutscher, op. cit., II, pp. 63-64.
  300. Ibidem, p. 63.
  301. M.V., III, p. 198.
  302. Deutscher, II, p. 63.
  303. T.P., II, pp. 710-722.
  304. Ibidem, p. 724. n. 1.
  305. Lettre au bureau politique du 20 juin 1923, T.P., II, pp. 825-833.
  306. Ibidem, p. 831.
  307. Ibidem.
  308. Ibidem.
  309. Ibidem, p. 833.
  310. Deutscher, op. cit., II, p. 103.
  311. T.P., II, p. 833.
  312. Schapiro, Les Oppositions, pp. 177-178.
  313. Cité par I. Deutscher, I, p. 637.
  314. Lénine, Œuvres, t. 32, p. 447.
  315. Avrich, op. cit., p. 215.
  316. Bulletin communiste, n° 24, 9 juillet 1921, pp. 401-405.
  317. Lénine, Œuvres, t. 32, p. 274.
  318. Schapiro, C.P.S.U., p. 246.
  319. Ibidem, p. 250.
  320. Schapiro, C.P.S.U., pp. 249-250.
  321. Ibidem, pp. 247-248.
  322. Ibidem, p. 256.
  323. Sosnovsky, Taten und Menschen, p. 152.
  324. Pravda, 10 mai 1922.
  325. Ibidem.
  326. Pravda, 18 juin 1922.
  327. Ibidem.
  328. M.V., III, p. 195.
  329. KaK, I, p. 222.
  330. Ibidem, p. 202.
  331. Ibidem, p. 223.
  332. Ibidem.
  333. Les bases documentaires de ce chapitre qui se trouvaient jusqu'alors dans les archives ou les écrits de Trotsky exclusivement ont été élargies par les publications de l'ère khrouchtchévienne, notamment les documents de Lénine jusque-là dissimulés. Deux ouvrages importants : Lidia Aleksandrovna Fotieva, Iz vospominianii o Lenine, Moscou, 1964, et Moshé Lewin, Le dernier combat de Lénine, Paris, 1964, ont complété, mais pas modifié de façon substantielle. Voir également Anna Di Biagio « Stalin e Trockij : dopo la revoluzione (1921-1923), Problemi del Socialismo » série 4.21.1980, (n° 17) pp. 113-148.
  334. Lénine, Œuvres, t. 33, p. 60.
  335. Ibidem, pp. 72-73.
  336. Ibidem, p. 293.
  337. Ibidem.
  338. Ibidem, p. 294.
  339. M.V., III, p. 200.
  340. Lettre à l'Istpart, D.L.R.,p. 165.
  341. Archives Trotsky, Havard, lettre du 25 janvier 1923, T 775.
  342. M.V., III, pp. 200-201.
  343. Ibidem, p. 201, ainsi que A.H., T 775.
  344. M.V., III, p. 201.
  345. Lewin, Dernier combat, p. 46.
  346. Ibidem, p. 48.
  347. D.L.R., p. 155.
  348. Lénine, Œuvres, t. 33, p. 382.
  349. Ibidem, pp. 383-384.
  350. Fotieva, op. cit., pp. 28-29.
  351. Ibidem.
  352. Lénine, Œuvres, t. 45, p. 622.
  353. T.P., II, pp. 778-780.
  354. Lénine, Œuvres, t. 45, p. 622.
  355. Ibidem, p. 626.
  356. Ibidem, pp. 623-624.
  357. Ibidem, p. 627.
  358. Lénine, Œuvres, t. 36, pp. 611-612.
  359. Lewin, op. cit., p. 59.
  360. Ibidem.
  361. Ibidem, p. 61.
  362. Cité ibidem, pp. 146-148.
  363. Lewin, op. cit., pp. 149-150.
  364. Lénine, Œuvres, t. 33, p. 379.
  365. Lénine, Œuvres, t. 45, p. 601.
  366. Fotieva, op. cit., p. 52.
  367. Ibidem, p. 75.
  368. Lewin, op. cit., p. 68.
  369. Ibidem, p. 78.
  370. Lénine, Œuvres, t. 36, pp. 618-624.
  371. Ibidem, p. 618.
  372. Ibidem, p. 619.
  373. Ibidem.
  374. Ibidem.
  375. Ibidem, p. 620.
  376. Ibidem, pp. 621-622.
  377. Lénine, Œuvres, t. 45, p. 628.
  378. Adam B. Ulam, The Bolsheviks, pp. 571-573.
  379. Cahiers du Monde russe et soviétique, 26 (27), p. 328.
  380. Ibidem, m. 1, p. 297.
  381. Lénine, Œuvres, t. 36, pp. 611-615.
  382. Lénine, Œuvres, t. 33, pp. 495-500.
  383. Ibidem, pp. 500-517.
  384. Ibidem, p. 501.
  385. Ibidem, pp. 501-502.
  386. Ibidem, pp. 503.
  387. Ibidem, p. 504-505.
  388. Lénine, Œuvres, t. 36, p. 606.
  389. Ibidem, p. 607.
  390. Ibidem.
  391. Lewin, op. cit., p. 88.
  392. Ibidem, p. 90.
  393. Lénine, Œuvres, t. 36, p. 608.
  394. Lewin, op. cit., pp. 150-151.
  395. Ibidem, p. 92.
  396. Ibidem. p. 93.
  397. Lénine, Œuvres, t. 45, pp. 628-629.
  398. D.L .R., p. 166.
  399. M .V., III, pp. 202-203.
  400. Ibidem, p. 203.
  401. Ibidem, pp. 203-204.
  402. Lewin, op. cit., pp. 140-141.
  403. D.L.R., p. 164.
  404. Pour ce chapitre, nous avons utilisé les comptes rendus des congrès de l'Internationale communiste. celui du premier dans l'édition française par Pierre Broué, Paris, 1974 et les trois suivants dans l'édition allemande originale, ainsi que les écrits de Trotsky, Piat Let Kominterna, Moscou, 1924, dans sa deuxième traduction anglaise, The First Five Years of the C.I., 1975. Enfin, on s'est appuyé sur P. Broué, Révolution en Allemagne (1918-1923), Paris, 1971.
  405. KaK, I, p. 509.
  406. Ibidem, pp. 523-524.
  407. Discours prononcé par Trotsky au meeting de deuil du soviet de Pétersbourg le 18 janvier 1919, traduction anglaise dans Portraits, Political and Personal. New York, 1977, pp 16-27.
  408. La lettre d'invitation a été publiée dans Trotsky, Sotch., XIII, pp. 33-37, traduction française dans Premier Congrès de l'I.C., pp. 39-46.
  409. Ibidem, p. 40.
  410. Ibidem, p. 4.
  411. Ibidem, pp. 91-93.
  412. Ibidem, pp. 206-214.
  413. Ibidem, p. 206.
  414. Ibidem, p. 208.
  415. Ibidem, p. 214.
  416. Pravda, 26 novembre 1919, traduction française dans Le Mouvement Communiste en France, pp. 55-66.
  417. Traduction française ibidem, pp. 67-74.
  418. Pravda, 23 avril 1919.
  419. Ibidem.
  420. Izvestia, 29 avril 1919.
  421. T.P., I, pp. 620-626.
  422. M.V., III, pp. 168-174. Staline, pp. 474-479.
  423. Pravda, 22 juillet 1920.
  424. Protokoll des II. Kongresses der Kommunistischen Internationale, Hambourg, 1921, pp. 92-93.
  425. Ibidem, p. 94.
  426. Ibidem, pp. 676-702.
  427. Rosmer, Moscou sous Lénine, pp. 115-116.
  428. Protokoll III, pp.705-741.
  429. Ibidem, pp. 732-733.
  430. Ibidem. p. 739.
  431. Kommunislitcheskii International, n° 17, 1921. Intervention au C.E. de l'I.C., le 24 novembre 1920.
  432. P. Broué. op.cit., pp. 474-485.
  433. Ibidem, pp. 475-477.
  434. Archives Levi P/55/10, P/63/3, cité ibidem, p. 498.
  435. Trotsky, D.L.R., pp. 137-138.
  436. Ibidem, p. 138.
  437. Ibidem, pp. 518-525.
  438. Protokoll des III. Kongresses der Kommunistischen Internationale, p. 136.
  439. T.P., II, pp. 472-473.
  440. Ibidem.
  441. Ibidem, pp. 474-475.
  442. Ibidem, p. 475.
  443. Ibidem, p. 474.
  444. Protokoll III, pp. 391-398.
  445. Ibidem, pp. 644-646.
  446. Ibidem, p. 650.
  447. Discours au congrès de l'Internationale communiste des jeunes, 16 juillet 1921, Pravda.
  448. Pravda, 12 iuillet 1921.
  449. Ibidem, 21 décembre 1922.
  450. Izvestia, 28 décembre 1922.
  451. Ibidem.
  452. Dans ce chapitre, les archives de Trotsky tiennent une place importante à côté des ouvrages cités pour les chapitres précédents. On retiendra en outre mon travail sur Révolution en Allemagne 1918-1923, Paris, 1971 et Werner Angress, Stillborn Revolution : The Communist Bid for Power in Germany 1921-1923, Princeton, 1963.
  453. M.V. III p. 209.
  454. Ibidem.
  455. Ibidem, pp. 209-210.
  456. Ibidem. p. 211, Mdivani et Makharadzé en témoignent au Xe congrès (compte rendu pp. 151-152 et 157).
  457. Ibidem, p. 203.
  458. Ibidem, p. 204.
  459. « Réflexions sur le parti ». Pravda. 20 mars 1923.
  460. Lettre de protestation de Trotsky auprès du secrétariat, 28 mars 1923, parce que le contenu de son intervention ne figure pas dans le compte rendu ; Archives Trotsky à Harvard (A.H.), T 792.
  461. Lettre de Fotieva. 16 avril 1923, A.H., T 793.
  462. Adam B. Clam, The Bolsheviks, New York, 1965, pp. 571-574.
  463. Trotsky au comité central, 16 avril 1923, A.H., T 794.
  464. Texte dans la Note U.S. Departement of State,release, 30 juin 1956, p. 26.
  465. Trotsky au bureau politique, 17 avril 1923, A.H., T 795.
  466. R.V. Daniels. The Conscience of The Revolution, Communist Opposition in Soviet Russia, Cambridge, Ma., 1960, p. 193.
  467. Kossior, compte rendu du XIIe congrès, pp. 94-95.
  468. Staline, ibidem, pp. 183-185 et 441-448.
  469. Mdivani, ibidem, pp.454-455 et Makharadzé, ibidem, p. 156.
  470. Rakovsky, ibidem, pp. 528-534.
  471. Compte rendu du XIIe congrès, p. 563.
  472. Ce rapport a été présenté le 20 avril, Pravda, 21 avril 1923 ; traduction française dans La Lutte antibureaucratique en U.R.S.S., I, pp. 25-27.
  473. Ibidem, p. 50.
  474. Ibidem, p. 56.
  475. Ibidem. p. 60.
  476. Ibidem. p. 61.
  477. Ibidem, p. 65.
  478. Ibidem, p. 66.
  479. Ibidem, p. 74.
  480. Ibidem, p. 76.
  481. Compte-rendu du XVe congrès, p. 352.
  482. P. Broué, Révolution en Allemagne, pp. 675-686.
  483. Ibidem, pp. 703-705.
  484. Ibidem, pp. 709-717.
  485. Ibidem, p. 719.
  486. Ibidem, p. 719-720.
  487. Ibidem, p. 720-721.
  488. Ibidem, pp. 727-728.
  489. Ibidem, pp. 726-727.
  490. Ibidem, pp. 727-728.
  491. Pravda, 23 septembre 1923.
  492. P. Broué. op. cit., p. 728.
  493. Ibidem. pp. 735-736.
  494. Ruth Fischer, Stalin and German Communism, Cambridge, Ma., 1948, p. 323.
  495. KaK, V, p. 185.
  496. Ibidem. pp.191-192.
  497. Ibidem, p. 196.
  498. Ibidem, p. 197.
  499. Ibidem.
  500. Ibidem, p. 203.
  501. Ibidem, p. 227.
  502. Ibidem, p. 228.
  503. Broué, op. cit.,pp. 765-777.
  504. On utilise ici Cours nouveau dans l'édition De la Révolution, ainsi qu'E.H. Carr, Interregnum, Londres, 1954, et Anna Di Biagio, Democrazia e Centralismo : la discussione sul « Nuovo Corso » nel Partito Comunista Sovietico (ott. 1923-gen. 1924), Milan, 1978.
  505. P. Sorlin, Lénine, Trorski, Staline 1921-1927, Paris, 1961, assure que le mot de « léninisme » fut employé pour la première fois par Kamenev, dans la Pravda du 24 mars 1923, dans une polémique contre Ossinsky.
  506. A. Benningsen. Ch. Lemercier-Quelquejeay, Sultan-Galiev, le père de la révolution tiers-mondiste, Paris, 1986.
  507. Trotsky, Staline, p. 977.
  508. Cité par Kamenev, Pravda,13 décembre 1923.
  509. Sotsialistitcheskii Vestnik, 28 mai 1924, p. 10.
  510. Compte rendu du XIVe congrès, pp. 398-399, 455-456, 684, 950, 953.
  511. Daniels, op. cit., p. 208.
  512. Eastman, Depuis la mort de Lénine (ci-dessous D.L.M.), pp. 54-55 et extraits pp. 192-194.
  513. Ibidem, p.193.
  514. Ibidem, pp.193-194.
  515. Ibidem, p. 194.
  516. Ibidem, p. 54.
  517. Ibidem, p. 55.
  518. Ibidem, p. 195.
  519. Ibidem, p. 196.
  520. Ibidem, p. 198.
  521. A.H., T 802, traduction anglaise dans E.H. Carr, Interregnum, pp. 367-371.
  522. Carr, op. cit., p. 368.
  523. Ibidem, p. 370.
  524. Eastman, D.L.M., p. 56.
  525. VKP(B) Rezoljiutsiakh, (1941), I, pp. 531-532.
  526. Pravda, 7 décembre 1923.
  527. Ibidem.
  528. M.V., III, p. 227.
  529. Cours nouveau, in D.L.R., p. 83.
  530. Ibidem, p. 84.
  531. Ibidem, p. 85.
  532. Ibidem.
  533. Ibidem.
  534. Ibidem, pp. 85-86.
  535. Ibidem, p. 86.
  536. Ibidem.
  537. Ibidem.
  538. Pravda, 15 décembre 1923.
  539. Pravda, 20-21 décembre 1923.
  540. M.V., III, p. 229.
  541. Cours nouveau, (D.L.R.), p. 33.
  542. Ibidem. pp. 34-35.
  543. Ibidem, p. 36.
  544. Ibidem, p. 37.
  545. Ibidem, p. 38.
  546. Ibidem, p. 40.
  547. Ibidem, p. 41.
  548. Ibidem, p. 42.
  549. Ibidem, p. 49.
  550. Ibidem, p. 58.
  551. Ibidem, pp. 61-62.
  552. Ibidem, p. 62.
  553. Ibidem.
  554. Ibidem, p. 63.
  555. Pravda,14-17 décembre 1923.
  556. Pravda, 23 décembre 1923.
  557. Compte rendu du XIVe congrès (1926). pp. 459. 460, 526.
  558. Compte rendu XIIe conférence, pp. 123, 124, 190.
  559. Eastman, op. cit.,p. 109.
  560. Sapronov, in Pravda, 22 janvier 1924.
  561. Carr, Interregnum, pp. 332-333.
  562. Pravda, 18 janvier 1924.
  563. Pravda, 20 janvier 1924.
  564. Pravda, 22 janvier 1924.
  565. Staline, Sotch, VI, pp. 28-29.
  566. VKP(B) Rezoljiutsiakh, pp. 540-545.
  567. Il n'y a pas d'ouvrage particulier qui ait été utilisé pour ce chapitre qui conclut la deuxième partie.
  568. Eastman, D.L.M, p. 60.
  569. Deutscher, op. cit.,II, p. 136.
  570. Ibidem. p. 134.
  571. Ibidem, p. 137.
  572. Ibidem.
  573. Ibidem, p. 150.
  574. Ibidem, p. 173.
  575. Ibidem. pp.179-186.
  576. Daniels, op. cit., p. 207.
  577. Ibidem, p. 206.
  578. Ibidem. p. 226.
  579. Deutscher, op. cit., II, p. 186.
  580. Lettre du 30 décembre 1920, Lénine, Œuvres, t. 32, p. 15.
  581. Carr, Interregnum, pp. 327-328.
  1. Isaac Deutscher commet dans sa biographie de Trotsky une erreur de chronologie plutôt grossière. Il situe la scène relatée ci-dessus non pas le 5/18 janvier, où elle s'est réellement produite, provoquant la suspension des pourparlers pour la consultation demandée par Trotsky, mais le 28 janvier/10 février, au retour de Trotsky de Moscou.
  2. C'est en février 1918 que les Russes alignent leur calendrier sur celui de l'Occident. On ne trouvera plus ensuite de doubles dates.
  3. On en trouvera une reproduction dans le volume d'Annenkov, En habillant les vedettes, Paris, 1951, planche 23.
  4. Il s'agit bien entendu de V. M. Smirnov, l'un des leaders des « communistes de gauche » et plus tard des « décistes » partisans du « centralisme démocratique » et non contrairement à ce qu'écrit Deutscher (op. cit. p. 540), d'I.N. Smirnov, qui était non seulement l'ami mais le proche collaborateur de Trotsky à la tête de l'Armée rouge.
  5. Rappelons que les s.r. ou socialistes-révolutionnaires étaient le parti né du courant populiste et dont l'appui était la masse paysanne. Les « s.r. de gauche » s'étaient séparés du gros du parti parce qu'ils avaient soutenu l'insurrection d'Octobre, puis participé au gouvernement. Ils étaient hostiles à une paix séparée et partisans d'une « guerre révolutionnaire » et avaient cherché à s'allier aux « communistes de gauche » partisans de Boukharine.
  6. Dans un texte du 14 novembre 1938 (A.H., T 4469), Trotsky indique qu'il se trouvait sur un point éloigné du front, ne fut pas consulté et n'apprit l'exécution qu'avec plus d'une semaine de retard. Il la justifie. Adam B. Ulam, The Bolsheviks, pp. 426-428, conteste l'interprétation de Trotsky sans argument sérieux.
  7. La nouvelle position de Lénine, qu'il avait opposée à celle de Trotsky dans la préparation du Xe congrès, avait été exprimée dans une « plate-forme », datée du 14 janvier 1921, signée par Lénine, Zinoviev, Kamenev, Staline, Tomsky, Kalinine, Roudzoutak, Lozovsky, Petrovsky et Artem-Sergeiev, les « dix ».