Première partie. L'ascension

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I. L'enfance[modifier le wikicode]

Lev Davidovitch Bronstein – le futur Trotsky – est né dans une khata, petite maison au toit de chaume, à Yanovka en Ukraine, dans une famille de colons juifs, le 25 octobre/7 novembre 1879, trente-huit ans presque jour pour jour avant l'insurrection d'octobre à Petrograd.[1]

L'année 1879 n'annonçait pas l'aurore. La révolution, dont cet enfant allait être la plume et l'épée, semblait relever du rêve utopique plus que des perspectives politiques. A Paris, après l'échec de Victor Hugo, Raspail, Schoelcher en 1876, les députés de gauche Naquet, Clemenceau, Louis Blanc tentaient de nouveau d'arracher l'amnistie totale des combattants de la Commune de Paris : ils furent battus par 345 voix contre 104. En Allemagne, où s'abattait la répression Commandée par les « les lois antisocialistes » de Bismarck, les députés social-démocrates tentaient désespérément de survivre par des conces­sions, et Marx, comme Engels, condamnait ces « opportunistes ». Le premier numéro du Sozialdemokrat en exil sortait à Zürich le 28 septembre à 3000 exemplaires ...

La Russie frissonnait encore des coups de feu que la jeune Véra Zassoulitch avait tirés l'année précédente sur Trepov, un chef de la gendarmerie responsable de tortures. L'organisation terroriste La Volonté du Peuple, à peine constituée, condamnait le tsar à mort. Elle frappa pour la première fois en novembre. Son congrès du 24 juin 1879 marquait aussi une scission : des rangs de ce groupe, où le popu­lisme était jusqu'alors hégémonique, se détachait un petit groupe animé par Plékhanov, Akselrod, Zassoulitch, Leo Deutsch, qui devait constituer le premier noyau des marxistes russes.

Le régime tsariste, sous lequel était né le petit enfant des paysans Juifs d'Yanovka, paraissait éternel et tout-puissant. De Londres, dans une lettre du 10 avril à N.F. Danielson, l'un de ses traducteurs, Karl Marx comparait pourtant la situation économique de la Russie à celle de la France de Louis XIV et Louis XV et, dans une lettre à Engels, le 10 septembre, soulignait que le régime intérieur de la Russie révélait ses faiblesses profondes[2]

Huit enfants naquirent dans la maison de David Léontiévitch Bronstein et de sa femme Anna. Quatre vécurent : Aleksandr, Uza, Lev (Léon) et Olga.

Yanovka est loin d'être le centre du monde, mais ce n'est pas non plus un coin tout à fait perdu. Le premier bureau de poste n'est qu'à vingt-trois kilomètres et la première gare de chemin de fer à trente-cinq. C'est un village de colonisation dans la steppe ukrainienne, dans le « gouvernement » de Kherson. David et Anna s'y sont installés en 1879, quelques mois avant la naissance de Ljova. Anna était née à la ville. David, lui, avait quitté avec ses parents le village juif qu'ils habitaient dans la région de Poltava: le couple s'était lancé dans l'aventure de la « colonisation libre », dont la « liberté » était sérieusement tempérée par les mesures discriminatoires contre les Juifs.

Chez les Bronstein, ce n'est pas l'opulence, ce n'est pas non plus la misère. Trotsky écrira :

« Mon enfance à moi n'a connu ni la faim ni le froid. Au moment où je suis né, la famille de mes parents possédait une certaine aisance. Mais c'était le bien-être rigoureux de gens qui sortent de l'indigence pour s'éle­ver et qui n'ont pas envie de s'arrêter à mi-chemin. Tous les muscles étaient tendus, toutes les idées dirigées dans le sens du travail et de l'accumulation[3]

Le premier chapitre de Ma Vie donne une description précise de l'exploitation agricole des Bronstein, des terres affermées autour du noyau d'une centaine d'hectares achetées au « colonel Yanovsky », premier colon d'Yanovka : on fait pousser le blé, on élève chevaux, bêtes à cornes, porcs. Jusqu'en 1896 – donc pendant toute l'enfance de Ljova – la famille vit dans une maison de terre maçonnée, au toit de chaume : cinq petites pièces, avec deux chambres au sol en terre battue, dont celle des enfants, et « la salle » avec son plancher, où l'on héberge les hôtes d'honneur et notamment la colonelle. Tout autour, un jardin où poussent des arbres et des rosiers. David Léontiévitch a construit de ses mains un second bâtiment en glaise, couvert de tuiles, où il a logé son atelier, la cuisine des « maîtres » et le quartier des domestiques. Il y a aussi trois greniers surélevés, l'écurie, l'étable, la porcherie, le poulailler, un peu plus loin. Le puits est à une centaine de mètres, non loin de l'étang et surtout du moulin, où David Léontié­vitch moud son grain et celui des voisins moyennant prélèvement de 10 % de la farine.

Tout, ici, et d'abord les relations familiales, est commandé par le travail et son rythme saisonnier. Evoquant sa petite enfance, Trotsky note :

« Dans ce genre d'existence, la place réservée aux enfants était plus que modeste. Nous ne connaissions pas le besoin, mais nous n'avons pas connu non plus les largesses de la vie ni ses caresses. Mon enfance n'a pas été pour moi une clairière ensoleillée comme pour l'infime minorité ; ce ne fut pas non plus la caverne de la faim, des coups et des insultes, comme il arrive à beaucoup, comme il arrive à la majorité. Ce fut une enfance toute grisâtre dans une famille petite-bourgeoise, au village, dans un coin perdu, où la nature est large, mais où les mœurs, les opi­nions, les intérêts sont étroits, étriqués[4]. »

L'adulte a des souvenirs très anciens, remontant peut-être à la période précédant sa deuxième année, mais ils ne sont ni précis ni chargés d'émotion. Pas de souvenir de tendresse ni de caresses liés à la mère dont il se rappelle seulement qu'elle s'emportait facilement contre les enfants – ce dont il l'excuse en raison du travail qu'elle effectuait toute la journée[Note du Trad 1]. Il évoque plutôt la nourrice ou les sœurs. Le souvenir du père est plus chaleureux : ce bourreau de travail était certainement psychologue, un intuitif qui sentait l'enfant et sut probablement, en quelques moments décisifs, ne pas le heurter, de front ni lui donner un sentiment d'abandon. Pourtant la mère lit, péniblement mais obstinément, en peinant beaucoup, des romans russes dont elle suit les lignes du doigt pendant les soirées d'hiver. Le père est illettré. Son activité intellectuelle se concentre sur des comptes d'entreprise qu'il tient rigoureusement, même si la manière n'est pas tout à fait orthodoxe. La langue qu'il parle est un mélange de russe et d'ukrainien, au sein duquel le second domine. On ne parle pas le yiddish à la maison, et l'enfant ne commence à l'entendre qu'à l'âge de neuf ans, dans sa première école, l'école primaire juive. Le seul écho du vaste monde qui pénètre dans Yanovka par la bouche du père, après la moisson, ce sont les cours du blé, le jeu du marché mondial, force mystérieuse qu’on ne comprend ni ne situe, mais dont on saisit empiriquement le poids, puisque c'est elle qui détermine le prix proposé par le commissionnaire de Nikolaiev qui achète la récolte chaque année[5]. Le marché mondial est bien l'unique mystère, avec ceux du sexe et de la reproduction : aucune allusion à Dieu ou à la religion ne se trouve dans le chapitre de Ma Vie que Trotsky consacre à sa petite enfance, à l'exception d'une discrète allusion à un refus de la mère de voyager un samedi.

En fait, l'exploitation familiale comporte un élément plus important même que la maison, la «salle» et le divan troué sur lequel Ljova passe beaucoup de temps: c'est l'atelier, avec son responsable Ivan Vassiliévitch Grébine, qu'entourent le meunier, le chauffeur, le contremaître, le commis, le garçon d'écurie, les apprentis, sans oublier la cuisinière et la masse confuse des «centaines» de saisonniers qui travaillent quatre mois par an et couchent dehors. Pour l'enfant, Ivan Vassiliévitch Grébine est un personnage central de son univers, d'abord pour « ses connaissances techniques universelles », par le res­pect qu'il inspire à tous - il mange à la table des «maîtres» - par une autorité qui repose sur une compétence reconnue. C'est de ses mains brunes d'ouvrier que Ljova, devenu homme, se souvient, non de celles de ses parents. L'enfant est attiré par l'univers nouveau qui s'ouvre avec l'atelier, les quartiers des domestiques, les conversations qui lui livrent des secrets de la vie, les jeux, les rapports humains et sociaux. Il écrira :

« A l'atelier, dans la maison des domestiques, à la cuisine, dans les arrière-cours, la vie s'ouvrait devant moi, plus largement et autrement que dans la famille[6]. »

C'est là que l'enfant découvre l'existence des rapports sociaux et particulièrement de l'inégalité. Fils de maître, il fait aussi l'expérience cruelle de la moquerie à son égard, de la part des domestiques et des apprentis, insolents et avides de revanche, qui le prennent volontiers pour cible de leurs brocards et plaisanteries.

Il ne semble pas en avoir appris autant à l'école « primaire » où il entre en 1884, à la colonie juive de Gromokleï, hébergé dans la mai­son de son oncle Abram et de sa tante Rakhil. Il doit apprendre le russe, l'arithmétique et la Bible en hébreu. L'école juive ne lui a guère laissé de souvenirs : est-ce parce que ses camarades parlent le yiddish, qu'il ne connaît pas ? Les épisodes qu'il évoque dans Ma Vie, en dehors de l'ardoise et de la lecture en chœur de la Bible, relèvent plu­tôt de la leçon de choses : les méchantes blagues que la femme du maître fait à son époux, la mauvaise réputation d'un voleur de che­vaux, une foule qui malmène une femme accusée de voler les maris, la naissance d'un enfant de la nourrice Macha, dont les visiteurs le met­taient toujours à la porte le temps de leur « visite ». Il apprend néan­moins à lire et à écrire, « deux arts », dira-t-il, qui lui ont « rendu des services dans la suite[7] ».

Dans l'immédiat, ils lui valent quelques déboires. Il a écrit sur une feuille de papier, avec beaucoup de soin, les mots qu'il connaît, mais qu'on ne prononce pas en famille, séduisants, pense-t-il, parce que défendus. Mais il pense mourir de honte quand sa mère lui réclame ce papier qu'il parvient tout de même à déchirer. A la Noël de 1886 – il vient d'avoir sept ans –, il persuade un des ouvriers de son père de lui dicter le discours en vers qu'il a récité dans une saynète traitionnelle avec un groupe de « déguisés ». Puis il se met à écrire des vers qu'il sait, qu'il sent mauvais et que les adultes, aussi impitoyables que lourds, lui font réciter devant les visiteurs, à sa grande honte.

En 1885, son oncle Abram lui a apporté un élément important de connaissance en le situant précisément dans cette année, la première, donc, dont il prend conscience. Il écrira :

« Ce fut le terme d'une durée informe, de l'époque préhistorique de mon existence, d'un chaos : à ce nœud commença ma chronologie. J'avais alors six ans. Pour la Russie, ce fut une année de disette, de crise et une grande agitation dans le monde ouvrier se manifesta pour la première fois. Pour moi, j'étais seulement stupéfait d'apprendre que l'année avait un nom inconcevable. Inquiet, je tâchais de découvrir le lien mystérieux qui existait entre le temps et les chiffres. Puis les années se succédèrent, d'abord lentement, puis de plus en plus vite. Mais 1885 resta longtemps l'aînée d'entre elles, l'année d'origine. Ce fut mon ère[8]. »

C'est probablement dans cette même année 1885 qu'il a fait connaissance avec la ville. Ce grand voyageur écrira plus tard :

« Aucune des capitales du monde – ni Paris ni New York – n'a produit sur moi une aussi forte impression que celle que je reçus alors d'Elisavetgrad avec ses trottoirs, ses toits peints en vert, ses balcons, ses magasins, ses agents de police et ses globes rouges suspendus à des fils. Durant quelques heures, je pus contempler en face la civilisation[9]. »

En 1887, où un oukase impérial établit un numerus clausus de 10 % pour les enfants juifs dans les établissements secondaires, Ljova est retiré de l'école de la colonie, où il apprend peu et n'est pas heureux. Il revient à la maison d'Yanovka, et ses connaissances techniques fraîches – lire et écrire – lui permettent d'aider le père dans l’établissement des comptes et le versement des salaires. Est-ce reconstitution a posteriori, par le militant, de la vision de l'exploitation et de la division en classes qui inspire certains de ses souvenirs : les ouvriers saisonniers qui arrêtent le travail pour protester contre l’insuffisance de la nourriture, la plainte adressée aux autorités parce que certains ouvriers souffrent de « cécité nocturne » due à la sous-alimentation ? Le père est un patriarche qui n'a rien d'un philanthrope, et certaines de ses décisions semblent au garçon injustes et brutales : ce sont de tels épisodes qui émergent de sa mémoire familiale de ces années-là. Curieusement, aussi, la campagne lui enseigne la mobilité sociale. Bien qu'un oukase le prive du droit d'acquérir des terres, le père s'enrichit, prend de nouvelles terres à ferme, construit. Dans le voisinage, des familles issues de l'aristocratie s'appauvrissent et courent à la ruine, tout en discourant sur les souvenirs de leur grandeur.

Il faut cependant régler la question de l'instruction du garçon, dont nul ne doute, dans sa famille, qu'il soit apte à faire des études diffi­ciles et brillantes. Après l'échec de l'expérience de l'école de la colonie, une solution nouvelle s'impose. Elle va surgir, comme par hasard, avec la visite d'un cousin venu passer, pour raisons de santé, un été à la campagne. Moïsséi Filippovitch Spenzer est le neveu d'Anna. Cet homme jeune – vingt-huit ans – est instruit et vient d'être exclu de l'université pour une affaire politique mineure et des sentiments libéraux. Il s'est occupé jusque-là, comme l'écrira Trotsky, d' « un peu de Journalisme et d'un peu de statistique ». Il est sur le point d'épouser, à Odessa, la directrice d'une école gouvernementale pour jeunes filles juives. Cet homme jeune et agréable, brillant et ouvert, est parfois rebuté par la dureté que commande la nécessité de l'accumulation pri­mitive. On le gâte parce qu'il tente de protéger son organisme d'une atteinte de tuberculose. Il se prend d'amitié pour le jeune garçon, dont le caractère et l'intelligence le séduisent. Il entreprend de le préparer aux études et à l'avenir. Par ses soins, le jeune fils de David Léontié­vitch et d'Anna apprend à se laver, à manger proprement, à bien se tenir avec les adultes. Il lui enseigne aussi les mathématiques et le russe pour le préparer à l'entrée dans une école secondaire – plutôt l' « école réale », collège moderne[Note du Trad 2], que le gymnase (lycée), pratique­ment interdit aux Juifs.

C'est tout naturellement qu'à la fin du séjour de ce citadin la décision est prise, entre les parents de Ljova et Moïsséi Filippovitch, de lui confier le garçonnet à partir du prochain printemps, pour qu'il habite dans sa famille à Odessa et y fréquente une école secondaire.

Ljova entreprend le grand voyage muni d'une énorme caisse de vêtements et de provisions et, en larmes, par voiture, train jusqu’a Nikolaiev, bateau sur le Bug et la mer, parvient enfin dans le grand port du Sud et la maison où un coin de la salle à manger est réservé, derrière un rideau, à sa couche. Il racontera plus tard sur ce séjour qui fut sans doute pour lui une merveilleuse aventure :

« Je me trouvai tout de suite et entièrement au pouvoir de la discipline séduisante mais exigeante dont j'avais eu le pressentiment au village, auprès de Moïsséi Filippovitch. Le régime de la famille n'était pas telle­ment sévère que réglé : c'est précisément pour cela que, dans les pre­miers temps, il me parut sévère. Je dus d'abord me coucher à neuf heures. C'est seulement au fur et à mesure de ma montée en classes que l'on m'autorisa à me coucher plus tard. Petit à petit, on m'enseigna qu'il fallait dire bonjour le matin, se nettoyer les mains et les ongles, ne pas porter les aliments à sa bouche avec son couteau, ne jamais être en retard, remercier la domestique quand elle vous servait et ne pas parler mal des gens derrière leur dos. J'appris que des dizaines de mots qui m'avaient toujours semblé les plus justes au village n'étaient pas du russe, mais de l'ukrainien corrompu. Chaque jour, je découvrais une nou­velle parcelle d’un monde plus cultivé que celui où j’avais passé les dix premières années de mon existence. Même le souvenir de l’atelier commençait à pâlir, à perdre de ses charmes devant les séductions de la littérature classique et l'ensorcellement du théâtre. Je devenais un petit citadin[10]. »

La famille Spenzer s'attache énormément à ce charmant garçon ; les domestiques lui font leurs confidences et il leur sert parfois d'écrivain public. Le chef de famille traduit et annote des tragédies grecques, écrit des contes pour enfants, prépare des tables chronologiques, puis se lance dans la création d'une maison d'édition qui sera une excellente affaire après des débuts difficiles. Il a beaucoup de livres. L'enfant se passionne pour le travail, se familiarise avec tous les aspects techniques du métier de l'imprimerie, apprend à corriger, contracte une passion « pour le papier fraîchement imprimé[11]».

A l'automne, le jeune garçon se présente à l'examen d'entrée de l'école réale qui dispense un enseignement de type moderne, avec prédominance de sciences et de langues. Mais il échoue, faute d'une for­mation antérieure suffisante. L'entrée dans le secondaire sera donc retardée d'une année, passée dans la « préparatoire », annexée à l'école réale Saint-Paul, qui accueille nombre d'enfants juifs dont les parents veulent les faire passer à travers la sévère sélection de l'entrée en « première », l'équivalent de notre « sixième ».

Les premiers jours de la préparatoire sont durs. L'enfant a revêtu le bel uniforme de l'école, et un apprenti un peu plus âgé, dans la rue, crache sur la belle blouse. A l'école, c'est pis encore : les petits de la préparatoire n'ont pas droit au port de l'uniforme, et il faut sur-le-champ se défaire de tout le clinquant, l'écusson, les pattes, la boucle de la ceinture et même les boutons de la veste[12].

Pourtant, après ces jours d'affliction, écrira-t-il, « vinrent des jours d'allégresse[13] ». Ljova, de son entrée à la préparatoire à sa sortie de la réale, demeurera le premier de sa classe. Il n'en sera pourtant pas pour autant la gloire pendant toute cette période.

Odessa est un port, en ces années une ville extraordinairement gaie et vivante, mais aussi–- et c'est peut-être pour cette raison qu'il en fut tenu à l'écart par ses hôtes – « la ville la plus empoliciérée de toute la Russie empolicée[14] ». L'école réale Saint-Paul est aussi bigarrée que la ville : fondée par la paroisse luthérienne, elle enseigne en russe à un auditoire d'enfants d'origine allemande, russe, polonaise et même suisse, mélangeant orthodoxes, catholiques et Juifs dans une ambiance finalement libérale et tolérante. Ce qu'Odessa ne pouvait faire, l'école Saint-Paul le fit : l'école donna à Ljova sa « première notion de cosmopolitisme[15] ».

De ses professeurs, nous avons une série de portraits très vivants. Aucun n'a emporté l'affection, aucun n'a suscité la haine. Ils n'étaient pas tous médiocres, certains incontestablement originaux. Aucun ne marque le jeune élève. Parmi ses camarades, il est rapidement très populaire, même auprès des « grands ». Bien qu'un biographe assure qu’il n'eut pas d' « amis » à Saint-Paul[16], lui-même mentionne son « ami » Kostia R., dont il fut séparé par un redoublement, mais qu'il ne perdit pas de vue[17], et aussi ce Krougliakov auquel, écrit-il, « il s'attacha de toute son âme », mais qui disparut très vite, mort comme beaucoup de tuberculose[18].

Ljova lit beaucoup, « à perte de vue[19] », se souviendra-t-il, seul à ses moments de liberté dans la journée, où il faut toujours lui arracher un livre des mains, et il goûte énormément la lecture à voix haute, le soir, par le maître de maison. Il s'expliquera plus tard « cette infatigable absorption de textes imprimés » par « le désir naissant de voir, de savoir, de conquérir[20] ». Bientôt il reconquiert une autre joie qui est celle d'écrire, avec une lycéenne plus âgée, laquelle compose avec lui un poème satirique, puis seul, sous la pression d'un journaliste, ami de la famille, qui lui fait écrire un parallèle entre un poème de Pouchkine et un de Nekrassov. L'ami va lire à haute voix le texte demandé, comme le fait régulièrement le professeur de littérature pour les tra­vaux de Bronstein[21]. Le théâtre, plus tard l'opéra italien, le trans­portent, et c'est par les feuilletons qui leur sont consacrés dans la presse qu'il aborde la lecture des journaux, avant de devenir un admi­rateur du « feuilletonniste » libéral Dorochévitch.

C'est la maison Spenzer qui le nourrit intellectuellement. Moïsséi Filippovitch et sa femme, Fania Solomonovna, admirent Ljova et l'entourent de leur affection et de leurs encouragements, confortant une confiance en lui-même que nourrissent bientôt les grands succès scolaires. Et puis la maison est ouverte, fréquentée par une bonne partie de ce qu'Odessa compte d'intellectuels distingués, écrivains, jour­nalistes, artistes, un monde qui fascine le jeune garçon et le séduit, une élite dans laquelle il aspire de toutes ses forces à entrer. Ses contacts avec d'autres milieux sont rares et le marquent peu : par des camarades de classe, il découvre des familles conservatrices dont l'atmosphère le repousse et qui, sans doute, ne s'ouvrent pas volontiers devant un jeune juif, même brillant élève. Curieusement, ce garçon qui a eu, dans sa petite enfance, l'espace de la steppe pour y déployer ses exercices et ses galops, s'abstient à Odessa de toute activité physique, méprise même la mer, la nage, la navigation, la pêche. Il reste discret sur l'une des activités normales des garçons de son âge, la chasse aux conquêtes féminines chez les « gymnasistes » et les « réalistes », et n'en parle qu'indirectement, à propos de ses vacances chez lui et du retour de ses camarades pensionnaires, avec un détachement qui ne l'empêche pas de porter une appréciation révélatrice : « L'inconstance des demoiselles était indescriptible », dans l'antago­nisme « féroce » qui opposait pour elles lycéens, étudiants, « réalistes » du même âge[22]

Son amour de la littérature va le pousser à des activités compromet­tantes et même dangereuses. Avec ses camarades de « deuxième », il crée une revue, La Goutte, censée contribuer à l'océan de la littéra­ture, avec ses poèmes et ses contes[23]; mais la rédaction de journaux et revues est strictement interdite dans les écoles de l'empire tsariste.

C'est à la fin de cette année, en 1891, que le jeune Ljova se heurte pour la première fois à la répression. A la suite d'un chahut collectif organisé contre l'injustice du professeur de français à l'égard d'un de leurs camarades, il est dénoncé comme « meneur », traité de « monstre moral » par l'enseignant et finalement exclu par le conseil pédagogique de l'école. La sanction est lourde ; elle est durement ressentie et l'angoisse est grande de devoir en informer les parents. Mais tout se termine bien, le père prenant l'affaire avec un certain humour et sans doute un peu de fierté, et « le premier de sa classe », après une exclusion temporaire, est finalement autorisé à reprendre les cours dans la classe supérieure à la rentrée d'automne[24]. Evoquant cet épisode dans Ma Vie, Trostsky généralise l'expérience :

« Telle fut ma première épreuve politique en quelque sorte. Les grou­pements qui s'étaient formés en cette occasion – cafards et envieux d'une part ; garçons francs et hardis à l'autre extrémité ; au milieu, les neutres, masse mouvante et instable –, ces trois groupements ne devaient pas se résorber, loin de là, dans les années qui suivirent. Plus tard, je les ai ren­contrés à plusieurs reprises, dans les circonstances les plus diverses[25]. »

Faut-il voir dans cette constatation le désir rétrospectif de donner à la classe de seconde de l'école Saint-Paul « l'allure d'un petit parti communiste dans les années vingt, avec ses divisions, pour et contre Trotsky[26] », ramenant à une question personnelle ce qui fut sans doute une grande épreuve, y compris politique, au sens large du terme ? Trotsky était sans doute plus proche de sa propre réalité psychologique en écrivant de lui-même :

« L'école est une arène de dure rivalité. Dès le moment où le garçon dont nous parlons fut déclaré le premier élève, laissant loin derrière lui le deuxième, le petit natif d'Yanovka sentit qu'il pouvait plus que d'autres. Les gamins qui se liaient à lui reconnaissaient sa suprématie. Cela ne pouvait pas ne pas influer sur le caractère. Les maîtres l'approuvaient. [...] Les élèves étaient divisés : notre garçon avait d'ardents amis, mais aussi des ennemis. Il était de même plutôt vétilleur à son propre égard. [...] L'idée qu'il avait de devenir meilleur, plus élevé, plus instruit, le poi­gnait de plus en plus en pleine poitrine.[27] »

Le garçon qui sort à dix-sept ans de l'école réale Saint-Paul et qui doit encore achever ses études secondaires en faisant sa « septième » (terminale) dans une autre école, n'est pas dépourvu d'un charme dominateur. Grand, bien bâti, le regard bleu perçant maigre les lunettes de myope qu'il a dû porter dès ses premières années d'école réale, il a un grand souci d'élégance vestimentaire et se préoccupe beaucoup de son apparence et de sa présentation. Il a un vif intérêt pour les sciences et envisage de faire des études supérieures en mathématiques pures. Sa passion la plus élémentaire le porte vers l'écriture. Mais il est totalement étranger à la politique, comme le milieu où il a vécu ces années décisives, la famille Spenzer. A la mort de Friedrich Engels, en 1895, il marchait sur ses seize ans et ne connaissait pas le nom du compagnon de Marx. Il n'a à Odessa aucun contact avec les cercles d'étudiants, voire peut-être, de lycéens qui commencent à échanger des idées sur le socialisme dans des groupes clandestins – si éloigné d'eux que, des décennies plus tard, il supposera qu'il n'y en avait pas.

En fait, les années 1890 voient se poser la question ouvrière, y compris dans l'empire des tsars. Le mouvement politique se gonfle et s'affirme chez les jeunes intellectuels. Comme ses hôtes, les Spenzer, Lev Davidovitch Bronstein est tout inconsciemment pénétré de l'état d'esprit d'un libéralisme modéré, humanitaire, d'un état d'esprit à peine conscient d'opposition qui fait que le jeune homme se détourne avec écœurement du spectacle du chef de la police d'Odessa hurlant ses ordres[28]. Il essaiera lui-même de tracer les contours de la répu­gnance que lui inspiraient, en dépit de son apolitisme, le régime exis­tant, l'arbitraire, l'injustice :

« D'où cela me venait-il ? De la situation générale à l'époque d'Alexandre III, de la tyrannie policière, de l'exploitation à laquelle se livraient les propriétaires, des exactions dont se rendaient coupables les fonctionnaires, des dénis de droits qui frappaient les minorités nationales, des injustices commises à l'école et dans la rue, de mes rapports étroits avec les petits paysans, les domestiques, les ouvriers, des conversations entendues dans l'atelier, de l'esprit d'humanité qui régnait dans la famille des Spenzer, de la lecture des poèmes de Nekrassov et de bien d'autres livres, en un mot de toute l’atmosphère sociale de ce temps-­là[29]. »

Nulle révolte cependant comme débouché de tels sentiments. Comme ses hôtes et amis, comme nombre d'hommes et de femmes de l'intelligentsia qui ont partagé les espoirs et la désillusion née de l'échec du mouvement populiste, il éprouve un profond sentiment d'impuissance devant un régime trop solide pour être ébranlé. N'y croyant pas, il se détourne de la recherche de moyens de la lutte. Rien d'étonnant non plus, dans ces conditions, que le jeune garçon subisse fortement en même temps, l’attrait de l’Occident européen qui lui apparaît comme le foyer de la culture et de la démocratie : il n'y a pas de raison particulière de voir là plus que le formidable attrait qu'exercent sur lui le vaste monde inconnu et l'univers des idées ...

Il reste que ce qu'il appellera sa faible préparation, au sens politique, même pour un adolescent de dix-sept ans, fait de lui, au moment où il quitte l'école réale Saint-Paul pour aller faire sa septième à Nikolaiev, une exception dans une génération où bien d'autres se trouvaient à son âge, sinon directement engagés, du moins forte­ment intéressés par les idées nouvelles et l'action d'opposition. En se transférant de la maison d'Yanovka à celle des Spenzer, le jeune gar­çon n'a finalement pas quitté l'ambiance de la petite-bourgeoisie tra­vaillant à son ascension individuelle ; il a comblé ici son goût de l'acti­vité physique et de l'effort, et, là, sa soif de lectures et de connaissances, mais pas répondu aux grandes questions collectives que commence à se poser sa génération, celle des hommes qui feront la révolution de 1917. Plus encore, en allant à la ville, il a pratiquement perdu de vue les antagonismes sociaux qu'il avait touchés du doigt dans sa campagne. Il faudra une coupure avec ses, deux « familles » et la secousse de contacts nouveaux pour que se realise, dans sa conscience, la rupture qui s'était déjà produite dans le déve­loppement du pays.

Faisant le point, dans Ma Vie, au cours du chapitre intitulé « La Campagne et la Ville » sur ces deux influences contradictoires qui l'on marqué et en quelque sorte disputé, pendant les premières années de sa vie Trotsky évoque ses conflits avec ses camarades ou les gens d'Yanovka sur ce qu'il appelle « les honteuses croyances » superstitieuses, la validité des conclusions scientifiques apprises à l'école. Il écrit à ce sujet ces remarques, sans doute capitales, concernant sa for­mation intellectuelle et finalement sa personnalité :

« Dans la suite, le sentiment de la supériorité du général sur le parti­culier entra comme partie indissoluble dans mes écrits et dans ma poli­tique. L'empirisme borné, une attitude simplement rampante devant le fait, parfois devant un fait seulement imaginaire, souvent, devant un fait mal compris, me furent odieux. Au-dessus des faits, je cherchai des lois. Cela me conduisit bien entendu, plus d'une fois, à des généra­lisations hâtives, surtout en mes jeunes années, lorsque me manquaient une suffisante connaissance des livres et l'expérience de la vie. Mais, dans tous les domaines sans exception, je ne me sentais capable de me mouvoir et d'agir qu'à condition de posséder un accès aux généralisa­tions. Le radicalisme social et révolutionnaire qui devint la ligne médiane de ma vie spirituelle, et pour toujours, vint précisément de cette aversion intellectuelle pour tout ce qui est lutte mesquine, empi­risme, pour tout ce qui, d'une façon générale, n'est pas idéologique­ment formé, n'est pas largement établi par la théorie[30]. »

Il fallait un cadre nouveau pour qu'explosent les contradictions qui s'accumulaient dans la conscience et l'inconscient de l'adolescent : il allait trouver à Nikolaiev, un cadre moins protégé que celui qui avait été le sien à Odessa.

Finalement, le jeune Lev Davidovitch n'avait pas été protégé par les particularités de sa famille et l'éloignement de sa campagne, pas plus que par les aptitudes exceptionnelles qui lui ouvraient à coup sûr des études supérieures hors de la portée de la majorité des jeunes de son âge. Il allait, au contraire, être happé par les courants politiques profonds qui affleuraient de plus en plus souvent à la surface et entraînaient, en cette fin de siècle, dans les organisations clandestines, populistes ou marxistes, une élite intellectuelle de jeunes gens aux origines sociales diverses inspirés d'une même haine contre l'aristocratie.

Lecteur attentif, mais tardif de Ma Vie, François Mauriac écrit, une fois le livre refermé :

« Lui surtout, cet enfant attentif et grave, ouvre les yeux sur le monde, avec quelle curieuse fixité ! Son univers est celui d'une petite exploitation rurale où l'injustice sociale apparaît peu, où la distance est courte du patron aux ouvriers.

« Que se passe-t il dans cet enfant juif, élevé en dehors de toute reli­gion ? Et n'est-ce pas précisément pour cela que la passion de justice accapare toutes ses puissances ? Littérateur-né, à mesure qu'il grandit, l'adolescent ne devient pas le petit Rastignac que nous connaissons tous. Il ne souhaite même pas de faire carrière dans la révolution et par la révolution. Il veut changer le monde, simplement[31]. »

Et le grand romancier catholique de poser à sa façon la question des ressorts personnels de l'enfant Bronstein:

« Chez cet enfant comblé de dons, chez ce premier de la classe en toute matière, quelle mystérieuse main coupe une à une toutes les racines de l'intérêt personnel, le détache et finalement l'arrache à une destinée normale, pour le précipiter dans un destin presque continûment tragique où les prisons, les déportations, les évasions, servent d'intermèdes à un interminable exil ?[32] »

Max Eastman a répondu aux questions que posera Mauriac. Quand il l'a connu, Trotsky était fier de son père et parlait volontiers de lui, de sa capacité à travailler et à comprendre[33]. Mais, pour lui, c'est dans ses rapports avec un père dominateur et autoritaire, comme dans sa sensibilité, la tendresse et la passion qui le portent vers ceux qui souffrent qu'il faut chercher l'origine de sa révolte contre le père et la société[34]. Sympathies belliqueuses et tendresse révoltée ne sont pas les traits dont on fait un homme ordinaire.

Ljova Bronstein n'était déjà pas un enfant ordinaire.

II. Le grand carrefour[modifier le wikicode]

Même si ce tournant brusque dans son orientation se produit dans une ville nouvelle et dans un cadre et des circonstances particulières, il n'en est pas moins vrai que le jeune Bronstein, en rejoignant le courant qui porte une importante fraction de la jeunesse vers le socialisme et l'opposition politique active au tsarisme, ne fait qu'obéir à la généralité des lois des changements et mûrissements d'opinions.[35]

Le développement politique ne se fait pas cependant de façon linéaire. Trotsky le souligne dans Ma Vie :

« Une génération suivant l'autre, il n'est pas rare que ce qui est mort gagne ce qui est vivant. Il en fut ainsi pour la génération de révolutionnaires russes dont la première jeunesse se forma sous l'oppression, dans l'ambiance des années 80. En dépit des larges perspectives qui étaient ouvertes par la nouvelle doctrine, les marxistes se trouvaient en bon nombre prisonniers, pratiquement, des sentiments conservateurs qui dataient de 1880: ils étaient incapables de prendre hardiment l'initiative, ils se retiraient devant les obstacles, ils remettaient les révolutions à un avenir indéterminé, ils étaient enclins à considérer le socialisme comme l'œuvre d'une évolution de plusieurs siècles[36]. »

Evoquant l'atmosphère intellectuelle de la famille Spenzer où « la voix de la critique politique aurait retenti beaucoup plus fort quelques années plus tôt ou quelques années plus tard », il constate qu'il habita chez eux « à l'époque du grand silence » et donne un intéressant témoignage :

« Sans aucun doute, je m'imprégnai de cette atmosphère des années 80, et, plus tard, quand je commençai à me former comme révolutionnaire, je me surpris à douter parfois de l'action des masses, à considérer la révolution dans un esprit livresque, dans l'abstrait, et, par suite avec scepticisme. Je dus combattre tout cela en moi-même, par la méditation, par la lecture, surtout par l'expérience, jusqu'au jour où je surmontai les éléments d'inertie psychique[37]. »

Trotsky fait allusion ici à la période qui s'ouvrit pour le jeune Ljova avec la septième année de l'école réale, la classe terminale précédant l'université que ses parents et les Spenzer se décidèrent à lui faire effectuer à Nikolaiev, puisque l'école Saint-Paul n'avait pas la classe correspondante. Le changement était brusque. Il logeait désormais dans une famille inconnue à laquelle ne le reliait aucun des puissants liens de l'enfance. Nikolaiev était une ville beaucoup plus provinciale qu'Odessa, et le niveau de l'école réale était bien inférieur. D'emblée, il reprit sans difficulté sa place de « premier élève », avec si peu de difficulté qu'il commença à se désintéresser du jeu et à manquer systématiquement l'école. En même temps, il était pour la première fois hors d'un cocon familial, saisi par de nouvelles fréquentations et la question qu'elles lui posaient, autant que la vie elle-même, celle de sa place d'individu dans la société des hommes.

Logé dans une famille dont les enfants, un peu plus âgés que lui, sont déjà engagés dans le mouvement populiste ([Note du Trad 3]) et jouent avec sérieux aux opposants au tsarisme, le jeune Bronstein se tient d'abord sur la défensive, adoptant le rôle d'un personnage digne exclusivement intéressé par la science et délibérément à l'écart de la politique qu'il tient pour une activité mineure. Il fait ainsi la joie de la mère de famille qui croit avoir trouvé en lui le modèle à opposer aux activités de ses enfants. La langue bien pendue, sachant toujours trouver la formule tranchante pour clore un débat sur lequel il n'a aucun élément, prenant des airs hautains et supérieurs, Ljova exaspère ses interlocuteurs jusqu'au moment où il les stupéfie par une conversion soudaine.

Derrière la barrière protectrice de son arrogance, il a en réalité résisté pendant de longues semaines, protégeant son indépendance, usant ses arguments jusqu'au dernier. Maintenant convaincu, il se lance avec d'autant plus d'impétuosité.

Les relations des jeunes de la famille de ses logeurs lui ouvrent des horizons dont il n'a jamais eu l'équivalent à Odessa. Il connaît d'autres lycéens ou étudiants dont certains s'intéressent au marxisme. Il rencontre surtout d'anciens déportés qui sont maintenant en résidence surveillée. Il n'y a pas de marxistes parmi eux, et tous sont populistes. Militants de second plan, ils ont été réellement liés au mouvement, ont encore des liaisons et, en tout cas, aux yeux des jeunes, un prestige réel.

Deux hommes vont jouer un rôle décisif dans ce premier grand tournant. Le libraire Galatsky l'oriente dans ses lectures, lui procure les livres rares qu'il juge essentiels[38]. Le frère d'un de ses camarades de classe, l'ouvrier tchèque Franz Chvigovsky, un jardinier, grand lecteur de brochures et de journaux russes ou allemands, habite une sorte de chaumine au milieu d'un jardin, qui est devenue un lieu de rencontre pour les étudiants avancés, les anciens déportés et tous ceux qu'attire son renom « socialiste » : c'est, écrit Max Eastman, « le Jardin des Idées[39]», tandis que l'un des habitues, Grigon Ziv, parle plus prosaïquement du « salon de Franz[40] »

Aucun de ceux qui le fréquentent n'est une personnalité marquante de quelque milieu que ce soit ; aucun n'a joué le rôle vraiment important, mais certains ont connu dans le passé des militants éminents et même d'authentiques terroristes de La Volonté du Peuple : les jeunes gens qui participent à ces conciliabules ont le sentiment d'entrer dans l'Histoire et d'en constituer un chaînon.

Leurs débats sont dominés par la controverse entre populistes et marxistes. Les populistes ou narodniki attendent la révolution de la classe paysanne et de la « pensée critique » des intellectuels allant au peuple, des héros terroristes qui éveilleront sa conscience. Les marxistes, eux, soulignent le déterminisme des faits sociaux, le rôle décisif de la classe ouvrière, la nécessité de l'« action de masses », la vanité du sacrifice des héros qui croient au « terrorisme individuel ». Le jeune Ljova se convainc tous les jours un peu plus d'une ignorance qu'il n'ose avouer mais ne trouve personne sur qui appuyer sa pensée et sa recherche.

Galatsky, le libraire, Chvigovsky, l'ouvrier ouvert aux idées, avec sa chaumine et son jardin, leurs journaux, leurs livres, sont pain bénit pour le jeune homme. Il lit avec passion Lavrov et Mikhailovsky, les penseurs révolutionnaires du XIX°, et la séduisante peinture qu'ils font de l'idéal socialiste, tout en célébrant le dévouement des jeunes intellectuels qui font leur ce nouvel évangile social. Pour la première fois apparaît dans son esprit son lien personnel avec le monde, ce qui pourrait constituer l'objectif de sa vie, son « idéal », si l'on préfère.

Il dévore, à perte de vue, brochures clandestines d'abord, vite épuisées, puis, pêle-mêle, des ouvrages dont le rapport n'est pas évident avec la polémique dans laquelle il est plongé, ni avec les arguments qu'il y lance avec fougue. De la lecture de la Logique de Stuart Mill, il est passé sans transition à l'histoire sociale et à La culture primitive de Lippert. Il découvre avec enthousiasme l'utilitarisme de Bentham et témoignera qu'il lui parut même pendant plusieurs mois « le dernier mot de la pensée humaine », se ressentant « un irréalisable benthamiste[41]»! Il dévore Tchernychevsky, le père du « populisme révolutionnaire » ancêtre du marxisme, puis l'Histoire de la Révolution française de Mignet. Ces lectures éclectiques ne l'éclairent guère: les interprétations se heurtent, s'entrechoquent. Il écrira :

« La lutte que je menais pour trouver un système était violente, parfois forcenée. En même temps, je reculais devant le marxisme, précisément parce qu'il offrait un système achevé[42]. »

A travers la presse, il découvre le monde. On étudie ligne à ligne le journal libéral de Moscou, dans le jardin. Il s'initie à la politique européenne, lit avec passion les discours de Bebel, le chef de la social-démocratie allemande et même d'Eugen Richter, chef de l'opposition bourgeoise à Bismarck, admire la fière attitude du socialiste polonais Daszynski face à la police envahissant le parlement. Il note :

« Les succès du socialisme allemand, les élections présidentielles aux Etats-Unis, les remaniements qui se produisaient dans le Reichsrat autrichien, les menées des royalistes français, tout cela nous intéressait beaucoup plus que notre sort personnel[43]. »

La police garde un œil sur les réunions des jeunes chez Chvigovsky. Elle les fait espionner par un ouvrier et un apprenti travaillant au même jardin, met la main sur un lot de brochures, mais ne prend pas au sérieux ces néophytes bavards.

Bien entendu, la famille est rapidement informée des nouvelles fréquentations de Ljova. Le père veut qu'il devienne ingénieur pour prendre place dans l'entreprise qui se développe et intervient brutalement, avec remontrances et menaces : il rappelle au jeune homme que c'est lui qui le fait vivre. Le choc est vif, douloureux, répété, entre ces deux personnalités vigoureuses et si proches. Ljova défend son indépendance, refuse à son père le droit de décider à sa place de ce qui le concerne[44]. Pour mieux l'affirmer, il refuse désormais l'argent des parents, donne des leçons particulières, quitte ses logeurs et va s'installer chez Chvigovsky où, avec les frères Grigori et Ilya Sokolovsky, Ziv, pendant les vacances, et le frère de Chvigovsky, ils constituent ce qu'il appelle une « commune » :

« Nous vivions en spartiates, sans draps de lit, et nous nourrissions de soupes grossières que nous préparions nous-mêmes. Nous portions des blouses bleues, des chapeaux de paille, nous avions des cannes de bois noir. En ville, on pensait que nous avions adhéré à une secte mystérieuse. Nous lisions ce qui nous tombait sous la main, nous discutions furieusement, nous explorions l'avenir d'un regard passionné, et, en somme, nous étions heureux à notre manière[45]. »

Le réveil politique du pays, le renouvellement de la répression, nourrissent l'ardeur des jeunes gens. Partout on révoque des professeurs, on interdit des livres, on ferme clubs et bibliothèques. L'obligation pour les étudiants de prêter serment de fidélité au tsar Nicolas II agite toutes les universités. Dans la grande grève de 30 000 ouvriers de Saint-Pétersbourg, en mai 1896, se fait déjà sentir l'influence de l'Union de combat pour l'Emancipation de la Classe ouvrière récemment fondée par Lénine et Martov[46]. L'influence des marxistes grandit.

Mais les jeunes gens des soirées de Chvigovsky, eux, demeurent fidèles au populisme, ne connaissent que vaguement les critiques que lui adressent les marxistes. Une seule personne dans le cercle, Aleksandra Lvovna Sokolovskaia, la fille d'un populiste, se réclame du marxisme et tente d'y gagner ses camarades. Les discussions montent d'un ton avec l'arrivée de Ljova, en plein débat. Il est agressif et dur avec la jeune femme, assure que le marxisme est borné et étroit[47]. Non sans une tendre et amicale ironie, Max Eastman écrit :

« Ce n'était pas seulement contre l'interprétation matérialiste de l'histoire que Trotsky se rebellait aussi férocement. ... Il avait un cœur vivant, et l'histoire exige qu'on rapporte ce fait que tous les autres, dans le jardin, étaient amoureux d'Aleksandra Lvovna. Elle était au-dessus d'eux comme une Madone, plus avisée qu'eux, et plus tendre, et plus ferme. Dans ce monde de choses inachevées, rarement esprit étincelant et caractère héroïque s'étaient logés dans une personne aussi agréable et digne d'amour[48]. »

Ljova ne sait pas grand-chose des idées de Marx, n'a lu que quelques brochures de vulgarisation. Pourtant, déjà rompu à la discussion d'idées, apte à saisir le point faible de l'interlocuteur, habitué depuis l'école à avoir le dernier mot, sûr de sa capacité à écraser l'adversaire, il se lance sans hésiter, ironise, accable de sarcasmes son contradicteur .. Pourquoi a-t-il choisi le camp du populisme ? Il explique plus tard sa résistance au marxisme par son souci d'indépendance, son respect du rôle des individus et de leur libre volonté. Sans doute les marxistes qu'il a rencontrés sont-ils de l'espèce que leurs camarades de Sibérie appellent « les mahometans », fatalistes et tristement déterministes s'abritant derrière les forces productives, étroits et desséchés. Il y a au contraire, derrière les grands thèmes du populisme, un souffle d'épopée, le souvenir des grands terroristes, l'atmosphère héroïque d'un mouvement romantique qui le transporte.

G.A. Ziv et après lui Max Eastman et plus tard Deutscher se sont faits l'écho d'un incident très vif qui se serait déroulé le soir du 31 décembre 1896 dans la cabane de Chvigovsky. Ljova à peine arrivé, annonce qu'il s'est converti au marxisme, à la grande joie d'Aleksandra Lvovna. Puis, au moment des toasts, il aurait lancé : « Au diable tous les marxistes et tous ceux qui veulent instituer cruauté et sécheresse dans les rapports humains », provoquant ainsi le départ d'Aleksandra Lvovna et sa rupture avec le groupe[49]. Trotsky ne mentionne pas cet incident dans Ma Vie, et, contrairement à ce qu'écrit Deutscher[50], ne le confirme pas dans sa préface dont il précise qu'il l'a écrite sans avoir lu le manuscrit[51]. L'épisode a-t-il plus de valeur que les affirmations de Ziv, contredites par tous les autres témoins, selon lesquelles Trotsky aurait été épileptique[52] ? Eastman a interrogé Aleksandra Lvovna sur l'incident du Nouvel An, et a conclu à une plaisanterie un peu lourde imaginée par Chvigovsky[53] : Nous savons aussi par lui qu'Aleksandra demandera plus tard a Ljova comment quelqu'un d'aussi sympathique et sensible que lui avait pu faire un aussi sale coup[54].

Le groupe ne peut pas discuter sans fin des voies et moyens de la révolution russe. Il faut agir. Les expériences se succèdent avec des résultats divers. La création d'une société pour la diffusion des livres utiles dans les milieux populaires est un échec. D'abord parce que les jeunes gens n'ont pas les moyens d'assurer une telle diffusion, ensuite parce que la police leur confisque un lot important. En revanche, l'action pour la défense de la bibliothèque publique et contre l'augmentation de 5 à 6 roubles de l'abonnement est un succès. L'affaire, dont Aleksandra Lvovna est l'organisatrice, se déroule très bien : on trouve et on organise une foule d'abonnés nouveaux qui sont en majorité à l'assemblée générale, élisent Chvigovsky président et ramènent la cotisation à son ancien montant[55]. C'est pour Ljova le premier succès d'une action collective qu'il a conçue. L'initiative suivante est moins heureuse. Les jeunes gens décident de se donner une université d'enseignement mutuel. Mais les moyens manquent : l'adolescent qui traite de la leçon sur la Révolution française s'embrouille et abandonne, Ljova lui-même ne dépasse pas la seconde leçon du cours de sociologie qu'il a projeté de faire. La dernière entreprise n'est pas collective : Ljova et Grigori Lvovitch, l'un des frères d'Aleksandra, entreprennent d'écrire un drame dont le fond sera constitué par la querelle entre marxistes et populistes. Un jeune homme populiste est épris d'une jeune marxiste et chacun, à tour de rôle, expose ses arguments dans de longs monologues. Mais les auteurs sont bientôt perplexes : sans qu'ils l'aient vraiment voulu, « la marxiste » – est-ce la revanche d'Aleksandra ? – est plus attrayante et plus convaincante qu'ils ne le voudraient. Ils terminent le premier acte. Les quatre autres ne verront pas le jour, le manuscrit lui-même ayant disparu, sans doute détruit par une personne qui en avait été dépositaire.

En 1896, Ljova passe sans difficulté l'examen final de l'école réale, toujours à la même « première place » : l'acquis des années précédentes compense largement les heures d'école buissonnière et de « politique ». La famille espère maintenant qu'il entrera à l'université ; elle se résigne à ce qu'il étudie les mathématiques, comme à un moindre mal. A l'été, Ljova revient à Yanovka où va se dresser désormais une belle maison de pierre, symbole de l'ascension sociale de la famille de David Léontiévitch. Puis il va passer quelques mois à Odessa.

Logé pendant plusieurs mois chez un oncle libéral qui s'est fait fort de le ramener dans la voie du bon sens, le jeune Ljova suit avec passion les cours de mathématiques qui doivent faire de lui un ingénieur. Le directeur technique des Chantiers de la Baltique à Leningrad a parlé de lui à Eastman en 1925 :

« C'est un ami de la révolution et fier de son camarade, mais il n'a pas pu retenir un soupir de regret qu'un tel ingénieur ait été perdu pour la profession. Une aptitude lumineuse aux mathématiques, une imagination constructive inlassable, une personnalité impérieuse – et, alors, un père avec beaucoup de terre, beaucoup d'argent et une gigantesque ambition de construire –, c'est vraiment un miracle que Trotsky ne soit pas devenu ingénieur[56]. »

Ce miracle, c'est l'attrait de l'action clandestine : c'est pour elle qu'il quitte Odessa pour Nikolaiev de nouveau où il va vivre de leçons particulières tout en se consacrant au militantisme. Il a trouvé à Odessa ce qu'il y cherchait, des brochures clandestines, pris contact avec des cercles d'étudiants d'écoles professionnelles, et rencontré ses premiers « marxistes ».

Il semble avoir été impressionné par son premier contact avec les ouvriers du port, instruits, intellectuellement intéressés, énergiques quand ils se sont donné un objectif : il a déjà démêlé la protestation sociale qui se cache derrière le développement des sectes religieuses. Au début de l'hiver sur un bateau brise-glace, constatant que la surveillance policière se met en place autour de lui, il retourne à Nikolaiev, abandonnant ses études : il s'installe à nouveau chez Chvigovsky. Laissons-lui la parole :

« Tout recommença comme par le passé. Nous examinions ensemble les dernières livraisons des revues radicales, nous controversions sur le darwinisme, nous nous préparions d'une façon indéterminée et nous attendions. Quelle fut l'immédiate impulsion qui nous engagea dans la propagande révolutionnaire ? Il est difficile de répondre à cette question. L'impulsion fut intérieure. Dans le milieu intellectuel que je fréquentais, personne ne s'occupait d'une véritable besogne révolutionnaire. Nous nous rendions compte qu'entre nos interminables causeries devant des verres de thé et une organisation révolutionnaire, il y avait tout un abîme. Nous savions que, pour établir la liaison avec des ouvriers, il fallait une grande conspiration. Nous prononcions ce mot sérieusement, d'un ton grave, presque mystique. Nous ne doutions pas qu'à la fin des fins nous en arriverions des séances de thé à la conspiration, mais nul de nous ne pouvait dire nettement quand et comment cela se produirait. Le plus souvent, pour justifier nos retardements nous nous disions entre nous : " Nous devons nous préparer d'abord " … Et ce n'était pas si mal[57] … »

L'impulsion allait venir du développement des luttes ouvrières dans le pays qui redonna courage aux intellectuels et aux étudiants. Aux vacances, des dizaines d'étudiants rapportèrent de Pétersbourg, Moscou, Kiev, les informations concernant les grandes grèves ouvrières, et notamment les grèves des tisserands dans la capitale. Ils avaient, de leur côté, lutté dans les universités et certains en avaient été exclus. En février 1897, l'étudiante Vetrova, emprisonnée dans la forteresse Pierre-et-Paul se suicida par le feu. La flamme se ranima alors dans toutes les villes universitaires, avec le cortège des arrestations et des déportations. C'est dans cette ambiance que le jeune Bronstein et ses camarades s'engagèrent dans le travail révolutionnaire. Trotsky raconte que c'est dans le cours d'une discussion avec Grigori Sokolovsky que les deux jeunes gens décidèrent de « commencer », et que ce fut lui – enfin marxiste, mais le savait-il ? – qui donna la formule : « Il faut trouver des ouvriers, n'attendre personne, ne demander rien à personne, mais trouver des ouvriers et commencer. » Le soir même, Sokolovsky avait fait connaissance, grâce à une relation, de plusieurs ouvriers dont l'électricien Ivan Andréiévitch Moukhine, et ils se réunissaient à six au Café Russie, suants et enthousiastes, écoutant la façon très personnelle et imagée dont Moukhine concevait l'agitation révolutionnaire. Trotsky poursuit dans Ma Vie :

« A partir de ce jour, nous nous jetâmes dans le travail à tête perdue. Nous n'avions ni anciens pour nous guider, ni expérience personnelle ; mais, je crois, nous n'éprouvâmes pas une seule fois de difficultés ni d'embarras. Une chose sortait de l'autre, aussi irrésistiblement que tout était sorti de l'entretien, mené dans une taverne, avec Moukhine[58]. »

La fondation de l'organisation clandestine répond à une brutale décision du jeune Bronstein dont Max Eastman a très bien analysé toute l'ambivalence :

« Il résistait encore vaillamment à la théorie marxiste. Il défendait encore son "individualité" et la divine importance de la "pensée critique" et, comme corollaire logique, quoique un peu éloigné, le droit divin du paysan russe à conduire la révolution russe. Mais, il n'avait pas pris la peine de regarder le paysan dans les yeux et déjà en fait il avait travaillé comme agitateur parmi les ouvriers d'industrie. Ses intuitions pratiques étaient en avance sur sa philosophie[59]. »

Ziv, alors étudiant en médecine, raconte que son ami lui présenta toute l'affaire à partir de la faillite du populisme[60]; de toute façon, une organisation fondée sur les ouvriers semblait relever davantage de la méthode marxiste que du populisme. Ljova la baptise Union ouvrière de la Russie du Sud : c'est à la tradition populiste que ce nom la rattache, puisque, un quart de siècle plus tôt, avait existé à Odessa une organisation clandestine inspirée par elle et animée par des étudiants : elle avait été détruite par la police en 1875 et la plupart de ses dirigeants étaient morts en prison, certains sous la torture, après des souffrances terribles, et leur souvenir était resté vivant dans la région.

C'est Ljova – sous le pseudonyme de Lvov qu'il a adopté, non sans quelque gêne, pour son premier contact avec Moukhine et ses camarades –, qui est le véritable dirigeant et même l'homme-orchestre du groupe. Il a gardé les contacts avec les cercles qu'il a connus à Odessa et cherche à en nouer d'autres. A Nikolaiev, les conditions se révèlent très favorables à l'entreprise, parmi les 10 000 ouvriers, instruits et relativement bien payés, du port et des usines de la ville. Trotsky se souvient dans Ma Vie :

« Les ouvriers venaient d'eux-mêmes à nous, comme si nous avions été attendus depuis longtemps dans les usines. Chacun amenait un copain ; plusieurs d'entre nous amenèrent leurs femmes : certains ouvriers âgés entrèrent dans nos cercles avec leurs fils, Cependant, ce n'était pas nous qui cherchions les ouvriers ; c'étaient eux qui nous cherchaient. Jeunes dirigeants inexpérimentés, nous perdîmes bientôt le souffle dans le mouvement que nous avions soulevé. Le moindre mot avait son écho. A nos leçons et causeries clandestines, qui se faisaient dans les logements, dans les bois, au bord de la rivière, nous réunissions de vingt à vingt-cinq personnes, et quelquefois plus. La majorité se composait d'ouvriers hautement qualifiés, qui gagnaient assez bien leur vie. Aux chantiers maritimes de Nikolaiev, la journée de huit heures était déjà de règle. Les ouvriers de ces ateliers ne se préoccupaient pas de grève : ils cherchaient seulement à établir de la justice dans les relations sociales. Certains d'entre eux se disaient baptistes, sundistes, chrétiens évangéliques. Mais ce n'étaient pas les membres de sectes dogmatiques. S'éloignant simplement de l'orthodoxie, ces travailleurs prenaient le baptisme comme étape d'un court trajet vers le chemin de la révolution. Au cours des premières semaines de nos entretiens, certains d'entre eux usaient encore de formules de sectes chrétiennes et cherchaient des analogies avec le christianisme primitif. Mais presque tous se débarrassèrent bientôt de cette phraséologie que raillaient sans cérémonie de plus jeunes ouvriers[61]… »

« Nous avions parmi les jeunes une élite très cultivée qui avait passé par l'école technique des chantiers de constructions navales. Elle comprenait à demi-mot son moniteur. Ainsi la propagande révolutionnaire s'avéra incomparablement plus facile que nous ne l'avions imaginé. Nous étions surpris et grisés par les exceptionnels résultats de notre travail. D'après ce que nous avions entendu dire de l'activité des militants, nous savions que d'ordinaire le chiffre des ouvriers gagnés à la cause s'exprimait par quelques unités. Un révolutionnaire qui avait persuadé deux ou trois travailleurs comptait cela pour un succès non négligeable. Or, chez nous, le nombre des ouvriers qui s'étaient affiliés à nos cercles ou désiraient y entrer semblait pratiquement illimité. On ne manquait pas de dirigeants. La littérature manquait aussi. Entre moniteurs, on s'arrachait un unique exemplaire archi-usé du Manifeste communiste de Marx et Engels, exemplaire manuscrit, copie faite par plusieurs mains à Odessa, comportant bien des lacunes et altérations[62]. »

Tout le groupe des fidèles de Chvigovsky s'est mobilisé pour le succès de l'entreprise ; Aleksandra Lvovna les a rejoints dès qu'elle a été informée du développement de l'organisation, et elle dirige un cercle, puisque c'est ainsi que les ouvriers sont regroupés pour lire la presse clandestine, discuter les événements et apprendre. En moins d'une année, l'organisation compte environ 200 membres, essentiellement ouvriers, mais aussi étudiants, dont la majorité ont entre vingt et trente ans mais dont quelques-uns dépassent pourtant la quarantaine.

Très rapidement l'organisation éprouve le besoin de sortir elle-même ses propres publications. Elle se met à produire des tracts et une feuille hectographiée ([Note du Trad 4]) en 200-300 exemplaires intitulée Naché Delo (Notre Cause)[63]. Les tracts dénoncent des conditions locales de travail, des abus de petits chefs, des injustices, commentent les réactions à leurs dénonciations, s'efforcent de suivre l'actualité. Lvov est la pièce maîtresse de cet édifice. II racontera plus tard:

« J'écrivis des proclamations, des articles ; je les recopiais ensuite en caractères d'imprimerie pour l'hectographe. A cette époque, nul n'avait entendu parler de machines à écrire. Je dessinais les lettres avec le plus grand soin. Je me faisais un point d'honneur d'obtenir qu'un ouvrier même presque illettré pût déchiffrer sans peine la proclamation sortie de notre hectographe. Chaque page demandait au moins deux heures de travail. J'y passais parfois toute une semaine, le dos plié, ne me redressant que pour aller aux réunions et occupations des cercles. Mais quelle satisfaction quand on apprenait des usines, des corporations, comment les mystérieuses feuilles aux lettres violettes avaient été avidement lues transmises et ardemment discutées par les ouvriers. Ils se représentaient l'auteur des proclamations comme un puissant et mystérieux personnage qui pénétrait dans toutes les usines, savait ce qui se passait dans les corporations, et était en mesure, de répondre aux événements, dans les vingt-quatre heures, par des feuilles toutes neuves[64]. »

Max Eastman commente :

« Trotsky sourit un peu du "pédantisme" avec lequel il perfectionne son journal, courbé toute la nuit sur sa table comme un coupeur de diamants sur ses joyaux. Il avait peut-être passé sa journée à courir d'un bout à l'autre de la ville pour collecter trois roubles pour acheter l'encre et le papier. Dans la soirée, il avait dirigé une réunion de son cercle. La veille il avait fait son voyage hebdomadaire à Odessa contribuant à l'organisation locale, faisant des discours, établissant un trait d'union entre les ouvriers des deux villes. Il avait fait un paquet de littérature illégale et avec ça comme oreiller s'était glissé pour son sommeil nocturne sur le pont de troisième classe du petit vapeur qui retournait à Nikolalev. Dimanche, Il avait fait une assemblée générale de l'Union dans les bois, avec discours, récitations, salutations apportées par un délégué des ouvriers d'Odessa. Lundi, il avait rencontré les organisateurs des divers cercles, expliquant l'organisation, réglant les conflits arrangeant les moindres détails du travail. Dans l'intervalle il avait écrit la plus grande partie du journal, réunissant des informations sur le mouvement dans les autres villes, dans les autres pays, faisant une interprétation économique de l'histoire russe, composant des poèmes, écrivant (les éditoriaux, fabriquant des dessins en découpant et en combinant les personnages de gravures différentes. Il avait gagné sa vie vaguement aux bizarres moments où il l'avait pu. Et maintenant il allait passer jusqu'au lever du soleil nuit après nuit, imprimant son journal avec son encre et sa plume, faisant chaque exemplaire aussi clair et exquis qu'un livre de prières sur sa machine à miméographier[65]. »

Max Eastman a réussi à lire quelques-unes des proclamations du jeune Lvov. Il a remarqué qu'elles étaient dépourvues de la langue de bois, du sarcasme trop fréquents dans ce genre de littérature :

« Elles parlent directement et chaleureusement, et en fait presque avec tendresse des problèmes des ouvriers et du bel avenir qu'ils peuvent susciter s'ils veulent simplement se réunir dans le courage et l'amitié. ... On peut lire son cœur, là, dans ces documents simples, les exquises lettres minuscules tracées de sa propre plume, puis miméographiées – patientes, propres, artistiques, apportant les plus grands espoirs à la classe la plus basse[66]. »

Les conditions du travail clandestin de l'époque expliquent en grande partie les difficultés que le groupe semble avoir rencontrées dans ce que Trotsky appellera la « propagande orale ». On ne s'improvise pas orateur du jour au lendemain dans une société où il n'y a pas liberté de parole. Les conférences dans les cercles, en terrain plus sûr, marchent assez bien et contribuent au recrutement, mais Ljova se désespère de ne pas « bien parler ».

Les fondateurs de l'Union n'avaient pas voulu constituer une organisation purement locale et cherchaient même systématiquement à l'élargir à d'autres villes. Odessa est évidemment au centre de leurs relations, et Lvov s'y rend régulièrement, en bateau et de nuit, pour ne pas perdre de temps. Les relations nouées à la Bibliothèque publique d'Odessa avec l'ouvrier imprimeur Polak font date dans l'histoire du groupe, puisqu'elles permettent à Lvov de rapporter à Nikolaiev une valise entière de brochures illégales éditées à l'étranger, dont la diffusion parmi les ouvriers de Nikolaiev vaut un prestige renouvelé aux jeunes dirigeants.

Tous les témoins de l'activité du jeune Bronstein dans l'Union de Nikolaiev s'accordent à reconnaître son rôle capital dans le développement de cette organisation, dont il se fallut de peu qu'elle participât à la fondation clandestine du Parti ouvrier social-démocrate russe : elle avait en effet acquis en quelques mois une réputation plutôt solide. Même le très malveillant Ziv mentionne « son activité inlassable », « son énergie inépuisable », « son inventivité dans tous les domaines[67] ». A.L. Sokolovskaia, des années plus tard, confie à Max Eastman qu'elle n'a rencontré personne qui fût « aussi intégralement et totalement dévoué à la révolution[68] ».

Au début des années vingt pourtant, le témoignage de Ziv, antibolchevique émigré à New York, sonne un peu différemment. Il assure en effet que « s'élever au-dessus des autres, être partout et toujours, le premier … fut toujours la nature fondamentale et la personnalité de Bronstein », et que « la révolution et son moi coïncidèrent[69] ».

« Les ouvriers l'intéressaient en tant qu'objets indispensables de son action, de son activité révolutionnaire ; ses camarades l'intéressaient en tant que moyens grâce auxquels il pouvait manifester son action révolutionnaire : il aimait les ouvriers, il aimait ses camarades d'organisation parce qu'en eux, c'est lui-même qu'il aimait[70]. »

Ziv affirme aussi que Bronstein lui avait confié à cette époque que « les ouvriers le prenaient pour Lassalle » – le socialiste allemand contemporain de Marx, mort en duel – et assure que « son rêve caché » était d'être « le Lassalle russe[71] ». Il n'est pas discutable que le jeune Ljova fut attiré par la brillante personnalité romantique de Lassalle ; pour le reste, son vieux camarade Ziv donne ici un témoignage trop précis et trop malveillant pour n'être pas suspect.

Le genre biographique ayant ses propres pesanteurs, il s'est trouvé un auteur qui, sans dissimuler l'hostilité de Ziv à Lassalle, a cru pouvoir utiliser ses affirmations en les atténuant quelque peu. C'est en s'appuyant sur Ziv qu'Isaac Deutscher écrit :

« L'ego de Bronstein dominait toute sa conduite, mais la révolution dominait son ego[72]. »

Indéniablement séduit par un propos riche de virtualités et se prêtant aux effets littéraires, il poursuit en écrivant que Trotsky « aimait les ouvriers, aimait ses camarades ... parce qu'en eux, c'est lui-même qu'il aimait[73] ». Reprenant le thème de Lassalle, il fait du « rêve caché » de Ziv une réalité incontestable. Il assure que Lassalle fut « le héros qui inspira » Trotsky « plus que tout autre » et que « la forte impression» qu'il lui fit résultait d'une « affinité incontestable» ainsi que « la grandeur, le brillant, le drame » de la vie de Lassalle qui ne pouvaient qu'« enflammer l'imagination du jeune Bronstein » ... Et de conclure prudemment et non sans ambiguïté :

« S'il faut en croire Ziv, il jurait qu'il deviendrait le Lassalle russe. Le jeune homme n'avait aucune disposition pour la modestie, fausse ou réelle. Il ne cachait ni ses défauts, ni ses ambitions. Il avait l'habitude de penser, de rêver et de s'abandonner tout haut à ses songes ambitieux[74]. »

En ce qui me concerne, je ne suivrai pas Ziv dans la connaissance des rêves cachés de son personnage. Tous les témoins sont d'accord pour placer au centre de la personnalité de Lev Davidovitch Bronstein son dévouement à la révolution. Expliquer ce dévouement par l'égocentrisme et le souci de sa propre image ramènerait le phénomène révolutionnaire lui-même à une somme de hasards individuels. Comme l'a démontré Michel Kehrnon[75], il n'y a aucune raison de faire confiance à Ziv et à ses rancunes après leur dernière rencontre américaine : Ljova était devenu l'un des chefs de la révolution et Ziv un obscur émigré.

Je préfère décidément Eastman, parce qu'il aimait Trotsky, parce qu'il a interrogé plusieurs témoins, parce qu'il n'était pas partie prenante dans une pose pour l'Histoire. Il a été incontestablement impressionné par tout ce qu'on lui a dit sur les rapports de couple de Lev Davidovitch et Aleksandra Lvovna :

« Sa personnalité, écrit-il, s'était inclinée devant cette marxiste belle et menue, devant sa sagesse. Il l'aimait et s'était détourné de tout autre objectif auquel se dévouer, sauf elle et la révolution. Elle était bien différente de lui, rayonnant du sérieux de sa foi alors qu'il étincelait de sa gloire, respectant instinctivement toute personnalité et ne la noyant pas sous la force de la sienne. Posée et le regard chaleureux, douée de toutes les qualités de la gentillesse, elle était la jeune mère bien-aimée de tous les ouvriers de l'organisation[76]. »

Le marxisme auquel elle a gagné Ljova, celui qu'il fait sien au temps de ses vingt ans, n'est pas, écrit Eastman, cette doctrine que rallient tous ceux qui cherchent à nier les valeurs les plus précieuses de la vie. Au contraire. Il est la méthode qui permet d'affronter la réalité concrète des faits, afin de pouvoir poursuivre et de continuer à construire précisément « les valeurs les plus précieuses de la vie[77] ».

Après avoir recueilli des témoignages qui, en ces années où il mena l'enquête, se bousculaient devant le biographe, Eastman poursuit en soulignant que Trotsky a « quelque chose d'un volcan » :

« Il serait une personne souriante, disciplinée, très raisonnable et coopérative, mais si quelque chose soulève son indignation et qu'il commence à cracher le feu, alors, il crachera le feu sans aucune modestie ni considération pour la dimension du paysage. Le sens du Bien et du Mal de Trotsky est aussi arrogant que celui du Christ, et n'est pas tempéré par un grand amour pour ses ennemis. Mais pour ceux avec qui il vit et travaille, pour les masses de ce monde, sa volonté, si irréfléchie qu'elle soit dans sa force, a le sens de donner, non de prendre[78] . »

Il souligne, pour en finir avec ce bref portrait, que cet homme, né « avec un excès de confiance en lui-même », n'en est pas moins remarquablement modeste en ce sens qu'il se voit lui-même comme tout un chacun. Quant à sa soif d'apprendre :

« Il savait qu'il ne savait rien. ... Esprit de qualité, sachant distinguer ce qu'il sait et ce qu'il ne sait pas, c'est ce qui, avec un désir dominateur et impérieux d'exceller, fait de lui un éternel jeune homme, un homme qui ne peut cesser de grandir[79]. »

On peut légitimement s'interroger sur le fait qu'il ait fallu de longs mois à la police de Nikolaiev avant de mettre la main sur les gamins qui se réunissaient régulièrement dans la pépinière – le mot est délibérément utilisé dans son double sens, propre et figuré – de Chvigovsky. Les policiers ne se faisaient vraisemblablement aucune illusion quant au contenu général des discussions et aux colorations des idées qu'on y brassait. Mais peut-être n'étaient-ils pas capables d'imaginer que ces gamins ainsi repérés allaient d'eux-mêmes passer à l'organisation, et au recrutement dans les usines. Peut-être ne concevaient-ils pas qu'ils pussent être autre chose que les simples instruments d'hommes plus âgés tirant leurs ficelles en coulisses : probablement ont-ils perdu du temps à repérer d'autres éléments de la filière dans l'espoir d'attraper de plus gros poissons.

Toujours est-il que, combinant filatures et surveillances, la police de Nikolaiev en vint rapidement à connaître les grandes lignes de l'organisation et à y nouer, par le chantage et les menaces, des liens avec certains des clandestins qui acceptèrent de la servir, après une interpellation. Découvrant qu'ils étaient filés et surveillés en permanence, ayant réussi par ailleurs à démasquer dans leurs rangs un indicateur, les jeunes dirigeants de l'Union décidèrent alors de s'éloigner par prudence[80] après avoir pris la décision héroïque de revenir se livrer au cas où il y aurait des arrestations, afin qu'on ne puisse faire croire aux ouvriers que les « chefs » les avaient abandonnés à l'heure du danger.

Ljova n'alla pas très loin, puisqu'il se rendit dans la maison familiale à Yanovka, afin de préparer le prochain numéro du journal[81]. Il quitta la maison de ses parents le 27 janvier 1898 pour rejoindre la cabane de Chvigovsky, où avait été fixé le lieu du rendez-vous. Il y retrouva Maria Lvovna, la sœur d'Aleksandra, qui lui apprit l'arrestation de l'un des frères Sokolovsky. Après avoir discuté une nuit durant sur la conduite à suivre, Chvigovsky, Maria Lvovna et Ljova lui-même furent arrêtés au petit matin par la police, dans la cabane de Chvigovsky, entre Yanovka et Nikolaiev[82].

Ainsi, après une jeunesse finalement privilégiée et même particulièrement favorisée pour un enfant de famille juive dans la Russie tsariste et des études en définitive enrichissantes, le jeune homme s'engageait-il brusquement dans un univers tout différent, celui que connaissaient déjà ou allaient connaître tous les révolutionnaires de sa génération.

Son université allait se dérouler en prison et en déportation, et il n'y était pas le seul. Il ferait désormais partie de ceux que Max Eastman appelle les membres d'un « ordre noble », hommes et femmes dont l'héroïsme est reconnu, comme les Chevaliers de la Table Ronde ou les Samouraï, mais dont les lettres de noblesse sont inscrites dans l'avenir et non dans le passé:

« Trotsky appartenait à cet ordre noble et ses années de prison ne furent qu'une fraction de l'expérience requise. Elles en firent un membre de ces classes opprimées dont il s'était fait le champion de la cause. Il ne serait plus désormais un "agitateur du dehors". Il n'y aurait pas d'excès de sympathie dans son sentiment de révolte. Il pourrait haïr le tyran à son propre compte et combattre pour son propre droit à la liberté[83]. »

III. L'université de la prison et de l'exil[modifier le wikicode]

Le jeune homme de dix-huit ans qu'une voiture de gendarmes emporte au matin du 28 janvier 1898 vers la prison de Nikolaiev est un criminel d'Etat. En neuf mois, il a organisé dans cette ville plus de deux cents ouvriers – dont vingt-deux sont sous les verrous en même temps que six « intellectuels » – dans une conspiration criminelle se fixant comme objectif le renversement du régime existant et l'expropriation de la classe capitaliste[84]. Ce n'est pas diminuer son originalité, son courage ni son dévouement que de constater qu'il s'est conformé, ce faisant, au mouvement d'une génération entière d'hommes et de femmes qui, dans tout l'empire du tsar, s'étaient lancés à l'assaut du vieux monde. Ils allaient vivre leur première révolution sept ans plus tard et leur première révolution victorieuse moins de vingt ans après. Pour ceux-là, la prison et l'exil étaient l'université révolutionnaire. Ce fut le cas aussi pour le jeune Lev Davidovitch Bronstein.

Les trois premières semaines de ces années s'écoulent pour lui dans la prison de Nikolaiev. Il se retrouve dans une cellule avec un autre détenu qu'il identifie au bout d'un certain temps, comme un politique, un jeune ouvrier relieur du nom de Micha Yavitch. Laissons-lui la parole :

« La pièce était très grande, elle aurait pu loger trente personnes, elle n'était pas du tout meublée, elle était à peine chauffée. Il y avait à la porte un grand guichet, donnant sur un corridor qui s'ouvrait directement sur la cour. C'étaient alors les grandes gelées de janvier. Pour la nuit, on nous mettait sur le plancher une paillasse que l'on remportait à six heures du matin. C'était un supplice que de se lever et de s'habiller. En paletot, coiffés de nos bonnets, chaussés de caoutchoucs, nous nous asseyions avec Yavitch, épaule contre épaule, sur le sol et, nous adossant au poêle à peine tiède, nous rêvions et somnolions une heure ou deux. C'était probablement le meilleur moment de la journée. On ne nous appelait pas à l'interrogatoire. Nous courions d'un coin à l'autre pour nous réchauffer, nous livrant à nos souvenirs, à nos conjectures, à nos espérances. J'entrepris d'étudier avec Yavitch. Ainsi s'écoulèrent trois semaines[85]. »

On peut relever qu'il n'y a ni interrogatoire ni enquête. La police sait à peu près tout et ne se soucie pas de perdre du temps avec des jeunes déjà neutralisés. En revanche, pendant qu'on les tient, on peut toujours essayer de les briser. Et c'est sans doute ce qui est recherché avec le transfert de Ljova dans l'isolement absolu de la prison de Kherson, trois semaines après son arrestation. Il raconte, dans Ma Vie :

« L'édifice était encore plus ancien que celui de Nikolaiev. La cellule était vaste, mais sa fenêtre était étroite, aveuglée par une lourde grille qui laissait à peine passer la lumière. Mon isolement était complet, absolu, sans le moindre allégement. Pas de promenades, pas de voisins. Par la fenêtre calfeutrée pour l'hiver, on ne voyait rien. Je ne recevais aucune communication du dehors : Je n'avais ni thé ni sucre. La soupe des détenus était distribuée une fois par jour, à l'heure du dîner. La portion de pain de seigle avec du sel me servait de déjeuner et de dîner. Je monologuais longuement, me demandant si j'avais le droit d'augmenter la portion du matin au détriment de celle du soir. Les motifs que j'avais trouvés dans la matinée me semblaient, le soir, absurdes et criminels. En soupant, je détestais celui qui avait déjeuné le matin. Je n'avais pas de linge de rechange. Pendant trois mois, je portais les mêmes dessous. Je n'avais pas de savon. Les parasites qu'on trouve en prison me dévoraient. Je m'imposais de faire en diagonale mille cent onze pas. J'allais alors avoir dix-neuf ans. Mon isolement était si absolu que je n'en ai connu de pareil nulle part, bien que j'aie passé par une vingtaine de prisons. Je n'avais pas un seul livre, pas de crayon, pas de papier. La cellule n'était pas ventilée. Je pouvais juger de l'air qu'on y respirait par la grimace du chef-adjoint qui venait parfois me voir[86]. »

Toujours pas d'interrogatoire. Il n'en est pas de même – mais il l'ignore – pour certains autres membres de l'organisation clandestine qui sont soumis à la torture. Il n'a pas de voisins et ne peut entrer en communication avec personne. Il ne peut que traverser et retraverser sa cellule en diagonale, en comptant ses pas, faisant et apprenant par cœur des vers, notamment des versions nouvelles des paroles de chansons très populaires. Il refait des paroles « prolétariennes » à une célèbre chanson populiste, des vers, dit-il, « de qualité fort médiocre », qui connaîtront une certaine vogue à l'époque révolutionnaire. Le jeune homme a beau être déterminé, sûr de lui et du choix qu'il a fait pour la vie, il connaît l'angoisse, « la cruelle angoisse de la solitude[87] », dit-il.

Et puis, comme le régime tsariste est un absolutisme tempéré par la corruption, un soir, les surveillants lui apportent du linge propre, une couverture, un oreiller, du pain, du thé, du sucre, du jambon, des conserves, des pommes, des oranges, de la confiture, un savon et un peigne. Le chef-adjoint lui dit que c'est sa mère qui a apporté tout cela, et il comprend à son ton que les responsables de la prison n'ont pas été oubliés[88].

C'est peu après au bout de trois mois et demi à Kherson qu'il est à nouveau transféré, cette fois par bateau, à la prison d'Odessa, une prison moderne dont il parle dans Ma Vie se contentant d'indiquer qu' « après Nikolaiev et Kherson », elle lui « parut idéale ». Mais Max Eastman cite assez longuement ce qu'il lui a écrit à son sujet :

« La prison d'Odessa représentait, vous le savez, le dernier cri de la technique américaine. C'était une prison de confinement solitaire contenant plusieurs centaines de cellules individuelles. Chaque aile comportait quatre étages et une galerie métallique courait le long de chaque étage, ces galeries se rejoignant par un système d'escaliers métalliques. Brique et métal, métal et brique.

« Les pas, les coups, les mouvements résonnent nettement dans tout le bâtiment. Les lits attachés au mur se replient dans la journée et sont baissés la nuit. On entend distinctement son voisin qui abaisse ou qui relève son lit. Les gardiens de la prison se signalent les uns aux autres avec leurs clés de métal sur les rampes métalliques des galeries. Ce bruit, on l'entend presque continuellement toute la journée. Les pas dans les galeries métalliques, on les entend aussi distinctement aussi bien que ceux de la porte à côté et en dessous et au-dessus. On est entouré par le bruit ininterrompu et le tintement de la brique, du ciment, du métal. Et en même temps on est totalement isolé[89]. »

En fait il existe des communications, et le jeune détenu s'en aperçoit très vite. Au mois de mai, lorsqu'il arrive, on commence à ouvrir les fenêtres et, en montant sur leurs tables, les prisonniers peuvent se parler, en dépit de l'interdiction formelle qui leur en est faite et des sanctions qui tombent de temps en temps. Quant à l'alphabet des prisons – une sorte de morse pour taper sur les murs –, le jeune prisonnier l'a appris du temps qu'il était en liberté, mais les autres détenus ne le connaissent pas. Après quelques semaines, un voisin de cellule se distingue par son insistance à taper, par la méthode la plus primitive, en donnant à chaque lettre le chiffre qui correspond à sa place dans l'alphabet. Et il découvre, à sa grande stupeur et évidemment beaucoup de joie, que l'homme n'est autre que l'un de ses compagnons de jardin des idées, l'un des frères Sokolovsky, arrêté au même moment que lui et qui vient aussi de passer environ deux mois à la prison de Kherson. Au bout de deux semaines, les deux compères découvrent même la possibilité de communiquer plus facilement encore et directement en enlevant une seule brique dans le mur[90]. Ils peuvent se voir, se serrer la main, se remettre des notes, échanger des livres. La vie collective, l'échange des idées reprennent, l'isolement est terminé. La vie « universitaire » commence.

C'est à la prison d'Odessa que Ljova est enfin informé complètement sur son affaire. Il apprend la liste exacte de ses camarades emprisonnés, l'arrestation d'Aleksandra Lvovna, revenue d'Elisavetgrad en recevant la nouvelle. Il sait aussi qu'après dix mois la fonte des neiges et la fauche de l'herbe, la police a remis la main sur la serviette sommairement cachée chez Chvigovsky et qui contenait tout le matériel concernant l'organisation et son journal. C'est aussitôt après qu'a lieu l'enquête, et le lieutenant de police Dremliouga vient dans la prison interroger les détenus. Les révolutionnaires n'ont pas encore pour consigne de refuser de répondre, et Bronstein donne une déclaration écrite qui vise à innocenter Chvigovsky. Tous les membres de l'Union qui se trouvent à la prison d'Odessa se sont mis d'accord pour leurs réponses à l'enquête. Le lieutenant de police, d'ailleurs, ne pousse pas et se contente d'interroger deux fois Bronstein sur l'activité de l'organisation.

C'est dans les premiers jours de son séjour en prison, probablement à Nikolaiev, que le jeune homme a dû reconnaître devant lui-même qu'il a été enfin convaincu et qu'il est devenu marxiste. Bien entendu, il a gardé l'information pour lui jusqu'à Odessa. A sa grande surprise, Chvigovsky a été le seul à accueillir fraîchement la nouvelle d'une conversion qu'il n'approuve pas. Les autres, les jeunes, sont d'accord, se sont déjà ralliés ou vont le faire[91]. Mais il lui reste à vérifier, à éprouver, à appliquer la méthode du matérialisme dialectique à une question idéologique complexe. C'est à quoi il va employer d'abord son activité intellectuelle.

Dans les premiers mois de son séjour, il ne peut recevoir de livres venus de l'extérieur et doit se contenter de ceux que lui propose la bibliothèque de la prison et que lui apporte le sous-officier de police Oussov, responsable de l'aile des prisonniers politiques. Il écrit à ce sujet:

« Elle consistait principalement en revues de religion et d'histoire, d'esprit conservateur et datant de nombreuses années. Je les étudiais avec une inlassable activité. Je connus toutes les sectes et toutes les hérésies des temps anciens et de l'époque contemporaine, les privilèges particuliers à invoquer contre le catholicisme, le protestantisme, le tolstoïsme, le darwinisme.[92] »

Il se passionne pour les recherches sur les diables et les démons, Satan et son royaume, sur le paradis, mais aussi pour les polémiques contre Voltaire, Kant, Darwin, et découvre avec une stupeur ravie l'univers de la pensée théologique qu'il n'avait jamais abordé auparavant. En même temps, il se passionne pour l'histoire de la prison inscrite en signes à peine perceptibles par les prisonniers précédents entre les lignes ou dans les marges.

Quand il est autorisé à recevoir des livres de l'extérieur, il se fait apporter par sa sœur les Evangiles en anglais, allemand, français et italien, et leur lecture parallèle le perfectionne autant dans sa connaissance de l'Evangile que celle de ces quatre langues. Parmi les autres livres qu'il dévora dans sa prison d'Odessa, il cite, dans une lettre à Max Eastman, « Darwin, une collection complète des œuvres de Mikhailovsky, PlékhanovVers le développement d'une théorie moniste de l'histoire –, Antonio Labriola sur le matérialisme historique, beaucoup de livres sur la franc-maçonnerie et en relation avec eux sur l'histoire des guildes au Moyen Age et des conditions sociales aux XVII° et XVIII° siècles[93] ». Il poursuit, soulignant le rôle joué par Darwin dans sa formation, à une époque où il ne pouvait lire Marx :

« Dans la prison d'Odessa, je sentis sous mes pieds comme un terrain scientifique solide. Les faits commençaient à s'établir en un système solide. L'idée de l'évolution et du déterminisme – c'est-à-dire l'idée d'un développement graduel conditionné par le caractère du monde matériel – prit totalement possession de moi.

« Darwin était pour moi comme le puissant gardien de l'entrée du temple de l'univers. J'étais grisé par sa pensée minutieuse, précise, consciencieuse et en même temps puissante. Je fus d'autant plus étonné quand je lus dans un des livres de Darwin, son autobiographie, je crois, qu'il avait gardé sa croyance en Dieu. Je me refusai totalement a comprendre comment une théorie de l'origine des espèces par la voie d'une sélection naturelle et sexuelle, et la croyance en Dieu pouvaient coexister dans une seule et même tête[94]. »

Dans Ma Vie, il explique :

« Je résistai relativement longtemps au matérialisme historique, m'en tenant à la théorie de la multiplicité des facteurs historiques qui est, jusqu'à présent, on le sait la théorie la plus répandue dans la science sociale. Des gens disent des divers aspects de leur activité sociale que ce sont des facteurs ils donnent à ce concept un caractère supra-social, et ensuite ils expliquent superstitieusement leur propre activité sociale comme un produit de l'action mutuelle de ces forces indépendantes. D'où viennent ces facteurs, c'est-à-dire dans quelles conditions se sont-ils développés depuis l'humanité primitive ? L'éclectisme officiel s'arrête à peine à cette question. Je lus avec enthousiasme dans ma cellule, deux essais bien connus du vieil hégélien italien Antonio Labriola[Note du Trad 5], marxiste aussi, qui avaient pénétré en français dans la prison. ... Sous l'éclatant dilettantisme de son exposé, il y avait de véritables profondeurs. Il réglait magnifiquement son compte à la théorie des multiples facteurs qui peuplent l'Olympe de l'Histoire et qui, de là, gouvernent nos destinées. Bien qu'il se soit écoulé trente ans depuis que j'ai lu ses Essais, la marche générale de sa pensée est restée fixée dans ma mémoire comme un refrain : "Les idées ne tombent pas du ciel." Après cela, les théoriciens russes de la multiplicité et de la diversité des facteurs, Lavrov, Mlkhailovsky, Kareiev et d'autres m'ont paru sans force[95]. »

Déjà la lecture des sociologues et anthropologues Gumplowitz et Lippert l'avait familiarisé avec le vocabulaire du positivisme et du matérialisme philosophique. Il avait été fortement marqué par la lecture de Tchernychevsky, dont le système était tout entier édifié sur une base matérialiste. Comme le note D.K. Rowney, Trotsky savait probablement ce qu'il avait entre les mains et ce qu'il en attendait en prenant le livre de Labriola. Trente années plus tard, il n'a pas oublié la formule : « Les idées ne tombent pas du ciel[96]. » Il est persuadé, au terme de ce travail, qu'une étude attentive et honnête de la réalité économique, sociale, politique permet non seulement de comprendre et d'expliquer mais aussi de prédire et, mieux encore, de savoir comment modifier le cours des choses et intervenir dans son déroulement.

Il lui restait cependant à se soumettre à l'épreuve, à tester l'outil récemment forgé dans l'étude d'un problème historique suffisamment complexe. L'intérêt contracté dans la lecture de revues théologiques va lui en donner l'occasion. Pendant une année entière, il travaille sur la franc-maçonnerie, dépouillant systématiquement revues et livres de tout bord, utilisant un cahier de mille pages numérotées au long desquelles il copie des passages empruntés aux documents qu'il lit, intercalant ses propres réflexions, de sa très fine écriture, sur la franc-maçonnerie et aussi sur la conception matérialiste de l'Histoire. Il cherche au fond à arriver à expliquer ce phénomène social passablement complexe au moyen de la méthode historico-critique qu'il pense avoir découverte dans Labriola. Il évoque dans Ma Vie ses interrogations:

« Pourquoi, dans quel but, des commerçants et des artistes, des banquiers, des fonctionnaires et des avocats avaient-ils décidé depuis le début du XVII° siècle de s'appeler maçons, reconstituant le rituel d'une corporation du Moyen Age ? D'où venait cette étrange mascarade ? Peu à peu le tableau devenait clair pour moi. La corporation d'autrefois n'avait pas été seulement un groupement de production ; elle avait été aussi une organisation avec sa personnalité morale et ses mœurs. ... La dissolution d'une économie corporative marquait la crise morale d'une société qui venait à peine de laisser derrière elle le Moyen Age. La nouvelle morale se définissait beaucoup plus lentement que ne se détruisait l'ancienne. De là cette tentative si fréquente dans l'histoire humaine pour conserver les formes de la discipline morale sous lesquelles le processus historique a depuis longtemps sapé les bases sociales et, dans le cas envisagé, les bases corporatives de la production[97]. »

Passionné par son travail, il se procure des cahiers de contrebande, où il copie et qu'il envoie dans les autres cellules et que ses compagnons discutent. Presque trente ans plus tard, il porte sur ce premier gros travail de sa plume un jugement favorable :

« Vers la fin de mon séjour à la prison d'Odessa, le gros cahier, vérifié par le brigadier de gendarmerie Oussov et revêtu de sa signature, était devenu un véritable trésor d'érudition historique et de profondeur philosophique. Je ne sais si on pourrait l'imprimer maintenant tel qu'il a été écrit. J'avais appris trop de choses à la fois concernant divers domaines, diverses époques, divers pays et je crains d'avoir voulu en dire beaucoup trop dans mon premier ouvrage. Mais je pense que les idées essentielles et les déductions étaient justes. Alors déjà je me sentais suffisamment solide sur mes jambes et ce sentiment devenait plus fort à mesure que le travail avançait[98]. »

Le manuscrit a été définitivement perdu. Nul doute que ce soit une perte pour l'historien.

Les sévères conditions de son incarcération des premiers mois, à Nikolaiev et Kherson, avaient donné à l'arrestation et à la détention un caractère tragique, durement ressenti par la famille. Il se souvient :

« Pour les entrevues avec la parenté, les détenus entraient dans d'étroites cages de bois qui étaient séparées des visiteurs par deux grilles. A sa première visite, mon père s'imagina que, durant tout le temps de ma détention, je serais forcé de rester dans cette boîte étroite. Un frémissement le priva de la parole. A mes questions, il ne répondait que par un remuement de ses lèvres blanches[99]. »

La vie reprend pourtant bientôt le dessus, et quand le jeune prisonnier fait connaître son intention d'épouser en prison Aleksandra Lvovna, le père autoritaire télégraphie au ministre de la Justice à Saint-Pétersbourg pour lui dire qu'il s'oppose de son droit paternel au mariage de son fils mineur[100].

Les événements de l'extérieur sont connus en prison, souvent de façon fragmentaire voire déformée. Les prisonniers d'Odessa ont appris dans la joie la constitution à Minsk, le 1° mars 1898, du Parti ouvrier social-démocrate russe par neuf délégués, presque aussitôt arrêtés par la police. Ils ont également entendu parler de la guerre des Boers, qu'ils ne comprennent guère. Trotsky raconte aussi :

« L'affaire Dreyfus qui atteignait, à ce moment, son point culminant, nous saisissait de temps à autre par son caractère dramatique. Un jour courut parmi nous le bruit qu'en France un coup d'Etat avait eu lieu et que la royauté était rétablie. Nous fûmes pris d'un sentiment d'opprobre indicible. Les gendarmes, inquiets, couraient par les corridors et les escaliers de fer pour mettre fin aux frappements et aux cris. Ils s'imaginaient que nous étions encore mécontents d'un dîner fait avec des provisions peu fraîches. Mais non, le quartier politique protestait violemment, contre la restauration de la monarchie en France[101]. »

C'est au terme de presque deux années de détention que le sort des prisonniers en préventive fut réglé. Le crime de Bronstein était suffisant pour lui valoir devant un tribunal une condamnation formelle à vingt ans de travaux forces dans les mines. Mais le régime ne tenait pas à la publicité que faisaient aux révolutionnaires des procès, forcément peu ou prou publics. Les inculpés de l'affaire de l'Union des ouvriers de la Russie du Sud en bénéficièrent : Bronstein et trois autres furent condamnés administrativement à quatre années d'exil, d'autres à des peines plus courtes, quelques-uns furent même relâchés. Les années et mois de prévention ne comptaient pas. Bientôt, en novembre 1899, ils se retrouvaient tous dans les locaux administratifs de la prison pour un nouveau départ : Bronstein et Aleksandra, les frères Sokolovsky, Chvigovsky, Ziv, Moukhine. Direction : la Sibérie, via Kiev, Koursk et Moscou.

La prison Bourtyka de Moscou les garde, six mois. Les prisons sont surpeuplées de vieux comme de jeunes révolutionnaires, d'intellectuels et d'ouvriers, de plus en plus nombreux. La vie intellectuelle y est intense, les informations plus fraîches, les livres récents accessibles. Bronstein entend pour la première fois le nom de Lénine et, surtout, a la possibilité de lire son livre récent sur Le Développement du Capitalisme en Russie. Il est également informé de la « bernsteiniade », le débat qui divise les social-démocrates allemands et oppose les marxistes orthodoxes, à travers Kautsky et Rosa Luxemburg, aux révisionnistes qui se réclament de Bernstein dont le livre sur Les Prémisses du Socialisme circule de cellule en cellule, sans susciter évidemment beaucoup de vocations révisionnistes : l'abandon de la perspective révolutionnaire ne séduit pour le moment personne dans les prisons russes, tant la politique de « réforme » paraît invraisemblable. Bronstein est toujours aussi actif et bouillonnant de projets. Il continue à lire énormément, rédige et réussit à faire sortir de la prison une brochure sur le mouvement ouvrier à Nikolaiev, qui sera publiée en exil.

L'unique témoignage que nous ayons de son comportement en prison émane de Ziv, qui le décrit chaleureux, affectueux et même sentimental envers ses camarades, galant et prévenant avec les femmes, donnant l'exemple en raccommodant lui-même son linge, alors que ses compagnons laissent volontiers ce travail aux femmes prisonnières[102]. Il le montre aussi en organisant avec bravoure et panache une protestation collective de refus de se découvrir la tête en présence du gouverneur, ce qui lui vaut le cachot et un immense prestige[103].

C'est à la prison de transfert de Moscou que le jeune prisonnier se marie, ou plutôt se fait marier avec Aleksandra Lvovna par un rabbin aumônier. Que représente à l'époque ce mariage, la régularisation d'une liaison, une décision d'ordre politique pour peser sur la destination ? Un mariage entre déportés peut avoir bien des significations, mais nous savons que les jeunes gens se sont aimés. Dans Ma Vie. Trotsky se contente d'écrire :

« Aleksandra Lyovna avait occupé une des premières places dans l'Union de la Russie méridionale. Son profond dévouement au socialisme et sa complète abnégation de tout intérêt personnel lui avaient fait une autorité morale incontestable. Le travail en commun nous lia étroitement. Pour ne pas être séparément déportés, nous nous mariâmes au dépôt de Moscou[104]. »

Il semble qu'en dernière analyse ce mariage ait finalement consacré une liaison amoureuse elle-même née au terme d'une relation politique orageuse et conflictuelle. Max Eastman, en tout cas, qui a parlé de cette époque avec l'un comme l'autre, précise que ce mariage n'eut pas lieu « parce que Trotsky et Aleksandra Lvovna avaient besoin des bénédictions d'une Eglise ou des lois sur leur amour[105] ». Bientôt naîtra une petite Zinaïda et, deux ans après, sa petite sœur Nina.

C'est au printemps 1900 que les Bronstein et leurs compagnons commencent le long voyage vers l'Est qui les conduira en Sibérie où après de longues « stations » dans les prisons d'Irkoutsk et d'Aleksandrovsk, ils sont embarqués, à la fin d'août, dans un convoi de barges, chargées de prisonniers et de gardes, qui descend la Léna, « grande voie fluviale de la déportation », en direction du cercle arctique. Le convoi dépose Lev Davidovitch et Aleksandra Lvovna à l'ancienne base de chercheurs d'or d'Oust-Koust, bourg sinistre marqué par l'ivrognerie et où Ljova entreprend la lecture du Capital de Marx tout en chassant les blattes qui s'enhardissent jusqu'à escalader le livre entre ses mains.

Le gouverneur d'Irkoutsk accorde libéralement les permissions de changer de résidence, et le couple en profite pour s'établir plus à l'est, sur les bords de l'Ilim, à Nijni-Ilinsk, où Ljova trouve un emploi de comptable chez un marchand de fourrures illettré et millionnaire qui lui offre de vivants sujets de réflexion sur la combinaison entre l'arriération du pays et le développement capitaliste. A la suite d'une grosse erreur comptable de sa part, il demande son compte et le couple repart en traîneau – on est en plein hiver – avec la petite Zinaïda, qui a alors dix mois.

Les jeunes gens ne restent pas beaucoup plus longtemps à Oust-Koust et obtiennent l'autorisation d'aller résider un peu plus au sud, à Verkholensk. Ils y trouvent une petite maison dans laquelle ils connaissent un confort relatif. Il y a, sur place, une forte colonie de déportés et de bonnes relations postales avec Irkoutsk.

Après les années d'isolement et la transition de la reprise d'un travail collectif à la prison de transfert de Moscou, c'est, de nouveau, pour les jeunes militants exilés, le contact avec un milieu intellectuel vivant et nourricier, la reprise des débats d'idées. En devenant marxiste, le jeune Bronstein n'a pas seulement réglé pour lui-même la question de l'hégémonie du prolétariat dans la révolution russe à venir : il s'est, sans le savoir, impliqué dans la nouvelle discussion entre les marxistes russes.

Il va le découvrir quand, comme d'autres déportés, il sera contacté à Verkholensk par l'Union sibérienne, organisation social-démocrate clandestine qui rayonne à partir d'Irkoutsk, en recrutant notamment parmi les travailleurs des chemins de fer. Il reçoit désormais du matériel clandestin de l'Union et collabore à son élaboration, écrivant tracts et brochures. Surtout, ses camarades d'Irkoutsk lui font parvenir journaux et textes qui sont les signes du début d'une période nouvelle, celle de la vraie naissance d'un Parti ouvrier social-démocrate en Russie : des exemplaires sur papier ultra-fin, cachés dans les reliures de livres, du journal l'Iskra, édité en émigration, ainsi que la brochure de Lénine intitulée Que faire ?

L'Iskra est née hors de Russie de la jonction entre les noyaux des deux générations marxistes russes : celle du groupe pour la Libération du Travail, fondé en 1883 par G.V. Plékhanov, Véra Zassoulitch et P.B. Akselrod, et celle de la Ligue d'émancipation de la classe ouvrière fondée en 1895 dans l'empire tsariste par Iouli Martov et V.I. Lénine. C'est le 24 décembre 1901 que ces militants ont publié à Stuttgart le premier numéro de ce journal dont le titre russe se traduit par l'Etincelle et qui porte cette épigraphe ambitieuse: « De l'étincelle jaillira la flamme. » Son objectif déclaré est « de concourir au développement et à l'organisation politiques de la classe ouvrière ». Il s'agit en fait d'apporter l'élément de centralisation qui a jusqu'à présent manqué dans les tentatives de construire un parti dans l'empire : l'Iskra veut être un « journal organisateur », proposant programme et plan d'action, mots d'ordre politiques et directives pratiques, créant en quelque sorte le parti d'en haut, considérant les organisations locales comme un champ d'action, cherchant à constituer un appareil central, cadre unifié surmontant les particularismes.

Lénine développe les arguments en faveur de cette stratégie de construction du parti dans Que Faire ?, également publié à Stuttgart. Toute sa vigueur de polémiste y est tournée contre ceux des social-démocrates qu'il baptise « économistes », pour lesquels il n'y a rien d'autre à faire, dans les conditions russes, que de « soutenir la lutte économique, du prolétariat et participer à l'activité de l'opposition liberale ». Lénine préconise, au contraire, la construction d'un parti ouvrier – c'est l'œuvre de l'Iskra – à travers lequel pénétreront dans la classe ouvrière russe idées et conscience socialistes : pour lui, dans les conditions qui sont celles de l'empire russe en ce début de siècle le parti ne peut être constitué qu'à partir d'un cadre de « révolutionnaires professionnels ». Ils seront forcément recrutés parmi les militants frappés par la répression, libérés ou évadés mais forcément clandestins désormais du fait de la police. Ce parti ne peut être qu'une organisation rigoureusement centralisée, étroite, disciplinée, secrète, de clandestins éprouvés. Tout semble indiquer que le jeune Bronstein, dans sa déportation, accueille avec, enthousiasme des vues qui sont très proches de celles qu'il vient d'exprimer, sur cette question du parti, dans un rapport adressé à l'Union sibérienne.

La découverte de la conception de la construction du parti telle que la développe Lénine constitue pour Trotsky un événement considérable. Lui-même, l'année précédente, a soutenu dans un rapport adressé à ses camarades de l'Union sibérienne une conception analogue :

« Il n'y a qu'une conclusion possible : une organisation générale du parti avec un comite central a sa tête. Un congrès proclamé ad hoc ne résout pas la question. Il faut créer un centre avant de le proclamer[106]. »

Il retrouve sous la plume de Lénine les idées essentielles qu'il a développées et que ses camarades de l'Union sibérienne ont vivement critiquées comme « jacobines » et « antidémocratiques ».

Dans le même temps, il fait une expérience décisive pour sa formation et son avenir : l'apprentissage pratique du métier d'écrivain. Peu après son arrivée, il envoie une chronique à la Vostotchnoe Obozyenie (Revue d'Orient) d'Irkoutsk, d'inspiration populiste, mais assez largement ouverte. L'article est accepté et va paraître dans le numéro de la revue date du 15 octobre 1900. C'est le début d'une collaboration régulière, d'octobre 1900 à août 1902, somptueusement rétribuée au tarif, magnifique pour un déporté, de deux, puis de quatre kopeks la ligne : trente-huit articles au total. Bien entendu, il utilise un pseudonyme, Antide Oto – tiré de l'« antidoto » du dictionnaire italien. Son succès est tel que la revue lui propose, à l'automne 1902, un salaire mensuel permanent. Mais c'est précisément à ce moment-là que les autorités somment la revue de mettre fin à la collaboration d'Antide Oto ! Dans l'intervalle, il a reçu d'Irkoutsk, pour son travail, livres et revues de Pétersbourg, considérablement élargi son horizon, dévoré nombre de livres, beaucoup écrit[107].

Parmi les sujets littéraires qu'il traite dans des articles de nécrologie ou des critiques de livre, les classiques russes occupent la première place : L.N. Andreiev[108], le symboliste Balmont[109], V.G. Belinsky[110], un modèle à ses yeux, Doborychkine, Dobrolyubov[111], Gogol[112], dont il est un admirateur sans faille, Maksim Gorky en qui il voit un rebelle, mais pas un révolutionnaire[113], Aleksandr Herzen[114], M.K. Mikhailovsky[115], Soloviev[116], le fameux populiste Gleb Ouspensky[117] dont il utilise la méthode dans certaines chroniques, Joukovsky[118], l'ami de Pouchkine, Nikolai Berdiaev[119], qu'il brocarde férocement pour son ralliement au christianisme et son mysticisme.

II consacre aussi des chroniques à des auteurs étrangers, à la fois pour eux-mêmes et parce qu'ils lui permettent mieux, par rapport à la censure, de développer des idées qui lui sont chères. II écrit au sujet du dramaturge allemand Gerhardt Hauptmann, à propos de sa pièce Michael Kramer, sur la philosophie nietszchéenne, à propos de la mort de Nietzsche[120]. Dans un article justement célèbre sur Henrik Ibsen, il reconnaît au dramaturge le mérite d'avoir « mis à nu l'âme de la bourgeoisie[121] ». II aborde bien, d'autres auteurs : D'Annunzio, John Ruskin[122], Guy de Maupassant, Emile Zola, le dramaturge autrichien Arthur Schnitzler[123].

En réalité, dans l'empire des tsars, la critique littéraire doit se garder de la politique pure, mais peut n'être pas éloignée de la critique sociale. Et le jeune homme considère la littérature comme un phénomène social qui le passionne. Dans l'article qu'il consacre à la pièce de Hauptmann, Michael Kramer, il s'en prend à la philosophie politique du théoricien du « marxisme légal » de Peter von Strouvé qui attribue à la bourgeoisie le mérite d'incarner la lutte pour le mieux-être matériel[124]. II décrit en chiffres la situation des paysans sibériens, le problème de la santé dans les villages, la situation scandaleuse faite par la société aux femmes, toujours battues, qu'elles soient riches ou pauvres[125]. L'Américain D.K. Rowney, étudiant ses articles, plus d'un demi-siècle plus tard, ne peut se défendre d'une réelle admiration :

« Il n'avait que vingt et un ans et n'avait eu que relativement peu de temps pour lire. Et pourtant, dans ses six premiers mois d'exil, il avait écrit sur le système d'administration rurale en Russie, sur la qualité de la critique dans les lettres russes, sur la fonction du symbolisme littéraire, sur l'état de la société mondiale au xx° siècle et sur les perspectives d'avenir et la bourgeoisie russe[126]. »

A une époque où bien des prétendus disciples de Marx égrenaient déjà un sommaire catéchisme économiste et mécaniste, le trait le plus frappant chez le jeune Antide Oto est la passion qu'il apporte à aborder les problèmes humains de toute sorte. Dans son ironie à l'adresse de ceux qu'il appelle « les grands prêtres de l'art pur[127] », dans sa volonté d'analyser, par exemple, le « domaine social » – « pourri » et « contaminé », trouve-t-il – ayant produit le « complexe social brut » qu'est la philosophie du nietzschéisme[128], on aperçoit les idées-forces qui se confirmeront et dessinent une pensée déjà audacieuse et incontestablement originale. Dans « La Déclaration des Droits et le Livre de velours », où il compare la Révolution française, ouvrant la voie au triomphe d'une bourgeoisie dominatrice et sûre d'elle, et la médiocrité de la débile bourgeoisie russe[129], courent des thèses sur l'inégalité de développement qui reviendront souvent sous sa plume. Son article sur « L'Optimisme et le Pessimisme du xx° siècle et bien plus encore », expose la conviction qui l'anime : c'est un puissant mouvement mondial de la société qui marchera au Xx° siècle vers la victoire de la justice sociale, la fin de la tyrannie, de l'esclavage, de l'oppression. Reconnaissant franchement que le XIX° siècle a été une déception pour ceux qui voulaient changer le monde, il dit sa conviction, au moment d'entrer dans le Xx°, que rien n'est perdu[130]. Il croit à la possibilité de construire prochainement un monde nouveau : ce sera l'œuvre de ce siècle, malgré les obstacles dressés par les « Torquemada collectifs », les inquisiteurs de toute espèce. Son optimisme est celui d'un réaliste. Dans « Poésie, machine et poésie de la machine », Il explique que « toute la signification de la civilisation humaine est d'exprimer la révolte et le succès de la révolte de l'humanité contre la dureté même de la nature ». Il souligne l'importance de ce qu'il appelle « le colossal héritage de la pensée pratique, théorique et politique, mis, écrit-il, à notre disposition et dont nous sommes à juste titre si fiers ». Cette civilisation humaine « porte sur elle l'empreinte indélébile du pouvoir de l'homme sur l'homme au nom de son émancipation de la nature ». Or précisément la tâche d'aujourd'hui, la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme est l'épanouissement et l'approfondissement de cette civilisation vers laquelle l'humanité doit se diriger de plus en plus consciemment. La machine, mue par l'homme, sera l'instrument de sa propre libération, et c'est là que réside comme musique de l'avenir la poésie de la machine[131].

Dénué de tout sectarisme, convaincu que l'on ne peut faire du neuf que juché sur les épaules des générations précédentes, Antide Oto affirme avec un rayonnement très convaincant sa foi dans l'avenir de l'humanité. En dépit des Torquemada et des « philistins », l'homme, qui combat pour l'avenir et qui renaît toujours, malgré la répression, « avec une foi, une passion et une ardeur militante, égales », « frappe résolument à la porte de l'Histoire ». Antide Oto l'écrit a la manière un peu précieuse de celui qui vient de découvrir le plaisir tout neuf de faire étinceler et sonner les formules, quand il montre le XX° siècle tonnant: « Mort à l'amour! Mort à l'espoir! » « au milieu des crépitements d'incendie et du grondement du canon[132] ». Cette horreur n'est que le présent. L'avenir viendra, tout autre.

Au centre de la personnalité plus encore que de la pensée du jeune exilé a mûri une conviction profonde, qui l'animera pour le restant de ses jours : c'est un puissant mouvement de la société elle-même qui conquerra au Xx° siècle la victoire de la justice sociale, la fin de la tyrannie, de l'esclavage et de l'oppression de l'homme par l'homme.

Antide Oto a-t-il vraiment lu d'un bout à l'autre les auteurs et les ouvrages qu'il cite et commente ? On peut en douter, ne serait-ce que du fait des conditions générales de sa vie et des années de prison qu'il a purgées. Mais il faut, dans ce cas, lui reconnaître une stupéfiante pénétration et une exceptionnelle aptitude à la généralisation.

Ces articles de jeunesse lui valent en tout cas une notoriété qui dépasse très vite les colonies sibériennes, atteint les centres de la Russie d'Europe et même l'émigration. Sans doute leur inspiration politique, le fait qu'elles soient l'œuvre d'un militant social-démocrate, d'un intellectuel qui se réclame du marxisme, a-t-il pris une part dans la rapidité de ce succès en lui fournissant un réseau d'information. Mais leur qualité littéraire est unanimement reconnue, même si on leur reproche souvent une recherche excessive de l'effet. C'est en travaillant avec acharnement sur ces chroniques, qu'il considère à cet égard comme des exercices, que le jeune exilé, à force de veilles, fait sur le tas l'apprentissage de son métier d'écrivain, trouve peu à peu son style personnel, perfectionne l'élégance naturelle de son expression écrite.

Max Eastman a raconté ses nuits laborieuses:

« Il restait toute la nuit, assis à sa table, écrivant, récrivant, écrivant de nouveau jusqu'à ce qu'il ait entre les mains à l'aurore quelque chose qu'il puisse apprécier et en quoi il croie[133]. »

Le jeune auteur ne se veut pas écrivain créateur, mais journaliste révolutionnaire : il veut se doter du style efficace d'un pamphlétaire. Tandis que d'autres exilés sombrent dans le désespoir, il consacre ces années à un fervent travail de perfectionnement.

Cette vie de travail littéraire n'est interrompue que par un voyage à Irkoutsk, au printemps 1902, et par les visites d'autres déportés. Il rencontre Ouritsky, plus tard son proche compagnon, et le Polonais Dzerjinski, futur chef de la Tchéka, qui lui lit à la veillée un poème de sa composition.

A la joute contre le révisionnisme, qui inspire désormais quelques reniements et ralliements au libéralisme – quand il n'annonce pas un retour spectaculaire aux valeurs chrétiennes –, vient s'ajouter le contact, nouveau, avec ce qu'il appelle « la critique de gauche ». Le déporté J.V. Makhaisky, qui l'incarne, a commencé par un traité écrit en déportation contre l'opportunisme de la social-démocratie allemande, qui a assis sa réputation. Dans un autre traité en deux parties sur Le Travailleur intellectuel, il critique le système économique de Marx, le rôle assigné aux intellectuels dans le mouvement socialiste et voit dans le socialisme le germe d'une exploitation des ouvriers par les intellectuels, professionnels de la révolution. Il évolue vers l'anarchisme, entreprend de nier la lutte politique. Très vite, Makhaisky intéresse au moins autant que Bernstein, et Ljova se lance avec fougue dans la discussion.

Avec l'année 1902 pourtant, l'exil, jusque-là si plein et si riche, commence à devenir difficilement supportable pour le jeune révolutionnaire. La voie est définitivement fermée à Antide Oto par les autorités de Pétersbourg. L'activité dans l'Union sibérienne a ses limites. Au contraire, dans les grands centres de Russie occidentale, en émigration, se posent et se règlent pour des décennies les problèmes de la stratégie et de la tactique révolutionnaires : la sortie de l'Iskra, la parution de Que Faire ? en constituent des signes qui ne trompent pas. Trotsky écrira plus tard :

« Mes études hectographiées, les articles que je donnais au journal et les proclamations que j'adressais à l'Union sibérienne me parurent du coup insignifiants, d'un intérêt médiocrement provincial, devant la nouvelle et grandiose tâche qui se posait. Il fallait chercher carrière ailleurs. Il fallait d'abord s'évader[134]. »

Eastman explique, en se référant à ses conversations avec lui :

« Il s'impatientait. Il avait terminé son éducation. Son voyage à Irkoutsk avait été l'expression d'une impulsion impatiente, un attrait pour la voie qui le ramènerait à l'ouvrage de sa vie. Lénine lui montrait la voie. Une organisation pan-russe de révolutionnaires professionnels c'est à quoi il appartenait. C'est pour rejoindre Lénine et se mettre à la disposition de cette organisation qu'il s'évada de Sibérie[135]. »

Selon le témoignage d'Aleksandra Lvovna, Ljova est un joyeux compagnon, aimant rire et jouer avec ses fillettes, terrorisant les mouchards de la voix et du geste, expert dans le maniement du balai et le lavage de la vaisselle, capable même de maintenir sobre jusqu'au repas du soir le cuisinier porté sur la bouteille[136]. Cette petite famille pourtant va exploser. Trotsky expliquera :

« Nous avions, alors, ma femme et moi, déjà deux fillettes ... La vie en Sibérie était dure. Mon évasion allait imposer à Aleksandra Lvovna un double fardeau. Mais elle rejetait cette considération d'un seul mot : il faut. Le devoir révolutionnaire l'importait à ses yeux sur toutes autres questions et avant tout sur les questions personnelles. Elle fut la première à donner l'idée de cette évasion lorsque nous nous fûmes rendus compte des nouveaux et importants problèmes qui s'offraient. Elle dissipa sur ce point tous mes doutes. Durant plusieurs jours, après ma disparition, elle réussit à cacher mon absence aux policiers[137]. »

Des auteurs que réunit une haine commune contre Trotsky – comme Winston Churchill[138] et d'innombrables staliniens au premier rang desquels récemment encore le Dr V.M. Ivanov[139] – insistent sur le fait que Trotsky aurait ainsi « abandonné » sa femme et ses enfants – un abandon que dément la durée du lien personnel avec Aleksandra Lvovna, morte en déportation comme « trotskyste ».

Le déroulement de l'évasion est un peu obscur d'après nos sources. A la fin de l'été, une nuit, Ljova quitte Verkholensk, caché sous le foin d'une carriole paysanne. Ses camarades d'Irkoutsk ont préparé l'affaire en lui procurant des vêtements respectables – dont une cravate – et un faux passeport en blanc sur lequel il a inscrit le nom de Trotsky. Ziv seul témoin du temps d'Odessa, suivi là-dessus par les autres auteurs, assure que ce nom était celui d'un de leurs gardiens de la prison d'Odessa – ce dont Trotsky ne dit rien. Mais Ziv explique ce choix par le désir de « se débarrasser du nom juif qu'il haïssait[140] », alors que Max Eastman souligne qu'un patronyme qui ne fut pas juif était une condition de sécurité élémentaire[141].

Dans le Transsibérien qui l'éloigne d'Irkoutsk, il lit Homère en traduction russe. Il arrive sans encombre à sa première destination, Samara, où l'attend l'un des organisateurs de l'Iskra, Krjijanovsky, dit Clair, un proche de Lénine.

La route de l'émigration s'ouvre devant lui et comme le pressentait la femme qui l'aimait, celle de l'Histoire.

IV. Lénine.  Collaboration et rupture[modifier le wikicode]

Krjijanovsky et sa femme dirigent à Samara le petit groupe qui joue le rôle d'état-major de l'Iskra en Russie même. Vieux amis de Lénine, ils ont milité avec lui à Pétersbourg en 1894-1895, puis en déportation. Ils sont en liaison avec lui à Londres où il vient de s'installer après avoir quitté Stuttgart pour des raisons de sécurité vis-à-vis de la police tsariste.[142]

L'accueil qu'ils réservent au jeune évadé est cha­leureux, car la réputation qui le précède est déjà grande. Il leur fait grosse impression : Edmund Wilson, sans indiquer de source, dit qu'ils le surnommèrent « l'Aiglon[143] », et Krjijanovski choisit pour lui le pseu­donyme de Pero (la Plume) en hommage à ses qualités d'écrivain[144].

En attendant les instructions de Londres – c'est Lénine qui va décider –, Pero est utilisé sur place pour visiter des organisations social­-démocrates liées à l'Iskra ou sympathisantes : sans transition, il devient envoyé du journal à Kharkov, Poltava, Kiev, mais revient bredouille[145] : un bref passage et quelques discussions ne suffisent pas. Un message pressant de Lénine arrive pendant son dernier voyage : on réclame la venue de Pero à Londres où il devra présenter personnellement un rapport sur la situation en Russie. En fait, Lénine, soucieux de sélectionner la meilleure direction possible, veut connaître tous ceux qui comptent, et le jeune évadé est de ceux-là.

Toujours avec le passeport au nom de Trotsky, il reprend le train, muni d'un petit viatique remis par Krjijanovsky, après avoir failli manquer le départ du train. Il rencontre des difficultés pour passer la frontière autrichienne près de Kamenets-Podolsk : le passeur, un militant populiste, commence par décider qu'il ne fera pas passer un « iskriste », puis le loge dans un appartement sans en avoir informé le propriétaire ! Finalement remis aux mains de contrebandiers compétents, le fugitif se retrouve dans le village austro-hongrois de Brody d'où un ouvrier juif le conduit en carriole jusqu'à la prochaine gare.

Là commence une nouvelle difficulté : les opérations de change terminées, la somme dont dispose l'évadé ne lui permet pas d'atteindre Zürich où un relais a été prévu chez le vieux militant émigré P.B. Akselrod – un historien stalinien de l'époque Gorbatchev lui reprochera d'ailleurs en 1987 d'être allé d'abord chez un « futur men­chevik[146] »! Plein de confiance, il va donc se contenter d'un billet pour Vienne, où il ne connaît personne mais ne doute pas qu'il trouvera de l'aide. C'est ainsi qu'il débarque un dimanche matin à la rédaction du journal social-démocrate autrichien et réclame, au grand scandale de son directeur, Friedrich Austerlitz, de rencontrer immédiatement le chef du parti, Victor Adler. Il parvient pourtant à ses fins, se repose quelques jours chez Adler, puis repart, muni d'un peu d'argent qui lui permet d'atteindre Zürich à deux heures du matin. Il réveille Akselrod en pleine nuit pour lui demander de payer le fiacre qui l'amène de la gare. De Zürich, il va gagner Paris, puis Londres.

Là, c'est encore au mépris de toute civilité qu'il vient frapper trois coups au marteau de la porte de Lénine, à Holford Square « durant l'automne de 1902, probablement en octobre[147] » de très bon matin, réveillant toute la maison. Il s'excuse rétroactivement de ce comportement « barbare » en invoquant « l'élan de son évasion de Verkholensk », et dépeint Lénine, tiré de son sommeil et son visage, « où l'affabilité se nuançait d'un légitime étonnement[148] ». II s'empresse de narrer aussitôt son évasion devant une tasse de thé, signalant les problèmes pratiques posés par le passage de la frontière, donnant à Nadejda Konstantinovna Kroupskaia, la compagne de Lénine, chargée des relations avec la Russie, lettres et adresses utiles et celles qu’il faut abandonner.

Le « grand examen » vient au cours d'une promenade dans laquelle Lénine l'entraîne sous le prétexte de lui faire voir Londres, « leur » Westminster, et autres monuments. Pero-Trotsky fait son rapport sur la colonie des déportés de la Léna où il a vécu pendant deux ans, évoque les groupements qui s'y dessinaient, au temps de son départ, sur les questions de la lutte politique active et du centralisme dans l'organisation. Il explique à Lénine qu'il a lu à Moscou le livre de Bernstein et, plus tard, la réponse de Kautsky et comment cette polémique avait à ses yeux une connotation exclusivement allemande :

« Pas un marxiste parmi nous n'avait élevé la voix en faveur de Berns­tein. On estimait comme allant de soi que Kautsky avait raison. Mais entre les débats théoriques qui se poursuivaient alors sur le plan international et nos discussions d'organisation politique, nous n'établissions aucun rapport, nous ne nous, arrêtions même pas à la pensée d'un rapport possible jusqu'au moment ou, sur la Lena, apparurent les premiers numéros de l’Iskra et la brochure de Lénine, Que faire? »[149].

Les deux hommes échangent quelques mots au sujet des premiers travaux philosophiques de Bogdanov, qui ont intéressé Trotsky : Lénine confie à son jeune camarade l'opinion de Plékhanov, qui pense qu'ils relèvent de l'idéalisme. Trotsky parle de l'écho rencontré par les travaux de Makhaisky, l'impression produite par son premier ouvrage, la désillusion provoquée par le second, l'absence d'intérêt du troi­sième, et décrit les réactions des « Sibériens » à leur sujet. Le jeune homme mentionne au passage à son « ancien » combien ses camarades et lui-même on été impressionnés par l'importance des matériaux sta­tistiques mis en œuvre pour Le Développement du Capitalisme en Russie et constate combien Lénine est sensible à cet hommage rendu à son labeur. A la fin de la promenade, on en est venu à des échanges sur la question de l'avenir personnel de Trotsky.

« La conversation se borna à des généralités. Il fut entendu que je passerais quelque temps à l'étranger, que je prendrais connaissance de la littérature, que je regarderais autour de moi et qu'on verrait ensuite[150]. »

Trotsky est aussitôt logé dans la pièce libre d'une maison où habitent déjà Véra Zassoulitch, Martov et l'imprimeur Blumenfeld, et où se trouve la pièce, que Plékhanov appelle « le repaire », dans laquelle se tient le comité de rédaction de l’Iskra : il est dans le saint des saints et se met aussitôt au travail. Sa première contribution à l'Iskra paraît dans le numéro qui suit immédiatement son arrivée à Londres, et porte la date du 1er novembre 1902.

Avec une joyeuse boulimie, le jeune Trotsky lit de nouveau fébrilement journaux et brochures des dernières années, à commencer par l’Iskra et la revue Zaria, publiée par le même groupe. Il se demande­ – et demande à Lénine – pourquoi ce dernier emploie couramment le « je » dans des articles pourtant non signés. Il découvre, sous la signa­ture de « Molotov », la plume d'un homme qu'il ne connaît pas encore, mais qui comptera pour lui, Parvus-Helphand. Le vieil émigré Alek­seiev, ami de l'Iskra, l'initie à la vie anglaise, dans laquelle Lénine aussi lui fait faire quelques incursions, par exemple en l'entraînant dans un meeting social-démocrate qui se tient dans une église, entre­coupé de psaumes. Mais c'est avec Véra Zassoulitch – cette ancienne qu'il vénère – et Martov – guère plus âgé que lui –, qu'il partage, outre le logement et les repas, la vie quotidienne, les loisirs, l'échange intel­lectuel. Il bénéficie aussi de l'amitié du vétéran L.G. Deutsch, célèbre évadé de Sibérie et auteur d'un livre à succès, qui se fait son protec­teur dans les milieux iskristes et l'appelle « Benjamin ».

Lénine semble miser sur lui. Il l'incite à se faire connaître. Pour lui, on organise à Whitechapel une conférence d'essai sur le thème « Du Matérialisme historique et de la façon dont il est compris par les socialistes révolutionnaires », dans laquelle il polémique contre les tenants de l'« histoire subjective », disciples des populistes. Il sort victorieux de la contradiction que lui apportent de prestigieux vétérans. Après ce succès, il va donner la même conférence à Bruxelles, à Liège, puis à Paris, mais ne parvient pas à en tirer l'article que Lénine lui réclame pour Zaria. On songe un moment à le renvoyer tout de suite en Russie où Krjijanovsky le réclame avec insistance, puis on y renonce, sur l'intervention de Deutsch, qui demande pour lui un délai de grâce, pour se former. Le voilà donc revenu à Paris où il se pré­pare, comme tous les autres, à un déplacement vers la Suisse, où la direction de l'Iskra va être transférée.

Quand exactement a-t-il rencontré à Paris Natalia Ivanovna Sedova ? Originaire d'une famille aisée[151], révoltée dès le lycée, âgée de vingt ans à peine, elle a fait des études secondaires a Kharkov, puis entamé à Genève des études de sciences naturelles : elle y a rencontre des iskristes qui l'ont introduite dans le cercle animé par Plekhanov. Passionnée d'art et de culture, elle aspire à remplir en Russie des mis­sions illégales[Note du Trad 6]. Elle racontera plus tard dans des notes confiées à Victor Serge :

« En 1902, j'habitais Paris. J'allais prendre mes repas dans un apparte­ment de la rue Lalande où, pour vivre à meilleur compte, nous mettions nos ressources en commun. [...] Léon Davidovitch vint rue Lalande de jour même de son arrivée. Il avait vingt-trois ans; il venait de passer trois années d'exil en Sibérie orientale. Sa vitalité, sa vivacité d’esprit, sa capacité de travail faisaient déjà reconnaître en lui une personnalité éner­gique et formée. Il s’intéressa peu à Paris cette fois. " Odessa vaut mieux ", s'exclamait-il par boutade. Il tenait surtout à se familiariser avec le mouvement socialiste de l’émigration russe, mais il nous arriva de contempler ensemble le tombeau de Baudelaire que l’on apercevait der­rière le mur du cimetière Montparnasse. […] A partir de cette époque, ma vie ne se sépare plus de la sienne. Nous vécûmes rue Gassendi dans ces quartiers aérés que notre émigration affectionnait[152]. »

Trotsky cite dans Ma Vie d'autres notes de Sedova racontant comment elle avait été chargée de le loger à son premier séjour. La formule concernant Odessa est ici un peu différente: « ça ressemble à Odessa mais Odessa est mieux[153] », dit-il de Paris. Il raconte égale­ment avec quelque complaisance comment il résista farouchement à tout ce qu'elle voulut lui faire connaître et goûter à Paris, l'art et les musées, la peinture, la sculpture, l'architecture. Sur le plan politique, il se familiarise avec la situation des socialistes français, divisés par la querelle du « ministérialisme », avec l'entrée du socialiste Millerand dans un gouvernement Waldeck-Rousseau où se trouve le général de Galliffet, bourreau de la Commune de Paris. Il entend parler Jaurès, qu'il n'apprécie pas, car il sent trop directement en lui l’adversaire réformiste. Il lui faudra des années de mûrissement pour mesurer enfin sa stature humaine et politique, admirer sans réserve l'orateur et la force physique de son intellect[154].

De Paris il continue le cycle de ses conférences, dans lesquelles se révèlent enfin ses dons d'orateur et qui sont toutes des succès. Il va en Suisse, en Allemagne, notamment à Heidelberg, où il polémique avec l'étudiant populiste Avxentiev – lequel, ministre du Gouvernement provisoire, le fera arrêter en 1917. De la capitale française, il conservera des souvenirs précis sur Lénine, une visite à l'Opéra-­Comique, avec Kroupskaia et Sedova, et aux pieds des chaussures trop étroites[155], trois conférences magistrales données à l'École pra­tique des Hautes Etudes sur la question agraire en Russie, sa confé­rence politique enfin, sur le même sujet, donnée avenue de Choisy, à l’invitation du groupe parisien de l'Iskra – franc succès[156].

Le contact initial avec Lénine a été bon, et les relations qui s'établissent ensuite sont excellentes, même si le style de vie, très familial et replié, de Lénine, ne favorise guère l'épanouissement de relations personnelles. Il semble que Lénine ait accepté sans hésitation ce jeune surdoué, l'ait admis aussitôt dans le cercle étroit des collaborateurs de l'Iskra où il a des responsabilités d'organisation. Bien entendu il reprend la plume pour des articles de polémique souvent sarcastique et caustique, qu'apparemment nombre de militants n'apprécient guère. Lénine lui a ouvert la porte des cercles de l'émigration dans l'Europe entière. Il l'entraîne évidemment avec lui à Genève quand il est décidé de transférer et regrouper en Suisse, au début de 1903, le noyau dirigeant de l'Iskra. Une lettre de Lénine à Plékhanov, du 2 mars 1903, proposant la cooptation de Trotsky au comité de rédaction, dresse de lui un portrait élogieux :

« Pero écrit depuis des mois dans chaque numéro. D'une façon générale, il travaille pour l'Iskra de la façon la plus énergique, il fait des conférences (et avec un énorme succès). Pour les rubriques d'actualité (articles et notes), il nous sera non seulement très utile, mais vraiment indispensable. C'est un homme aux capacités indubitablement hors de pair, convaincu, énergique, qui ira encore de l'avant. Et, dans le domaine des traductions et de la littérature populaire, il saura faire bien des choses[157] . »

Il est clair que Lénine considère alors Trotsky comme un atout important dans la bataille qu'il veut livrer et gagner au IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe dont la préparation directe a été engagée dès l'automne 1902.

On sait l'importance historique de ce IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe qui consacra le début de la scission entre bolcheviks et mencheviks, elle-même à l'origine lointaine et durable de la scission entre socialistes et communistes à l'intérieur du mouvement ouvrier mondial. Il reste à comprendre comment Trotsky, qui s'était jusque-là situé du côté des éléments les plus révolutionnaires se trouva, dans cette circonstance exceptionnelle, du côté des modérés et, pour des années, à la tête des conciliateurs.

Nous avons vu que l'Iskra était née de l'expérience négative des premières années de la social-démocratie russe : ce journal publié à l'étranger, hors de la portée de la police russe, était conçu comme un outil de la construction du parti par en haut. Sur ce terrain, l'Iskra et ses émissaires, ses « agents » selon l’expression consacrée, avaient lar­gement tenu leurs engagements en nouant de nombreux liens avec les comités en Russie et en les engageant dans une centralisation autour du « journal organisateur ». Pour concrétiser ces progrès, Il devenait maintenant nécessaire de le formaliser : après le premier congres, aux lendemains éphémères, il fallait tenir enfin un véritable congrès du P.O.S.D.R., le deuxième. Telle était en tout cas la conviction de Lénine et des autres membres de la direction de l'Iskra et l’objectif auquel ils consacraient, à partir de 1902, une importante partie de leurs efforts.

Bien entendu, les iskristes – et notamment Lénine, leur véritable chef d'état-major – ne pouvaient pas ne pas étudier, en même temps que la préparation du congrès, ses aspects politiques, c’est-à-dire les conditions de leur victoire à ce congrès. Les années écoulées les avaient vus conquérir l'un après l'autre, sur les « économistes », les comités du parti dont ils détenaient, sans aucun doute, maintenant une majorité. A la fin de 1902, la reconstitution en Russie même du comité d'organisation (O.K.) du parti leur avait permis de s'y assurer pour la première fois une majorité. Une partie des organisations social-démocrate, et non la moindre, leur échappait cependant, du fait de l'importance et de l’influence du Bund. Le Bund, dénomination familière de l'Union ouvrière générale des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, avait été fondé en 1897 et comptait alors plus de 20 000 membres. Ses dirigeants arguaient de son niveau supérieur de développement et de la spécificité des problèmes « juifs » pour revendiquer pour lui l'autonomie d'organisation et combattaient par conséquent le modèle centralisé de parti social-démocrate préconisé par l'Iskra pour l'empire tout entier.

Convaincu que la scission avec le Bund était, de ce fait, inévitable, Lénine avait proposé au noyau de l'Iskra un plan de bataille dans le combat triangulaire qui allait s'engager au congrès entre iskristes, bundistes et « économistes ». Les iskristes étaient moins nombreux que bundistes et économistes réunis, mais plus nombreux que les économistes. Il leur fallait vaincre leurs adversaires séparément. En mettant en ouverture du congrès les revendications du Bund, on pouvait espérer normalement leur rejet par la majorité des délégués russes ; après le départ prévisible des délégués bundistes, les iskristes seraient majoritaires...

La préparation du congrès n'avait pas révélé, de divergences, majeures entre gens du noyau de l'Iskra. Le plus délicat avait été la rédaction du projet de programme, l’ancien, celui du groupe de L'Emancipation du Travail de 1887, ayant besoin d’une sérieuse mise à jour. Ainsi que le relève Leonard Schapiro, il fallait prendre en compte trois facteurs importants apparus depuis cette époque: la naissance d'un véritable mouvement ouvrier et son expérience d'une décennie l'éveil des libéraux et la perspective de l'apparition d'un parti constitutionnel ou libéral, la naissance enfin, en 1901, sous la houlette de vieux populistes et de jeunes militants, d'un groupe de socialistes-révolutionnaires promettant aux paysans la distribution des terres[158].

Une partie de la discussion sur le programme tourna, semble-t-il autour de questions de forme, mais Leonard Schapiro a probablement raison quand il entrevoit dans les discussions du projet les linéaments de divergences sur la nature de la révolution russe à venir. Le texte finalement retenu reprenait l’analyse de la contradiction entre le capitalisme et les masses exploitées, et la perspective de l'abolition des classes par une révolution sociale menée par le prolétariat. La notion de « dictature du prolétariat » faisait son apparition alors qu'elle n’avait pas figuré dans le programme de Gotha de la social­-démocratie allemande. Trotsky la défendra au congrès contre un économiste qui a parlé de « conspiration jacobine » :

« Il oublie que cette dictature ne sera possible que quand la social-­démocratie et la classe ouvrière [...] seront près de s'identifier. La dictature du prolétariat ne sera pas une « prise du pouvoir » par une conspira­tion, mais la domination politique de la classe des ouvriers organisés constituant la majorité de la nation[159]. »

Le programme reconnaissait que le capitalisme était devenu en Russie la « méthode de production dominante ». L'objectif immédiat du parti était le renversement de l'autocratie et l'établissement d'une république démocratique accompagnée d'une série d'exigences de réformes relevant du programme minimum.

Il semblait à tous les dirigeants de l'Iskra qu'au prix de concessions mutuelles ils avaient réussi l’essentiel, la rédaction du programme. Le projet de statuts du parti présenté par Lénine ne faisait pas non plus l’unanimité. Mais on ne considérait pas cette question comme brû­lante, et c’est délibérément qu’on la laissa ouverte à la discussion du congrès. La première question était celle de la direction du parti. Deux organes, en principe complémentaires, étaient prévus. L'Organe central (C.O.) qui était en réalité la rédaction du journal, située à l’étranger, « hors de la portée des gendarmes russes »: il contrôlait les publications, donnait « la direction idéologique », « fermeté et continuité ». Le comité central, lui, se trouvait clandestinement à l'intérieur des frontières de l’empire et avait à contrôler les groupes locaux et leur communiquer des directives concrètes.

Les comités, pour des raisons de sécurité, ne pouvaient communiquer avec leurs propres branches et avec l'appareil clandestin des agents que par l’intermédiaire d’une seule personne. Organe et comité central recevaient le droit, rendu nécessaire par les arrestations à pré­voir, de se coopter mutuellement pour remplacer les camarades « tom­bés ». Cela n’impliquait-il pas l'étroite subordination à l'organe central du comité central, forcement plus exposé à la répression ? Lénine le pensait mais n’avait pas convaincu ses camarades[160].

La deuxième question posée et non résolue était celle des limites du parti, la définition de l’appartenance. Le parti ne comprenait-il que les membres de l'appareil clandestin, ou bien englobait-il aussi les militants recrutés dans les organisations de base qu'il contrôlait ? Le projet de Lénine prévoyait que serait membre du parti « celui qui accepte le programme du parti, le soutient, aussi bien matériellement que par sa participation personnelle à l'une de ses organisations ». Martov avait jugé cette définition trop étroite et proposé, par lettre, de l'amender, sous la forme suivante : « Celui qui accepte son programme et tra­vaille à sa réalisation sous le contrôle et la direction des organes du : Parti. » La question n'était pas plus réglée à l'ouverture du congrès que celle de la « cooptation mutuelle » dont nous savons que Trotsky et Lénine s'étaient entretenus : mais la « dictature de la rédaction » que Trotsky entrevoyait dans les statuts n'effrayait pas Lénine[161]. On peut en tout cas penser qu'aucun des deux ne se doutait alors que le congrès dont ils attendaient tant allait, à partir de questions qu'ils tenaient pour secondaires, conduire à une crise et à la scission histo­rique entre bolcheviks et mencheviks.

Sans doute faut-il tenir compte de l'hétérogénéité du groupe dirigeant de l'Iskra, traversé notamment par de réelles oppositions personnelles. Résultat d'un compromis et d'une longue histoire, la rédaction a été composée pour moitié de militants de générations différentes. Il y a trois « anciens » – Plékhanov, Véra Zassoulitch, P.B. Akselrod – et trois « jeunes » – Lénine, Martov et Potressov. L'homogénéisation espérée ne s'est pas produite. Ses membres habitent diverses villes d'Europe. Bien qu'on ait, dans le cadre de la parité, donné à Plékhanov une voix prépondérante, son absence fréquente est souvent à l'origine de votes sans majorité claire, voire sans majorité du tout.

En termes de personnes, l'antagonisme principal est indiscutablement celui qui oppose Plékhanov et Lénine. Le premier, pionnier du marxisme dans le mouvement révolutionnaire russe, personnalité his­torique du socialisme européen, s'irrite volontiers de la concurrence qui nuit à son prestige, tolère mal les ambitions de ceux qu'il ne consi­dère, dans le meilleur des cas, que comme ses disciples. Une pointe de scepticisme, apparue avec l'âge, vient s'ajouter à une arrogance naturelle d'intellectuel. Plus jeune de dix ans, Vladimir Oulianov, qui est devenu Lénine, a marché, depuis son entrée dans le mouvement social-démocrate, tout droit vers les objectifs qu'il s'est très tôt assignés ; il a acquis une solide confiance en lui-même. Il n'est guère impressionné, semble-t-il, par Plékhanov, mais, en revanche, il craint, de toute évidence, la division du noyau dirigeant, dans le meilleur des cas son impuissance : l'équipe de rédaction de l'Iskra lui apparaît singulièrement faible et dispersée, au moment précisément où la véritable reconstruction du parti va le confronter à des tâches qui exigent énergie et fermeté.

C'est en fonction de cette analyse que Lénine, dès mars 1903, a proposé à ses camarades, dans les termes que l'on sait, de coopter Trotsky comme septième membre de la rédaction. La proposition a reçu l'assentiment de quatre des membres, mais s'est heurtée au veto de Plékhanov, ce qui suffit à empêcher son application, la règle des cooptations étant l'unanimité. Le récit attentif de Trotsky dans Ma Vie permet de suivre les éléments, grands ou petits, de l'antagonisme grandissant entre Plékhanov, le chef historique, et Trotsky, ce benja­min » qui, avec beaucoup d'inconscience et depuis le premier jour, n'hésite pas à le contredire et à le discuter. L'animosité de l'ancien est grande, et Lénine conseille vainement au « jeunot » une attitude moins tranchante.

Le congrès commence ainsi sans que la direction – mais il n'y a là rien de vraiment extraordinaire – ait réglé tous les problèmes qui vont inévitablement y être posés et se soit concertée sur tous les cas de figure. Il s'ouvre le 30 juillet 1903 à Bruxelles, dans un entrepôt de la Maison du Peuple où les ballots de paille entreposés pour isoler et pro­téger les 57 congressistes laissent échapper des milliers de puces qui vont les dévorer des jours durant. Très sérieusement et de beaucoup trop près contrôlé par les policiers belges et les mouchards tsaristes en étroite collaboration, il finit par s'ajourner le 5 août et se transférer à Londres, où il reprend ses travaux le 11, pour se terminer définitive­ment le 23.

Trotsky – c'est décidément une vocation – a une fois de plus pris en catastrophe et sans discrétion le train à la gare de Nyon. A Bruxelles, où il est muni de papiers d'identité bulgares, il est très tôt pris en fila­ture. Dans le congrès, il est écouté, à cause de sa réputation et parce qu’il parle bien. Il intervient à plusieurs reprises au nom des iskristes. Il s'engage à fond contre le Bund et ses prétentions autonomistes, après l'intervention de Liber, et le fait en tant que militant juif – c'est assez rare pour être souligné. Assurant que les prétentions auto­nomistes ne sont que « méfiance à l'égard du parti dans son ensemble érigée en règle », il affirme :

« Accepter ces conditions serait reconnaître notre faillite morale et politique, nous suicider moralement et politiquement. »

Il s'engage personnellement, en tant que militant, dans la polé­mique et s'en justifie hardiment :

« A la revendication du Bund d'être l'unique représentant du prolétariat juif, j’ai répondu en soulignant que nombre de camarades qui ont tra­vaillé et qui travaillent parmi les ouvriers juifs n'appartiennent pas au Bund, mais se considèrent tout de même comme n'étant pas moins représentants du prolétariat en tant que prolétariat. J'ai noté que ces cama­rades étaient juifs. Pourquoi ? Pour bloquer l'argument favori des publicistes du Bund – un argument misérable – que les adversaires de la position du Bund ne savent rien de la psychologie du " prolétariat juif "[162]. »

Sa conclusion est que le Bund ne peut qu'être une section subordonnée du parti et ne saurait revendiquer le moindre privilège.

Évoquant l'œuvre passée de l'Iskra, il fait une vraie profession de foi :

« Bien que je sois ici, camarades, comme délégué de l'Union sibérienne, j'ai également l'honneur d'appartenir à l'organisation de l'Iskra. Les membres de cette organisation et ses partisans d'idées en général étaient et sont appelés " iskristes ". Ce n'est pas seulement un nom, c'est un courant. Un courant qui a regroupé certains autour de lui, qui a obligé chacun à prendre à son égard une attitude nette[163]. »

Après un historique rapide et le rappel de la confusion dans le mouvement ouvrier russe avant l'apparition de l'Iskra, il assure, lyrique et épique :

« C'était une période de doute, d'hésitation, de désordre. Nous cédions une position après l'autre aux démocrates bourgeois. C'est à ce moment critique qu'est apparu le groupe autour de l'Iskra et de Zaria et qu'il a pris sur lui de rassembler le parti sous le drapeau du socialisme révolu­tionnaire. Au début, ce groupe était " en minorité ". Maintenant la situa­tion a changé radicalement. Et si l'Iskra a été l'organe qui nous a guidés pendant l'époque de la confusion dans le parti, maintenant, en le reconnaissant comme notre organe central, nous ne faisons que donner une expression formelle à sa victoire, la victoire de notre tendance. Ce n'est pas le nom que nous adoptons, c'est le drapeau autour duquel notre parti s'est rassemblé en pratique[164]. »

Le jeune homme que l’un de ses adversaires économistes appellera « le gourdin de Lénine » et qu'un autre décrit comme « l'un des agents des plus agressifs du rouleau compresseur de l'Iskra[165] » va être appelé à présider les réunions de iskristes au cours desquelles se concrétise la scission. Ni lui ni sans doute ceux qui l'avaient appelé à la présidence ne se doutaient que ce congrès aboutirait à l'éclatement du groupe et à une scission de si longue portée.

Ce fut pour lui une épreuve très rude. Il envoie à Natalia Ivanovna des lettres désespérées à propos de cette scission dont il est pourtant l'un des principaux agents. La scission est également inattendue pour Lénine dont l'acharnement au combat la précipite pourtant : il la ressent douloureusement au point de connaître pendant plusieurs semaines une véritable dépression qui l'oblige à suspendre son acti­vité. Déjà, pendant le congrès, il avait perdu appétit et sommeil.

Les premiers signes d'un malaise interne dans les rangs des iskristes se sont manifestés dans le cours des réunions tenues par eux en marge du congrès – quatre, semble-t-il – au sujet du mandat de Riazanov. Ce dernier, animateur à Odessa du petit groupe qui édite Borba, a vive­ment critiqué l'Iskra et sérieusement attaqué Lénine, cherché à jouer les conciliateurs. Il avait été régulièrement désigné comme délégué avant qu'une majorité nouvelle d'iskristes ne fasse annuler l'élection. Le comité d'Odessa propose son admission avec voix consultative. Lénine souhaite son invalidation. Les iskristes se divisent entre les « durs » – partisans de Lénine – et ceux qui se prononcent pour l'admission de Riazanov, les « mous », dont Trotsky.

La proposition qui consolide cette opposition sort d'un obscur débat de plus sur les rapports entre l'organe central, le comité central et un « conseil » appelé à les coiffer. Lénine propose en effet de réduire de six à trois le nombre des membres du comité de rédaction, pour le rendre plus efficace, et de n'y conserver que Plékhanov, Martov et lui­-même. Cette proposition signifie évidemment l'élimination de Véra Zassoulitch et d'Akselrod par ce congrès qui couronnait leurs efforts de reconstruction du parti ; elle est ressentie par beaucoup – et par Trotsky au premier chef – comme une agression contre la vieille garde et fait littéralement exploser le noyau iskriste.

La division entre « durs » et « mous » se cristallise alors de façon définitive dans le débat sur le premier paragraphe des statuts et la définition de membre du parti, au sujet de laquelle s'affrontent Lénine et Martov. C'est désormais le déroulement de cette discussion, que personne ne contrôle, qui commande le cours même du congrès et sa première conséquence, la scission historique des social-démocrates russes entre bolcheviks et mencheviks, majoritaires et minoritaires, « durs » ou « mous », maximalistes et minimalistes comme on dira par­fois. Une scission sans doute capitale, mais qui fut bien loin, à l'époque, d'apparaître dans toute sa clarté.

Trotsky, partisan de la centralisation et de l'autorité du comité central dès l'époque de sa déportation en Sibérie, est apparu en émigration comme un « homme de main » de Lénine. Pour lui, le différend sur les statuts n'a aucune portée immédiate. Son tempérament, ses tendances profondes, ses idées semblent devoir le conduire à se ranger parmi les durs. Or il n'en sera rien. Lénine a compté sur lui et n'a rien négligé pour le convaincre. Trotsky évoque dans Ma Vie une longue promenade, puis l'envoi d'émissaires amis[166]. Il reste inflexible et sera même le plus « dur » des « doux » et particulièrement contre Lénine, personnellement.

Quelle est la raison d'une telle prise de position, surprenante – en rupture avec son comportement antérieur – et accomplie incontestablement dans un état de rage profonde ? On lira avec intérêt l'expli­cation proposée par Englund et Ceplair pour qui le conflit l'atteignit alors qu'il avait « surmonté les pires épreuves de sa crise d'identité et abordait une nouvelle étape de son développement psychologique, celle de l'intimité[167] ». Rétrospectivement, Trotsky écrit :

« Pourquoi me suis-je trouvé au congrès parmi les " doux "? De tous les membres de la rédaction, j'étais le plus lié avec Véra Zassoulitch et Akselrod. Leur influence sur moi fut indiscutable. Dans la rédaction, jusqu'au congrès, il y avait eu des nuances, mais non des dissentiments nettement exprimés. J'étais surtout éloigné de Plékhanov : après les premiers conflits qui n'avaient en somme qu'une importance secondaire, Plékhanov m'avait pris en aversion. Lénine me traitait fort bien. Mais c'était justement lui, alors, qui, sous mes yeux, attaquait une rédaction formant à mon avis un ensemble unique et portant le nom prestigieux d'Iskra. L'idée d'une scission dans le groupe me paraissait sacrilège. […] Il ne s'agissait tout au plus que d'exclure Akselrod et Zassoulitch de la rédaction de l'Iskra. A leur égard, j'étais pénétré non seulement de respect, mais d'affection. Lénine, lui aussi, les estimait hautement pour leur passé, mais il en était arrivé à conclure qu'ils devenaient de plus en plus gênants sur la route de l'avenir. Et, en organisateur, il décida qu'il fallait les éliminer des postes de direction. C'est à quoi je ne pouvais me rési­gner. Tout mon être protestait contre cette impitoyable suppression d'anciens qui étaient enfin parvenus au seuil du parti. De l'indignation que j'éprouvai alors provint ma rupture avec Lénine au IIe congrès, Sa conduite me semblait inacceptable, épouvantable, révoltante[168]. »

Sans doute y a-t-il dans cette explication d'après-coup plus qu'un grain de vérité, Trotsky n'avait que vingt-quatre ans et, derrière lui, neuf mois d'action clandestine à Nikolaiev, deux années de prison et deux autres d'exil, quand il a connu les militants de la rédaction de l'Iskra avec lesquels il travaille neuf mois... jusqu'à l'explosion de l'équipe. On peut comprendre ce que ces vétérans représentent à ses yeux : il n'était, après tout, pas né quand Véra Zassoulitch, encore populiste, avait abattu le chef des tortionnaires pour venger les révolu­tionnaires torturés. Les anciens l'avaient accueilli avec amitié, et il avait pour eux les yeux du nouveau venu. Dans leur « essai de psycho-­histoire », Steve Englund et Larry Ceplair écrivent à ce sujet :

« Il avait cru que ses camarades et lui formaient une vraie " famille ", il avait accepté le rôle de " benjamin " dont le caractère familial était fortement marqué. Pourtant il ne s'agissait pas d'un cercle familial, mais d'un ensemble d'émigrés dévoués à leur cause, tenaces, endurcis par la lutte[169]… »

Peut-on s'en tenir là et accepter l'explication de Trotsky et celle, très proche, des psychanalystes ? Il ne me semble pas. Au-delà des discussions formelles sur les articles de statuts et la composition des organismes responsables se posaient des problèmes politiques réels. Trotsky a-t-il sérieusement réfléchi à ce que Lénine lui avait répondu au congrès le 2/15 août :

« La racine de l'erreur que commettent ceux qui sont pour la formula­tion de Martov réside en ce que non seulement ils ferment les yeux sur l'un des maux essentiels de la vie de notre parti, mais qu'ils vont jusqu'à consacrer ce mal. Ce mal, c'est que, quand le mécontentement politique est général, et que nous devons militer en cachette, que la plus grande partie de notre activité est concentrée dans des cercles clandestins étroits et même dans des rendez-vous personnels, il nous est au plus haut point difficile, presque impossible, de séparer les bavards des militants. [...] Il vaut mieux avoir dix personnes qui militent sans se dire membres du parti (et les militants authentiques ne courent pas après les titres), que de donner à un bavard le droit et la possibilité d'être membre du parti. Voilà un principe qui me semble irréfutable et qui m'oblige à lutter contre Martov[170]. »

En fait, il est d'autant plus difficile d'admettre que la rupture se produisit, comme le prétend Trotsky, sur un plan sentimental et personnel que c'est avec des arguments politiques qu'il combat Lénine en 1903 et devient ensuite l'un de ses plus virulents adversaires. Moins prolixe certes que pendant la première partie du congrès, il conteste l'affirmation de Plékhanov selon laquelle la version des statuts présen­tée par Lénine permettrait de combattre l'opportunisme ; cette posi­tion n'a qu'un seul objectif à ses yeux : restreindre les droits des intel­lectuels militant individuellement pour le parti et sous son contrôle. Cela lui paraît inacceptable.

On connaît le déroulement du congrès. Dans un premier temps, la formule de Martov pour le premier paragraphe des statuts l'emporte sur celle de Lénine par 28 voix contre 22. C'est la première défaite politique de Lénine dans ce congrès, mais c'est aussi la dernière. La situation est complètement retournée en peu de temps. Le rejet des revendications d'autonomie du Bund, le départ du congrès des bun­distes et des économistes changent les rapports de force. Les partisans de Lénine, désormais majoritaires, deviennent les « bolcheviks » et leurs adversaires, désormais minoritaires, les « mencheviks ». La nou­velle majorité repousse la résolution de Trotsky proposant le maintien de l'ancienne rédaction de l'Iskra et adopte les autres propositions de Lénine, notamment sur la composition des organismes de direction. Trotsky se range désormais parmi les minoritaires, les mencheviks.

C'est dans la foulée du congrès, apparemment dans les quarante-­huit heures qui ont suivi sa clôture, qu'avec la collaboration des prin­cipaux dirigeant mencheviques, Trotsky rédige le « Rapport de la délégation sibérienne » qui sera signé de lui-même et de l'autre délé­gué de l'Union, V.E. Mandelberg. Selon un usage assez courant, plu­sieurs dizaines de copies du manuscrit sont alors mises en circulation. Ce texte, en principe compte rendu du IIe congrès, est un acte d'accusation tendu et passionné contre Lénine :

« Au IIe congrès de la social-démocratie russe, cet homme, avec toute l'énergie et tout le talent qui le caractérisent, a joué le rôle d'un désorga­nisateur[171]. »

Le bilan de la deuxième moitié du congrès est à ses yeux celui de la liquidation de la rédaction, du comité central, de l'idée même du "centralisme". Ce qu'il appelle l'« ego-centralisme » de Lénine l'a emporté, appuyé sur la psychologie des « économistes et dilettantes repentis » qui formaient ses troupes au congrès. Après une charge contre ce qu'il appelle « notre robespierrade caricaturale », la « Répu­blique de la Terreur et de la Vertu » imposée par Lénine grâce à la transformation du modeste « conseil » en Comité de Salut public[172], il conclut :

« Un grave danger nous menace à l'heure actuelle : l'écroulement iné­vitable et en même temps proche du « centralisme » léniniste risque de compromettre aux yeux de beaucoup de camarades russes l'idée du cen­tralisme en général. Les espérances mises sur le " gouvernement " du parti étaient trop grandes, infiniment trop grandes. Les comités étaient sûrs qu'il leur donnerait des hommes, de la littérature, des ordres, des moyens matériels. Or un régime qui, pour subsister, commence par chas­ser les meilleurs militants dans les domaines théorique et pratique, un tel régime promet trop d'exécutions et trop peu de pain. Il suscitera inévi­tablement une déception qui peut se révéler fatale, non seulement pour Robespierre et les ilotes du centralisme, mais aussi pour l'idée d'une organisation de combat unique en général. Ce sont les " thermidoriens " de l'opportunisme socialiste qui resteront alors maîtres de la situation, et les portes du parti s'ouvriront effectivement toutes grandes[173]. »

Quelques jours plus tard se tient la première réunion des mencheviks d'après congrès. Elle approuve Martov, qui a refusé de siéger au comité de rédaction de l'Iskra et décide de boycotter le journal de Plékhanov-Lénine[174]. La résolution finale, présentée par Trotsky et Martov, vraisemblablement rédigée par le premier, est ferme, tout en s'efforçant de ne pas couper les ponts. Lénine est accusé d'avoir fait triompher au congrès « une tendance à changer radicalement l'ancienne tactique de l'Iskra », de marcher vers une coupure entre un appareil clos et trié sur le volet, et une masse sans droits d'ouvriers social-démocrates, ce que Trotsky et Martov appellent un « centra­lisme déformé ». Ces minoritaires veulent s'organiser pour arriver à changer la composition des organes dirigeants, sans pour autant se placer en dehors du parti et sans jeter le discrédit sur ce dernier ou ses organismes centraux. Aussi les mencheviks s'organisent-ils en fraction à leur tour, face aux bolcheviks, et élisent un bureau dans lequel figurent Trotsky, Akselrod, Martov, Dan et Potressov[175].

Le gros de l'émigration se range derrière les mencheviks, comme le démontre, à la fin d'octobre, le congrès de la Ligue de la social­-démocratie révolutionnaire russe en émigration, organisation jusque-là contrôlée par les iskristes. Il refuse en effet les statuts proposés par le comité central et vote des statuts de son choix, rédigés par des mencheviks. Le comité central bolchevique déclare alors le congrès illégal et appelle ses partisans à le quitter, ce qu'ils font comme un seul homme. Kroupskaia assure dans ses Mémoires que, minoritaires dans l'émigration, les bolcheviks rencontraient un réel soutien dans les organisations de Russie où avait été fait un compte rendu du congrès. En réalité, tous les résultats du congrès étaient fragiles et les semaines suivantes allaient le démontrer amplement.

Dans son Rapport, Trotsky avait qualifié la deuxième partie du IIe congrès de « loterie électorale ». Les développements ultérieurs relèvent, eux, de la loterie tout court. En quelques semaines les men­cheviks vaincus renversent la situation et reviennent à l'Iskra – d'où Lénine est parti. Ce retournement, survenu au lendemain du congrès de la Ligue, est dû en fait à Plékhanov qui avait pourtant été au congrès le principal soutien et l'atout maître de Lénine. Peut-être impressionné par le congrès de la Ligue, sûrement sensible au boycot­tage de l'Iskra par les anciens, redoutant la scission, peut-être mal à l'aise dans sa cohabitation à l'étroit avec le seul Lénine dans l'organe central, il propose de faire aux mencheviks une concession qui per­mettrait de ramener la paix dans le parti : début novembre, il propose de rétablir l'ancien comité de rédaction.

Lénine refuse, arguant qu'il ne peut être question de revenir, sous la pression d'un groupe, sur la décision du congrès. Plékhanov est décidé à passer outre et à user de son droit de cooptation. Le 19 octo­bre/ 1e novembre, Lénine démissionne de la rédaction de la Pravda et se fait coopter au comité central. Le numéro 52 de l'Iskra sort sous la responsabilité du seul Plékhanov. C'est le 13/26 novembre que Plékhanov décide de coopter les anciens membres du comité de rédaction, leaders des mencheviks[176]. Ce n'est pas la scission, puisque Lénine invite les deux autres membres bolcheviques du c.c. à démissionner pour faire place aux candidats des mencheviks. Mais ce n'est certaine­ment ni la paix ni la trêve.

Telle est la situation quand paraît le Rapport de la Délégation sibérienne dont la circulation était restée jusque-là confidentielle. Mais le texte publié est expurgé de toutes les attaques qu'il comportait contre Plékhanov[177] et suivi d'une conclusion en forme de polémique furieuse contre Lénine et son article « Pourquoi j'ai quitté la rédaction de l'Iskra. » Revenant sur sa formule de « la robespierrade caricaturale » de Lénine, il assure que celle-ci ne se distingue de son modèle que « comme la farce vulgaire se distingue en général de la tragédie historique[178] ». Puis il tourne en ridicule la défaite subie par Lénine en attribuant au « lecteur » les réflexions qui sont de toute évidence les siennes :

« Le camarade Lénine s'est battu au congrès pour " le remaniement du personnel des centres du parti ". Dans cette lutte, il n'avait aucune base de principe. Malgré tout, il a réussi. La rédaction de l'Iskra et le comité d'organisation ont été détruits. Or le résultat le plus immédiat de cette destruction a été la sortie de Lénine lui-même de la rédaction. La tac­tique du camarade Lénine, " qui n'était pas guidée par des considérations de principe[Note du Trad 7] ", a souffert évidemment d'un certain nombre de lacunes. Mais cela ne doit pas arriver dans des entreprises aussi délicates. Cela s'est mal terminé pour le camarade Lénine. Cela arrive à tout le monde. Dans ce cas, il convient de se retirer le plus discrètement possible et en dérangeant le moins possible[179] … »

Laissons de côté le ton polémique et l'ironie mordante qui vont prévaloir, pour des années, entre ces deux hommes, quelques mois auparavant bons camarades et alliés au sein de leur parti. Il me semble que Trotsky a commis une grossière erreur d'interprétation. Toute sa conclusion est écrite sur le mode de la jubilation d'un vainqueur qui se sait du bon côté et invite le vaincu à s'éclipser discrètement sans trop attirer l'attention.

Or, c'est le contraire qui va se produire dans les années suivantes. Le « vaincu », après un moment de désarroi et même de dépression, reprend avec acharnement la tâche d'organisation entreprise des années auparavant et qui passe désormais par la construction d'une fraction bolchevique dans le parti ou, si l'on préfère, la conquête du parti par cette fraction.

Et c'est Trotsky, le « vainqueur », qui va se retrouver à son tour hors de la rédaction, complètement seul, tournant le dos aux luttes fractionnelles et renonçant dans l'immédiat à toute ambition d'organisation. Il « se retire » ainsi dans un isolement qui ne sera cependant pas « discret » du tout et qui réussira à « déranger ».

V. Un homme seul ?[modifier le wikicode]

Plus que tout autre, Trotsky a vécu comme un cauchemar le IIe congrès du P.O.S.D.R. Les lendemains ne sont pas moins hallucinants pour lui. Champion de l'unité et du maintien de l'ancien comité de rédaction de l'Iskra, il n'a pas le loisir de goûter la revanche que devrait, en toute logique, constituer pour lui la restauration de l'équipe dont il a vainement défendu le maintien.

Il revient certes à l'Iskra, avec Véra Zassoulitch, Martov et leurs amis, mais dans une position de second plan où le maintiennent l'hostilité entêtée de Plékhanov, le mécontentement de nombre de lecteurs contre le ton du Rapport et surtout le fait qu'il n'a plus le soutien d'un homme aussi influent que Lénine. Plus grave, quelques mois plus tard, il doit à son tour quitter l'Iskra.

L'initiative est venue de Plékhanov. Les raisons ne lui manquent pas. L'hostilité de l'ancien n'a pas désarmé contre le jeune homme, qui vient en outre de démontrer avec éclat qu'il ne recule pas devant les violences verbales dans la polémique interne. Le prétexte qu'il saisit est l'article de Trotsky, « Notre campagne " militaire " », dans l'Iskra du 15 mars 1904. Trotsky a examiné de façon très critique l'attitude du parti vis-à-vis de la guerre russo-japonaise qui vient d'éclater. Les attaques contre les bolcheviks ne peuvent entièrement dissimuler qu'il s'agit en réalité d'une critique sévère de la propagande des comités du parti, de son incapacité à vertébrer une véritable campagne, de l'abus qu'elle fait des clichés et des généralités et ses inexactitudes factuelles et incertitudes théoriques[180].

Fidèle à la tactique du coup de poing, Plékhanov exige tout simplement du comité de rédaction l'engagement de ne plus publier d'article de Trotsky dans l'Iskra. Tirant prétexte des attaques contre lui dans le Rapport et de ce qu'il appelle « l'insolence » de Trotsky à son égard, il met sa démission dans la balance, assurant qu'il tient pour « répugnant moralement » d'être le responsable d'un périodique auquel ce dernier collabore[181]. L'état-major des mencheviks est dans une situation difficile. Trotsky est incontestablement des leurs et, dans la période de crise, il vient d'être l'un de leurs principaux porte-parole, alors que Plékhanov, allié à Lénine, cautionnait leur élimination. Mais c'est à Plékhanov qu'ils doivent leur retour, la position reconquise à l'Iskra. Il semble qu'ils aient d'abord tenté de résister et décliné fermement la proposition de Trotsky de quitter la scène de l'émigration en revenant en Russie. Martov clame que la question est « hautement principielle » et qu'il faut tenir bon. Mais il cède, et Trotsky doit cesser sa collaboration. Première brèche entre les mencheviks et lui, c'est la première déchirure sur la voie d'une rupture qui est formalisée peu après[182].

En réalité, la pensée politique du jeune homme dans cette période évolue d'une façon à certains égards contradictoire. Plus que jamais convaincu que le prolétariat constitue la classe qui exprime les intérêts de l'ensemble des travailleurs, il considère – et écrit dans l'Iskra – que la bataille essentielle du prolétariat est livrée pour son indépendance de classe et qu'il doit la livrer au moins aux trois quarts contre la « démocratie bourgeoise[183] », ce qui le coupe des mencheviks qui veulent s'allier à cette dernière. En même temps, l'approche de la révolution ouvrière, qu'il sent en gestation dans l'empire russe, rend urgente à ses yeux la réunification du parti social-démocrate, et renforce son hostilité à Lénine et aux bolcheviks qui sont selon lui les responsables de la scission.

C'est ainsi que le champion de l'unification se retrouve finalement isolé. Mais c'est aussi pourquoi cet isolement n'a pas pour résultat de le paralyser. Au contraire. On peut tenir pour vraisemblable que c'est précisément cette indépendance de fait qui l'incite à s'exprimer plus librement, donc plus complètement qu'il ne l'avait fait jusqu'à présent, et à se définir publiquement par rapport aux problèmes du parti. L'occasion est bonne d'élaborer de façon systématique son analyse personnelle de la crise du parti – diagnostic et remèdes. Il n'est guère surprenant non plus qu'il ait voulu situer son travail dans la perspective d'une étude historique du développement du parti au cours de ses premières années, et que cela ait signifié une révision de ce qu'avaient été ses impressions premières, avec d'importantes retouches à l'image de l'Iskra qu'il avait jusqu'alors conçue et défendue.

C'est ce travail qu'il veut réaliser dans une brochure qu'il prépare pendant la première moitié de 1904 et qui paraît finalement à Genève au mois d'août. Nos Tâches politiques est sans doute, de tous les écrits de Trotsky, celui dont le destin fut le plus étrange et la signification la plus contestée. Analyse et polémique, débat d'idées et pamphlet, réquisitoire et leçon érudite d'histoire de la Révolution française, elle manque totalement son but, la réunification ou, du moins, la préparation de ses conditions. Ecrite au moment où mûrit sa rupture avec les mencheviks, elle est en même temps le signe de cette éclatante rupture politique avec Lénine qui le poursuivra sa vie durant. Et sa physionomie politique ne se borne pas à son impact immédiat : tandis que la plupart de ceux qui se réclament de la pensée de Trotsky évitent aujourd'hui avec gêne de la commenter, d'autres, qui sont ses adversaires politiques, y voient une géniale prémonition du stalinisme.

* * *

Les premiers chapitres, essentiellement d'analyse historique, de Nos Tâches politiques semblent traduire de la part de l'auteur une certaine distance, un recul personnel, à travers une tentative, indiscutablement solide, d'analyser le développement du Parti social-démocrate russe depuis son origine. Trotsky considère en effet que le parti a été conditionné par la lutte et par une nécessité pressante. Il s'agissait pour lui de concilier sur le plan des principes et de coordonner sur le plan pratique les tâches « révolutionnaires-démocratiques » et les tâches socialistes, issues de deux courants historiques indépendants l'un de l'autre, mais posées simultanément par l'histoire aux révolutionnaires russes.

C'est, selon lui, sur cette contradiction que le populisme s'est brisé. Plékhanov, dès 1899, a indiqué nettement la direction générale dans laquelle ce problème serait réglé, avec sa fameuse formule du congrès de l'Internationale : « Le mouvement révolutionnaire russe triomphera comme mouvement ouvrier ou ne triomphera pas[184]. » Pour Trotsky, l'idée qui a dominé dans le parti depuis le début du siècle, avec l'alternance des tendances, l'ère « économiste » suivie de l'ère « iskriste », a été que la social-démocratie russe « veut consciemment être et rester » le mouvement de la classe ouvrière. Reconsidérant, à la lumière de son expérience dans l'émigration, son appréciation du rôle de l'Iskra, il pense qu'elle est loin d'avoir joué le rôle qu'elle s'était fixé ; l'Iskra a en effet avant tout contribué de façon très importante à la différenciation politique à l'intérieur de l'intelligentsia démocratique, mais son influence n'est guère allée plus loin.

Trotsky met à l'actif de l'Iskra d'avoir éclairé la conscience de l'intelligentsia sur les intérêts et le rôle historique du prolétariat. Mais il souligne qu'elle n'a nullement contribué à « délimiter politiquement » le prolétariat lui-même, notamment parce qu'elle n'a jamais proposé de normes tactiques destinées à faciliter ce qu'il appelle « la politique autonome de classe du prolétariat » et le développement de sa conscience à travers son expérience[185]. C'est là une sérieuse critique de fond du bilan et des conceptions de l'ancienne Iskra qu'il formule, sans polémiquer vraiment :

« Le parti n'est pas composé simplement de lecteurs assidus de l'Iskra, mais d'éléments actifs du prolétariat qui manifestent quotidiennement leur pratique collective [...]. C'est pour susciter cette activité collective, pour la faire progresser, pour la coordonner et pour lui donner forme, que nous avons besoin d'une organisation souple, mobile, capable d'initiative, d'une « organisation de révolutionnaires professionnels », non pas de colporteurs de littérature, mais de dirigeants politiques du parti[186]. »

Pour lui, l'ancienne Iskra n'a pas répondu – et n'a pas cherché à répondre – à ce besoin. Elle a en particulier splendidement ignoré toutes les tâches qui devraient précisément aider le développement de l'activité autonome du prolétariat au même rythme que sa conscience. S'appuyant sur des lettres et rapports de Russie, il démontre que « le journal organisateur » et son réseau d'« agents » n'ont pas su – et sans doute pas voulu – organiser et mener les campagnes systématiques d'agitation, dans la classe ouvrière et à partir d'elle, qui s'imposaient dans la période récente par exemple pour l'établissement du suffrage universel ou contre la guerre russo-japonaise.

Il souligne en outre la disparition des préoccupations, des dirigeants comme du journal, de ce qu'il appelle « les questions de tactique politique » sur lesquelles les travailleurs doivent devenir capables de se prononcer concrètement : désormais, ce sont « les comités » qui fournissent une orientation toute prête et éventuellement la modifient et, dans ses relations avec les autres organisations sociales, le parti fait appel à la force abstraite des intérêts de classe du prolétariat, « non à la force réelle du prolétariat conscient de ses intérêts de classe ».

Pour Trotsky, l'ancienne Iskra, par ses conceptions générales de travail, a instauré dans le parti ce qu'il appelle le « substitutisme », la pratique qui consiste à penser pour le prolétariat et à sa place, à se substituer politiquement à lui[187]: on renonce ainsi à construire « un parti qui l'éduque politiquement et le mobilise ». S'appuyant sur quelques exemples empruntés à la correspondance russe, il accuse, assurant que « le trait caractéristique de la période [...], c'est l'émancipation des " révolutionnaires professionnels " de toutes obligations, non seulement morales mais aussi politiques, envers les éléments conscients de la classe au service de laquelle nous avons décidé de consacrer notre vie[188] ». La conclusion, sur ce point, revêt les accents d'un verdict sévère :

« Les comités ont perdu le besoin de s'appuyer sur les ouvriers dans la mesure où ils ont trouvé appui sur les " principes " du centralisme[189]. »

Reliant l'expérience des « iskristes » à celle des « économistes », qui l'avait précédée, Trotsky formule ce qui lui paraît l'explication commune de leur échec aux uns et aux autres :

« Tout comme " l'auto-détermination " des " économistes ", le substitutisme politique de leurs antipodes n'est rien d'autre qu'une tentative du jeune parti social-démocrate de " ruser " avec l'histoire. [...] Si les " économistes " ne dirigent pas le prolétariat parce qu'ils se traînent derrière lui, les " politiques " ne dirigent pas le prolétariat parce qu'ils remplissent eux-mêmes ses propres fonctions[190]. »

Trotsky se livre ensuite à une critique serrée des principes d'organisation mis en avant par Lénine dans la période de l'Iskra, particulièrement de la division du travail qui aboutit à ce que Lénine appelle le « militant parcellaire », coupé du travail formateur. Il y voit la manifestation de « la banqueroute des idéaux " manufacturiers " en matière d'organisation[191] », Il s'insurge également contre l'identification, souvent faite par Lénine, entre « la discipline de la fabrique » et ce qu'il appelle, lui, « la discipline politique et révolutionnaire du prolétariat ». Il faut, écrit-il, tourner dorénavant le dos à ce qu'a été l'activité de l'Iskra, que l'on peut résumer par la formule : « Se battre pour le prolétariat, pour ses principes, pour son but final [...] dans le milieu de l'intelligentsia révolutionnaire[192]. » La garantie de la stabilité du parti ne se trouve, selon lui, dans la période qui vient, ni dans la division du travail ni dans le respect d'une « discipline de fabrique », mais dans la base qu'il lui faudra conquérir à travers l'adhésion consciente d'un prolétariat actif et capable d'agir de façon autonome.

Au fur et à mesure que la brochure progresse et que l'auteur approche des polémiques récentes, les allusions à Lénine se multiplient sous forme polémique. Il l'accuse de « démagogie débridée[193] », de « cynisme » à l'égard du patrimoine idéologique du prolétariat[194] », d'ignorance de la dialectique qu'il « ravale au rang de la sophistique[195] » et de mépris à l'égard de ses propres partisans. Ces notations acerbes sont pourtant encore éparses dans la démonstration serrée de Trotsky à partir de son analyse de la situation du parti.

Tout change avec l'avant-dernier chapitre, entièrement dirigé contre la formule de Lénine, employée dans « Un Pas en avant, deux pas en arrière » et selon laquelle « le jacobin lié indissolublement à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe [...] c'est justement le social-démocrate révolutionnaire[196] ».

Trotsky se déchaîne. En historien d'abord, et même, d'une certaine façon, en érudit, il fait le procès de l'assimilation ainsi pratiquée par Lénine entre jacobinisme et social-démocratie, une démonstration étincelante, malgré son indiscutable pédantisme, et que rythme, comme un refrain, son affirmation : « Deux mondes, deux doctrines, deux tactiques, deux mentalités, séparés par un abîme[197]. »

Puis il s'empare des traits de ce « jacobinisme », revendiqué par Lénine dans le cours de sa polémique, pour faire le procès de l'ancienne Iskra, dont il assure que la sagesse politique se ramenait à l'aphorisme : « Je ne connais que deux partis, celui des bons et celui des mauvais citoyens », gravé, dit-il, « dans le cœur de Maximilien Lénine[198] ». Les affirmations et les caractérisations rigoureuses s'accumulent. « La pratique du soupçon et de la méfiance » caractérisait l'ancienne Iskra dont la tâche consistait à « terroriser théoriquement » l'intelligentsia. Lénine se croit entouré de machinations et d'intrigues ; ses adversaires agissent, « sournoisement » et doivent être « mis hors d'état de nuire » : c'est pourquoi il a instauré dans le parti « le régime de l'état de siège » et de la « terreur ». Ce « métaphysicien politique » se « détache de la logique historique du développement du parti », et c'est ce qui nourrit chez lui une « méfiance, malveillante et moralement pénible, plate caricature [...] de l'intolérance tragique du jacobinisme ».

« Chef de l'aile réactionnaire du parti », Lénine a donné de la social-démocratie, en l'assimilant au jacobinisme, une « définition qui n'est autre qu'un attentat théorique contre le caractère de classe[199] » de ce parti : Trotsky estime qu'il s'agit en effet là d'un attentat non moins dangereux que le révisionnisme de Bernstein, puisqu'il identifie la social-démocratie à la variante jacobine du libéralisme. Il termine en sommant Lénine de choisir :

« Ou bien jacobinisme, ou bien socialisme prolétarien !

« Ou bien vous abandonnez la seule position de principe que vous ayez réellement prise en luttant contre la "minorité", ou bien vous abandonnez le terrain du marxisme que vous avez défendu apparemment contre la " minorité "[200]. »

Souvent confondu par les commentateurs avec l'avant-dernier, le dernier chapitre est consacré, au moins formellement, à la critique de comités de l'Oural, influencés par les bolcheviks, et de leur défense des positions de Lénine. Analysant un de leurs textes, Trotsky souligne que ces militants se représentent la dictature du prolétariat sous la forme d'une dictature sur le prolétariat, exercée par « une organisation forte et puissante », régnant sur la société tout entière et ayant pour tâche d'assurer le passage au socialisme. Il poursuit :

« Pour préparer la classe ouvrière à la domination politique, il est indispensable de développer et de cultiver son auto-activité, l'habitude de contrôler activement, en permanence, tout le personnel exécutif de la révolution. Voilà la grande tâche politique que s'est fixée la sociald-émocratie internationale. Mais, pour les " jacobins social-démocrates ", pour les intrépides représentants du substitutisme politique, l'énorme tâche sociale et politique qu'est la préparation d'une classe au pouvoir d'État, est remplacée par une tâche organisationnelle-tactique, la fabrication d'un appareil de pouvoir[201]. »

Or une telle « fabrication » ne peut se traduire, dans le parti lui-même, que par une sélection d'exécutants disciplinés et l'élimination mécanique de tous ceux qui ne répondent pas à ce modèle. C'est une conception qui rejoint celle de l'« état de siège » à l'intérieur du parti, préconisé et inspiré par Lénine.

S'efforçant alors d'élever le débat jusqu'au régime même de la « dictature du prolétariat » et entreprenant de répondre aux gens de l'Oural sur les causes de la défaite de la Commune de Paris, Trotsky écrit :

« Si nous imaginons quelque peu les tâches colossales (non pas les tâches d'organisation, les problèmes de conspiration, mais les taches socio-économiques et socio-politiques) que met en avant la dictature du prolétariat, ouvrant une nouvelle époque historique ; si, en d'autres termes, la dictature du prolétariat n'est pas pour nous une phrase creuse, qui couronne notre " orthodoxie " formelle dans les luttes à l'intérieur du parti, mais une notion vivante, qui découle de l'analyse de la lutte sociale toujours plus large et plus aiguë du prolétariat contre la bourgeoisie, alors nous ne tirons pas comme les Ouraliens la conclusion stupide que la Commune a échoué faute de dictateur, alors nous ne l'accusons pas d'avoir comporté " trop de disputes et trop peu d'action " et nous ne lui recommandons pas, a posteriori, d'éliminer les disputailleurs (les intrigants, les désorganisateurs, les adversaires malveillants) par la " dissolution " et la " privation des droits ". Les tâches du nouveau régime sont si complexes qu'elles ne pourront être résolues que par la compétition entre différentes méthodes de construction économique et politique, que par de longues " discussions ", que par la lutte systématique, lutte non seulement du monde socialiste avec le monde capitaliste, mais aussi lutte des divers courants et des diverses tendances à l'intérieur du socialisme : courants qui ne manqueront pas d'apparaître inévitablement dès que la dictature du prolétariat posera par dizaines, par centaines, de nouveaux problèmes, insolubles à l'avance. [...] La classe ouvrière [...] devra absolument à l'époque de sa dictature – comme il le faut maintenant – nettoyer sa conscience des fausses théories, des modes de pensée bourgeois, et expulser de ses rangs les phraseurs politiques et tous ceux dont les catégories de pensée sont surannées. Mais on ne peut opérer une substitution de cette tâche complexe en mettant au-dessus du prolétariat un groupe bien sélectionné de personnes ou, mieux, une seule personne nantie du droit de dissoudre et de dégrader. [...] La Commune justement [...] a montré que la seule base pour une politique sociale non aventuriste ne peut être que le prolétariat autonome, et non une classe à laquelle on insuffle un " état d'esprit " en faveur d'une organisation forte et puissante au-dessus d'elle[202]. »

Trotsky est ainsi sans doute le seul socialiste au monde à se préoccuper à cette date des problèmes de la future « dictature du prolétariat » ... qu'il aura l'occasion d'explorer plus concrètement quelques années plus tard.

La place de Nos Tâches politiques dans la biographie de Trotsky reste encore à démontrer ; nous reviendrons sur cette question. Cette diatribe follement excessive contre Lénine – qui, après tout, n'avait exclu et a fortiori fait exécuter personne – a constitué plus tard, pour un Trotsky rallié en 1917 aux conceptions d'organisation de Lénine, un document terriblement gênant au sujet duquel, dans le reste de sa vie, il a observé une grande discrétion. Par ailleurs, l'attaque qu'il a menée alors contre les méthodes qui, selon lui, conduisent « l'organisation du parti à " se substituer " au parti, le comité central à l'organisation du parti et finalement le dictateur à se substituer au comité central » peut être tenue – et est effectivement tenue par certains – comme une prescience de ce qu'allait être le stalinisme, ce qui donne à Nos Tâches politiques une dimension qu'il faudrait beaucoup de parti pris pour lui contester, au moins a priori.

Sur le moment, elle ne pouvait que contribuer à aggraver les antagonismes et même à envenimer la discussion. Isaac Deutscher pense que, dans sa polémique contre Lénine avec cette brochure, Trotsky a dépassé le caractère, tacitement admis jusque-là, de limitation de la diatribe personnelle et qu'il a employé des épithètes qui n'ont pu que choquer, puisqu'elles étaient adressées à un homme qualifié au même moment de « camarade ». Dans l'immédiat, en tout cas, et dans le contexte de la polémique interne dans le cadre de la crise du parti, c'est contre la politique de réconciliation préconisée par Trotsky qu'elle a joué. Il n'est en effet pas douteux que Nos Tâches politiques a creusé le fossé avec les bolcheviks, ainsi mis en accusation – en quels termes! –, et fait apparaître Trotsky comme l'ultra des mencheviks au moment où, pourtant, il allait proposer la dissolution de leur fraction.

Cette brochure de combat contre Lénine est en effet précédée d'une préface dans laquelle la question de la crise du parti est traitée avec un incontestable optimisme. Au point qu'on doit se demander pourquoi, dans une telle situation, Trotsky n'a pas renoncé à sa publication. Il constate en effet que « la phase la plus aiguë est passée » et que « les partisans de l'unité du parti peuvent regarder devant eux avec assurance ». Parvenu à « un tournant de son évolution interne », le parti devrait rapidement voir se réaliser « une concentration sur des tâches communes ». Il écrit même :

« Cet apaisement, auquel aspirent tous les éléments sains du parti, signifie la mort, en tant que force organisationnelle, de ce qu'il est convenu d'appeler la " minorité ". […] La fin du régime (de " l'état de siège ") dans le Parti signifie en même temps la mort organisationnelle de notre minorité[203]. »

Mais l'opinion de Trotsky ne suffisait pas pour que la minorité menchevique décrète sa propre disparition. La discussion commence un mois après la parution de la brochure. Trotsky souhaite un accord avec le comité central bolchevique en vue de la création d'un nouveau centre, stable, du parti. Le débat se termine par un compromis boiteux. Trotsky obtient satisfaction avec la décision formelle, pas encore publique, des mencheviks, de dissoudre leur fraction, « leur parti dans le parti ». Lui-même, semble-t-il, grâce aux efforts de P.B. Akselrod, recommence sa collaboration à l'Iskra, qu'ils contrôlent. Le résultat pratique est tout différent. La fraction menchevique subsiste, Trotsky est bel et bien seul entre deux fractions. Et par-dessus le marché, sa collaboration, par des « Notes politiques » à l'Iskra, fait de lui, aux yeux des militants, le menchevik qu'il n'est plus[204]

* * *

C'est cette même année que Trotsky, devenu une sorte de franc-tireur dans le parti, rencontre un autre franc-tireur, du mouvement international, Aleksandr Israelovitch Helphand. L'homme est, comme lui, originaire d'une famille juive du sud de la Russie, comme lui devenu militant à l'université, comme lui émigré. Il a douze ans de plus que lui. La rencontre a une très grande importance dans la biographie personnelle et politique de Trotsky[205]. Helphand est en quelque sorte à l'intersection des mouvements allemand et russe, l'intermédiaire qui tire toute sa force de cette situation. Sa maison, dans le faubourg des artistes de Munich, Schwabing, est un lieu de rencontre. Bien des réfugiés y ont vécu, passé. Lénine y a rencontré Rosa Luxemburg, et elle abrite une grosse presse à imprimer. Journaliste et économiste marxiste reconnu, collaborateur de la revue théorique Die neue Zeit, animateur du bulletin de presse Aus der Weltpolitik, connu sous les pseudonymes littéraires militants de Molotov, puis Parvus, l'homme est considéré comme d'extrême gauche dans le parti allemand. Avec lui et sous sa direction, Trotsky s'introduit dans la vie artistique, la vie de bohème du Munich littéraire, se lie aux dessinateurs et aux chroniqueurs du prestigieux Simplicissimus[206].

On discutera sans doute longtemps la question de savoir lequel des deux hommes influença le plus l'autre dans ce compagnonnage et cette amitié noués en 1904, et aussi le caractère privilégié de cette influence. L'Australien Nicholas S. Weber, dans un article récent, a souligné combien l'influence des idées de Karl Kautsky et de Rosa Luxemburg sur la pensée de Trotsky en ces années n'est pas loin d'égaler celle de Parvus-Helphand. Trotsky, en tout cas, lui rend dans Ma Vie un intéressant hommage :

« Parvus était [...] en pleine possession de la méthode de Marx, voyait largement, se tenait au courant de tout ce qui se passait d'important sur l'arène mondiale et, avec l'exceptionnelle hardiesse de sa pensée, son style viril, musclé, fit de lui un écrivain véritablement remarquable. Ses travaux d'antan m'avaient conduit aux questions de révolution sociale et, par lui, j'arrivai à me représenter la conquête du pouvoir par le prolétariat non comme une " finale " à distance astronomique, mais comme la tâche pratique de notre temps[207]. »

En 1903, dans la crise du parti, Helphand avait pris parti pour les mencheviks sans pour autant se départir d'une certaine position d'arbitre. Maintenant il apportait à Trotsky sa vision mondiale, l'idée que la guerre russo-japonaise marquait le début d'une série de crises, ouvrait la perspective de la révolution russe et d'une guerre mondiale. C'est un peu avant l'arrivée de Trotsky chez lui que Parvus avait écrit pour l'Iskra une série intitulée « Guerre et révolution », consacrée précisément au début de la guerre russo-japonaise, « aube sanglante de grands événements à venir ». Convaincu qu'elle sonnait le glas de la stabilité européenne et de la fin de l'ère de l'État-nation, il y voyait le début d'un cycle de guerres provoquées par la réaction des forces productives contre l'étreinte étouffante des barrières douanières la recherche du nouveaux marchés à coups de canon. Il entrevoyait les troubles politiques en Russie, leur influence sur les Etats capitalistes occidentaux, et la « révolution russe ». Il écrivait cette phrase, stupéfiante à l'époque :

« La révolution russe secouera les fondements politiques du monde capitaliste et le prolétariat russe jouera le rôle d'avant-garde de la révolution sociale[208]. »

C'était vraisemblablement la première fois qu'un écrivain marxiste abordait la question de la révolution russe, non pas seulement comme le résultat d'un développement exclusivement russe, mais comme reflet en Russie des contradictions sociales mondiales, liant ainsi révolution russe et lutte des classes dans le monde. Trotsky ne pouvait qu'être sensible à cette méthode, une façon de penser, une ouverture qu'il recherchait et dont il exprimait le besoin dans tous ses pronostics et ses analyses. L'influence probable d'Helphand, sa longue familiarité avec le sujet ne pouvaient qu'approfondir ses divergences avec les mencheviks, moins que quiconque portés à tester les possibilités d'éclatement de la révolution en Russie.

Or ces divergences vont être encore aggravées par les développements politiques qui s'accélèrent en Russie. Les revers militaires face au Japon conduisent à la crise politique. En juillet 1904, l'homme qui avait incarné la répression depuis des années, le comte Plehve, est assassiné par l'organisation de combat socialiste-révolutionnaire. Son successeur, le prince Sviatopolk-Mirsky, ancien commandant de la gendarmerie, nommé quelques semaines plus tard, gagne, en libérant quelques prisonniers politiques et en mettant fin à l'exil de quelques déportés, la réputation d'un homme de compromis. En novembre se tient ce qui n'est officiellement qu'une « conférence privée » d'un certain nombre de délégués des zemstvos, mais qu'une opinion impatiente et abusée baptise « congrès des zemstvos ». Cette agitation des libéraux se poursuit dans le pays par une campagne de banquets en laquelle les éléments libéraux – avec leurs récentes recrues, les « marxistes légaux » de Strouvé – et même les mencheviks, placent beaucoup d'espoirs ; de leur côté, les bolcheviks, d'une part, Trotsky, de l'autre, persuadés que les libéraux sont terrorisés par la menace de la révolution, pensent qu'ils sont en réalité à la recherche d'un compromis avec le tsarisme.

En novembre et en décembre 1904, Trotsky se consacre à un travail d'analyse de la situation russe à laquelle il accorde toute son attention. Il souligne la lâcheté dont les libéraux font preuve vis-à-vis du gouvernement tsariste en guerre, allant jusqu'à parler de « notre monarque » et de « notre guerre ». Il ironise sur le prétendu « printemps » du prince Sviatopolk-Mirsky et l'affirmation de ce dernier que son gouvernement a confiance... dans le peuple. Il souligne fortement que le « congrès des zemstvos » s'est prudemment abstenu de revendiquer le suffrage universel, voire simplement une constitution. Convaincu de la faiblesse et de la lâcheté politique des libéraux, prêts à trahir leurs propres principes sans la moindre vergogne, il conclut que tout, dans la situation russe, démontre que seuls les ouvriers, les prolétaires des usines, sont en mesure de porter au tsarisme un coup décisif[209]. C'est à partir de là qu'il faut élaborer la politique social-démocrate, affirme-t-il.

Il sort de ces mois de travail une brochure tout entière imprégnée du « pressentiment de l'imminence de la révolution[210] » : « L'incroyable devient réel, l'impossible devient probable[211] », écrit-il. La société russe secoue ses chaînes. Trotsky entrevoit le chemin de cette révolution qu'il pressent. Il la décrit se matérialisant dans les débrayages, les grèves, les meetings de masse, les manifestations de rue, la grève générale, avec une exactitude fulgurante qui se manifestera avec éclat en octobre 1905 et en février 1917, mais qui n'avait à l'époque aucun précédent.

Convaincu que c'est dans les villes industrielles que se déroulera le combat révolutionnaire, il souligne également l'importance de la paysannerie, de ses énormes ressources d'énergie. Il pense que la classe ouvrière, dont le rôle est déterminant, ne doit pas compter sur la bourgeoisie et, en revanche, veiller à ne pas se couper de la paysannerie. C'est directement sous cet angle qu'il aborde la question clé de l'armée, décisive pour la répression contre le mouvement ouvrier. Il démontre que les social-démocrates doivent mener une intense agitation auprès des paysans sous l'uniforme afin qu'ils ne puissent pas, le moment venu, être utilisés pour écraser la grève générale et l'insurrection ouvrière.

La brochure n'était pas encore publiée – et les mencheviks de Genève hésitaient beaucoup à le faire – quand se produisit à Saint-Pétersbourg le fameux « dimanche rouge », la fusillade devant le Palais d'Hiver où des milliers d'ouvriers en famille, portant icônes et portraits du tsar, étaient venus derrière le syndicaliste « jaune » et informateur de la police, le père Gapone, présenter au monarque leurs revendications. Trotsky raconte :

« Le 10 (23) janvier au matin, je rentrais à Genève d'une tournée de conférences, fatigué, brisé par la nuit passée sans dormir en wagon. Un gamin me vendit un journal qui datait de la veille. On parlait d'une manifestation d'ouvriers qui devait se diriger vers le Palais d'Hiver, mais on en parlait au futur. Je conclus que la manifestation n'avait pas eu lieu.

« Une heure ou deux après, je passai à la rédaction de l'Iskra. Martov était dans tous ses états.

"Elle n'a pas eu lieu ? lui dis-je.

- Comment pas eu lieu", s'écria-t-il, s'élançant vers moi. "Nous avons passé toute la nuit au café à lire les derniers télégrammes. Mais vous ne savez donc rien ? Tenez, tenez, tenez !"

« Il me tendait un numéro du jour. Je parcourus les dix premières lignes d'un compte rendu télégraphique sur le dimanche sanglant. Un flot sourd et brûlant me monta à la tête.

« Je ne pouvais plus rester à l'étranger[212]. »

Dans le cours de ses préparatifs de départ, il revient chez Helphand pour lui demander conseil et lui fait lire les épreuves de la brochure qu'il se propose maintenant de titrer Avant le 9 janvier, et que retiennent toujours les hésitations des mencheviks. Passionné par cette lecture, Helphand rédige en quelques semaines une préface dans laquelle il souligne que la manifestation du 9 janvier, bien qu'elle se soit déroulée derrière un pope, a constitué la première grève générale politique et que la révolution russe prend le chemin de la grève générale. Il ajoute cette idée tout à fait neuve à l'époque :

« Seuls les ouvriers peuvent mener à bien le changement révolutionnaire en Russie. Le gouvernement provisoire révolutionnaire en Russie sera un gouvernement de démocratie ouvrière. Si la social-démocratie se place à la tête du mouvement révolutionnaire du prolétariat russe, alors ce gouvernement sera social-démocrate. Si, dans son initiative révolutionnaire, la social-démocratie se sépare du prolétariat, elle deviendra une fraction sans importance[213]. »

Ces conclusions ne sont pas celles de Trotsky, bien qu'il n'en soit pas très éloigné. Elles vont être âprement discutées dans la presse social-démocrate de toutes les tendances. Les mencheviks refusent la participation éventuelle à un gouvernement provisoire qui, selon eux, ne saurait être que bourgeois, dans le cadre d'une révolution bourgeoise. Les bolcheviks, convaincus que la bourgeoisie est dominée par sa peur de la révolution, ne refuseraient pas d'entrer dans un gouvernement révolutionnaire où prédomineraient des éléments démocratiques, mais ils considèrent que l'idée d'Helphand risque de semer des illusions dangereuses sur la possibilité d'apparition d'un gouvernement social-démocrate.

Dans deux lettres politiques de mars 1905, Trotsky précise sa propre position. Commentant les défaites des armées tsaristes, l'ébranlement du régime, la montée de l'insurrection populaire, il définit les problèmes d'organisation de la révolution et de sa victoire. Le prolétariat a révélé une masse « d'énergie révolutionnaire et de ténacité révolutionnaire » qui lui a permis d'en arriver à « ce prologue de la Grande Révolution russe ». Les mots d'ordre qu'il préconise sont la convocation d'une assemblée constituante, le désarmement de la réaction, l'armement de la révolution et la mise sur pied d'un gouvernement provisoire. L'Iskra menchevique marque ses réserves vis-à-vis de cette politique...

Trotsky va revenir, une opération qu'il faut organiser minutieusement car le risque est important. Il la prépare donc méticuleusement sur le plan technique. Il la prépare aussi politiquement, dans des notes insistant sur la lutte implacable qu'il faut mener contre le libéralisme, sur le rôle dirigeant du prolétariat dans la révolution. Il se pose, des mois avant que le développement historique ne les soulève, les problèmes de l'armement du prolétariat, de la fraternisation avec les militaires, tous les problèmes de la technique révolutionnaire qui deviendront dans quelques mois des problèmes concrets et ne semblent pour le moment que des rêveries d'émigré.

Ainsi, en quelques semaines, l'homme seul qu'il était devenu se plonge-t-il, tant par son analyse que par son imagination, dans le mouvement des masses qui commence à bouillonner en Russie et dans lequel il va totalement s'immerger. Natalia Ivanovna est partie en avant-garde pour préparer le point de chute et les liaisons nécessaires. Quelques jours plus tard, Trotsky refait en sens inverse le chemin qu'il a parcouru à l'automne 1902, deux ans et demi plus tôt, après son départ de Verkholensk. Rien d'étonnant si sa dernière étape « européenne » se situe à Vienne, toujours chez Victor Adler, où un coiffeur lui « fait une autre tête[214] ». Le respectable dirigeant du Parti social-démocrate autrichien donne quelques informations à cet homme jeune qui n'est plus du tout le provincial fugitif qu'il a accueilli deux ans auparavant. Dans l'intervalle, il a été au cœur des luttes fractionnelles de la social-démocratie russe en émigration.

Mais il leur tourne résolument le dos pour aller rejoindre les masses en mouvement dans l'empire du tsar.

VI. 1905 : sur les ailes de la révolution[modifier le wikicode]

Trotsky arrive à Kiev en février 1905. C'est un point de chute politiquement intéressant et pas trop dangereux, car la police politique est loin d'y manifester la virulence dont elle fait preuve, par exemple, dans la capitale. Ce faisant, il est – et de très loin – le premier des hommes qui ont tenu le haut du pavé dans l'émigration social-démocrate à venir ainsi à la rencontre de la révolution. Martov ne partira que la troisième semaine d'octobre – après avoir appris que le tsar a concédé le « Manifeste du 17 octobre » – et arrivera au début de novembre. Lénine ne quittera Genève qu'à la fin d'octobre pour n'arriver finalement à Saint-Pétersbourg que le 8 novembre. Plekhanov, lui, ne reviendra pas.[215]

Comment expliquer la promptitude de ce retour qui signifie notamment une véritable abstention dans les combats à l'ordre du jour de l'émigration dans les prochains mois ? Est-ce parce que Trotsky est, depuis des mois, un homme seul, affranchi de toute obligation envers une fraction, et que ne peut retenir la perspective d'un « IIIe congrès » des bolcheviks ou de toute autre conférence menchevique rivale ? L'explication serait par trop simpliste.

En fait, dégagé effectivement de toute obligation fractionnelle, à bonne distance des aléas et rebondissements des conflits entre les deux fractions principales, satisfait, sous cet angle, de sa position « unitaire », dont la victoire lui semble inscrite dans l'avenir, Trotsky a les mains totalement libres pour consacrer son attention et son activité aux événements qui se développent en Russie : cette dernière l'attire, alors que rien ne le retient désormais en Europe.

Le succès de cette entreprise aléatoire s'explique par des facteurs qu'il n'a sans doute pas prévus avec précision. Les conditions politiques dans l'empire tsariste sont différentes de celles de l'émigration ; par la simple force des choses. C'est probablement parce que ce militant de premier plan, revenu le premier au pays, n'est inféodé à aucune fraction qu'il va pouvoir se lier à toutes, collaborer avec les unes et les autres et, en même temps, inspirer le comité des bolcheviks et diriger le groupe des mencheviks de Pétersbourg !

Natalia Ivanovna, on le sait, a ouvert la voie, pour chercher un logement à Kiev et nouer sur place les premiers liens avec ce que l'on appelle alors le « sous-sol », à savoir les clandestins. Lev Davidovitch, muni d'un passeport au nom d'un sous-lieutenant en retraite, la suit de près. Dans un premier temps, ils doivent aller de logement en logement, quittant parfois précipitamment un propriétaire alarmé par le style de vie de son hôte, peu conforme à celui d'un militaire en retraite. Pendant quelques jours, Trotsky doit même se cacher dans une clinique d'ophtalmologie où tout le personnel est loin d'être complice et où il doit accepter de se soumettre à des bains de pied et à des injections dans les yeux, pour ne pas attirer l'attention du personnel[216]

Son contact à Kiev est le bolchevik L.B. Krassine. Ce n'est pas n'importe quel militant. Ce jeune ingénieur de trente-cinq ans, une lumière dans sa spécialité, est membre du comité central et responsable de l'organisation clandestine des bolcheviks, c'est-à-dire des partisans de Lénine. Mais en même temps, il est l'un des chefs de file et inspirateurs de la tendance des « conciliateurs » qui reprochent à Lénine son intransigeance en matière d'organisation et aspirent – comme Trotsky – à la restauration de l'unité du parti. Trotsky, dans Ma Vie, évoque Leonide Borissovitch, ses capacités exceptionnelles, les immenses services qu'il lui rendit alors :

« Il y avait déjà en lui quelque chose de solide, de la résolution et de " l'esprit administratif ". Comme ingénieur, il avait fait un certain stage, il avait servi et bien servi, il était très apprécié, le cercle de ses connaissances était infiniment plus étendu et plus divers que celui de n'importe lequel des jeunes révolutionnaires d'alors. Dans les quartiers ouvriers, chez les ingénieurs, dans les beaux appartements des fabricants libéraux de Moscou, dans les milieux littéraires, partout Krassine avait des relations. Il savait combiner tout cela et devant lui s'ouvraient des possibilités pratiques inaccessibles à d'autres. En 1905, Krassine, tout en collaborant au travail général du parti, fut le principal dirigeant dans les domaines les plus dangereux: compagnies de combat, achat d'armes, préparation d'explosifs, etc.[217] ».

L'accord se fait vite entre les deux hommes. Peu enclin au débat théorique et aux discussions fractionnelles, Krassine n'a pas de réticences à l'égard d'un homme qui lui démontre tous les jours sa capacité d'analyser en termes concrets une situation concrète et qui sait, de plus, admirablement écrire. Trotsky, lui, ne peut que se féliciter de ce contact qui lui ouvre tant de portes et de possibilités. Il écrit que, pour lui, la liaison avec Krassine fut « un véritable bienfait[218] ». Le résultat premier est que Trotsky alimente en textes de tracts l'imprimerie clandestine qui est le joyau de l'appareil de Krassine.

C'est en tout cas grâce à Krassine qu'au mois de mars, vraisemblablement, il peut se transférer à Pétersbourg – position bien plus exposée évidemment à la police, mais infiniment plus importante politiquement, au cœur du mouvement révolutionnaire qui commence à se déployer. Natalia Ivanovna et lui sont installés, par les soins de Krassine, sous le nom de Vikentiev, dans la propre maison du colonel Aleksandr Alejsandrovitch Litkens, médecin-chef à l'académie militaire d'artillerie, dont les fils sont engagés dans le travail clandestin et dont l'appartement, situé dans ce bâtiment militaire, sur Zalbakansky Prospekt, sert de local aux réunions clandestines de Krassine, avec lequel il peut donc poursuivre sa collaboration.

Fidèle à sa politique d'unité dans le parti, et peut-être aussi ne souhaitant pas mettre tous ses œufs dans le même panier, Trotsky, peu après son arrivée, réussit à nouer les liens avec le groupe menchevique de Moscou. Très vite, il l'influence suffisamment pour le décider à appeler au boycottage de la première douma, assemblée consultative, et à entrer ainsi en conflit aigu avec le centre de Genève. C'est par l'intermédiaire de ce groupe – où elle a réussi à infiltrer aux commandes un agent provocateur – que l'Okhrana, la police secrète du régime, réussit à trouver la piste de Trotsky. Natalia Ivanovna est arrêtée le 1er mai au cours d'une réunion en forêt, surprise par la cavalerie. Se sentant en danger, puisque le provocateur le connaît personnellement, Trotsky décide de se cacher en Finlande : Piotr Petrovitch – tel était le nom qu'il utilisait dans les cercles pétersbourgeois – disparaît donc pour un temps de la circulation.

Cette retraite forcée va lui permettre d'approfondir son analyse et d'affirmer ses convictions. Dès son retour en Russie, il a adressé à l'Iskra un article dans lequel il assure que le Parti social-démocrate, est l'unique force capable de diriger contre le tsarisme une insurrection armée[219]. Il ajoute cette, fois que la composition du gouvernement provisoire dépendra pour l'essentiel du prolétariat et des positions qu'il aura prises dans le mouvement. Une fois de plus, son analyse politique concrète le conduit à un conflit frontal avec les mencheviks : dans le même numéro, Martov rappelle que c'est la tache historique des classes moyennes que de démocratiser la société russe...

Dans son asile finlandais – un petit « hôtel de la paix » au milieu des bois et près d'un lac –, Trotsky travaille, lit, découpe la presse, constitue des dossiers, prépare notes et remarques. Dans Ma Vie, il indique : « C'est en cette période que se forma définitivement l'idée que j'avais des forces intérieures du mouvement russe et des perspectives de la révolution chez nous[220]. » Cette dernière, qui est en train de se déployer en Russie est selon lui, une « révolution bourgeoise-démocratique » dont la base est la question agraire. Celui – parti ou classe sociale – qui sera capable de mobiliser les paysans et de les entraîner derrière lui contre le tsarisme et les propriétaires nobles s'emparera du pouvoir. Mais il n'en croit capables ni les forces du libéralisme, ni les intellectuels démocrates : l'heure est au prolétariat. C'est la social-démocratie, par son intermédiaire, qui peut entraîner la paysannerie à l'assaut du tsarisme. Cela signifie que, contrairement aux pronostics formulés jusqu'alors par les marxistes, la social-démocratie russe voit s'ouvrir devant elle la possibilité de s'emparer du pouvoir avant que les partis socialistes d'Europe occidentale n'y parviennent dans leurs propres pays.

Placé à la tête de la révolution bourgeoise-démocratique, le Parti ouvrier social-démocrate devra parachever la révolution démocratique, certes, mais se trouvera contraint en même temps de prendre des mesures proprement socialistes. Le facteur décisif qui implique ce cours ne relève pas des seuls rapports des forces sociales en Russie, mais de l'ensemble de la situation internationale. La ligne stratégique pour les socialistes consiste donc pour le moment à combattre les libéraux, à lutter pour l'hégémonie du prolétariat sur la paysannerie mobilisée contre le tsarisme, et à se poser dans le cours de la révolution bourgeoise le problème de la prise du pouvoir. La tradition programmatique du parti prévoyait, dans le domaine de la tactique, le mot d'ordre d'« assemblée constituante ». Trotsky pense que celle-ci sera convoquée, dans le cours de la révolution et sous son impulsion, par un gouvernement provisoire dans lequel le parti ouvrier devrait avoir un rôle déterminant du fait du rôle dirigeant du prolétariat. Ainsi son jugement rejoint-il celui de Parvus, quelques mois auparavant. Trotsky raconte :

« Sur cette question s'engagèrent […] de grandes discussions. […] Je rédigeai des thèses dans lesquelles je démontrais que la complète victoire de la révolution sur le tsarisme serait ou bien le pouvoir du prolétariat s'appuyant sur la classe paysanne, ou bien la prise directe du pouvoir par le prolétariat. Krassine fut effrayé par une solution si décisive. Il adopta le mot d'ordre du gouvernement révolutionnaire provisoire et le projet de travaux que je traçais pour ce gouvernement, mais sans décider d'avance la question d'une majorité social-démocrate dans le gouvernement. C'est sous cette forme que mes thèses furent imprimées à Pétersbourg et Krassine se chargea de les défendre au congrès du parti[221]. »

En fait, par un retournement de situation qui n'a, au fond, rien d'extraordinaire, ce sont les thèses mêmes de Trotsky que Krassine va défendre au IIIe congrès bolchevique en critiquant le projet de résolution de Lénine, lequel accepte d'amender son projet de résolution dans ce sens.

De cette période, deux textes émergent sur le plan littéraire et politique dans lesquels Trotsky se laisse aller à son goût de la généralisation et à la comparaison historique à laquelle il excelle et prend plaisir. La préface de l'Adresse au Jury de Ferdinand Lassalle en juillet 1905 lui permet de tracer une comparaison avec la révolution allemande de 1848 ; une « Lettre ouverte » à Milioukov, d'août 1905, réquisitoire contre les libéraux traîtres à leurs propres principes, permet aussi à l'auteur de constater que l'Histoire n'apprend rien aux professeurs d'histoire et d'utiliser largement ses connaissances sur la révolution française et la révolution allemande de 1848 pour rappeler comment se déroule l'histoire et comment se franchissent ce que le professeur d'histoire a appelé les « Rubicons historiques ».

Pendant ce temps en effet, bouleversant les situations acquises et les rapports de forces, la révolution continue d'avancer à grands pas dans l'empire russe. Trotsky ne se souvient pas si c'est le 14/27 ou le 15/28 octobre qu'on lui apporta un paquet de journaux, mais que « ce fut comme si une tempête furieuse s'était engouffrée par une fenêtre ouverte[222] » : la grève s'étendait à toutes les villes, la révolution était en marche. Il partit le soir même. Le même soir ou le lendemain – le 15/28 octobre 1905 en tout cas –, il prenait la parole à l'institut polytechnique de Pétersbourg, en pleine tempête, a une réunion plénière du soviet de Saint-Pétersbourg dont l'existence allait, pendant quelques semaines décisives, se confondre avec la sienne.

Les compositeurs de l'imprimerie Sytine, de Moscou, avaient sans le savoir commencé la grève générale politique dans l'ensemble de la Russie, en cessant le travail, le 19 septembre 1905, pour une diminution de leur horaire de travail et une augmentation de leur salaire. Le 24, sous l'impulsion, semble-t-il, d'un syndicat non autorisé et récemment fondé des typographes et lithographes, cinquante imprimeries sont en grève. Après un temps de réflexion et d'hésitation, le mouvement reprend le 7/20 octobre un nouvel élan, avec les premiers débrayages de cheminots et le début d'organisation d'un syndicat des chemins de fer. Le 9, une réunion de délégués des cheminots grévistes décide de télégraphier dans tous les dépôts les mots d'ordre de leur grève : journée de 8 heures, libertés civiques, amnistie, Assemblée constituante. Le 11/24, la grève commence dans les centraux télégraphiques alors qu'il y a déjà 700 000 grévistes. Le mouvement se développe a grande vitesse vers une grève générale.

A partir du 10/23 octobre se multiplient partout les meetings, les manifestations de rue. Dans plusieurs villes, dont Odessa, les travailleurs dressent des barricades pour se protéger des charges. La grève a débordé les usines, gagne les universités où les salles deviennent autant de salles de réunions pour tous ; elle déborde sur les professions libérales ; des soldats, des officiers même apparaissent dans les meetings.

C'est dans cette ambiance qu'est né le soviet de Saint-Pétersbourg, conseil des députés, des ouvriers de la capitale, constitué à l'initiative du groupe menchevique. Il s'agit, dans l'esprit des initiateurs, de créer une organisation unique, impartiale et représentative des ouvriers, sur la base de l'élection des délégués (ou députés) dans les entreprises et les usines. Les représentants des partis ouvriers et des syndicats – y compris ceux qui n'ont que quelques jours – sont admis de droit au soviet. Sa première séance, le 13 octobre, ne rassemble que quelques dizaines de délégués, en majorité du district de la Néva, mais ils lancent un appel à la grève générale politique et à l'élection des délégués sur la base d'un pour 500 travailleurs. Première organisation élue par des travailleurs jusque-là privés de tout droit d'élire ou d'être élus, le soviet va connaître immédiatement une popularité immense et devenir un élément déterminant dans le développement révolutionnaire.

Le 15/28 octobre au soir, à la réunion du soviet qui a été convoquée à l'Institut de technologie, il y a déjà plusieurs centaines de délégués élus par la moitié environ des travailleurs de la capitale, Trotsky est présent, délégué, sous le nom de L. Yanovsky, par le groupe social-démocrate menchevique de Pétersbourg. Les socialistes révolutionnaires ont également envoyé leurs délégués au soviet et participé à la base aux élections. Les bolcheviks, eux, sont plus que réticents. Dans un premier temps, ils ont appelé au boycottage des élections au soviet, précisant ensuite, à partir du 13/26 octobre, qu'ils ne le considèrent que comme un comité de grève. Trotsky, invité par Krassine, plaide, contre Bogdanov, devant le comité central bolchevique, pour que ce dernier se décide à une participation sans conditions, et ne semble pas l'avoir convaincu, puisqu'à la fin du mois, toujours sous l'inspiration de Bogdanov, les bolcheviks de Pétersbourg exigent du soviet qu'il reconnaisse le rôle dirigeant du parti.

Le 17/30 octobre, impressionné par le développement de la grève générale, une situation qui se détériore pour lui désormais d'heure en heure, le tsar fait publier son célèbre Manifeste, œuvre du nouveau Premier ministre, le comte Witte, qui passe pour partisan de concessions aux libéraux : renonçant à l'absolutisme, il promet une constitution, les libertés civiles, le suffrage universel. C'est là la première victoire de la révolution, contresignée par le souverain et donnant raison à la formule de Plekhanov : le mouvement révolutionnaire russe avait effectivement remporté une première victoire, comme prévu, en tant que mouvement ouvrier et à travers la grève générale politique, comme Trotsky l'avait pressenti. Saint-Pétersbourg explose de joie. Une foule joyeuse se déverse dans les rues, lisant, proclamant, chantant, commentant. Dans le même temps, le vice-ministre de l'Intérieur, le général Trepov, qui vient d'ordonner à ses hommes de ne pas épargner les cartouches, poursuit sa politique de répression, fermant les salles de réunion, interdisant à l'Institut de technologie la réunion du soviet et faisant garder la salle par un barrage de policiers et de gendarmes.

Trotsky s'est trouvé dans la foule devant l'Institut de technologie et il la suit dans le repli vers l'université réalisé sur un mot d'ordre qui a circulé de bouche à oreille. Il a décrit l'ambiance juste avant sa première intervention, à la tribune de la rue, devant les grévistes qui manifestent :

« Un adolescent arracha d'une porte cochère le drapeau tricolore avec sa hampe, déchira la bande bleue et la blanche et brandit bien haut le morceau rouge qui restait de l'étendard "national" au-dessus des têtes. Des dizaines de personnes l'imitèrent. Quelques minutes plus tard, une multitude de drapeaux rouges flottaient sur la foule. [...] Sur le quai s'était formé un immense entonnoir à travers lequel l'innombrable foule se coulait avec impatience. Tout le monde tâchait de s'approcher du balcon du haut duquel devaient parler les orateurs. »

Il raconte :

« J'eus du mal à pénétrer dans l'édifice. Je dus prendre la parole le troisième ou le quatrième. Un étonnant spectacle se découvrait du balcon. La rue était complètement barrée par le peuple entassé. Les casquettes bleues des étudiants et des drapeaux rouges, mettaient des taches claires sur cette multitude de cent mille âmes. Un silence absolu régnait, tout le monde voulait entendre les orateurs[223]. »

Le « citoyen Yanovsky » ne veut pas céder devant l'euphorie ambiante. Il veut mobiliser ces masses qui l'écoutent, baliser de son mieux la route de la révolution qui ne fait que commencer :

« Citoyens ! Maintenant que nous avons mis le pied sur la poitrine des bandits qui nous gouvernent, on nous promet la liberté. On nous promet les droits électoraux, le pouvoir législatif. Qui nous promet cela ? Nicolas II. Est-ce de bon gré ? Est-ce de bon cœur ? Personne n'oserait le prétendre. Il a commencé son règne en remerciant les cosaques d'avoir tiré sur les ouvriers d'Iaroslav et, de cadavres en cadavres, il en est arrivé au Dimanche rouge du 9 janvier. Et nous avons contraint l'infatigable bourreau que nous avons sur le trône à nous promettre la liberté. Quel triomphe pour nous ! Mais ne chantez pas victoire trop tôt : elle n'est pas complète. Une promesse de paiement ne vaut pas une pièce d'or. Croyez-vous qu'une promesse de liberté soit déjà la liberté ? Celui d'entre vous qui croit aux promesses du tsar, que celui-là vienne le dire tout haut : nous serons heureux de contempler cet original. Regardez autour de vous, citoyens. Quelque chose a-t-il changé depuis hier ? Est-ce que les portes de nos prisons se sont ouvertes ? Est-ce que la forteresse de Pierre-et-Paul ne domine plus la capitale ? N'entendez-vous pas, comme auparavant, les gémissements et les grincements de dents qui retentissent dans ses murailles maudites ? Est-ce que nos frères sont revenus à leurs foyers, du fond des déserts de la Sibérie ?[224] »

Le contact a eu lieu. La foule approuve, gronde, commence à crier : « Amnistie, amnistie ! » L'orateur reprend la balle au bond et pousse :

« Si le gouvernement avait sincèrement voulu se réconcilier avec le peuple, il aurait commence par accorder l'amnistie. Mais, citoyens, croyez-vous que l'amnistie soit tout ? On laissera sortir aujourd'hui une centaine de militants politiques pour en arrêter un millier demain. N'avez-vous pas vu, à côté du manifeste sur les libertés, l'ordre de ne pas épargner les cartouches ? N'a-t-on pas tiré cette nuit, sur l'institut technologique ? N'a-t-on pas aujourd'hui charge le peuple qui écoutait tranquillement un orateur ? Ce bourreau de Trepov n'est-il pas encore le maître de Pétersbourg?[225] »

La foule réagit au nom du bourreau qui la menace et dont elle connaît la brutalité. Elle crie : « A bas Trepov ! » Et l'orateur reprend appui pour rebondir, plus haut et plus loin :

« A bas Trepov ! Mais croyez-vous qu'il soit seul ? N'y a-t-il pas dans les réserves de la bureaucratie beaucoup d'autres coquins qui peuvent le remplacer ? Trepov nous gouverne avec l'appui des troupes. Les soldats de la Garde, couverts du sang du 9 janvier, voilà son appui et sa force. C'est à eux qu'il ordonne de ne pas ménager les cartouches pour vos têtes et vos poitrines. Nous ne pouvons plus, nous ne voulons plus vivre sous le régime du fusil ! Citoyens, exigeons maintenant qu'on éloigne les troupes de Pétersbourg ! Qu'à vingt-cinq verstes à la ronde il ne reste plus un soldat. Les libres citoyens se chargeront de maintenir l'ordre. Personne n'aura à souffrir ni arbitraire ni violence. Le peuple prendra tout le monde et chacun sous sa protection[226]…»

La foule réclame par ses cris l'éloignement des troupes de Pétersbourg. Trotsky, du haut du balcon, brandit le Manifeste du tsar au-dessus des têtes dressées :

« Citoyens ! Notre force est en nous-mêmes. Le glaive à la main, nous devons prendre la garde de la liberté. Quant au manifeste du tsar, voyez ! Ce n'est qu'une feuille de papier ! Le voici devant vous et tenez ! J'en fais un chiffon ! On nous l'a donné aujourd'hui, on nous le reprendra demain pour le mettre en morceaux, comme je la déchire en ce moment, sous vos yeux, cette paperasse de liberté ![227] »

Par son geste spectaculaire après son premier discours de tribun devant une foule embrasée, Trotsky quittait d'un coup l'obscurité des cercles clandestins, se projetait en pleine lumière de l'actualité comme la personnalité la plus marquante et l'orateur le plus apprécié de la période ouverte par le Manifeste, que la mémoire du peuple devait conserver sous la formule de « Jours de la Liberté ». Elu le même jour à l'exécutif du soviet, il en devient le véritable inspirateur et dirigeant, le porte-parole dans les grandes circonstances, le rédacteur de ses résolutions importantes en même temps que l'éditorialiste de son journal les Izvestia.

C'est maintenant que commence l'épopée révolutionnaire à laquelle il se prépare depuis son adolescence. Dans un développement magnifique, Edmund Wilson analyse les dons qui ont fait de lui un orateur sans rival :

« Maître à la fois de l'élocution et de l'argumentation, quelles que fussent ses difficultés dans les relations avec les gens en tant qu'individus, il avait le génie d'en imposer aux masses. Il savait manier l'ingrate logique marxiste avec tant de liberté et d'ampleur qu'il en faisait un instrument de persuasion et brandissait devant le public l'ironie acérée du marxisme, lorsqu'il écorchait vifs les responsables pour exposer les carcasses ignobles que masquaient leur assurance et leurs promesses. Il savait faire mouche et provoquer le rire du paysan caché dans tout prolétaire russe en illustrant quelque chose par un proverbe ou une légende de la campagne ukrainienne de sa jeunesse. Il savait lancer des épigrammes avec une rapidité et une netteté qui suscitaient l'émerveillement des intellectuels les plus avertis. Et il savait aussi élargir les horizons de l'esprit jusqu'à une vision de la liberté et de la dignité dont chacun des présents pourrait jouir. Partagé entre cette vision et les ignobles carcasses qui l'empêchaient de l'atteindre, l'auditoire se déchaînait[228]. »

L'atmosphère dans Pétersbourg en révolution est plutôt favorable à ses idées de réunification et de parti social-démocrate de masse. Elle entraîne d'ailleurs vers la gauche l'écrasante majorité des mencheviks. Martov a décidé de revenir en Russie, le lendemain, du jour où Trotsky a pris la parole du balcon de l'Université. Il fait, à son arrivée, un constatation bien peu agréable : porte-parole des mencheviks en émigration dirigeant de la « minorité » du parti qui contrôle l'Iskra, il se trouve une fois de plus en minorité à Pétersbourg devant ce qu'il appelle maintenant « le trotskysme » – l'état d'esprit qui prévaut dans le groupe menchevique de Petersbourg – , avec son hostilité au libéralisme et sa conviction que le parti est d'ores et déjà engagé dans la lutte pour le pouvoir. C'est d'ailleurs vraisemblablement le 17 octobre 1905 que Trotsky fait accepter au « comité » et au « groupe » social-démocrate de la capitale – en d'autres termes aux bolcheviks et aux mencheviks – la formation d'un « conseil fédératif unifié ». Le communiqué commun qui annonce cette naissance dans les Izvestia du 18 octobre, expose qu'il se propose l'« unification et la planification systématiques de l'agitation orale et écrite et de toutes les actions publiques du prolétariat, ainsi que la liaison avec les autres organisations révolutionnaires de Pétersbourg sur les problèmes techniques de combat ».

Il n'existe pas – et cela se comprend aisément – d'étude sérieuse du rôle de Trotsky pendant la révolution de 1905 au sein du soviet de Saint-Pétersbourg. On doit le regretter. A travers les témoignages contemporains – adversaires compris –, le jeune dirigeant de vingt-six ans apparaît certes dans le personnage bien connu de l'orateur flamboyant et de l'écrivain étincelant qui sont inséparables de sa popularité. Mais il apparaît aussi et surtout comme un politique soucieux avant tout d'assurer, en pleine responsabilité et conscience, la progression et le développement du mouvement de masses, de déjouer les provocations de l'ennemi de classe et de sa police, de ne livrer bataille qu'au moment propice. Le Trotsky qui s'impose au soviet de Pétersbourg comme un orateur et un débatteur de première force est aussi un responsable avisé, un dirigeant conscient de la portée de ses prises de position et de ses responsabilités. Il faudra d'ailleurs attendre des années pour que des adversaires sans vergogne « découvrent » dans son activité au sein du soviet un modérantisme qu'aucun de ses adversaires les plus déterminés de l'époque n'aurait jamais osé évoquer !

C'est Trotsky qui, le 21 octobre, persuade le soviet, après la reprise du travail en province et à Moscou, qu'il faut lancer le mot d'ordre de la reprise du travail, tous ensemble, à la même heure, dans une nouvelle démonstration de force. Le lendemain, le tsar signe un oukaze qui octroie une amnistie chichement limitée. Le soviet décide de riposter par une manifestation grandiose à l'occasion des funérailles des combattants de la révolution morts depuis l'annonce du « printemps » : le Premier ministre Witte accepte, mais le général Trepov interdit et menace. La résolution du soviet a été rédigée par Trotsky :

« Trepov, dans son insolente déclaration, donne à comprendre qu'il dirigera contre le pacifique cortège les bandes noires armées par la police et qu'ensuite, sous prétexte d'apaisement, il ensanglantera encore une fois les rues de Pétersbourg. Pour déjouer ce plan diabolique, le soviet des députés déclare que le prolétariat de la capitale livrera sa dernière bataille au gouvernement du tsar, non pas au jour et à l'heure qu'a choisis Trepov, mais lorsque les circonstances se présenteront d'une manière avantageuse pour le prolétariat organisé et armé.

« En conséquence, le soviet des députés décide de remplacer les obsèques solennelles par d'imposants meetings qui seront organisés en divers endroits de la ville pour honorer les victimes ; on se rappellera en outre que les militants tombés sur le champ de bataille nous ont laissé, en mourant, la consigne de décupler nos efforts pour nous armer et pour hâter l'approche du jour où Trepov, avec toute sa bande policière sera jeté au tas d'immondices dans lequel doit s'ensevelir la monarchie[229]. »

Le Manifeste du 17 octobre 1905 avait mentionné au passage la liberté d'expression, de façon générale, sans aborder spécifiquement la question de la liberté de la presse. Witte assura aux libéraux que la liberté d'expression s'étendrait à la presse, mais que la censure resterait en vigueur jusqu'à l'adoption d'une nouvelle loi. Le soviet, lui, dès le 19 octobre, dans une résolution retentissante, donnait le signal de la bataille ouvrière pour la liberté de la presse :

« La liberté de la parole imprimée reste à conquérir pour les ouvriers. Le Soviet des députés décide que seuls pourront sortir les journaux dont les rédacteurs garderont leur indépendance vis-à-vis du comité de censure, ne soumettront pas leurs numéros à l'approbation et procéderont comme le soviet des députés dans la publication de son journal. Par conséquent, les compositeurs et autres camarades ouvriers de la presse qui concourent par leur travail à la publication des journaux ne se mettront à l'œuvre qu'après avoir obtenu des rédacteurs la promesse formelle de rendre effective la liberté de la presse... Les journaux qui ne se soumettront pas à la présente décision seront confisqués chez les marchands et détruits, les machines typographiques seront sabotées et les ouvriers qui auront passé outre à l'interdiction du soviet seront l'objet d'un boycottage[230]. »

Quand la grève générale se termine, les journaux assurent tous qu'ils paraissent sans tenir compte de la censure, comme l'a demandé le soviet, mais aucun ne fait cependant référence aux décisions de ce dernier ! Les « Jours de la Liberté », comme on dira plus tard, sont ceux d'une extraordinaire floraison de la presse –journaux non autorisés, souvent saisis par la police, toujours dévorés par leurs lecteurs. La presse socialiste occupe une place de choix. Les Izvestia, l'organe du soviet, paraissent irrégulièrement, imprimées de nuit dans les entreprises d'imprimerie possédées par des réactionnaires, sous la protection de « groupes de combat » du soviet. Mais il y a aussi une presse d'opinion, les organes des groupes politiques, formels et informels. Trotsky ne peut pas s'en tenir à l'écart.

Il a été rejoint par Helphand qui n'a pas plus que lui supporté de n'être pas dans le courant de l'Histoire en train de se faire et qui arrive à la fin d'octobre, à temps pour être élu, lui aussi, au soviet dont il a pourtant manqué la première séance, le 29 octobre[231]. L'esprit d'entreprise du nouveau venu se concrétise dans une magnifique opération, la prise en main d'un insignifiant quotidien libéral, la Rouskaia Gazeta qui va devenir, entre les mains des deux compères, un quotidien socialiste et qui plus est « un journal vivant, intelligible ». Au prix d'un kopek, il connaît un succès foudroyant, passant en quelques jours de 30 000 exemplaires vendus à plus de 100 000 pour atteindre le demi-million dans les premiers jours de décembre... Les bolcheviks qui ont, avec un certain retard, il est vrai, lancé Novaia Jizn, ne dépassent pas une diffusion de 50 000 exemplaires[232].

Quelques jours plus tard, les mencheviks lancent à leur tour leur journal, abandonnant le titre de l'Iskra et fondant Natchalo. Martov, qui en a la charge, croit de bonne politique de demander la collaboration de Trotsky et d'Helphand dont le succès, dans Gazeta, parle pour eux. Les deux hommes acceptent, à l'expresse condition qu'ils écriront librement, sans aucun contrôle de la rédaction. Le groupe menchevique accepte. Trotsky et Helphand vont faire de cette liberté un usage illimité, transformant ainsi, de fait, Natchalo en organe antilibéral militant, une ligne « trotskyste » dans laquelle Martov ne reconnaît pas le menchevisme ![233] C'est ainsi qu'avec l'appui des mencheviks de Pétersbourg, Natchalo – l'ancienne Iskra – va défendre jusqu'au bout – son numéro du 2 décembre – la ligne de l'hégémonie du prolétariat dans la révolution et de la lutte du parti ouvrier contre les partis de la bourgeoisie.

C'est que, dans ces semaines de fièvre, le souffle de la révolution balaie les préjugés et les routines des petits groupes. Parvus-Helphand l'exprimera un peu plus tard avec un grain de poésie en écrivant dans la revue de la social-démocratie allemande : « Nous n'étions que les cordes d'une harpe éolienne sur laquelle jouait le vent de la révolution[234]. »

En attendant, par un retour de fortune souriant à l'audace juvénile, Georgi Plékhanov qui, l'année précédente, refusait de « se déshonorer » en collaborant au même journal que Trotsky, n'est sans doute que trop heureux de retrouver de temps en temps sa signature, à côté de celle du jeune insolent, dans Natchalo, où il n'est, lui, qu'un lointain émigré, écrivant de l'étranger...

Le soviet remporta un deuxième grand succès avec la grève de novembre contre la répression. Une mutinerie avait été écrasée dans la base navale de Cronstadt, l'état de siège proclamé. Dans le même élan, le gouvernement Witte avait déclaré l'état de siège en Pologne, où la révolution s'était également propagée à grandes enjambées, en invoquant une tentative « séparatiste ». Enfin l'état de siège avait été proclamé dans plusieurs régions secouées par l'agitation paysanne. L'une après l'autre, de puissantes assemblées générales dans les usines de Pétersbourg réclamaient du soviet l'initiative d'une riposte énergique. Le 1e novembre, après une chaude discussion ce dernier décida la grève :

« Le gouvernement continue à marcher sur des cadavres. Il livre à ses cours martiales les hardis soldats de Cronstadt qui se sont dressés pour défendre leurs droits et la liberté du peuple. Le gouvernement met au cou de la .Pologne opprimée la corde de l'état de siège.

« Le soviet des députés ouvriers invite le prolétariat révolutionnaire de Pétersbourg à manifester par la grève politique générale [...] et par des meetings de protestation, sa solidarité fraternelle avec les soldats révolutionnaires de Cronstadt et le prolétariat révolutionnaire de Pologne.

« Demain, 2 novembre, à midi, les ouvriers de Pétersbourg cesseront le travail au cri de " A bas les cours martiales ! A bas la peine de mort ! A bas la loi martiale en Pologne et dans toute la Russie !"[235]. »

L'écho fut immense. Perdant son sang-froid, le comte Witte s'adressa à ceux qu'il appelait ses « frères ouvriers » pour les adjurer de ne plus « écouter les mauvais conseils ». Il allait revenir une fois de plus à Trotsky de rédiger un texte claquant comme un soufflet : « Le soviet dès députés ouvriers déclare qu'il n'a nul besoin de la sympathie des favoris du tsar. Il exige un gouvernement populaire sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et secret[236] », concluait la réponse publiée dans les Izvestia du 3 novembre.

Le 5 novembre, l'agence télégraphique de Pétersbourg démentait toute Intervention de la cour martiale à Odessa ; des éléments d'information annonçaient également un recul en Pologne. Au soviet, la discussion porta sur la question de la poursuite ou de l'arrêt de la grève. Dans un discours qui constitua un magnifique morceau d'éloquence, Trotsky s'opposa aux partisans de la continuation de la grève. Pour lui, il ne s'agissait pas encore de la « lutte finale », mais seulement de la préparation, des masses à l'action décisive, pour laquelle du temps était encore nécessaire. Paraphrasant Danton, il s'écriait : « L'organisation, encore l'organisation et toujours l'organisation. » La tâche immédiate, c'était de « passer à l'organisation militaire des ouvriers, à leur armement ». Rappelant un épisode de l'histoire de la Révolution française, il concluait :

« Camarades, lorsque la bourgeoisie libérale fière, dirait-on, d'avoir trahi, nous demande : "Seuls, sans nous, pensez-vous pouvoir lutter ? Avez-vous conclu un traité avec la victoire ?", nous lui jetons à la figure notre réponse : Non, nous avons conclu un pacte avec la mort"[237] . »

Le soviet décida à une écrasante majorité la reprise du travail le lundi 7 novembre à midi. La grève s'arrêta de façon plus impressionnante encore pour tous. Elle avait duré 120 heures.

A cette date, le divorce était devenu patent entre libéraux et socialistes, bourgeois et ouvriers. C'était en dehors du soviet dans un quartier de Pétersbourg, qu'avait été entreprise la lutte pour imposer la journée de 8 heures en refusant, de travailler plus, dont le soviet avait adopté le mot d ordre dans l'enthousiasme. Coupé en début par la grève de novembre, le mouvement se heurta très vite à la résistance acharnée du patronat. Gouvernement en tête, les employeurs répondaient par le lock-out brutal à l'initiative ouvrière. Des dizaines de milliers de travailleurs étaient licenciés. La situation devenait d'autant plus dangereuse que de très larges secteurs considéraient la revendication comme une question de survie.

Le 6 novembre, le soviet tenta de trouver une formule de compromis en déclarant qu'il ne fallait lutter pour les 8 heures que là où existait une chance de succès. Mais, à la suite de nouveaux lock-out massifs, il fut amené, le 12 novembre, à tenir, pendant quatre heures, ce qui fut, selon Trotsky, « la plus dramatique » de toutes ses séances. Trotsky, partisan de la pause, évoque avec émotion l'intervention d'une tisserande qui s'en prenait aux métallos de Poutilov et terminait ainsi brève intervention : « La victoire ou la mort ! Vive la journée de 8 heures ! » La résolution finale soulignait que les ouvriers de Pétersbourg ne pouvaient arracher la journée de 8 heures sans la participation à cette lutte de la classe ouvrière de tout le pays et qu'il fallait « suspendre » le mouvement. Trotsky, une fois de plus, avait supporté le poids de la discussion et de la décision puisqu'il avait présenté au soviet le rapport de son exécutif :

« Si nous n'avons pas conquis la journée de 8 heures pour les masses, nous avons du moins conquis les masses à la journée de 8 heures. Désormais dans le cœur de chaque ouvrier pétersbourgeois retentit le même cri de bataille : "Les 8 heures et un fusil"[238]. »

La lutte pour la journée de 8 heures avait mis en relief l'isolement relatif des ouvriers de Pétersbourg et du soviet de la capitale dans le pays. C'est en liaison avec cette situation qu'il faut relever le fait que partisans du menchevisme argumentent en général sur ce qu'ils lient « l'isolement des ouvriers » et ont tendance à en rejeter la responsabilité sur « les illusions du trotskysme ». Mais les choses ne sont pas si simples. La grève d'octobre a bien été le fait de la classe ouvrière et cette dernière a alors joui dans son combat du soutien d'importants secteurs de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie. Avec des mots d'ordre comme celui de la journée de 8 heures, l'apparition au premier plan des revendications de classe des travailleurs ne pouvait que faire refluer dans les bras du parti de l'ordre des alites toujours chancelants et jamais enthousiastes.

Mais ce qui caractérisait Trotsky, en opposition avec ses anciens camarades de la « minorité » du parti, c'était précisément qu'il avait, depuis le début, considéré comme inévitable le reflux des bourgeois libéraux, leur peur de la révolution et leur retour dans le giron du monarque et de l'Etat. Le problème de l'isolement de la classe ouvrière se posait pour lui en relation non pas avec la bourgeoisie, mais avec la paysannerie. Il est incontestable que, de ce côté, le prolétariat russe n'avait pas trouvé le soutien ni les réserves qui lui auraient permis de briser la répression et peut-être même de se lancer finalement à l'assaut du pouvoir avec quelque chance de succès.

Ce serait pourtant caricaturer et déformer la vérité historique que de ne pas relever l'existence, dans l'année 1905, d'un développement puissant, sous des formes diversifiées, d'un mouvement paysan dans plusieurs provinces, conséquence du développement du mouvement ouvrier et manifestation de son adaptation aux formes et méthodes de ce dernier. Par ailleurs, les mutineries dans la marine de guerre – celle du Potemkine en juin, de Sébastopol en novembre – sont le reflet de la différenciation sociale devenue politique à l'intérieur de l'armée, dont la force motrice est indiscutablement à chercher dans la montée ouvrière. Dans son 1905. Trotsky énumère les éléments qui constituent, selon lui, autant de fissures dans l'armée, ouvrant la possibilité du ralliement au prolétariat des « paysans sous l'uniforme » et de la décomposition de l'armée, condition d'une insurrection ouvrière victorieuse. Le tsarisme n'a-t-il pas décidé de porter sa contre-attaque au moment où la classe ouvrière était en effet temporairement isolée et pendant que le paysan sous l'uniforme reconnaissait encore l'autorité de ses officiers ? Trotsky écrit dans Ma Vie :

« Le soviet souleva de formidables masses. Tous les ouvriers, comme un seul homme, tenaient pour le soviet. Dans les campagnes, il y avait de l'agitation, de même que dans les troupes qui revenaient d'Extrême-Orient. [...] Mais les régiments de la Garde et les Cosaques étaient encore fermes partisans du régime. Tous les éléments d'une révolution victorieuse existaient en puissance, mais ils n'étaient pas encore mûris[239]. »

Les derniers jours de la vie du soviet montrent que ses dirigeants – et le principal d'entre eux était Trotsky – avaient une conscience aiguë de la situation et ne songeaient plus, par la fermeté de leur comportement, qu'à préparer un avenir qui n'était pas si lointain. L'arrestation, le 26 novembre, d'un certain nombre de dirigeants du soviet, dont son président, l'avocat Nossar dit Khroustalev, constitua une première tentative pour éprouver la capacité de résistance de cette organisation. L'appel lancé par le soviet au lendemain du 27 novembre aux « frères soldats » des prolétaires de Saint-Pétersbourg était une sorte de modèle pour une prochaine occasion historique. Le Manifeste financier, rédigé par Parvus, était une déclaration de guerre devant le monde et l'Histoire. C'est avec toute l'autorité d'un homme certain de son avenir que Trotsky, devenu dans l'intervalle président du soviet, traita les forces policières venues pour l'arrêter avec ses compagnons, obligeant l'officier placé à leur tête à demander la parole et à parler à son tour...

Le Trotsky que les forces de police emmènent vers Kresty d'où il sera rapidement transféré vers Pierre-et-Paul, n'est pas un vaincu et le sait mieux que personne. Il s'est, d'un seul coup, élevé au-dessus de tous ses camarades des diverses fractions du parti, a conquis à la force du poignet, « grâce à son travail brillant et acharné[240] », dira Lénine, la première place devant les masses des travailleurs pétersbourgeois en tant que socialiste et dirigeant révolutionnaire reconnu. Il sait aussi que cette révolution vaincue ouvre la voie de la victoire à la prochaine révolution.

Traité avec déférence, comme un prisonnier d'Etat, par les policiers, puis par les geôliers, bénéficiant d'un régime politique qui lui assure en prison les conditions les meilleures pour poursuivre son travail intellectuel et assurer la préparation de sa défense pénale, il va se trouver à l'écart des remous et de l'agitation au travers desquels se réalisera, sous la poussée de masses, cette réunification du parti social-démocrate qui a été, dans les mois précédant la révolution, son objectif n° 1 : le congrès de Stockholm qui réunifie le parti, est d'une certaine façon sa victoire et il en est exclu par la force des choses. Pourtant, il est en même temps devenu une figure politique nationale – un symbole de cette révolution dont la défaite ne conjure pas le spectre –, sans avoir perdu ni son indépendance d'esprit, ni son agilité théorique, ni la précision de son analyse concrète, avec une formidable expérience supplémentaire. Il racontera plus tard :

« Je ne vois pas moi-même bien clairement comment nous vécûmes dans ce remous des grandes eaux. Mais, dans le passé, bien des choses semblent inconcevables parce que les souvenirs ont perdu toute trace d'activité. On ne se voit plus soi-même que de loin. Cependant, en ces journées-là, nous fûmes suffisamment agissants. Non seulement, nous tournions dans le remous, mais nous le provoquions. Tout se faisait à la va-vite, mais pas trop mal et quelquefois très bien[241]. »

Il poursuit, en 1930, évoquant cette première révolution avec une ombre d'amertume :

« Le chaos d'une révolution n'est pas du tout celui d'un tremblement de terre ou d'une inondation. Dans le désordre révolutionnaire commence immédiatement à se former un nouvel ordre ; les gens et les idées se répartissent naturellement sur de nouveaux axes. La révolution ne parait une absurde folie qu'à ceux qu'elle balaye et renverse. Pour nous, la révolution a été l'élément inné, quoique fort agité. Tout y trouvait son heure et sa place. Certains arrivaient même à vivre encore leur vie individuelle, à tomber amoureux, à faire de nouvelles connaissances, voire à fréquenter les théâtres révolutionnaires[242]. »

A. V. Lounatcharsky, qui a observé Trotsky de près pendant plusieurs années, fait une remarque d'importance et écrit :

« Trotsky ne paraissait pas fait pour le travail au sein de groupements. Mais, plongé au contraire dans l'océan des grands faits historiques ou toutes les choses personnelles perdent leur importance, on voyait rayonner ses dons, ses qualités[243]. »

Déjà, de sa cellule de Saint-Pétersbourg, il scrutait l'horizon de la prochaine révolution...

VII. D'une révolution à l'autre[modifier le wikicode]

L'épopée révolutionnaire de 1905 ne s'achève pas, pour Léon Trotsky, avec l'arrestation et l'incarcération qui frappent en sa personne l'un des dirigeants du soviet de la capitale. Pendant des mois son procès public, sa condamnation, sa déportation, puis sa spectaculaire évasion de Sibérie le maintiennent au premier rang de l'actualité. Dans le même temps, le bilan théorique qu'il dresse de la révolution russe de 1905 – ce sera la théorie de la « révolution permanente » – ne rencontre qu'un écho limité aux milieux étroits des militants social-démocrates les mieux informés, et ce n'est que des années plus tard qu'il deviendra lui-même un facteur historique.[244]

Le sort des prisonniers demeura quelque temps incertain. La grève générale, suivie de l'insurrection de Moscou, fut la riposte ouvrière à leur arrestation, ce pas que le soviet de Pétersbourg avait envisagé de faire. En décembre, 1905 et en janvier 1906, les expéditions punitives quotidiennes, la violence de la répression, faisaient craindre une comparution rapide des dirigeants du soviet devant un conseil de guerre. Il n'en fut rien, et après l'élection à la première douma marquée par la victoire électorale des libéraux – les « cadets » – une amnistie générale entra dans le champ des possibles. Finalement le procès fut fixé au 12 juin 1906, repousse avec le renvoi du ministère Witte, la dissolution de la douma, l'arrivée au pouvoir de Stolypine.

Mais le procès devenait du coup l'occasion d'un règlement de comptes entre pro-libéraux et purs réactionnaires des sphères gouvernementales. Il s'ouvrit enfin le 19 septembre 1906.

En dix mois d'incarcération préventive, les accusés avaient eu largement le temps de préparer leur défense et d'en déterminer l'axe politique. Une question de principe d'une énorme importance avait été tranchée dès le début. Le comite central menchevique sous la plume de Martov, avait préconisé une attitude défensive, prenant en appui de principe et de droit, sur le Manifeste d'Octobre, soulignant que l'activite du soviet s'était tenue dans les limites fixées par ce dernier et niant qu'il ait jamais envisagé une insurrection armée. Trotsky avait rédigé une réponse indignée à ce qu'il tenait pour une proposition de capitulation politique[245]. Pour lui, et sans chercher l'auréole des martyrs, les accusés devaient utiliser le procès comme une tribune politique pour exposer leur programme et dénoncer le régime impérial. Trotsky pensait en particulier qu'il était de la plus haute importance que les dirigeants du soviet, tout en niant l'existence de préparatifs techniques d'insurrection, assument totalement la responsabilité de sa préparation politique et continuent, devant les juges, à soutenir sa nécessité pour abattre l'Ancien Régime. De la prison, la discussion était passée dans les groupes et s'était menée à moitié publiquement : les bolcheviks avaient soutenu inconditionnellement la position de Trotsky et celui-ci convaincu ses camarades, et surtout fait plier son prédécesseur à la présidence, Khroustalev-Nossar. Les accusés s'étaient réparti les rôles, et c'était à Trotsky qu'il incombait, en leur nom, de traiter de cette question de l'insurrection armée.

En fait les circonstances étaient favorables aux accusés et à la défense qu'ils avaient conçue, bien que la réaction battît son plein. Le gouvernement réactionnaire de Stolypine comptait bien, au moyen du procès, régler ses comptes avec Witte, en révélant au grand jour le double jeu qu'il avait pratiqué au pouvoir, l'humiliation qu'avait subie du fait de sa faiblesse, le gouvernement du tsar en face des élus ouvriers. Il n'était donc pas question de dissimuler. Plus de deux cents témoins – environ la moitié de ceux qui avaient été cités – purent venir quotidiennement déposer et répondre aux questions des avocats de la défense, permettant une reconstitution minutieuse, jour par jour, de l'activité du soviet.

Trotsky a souligné dans son récit du procès le caractère contradictoire des conditions matérielles de son déroulement, signe révélateur d'un réel désarroi des gouvernants. Le Palais de justice est entouré de troupes en armes, l'intérieur bondé de gendarmes, sabre au clair, prêts à bondir. Il semble qu'il y ait là volonté délibérée d'isoler les accusés du monde extérieur, donc de leurs mandants ouvriers. D'ailleurs, un peu plus d'une centaine de personnes seulement sont admises dans la salle d'audience. Mais, en même temps, aucune mesure n'est prise pour empêcher la quarantaine d'avocats, qui font le va-et-vient avec l'extérieur de revenir les bras charges de fleurs qu'on leur a confiées pour les accusés. Débordé dès le début par ces manifestations fleuries, le président ne prend pas non plus de mesures pour empêcher les ouvriers de chanter, dans la salle des témoins, les chants révolutionnaires dont l'écho lointain parvient de temps en temps au prétoire à l'occasion de l'ouverture d'une porte.

Le premier incident se produit dans les premières minutes, lors de l'appel des accusés. Le président n'appelle que 51 noms alors qu'Il y a 52 inculpés. La défense questionne, et l'on apprend qu'un accusé manque effectivement : il a été fusillé à Cronstadt. Comme un seul homme, accusés, avocats, témoins, public se lèvent en un hommage muet, en protestation solennelle... et sont imités par les officiers de police et de gendarmerie, pris de court[246].

Les témoins ouvriers arrivent en groupe pour la prestation du serment, certains en tenue de travail. Ils saluent à haute voix les accusés et la plupart de ceux d'entre eux qui sont « inscrits » aux yeux de la loi comme chrétiens orthodoxes, refusent de prêter le serment religieux prescrit, ce qui constitue en soi une sorte de défi, que le président ne relève pas non plus. Dans les usines, des assemblées générales ont élu des « témoins » qui ont élaboré ensuite des déclarations collectives, contresignées par des milliers de noms. A la demande des accusés, ces textes, impressionnants par leur simplicité et leur fermeté, sont lus par le président qui se réserve pourtant le droit de ne pas communiquer les déclarations dont le ton lui paraît trop irrespectueux, un autre aveu de faiblesse[247].

Le réquisitoire comporte un historique correct de la formation du soviet et du mode de son élection. Mais, en contradiction avec cet historique, il le présente comme s'il s'agissait, non pas d'un organe représentatif élu, mais d'une « association » qui aurait eu pour but d' « attenter par la violence au régime qui fonctionne en Russie en vertu des lois fondamentales et de le remplacer par une république démocratique[248]». Ce tour de passe-passe est sans doute jugé nécessaire pour étayer la thèse de l'accusation selon laquelle le comité exécutif – en tant qu'organe responsable du soviet – a armé le prolétariat de Saint-Pétersbourg dans l'intention de le conduire à l'insurrection armée[249].

Le 4 octobre, Trotsky répond à cette partie de l'accusation dans une déposition qui est un véritable manifeste politique du dirigeant d'une révolution. Il ne s'agit pas pour lui de pratiquer la politique du pire et de rechercher la peine sévère qui ferait de lui et de ses camarades les martyrs de la répression. Il s'agit d'expliquer la politique menée par le soviet, donc de développer les perspectives révolutionnaires en Russie. Il reconnaît d'emblée que le soviet s'arrogeait, dans certains cas, le droit d'user de la violence. Il l'explique par le fait que c'était

« l'organe du gouvernement autonome des masses révolutionnaires, l'organe d'un pouvoir [...], nouveau pouvoir historique [...], unique pouvoir au moment de la banqueroute intégrale, morale, politique et technique de l'ancien gouvernement [...], l'unique garantie de l'inviolabilité des personnes et de l'ordre social dans le meilleur sens du mot[250] ».

En tant que pouvoir, le soviet jouissait du droit incontestable d'user de la violence après avoir employé jusqu'au bout l'exhortation et la conviction.

Il répond ensuite à la préoccupation de Martov qui, dans sa lettre aux accusés, leur avait conseillé de souligner le lien entre l'activité du soviet et le contenu du Manifeste du 17 octobre. Il revendique hautement les conquêtes du soviet et des travailleurs, la réalisation concrète des promesses du Manifeste, en soulignant que les mandataires des ouvriers n'ont jamais cru qu'elles seraient tenues par l'ancien pouvoir :

« Nous avons en fait réalisé la liberté de parole, la liberté des réunions, l'inviolabilité de la personne, tout ce qui avait été promis au peuple sous la pression de la grève d'Octobre.. [...] C'est au tribunal de dire si nous avions raison quand nous déclarions que le manifeste constitutionnel n'était qu'une suite de promesses qui ne seraient jamais tenues de bon gré […] ou qu'il dise que le Manifeste du 17 octobre était une véritable base de droit sur laquelle nous autres, républicains, nous agissions conformément à la loi, en dépit de notre défiance et de nos intentions[251]. »

Après avoir souligné que, pour des social-démocrates, l'insurrection armée ne peut être ni une « révolution de palais » ni un « complot militaire » comme semble l'indiquer l'accusation, Trotsky entreprend, de démontrer le caractère intrinsèquement « insurrectionnel » de la grève politique qui, à partir d'octobre 1905, a provoqué l'apparition de deux pouvoirs rivaux sans possibilité de coexister, « le pouvoir nouveau, populaire, qui s'appuyait sur les masses, celui du soviet des députes ouvriers, et l'ancien pouvoir officiel qui s'appuyait sur l'armée ». Il explique :

« C'est alors que commence la lutte titanesque de ces deux organes de pouvoir qui veulent, d'un égal désir, s'assurer le concours de l'armée. Et c'est là la seconde étape de l'insurrection populaire qui grandit. [...] Certes, si l'armée avait passé au peuple, l'insurrection n'aurait pas été nécessaire. Mais pouvait-on se figurer que l'armée gagnerait ainsi, sans résistance, sans difficultés, les rangs de la révolution ? [...] L'absolutisme devait prendre l'initiative de l'attaque avant que tout ne fût perdu[252]. »

Il est dès lors impossible de ranger la préparation de l'insurrection dans la catégorie des « complots » : elle était une nécessité inéluctable à partir du moment où la contre-révolution était décidée à ne pas céder et à frapper :

« Si l'organisation des forces sociales n'avait été entravée par aucune attaque de la contre-révolution armée, si elle avait continué dans la voie où elle était entrée sous la direction du soviet des députés ouvriers, l'ancien régime serait tombé sans qu'on eût besoin d'employer la moindre violence[253]. »

Il n'en a pas été ainsi. Les social-démocrates, poursuit, Trotsky, savaient que le vieil appareil ne céderait pas de son plein gré la place et son pouvoir, qu'il n'abandonnerait sans combat aucune position et tenterait inévitablement de reconquérir ce qu'il avait perdu. A partir de là, ils avaient une claire conscience que l'insurrection armée était inévitable :

« Le soulèvement armé, Messieurs les juges, était pour nous inévitable : il était et reste une nécessité historique dans la lutte du peuple contre un régime d'autorité militaire et policière [...]. Sous des aspects divers la même idée d'insurrection armée se manifeste dans toutes les décisions du soviet des députés ouvriers[254]. »

C'est avec une ironie cinglante pour les juristes et la franchise du politique pour qui la cour de justice est une tribune de propagande, qu'il s'écrie :

« Remarquez-le bien, Messieurs les juges, nous n'avons jamais préparé l'insurrection, comme le dit le procureur, nous nous sommes préparés à l'insurrection [...] : éclairer la conscience populaire, expliquer au peuple que le conflit était inévitable, que tout ce qu'on nous accordait serait bientôt enlevé, que seule la force pouvait protéger le droit[255] …»

La péroraison de la déposition de l'accusé Trotsky n'était certainement pas calculée pour lui valoir l'indulgence des juges du tsar, mais elle était destinée à retentir d'un bout à l'autre de son empire :

« Qu'entend donc l'accusation quand elle nous parle d'une certaine " forme de gouvernement "? Existe-t-il donc chez nous une forme quelconque de gouvernement ? Le gouvernement s'est depuis longtemps retranché de la nation, il s'est retiré dans le camp de ses forces militaires et policières et des bandes noires. Ce que nous avons en Russie, ce n'est pas un pouvoir national, c'est une machine automatique à massacrer la population. Je ne puis définir autrement la machine gouvernementale qui martyrise le corps vivant de notre pays. Et si l'on me dit que les pogroms, les assassinats, les incendies, les viols, si l'on me dit que tout ce qui s'est passé à Tver, à Rostov, à Koursk, à Sedlice, si l'on me dit que les événements de Kichinev, d'Odessa, de Bialystok, représentent " la forme de gouvernement " de l'Empire de Russie, je reconnais alors avec le procureur qu'en octobre et novembre nous nous sommes armés directement pour lutter contre " la forme de gouvernement " qui existe dans cet empire de Russie[256]. »

Quelques semaines plus tard, à la veille de la conclusion du procès, la défense fait une démonstration pratique de la véracité des affirmations du dernier président du soviet avec l'affaire de la « lettre de Lopoukhine ». Ce dernier, haut fonctionnaire, directeur de la police au cabinet du ministre de l'Intérieur à l'époque du gouvernement Witte, avait été chargé d'une enquête et en avait adressé les conclusions par écrit au Premier ministre. Selon lui, les appels au pogrom imprimés et diffusés à l'automne 1905 avaient été préparés et imprimés par les services de la police secrète elle-même ; de même, le général Trepov, commandant du Palais, auteur de rapports confidentiels au tsar, était en réalité le chef des « Cent-noirs » pogromistes et disposait de crédits officiels importants pour l'organisation et le déroulement de leurs opérations. Cette lettre contredisait évidemment sur des points essentiels, les dépositions au procès de plusieurs témoins importants de l'accusation, mais renforçait, en revanche, la thèse de la défense sur les liens entre « Cent-Noirs » et pouvoir tsariste. Elle était hautement compromettante pour plusieurs personnalités et éventuellement pour le tsar lui-même.

Cette fois, le tribunal prit peur. Se refusant à courir le risque que laissait prévoir une comparution à la barre des témoins de Lopoukbine, il refusa de le convoquer pour entendre son témoignage et même de recevoir la « lettre » certifiée conforme sous forme de copie que voulait déposer la défense. Les accusés et leurs avocats prirent acte de cette dérobade, de ce qui apparaissait à leurs yeux comme un refus de rechercher la vérité dès lors qu'elle contredisait les thèses de l'accusation et se révélait menaçante pour les gens en place au plus haut niveau. Ils décidèrent de ne plus paraître aux audiences. Le réquisitoire fut prononcé devant des bancs vides d'accusés. L'accusation d'avoir « armé les ouvriers en vue d'une insurrection » n'était finalement pas retenue. Quinze accusés furent condamnées à la privation des droits civils et la déportation perpétuelle. Parmi eux, évidemment, Trotsky[257].

Le jour même de la publication de la sentence, le 2 novembre 1906, retour de l'étranger, le comte Witte assurait, dans une lettre publiée par la presse, qu'il n'avait jamais eu de rapports personnels avec le soviet. Le 4 novembre, dans une lettre ouverte qui fut imprimée le 5, les condamnés répondaient fièrement, après un bref bilan de la « justice officielle », qu'ils faisaient appel au peuple et à la conscience populaire[258].

La prison et le procès avaient été pour Trotsky, une occasion de reprendre contact avec les siens. Son père et sa mère étaient venus assister au procès. Ils étaient partagés entre la fierté que leur inspirait leur fils, devenu un homme si important et qui parlait si bien, et la crainte de lui voir infliger une peine de travaux forcés. Nous ignorons si Natalia Ivanovna assista au procès. Elle avait mis au monde en février 1906 un garçon nommé comme elle et prénommé comme son père, Lev Sedov, qui allait être à son tour leur Ljova.

La condamnation, dont la première conséquence fut le transfert de Trotsky de la prison préventive à la prison de déportation, met fin a une période dont on est tenté de dire, à la lecture de Ma Vie, qu'elle fut dans la vie de Trotsky une période heureuse. Il semble avoir beaucoup apprécié notamment la vie solitaire et son travail dans la cellule solidement verrouillée de Pierre-et-Paul, où régnaient calme et silence et où l'on était, assure-t-il, « idéalement bien pour un travail intellectuel ».

La prison de détention préventive, dans laquelle il occupe la cellule 462, est nettement plus bruyante. Les cellules ne sont pas fermées dans la journée et les détenus communiquent librement entre eux, faisant en commun promenades et jeux d'extérieur. Natalia Ivanovna lui rend visite deux fois par semaine. Trotsky a beaucoup de connaissances parmi les détenus, non seulement ses co-accusés, mais aussi Parvus, qui lui avait succédé à la présidence du soviet, et son vieux protecteur de Londres, Leo Deutsch... qui ne l'appelle plus « le benjamin ». Le vétéran rêve d'une nouvelle évasion, qu'il prépare et à laquelle il a gagné Parvus. Trotsky est réticent : il ne veut pas manquer au procès. A Pierre-et-Paul en tout cas, comme à la prison préventive, il peut non seulement lire pour son plaisir – les grands romanciers, français, nous dit-il – mais surtout écrire, faire le point de l'expérience qu'il a vécue en ces quelques mois avec des millions d'hommes. Ce travail théorique aboutit à une réflexion capitale sous la forme d'une grosse brochure intitulée Bilan et Perspectives. Les forces motrices de la Révolution, qu'il destine à servir de conclusion à un recueil d'articles et d'essais sur 1905 qu'il projette sous le titre Notre Révolution.

Ce petit essai – moins de cent pages – est en fait une mise au point qui, à travers la révolution russe, pense les conditions de la révolution mondiale en ce début du XXe siècle, rectifie les pronostics généralement acceptés, corrige les idées reçues, dépasse les débats rituels et les querelles de tendances. A la lumière de l'expérience vécue, Trotsky approfondit la réflexion qu'il a commencée en 1904 avec Parvus et le débat – qui a implicitement commandé l'activité du soviet – sur l'hégémonie de la classe ouvrière dans la révolution russe. Contrairement aux mencheviks qui, avec le reflux de la révolution, ont perdu leur audace, il maintient que la bourgeoisie russe est incapable de mener à bien la révolution bourgeoise qui comporte le renversement du tsarisme et l'élimination de tout ce qui subsiste des structures féodales et la remise de la terre à ceux qui la travaillent. D'accord avec les bolcheviks sur le fait que c'est bien la classe ouvrière qui doit diriger la révolution bourgeoise, il va plus loin qu'eux en affirmant qu'une fois portée au pouvoir par la révolution, elle sera contrainte de commencer en même temps la transformation socialiste de la propriété. Une telle éventualité – entièrement nouvelle et jamais envisagée jusque-là – ferait donc commencer la révolution socialiste en Russie avant même qu'elle se soit développée dans les pays occidentaux.

L'explication de ce détour dialectique de l'histoire – car c'en est un et de taille, qui va surprendre plus d'un dialecticien – se trouve selon Trotsky, dans la spécificité concrète du développement social de la Russie marqué par sa lenteur et son caractère primitif. La prépondérance économique de l'Etat et son rôle dans l'industrialisation, la faiblesse sur tous les plans des classes moyennes et la prépondérance des capitaux étrangers dans l'industrie russe contribuent à la fois à la faiblesse politique de la bourgeoisie et à la puissance d'un prolétariat industriel déjà fortement concentré.

Le chapitre « 1789-1848-1905 » est une démonstration convaincante que l'Histoire ne se répète pas, mais qu'elle connaît à travers les années un développement dialectique :

« Il faut à la société bourgeoise un gigantesque déploiement de forces pour régler radicalement les comptes avec les seigneurs du passé ; cela n'est possible que par la puissance de la nation unanime, se dressant contre le despotisme féodal, ou par un ample développement de la lutte des classes au sein de la nation en lutte pour son émancipation[259]. »

C'est évidemment le premier cas qui s'est réalisé, en France, dans le cours de la révolution de 1789-1793, où « l'énergie nationale, comprimée par la vigoureuse résistance de l'ordre ancien, se dépensa entièrement dans la lutte contre la réaction ». Là, « une bourgeoisie éclairée, active, encore inconsciente des contradictions que comportait sa propre position », se considéra comme « le chef de la nation » qu'elle rassembla autour d'elle pour le combat et a qui elle donna mots d'ordre et tactique et l'idéologie politique de la démocratie :

« La Grande Révolution française fut vraiment une révolution nationale. Et, qui plus est, la lutte mondiale de la bourgeoisie pour la domination pour le pouvoir et pour une victoire totale trouvèrent dans ce cadre national leur expression classique[260]. »

Dans l'Allemagne et l'Autriche de 1848, il est déjà trop tard pour un développement du type « révolution nationale ». La bourgeoisie allemande considère les institutions démocratiques comme une menace pour sa propre position sociale : loin de se lancer dans la révolution, elle s'en dissocie. Trotsky note que le prolétariat, en revanche, n'était alors pas encore en mesure de conquérir ce pouvoir dont la bourgeoisie libérale ne voulait pas. Déjà, comme il le souligne, « seule une tactique indépendante du prolétariat, trouvant dans sa position de classe et seulement dans sa position de classe, les forces nécessaires pour la lutte, pouvait assurer la victoire de la révolution[261] ».

C'est finalement la révolution de 1905 qui a apporté de façon positive la preuve de l'existence d'une situation tout à fait nouvelle d'indépendance du prolétariat avec la création des soviets, « élus par les masses et responsables devant les masses », « incontestables institutions démocratiques faisant la politique de classe la plus résolue dans l'esprit du socialisme révolutionnaire[262] ». Désormais, le déroulement concret de la révolution, le fait que « la peur du prolétariat en armes » soit plus forte chez les bourgeois démocrates que « celle de la soldatesque de l'autocratie » font que « la tâche de l'armement de la révolution pèse de tout son poids sur les épaules du prolétariat ». Tel est le bilan.

Trotsky en vient alors aux perspectives, s'insère dans le débat entre social-démocrates, dont le parti, écrit-il, « lutte naturellement pour la domination politique de la classe ouvrière[263] ». En rupture avec la pratique traditionnelle du mouvement et avec la sienne propre, il s'abstient de toute polémique personnelle et même des traditionnelles citations : il s'en justifie en rappelant, non sans quelque humour, que le marxisme est une méthode d'analyse « non des textes, mais des rapports sociaux[264] ». Il rejette catégoriquement la conception traditionnelle, montre qu'elle résulte de l'établissement d'un lien, d'un caractère mécanique entre la croissance du capitalisme et la révolution prolétarienne :

« Le prolétariat croît et se renforce avec la croissance du capitalisme. En ce sens, le développement du capitalisme est aussi le développement du prolétariat vers la dictature. Mais le jour et l'heure où le pouvoir passera entre les mains de la classe ouvrière dépendent directement, non du niveau atteint par les forces productives, mais des rapports de la lutte de classes, de la situation internationale, et enfin d'un certain nombre de facteurs subjectifs, les traditions, l'initiative et la combativité des ouvriers[265]. »

Son désaccord est total avec les mencheviks qui continuent de situer l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement ouvrier au terme d'années, voire de décennies, de développement capitaliste après la révolution bourgeoise :

« Il est possible que les ouvriers arrivent au pouvoir dans un pays économiquement arriéré avant d'y arriver dans un pays avancé. [...] La révolution russe créera des conditions favorables au passage du pouvoir entre les mains des ouvriers [...] avant que les politiciens du libéralisme bourgeois n'aient eu la chance de pouvoir faire pleinement la preuve de leur talent à gouverner[266]. »

La question que doivent se poser les socialistes est par conséquent, selon lui, la suivante :

« Est-il inévitable que la dictature prolétarienne aille se fracasser contre les barrières de la révolution bourgeoise, ou est-il possible que, dans les conditions historiques mondiales données, elle puisse découvrir une perspective de victoire en brisant ces barrières ? [...] Devons-nous, à mesure que la révolution se rapproche de cette étape, préparer consciemment un gouvernement de la classe ouvrière, ou nous faut-il considérer à ce stade le pouvoir politique comme un malheur que la révolution bourgeoise est prête à imposer aux travailleurs et qu'il vaudrait mieux éviter ? Faudra-t-il que nous nous appliquions à nous-mêmes le mot du politicien "réaliste" Vollmar sur les communards de 1871 : " Au lieu de prendre le pouvoir, ils auraient mieux fait d'aller se coucher" ?[267] »

Trotsky pense que la classe ouvrière jouera le rôle décisif dans la victoire de la révolution et qu'elle devra participer au gouvernement né de cette victoire en tant que « force dirigeante et dominante » du gouvernement révolutionnaire provisoire[268]. Le prolétariat au pouvoir, artisan de la révolution démocratique et son réalisateur, sera aux yeux des paysans la classe qui les aura émancipés. Convaincu que l'expérience historique démontre que la paysannerie est incapable d'assumer un rôle politique indépendant, il souligne qu'elle sera, dans cette révolution, l'alliée du prolétariat, dont elle devra en même temps reconnaître l'hégémonie. En ce sens, et sans formules polémiques, il juge simplement « irréalisable, au moins dans un sens direct et immédiat », la formule de Lénine sur « la dictature du prolétariat et de la paysannerie » qui place les deux formations sociales sur un pied d'égalité[269].

De la même façon, prévoyant, à la lumière de l'expérience, l'aggravation des tensions de classes, une fois le prolétariat au pouvoir, la résistance de la bourgeoisie à la journée de 8 heures, par exemple, au moyen de lock-out de masse, il assure qu'il est également impossible parler, comme le fait Lénine, d'une dictature « démocratique » du prolétariat ou du prolétariat et de la paysannerie :

« La classe ouvrière ne pourrait préserver le caractère démocratique de sa dictature qu'en renonçant à dépasser les limites du programme démocratique. Toute illusion à cet égard serait fatale. [...] Le prolétariat se battra pour le pouvoir jusqu'au bout et ne pourra manquer de recourir à cette [...] arme que constituera pour lui une politique collectiviste[270]. »

L'autre arme du prolétariat au pouvoir sera l'internationalisme, dicté à la Russie en révolution par une nécessité de fer :

« Sans le soutien étatique direct du prolétariat européen, la classe ouvrière russe ne pourra rester au pouvoir et transformer sa domination directe en dictature socialiste durable[271]. »

Rappelant qu'il annonçait en juin 1905 que « l'émancipation politique de la Russie sous la direction de la classe ouvrière » ferait d'elle « l'initiatrice de la liquidation du capitalisme mondial dont l'histoire a réalisé toutes les conditions objectives », il conclut, après un examen de la situation européenne :

« La révolution russe exerce une influence énorme sur le prolétariat européen. Non contente de détruire l'absolutisme russe, force principale de la réaction européenne, elle créera dans la conscience et dans l'humeur du prolétariat européen les prémisses nécessaires de la révolution[272]. »

Parfaitement conscient des problèmes réels qui affaiblissent le mouvement socialiste à l'échelle européenne, il poursuit :

« La fonction des partis ouvriers était et est de révolutionner la conscience de la classe ouvrière, de même que le développement du capitalisme a révolutionné les rapports sociaux. Mais le travail d'agitation et d'organisation dans les rangs du prolétariat a son inertie interne. Les partis socialistes européens, spécialement le plus grand d'entre eux, la social-démocratie allemande, ont développé leur conservatisme dans la proportion même où les grandes masses ont embrassé le socialisme, et cela d'autant plus que ces masses sont devenues plus organisées et plus disciplinées. Par suite, la social-démocratie, organisation qui embrasse l'expérience politique du prolétariat, peut à un certain moment devenir un obstacle direct au développement du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise. En d'autres termes, le conservatisme du socialisme propagandiste dans les partis prolétariens peut, à un moment donné, freiner le prolétariat dans la lutte directe pour le pouvoir. Mais la formidable influence exercée par la révolution russe montre que cette influence détruira la routine et le conservatisme de parti et mettra à l'ordre du jour la question d'une épreuve de force ouverte entre le prolétariat et la réaction capitaliste, [...] La révolution à l'Est infectera le prolétariat occidental de son idéalisme révolutionnaire et éveillera le désir de " parler russe " à l'ennemi. Si le prolétariat russe se trouve lui-même au pouvoir, fût-ce seulement par suite d'un concours momentané de circonstances dans notre révolution bourgeoise, il rencontrera l'hostilité organisée de la réaction mondiale et trouvera d'autre part le prolétariat mondial prêt à lui donner son appui organisé[273]…»

C'est ainsi que, née comme une théorie de la révolution bourgeoise en Russie, la « révolution permanente » s'épanouit en théorie de la révolution mondiale :

« Laissée à ses propres ressources, la classe ouvrière russe sera inévitablement écrasée par la contre-révolution dès que la paysannerie se détournera d'elle. Elle n'aura pas d'autre possibilité que de lier le sort de son pouvoir politique et, par conséquent, le sort de toute la révolution russe, à celui de la révolution socialiste en Europe. Elle jettera dans la balance de la lutte des classes du monde capitaliste tout entier l'énorme poids politique et étatique que lui aura donné un concours momentané de circonstances dans la révolution bourgeoise russe. Tenant le pouvoir d'Etat entre leurs mains, les ouvriers russes, avec la contre-révolution devant eux, lanceront à leurs camarades du monde entier le vieux cri de ralliement, qui sera cette fois un appel à la lutte finale : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ![274] »

Il est impossible, à la lecture de ce texte capital, de n'être pas saisi d'admiration non pas devant les dons du « prophète », mais devant la capacité d'analyse politique concrète et par conséquent de prévision d'un pan entier de l'histoire mondiale qui devait se dérouler une dizaine d'années plus tard. Il est pourtant nécessaire de préciser immédiatement que Bilan et Perspectives ne toucha vraisemblablement qu'un nombre restreint de lecteurs, et ce bien que son auteur ait été, lors de sa première parution, au centre de l'actualité à travers le procès des dirigeants du soviet.

La première raison en est qu'il fut immédiatement saisi par la police et qu'un nombre très réduit d'exemplaires purent se frayer un chemin clandestin vers ses lecteurs. La seconde est qu'il était publié au sein d'un recueil d'articles anciens qui n'attirait pas l'attention comme du neuf et de l'inédit. Peut-on s'étonner de cette méconnaissance relative, compte tenu des nombreuses références connues à une discussion contemporaine sur la « révolution ininterrompue » ou « permanente » ? Il est permis d'en douter. En réalité, ce n'est que la grande offensive de Staline et de ses alliés dans les années vingt qui sortit de l'oubli tous les éléments – et sans doute plus encore – d'une discussion bien discrète à l'époque et confinée dans un milieu étroit. Trotsky lui-même ne relève-t-il pas qu'à cette époque Lénine n'avait certainement pas lu Bilan et Perspectives[275], et que, quand il le cite, c'est de seconde main à partir de citations faites par un article de Martov[276].

Transférés le 3 janvier 1907 dans la prison de déportation, vêtus du costume gris, pantalon, souquenille[Note du Trad 8] et bonnet, mais sans la marque classique de l'as de carreau du forçat[Note du Trad 9], les condamnés en ressortent le 5, au petit matin, pour prendre la route de la Sibérie à titre « perpétuel ». Trotsky peut se réjouir : il a conservé ses chaussures personnelles avec un passeport dans une semelle et des pièces d'or dans les talons – autant de chances, évidemment, de raccourcir la perpétuité du séjour... Les voyageurs sont fortement gardés – par une escorte militaire que l'on a fait venir de Moscou, les hommes de Pétersbourg n'étant, par définition, pas sûrs. Cela n'empêche pas les soldats de manifester aux prisonniers une sympathie agissante : ce sont eux qui se chargent de poster les lettres, et notamment celles où Trotsky raconte en détail le voyage à Natalia Ivanovna. C'est à Tobolsk, où ils font une petite halte dans la prison locale, que les détenus apprennent, le 29 janvier 1907, qu'ils sont en cours de transfert vers le bourg d'Obdorsk, bien au-delà du cercle polaire. Jusqu'à Tioumen, ils avaient voyagé par train. Ensuite, les quatorze condamnés sont transportés, avec les cinquante-cinq personnes de leur escorte, dans quarante traîneaux.

Trotsky ne semble pas avoir songé à s'évader dans la première partie du trajet. L'idée lui en est venue au trente-troisième jour de route, à l'arrêt de Bérézov, où ils parviennent le 12 février. Ils logent à la prison et peuvent circuler librement dans la journée, l'évasion étant réputée impossible. Un déporté plus ancien, l'arpenteur Rouchkovsky, lui révèle un itinéraire possible, en traîneau tiré par des rennes : peu de risques d'être repris, mais des chances sérieuses de s'égarer ou de périr dans une tempête de neige. Un autre de ses camarades déportés, médecin, lui apprend à simuler une sciatique. Il se fait hospitaliser et est alité quand ses camarades repartent pour Obdorsk. Entre-temps, il a acheté l'attelage de rennes et trouvé l'homme qui le conduira jusqu'à l'Oural, un paysan appelé Pied de Chèvre. Celui-ci est compétent, mais boit énormément, ce qui provoque bien des avatars. Trotsky écrira plus tard :

« Un beau voyage en vérité dans la vierge solitude des neiges, à travers des bouquets de sapins, où l'on voyait les foulées d'animaux sauvages[277]. »

Engoncé dans ses deux pelisses, une « poil au dehors» et une « poil au-dedans », en bonnet de fourrure et bottes et moufles fourrés, il assiste à un «spectacle merveilleux : trois Ostiaks, munis du lasso, attrapaient en pleine course des rennes choisis d'avance, dans un troupeau de quelques centaines de têtes que les chiens chassaient sur eux[278] ». Il se souvient, des années plus tard :

« Notre voiture glissait d'une allure égale, sans bruit, comme une barque sur le miroir d'un étang. Dans un crépuscule enténébré, la forêt semblait plus gigantesque. Je ne discernais absolument pas la route, je ne sentais presque pas le mouvement du traîneau. Des arbres de mirage couraient au-devant de nous, les buissons fuyaient sur les côtés, de vieilles souches, couvertes de neige, disparaissaient sous nos yeux. Tout cela semblait plein de mystère. Tchou-tchou-tchou... le souffle égal et pressé des rennes s'entendait seul dans le grand silence de la nuit et de la forêt[279]. »

Finalement, le retour s'effectue en une semaine. Ayant atteint l'Oural, l'évadé quitte le traîneau pour le train. Il a télégraphié à Natalia pour lui donner rendez-vous dans une petite station où il a sa correspondance, mais la poste n'a pas transmis le nom de la gare. Et c'est par miracle qu'ils se trouvent quand même. Il est si furieux que Natalia Ivanovna a toutes les peines du monde à l'empêcher d'aller déposer une réclamation en bonne et due forme qui ne pourrait lui valoir qu'une arrestation immédiate[280]. Ils descendent de leur nouveau train à Saint-Pétersbourg et arrivent inopinément dans l'appartement de la famille Litkens qui n'en croit pas ses yeux. Il passe ensuite en Finlande, où nombre de militants sont déjà réfugiés, et ne tarde pas à rencontrer Lénine et Martov. Le contact avec le premier est bon : il approuve les écrits de Trotsky en prison, tente une fois encore de le gagner à sa fraction, à la fraction bolchevique. Les rapports sont plus tendus avec Martov qui lui reproche d'avoir entraîné les mencheviks de Pétersbourg dans une politique extrémiste et irréaliste.

Il n'y a pas un an, alors qu'il était encore en prison à Pétersbourg, s'est tenu à Stockholm le congrès d'unification formelle du parti, en avril, qui a adopté finalement la rédaction Martov du fameux article premier des statuts qui avait divisé le IIe congrès. Mais des lézardes se dessinent à nouveau, entre autres parce que les mencheviks sont en plein reflux et, une fois de plus, se mettent à compter sur les libéraux tout en condamnant bruyamment, après Plékhanov, l'insurrection de Moscou. Après quelques semaines en Finlande, où il complète sa brochure Aller et Retour, récit de sa déportation et de son évasion, Trotsky reprend une nouvelle fois la route de l'Occident, avec notamment l'objectif de participer au congrès de Londres du parti unifié, où, sans le savoir, il va rencontrer Staline pour la première fois.

Il n'y a aucune raison pour nous de mettre en doute ce qu'il écrit de ses rapports avec Lénine à l'époque, dans Ma Vie, Lénine avait approuvé le comportement de Trotsky au soviet et plus tard devant le tribunal. Dans Novaia Jizn, il s'était solidarisé ouvertement avec ses prises de position dans Natchalo,notamment dans son appréciation du rôle des libéraux et de la nécessaire indépendance du prolétariat. Nous avons vu qu'il pensait du bien des écrits de prison -– sauf Bilan et Perspectives, qu'il n'avait probablement pas lu. Les interventions de Trotsky au congrès, sa vigoureuse critique du « pessimisme révolutionnaire » des mencheviks et de l'idéalisation qu'ils faisaient des Cadets, son affirmation de la communauté d'intérêts entre le prolétariat et la paysannerie, ne pouvaient pas ne pas nourrir chez Lénine l'espoir de regagner Trotsky.

Celui-ci, pourtant, votait avec les mencheviks contre une motion de Lénine qui mettait à l'ordre du jour la discussion sur « le moment présent de la révolution ». Le climat se détériorait très vite dans le congrès sur l'épineux sujet des groupes armés de boieviki, ces militants contrôlés par les bolcheviks qui effectuaient, l'arme au poing, ce qu'on appelait les « expropriations » – attaques de banques, de convois – pour financer l'activité révolutionnaire : Trotsky exigeait l'arrêt immédiat de ce genre d'opérations qui, dans le reflux, ne pouvaient être à ses yeux qu'une cause supplémentaire de recul du mouvement révolutionnaire.

A la fin du congrès de Londres, Trotsky prend le chemin de Berlin où Parvus vient de rentrer après une évasion bien menée et où Natalia Sedova est arrivée, Ils vont prendre ensemble des vacances d'été dans un village de Bohême, sans avoir réussi à convaincre Rosa Luxemburg de se joindre à eux. A l'automne, Natalia retourne en Russie pour chercher le bébé Ljova et Parvus, revenu à Berlin de ses vacances d'été, introduit Trotsky dans le Parti social-démocrate allemand.

Quand il se remet à écrire, c'est sûr de son interprétation de la révolution, convaincu de la justesse des perspectives qu'il a tracées. Il constate pourtant, avec Lassalle, que les travaux sur le plan de la théorie ont « engendré des disciples et des sectes ou bien des mouvements pratiques qui sont restés infructueux mais qui n'ont jamais suscité un mouvement général des esprits[281] ». C'est de « la force bouillonnante des événements[282] » qu'il attend désormais avec confiance la réunification véritable du parti à travers son engagement total dans la révolution. Il s'oppose pour le moment, apparemment sans impatience, aux conceptions de la nature de la révolution professées par les bolcheviks et les mencheviks et qui lui paraissent également erronées :

« Si les mencheviks, en partant de cette conception abstraite, " notre révolution est bourgeoise ", en viennent à l'idée d'adapter toute la tactique du prolétariat à la conduite de la bourgeoisie libérale jusqu'à la conquête du pouvoir par celle-ci, les bolcheviks, partant d'une conception non moins abstraite, " dictature démocratique mais non socialiste ", en viennent à l'idée d'une auto-limitation du prolétariat détenant le pouvoir, à un régime de démocratie bourgeoise. Il est vrai qu'entre mencheviks et bolcheviks il y a une différence essentielle : tandis que les aspects anti-révolutionnaires du menchevisme se manifestent dès a présent dans toute leur étendue, ce qu'il y a d'anti-révolutionnaire dans le bolchevisme ne nous menace – mais la menace n'en est pas moins sérieuse – que dans le cas d'une victoire révolutionnaire[283]. »

C'est cette dernière phrase qui a généralement attiré – pas toujours à juste titre – les commentateurs. Or la citation de Lassalle sur l'impuissance de la théorie mériterait une attention au moins égale.

Dans un article de 1910 sur les tendances en développement dans la social-démocratie russe[284], Trotsky revient en effet sur cette question, écrivant notamment que « la théorie ne peut pas remplacer l'expérience ». Raya Dunayevskaya a attiré l'attention sur le fait que, quelques années après la formulation de la théorie de la « révolution permanente », son auteur manifeste ainsi une sous-estimation non seulement de la théorie en général, mais de la sienne en particulier. Elle souligne à ce propos que Trotsky n'a pas une seule fois défendu sérieusement de nouveau la théorie de la révolution permanente entre sa formulation en 1907 et sa confirmation en 1917.

Dans le cours du même article, Trotsky assure d'autre part qu'il faut en Russie « un parti unifié et capable d'agir » et une « réorganisation de l'appareil du parti[285] ». Sous-estimation de la théorie et en particulier de la théorie dans la construction du parti, comme le suggère Raya Dunayevskaya[286] ? Il y a là, indubitablement, une explication de la violence des critiques de Lénine à son égard.

Trotsky ne peut en tout cas rejeter sur les autres, mencheviks et bolcheviks, la responsabilité qu'il n'y ait pas eu, après sa propre contribution sur Bilan et Perspectives, de tentative de clarifier entre social-démocrates les problèmes nouveaux posés par le développement de la révolution de 1905. Les conséquences de son abstention apparaissent dans la confusion qui prévaut dans l'appréciation de la nature et de la signification des soviets, apparus alors pour la première fois.

On se souvient que les mencheviks avaient été à l'origine de celui de Saint-Pétersbourg, et que les bolcheviks l'avaient initialement combattu parce qu'ils y voyaient une concurrence pour le parti. Trotsky, dès le début, voyait dans le soviet, instrument de lutte, l'organe du pouvoir prolétarien qu'il était devenu.

Le reclassement qui se produit dans les années qui suivent 1905 n'apporte guère de clarté supplémentaire. Les mencheviks, entraînés par Trotsky dans le cours même de la révolution, réagissent : dans leur perspective de révolution bourgeoise, les soviets ne peuvent être, au mieux, que le creuset des syndicats ou du « parti de masse » à l'allemande qui manque à la classe ouvrière russe. Les bolcheviks, dans leur majorité, semblent avoir conservé à l'égard des soviets les préjugés qu'ils avaient manifestés à leur apparition, quand ils refusaient à Lénine la publication d'une lettre où il se demandait si le soviet ne pouvait pas être considéré comme l'embryon du « gouvernement révolutionnaire provisoire ».

Une discussion sérieuse entre historiens de valeur en Occident n'a pas abouti à une conclusion indiscutable concernant l'attitude de Lénine lui-même, incontestablement plus proche là-dessus de Trotsky que de ses propres camarades, mais encore hésitant et se contredisant parfois. Incontestablement précurseur, Trotsky est encore un homme seul quand il écrit :

« Il n'y a aucun doute qu'à la prochaine explosion révolutionnaire, de tels conseils ouvriers se formeront dans tout le pays. Un soviet pan-russe des ouvriers, organisé par un congrès pan-russe [...] assurera la direction[287]. »

Faut-il des temps de révolution pour le sortir d'une solitude dans laquelle il voit pourtant plus clair que les autres ?

VIII. Citoyen d'Europe[modifier le wikicode]

L'année 1907, qui est l'année de la deuxième évasion de Trotsky, est aussi celle du début de ce que les révolutionnaires russes ont appelé la « réaction ». La dissolution, en juin, de la deuxième douma, la réforme du mode de scrutin, écartant les classes populaires, la déportation des députés social-démocrates donnent le ton de la période de répression ainsi ouverte. Les cours martiales condamnent par fournées ; partis et syndicats, clubs et journaux sont supprimés : les convois, toujours plus fournis, cheminent vers la Sibérie.[288]

Les militants peuvent maintenant mesurer l'ampleur et la profondeur de la défaite dont ils paient le prix non seulement à travers la répression, mais aussi le reflux et la passivité des masses. Le résultat est la démoralisation, parfois l'effondrement de nombreux cadres et membres des partis ouvriers, hauts dirigeants compris, comme Krassine et Krjijanovsky abandonnant toute action, se retournant vers la vie familiale ou professionnelle. Ces conditions nouvelles imposent de revenir aux méthodes anciennes du travail clandestin que personne, après l'embellie de la révolution de 1905, ne retrouve avec enthousiasme.

La réaction se traduit en émigration par l'accélération de ce qu'on peut appeler la « groupuscularisation » : les conflits politiques prennent un tour de plus en plus personnel, l'invective remplace de plus en plus fréquemment l'argument. Rosa Luxemburg avoue qu'elle aurait honte de mentionner à Kautsky le contenu exact du contexte qui a vu se produire la énième scission d'une fraction[289]. C'est parfois seulement l'extrême faiblesse des groupes qui prévient des scissions nouvelles, voire impose la conclusion d'une trêve provisoire en forme d'unification. Les tendances centrifuges se multiplient partout. Chez les mencheviks, les « liquidateurs » proposent d'abandonner le travail clandestin, rendu impossible à leurs yeux par la répression, et d'adapter l'activité aux minces possibilités légales qui demeurent. Chez les bolcheviks se pose la question de la participation ou du boycottage des institutions légales : contre Lénine, les « otzovistes » réclament le départ des députés ouvriers de la douma, tandis que les « ultlmatistes » proposent de leur adresser un « ultimatum » pour obtenir qu'ils se soumettent au parti.

Trotsky échappe dans une certaine mesure à l'atmosphère destructrice et démoralisante de l'émigration. D'abord parce qu'il ne vit pas la vie quotidienne au milieu d'exilés, mais au sein du mouvement socialiste européen. A Vienne, où il a dû se fixer – la police prussienne ne souhaitait pas sa présence à Berlin –, il est pratiquement de plain-pied dans la IIe Internationale et ses partis les plus importants. Ces derniers, d'ailleurs, sont anxieux de se maintenir à l'écart des conflits entre émigrés russes dont ils comprennent mal les enjeux et dont ils craignent les aspects dévorants pour leur temps et l'espace dans leurs journaux. Ils dressent, peut-être inconsciemment, une sorte de « cordon sanitaire » autour des « affaires russes » et des porte-parole obscurs – Lénine compris – des fractions concurrentes.

Or Trotsky échappe aussi à ce barrage. Depuis son rôle public dans le soviet de Pétersbourg, son procès, sa retentissante évasion, son nom est connu bien au-delà du cercle étroit des responsables. Il est un homme politique que l'on peut désirer lire, rencontrer, connaître, une personnalité, en un mot, de l'Internationale. Il présente en outre l'énorme avantage de n'être pas partie prenante dans les querelles de fractions et de sous-fractions, et d'apparaître avec le visage d'un conciliateur unificateur. Parfaitement présentable, il est souvent préféré aux autres comme délégué fraternel, invité à bien des congrès et surtout accueilli dans la presse. C'est ainsi qu'il donne à Die neue Zeit et au Vorwärts une collaboration épisodique qui fait de lui à cet égard un Russe privilégié.

Socialiste européen, ayant vécu à Berlin la fin de l'année 1907, il est évidemment et d'abord un familier de la social-démocratie allemande. Il en témoignera dans Ma Vie :

« Pour nous autres, Russes, la social-démocratie allemande fut la mère, l'éducatrice, le vivant modèle. Nous l'idéalisions à distance. Les noms de Bebel et de Kautsky étaient prononcés avec vénération[290]. »

Dans ces années, il a l'occasion de la connaître de plus près, de rencontrer ses dirigeants et de se familiariser avec ceux qu'il avait ainsi vénérés de loin. Il a certes relevé, comme nous l'avons noté, les tendances à ce qu'il appelle « le conservatisme propagandiste[291] » du parti allemand. Il n'en demeure pas moins, comme il le reconnaît, pour des années sous son emprise. Parvus l'a conduit chez Kautsky. Il a été ému avant cette rencontre. « Figure séduisante », le pape de la social-démocratie allemande a sans doute des aspects attachants, avec ses yeux clairs et ses cheveux gris, accueillant de quelques mots en russe son visiteur à Friedenau[292]. Mais nous n'avons pas d'appréciation contemporaine de Trotsky sur lui et l'évolution ultérieure peut avoir pesé sur ce qu'il écrit dans Ma Vie, de « l'esprit anguleux, sec, peu inventif, dénué d'intuition psychologique », de Kautsky, ses « appréciations schématiques » et ses « plaisanteries banales[293] ». En fait, Trotsky a été en bons termes avec Kautsky et le « centre » de la social-démocratie allemande au moins jusqu'en 1912 : il a été de son côté, contre Rosa Luxemburg, dans le débat sur « la grève politique de masse ». C'est Kautsky, dans cette période, qui lui ouvre, à la grande colère de Lénine, les colonnes de Die neue Zeit ou du Vorwärts.

Les relations entre les deux hommes se gâtent, ou tout au moins se refroidissent, à partir de 1912, à la fois parce que Kautsky vire à droite et parce qu'il craint d'être entraîné par Trotsky dans les querelles de l'émigration russe.

Celui-ci a eu l'honneur d'être de la dizaine d'invités réunis chez Kautsky pour célébrer le 60e anniversaire de Ledebour. A cette occasion, en 1910, il a rencontré pour la première fois le chef du Parti social-démocrate allemand, August Bebel :

« La personne de Bebel représentait la montée lente et obstinée de la classe nouvelle. Ce vieillard de sèche apparence semblait fait tout entier d'une volonté patiente, mais infrangible, toujours tendue vers un seul but[294] »

Apprenant de Dobrogeanu Gherea – le pionnier du socialisme roumain – en 1913, en gare de Ploesti, la mort de Bebel, Trotsky exprimera à haute voix son inquiétude pour l'avenir de la social-démocratie allemande[295]. Il rapporte dans Ma Vie l'épisode et un incident survenu en 1911, lors du congrès d'Iéna du Parti social-démocrate allemand. Trotsky devait intervenir à cette occasion en tant que délégué fraternel, afin de dénoncer les atrocités commises en Finlande par les troupes et la police du tsar contre travailleurs et révolutionnaires, Bebel lui avait demandé de renoncer à cette intervention en apprenant l'assassinat en Russie du Premier ministre Stolypine, tombé sous les coups d'un terroriste S.R., qui était d'ailleurs également au service de la police. Le dirigeant du parti redoutait que Trotsky fût accusé de couvrir les traces du terrorisme meurtrier : ce dernier s'était incliné, mais en serrant les dents[296].

C'est également dans la maison de Kautsky que Trotsky fait la connaissance de Rudolf Hilferding, un homme de sa génération, venu d'Autriche, qui enseigne l'économie à l'école du parti et met la dernière main à son fameux ouvrage sur Le Capital financier. Les deux hommes se tutoient, et Trotsky, vingt ans plus tard, regrettera cette familiarité dont il dit qu'il ne peut retrouver le terrain où elle se situait[297]. Le fonds Kautsky d'Amsterdam où se trouve leur correspondance de cinq ans, montre entre les deux hommes, Hilferding et lui, un réel compagnonnage intellectuel.

Il se souvient aussi d'une rencontre dans un café berlinois, où Hilferding lui fait connaître le dirigeant britannique Ramsay MacDonald. Eduard Bernstein servait d'interprète et Trotsky assure – ce qui est, après tout, bien possible – qu'il se demandait alors « seulement quel était celui des trois qui s'éloignait le plus » de ce qu'il appelait, lui, « le socialisme[298] ».

Il mentionne également, parmi ses connaissances dans la social-démocratie allemande, le favori de Bebel, Hugo Haase, « gentil et attentif dans les relations personnelles », mais « honnête médiocrité, démocrate provincial dépourvu de tempérament révolutionnaire, ainsi que de larges horizons comme théoricien[299] ». Des séances du Reichstag et même du Landtag de Prusse auxquelles il a assisté, il a rapporté des croquis des « débatteurs » du parti, Georg Ledebour – les Russes l'appellent Ledebourov –, qu'il voyait aussi au Furstenhof Café, et Adolf Hoffmann[300].

Hilferding l'a également introduit dans le petit cercle des « gauches » d'Allemagne. Il rencontre Franz Mehring[301], immergé dans ses travaux scientifiques et dont il n'a certainement pas compris alors qu'il était l'un des plus intransigeants révolutionnaires allemands. Il connaît, bien entendu, Karl Liebknecht, dont il précise que c'est depuis longtemps le cas, mais qu'il l'a en fait rarement rencontré : de toute évidence, malgré sa sympathie personnelle pour cet ami des émigrés russes, « expansif », « aisément inflammable », à demi étranger dans son propre parti, il est loin d'avoir mesuré sa personnalité ni deviné le rôle qu'il était appelé à jouer pendant et après la guerre[302].

Ses premières relations avec Rosa Luxemburg datent de 1904, et il a renoué avec elle en 1907, à son retour de déportation : elle ne l'avait pas rencontré quand elle était allée à la prison de Saint-Pétersbourg, en août 1906, visiter Parvus et Léo Deutsch. Il reconnaît que leurs rapports n'eurent rien d'intime, qu'ils ne se rencontrèrent pas beaucoup – il écrit « trop peu » et « trop rarement » – et laisse entendre qu'il ne l'a « pas suffisamment appréciée[303] ».

On peut s'en étonner : ces deux militants ont, après tout, bien des affinités, et on s'explique mal que Rosa Luxemburg au moins ne l'ait manifestement pas ressenti. Ses rares allusions à Trotsky dans sa correspondance suggèrent plutôt une défiance systématique, et ses sentiments sont parfois exprimés par des épithètes et interprétations peu élogieuses[304]...

En octobre, la police prussienne ne voulant vraiment pas de lui à Berlin, Trotsky va s'installer à Vienne avec les siens. Bien entendu, il va mieux connaître les socialistes autrichiens, les « austro-marxistes », comme on commence à dire. Il revoit Victor Adler qu'il rencontra en 1902 et 1905. Il voit en lui un homme d'une grande intuition politique, avec une capacité d'improvisation exceptionnelle et dont, selon lui, la force essentielle réside dans la profondeur de son lien avec les masses. Il devine pourtant en lui un profond scepticisme, à la fois dans son refus systématique de toute motion de principe et dans la façon dont il s'accommode du nationalisme. Il ne dissimule en tout cas pas son admiration pour cette « personnalité humaine » avec une « inépuisable générosité[305] ».

Il sympathise beaucoup avec le fils de Victor, Friedrich, alors inspirateur de la gauche du parti, qu'il voit « doté d'un tempérament révolutionnaire intransigeant[306] » et avec qui il a des liens amicaux. Julius Deutsch – que Trotsky ne mentionne pas – évoque, lui aussi, ses bonnes relations avec Trotsky et une nuit passée en 1911, pendant le congrès d'Innsbruck, à discuter de la question de l'armée avec l'Allemand Hermann Müller, qui défend contre eux une position « pacifiste », alors qu'ils se préoccupent, eux, de la « conquête de l'armée[307] ».

Des autres dirigeants autrichiens – Otto Bauer, Max Adler, Karl Renner – qu'il a souvent écoutés dans leurs discussions du samedi soir Café central, dans la Herrengasse, il écrira, vingt ans plus tard :

« C'étaient des hommes très instruits qui, dans divers domaines, en savaient plus que moi. [...] Mais bientôt des doutes me vinrent. Ces gens-là n'étaient pas des révolutionnaires[308]. »

Ce jugement est-il une reconstitution, dans les pages de Ma Vie, de ses huit années viennoises à la lumière de l'expérience austro-marxiste dans les années de révolution ? On peut le penser. Mais on peut aussi comprendre la surprise et surtout le sentiment de distance éprouvés par le jeune révolutionnaire russe – il a vingt-huit ans quand il arrive à Vienne – qui a déjà derrière lui plus de trois années de prison, deux de déportation et l'expérience unique du soviet de Pétersbourg au sommet de la vague révolutionnaire de 1905 : les hommes faits qui sont devant lui et discutent, souvent de façon académique, les questions de doctrine, ont, sans même s'en être rendu compte, rejeté dans un brumeux avenir la perspective même de la révolution et de la contrerévolution. Le malaise de Trotsky dans le milieu dirigeant austro-marxiste s'explique suffisamment par sa qualité de révolutionnaire russe.

Trotsky a déjà démontré dans son travail de critique littéraire sa capacité de comprendre un adversaire d'idées et d'émettre un jugement dépourvu d'œillères et de préjugés sectaires. Une certaine maturité lui permet désormais d'atteindre le même niveau d'analyse dans le domaine politique. C'est pendant cette période qu'il découvre littéralement Jaurès, qu'il a sous-estimé dans la chaleur de la polémique interne en 1902. Il le rencontre à plusieurs reprises dans les congrès nationaux et internationaux, va l'écouter parler à la Chambre des députés, découvre, en même temps que l'orateur, l'homme exceptionnel. Il admire la « stature morale » du politique, inspiré par « un idéalisme actif et impatient », « cet enthousiaste généreux à l'extrême », « avec quelque chose d'irrésistiblement convaincant, une sorte de sincérité athlétique infantile dans son visage, sa voix, ses gestes » : c'est, écrit-il, « la naïveté géniale de son enthousiasme qui amène Jaurès si près des masses et qui fait de lui ce qu'il est ». Après ce magnifique portrait, il hasarde une prophétie qui restera un rêve :

« Seul un aveugle rangerait Jaurès au nombre des doctrinaires du compromis politique. A cette politique, il n'a fait qu'apporter ses talents, sa passion et sa capacité d'aller jusqu'au bout, mais n'en a pas fait un catéchisme. Le moment venu, il déploiera sa grand-voile et mettra le cap sur la pleine mer[309]… »

On pourrait sans doute poursuivre assez longuement une galerie de portraits de ces socialistes d'Europe que Trotsky a côtoyés dans les réunions nationales et internationales à l'époque. Mentionnons seulement, pour mémoire, les noms de Jules Guesde et de James Keir-Hardie, de Filipo Turati comme d'Emile Vandervelde, dont il loue le raffinement du style et la perfection du geste oratoire...

Il fallait à Trotsky, pour acquérir cette « citoyenneté » européenne une liberté de mouvements que seules peuvent assurer certaines professions privilégiées. Or, à partir de 1908, il a bénéficié de la possibilité de gagner sa vie sans aliéner son indépendance. Il fut en effet contacté par le grand journal ukrainien de gauche Kievskaia Mysl pour devenir son correspondant à Vienne. A nouveau, après des années, la signature d'Antide Oto reparut au bas des chroniques qui rappellent celles de Sibérie. Il commença sa collaboration en juin 1908 par une étude bien documentée et attentive de la revue satirique munichoise Simplicissimus, dans laquelle il accordait une particulière attention aux dessins, alors renommés, de T.T. Heine[310].

Peut-être la période viennoise du séjour de Trotsky est-elle moins riche que les précédentes du point de vue de la création littéraire et de la recherche théorique. Il ne faudrait pas cependant forcer ici le trait. Après la théorie de la « révolution permanente », brillamment esquissée dans Bilan et Perspectives, il n'avait évidemment rien à ajouter avant, du moins, cette révolution dont il avait analysé les origines et dessiné les caractéristiques, au temps de la défaite de 1906. Et puis, ses travaux journalistiques de Vienne, moins apprêtés peut-être que ceux de la déportation, n'en présentaient pas moins les mêmes qualités, enrichies d'une expérience neuve et d'une maturité durement acquise.

Trotsky, par exemple, n'est pas de ceux qui, en 1909, se sont laissé emporter dans le tourbillon des discussions sur « les troubles abîmes de l'âme humaine » selon l'heureuse expression de Victor Serge, à propos de l'« affaire Azev[311] ». C'est en effet à cette époque que fut découverte l'appartenance à l'Okhrana, la police secrète du tsar, du chef de l'organisation de combat du Parti socialiste-révolutionnaire Evno Azev. Le double jeu de l'homme – simultanément policier et organisateur du terrorisme pendant des années – fut établi après qu'il eut « déjoué » nombre d'attentats, en menant d'autres à bien pour assurer sa crédibilité auprès de ses camarades ! Un des rares à ne pas perdre son sang-froid devant ce scandale énorme, Trotsky écrivait:

« Pour prolonger pendant dix-sept ans ce jeu satanique, pour tromper sans se faire prendre, il fallait un génie extraordinaire ou tout simplement un homme au mécanisme cérébral vraiment élémentaire, tout simplement stupide, menant grossièrement un jeu linéaire sans s'adapter à la psychologie d'autrui et le menant à bien précisément pour cette raison[312]. »

Il voyait dans l'affaire Azev la faillite de l'idéologie populiste incarnée dans le parti S.R., soulignait que la force d'Azev résidait dans son double appui sur des organisations bureaucratiques, le parti S.R., tout entier subordonné à son « organisation de combat », et la police politique du tsar.

De l'affaire, en tout cas, Trotsky tira des arguments nouveaux contre la méthode d'action du terrorisme individuel, qu'il condamne fermement comme un obstacle à l'organisation et à l'action de masse[313].

Des écrits de Trotsky pendant cette période, on doit retenir également l'hommage qu'il fit de Tolstoï pour son quatre-vingtième anniversaire[314]. Sans s'incliner devant ses aspects réactionnaires – particulièrement son mépris de la science et sa négation de l'Histoire –, reconnaissant les contradictions qu'il n'a pas surmontées, il salue le grand écrivain comme un vaincu qui n'a pas été brisé, célèbre son mérite d'avoir « gardé intégralement, au déclin de ses jours, le don précieux de l'indignation morale ».

En 1910, dans Sovremenny Mir, il polémique contre Max Adler sur la question de l'intelligentsia, dont il souligne qu'elle s'est peu à peu éloignée du socialisme à mesure que ce dernier gagnait les masses ouvrières. Il analyse la position d'observateurs prise par la majorité des intellectuels et, en contraste, le romantisme des secteurs étudiants qui se tournent vers les travailleurs[315].

En 1912, il revient sur la question de l'intelligentsia russe dans Kievskaia Mysl[316].Il s'efforce d'expliquer ce qu'il considère comme ses deux caractéristiques : son éloignement de la réalité et la conception messianique qu'elle a de son propre rôle. Soulignant sa tendance à se « substituer aux autres forces sociales », il lui adresse un appel qui lui paraît de circonstance : « Investissons plutôt notre amour-propre dans l'avenir que dans le passé ! »

Trotsky reconnaît volontiers que, si, « devant les leaders », il avait « la sensation d'être en présence d'étrangers », en revanche, il trouvait sans peine « une langue commune avec les ouvriers social-démocrates » qu'il rencontrait aux réunions ou à la manifestation du 1e mai[317]. Nous savons par ailleurs qu'il se plongea à Vienne dans une vie culturelle particulièrement riche en ces premières années du siècle, qu'il visita expositions et galeries d'art[318] et y contracta un penchant qu'il s'efforça de satisfaire à l'occasion de ses voyages dans d'autres capitales.

Vienne était aussi la ville du docteur Freud et le centre mondial de la psychanalyse : sans l'approfondir, Trotsky s'intéressa à ses travaux. Il connut l'un des disciples et rivaux de Freud, le docteur Alfred Adler, dont la femme, Raïssa Epstein, était une ancienne militante de Moscou. Il fut sans doute l'un des premiers marxistes à pressentir l'importance de la méthode de Freud et à entrevoir son contenu émancipateur[319].

Pendant la première année de leur séjour à Vienne, Trotsky et Natalia Ivanovna trouvent un logement dans la coquette banlieue de Hutteldorf, où va naître bientôt leur second garçon, Sergéi, qui sera pour eux Sérioja. Ils déménagent peu après pour une autre banlieue, meilleur marché, à Sievering. La famille vit, en gros, de l'activité journalistique du père. Elle ne connaît pas l'aisance, mais pas non plus le besoin, même s'il est des moments où il faut porter au Mont-de-Piété vêtements et objets usuels que l'on récupérera plus tard : c'est seulement parce que l'activité militante coûte cher. Un témoin note que leur maison est celle de pauvres :

« Son trois pièces dans un faubourg ouvrier de Vienne a moins de meubles que nécessaire pour le confort. Ses vêtements étaient trop bon marché pour qu'il apparaisse comme décent aux yeux des bourgeois de Vienne[320]. »

Fidèles aux principes déjà énoncés dans ses articles sibériens et mis en pratique en prison à Moscou, Trotsky fait sa part de travaux ménagers pour permettre à sa femme d'avoir les activités qu'elle affectionne dans le domaine artistique, et de poursuivre sa formation. Il est aussi un père attentif, s'occupant activement de ses deux garçons et veillant, dès leur entrée à l'école, sur leur travail scolaire.

Ses parents, dont l'aisance n'a cessé de croître avec le dur labeur et les années, se sont résolus à voyager pour garder le contact avec ce fils qui ne peut rentrer au pays. Ils s'entendent bien avec Aleksandra Lvovna, toujours militante, que Lev Davidovitch a d'ailleurs rencontrée à Berlin avant la révolution de 1905. Ils gardent avec eux à Yanovka, pendant quelque temps, la petite Zinaïda et l'amènent aussi quelques semaines à Vienne auprès de son père et de sa nouvelle famille. En 1910, à l'occasion d'une opération – l'ablation d'un rein – que sa mère vient subir à Berlin, ils se rencontrent de nouveau ; elle repartira mourir chez elle, quelques mois plus tard. La réconciliation avec le père et la mère, l'établissement de contacts avec ses filles, les rencontres réalisées et projetées apaisent peut-être les secousses affectives dont Trotsky n'a pu manquer de souffrir avec son emprisonnement, puis son évasion et la brutalité des séparations qui ont suivi.

La stabilité du jeune couple, plusieurs années durant, lui permet aussi de nouer des relations personnelles avec un ménage d'émigrés russes plus âgés, les Kliatchko, Semion Lvovitch et Anna Konstantinovna, militants social-démocrates expulsés de France à la demande du gouvernement tsariste et établis à Vienne depuis des années. Trotsky écrit à ce sujet, dans Ma Vie :

« Toute l'histoire de ma deuxième émigration est liée étroitement à la vie de cette famille, qui était un véritable foyer de larges intérêts politiques et, en général, de préoccupations intellectuelles, où l'on faisait de la musique, où l'on parlait quatre langues, où l'on entretenait les relations les plus variées avec des personnalités européennes. [...] Dans la famille Kliatchko, nous avons toujours trouvé de l'assistance et de l'amitié et nous avions fréquemment besoin de l'une et de l'autre[321]. »

Sémion Lvovitch mourut d'un cancer au printemps de 1914 et Anna Konstantinovna demeura jusqu'au bout l'amie fidèle.

Très vite, Trotsky devint le chef incontesté de la colonie social-démocrate de Vienne. Un témoin, peu suspect de sympathie pour lui, assure que Vienne était alors non seulement la capitale des Habsbourg, mais celle de Trotsky, qui y « régnait en monarque absolu au milieu de sa cour, et assure qu'il était idolâtré[322] ».

Bien entendu, il n'abandonne pas « le travail russe ». C'est pendant son séjour à Vienne qu'il tente de renouveler l'expérience de l'Iskra en publiant un journal qu'on fera pénétrer ensuite clandestinement. A partir d'octobre 1908, il reprend à son compte le petit journal d'un groupe menchevique ukrainien (Spilka) qui s'imprime alors à Lviv (Lemberg), la Pravda (Vérité)[323]. Transférée à Vienne en 1909, la Pravda, sous la direction de Trotsky, paraît très irrégulièrement – six numéros seulement dans les treize premiers mois. Trotsky écrit que le journal fut « tout au plus bi-mensuel », apparemment un euphémisme. Les exemplaires destinés à la diffusion clandestine pénètrent en Russie par des contrebandiers de la frontière galicienne et des marins de la mer Noire : pour un organe illégal, la diffusion est appréciable.

La Pravda se débat pourtant, tout au long de sa courte existence, avec des problèmes financiers et celui des liaisons clandestines. Trotsky et ses proches collaborateurs viennois contribuent évidemment de toutes leurs ressources personnelles : ce sont les besoins du journal qui expliquent les crises économiques aiguës de la famille Trotsky. C'est même à cause de la Pravda qu'il faut souvent revendre des livres qui viennent à peine d'être achetés. Parfois on obtient un prêt du Parti social-démocrate allemand ou lituanien, d'un groupe ou d'un autre. En 1909, Lénine, qui dispose de fonds importants, accepte le principe d'une subvention du comité central, où les bolcheviks sont en majorité, mais exige la présence au comité de rédaction d'un de ses représentants, ce que Trotsky refuse comme une atteinte à son indépendance.

La rédaction de la Pravda résulte dans sa composition de l'inégalité la répartition des réfugiés russes dans les capitales européennes. Un seul de ses collaborateurs est déjà connu dans l'émigration à cause son érudition : c'est Riazanov, spécialiste de Marx, lui aussi farouche partisan de sa propre indépendance vis-à-vis des bolcheviks comme des mencheviks, et qui fréquente assidûment la maison Trotsky, où le jeune Ljova prend sa calvitie pour le canon de la beauté masculine. Les autres collaborateurs sont des inconnus à l'époque : un homonyme de Trotsky, S.L. Bronstein, connu sous le nom de Semkovsky, le secrétaire de rédaction M.I. Skobelev, fils d'un magnat du pétrole de Bakou, Victor Kopp, un peu plus âgé qu'eux, qui ne sort de Russie qu'en 1909. Il semble que la diffusion clandestine de la Pravda au pays relevait de la responsabilité d'A.A. Joffé et de M.S. Ouritsky, que Trotsky connaissait depuis sa première déportation sur les bords de la Léna et qui s'était couvert de gloire en 1906 au cours du soulèvement des ouvriers de Krasnoiarsk[324].

De toute l'équipe rédactionnelle et militante de la Pravda, le plus important, pour Trotsky, est sans aucun doute Adolf Abramovitch Joffé. Il est né dans une riche famille caraïte, a fait des études de droit, puis de médecine. Militant du parti depuis 1903, avec des activités clandestines en Crimée et déjà des années d'exil à Berlin, puis à Zürich, gravement malade nerveusement, secoué périodiquement par de terribles dépressions, il est venu à Vienne poursuivre ses études médicales tout en suivant un traitement psychanalytique avec Alfred Adler, qu'il a mis en contact avec Trotsky. C'est lui qui l'a intéressé à la psychanalyse, tout en devenant son collaborateur le plus proche, en même temps qu'un véritable ami. Trotsky parle avec beaucoup d'affection, dans Ma Vie, de cet homme gravement malade, « au courage merveilleux », « d'une grande douceur personnelle et d'un dévouement à la cause que rien ne pouvait ébranler », souligne « son dévouement dans l'amitié et sa fidélité aux idées », indique qu'il était « bon orateur, réfléchi et prenant à l'âme » et qu'il avait la même valeur comme écrivain, qu'il apportait à tout ce qu'il faisait un soin méticuleux[325]. Il effectue en 1910 une tournée en Russie pour mieux assurer les circuits de la Pravda ; il recommence en 1912 et se fait prendre, cette fois, retournant en Sibérie pour une déportation « perpétuelle ». Le lien d'amitié avec Joffé, noué à Vienne, durera, comme celui que le couple a noué avec les Kliatchko, jusqu'à la mort – le suicide de Joffé en 1927.

L'historien Leonard Schapiro a souligné le contraste entre la Pravda de Vienne et les organes des autres fractions :

« La Pravda évitait toute polémique vive. Dans son effort pour amener l'unité du parti, elle se consacrait au problème général des ouvriers et de la social-démocratie et essayait de trouver un terrain commun entre bolcheviks et mencheviks. La Pravda gagna une réelle popularité parmi ses lecteurs ouvriers pour qui l'unité entre ses dirigeants, en tout temps, semblait un objectif évidemment souhaitable. Mais elle était l'objet d'attaques constantes des journaux contrôlés par Lénine, puisque les objectifs de Lénine excluaient tout compromis avec les mencheviks en tant que fraction[326]. »

En fait, la position des partisans de la « conciliation » et de Trotsky au premier chef est particulièrement difficile. Elle peut leur donner éventuellement de spectaculaires succès, mais ils demeurent fragiles dans la mesure où celui qui se veut au-dessus des fractions court le risque permanent de les réunir contre lui et que, dans ce domaine, la Roche Tarpéienne est près du Capitole...

Dans son premier éditorial, Trotsky affirma que la Pravda avait pour tâche « pas de diriger, mais de servir, pas de scissionner, mais d'unifier[327] » . Il répète comme un acte de foi que les divergences entre fractions ne peuvent empêcher l'existence d'un parti unifié, commandé par l'unité de la lutte des classes. Son journal est certainement l'un des meilleurs, marqué du souci d'être compris par les lecteurs ouvriers. Les phrases sont courtes, les paragraphes aussi et il n'y a pas de pages massives. On traduit les mots étrangers, on souligne, on emploie les italiques. On s'adresse directement aux lecteurs. Les articles, en forme de rapports plus que d'appels pompeux, témoignent en général d'une grande connaissance des conditions concrètes, qui séduit le lecteur. La rubrique internationale est riche et vivante. Le tiers du journal, enfin, est réservé aux lettres des lecteurs de Russie. A certains égards, la Pravda, réussite en tant que journal ouvrier, apparaît longtemps comme un modèle, même à ceux qui la jalousent[328].

Au début de 1910, il semble bien que, dans l'atonie générale et l'affaiblissement de tous les groupes, la corde de l'unité apparaisse comme la plus sensible au cœur des émigrés et que Trotsky soit tout près de l'emporter. Un plénum du parti, tenu à Paris au café d'Harcourt du 15 janvier au 5 février 1910, semble consacrer totalement la victoire des conciliateurs et la réconciliation générale qu'il a défendue : il le qualifie, sur le coup, de « plus grand événement de toute l'histoire de la social-démocratie[329] ».

L'accord prévoit que les deux fractions s'engagent à éliminer chacune leurs extrémistes, à se dissoudre et à fusionner, suspendant leurs journaux respectifs, réunissant leurs ressources financières dans un fond placé sous la responsabilité de trois militants allemands, Kautsky, Mehring et Clara Zetkin. Le plénum a rendu hommage à la Pravda et aux services qu'elle a rendus au parti et décidé de la soutenir tant politiquement que financièrement, en lui promettant un versement mensuel de 150 roubles. L. B. Kamenev, beau-frère de Trotsky – mari de sa sœur Olga – et proche collaborateur de Lénine, est délégué à Vienne auprès de la Pravda pour assurer la liaison entre le comité central et la rédaction.

Cette lune de miel est de brève durée. Les premiers, les mencheviks violent l'accord, en refusant de dissoudre leur propre fraction et de désavouer les « liquidateurs» qui contrôlent en fait leur secteur russe, alors que Lénine, lui, remplit sa part du contrat en excluant de ses rangs ses propres gauchistes, « otzovistes » et « ultimatistes[Note du Trad 10] ».

Pourquoi Trotsky se solidarise-t-il des mencheviks en semblant partager leurs réactions qui sapent sa propre victoire ? Il assure qu'il ne faut pas exclure les liquidateurs dans la mesure où les oppositions sont un phénomène sain, nécessaire dans un parti. Mais les bolcheviks s'indignent et dénoncent à la fois son « double jeu » et sa « trahison » des accords de janvier.

A l'été en tout cas, la rupture est totale. La guerre fractionnelle a repris sur tous les fronts. Trotsky a réclamé à cor et à cri le remplacement de Kamenev, qui est finalement parti en claquant les portes de la rédaction de la Pravda. Jouant sur les militants de la Russie même, Trotsky dénonce maintenant avec fracas ce qu'il appelle « la conspiration de la clique émigrée » contre le parti. Sollicité par Kautsky de présenter au lecteur allemand une analyse sérieuse de la situation dans le parti russe, il donne à la presse social-démocrate allemande des articles où il porte au grand jour la polémique interne entre socialistes russes assurant, de façon très provocante, qu'aucun dirigeant de l'émigration ne peut sérieusement se targuer de représenter réellement le mouvement de Russie même, hostile à leurs intrigues et partisan de l'unité.

L'affaire rebondit au congrès de l'Internationale à Copenhague, en octobre 1910. Kautsky a demandé un article à Trotsky sur cette question, Lénine et le Polonais Warski ont protesté. Lénine télégraphie à Trotsky pour qu'il renonce à son article. Celui-ci publié dans le Vorwärts du 28 août[330], c'est au tour de Rosa Luxemburg de protester avec véhémence. Trotsky récidive dans Die neue Zeit du 9 septembre[331]; Lénine, Warski et Plékhanov rejoignent alors Rosa Luxemburg dans une contre-offensive menée à Copenhague.

Trotsky raconte qu'il dut comparaître devant une sorte de tribunal formé de tous les délégués russes présents et qu'il dut exiger la lecture de son article – que personne ne connaissait – malgré les protestations de Zinoviev qui aurait assuré qu'on pouvait condamner cet article sans l'avoir lu. Finalement, le texte fut traduit en russe par Riazanov, et il semble qu'il parut alors moins épouvantable qu'on ne l'avait dit au premier abord dans les couloirs, et la délégation russe rejeta la motion de blâme présentée par Plékhanov et combattue par Lounatcharsky et Riazanov[332].

Alors que Lénine et Plékhanov refusent de donner les conférences qu'on leur demande, Trotsky accepte de se rendre à l'école du P.O.S.D.R. organisée à Bologne par Lounatcharsky sur une base en principe inter-fractionnelle (novembre 1910-mars 1911). Les rapports avec les bolcheviks ne s'en trouvent pas améliorés : le fonctionnement de l'école est, dit-on, assuré grâce à l'argent d'une « expropriation » réalisée par l'un des leurs et ainsi « détournée »...

C'est que les rapports ne cessent de s'envenimer autour de la question des finances du parti russe, les sommes en provenance des expropriations et un gros héritage que les bolcheviks ont réussi à capter. Trotsky, de concert avec Akselrod, fait une démarche auprès de Kautsky pour obtenir le partage de ce trésor dont sa Pravda aurait tant besoin. En juillet 1911, dans une lettre à Luise Kautsky, Rosa Luxemburg s'indigne du « délire » qui prévaut chez les mencheviks – au nombre desquels elle range Trotsky – à ce sujet :

« Le bon Trotsky se révèle de plus en plus comme un fâcheux, Avant même que la commission technique ait conquis sur Lénine la liberté financière pour donner éventuellement des fonds à la Pravda, Trotsky, dans ce journal, se déchaîne le plus grossièrement du monde, […] Il insulte directement les bolcheviks et les Polonais comme " semeurs de division dans le Parti ", mais ne trouve pas une syllabe pour condamner le pamphlet de Martov contre Lénine qui dépasse en ignominie ce qui a jamais existé et tend visiblement à une scission[333]… »

Il semble bien, en réalité, que Rosa Luxemburg n'ait pas réalisé alors que Lénine, comme Martov et contre lui, s'était engagé lui aussi dans la voie de la scission. Convaincu en effet que la phase de réaction est en train de se clore et que le mouvement ouvrier russe renaît avec ne génération nouvelle qui afflue dans les organisations, légales ou illégales, et apprend de nouveau le mot de grève, il a décidé de prendre de vitesse ses adversaires et de s'approprier le label du parti. Le « comité d'organisation » du parti, qu'il contrôle – et qui jouit, selon Trotsky, du soutien d'environ un cinquième des organisations du parti en Russie – convoque les partis social-démocrates nationaux et un certain nombre de groupes – les liquidateurs exceptés – à une conférence qui va se tenir à Prague le 18 janvier 1912. Une dizaine des comités locaux vont être présents, avec quatorze délégués, dont douze bolcheviks et deux « mencheviks du parti », du groupe Plékhanov, qui, personnellement, s'est tenu à l'écart[334].

La « conférence de Prague » se proclame représentante du parti tout entier, adopte des résolutions, revendique pour sa propre caisse la totalité des sommes confiées aux mandataires allemands, proclame les liquidateurs « en dehors du parti » et élit un comité central formé de partisans déterminés de Lénine[335]. Ces résultats constituent un coup direct aux plans de réunification de Trotsky, et de la Pravda, qui, depuis des mois projetaient la réunion du parti dans une conférence de ce type, d'où auraient été exclus les seuls « liquidateurs ». Pris de vitesse, ils s'efforcent pourtant de rattraper la chose : tel est le sens, vraisemblablement, de la décision, prise à Paris le 12 mars 1912, de convoquer une conférence générale, lors d'une réunion à laquelle prennent part les mencheviks, le Bund, la Pravda, le groupe Vpériod des gauchistes exclus de la fraction bolchevique et le groupe des conciliateurs qui s'intitulent eux-mêmes « bolcheviks du parti[336] ».

C'est là l'origine de la conférence de Vienne, du 25 août au 2 septembre 1912, organisée par Trotsky et popularisée par la Pravda. Dans l'esprit de Trotsky, ce devrait être l'unification générale, la réunification du parti. En fait, le refus des bolcheviks réduit les participants à un bloc contre eux, qu'ils baptiseront le « bloc d'août ». Les social-démocrates polonais et Plékhanov se sont également abstenus de paraître. Trotsky, qui préside, se heurte à plus d'une reprise aux efforts de scissionnistes conscients : d'une part, un délégué bolchevique de Russie, en réalité agent de l'Okhrana, dont la mission est de pousser à la scission, et d'autre part Grigori Aleksinsky, port-eparole du groupe Vpériod, et Martov, bouillant dans sa polémique contre les bolcheviks. Sous l'influence de Trotsky, la conférence s'intitule prudemment « conférence des organisations du P.O.S.D.R. » et se contente d'un « comité d'organisation » chargé de diriger le travail en Russie même. Mais cela n'empêche pas que la scission soit consommée[337].

Quelques mois plus tard, les deux organisations ont chacune en Russie leur organe de presse et s'affrontent publiquement. Les mencheviks publient Loutch et les bolcheviks, à la grande indignation de Trotsky, lui prennent le titre de Pravda.Jamais sans doute les rapports n'ont été aussi mauvais entre Lénine et Trotsky. Les injures volent. Le 23 février 1913, Trotsky écrit au menchevik géorgien Tchkheidzé une lettre dans laquelle il assure que « le léninisme est bâti sur le mensonge et sur le faux » et qu'il porte en lui « les germes vénéneux de sa décomposition[338] ». Ce banal épisode de la lutte fractionnelle jouera plus tard un rôle disproportionné à son importance historique réelle...

En fait, le retour de Trotsky dans l'arène fractionnelle s'est révélé particulièrement malheureux. Indépendamment de ses intentions, voire de ses précautions, les positions qu'il a prises après la conférence de Prague et son rôle dans la constitution du bloc d'août l'ont fait apparaître, à son corps défendant, comme l'âme d'une coalition générale contre les bolcheviks et un soutien indirect des « liquidateurs ».

Déjà, au lendemain de la publication, dans le Vorwärts, du compte rendu de la conférence de Prague, émanant de Lénine, et d'un commentaire plutôt acerbe de Trotsky, Rosa Luxemburg avait envoyé au nom de son parti, le S.D.K.P.i.L. (parti social-démocrate du royaume de Pologne et de Lituanie), une mise au point que le Vorwärts du 30 mars 1912 reproduit. Il condamne « la démarche fractionnelle de Lénine dans cette conférence » et le « caractère unilatéral» de l'article de Trotsky, reprochant en particulier à ce dernier d'avoir « stigmatisé les tendances scissionnistes de gauche venant du groupe de Lénine », tout en gardant le silence sur « l'activité scissionniste de droite venant des liquidateurs ». Rosa Luxemburg renvoie ainsi dos à dos tant « la politique insensée du coup de poing », pratiquée, selon elle, par Lénine, que la politique de Trotsky, qu'elle définit comme « le soutien des éléments opportunistes qui contribuent à décomposer le mouvement dans le prétendu intérêt de la tolérance[339] ».

Tout semble indiquer que Trotsky prit conscience qu'il s'était fourvoyé et se trouvait dans une impasse. Il écrit à ce sujet :

« Je me trouvai formellement engagé dans un " bloc " avec les mencheviks et certains groupes de bolcheviks dissidents, Ce bloc n'avait pas de base politique : sur toutes les questions essentielles, j'étais en désaccord avec les mencheviks, la lutte contre eux reprit dès le lendemain de la clôture de la conférence, Quotidiennement, de graves conflits surgissaient, provoqués par la profonde opposition des deux tendances : celle de la révolution sociale et celle du réformisme démocratique[340] »

On comprend, dans ces conditions, qu'il ait accepté l'offre de Kievskaia Mysl de partir comme correspondant de guerre dans les Balkans. il écrira plus tard qu'il éprouvait alors le besoin « de s'arracher pour quelque temps aux affaires de l'émigration russe» : depuis le mois l'avril, la Pravda, trop identifiée au bloc d'août, avait cessé de paraître.

Il n'est pas question de mettre en doute l'affirmation de Trotsky selon laquelle cette expérience de la guerre fut pour lui riche d'enseignements. Mais on peut aussi se demander si, dans cette circonstance au moins, il n'a pas, pour une fois, résolu par la fuite la position d'impasse totale dans laquelle il s'était enfermé au cœur de la lutte fractionnelle, pour avoir précisément voulu se situer au-dessus des fractions.

Le recueil des articles de Trotsky sur les deux guerres des Balkans couvre presque une année[341]; certaines chroniques ont été écrites de Vienne entre les deux guerres. Il connaissait un peu la péninsule, y ayant fait, de Vienne, de brefs séjours depuis 1910, notamment à Sofia et Belgrade. En revanche, au début de ce siècle que beaucoup devaient vivre comme l'ère des guerres et des révolutions, le jeune révolutionnaire, comme la plupart des hommes de sa génération, n'avait jamais vu la guerre.

Il fut bouleversé par la découverte qu'il en fit, l'évidence concrétisée de l'idée, jusque-là abstraite pour lui, selon laquelle l'humanité n'était pas encore sortie de sa barbarie primitive. Tenu à l'écart des opérations militaires proprement dites et du front, il circule cependant beaucoup et rencontre beaucoup de monde. Il interroge combattants et prisonniers dans les hôpitaux et les camps, interviewe les hommes politiques dans leurs palais et, sur un fond sanglant de combats et de massacres, décrit remarquablement les lambris des capitales et la lèpre des faubourgs, le cynisme des grands et l'angoisse des humbles. Passionné pour ce métier qu'il fait avec conscience, il plaide ardemment pour le devoir de dire la vérité et rien que la vérité, ruse et ferraille avec les censeurs, notamment bulgares.

Dans les premières semaines de la guerre, ce militant sensible à la question nationale a ressenti la haine universelle contre le Turc oppresseur. Dénonçant comme le principal danger pour cette région d'Europe une intervention de grandes puissances et notamment de la Russie, sous le drapeau du pan-slavisme, il insiste pour la reconnaissance du droit des peuples des Balkans à régler seuls les problèmes des Balkans. Il illustre la « question nationale » par de remarquables pages consacrées aux problèmes macédonien et arménien. Il pense que l'unique solution est un Etat unique, une fédération de toutes les nationalités balkaniques.

Bientôt pourtant, il est écœuré et, pourrait-on dire, submergé par les flots du chauvinisme niais et brutal, la sauvagerie des atrocités déchaînées par les armées « slaves et chrétiennes » contre les populations turques, voire simplement musulmanes, la grossièreté des mensonges officiels, l'ampleur de la corruption, la haine et la mauvaise foi de la propagande officielle et le soutien qu'apportent aux Bulgares, dans cette voie, les « pan-slavistes » de Russie. Il saisit l'occasion d'une visite de Milioukov pour adresser à ce dirigeant des Cadets une « lettre ouverte » – la seconde – qui ouvre dans la presse russe la polémique sur les atrocités contre les Turcs jusque-là soigneusement occultées[342].

Au cours de la seconde guerre balkanique, il donne une description absolument saisissante des ravages causés par les vainqueurs et fait une remarquable étude de la Roumanie[343]. Il a visité la Dobroudja, récemment annexée, pillée par les soldats, ravagée par le choléra. Il rapporte aussi un lien personnel et un excellent reportage sur le père du socialisme en Roumanie, Dobrogeanu Gherea, qu'il a passé des heures à écouter dans son restaurant de Ploesti[344].

C'est accompagné de Khristian Rakovsky qu'il a parcouru la Dobroudja. Au cours de ce séjour en Roumanie de 1913 en effet, se consolide avec le militant balkanique cosmopolite une relation personnelle remontant à 1903, qui devient une authentique amitié. « L'ami docteur », qu'il cite dans ses articles, est sans doute l'un des plus internationaux des militants social-démocrates d'Europe, plus citoyen d'Europe que Trotsky lui-même : il a notamment milité à l'intérieur des partis socialistes bulgare, russe, français et roumain dont il est le fondateur. Figure familière et estimée des congrès internationaux, il est lié à Plékhanov, à Wilhelm et Karl Liebknecht, à Jaurès comme à Guesde. Il a organisé l'accueil en Roumanie et la solidarité avec les mutins du cuirassé Potemkine. Entre 1907 et 1913, expulsé de Roumanie comme « étranger », alors qu'il y a fait son service militaire comme citoyen, il s'est trouvé au centre d'une bataille acharnée pour les droits de l'homme et est devenu un vrai symbole[345]. Ce combattant est un homme de charme et de culture. Autrefois, dans le parti bulgare, il s'est trouvé dans les rangs des « étroits », eux-mêmes proches des bolcheviks. Un peu plus âgé que Trotsky, il refuse, lui aussi, de prendre parti dans la lutte entre fractions russes et n'est nullement tenté par ce que Trotsky appellera plus tard « la logique nationale du bolchevisme ». Comme le signale, en 1988, Arkadi Vaksberg à Moscou, il a consacré au mouvement ouvrier la fortune héritée de son père[346].

Bien entendu, le conflit des Balkans concrétise et rend plus menaçante encore aux yeux de Trotsky la guerre européenne dont il pourrait bien être signe avant-coureur ou occasion. La guerre, pour lui, n'est plus une abstraction, et la guerre généralisée en Europe menace à court terme, comme il le rappelle fréquemment. Malgré sa perspicacité et sa force exceptionnelle de pénétration, il est loin cependant d'en avoir prévu et même envisagé tous les aspects, en particulier les implications politiques. Il écrit dans Loutch, le 15 mars 1912 :

« On pourrait vraiment être plongé dans le désespoir par le spectacle de toute cette folie sanglante s'il n'y avait à côté d'elle cette réalisation d'une grande œuvre de raison et d'humanité – le travail de la social-démocratie internationale[347]. »

Les pieds englués dans la boue et le sang des guerres balkaniques, il salue les voix des social-démocrates serbes et bulgares qui refusent les crédits militaires : ce sont eux, assure-t-il, plus que les gueules meurtrières des canons, qui dictent en définitive l'avenir des peuples balkaniques. Il parle avec confiance de l'action contre la guerre, des campagnes menées par les partis en France, en Allemagne, en Autriche.

La lecture de ses textes de correspondant de guerre l'atteste : aucun autre socialiste européen n'a senti comme lui la proximité de la guerre européenne, en gestation sous ses yeux. Cependant, malgré les réserves qu'il a pu formuler dans le passé sur les faiblesses de tel ou tel parti ou courant de l'Internationale, rien n'indique qu'il ait pu un instant soupçonner, voire envisager, ce qui allait être le corollaire de la guerre, l'effondrement de l'Internationale.

Au début de 1914, le mouvement ouvrier russe s'est ranimé, une presse légale, Pravda des bolcheviks, Loutch pour les mencheviks, s'est développée, portant la polémique au grand jour. En février, Trotsky revient sur la scène russe, avec Borba dont la plate-forme est unitaire et non fractionnelle. Lénine triomphe dans un premier temps : la preuve est faite que le « bloc d'août » a éclaté ; puis il s'inquiète et accuse Trotsky de préconiser avant tout l'unité avec les liquidateurs. Il ne semble pas que Trotsky lui ait répondu. Mais le mouvement ouvrier qui culmine en juillet 1914, avec grèves et manifestations de rue, est brutalement interrompu par la déclaration de guerre et la répression. L'éphémère existence de Borba – huit numéros, dont trois saisis, entre février et juillet – aura permis de regrouper les camarades d'idées de Trotsky, que l'on retrouvera en 1917 dans l'organisation appelée à Pétrograd Mejraionka – l'organisation inter-rayons.

Mais elle n'aura pas provoqué de rapprochement entre Trotsky et Lénine. Au contraire.

IX. La guerre et l'Internationale[modifier le wikicode]

Les 16 et 17 juillet se tient à Bruxelles, à l'appel du Bureau socialiste international, une « conférence d'unification » des social-démocrates russes qui n'aboutit à aucune décision concrète : les bolcheviks sont intransigeants, et Lénine délibérément absent. Trotsky, venu de Vienne, loge au petit hôtel Waterloo.[348]

Le spectacle de la procession pour la commémoration de l'indépendance belge, mélange « de bondieuserie et de charlatanisme », lui inspire des réflexions moroses sur la lenteur avec laquelle l'humanité s'arrache « aux ténèbres de la barbarie[349] ».

Quand il retrouve les siens à Vienne, la barbarie a progressé, et la capitale autrichienne est déjà au centre de la crise internationale. Le 28 juin, l'archiduc autrichien François-Ferdinand a été assassiné à Sarajevo. Le 23 juillet, le gouvernement autrichien adresse un ultimatum à la Serbie et, le 28, lui déclare la guerre. Jean Jaurès est assassiné le 31, et Trotsky note que sa mort « restera le fait le plus tragique de ce mois d'août, ce mois le plus horrible de l'histoire de l'humanité[350] ».

Le 2 août, c'est la déclaration de guerre de l'Allemagne à la Russie. La plupart des Russes de Vienne sont déjà partis ou vont le faire, s'ils ne veulent pas être internés pour la durée de la guerre en tant que citoyens d'un pays ennemi. Coupé de la Russie et des journaux qui l'emploient, Trotsky s'adresse à Friedrich Adler[351], lui demande 300 couronnes pour quitter Vienne avec sa famille. Au matin du 3 août, il est au local du Parti social-démocrate pour consulter ses camarades sur la conduite à tenir. Victor Adler l'emmène chez le chef de la police politique qui confirme que, le lendemain, tous les ressortissants russes et serbes vont être internés et conseille à Trotsky de partir le jour même.

Trois heures plus tard, la famille Trotsky est dans le train qui se dirige vers Zürich. Trotsky a laissé à Vienne ses livres, ses archives, des travaux inachevés[352][Note du Trad 11].

C'est en Suisse qu'il apprend le vote des crédits militaires par les social-démocrates au Reichstag. Il en dira plus tard que ses impressions de Vienne l'avaient préparé au pire, sans pour autant nier le caractère tragique du choc ainsi reçu. Il note dans son Journal : « Il s'agit du naufrage de l'Internationale en cette époque de responsabilités[353]

La Suisse devient en quelques jours l'un des refuges européens des militants d'Europe centrale et orientale qui fuient les camps d'internement : les socialistes suisses organisent solidarité et accueil matériel. De ses rencontres avec d'autres militants, il retiendra, dans Ma Vie, celles qu'il eut avec Radek qu'il connaissait très peu et qui venait d'arriver d'Allemagne. D'accord avec la critique féroce que fait ce dernier des dirigeants socialistes allemands, il constate à sa grande surprise que Radek ne croit pas à la révolution prolétarienne dans un avenir proche, fût-ce à l'occasion de cette guerre qui éclate[354].

Telle n'est pas son opinion à lui, et il le fait savoir d'une façon qui retentit bientôt au sein du parti suisse. Dès le mois d'août, il intervient, lors d'une réunion à l'Union ouvrière Eintracht, pour proposer l'élaboration d'un manifeste « contre la guerre et le social-patriotisme ». En septembre, il débat avec le professeur Ragaz des problèmes de tactique dans le même cadre, et Fritz Brupbacher relève :

« Avec l'arrivée de Trotsky à Zurich, la vie revint dans le mouvement ouvrier ou au moins dans une partie. Il apportait la conviction [...] que la révolution allait naître de la guerre[355]… »

D'intéressantes notations de son Journal montrent qu'il recherchait passionnément les indices d'oppositions à l'intérieur de la social-démocratie à la politique de trahison des chefs. Après avoir lu soigneusement la collection du Vorwärts du 29 juillet au 5 août 1914, il note le 15 qu'il est évident que les explications officielles du vote des crédits ne sont approuvées ni par le parti tout entier ni même par le Vorwärts. Devinant juste, il ajoute :

« Il n'y a aucun doute sur le fait que subsiste une minorité d'opposants au vote des crédits. Il y a encore moins de doute sur le fait que, du noyau du parti, des protestations s'élèveront, dès que l'occasion s'en présentera[356]. »

Il s'interroge également, toujours dans son Journal, sur une rumeur en circulation à Zürich : une manifestation à Berlin contre l'exécution de Liebknecht, la mort de Rosa Luxemburg dans la répression. Peu convaincu de la véracité du bruit, il ne doute pourtant pas un instant de la possibilité de voir Liebknecht et Luxemburg tomber « pour sauver la dignité et l'honneur de la social-démocratie allemande ». C'est quelques jours après qu'il apprend, du vétéran allemand Molkenbuhr, la vérité sur le vote dans la fraction parlementaire[357].

Envoyé par ses nouveaux amis zurichois à la conférence nationale du Parti socialiste suisse, il y constate que le fossé « se creuse irrémédiablement entre les nationalistes et les internationalistes », y compris dans le parti de ce pays neutre[358]. Il est, pour sa part, décidé à y contribuer, et, le 7 octobre, dans un exposé de plusieurs heures, présente le texte du « manifeste » dont Ragaz va l'aider à faire la brochure La Guerre et l'Internationale[359].

Partant de la situation dans les Balkans où, selon lui, le prolétariat doit présenter son propre programme contre l'appétit de conquête du tsarisme et le conservatisme apeuré des partisans austro-hongrois du statu quo, il entreprend la destruction, pour un lecteur allemand ou germanophone, des arguments invoqués pour justifier l'appui des socialistes allemands à la guerre. Il réfute, par des exemples empruntés à leur propre presse, ceux des social-démocrates allemands qui veulent « faire la guerre au tsarisme ». Il dénonce le mensonge des politiciens qui cachent que la victoire allemande sur la France serait avant tout celle « de l'Etat féodo-monarchiste sur l'Etat démocratique-républicain », la vérité étant que l'impérialisme allemand se bat contre la Grande-Bretagne pour une hégémonie mondiale. Il ironise amèrement sur le vote par les députés socialistes de crédits militaires pour une guerre « défensive », qui a servi d'entrée à réduire la Belgique en esclavage. Le crime majeur, à ses yeux, est la destruction de l'Internationale, « seule force capable de proposer un programme d'indépendance nationale et de démocratie en opposition à la baïonnette[360] ».

Il oppose l'opportunisme des appareils dirigeants du mouvement socialiste au caractère révolutionnaire de l'époque historique. Il souligne combien il est vain de partager et de repartager le monde : la seule question posée par la guerre est: « Guerre permanente ou Révolution permanente. » Il conclut :

« Nous sommes déjà nombreux, plus qu'il n'y paraît. Demain nous serons plus nombreux qu'aujourd'hui, Et après-demain, des millions se dresseront sous notre drapeau, des millions qui, même maintenant, soixante-sept ans après le Manifeste communiste, n'ont rien à perdre que leurs chaînes[361]. »

La préface de l'auteur caractérise la guerre comme la révolte des forces de production contre la forme politique de la nation et de l'Etat et montre qu'elle indique la voie au prolétariat pour sortir de l'impasse par la révolution. Prenant acte de l'effondrement de l'Internationale, de la richesse de ses acquis, elle assure que « l'époque noue enseignera au prolétariat à combiner les vieilles armes de la critique avec la nouvelle critique des armes ». Elle se termine par cette affirmation :

« Le livre tout entier, de la première à la dernière page, a été écrit avec à l'esprit constamment l'idée de la Nouvelle Internationale, cette Nouvelle Internationale qui doit sortir du cataclysme mondial actuel, l'Internationale du dernier conflit et de la victoire finale[362]. »

Le séjour de Trotsky en Suisse ne va pas se prolonger. La Kievskaya Mysl lui demande d'être son correspondant à Paris. La proposition est tentante à tous égards. Elle assure la subsistance matérielle, elle ouvre aussi des portes pour l'action : il existe à Paris un petit quotidien russe dont l'orientation internationaliste ouvre des possibilités d'expression et d'action. Paris, enfin, n'est pas la Suisse, et le Parti socialiste français est une arène autrement significative et prometteuse que le parti suisse, même si Trotsky est décidé à ne pas le joindre formellement.

Laissant temporairement Natalia Ivanovna et les deux garçons à Zürich, il décide donc d'accepter la proposition du journal de Kiev. Il passe la frontière française le 19 novembre 1914 et s'installe à Paris, à proximité de Montparnasse, à l'hôtel d'Odessa, dans la rue du même nom, ce quartier qu'il considère comme le sien depuis ses premiers jours et qui est celui de l'émigration russe. La Kievskaya Mysl ne lui demande pas d'accompagner les armées et de monter au front : les correspondants de guerre accrédités n'y sont pas autorisés. Son travail consiste donc à accommoder les communiqués officiels et, comme pendant les guerres des Balkans, à interroger, quand c'est possible, témoins et acteurs. Il commence par un voyage dans le Midi, à Marseille, qu'il prolonge en poussant jusqu'à Menton, continue dans le Nord, à Boulogne, puis Calais, rencontrant des soldats britanniques et belges, écoutant les récits dépouillés ou mensongers et les couplets héroïques autant qu'artificiels qu'inspire la propagande officielle[363].

Pourtant son métier de correspondant de presse ne l'accapare pas, d'autant que son employeur cède doucement aux pressions des autorités et de la censure et le dispense dans la pratique du devoir d'écrire des articles sérieux qui n'ont aucune chance de voir le jour. Il peut se consacrer en très grande partie à son travail pour la presse émigrée et, après quelques mois, au travail en direction des militants français.

Le journal Golos (La Voix) a été fondé au moment de la grande offensive allemande contre Paris, à la veille de la bataille de la Marne. Ce quotidien minuscule –quatre au plus, et souvent deux pages seulement, hachurées des blancs imposés par la censure – avait l'ambition de servir de point de ralliement aux quelques milliers d'émigrés russes en France et de les aider à conserver dans la tourmente leur état d'esprit internationaliste. Il allait y réussir au-delà de toute espérance, devenant l'un des organes européens de l'opposition internationaliste sous son second nom – il en aurait d'autres – de Naché Slovo (Notre Parole), après son interdiction en janvier 1915. On peut imaginer qu'un quotidien, même aussi petit, ne vivait pas sans problèmes. Trotsky raconte :

« Au moment de lancer les premiers numéros, la " caisse " des éditeurs contenait tout juste trente francs. Pas un homme de " bon sens " n'aurait pu croire que l'on parviendrait à publier un quotidien avec ce capital social. Et en effet, au moins une fois par semaine, le journal, bien que ses rédacteurs et collaborateurs travaillassent gratuitement, passait par une crise à laquelle, semblait-il, on ne trouverait pas d'issue. On en trouvait cependant. Dévoués à leur journal, les typos enduraient famine : les rédacteurs couraient la ville à la recherche de quelques dizaines de francs, et le numéro suivant sortait à son heure[364]. »

Ses deux fondateurs, V.A.Antonov-Ovseenko et D.Z. Manouilsky, étaient des militants déjà relativement anciens, mais peu connus. Le premier, jeune officier menchevique, avait participé avec ses hommes en 1905 à une mutinerie qui lui avait valu d'être condamné à mort. Gracié, il s'était évadé du bagne en 1907, avait fixé sa résidence en France en 1910. Trotsky témoigne à son sujet :

« Le journal reposa entièrement sur les épaules d'Antonov. Et ce n'est pas seulement une figure de rhétorique : non seulement il écrivait des articles, tenait la chronique quotidienne sur la guerre, traduisait les télégrammes et effectuait les corrections, mais encore il emportait " sur ses épaules " des ballots entiers des éditions imprimées. Ajoutez à cela qu'il organisait des concerts, des spectacles, des soirées au bénéfice du journal et acceptait toutes sortes de dons destinés à une loterie[365]. »

D.Z. Manouilsky joue un rôle nettement moins important : cet ancien étudiant en Sorbonne doit partir très tôt soigner une tuberculose en Suisse et devra, une fois de retour, se ménager[366].

Dès ses premiers numéros, Golos a trouvé un collaborateur de marque avec Martov. Le dirigeant historique des mencheviks ne s'est pas laissé emporter par la vague de social-patriotisme d'août 1914 et va tout de suite appeler à élever « un cri de protestation de la conscience socialiste contre la falsification de nos enseignements et contre la capitulation de nos représentants et dirigeants officiels[367] ». La remise en question qu'il effectue est si profonde qu'il écrit même à Akselrod, le 14 octobre 1914, qu'une entente serait possible avec Lénine, lequel, « selon toute apparence, se prépare à agir en militant contre l'opportunisme dans l'Internationale[368] ». Lénine, de son côté, reconnaît que Martov agit exactement comme doit le faire un social-démocrate. La perspective de réunification du parti qu'ouvre la collaboration de Martov à Naché Slovo est-elle un facteur de nature à réjouir Trotsky[369] ? On peut en effet le penser, mais, dans l'immédiat, pour lui, c'est moins d'unification que de rupture avec les social-patriotes qu'il s'agit.

En fait, son arrivée à Paris ouvre une période de collaboration avec Martov qui va être avant tout un long conflit ; Martov opère de subtiles distinctions entre « capitulation » et « trahison » et n'a aucun désir de briser l'unité de son propre parti. La perspective d'une nouvelle Internationale, pour laquelle Trotsky combat, lui paraît une utopie dangereuse, ne pouvant déboucher que sur l'organisation d'une secte. Et le refus de Martov de désavouer ses partenaires engagés dans la voie du social-patriotisme ne peut que conforter Trotsky dans intransigeance.

Le 14 février, démentant une déclaration de Larine au congrès du P.S. suédois, qui faisait de lui l'un des dirigeants du comité d'organisation, Trotsky publie dans Naché Slovo une déclaration dans laquelle il fait pour la première fois le récit de ses divergences passées avec les mencheviks. Il raconte son refus d'écrire dans leur journal dès 1913, son refus, en 1914, d'être le porte-parole du comité en question au Bureau socialiste international, son refus catégorique, récent, de les représenter à la conférence de Londres des socialistes des pays alliés[370]. C'est une rupture éclatante et publique avec « le bloc d'août » et la politique qui l'avait inspiré : elle constitue évidemment un pas important en direction du rapprochement entre Trotsky et les bolcheviks – qui mettra pourtant des années encore avant de revêtir une forme concrète.

Selon Isaac Deutscher, la rédaction de Naché Slovo, à partir de l'arrivée de Trotsky se divisa rapidement en trois groupes : à droite, Martov, cherchant à concilier et arrondir les angles avec les social-patriotes, à gauche ceux qu'il appelle « les enfants prodigues du léninisme », Manouilsky, Lozovsky et, dans une certaine mesure, Lounatcharsky, et Trotsky au centre, dans une position « intermédiaire »[371]. Cette analyse est contredite par un témoin contemporain que Deutscher ne semble pas avoir lu, le militant français Alfred Rosmer. Après avoir précisé que le comité de rédaction se réunissait quotidiennement et donnait lieu à des discussions longues et animées où s'exprimaient tous les points de vue reflétés dans le groupe, il distingue, lui, la droite avec Martov, auquel il ajoute Lozovsky, qu'il rencontre beaucoup à l'époque, la gauche avec Trotsky, et mentionne un centre animé par le Polonais Lapinski[372]. Le tableau de Rosmer nous paraît plus vraisemblable que celui de Deutscher, les positions respectives de Martov et de Trotsky constituant les deux pôles, et ces deux hommes les seules personnalités dans le journal capables de défendre leur orientation propre. On peut ajouter que le témoin Rosmer était un homme d'une scrupuleuse honnêteté et que le biographe de Martov, Israel Getzler, a retenu son analyse des clivages de tendances à l'intérieur de Naché Slovo[373].

L'équipe de Naché Slovo est loin d'être incolore. Deutscher n'indique pas ses sources pour faire de Manouilsky, Lozovsky, Lounatcharsky des sympathisants des bolcheviks, faisant pression sur Trotsky. En fait, les collaborateurs du journal russe de Paris ont chacun une physionomie politique nuancée qu'il est difficile de ramener à une politique commune – et l'on commence à savoir que Trotsky n'était guère sensible aux « pressions ». Lounatcharsky, ancien bolchevik qui s'est trouvé embarqué dans l'opposition philosophique de Bogdanov à Lénine – la « construction de Dieu[Note du Trad 12] – est tout à fait séduit par Trotsky quand ils se rencontrent à Paris et pressent en lui « un grand homme d'Etat[374] ». Manouilsky – qui signe Bezrabotny – est un ancien « gauchiste », partisan du boycott de la douma, qui est revenu de ses erreurs de jeunesse, mais n'est pas pour autant bolchevique et ne le deviendra pas avant 1917, en même temps que Trotsky, Antonov-Ovseenko et autres. Lozovsky, parisien depuis des années, marié à une dentiste, dirigeant d'un petit syndicat de chapeliers juifs, critique plutôt Trotsky de la droite, puisque, selon le témoignage de Marcel Martinet, il s'en prenait avec vivacité à la conception de Trotsky de la possibilité en Russie d'une « révolution socialiste[375] ». D.B. Riazanov, lui, est connu depuis 1903 pour son indépendance jalouse à l'égard des fractions : c'est un ancien de la Pravda de Vienne.

Les collaborateurs de l'étranger sont du même type : anciens mencheviks qui se sont, avec le début de la guerre, rapprochés du bolchevisme, comme Aleksandra Kollontai et Radek, L'ancien menchevik G. V. Tchitchérine, ex-diplomate exilé en Grande-Bretagne, n'est pas encore aussi avancé. M.S. Ouritsky, vieux compagnon de Trotsky en Sibérie, ancien collaborateur pour la diffusion de la Pravda en Russie, est là, ainsi, bien sûr, que Khristian Rakovsky, qui semble avoir sérieusement aidé Naché Slovo financièrement[376].

Des vieux amis de Trotsky, un manque à l'appel et c'est un absent de marque. Non seulement Parvus a approuvé la politique des social-patriotes allemands, mais, depuis la guerre, il s'est lancé en Turquie dans le commerce d'armes avec les puissances centrales, ce qui lui a permis d'amasser une grosse fortune et d'avoir la réputation d'homme aux mains sales. Il vit toujours quand Trotsky lui consacre perfidement une nécrologie dans Naché Slovo, le 14 février 1915, une façon aussi nette que possible de rompre un lien politique : « Ci-gît Parvus que, pendant longtemps, nous avons tenu pour un ami et qu'il nous faut maintenant placer sur la liste des morts politiques[377]. »

Le problème des rapports entre Trotsky et Lénine dans cette période est loin d'avoir été totalement éclairci. Il est vrai que le second, dans ses articles comme sa correspondance, n'est pas tendre avec le premier et ne se prive pas, lui non plus, d'abuser des épithètes sommaires. Mais n'est-ce pas ainsi qu'il conçoit le débat politique et ne doit-on pas, selon lui, cogner deux fois plus fort sur celui qui se rapproche de vous afin de rendre inconfortable et intenable toute position médiane, « centriste »? Trotsky, lui, se plaint des attaques constantes de Lénine qui le dénonce sans relâche comme l'allié des social-patriotes et qui assure que, malgré son discours de « gauche », il n'a pas cessé d'être partisan de l'unité avec eux : pour sa part, il se dit très tôt artisan de « la fusion avec les léninistes[378] ».

Il existe en réalité de réels désaccords entre Lénine et Trotsky. Le premier considère comme opportuniste et générateur d'illusions le mot d'ordre de Trotsky sur les « Etats-Unis d'Europe ». Trotsky repousse la formule de Lénine sur le « défaitisme révolutionnaire » comme dangereuse et incompréhensible, obstacle réel à la mobilisation des masses dans la lutte contre la guerre, c'est-à-dire pour la paix. La troisième divergence, celle qui provoque en réalité le plus de remous, porte sur la limite de la rupture ou du clivage avec les éléments centristes. A cette époque, Trotsky, prêt à collaborer, non seulement avec Martov, mais même avec Tchkhéidzé, situe cette limite beaucoup plus à droite que Lénine – ce qui autorise sans doute ce dernier à le qualifier de « kautskyste » parce qu'il juge nécessaire de distinguer la position pacifiste et centriste de Kautsky et Tchkhéidzé de l'attitude nationaliste, social-patriotique, d'un Plékhanov ou d'un Ebert.

La réalité est que, pour le moment, comme le note Annie Kriegel, Trotsky se place de telle manière qu'il maintient le schéma menchevique de la lutte pour la paix comme étape de la révolution, mais qu'il pousse plus loin ce schéma pour arriver sur certains points aux positions pratiques de Lénine, pour une IIIe Internationale, par exemple[379] » ... Ce qui signifie une perspective raisonnable de rapprochement graduel entre les deux hommes en réalité séparés seulement par la scission de 1903, depuis longtemps dépassée.

C'est, semble-t-il, par Martov que Trotsky est entré en contact avec le groupe internationaliste de Paris, le noyau de La Vie ouvrière, qui se réunit tous les jeudis soir dans l'arrière-boutique de son local du quai de Jemmapes. Trotsky écrit que Martov et lui partirent un jour à la recherche de Pierre Monatte, l'animateur du groupe[380]. Ce dernier, soutenu par Alfred Rosmer, proteste : il était, assure-t-il, en contact avec Martov depuis quelques semaines, quand Trotsky est arrivé en France. Il avait connu son existence par une lettre que Martov avait adressée à La Guerre sociale. Martov s'était révélé un homme précieux et très bien informé. Monatte précise qu'à l'arrivée de Trotsky, Martov le conduisit non au local de La Vie ouvrière, mais à son domicile de la rue des Mignottes, aux Buttes-Chaumont[381]. Le récit des deux Français, plus détaillé, étayé par des précisions plus vérifiables, emporte l'adhésion. Nous retiendrons aussi que Monatte, avouant qu'il était alors lui-même écrasé par les événements, écrit que Trotsky, en revanche, les dominait et ajoute : « Il nous apportait la chaleur d'une grande espérance révolutionnaire[382]. »

La rencontre de Trotsky avec les militants de La Vie ouvrière est importante: tous compteront dans sa vie personnelle et militante, d'une façon ou d'une autre. Pierre Monatte – trente-trois ans, correcteur d'imprimerie – est un ancien libertaire passé au syndicalisme révolutionnaire, qu'il a défendu contre Malatesta au congrès d'Amsterdam en 1907. Membre du comité confédéral national de la C.G.T., il va en démissionner pour protester contre la politique social-patriotique de la direction confédérale. Trotsky l'a vu, « maigrichon énergique », abordant tout de suite les questions fondamentales, solide dans le refus, mais manquant toujours de perspectives politiques.

Plus important encore sera pour Trotsky sa relation avec un autre homme de ce noyau, Alfred Griot, dit Rosmer – trente-sept ans, correcteur lui aussi –, qui a suivi le même itinéraire que Monatte. Moins praticien du syndicalisme, il est plus ouvert sur le monde et les questions politiques. C'est un homme de culture, de droiture et de rigueur morale. Ce sera bientôt l'ami de Paris, ne laissant la première place qu'à Rakovsky. Lui aussi a conservé toute sa vie le souvenir de sa première rencontre avec Trotsky, quai de Jemmapes. Répondant à des interrogations des membres du groupe sur l'agression autrichienne en Serbie, qui trouble bien des consciences internationalistes, Trotsky intervient sur la question balkanique, armé de son expérience de journaliste, « sur un ton amical » : il fait « un exposé lumineux, ni suffisance ni pédantisme », c'est « un camarade exceptionnellement bien informé[383] » :

« Nous eûmes tous l'impression que notre groupe venait de faire une recrue remarquable ; notre horizon s'élargissait ; nos réunions allaient prendre une nouvelle vie ; nous en éprouvions un grand contentement[384]. »

De son côté, l'écrivain et poète Marcel Martinet – un grand malade de vingt-sept ans, diabétique – écrit qu'en présence de Trotsky, lui et ses camarades ont tout de suite décelé « une grandeur intellectuelle et humaine exceptionnelle ». Il en donne une description étonnante :

« C'était un homme d'assez haute taille, svelte, très droit et un peu raide, dont les traits accusaient une grande intelligence et une énergie magnétique. En même temps, un air de grande jeunesse qui venait pour une part de ce rayonnement d'intelligence et d'énergie. Le front, élevé et fier, était encore élargi par la chevelure drue et bouclée rejetée en arrière. Tout le visage, grave, attentif et calme au repos, prenait dans la discussion une animation extraordinaire. Les yeux étincelaient derrière les lorgnons, avec un éclat que je n'ai vu qu'à eux. Et la bouche aux lèvres fines, ardentes, railleuses, méphistophéliques par instants entre la moustache et la barbiche, achevait l'impression de passion entraînante et de force à laquelle personne ne pouvait rester insensible[385]. »

C'est dans le même cercle qu'il fait la connaissance d'autres militants du mouvement ouvrier français, les instituteurs Louis Bouët et Fernand Loriot, le journaliste Amédée Dunois, mais aussi d'homme moins proches de ses idées, pacifistes plutôt que révolutionnaires : Alphonse Merrheim, le secrétaire des Métaux C.G.T. qu'il voit comme un homme « circonspect, réservé, insinuant[386] », le secrétaire de la Fédération du Tonneau, Bourderon, l'écrivain et journaliste Henri Guilbeaux. Ces hommes se rencontrent, s'affrontent parfois au cours des réunions du jeudi soir. Tels qu'ils sont, avec leurs divisions, leurs limites, leurs défaillances, mais aussi leur courage et leur abnégation, ils constituent un segment de la nouvelle Internationale qui naît dans ces mois de sang et de deuil et dont le premier vagissement va être la conférence socialiste internationale de Zimmerwald.

Aussitôt que les possibilités matérielles en eurent été dégagées, Trotsky fit venir sa famille. Ils devaient habiter successivement à l'entrée de la rue de l'Amiral-Mouchez, près du parc Montsouris, puis dans une villa prêtée à Sèvres, enfin rue Oudry, dans le quartier des Gobelins. Les enfants fréquentaient une école russe, boulevard Blanqui[387].

Trotsky mena, en France comme ailleurs, une vie de travail, commençant sa journée par une lecture très complète de la presse parisienne, puis participant à la réunion de la rédaction qui traitait des problèmes du journal, de ses finances comme de sa ligne. Il s'arrangeait toujours pour passer quelques heures à la maison avec les enfants. Il lui fallait en outre assurer son gagne-pain en rédigeant pour la Kievskaja Mysl des chroniques militaires, ce qui exigeait de sa part des études sérieuses de théorie militaire qu'il effectuait, en bibliothèque, dans des livres et revues spécialisés. Il continua ses voyages – au Havre, par exemple – et ses visites aux hôpitaux pour interroger les blessés, se tint à l'écoute des permissionnaires et des réfugiés. On a sous sa plume d'excellentes chroniques : l'interview d'un volontaire serbe, des souvenirs sur Jaurès et Vaillant, plusieurs analyses sur la technique de la guerre moderne, la psychologie de la guerre de tranchées. Il ne publiera qu'en 1923 ses « Extraits d'un vieux carnet » sur Paris en 1916[388].

La première année du séjour parisien de Trotsky pendant la guerre l'a placé dans une situation plutôt favorable au sein de l'émigration russe. Il s'est peu à peu imposé au détriment de Martov, est devenu l'âme de Naché Slovo. Dans le même temps, il est devenu l'un des animateurs du groupe internationaliste français, l'incontestable dirigeant de sa gauche. Il doit évidemment de telles positions à sa réputation – une notoriété qui déborde les frontières du petit monde des militants –, mais plus encore à ses dons personnels, notamment à sa force de conviction. Du coup, il occupe en tout cas une place de choix pour le regroupement international des adversaires de la guerre, qui ne saurait tarder à venir à l'ordre du jour.

L'initiative du regroupement est venue des partis socialistes des pays neutres. Le rôle de Rakovsky dans les coulisses et auprès du Parti suisse a été considérable. Ce sont des émissaires de ce dernier ainsi que du P.S.I. qui ont pris contact à Paris avec les opposants à la guerre.

A la fin de janvier 1915, l'un des dirigeants du P.S. suisse, Robert Grimm, mandaté par son parti, vient sonder à Paris les possibilités de reprise des relations internationales. Son entrevue avec Pierre Renaudel, dirigeant socialiste, s'étant bornée à un constat d'impossibilité, il prit alors contact avec Naché Slovo, rencontrant quai de Jemmapes les animateurs du groupe « russo-polonais », comme on disait alors, et du groupe français de La Vie ouvrière. Le deuxième représentant étranger à visiter Paris, quelques mois plus tard, fut le député socialiste italien Morgari, qui devait aller dans la même période en Grande-Bretagne et en Allemagne, afin de susciter une conférence socialiste internationale. Il se heurta très vivement à Vandervelde qui lui assura qu'il ne convoquerait pas l'exécutif international tant qu'un seul soldat allemand serait logé chez des ouvriers belges ! Trotsky évoque dans Ma Vie une rencontre avec lui sur les grands boulevards à la terrasse d'un café : quelques députés socialistes présents s'éclipsèrent dès qu'il fut question de faux passeports pour se rendre en Suisse[389], Morgari visita ensuite la boutique du quai de Jemmapes, rencontra les gens de Naché Slovo et de La Vie ouvrière. C'est à la suite de son voyage et de ces rencontres que le P.S. italien décida de convoquer une conférence internationale : une commission, réunie à Berne le 11 juillet, mit au point la préparation de ce qui allait être la conférence de Zimmerwald, organisée par Grimm.

Pierre Monatte étant mobilisé, le groupe de la V.O. choisit comme délégués Merrheim, Bourderon et Rosmer. Egalement mobilisé, ce dernier ne put finalement partir, et les deux premiers refusèrent obstinément, avant leur départ, de se laisser lier les mains par un mandat quelconque. Naché Slovo, pour sa part, désigna Martov, Manouilsky et Trotsky. Dans les débats autour de la validation des mandats, sur place en Suisse, les deux premiers acceptèrent de laisser à Trotsky leur mandat avec droit de vote, validé, malgré les protestations de Lénine qui contestait la représentativité du groupe.

La conférence se tint du 5 au 9 septembre 1915, dans le village de Zimmerwald, à 10 kilomètres de Berne : quatre voitures suffirent pour y conduire la totalité des délégués, un peu serrés cependant. Le samedi soir, invité à la réunion de la gauche par Lénine, Trotsky avait demandé la permission d'y amener les Français. Mais le rapport de Radek avait jeté un froid : « Condamnation formelle des socialistes nationalistes, dénonciation de l'Union sacrée, appel au prolétariat pour le retour à la tactique socialiste, lutte de classes et actes révolutionnaires[390]. » Inquiet de semblables perspectives, Merrheim tint à préciser aussitôt qu'il voulait seulement la lutte pour la paix et l'organisation de la propagande en ce sens. Le dimanche matin, Trotsky assista à la réunion des délégués français et allemands en tant qu'interprète ; l'après-midi, avant le départ, éclata un vif incident entre lui et le journaliste français Grumbach, un Alsacien qui signait « Homo » dans L'Humanité et incarnait à ses veux le social-chauvinisme[391].

A la conférence proprement dite, après la présentation des rapports par pays, Lénine intervint le premier pour proposer une résolution et un manifeste. Il fut très vite évident que la majorité des délégués présents – une vingtaine – ne le soutiendraient pas (il n'avait que huit fidèles), et qu'ils voulaient mettre la paix au centre de la lutte internationale. Trotsky intervint le dernier et vit, pour une fois, ses efforts de conciliation couronnés de succès : il expliqua que le projet de résolution des bolcheviks n'était pas suffisamment axé sur l'action immédiate en faveur de la paix et que son programme d'action s'appliquait à un avenir trop lointain. Il estimait, en revanche, que les préoccupations des adversaires de Lénine étaient trop exclusivement pacifistes et insuffisamment socialistes. Il proposait donc un compromis, plaçant la paix au centre, mais traitant en socialiste les causes de la guerre. L'accord général se fit sur un contenu de ce type et la désignation d'une sous-commission, formée de Grimm et de lui, laquelle adopta son projet, repris par la conférence à l'unanimité et sans amendement[392].

Le Manifeste de Zimmerwald définissait la guerre comme un produit de l'impérialisme et caractérisait ses résultats comme « faillite de la civilisation, dépression économique, réaction politique ». Rappelant les positions de l'Internationale, il assurait que les dirigeants des partis et le Bureau socialiste international avaient failli à leur tâche. Il expliquait que les minoritaires s'étaient réunis à Zimmerwald « pour renouer les liens brisés des relations internationales, pour appeler la classe ouvrière à reprendre conscience d'elle-même et l'entraîner dans la lutte pour la paix, une paix sans occupation ni annexions, sans assujettissement économique, respectant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». Il se terminait par un appel à lutter « sur le terrain de la lutte de classes irréductible » et à agir « pour le but sacré du socialisme », à commencer par « le rétablissement de la paix entre les peuples et la fameuse formule : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ![393] »

Zimmerwald était un tournant décisif. La conférence donna un nouvel élan au mouvement en train de se développer. Sans doute constituait-elle déjà, sans que beaucoup en aient pris conscience, même parmi ses partisans, la première pierre de la construction de la Nouvelle Internationale que son Manifeste, contre les convictions de son rédacteur, ne mentionnait pas. En dépit de la censure, Trotsky parvint à la commenter dans Naché Slovo : assurant que la conférence de Zimmerwald avait sauvé l'honneur de l'Europe, il ironisait sur ses adversaires qui essayaient en même temps de nier son importance et de la passer sous silence au moyen de la censure[394].

Bien entendu, la tenue de la conférence accélère également ruptures et rapprochements. La polémique de Lénine, qui a voté le texte rédigé par Trotsky, baisse d'un ton. Les désaccords subsistent dans toute leur ampleur sur le « défaitisme révolutionnaire » et le mot d'ordre d'« Etat-Unis d'Europe », mais Lénine commence à penser qu'il lui est possible d'enfoncer un coin entre les internationalistes qui entourent Trotsky et les mencheviks plus ou moins « défensistes » avec lesquels il n'a pas rompu.

Martov va rester en Suisse au lendemain de Zimmerwald, quittant ainsi la rédaction de Naché Slovo : ses divergences ne cessant de s'aggraver avec le journal parisien, il va bientôt abandonner sa collaboration à un organe dont il estime qu'il est désormais ouvertement orienté vers Lénine et les bolcheviks. En France, au sein du Comité d'action internationale, puis du Comité pour la reprise des relations internationales, les internationalistes se sont regroupés au lendemain de Zimmerwald et sur son élan, et l'on voit apparaître de nouveaux clivages entre une gauche, située sur les positions de Trotsky, et Merrheim, ouvertement hostile à ce dernier. Dans le même temps, les idées exprimées dans le C.R.R.I. par son aile gauche commencent à faire leur chemin dans les rangs du Parti socialiste derrière Jean Longuet. Trotsky s'efforce de leur frayer la voie par une dénonciation très vigoureuse du caractère ambigu de l'opposition « longuettiste », à la fois pacifiste et opportuniste, qu'il considère désormais comme le principal obstacle au développement d'un courant révolutionnaire.

Les infiltrations et les rapports de policiers sur le C.R.R.I. nous permettent de suivre la montée dans son sein de l'antagonisme entre Trotsky et Merrheim. Les rapports font état notamment d'incidents en avril 1916 et de l'accusation de « scissionisme », lancée par Merrheim contre Trotsky. L'affaire s'aggrave encore en juillet, Merrheim ayant exprimé des réserves sur l'entrée d'« un Russe » dans la commission exécutive et reproché à ce propos à Trotsky de « manquer de tact », c'est-à-dire finalement d'intervenir en militant au sein du mouvement ouvrier français, une accusation en contradiction absolue avec la tradition ouvrière d'accueil et d'égalité de droits absolue des réfugiés politiques.

Trotsky durcit le ton. Il s'agit de tremper en France une minorité qu'il faut, dans un premier temps, protéger de la pression contagieuse des centristes longuettistes, critiques certes, mais encore cramponnés aux basques des social-patriotes et partisans de l'unité à tout prix. Il écrit dans un projet de résolution :

« La lutte de classe révolutionnaire, l'action énergique contre la guerre, sans aucune considération de défense nationale d'ordre stratégique militaire ou d'ordre politique civil, sont les conclusions primordiales qui se dégagent du véritable esprit socialiste internationaliste. Il faut dire cela brutalement à la classe ouvrière[395]. »

Bourderon, proche de Merrheim, n'est sans doute pas loin du compte quand il assure : « Trotsky voudrait nous faire abandonner le parti et nous entraîner dans une IIIe Internationale[396]. »

La police se préoccupe beaucoup de la conférence de Zimmerwald et de ses conséquences en France. Comme le montrent des rapports français dont des copies ont été conservées dans les archives de l'Okhrana, on est très irrité, en haut lieu, de la façon dont Trotsky, bernant la censure, a réussi à publier dans Naché Slovo un compte rendu de la conférence. Un responsable de la police française écrit à ce sujet :

« Nous croyons devoir attirer l'attention de qui de droit sur ce fait indéniable que Naché Slavo est le seul et unique journal en France qui ait pu, au mépris de la censure, (n'autorisant aucune publicité pour ladite conférence), propager les renseignements les plus circonstanciés sur la conférence[397]. »

La preuve du succès de Naché Slovo et de l'entreprise de Trotsky en France, en même temps que la condamnation à terme du journal et de son rédacteur, se trouve dans l'affirmation de ce même rapport selon laquelle le contenu des articles « pénètre [...] dans les milieux ouvriers français et dans leur organisation politique » et qu'ainsi « ils paralysent tous les efforts du gouvernement [...] tendant à enrayer la propagande des idées de la conférence des sans-patrie[398] ».

Dès juillet 1916 le professeur de sociologie Emile Durkheim, président de la commission chargée des réfugiés russes en France, fait connaître qu'il est question d'interdire Naché Slovo et d'expulser Trotsky[399]. La découverte d'un exemplaire du journal à Marseille sur un des militaires russes accusés d'avoir tué leur colonel fournit à la Sûreté générale l'occasion qu'elle guettait depuis pas mal de temps. Elle propose formellement l'expulsion de Trotsky le 3 septembre, et le ministre de l'Intérieur, Malvy, prend le décret le 14 septembre. Une démarche de députés socialistes conduits par Jean Longuet vaut à Trotsky un délai pour lui permettre de trouver un pays d'accueil. Mais Europe se ferme déjà devant lui, bien que la planète ne soit pas encore « sans visa ». L'Angleterre refuse de le recevoir et même de lui donner un visa de transit pour les Pays-Bas. L'Italie et la Suisse font connaître un refus sur lequel les socialistes de ces pays tentent de faire revenir les autorités. Il ne reste pour l'instant que l'Espagne, où Trotsky refuse de se rendre de son plein gré[400].

Il est donc expulsé sans destination, une situation ambiguë qui se prolonge quelques semaines au cours desquelles la police ne le quitte pas des yeux, même la nuit, et où Jean Longuet multiplie les démarches. Finalement le préfet de police l'informe que le décret d'expulsion va être exécuté. Deux inspecteurs viennent le cueillir à son domicile de la rue Oudry. Et ils prennent ensemble le train à destination d'Irun.

Deux années de guerre avaient déjà profondément détérioré les usages démocratiques en Europe. Entré en Espagne de façon tout à fait légale, Trotsky allait y être accompagné, sans le savoir, d'un rapport confidentiel de la police française destiné à lui valoir à court terme un nouveau séjour en prison et une nouvelle expulsion.

Une nouvelle errance commençait pour lui.

X. Le début de l'errance[modifier le wikicode]

Trotsky ne s'est jamais fait d'illusion sur la possibilité d'obtenir l'annulation du décret qui l'expulsait de France. C'était là bataille de retardement, de laquelle il s'efforçait, pour le présent et l'avenir, de tirer un bénéfice politique pour la cause de la révolution.[401]

Une partie du délai obtenu lui servit ainsi à préparer avec soin une « Lettre ouverte » qu'il destinait à « Monsieur le ministre Jules Guesde, ministre d'Etat », dont la rédaction fut terminée dès le 11 octobre 1916[402].

La cible avait été bien choisie : Jules Guesde, fondateur du Parti ouvrier français, introducteur du marxisme en France, y avait incarné pendant plusieurs décennies la gauche intransigeante et doctrinale du socialisme – contre Jaurès notamment. Or il était devenu ministre d'État, partisan de l'Union sacrée dans la guerre, symbole désormais non seulement de la collaboration de classes, mais du ralliement à la politique de guerre que Trotsky tenait précisément pour la trahison majeure de ce socialisme auquel il était resté fidèle.

La « Lettre ouverte » à Jules Guesde s'ouvre sur un rappel des explications officielles données pour l'expulsion de Trotsky. Celui-ci ne suggère aucune enquête. Il se contente d'écrire au ministre :

« Vous, Jules Guesde, dès lors que vous avez pris la responsabilité de la politique extérieure de la IIIe> République, de l'alliance franco-russe avec ses conséquences, des prétentions mondiales du tsarisme, de tous les buts et méthodes de cette guerre, vous n'aviez plus qu'à accepter, avec les détachements symboliques de soldats russes, les hauts faits nullement symboliques de Sa Majesté le tsar[403]. »

La guerre, estime-t-il, a rapproché le régime intérieur de la France et de l'Angleterre de celui de la Russie. Le Parti socialiste y est devenu un chœur docile aux capitalistes à l'époque du grand massacre des peuples :

« Vous, vieux chefs du prolétariat, vous êtes tombés à genoux et vous avez renié tout ce que vous avez appris et enseigné à l'école de la lutte de classe[404]. »

Il évoque son activité militante et journalistique à Paris, Naché Slovo, qui « vivait et respirait dans l'atmosphère du socialisme français qui se réveillait ». A l'accusation de « germanophilie », il répond par les noms de Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Franz Mehring, Clara Zetkin, « ennemis intrépides des Hohenzollern [...], nos frères d'armes[405] ». Il salue « l'esprit de révolte qui se lève de tous les foyers de souffrance, se répand à travers la France et toute l'Europe, dans les faubourgs ouvriers et les campagnes, les ateliers et les tranchées[406] ». La lettre se termine par une interpellation qui constitue sans doute l'une des plus belles pages de littérature politique de cette époque :

« Descendez, Jules Guesde, de votre automobile militaire, sortez de la cage où l'État capitaliste vous a enfermé, et regardez un peu autour de vous. Peut-être le destin aura-t-il une dernière fois pitié de votre triste vieillesse et pourrez-vous percevoir le bruit sourd des événements qui s'approchent. Nous les attendons, nous les appelons, nous les préparons. Le sort de la France serait trop affreux si le calvaire de ses masses ouvrières ne conduisait pas à une grande revanche, notre revanche, où il n'y aura pas de place pour vous, Jules Guesde, ni pour les vôtres.

« Expulsé par vous, je quitte la France avec une foi profonde dans notre triomphe. Par-dessus votre tête, j'envoie un salut fraternel au prolétariat français qui s'éveille aux grands destins. Sans vous et contre vous, vive la France socialiste ![407] »

Mais la lettre à Jules Guesde n'a encore été lue de personne que, sous la surveillance de deux inspecteurs qui lui font la conversation et lui expliquent doctement leur philosophie de l'existence, Trotsky roule vers l'Espagne. Ses cerbères l'abandonnent à Irun après lui avoir conseillé de prendre le tramway pour se rendre à Saint-Sébastien où il est séduit par la beauté de l'océan et épouvanté par le coût de la vie. Il ne parle pas l'espagnol, ne connaît personne en Espagne. Il prend toutefois le train pour Madrid[408].

Il y arrive le 2 novembre et va remplir de notes son carnet. Il espère encore éviter un long séjour en Espagne, attend en effet une réponse des autorités suisses à de nouvelles démarches socialistes, que doit lui faire connaître Grimm. En attendant, le seul langage dont il dispose pour passer le temps dans la capitale est, note-t-il, celui des beaux-arts. Il choisit donc d'aller « en véritable affamé » contempler les trésors du musée du Prado : Rembrandt, Ribera, Goya. Murillo, Velazquez, Jérôme Bosch dont « l'allégresse naïve est géniale ». Il note qu'il faut s'attendre, après la guerre et « les extraordinaires émotions qui ont pris au cœur presque toute l'humanité civilisée », à la naissance d'un art nouveau[409].

Il s'est installé dans un petit hôtel, a acheté un dictionnaire. Il envoie des lettres, en France, bien sûr, mais aussi en Italie et en Suisse – pour un visa. Dictionnaire en main, il s'efforce de déchiffrer les quotidiens. La capitale espagnole le surprend, d'abord parce qu'elle est d'un pays neutre où l'on n'a pas, comme à Paris, la grande peur des « zeppelins ». Mais il est aussi surpris par le mode de vie, le bruit la nuit, les cris, la rue, la vie nocturne, des traits qui aggravent sa solitude. Il relève le grand nombre de banques et d'églises, s'amuse à faire des hypothèses sur une lutte à l'amiable pour le pouvoir en Espagne entre la Banque et l'Eglise.

Quatre jours après son arrivée, il reçoit de Paris – sans doute de Rosmer – l'adresse d'un Français vivant à Madrid et sympathisant de La Vie ouvrière, Desprès, qui dirige la succursale d'une importante compagnie d'assurances. Il tient là sa première introduction à l'Espagne, son premier contact humain, sa première source d'information et, ce qui n'est pas moins important, la première possibilité d'une aide matérielle. Desprès le fait déménager et l'installe dans une petite pension. Leurs conversations constituent ses récréations entre les visites studieuses des musées et l'apprentissage de la langue qu'il mène systématiquement... en apprenant par cœur des listes de mots. Il essaie aussi de rompre son isolement et de se constituer une protection en rencontrant des personnalités, mais ne réussit à rencontrer ni Daniel Anguiano, secrétaire du Parti socialiste et dirigeant de son aile gauche, ni le grand intellectuel Ortega y Gasset, sympathisant socialiste à l'époque : le premier est en prison pour quelques jours, et le second ne se décide pas à ouvrir sa porte à un inconnu[410].

Cette routine naissante est brutalement interrompue le 9 novembre : des policiers viennent l'arrêter dans sa pension et le conduisent à la préfecture en lui assurant qu'il en a « pour une heure ou deux ». En fait, il attend sept heures et commence à comprendre la place de la paciencia dans la philosophie quotidienne du pays. Pendant son interrogatoire, il comprend que la police française l'a désigné aux collègues d'Espagne comme un « dangereux anarchiste ». On finit par lui expliquer, à l'aide d'un interprète, qu'il a en fait « des idées trop avancées pour l'Espagne », qu'on va par conséquent l'en expulser et que d'ici là on fera subir à sa liberté « une certaine limitation[411] ».

Le soir même, à minuit, il est écroué et fait connaissance avec une nouvelle prison, le Carcel modelo de Madrid où il retrouve ce qu'il connaissait déjà depuis Odessa : les escaliers de fer suspendus, les odeurs, les bruits, le lourd silence de la nuit. A la promenade, il apprend avec stupeur de ses codétenus qu'il existe des cellules gratuites, mais médiocres, et que celle qu'il occupe est une cellule de première classe qui va lui coûter une peseta et demie par jour, mais qui lui donne droit à deux promenades d'une heure, soit quatre fois plus qu'à l'habitant d'une cellule ordinaire[412]. Fidèle à l'attitude qui a été la sienne dans les prisons du tsar, il refuse de se prêter volontairement aux opérations d'anthropométrie.

A la demande de Trotsky, Desprès a été prévenu par la police madrilène de son arrestation le jour même et a pu le rencontrer dans la soirée dans les locaux de la police avant son incarcération. Dès le 10 novembre, il informe la direction du Parti socialiste ouvrier espagnol de cette affaire. Le 11, il vient rendre visite à Trotsky au Carcel en compagnie de Daniel Anguiano – de tels retournements de situation existent, le secrétaire du P.S.O.E. vient d'être libéré[413]. Le même jour, El Socialista commence à informer ses lecteurs et entame une campagne de protestation contre l'arrestation de Trotsky, ce qui déclenche une polémique avec le journal conservateur La Accion. Ainsi l'affaire connaît-elle une certaine publicité et se trouve-t-elle exposée et commentée dans plusieurs journaux.

Trotsky continue son éducation en prison. Il y rencontre un aumônier catholique qui l'assure de sa sympathie pour son « pacifisme » et lui conseille la paciencia[414]. Il fait aussi la connaissance d'un autre détenu, surnommé « le roi des voleurs », qui jouit d'une grande autorité parmi les prisonniers de droit commun : « le roi » se prend d'amitié pour lui, l'assure de sa protection, l'interroge sur le monde[415].

Quand il est relâché après quelques jours, il n'a presque plus d'argent et refuse carrément de payer de sa poche le billet de chemin de fer pour Cadix où il a été envoyé en quelque sorte en résidence surveillée. Cette résistance lui vaut de voyager finalement en première classe, « à la charge du roi d'Espagne », escorté une fois encore par deux policiers diserts qui expliquent aux voyageurs que leur compagnon de voyage n'est pas un criminel. C'est un caballero[416]… « mais qui n'a pas les idées comme il faut ». Il relève « la sociabilité des Espagnols, leur amabilité, leur dignité, leur caractère d'hommes de bien », mais aussi la malpropreté. Il apprécie le paysage.

L'arrivée à Cadix est suivie d'une désagréable surprise. On veut l'embarquer pour La Havane le lendemain. Après un entretien orageux avec les autorités locales, au cours duquel l'interprète, un diplomate allemand, lui conseille de se montrer « réaliste », il refuse et alerte immédiatement par télégramme Desprès et Anguiano, le chef du gouvernement, la presse libérale, les députés de gauche. Il en profite pour presser encore Suisses et Italiens. Il gagne cette importante partie, avec l'autorisation d'attendre à Cadix le premier bateau en partance pour New York : « sérieuse victoire », écrit-il dans Ma Vie, puisque les Etats-Unis peuvent lui offrir un champ d'action et que le départ avec lui de Natalia Ivanovna et des enfants devient possible.

Il reste finalement six semaines à Cadix. Six semaines laborieuses. Il relance la Kievskaia Mysl pour des reportages qui lui seraient payés, alerte les amis d'Europe pour réunir l'argent du voyage pour quatre personnes. A la bibliothèque, il apprend à conjuguer les verbes espagnols et réussit à lire son premier livre en castillan à l'aide du dictionnaire, un livre d'histoire, bien entendu[417]. Il fait d'intéressantes observations sur le mode de filature comparé des policiers espagnols et français : ceux de Paris « sautaient comme des bombes » des trams et des rames de métro pour ne pas le perdre, alors que ceux de Cadix lui donnent des rendez-vous et marchandent à sa place quand il fait des emplettes[418].

Les nouvelles de Suisse et d'Italie concernant les possibilités de visa sont bonnes et d'ailleurs fondées puisque les choses s'y arrangeront finalement, mais après qu'il aura quitté l'Espagne. Il écrit lui-même à El Socialista son point de vue sur son « affaire[419] ». Dans l'ensemble cependant, la vie à Cadix est tellement « provinciale » et El Diario de Cadiz si chiche d'informations qu'il avoue avoir commencé alors à « perdre l'habitude de penser à la guerre[420] ».

Finalement le bateau sur lequel il doit embarquer est désigné : c'est le Montserrat qui partira de Barcelone le 25 décembre 1916. C'est dans cette ville que Natalia et les enfants, venus de Paris en train, accueillis à la gare par Desprès qui a prévu leur logement dans une petite pension, doivent embarquer et il obtient la permission de les y rejoindre. Il quitte donc Cadix le 20 décembre, toujours sous escorte, s'arrête à Madrid une journée entière, qu'il consacre encore au musée du Prado, puis gagne Barcelone où il est gardé plusieurs heures dans les locaux de la police. Il est finalement autorisé à retrouver les siens et même à effectuer une visite de la ville, toujours sous escorte. Les policiers les accompagnent à bord du Montserrat ; des instructions sont données pour qu'ils ne puissent descendre à terre aux deux escales prévues de Valence et de Malaga. Le départ a lieu à la date prévue[421].

Trotsky pensait-il vraiment, comme il l'écrivait alors à Rosmer, qu'il voyait l'Europe – cette « canaille » – pour la dernière fois ?

La traversée de l'Atlantique, sur une mer mauvaise, avec toutefois des risques de torpillage moindres du fait que le navire bat pavillon neutre, dure dix-sept jours, longs et inconfortables. Parmi les passagers, une population qui lui paraît dans l'ensemble peu attirante, il remarque cependant « un boxeur anglo-français, se piquant de belles-lettres, cousin d'Oscar Wilde[422] ». Il s'agit en fait de son neveu, l'Anglais F.A. Lloyd, plus connu sous le pseudonyme d'Arthur Cravan, qui fut, dit-on, le modèle de Lafcadio, personnage central des Faux-Monnayeurs d'André Gide : poète, animateur d'une revue poétique, l'homme allait disputer à Barcelone un combat contre le champion du monde, le Noir américain Joe Johnson[423]. Le bateau semble avoir été infiniment plus attrayant pour les enfants qui se font un ami à bord avec un chauffeur espagnol qui se révèle « républicain[424] »!

C'est le dimanche 3 janvier 1917 que le Montserrat arrive devant New York par un temps pluvieux et froid. Trotsky ne débarque pas dans l'anonymat[425]. Il est suffisamment connu pour son rôle dans le soviet de Petrograd pour être interviewé sur le quai même par des reporters de la grande presse américaine. Ce qu'il leur a dit n'a sans doute pas été clair, puisque le New York Times le présente comme correspondant de journaux juifs de Pétrograd et de Kiev, tandis que le socialiste The Call assure qu'il aurait déclaré ne pas être révolutionnaire[426]. Il se charge lui-même de démentir en écrivant, dès le lendemain, dans le quotidien russe de New York, Novy Mir, sorte de Naché Slovo du Nouveau Monde, ce salut de nouvel arrivant :

« L'éveil de la haine liée à la pensée critique est terrible, car il signifie " Révolution ". C'est avec une foi profonde dans la révolution qui vient que j'ai quitté l'Europe ensanglantée. Et c'est sans aucune illusion " démocratique " que j'ai posé le pied sur la rive de ce Nouveau Monde, déjà pas mal vieilli. Ici, l'on rencontre les mêmes problèmes, les mêmes dangers, les mêmes obligations et les mêmes forces que là-bas. J'entre dans la famille du socialisme révolutionnaire américain avec le mot d'ordre que m'a enseigné la vieille Europe : Vive la Lutte[427] ! »

Il n'a donc pas attendu pour se remettre au travail militant puisqu'il remet son premier article 24 heures après son arrivée et, le jour même, visite déjà la bibliothèque où il va se documenter pour étudier d'arrache-pied l'économie américaine[428]. La question de sa subsistance et de celle de sa famille est réglée presque naturellement dès son arrivée. Un journaliste d'origine allemande, Ludwig Lore, lui commande en effet des articles et des conférences pour le quotidien allemand de New York New Yorker Volkszeitung : il parle en russe, immédiatement traduit, dans les 35 conférences à 10 dollars chacune qui lui sont d'emblée demandées[429]. Du coup, il peut se loger avec sa famille, sans problème, Vyse Avenue dans le Bronx, quartier ouvrier, et même acheter des meubles à crédit. Il écrira sur ce sujet dans Ma Vie :

« Ce logement, qui nous coûtait 18 dollars par mois comprenait des commodités absolument inouïes en Europe : électricité, four à gaz, salle de bains, téléphone, monte-charge automatique pour les produits qu'on faisait venir d'en bas et pour les déchets que l'on renvoyait. Tout cela engagea nos garçons à penser beaucoup de bien de New York. Pendant un certain temps, le téléphone, mystérieux instrument qu'ils n'avaient connu ni à Vienne ni à Paris, fut leur grande occupation[430]. »

Dès le premier jour, il a à New York des contacts nombreux et variés. Il s'y trouve déjà de nombreux émigrés socialistes russes. Boukharine est de ceux qui l'ont accueilli avec ce que Trotsky appelle avec un peu de sévérité « les transports puérils qui le caractérisent[431] », De façon moins contractée, Natalia Ivanovna a raconté à Victor Serge : « Boukharine nous reçut dans ses bras. Boukharine, vingt-neuf ans, la vivacité même, un visage ouvert et rieur, une nature affectueuse, une parole allègre, teintée d'humour. Plein d'idées.[432] » Les deux hommes s'étaient connus à Vienne où la lutte fractionnelle les avait séparés, mais il ne restait pas grand-chose des questions qui les avaient opposés. Le soir même de leur arrivée et sans tenir compte de leur fatigue, Boukharine entraîne les Trotsky pour leur faire connaître cette attraction fantastique pour des Russes : une bibliothèque ouverte le soir[433]. Ils vont se voir quotidiennement, s'affrontant souvent, mais incontestablement personnellement liés.

Aleksandra Kollontai se trouve également, en principe, à New York mais s'en absente souvent. Ancienne menchevique aussi, elle s'est fortement rapprochée des bolcheviks pendant la guerre. Trotsky la rencontre peu et, la considérant comme une informatrice très partiale de Lénine – ce qui est vrai – ne cherche pas à la fréquenter plus[434]. Il a, en revanche, d'emblée d'excellentes relations avec les jeunes collaborateurs de Novy Mir : Tchoudnovsky, récemment arrivé[435], et Volodarsky, qui est là depuis 1913 et milite dans le syndicat des tailleurs. Parmi les autres émigrés que Trotsky est appelé à fréquenter presque quotidiennement, il y a également le Japonais Sen Katayama, le « tribuniste » hollandais S. J. Rütgers, l'émigré finnois Santeri Nuorteva, qui édite le journal de la fédération de langue finlandaise du Parti socialiste, le fameux dirigeant ouvrier irlandais Jim Larkin.

Bien entendu, comme il l'a fait à Paris, il a cherché et tout de suite trouvé le contact avec les éléments révolutionnaires, ici la gauche du Parti socialiste américain qui se cherche et commence à se cristalliser en prenant appui sur Novy Mir. Ce sont l'avocat Louis B. Boudin, d'origine russe, qui passe pour un théoricien et a – le fait est rare dans ce pays – une connaissance sérieuse de l'œuvre de Marx, le tout jeune Louis C. Fraina, d'origine italienne, vingt-trois ans seulement, mais qui a déjà un sérieux passé militant dans les rangs des I.W.W. (lndustrial Workers of the World), « syndicalistes révolutionnaires » et du Socialist Labor Party de Daniel DeLeon qui représente l'extrême gauche socialiste. Ludwig Lore – quarante-deux ans – est le secrétaire de la fédération de langue allemande du Parti socialiste américain et l'un des piliers du Volkszeitung. De tous leurs contacts américains, il sera peut-être le plus proche personnellement des Trotsky. C'est à son domicile de Brooklyn que se réunissent dans l'après-midi du 14 janvier 1917 une vingtaine de socialistes de gauche qui veulent discuter d'un « programme d'action » : Trotsky en est, bien entendu[436].

Trotsky professe – et continuera à professer – un très profond mépris pour les dirigeants officiels du parti. Un seul échappe à ce jugement sévère, le vétéran cheminot qui fut le porte-drapeau du socialisme dans l'élection présidentielle de 1912, Eugene V. Debs dont il salue « le feu intérieur, inextinguible, d'idéalisme socialiste », le qualifiant de « sincère révolutionnaire, mais romantique et prédicant, pas du tout homme politique et leader ». Les deux hommes se sont rencontrés à plusieurs reprises. « Il m'étreignait et m'embrassait », écrit Trotsky. Debs ne participera pas au « blocus » organisé contre Trotsky mais s'éloignera cependant de lui[437].

C'est que Trotsky n'est pas le bienvenu pour tous les socialistes à New York. Il raconte dans Ma Vie que les dirigeants socialistes de New York, à l'instar des policiers parisiens, redoutaient l'influence qu'il pouvait éventuellement exercer sur la classe ouvrière à partir des émigrés russes. Le Parti socialiste américain – en dépit du million de voix rassemblées par Debs aux présidentielles et de son grand succès aux municipales de 1917 – est encore tout petit et profondément divisé par la perspective très proche de l'entrée en guerre de son pays. Il est clair qu'une personnalité comme celle de Trotsky aurait la possibilité de le déstabiliser, en remettant en question l'autorité de ses dirigeants et en critiquant leur politique. Il se souvient :

« Les mandarins du socialisme officiel s'inquiétèrent. Dans les cénacles commencèrent de furieuses intrigues contre ce nouveau venu d'Europe, débarqué à peine de la veille, qui, sans rien connaître à la psychologie américaine, prétendait imposer ses méthodes fantaisistes aux travailleurs des Etats-Unis[438]. »

Déjà le combat interne fait rage dans le parti socialiste, surtout dans ses fédérations de langue d'Europe orientale. La fédération juive, avec Abe Cahan et son quotidien new-yorkais, le Vorwärts, représente le principal bastion de la droite. La gauche, déjà maîtresse de la fédération lettone et de la fédération russe grâce à Novy Mir, progresse dans les fédérations allemande et finlandaise.

Selon l'historien du mouvement communiste américain Theodore Draper, la discussion du 14 janvier 1917, qui se prolongea pendant toute la nuit dans l'appartement de Lore, avait mis en lumière d'importantes divergences tactiques entre les militants présents. Boukharine préconisait depuis quelque temps déjà une scission – la plus rapide possible – et l'organisation de la gauche dans une formation indépendante, séparée du Parti socialiste, ayant sa presse propre. Trotsky soutenait contre lui la nécessité de demeurer plus longtemps dans le Parti socialiste pour en conquérir la base ouvrière, mais préconisait en même temps la sortie d'un organe de presse indépendant qui permettrait l'agitation et la cristallisation des positions sur la gauche[439]. Il l'emporta finalement : il semble que les présents aient vu en lui une sorte de dirigeant tombé du ciel, capable de les entraîner bien au-delà de ce qu'ils pourraient faire par leurs seules forces, bref qu'ils aient beaucoup attendu de lui et de sa direction.

Au moment où les Etats-Unis se préparent et où le gouvernement prépare l'opinion publique à l'entrée dans la Première Guerre mondiale, Trotsky apporte son témoignage sur le conflit en Europe et exprime son indignation de la trahison commise par les dirigeants socialistes qui soutiennent dans le monde entier les gouvernements de guerre et le grand massacre. Il annonce aux Américains que la guerre des Etats-Unis sera la guerre de Wall Street pour la conquête du monde et que bientôt, « la musique d'enfer du chauvinisme se répandra partout[440] ». Avec autant d'obstination qu'il en a mis à Zürich en août 1914, il continue en même temps à assurer que va bientôt s'ouvrir dans le monde entier l'époque de la révolution sociale. Il le clame en particulier au meeting international de bienvenue organisé pour lui le 25 janvier 1917 :

« En quittant l'Europe, j'ai emporté cette conviction profonde, loin d'un continent dévasté, incendié et ensanglanté ; et ici, en Amérique, je vous salue sous le signe de la Révolution sociale imminente[441]. »

Les semaines qui suivent son arrivée sont celles d'une intense activité politique. Le 17 février, il prend part à New York à une rencontre intitulée « conférence internationale des organisations et groupes socialistes » dont Theodore Draper pense qu'elle a été imaginée et voulue par Boukharine et que c'est elle que visait l'ironie de Trotsky parlant à Boukharine de son « organisation d'une gauche de Zimmerwald au pôle Nord » : la conférence, en tout cas, décide de rejoindre formellement la gauche de Zimmerwald[442].

Le 4 mars, se tient à Manhattan une assemblée générale des membres du parti de ce quartier de New York, afin de déterminer sa position sur l'attitude des socialistes à l'égard de rentrée en guerre prochaine des Etats-Unis. De toute évidence, la gauche espère avoir la majorité. Le jeune Louis Fraina présente un contre-rapport signé Trotsky-Fraina : il appelle à organiser la résistance au service militaire, à soutenir les grèves ouvrières et se termine par la proclamation du refus de la « paix civile » et de toute trêve avec la classe dirigeante pour la « guerre de classe du capitalisme ». Dans la salle, deux fractions s'affrontent à coups de poing. Leurs chefs reconnus sont Morris Hillquit pour la droite, Léon Trotsky pour la gauche ; la motion Hillquit l'emporte finalement par 101 voix contre 70[443].

Theodore Draper pense que les exilés russes de 1917 envisageaient tout à fait naturellement une période importante de militantisme dans la gauche américaine, le temps que durerait leur exil de Russie. Il ne fait pas d'exception pour Trotsky, lequel reconnaît d'ailleurs volontiers qu'il s'était sans transition, dès son arrivée, plongé jusqu'au cou dans les affaires du parti américain. L'historien américain relève cependant que Trotsky, rétrospectivement, n'a pas accordé beaucoup d'importance à son séjour américain, qu'il traita plutôt comme un bref interlude entre le long exil européen et la plongée, au retour, dans le torrent de la révolution russe. Il relève aussi que ses biographes l'ont suivi dans cette interprétation, nous privant ainsi d'informations significatives sur son rôle pendant ce bref séjour à New York[444].

Le lecteur ne s'étonnera pas que l'une des principales préoccupations de Trotsky, pour cet avenir du mouvement socialiste américain dont il se sentait partie prenante, ait été la mise sur pied d'un organe de presse de la gauche, prévu initialement comme bimensuel – signe de la faiblesse de l'organisation qui le lançait et le prenait en charge. Ce journal, The Class Struggle (La Lutte de Classe), préparé par Trotsky et son jeune camarade Fraina, allait paraître pour la première fois le 22 avril 1917, donc dans un délai relativement bref. Mais à ce moment-là, il n'était plus que l'œuvre du seul Fraina, Trotsky étant parti depuis presque un mois[445].

A partir du 8 mars en effet, les dépêches venues de Russie ont commencé à apporter de passionnantes informations sur les troubles qui se déroulent là-bas. Dès le 13 mars 1917, Trotsky écrit dans Novy Mir que « les rues de Pétrograd parlent à nouveau le langage de 1905 » et que, « de nouveau, on ne voit dans les rues de la capitale que ces deux forces : les ouvriers révolutionnaires et les troupes tsaristes ». Soulignant l'absurdité de la politique de l'autruche des agences de presse qui minimisent les événements, il les replace dans le contexte de la fermentation ouvrière interrompue par la guerre et de la maturation politique qui a correspondu à ses ravages, et conclut :

« Le pouvoir est désorganisé, compromis et déchiré. L'armée est disloquée. Les classes dirigeantes sont mécontentes, ne croient plus et ont peur. Le prolétariat se forge au feu des événements. Tout nous donne le droit de dire que nous sommes les témoins du début de la deuxième révolution russe[446]. »

Dans les jours qui suivent, alors que la presse doit tout de même enregistrer la constitution du gouvernement provisoire et l'abdication de Nicolas II (2/15 mars), Trotsky annonce d'ores et déjà que « l'avalanche révolutionnaire est en plein élan[447] ». Il a compris, pour sa part, que le mouvement est venu des quartiers ouvriers, et il découvre dans le « comité de travailleurs » dont les dépêches assurent qu'il s'oppose au gouvernement provisoire, le nouveau soviet des députés ouvriers. Il comprend également qu'en insistant sur la nécessité de mener la guerre jusqu'au bout, Milioukov, le ministre des Affaires étrangères, est en train de dresser les masses contre le nouveau gouvernement et de creuser sa tombe.

L'agitation est à son comble dans la colonie russe de New York où se succèdent les meetings orageux : Ziv, qui vient de retrouver Trotsky – mais en est désormais très éloigné politiquement – témoigne tout de même que ce dernier était la grande vedette et son intervention le grand moment[448], tout en s'épouvantant d'une orientation qui, parce que révolutionnaire, mène selon lui à la catastrophe[449].

Cette révolution que Trotsky suit avec passion depuis sa première explosion n'est pas à ses yeux un événement russe. C'est en cela que réside l'originalité de son analyse. Chaînon du développement de la guerre impérialiste, selon lui, la révolution russe déroule à son tour des conséquences et des virtualités. Elle a mis à l'ordre du jour la chute du tsarisme mais aussi la fin de la guerre, une aspiration largement partagée dans les peuples d'Europe sous la botte du militarisme après trois ans de combats. La tâche la plus urgente, selon lui, est d'arracher le masque de ceux qu'il appelle « les libéraux impérialistes » du gouvernement provisoire, de lutter pour le « gouvernement ouvrier révolutionnaire » qui doit leur arracher le pouvoir. Dès le 21 mars 1917, il écrit dans Novy Mir :

« La guerre a fait de l'Europe un vrai baril de poudre. Le prolétariat russe y jette une torche enflammée. Supposer que cette torche ne provoque pas d'explosion, c'est aller contre toutes les lois de la logique et de la psychologie. Mais si l'invraisemblable se produit, si les social-patriotes empêchaient les prolétaires allemands de se soulever contre les classes dirigeantes, alors, cela va de soi, le prolétariat russe défendrait la révolution les armes à la main[450]… »

Dans un essai publié par la revue socialiste juive Die Zukunft (L'Avenir), il expose le développement qu'il pressent et les perspectives qu'il en déduit :

« Les masses laborieuses se soulèveront exigeant de meilleures conditions de travail et protestant contre la guerre. Les masses paysannes se soulèveront dans les campagnes et, sans attendre la décision de l'assemblée constituante, commenceront à exproprier les propriétaires terriens. »

Il ironise sur la candeur de ceux qui croient visiblement encore que la révolution est l'œuvre de révolutionnaires qui « peuvent l'arrêter sur commande » :

« Le problème principal de la social-démocratie est d'unir le prolétariat de tous les pays dans l'unité de l'action révolutionnaire. En opposition au gouvernement libéralo-impérialiste, la classe ouvrière se bat sous le drapeau de la paix. Plus vite le prolétariat russe convaincra les travailleurs allemands que la révolution se fait pour la paix et la liberté d'autodétermination nationale, plus vite le mécontentement montant de ces derniers éclatera dans une révolte ouverte. La lutte de la social-démocratie russe pour la paix est dirigée contre la bourgeoisie libérale et son pouvoir. Seule cette lutte peut fortifier la révolution et la projeter en Europe occidentale[451]. »

Cette orientation politique générale en commandait une autre sur le plan personnel, celle du retour. Trotsky en prit la décision dès qu'il apprit que la révolution avait éclaté à Pétrograd. Il raconte dans Ma Vie que Sérioja était alors alité avec une diphtérie. Ce garçon de neuf ans, qui avait grandi à Vienne, dont il parlait le dialecte aussi bien que le russe et l'allemand et fréquentait depuis deux mois une école américaine, se mit à danser de joie dans son lit. « Il savait depuis longtemps et fort bien, écrit son père, que la révolution, c'était l'amnistie, le retour en Russie et mille autres bonheurs[452]. » Le jeune garçon allait se distinguer encore le 26 mars, veille de la date fixée pour le départ, en se lançant tout seul, pour sa première sortie de convalescent, à la recherche de la « première » rue, à partir de la 164e> et en se perdant pour de bon, jusqu'à un providentiel commissariat de police qui prévint les parents de sa trouvaille[453]

Trotsky et les siens s'embarquent à New York le 27 mars sur le vapeur norvégien Christianafjord.Ainsi que le note Isaac Deutscher, il voyageait pour la première fois « respectablement », sans surveillance policière, avec tous les passeports, visas et autorisations nécessaires, du permis d'entrer sur le territoire russe au visa de transit britannique[454]. Cette respectabilité fut de courte durée. Les services secrets britanniques alertent en effet le commandant du port de Halifax[455].

Lors du contrôle exercé par la marine de guerre britannique à l'escale canadienne où le bateau arrive le 30 mars, les voyageurs russes sont soumis à un interrogatoire serré portant notamment sur leurs idées et projets politiques. Trotsky refuse de répondre aux questions touchant la politique intérieure russe, dont il assure aux policiers qu'elle n'est pas encore, « pour l'instant, sous le contrôle de la police maritime britannique », et les autres voyageurs russes suivent son exemple.

Mais c'est du fait d'instructions antérieures et non, comme Trotsky l'a pensé, en riposte à cette attitude que, le 3 avril, les autorités font monter à bord du Christianafjord un détachement armé de marins britanniques. L'officier qui le commande fait débarquer aussitôt la famille Trotsky et cinq autres voyageurs russes, dont leur ami Tchoudnovsky. Refusant de se plier à cette injonction, les passagers ainsi désignés sont entraînés de force vers la vedette qui va les amener à terre. Ljova, onze ans, qui « vient de prendre sa première leçon de démocratie britannique », se jette sur un officier qu'il martelle de ses poings. Natalia Ivanovna et ses enfants ne sont pas des réfugiés politiques, et leurs papiers ne souffrent aucune contestation : ils n'en sont pas moins également débarqués de force et, après une tentative de séparer les enfants de leur mère, qui échoue devant la détermination de cette dernière, sont assignés à résidence au domicile d'un policier où ils resteront onze jours avant d'être transférés dans un hôtel, avec obligation de se présenter quotidiennement à la police.

Trotsky et ses camarades – dont deux de Novy Mir – sont transférés sous escorte policière, par train, dans le camp militaire d'Amherst à quelques dizaines de kilomètres. Là, dans une vieille fonderie, 834 prisonniers allemands, 16 Austro-Hongrois, un Turc, disposent dans un local unique de quatre rangées de planches de couchage superposées sur trois rangées : parmi eux, cinq malades mentaux[456]. Les voyageurs russes ainsi enlevés vont passer un mois dans ce local. Les autres détenus sont en majorité – cinq cents environ – des marins allemands ayant appartenu à l'équipage de navires coulés dans l'Atlantique. Il y a également deux cents ouvriers allemands émigrés au Canada avant la guerre et internés ensuite, et une centaine d'officiers allemands prisonniers de guerre et de civils allemands internés. Officiers et sous-officiers sont logés à part, séparés de la plèbe par une cloison en planches qui constitue comme une sorte de clivage de classe à l'intérieur du camp que Trotsky et ses amis s'emploient aussitôt à renforcer. Officiers et bourgeois les traitent en ennemis. Marins et ouvriers comprennent qu'ils sont internés parce qu'ils sont socialistes, révolutionnaires, adversaires de la guerre. Trotsky raconte :

« Ce mois de résidence dans le camp fut comme un meeting ininterrompu. Je parlais aux prisonniers de la révolution russe, de Liebknecht, de Lénine, des causes de la faillite de la vieille Internationale, de l'intervention des États-Unis. Nous fîmes des conférences ; en outre, il y eut constamment des causeries de groupes. Nos amitiés se resserraient de jour en jour[457]. »

L'historien canadien W. Rodney reconnaît que « l'impact de Trotsky sur les prisonniers de guerre fut considérable » : le capitaine Whiteman assure que s'il était resté plus longtemps, il « aurait fait des communistes de tous les prisonniers allemands[458] ». C'est qu'il parle très bien l'allemand et s'intéresse à ses camarades de détention : il aura même à protester pour obtenir l'égalité des droits dans les queues ou pour les corvées car ceux-ci s'ingénient à lui faciliter l'existence ! Cette situation est intolérable pour les officiers allemands qui se plaignent au commandant du camp, le colonel Morris, et obtiennent l'interdiction des prises de parole, signe des temps, puisque l'officier accède ainsi à la demande des officiers « ennemis » d'interdire à un ressortissant « allié » de prendre la parole : une pétition de protestation signée de 530 prisonniers est alors envoyée aux autorités.

Dès son internement, Trotsky a télégraphié pour protester auprès des gouvernements russe et britannique ; mais les dépêches n'ont pas été transmises[459]. Pourtant, l'un de ses compagnons d'infortune a réussi à prévenir Novy Mir qui publie l'information le 10 avril. L'exécutif du soviet de Petrograd proteste contre cet internement de « combattants de la liberté », ingérence intolérable, « insulte à la révolution russe ». Dans un premier temps, le Cadet Milioukov, ministre des Affaires étrangères, demande à l'ambassadeur britannique Buchanan la libération de Trotsky, puis se ravise deux jours plus tard. L'ambassade britannique adresse à la presse un communiqué dans laquelle elle affirme que les Russes arrêtés à Halifax étaient porteurs de « subsides fournis par l'ambassade d'Allemagne, dans le dessein de renverser le gouvernement provisoire ». La grande calomnie commence et elle n'est pas près de finir !

La Pravda bolchevique du 16 avril, après l'arrivée de Lénine, revenu le 4 après son voyage à travers l'Allemagne, répond avec indignation à l'ambassadeur britannique :

« Peut-on croire une seule minute à la bonne foi d'un informateur selon lequel Trotsky, ancien président du soviet des députés ouvriers de Pétersbourg en 1905, révolutionnaire qui s'est, pendant des dizaines d'années, consacré au service désintéressé de la révolution, ait été capable de se lier avec un plan subventionné par le gouvernement allemand ? C'est une calomnie évidente, inouïe, impudente, à l'adresse d'un révolutionnaire[460]. »

En fait, la résistance à la libération de Trotsky et de ses compagnons provient vraisemblablement du gouvernement provisoire qui s'est ainsi placé dans une position intenable. Milioukov cède d'ailleurs bientôt sous la pression du soviet. Le 27 avril 1917, l'ambassadeur Buchanan explique par télégramme que les autorités britanniques n'ont détenu les voyageurs russes qu'à cause de « la nécessité d'échanger des télégrammes avec le gouvernement de Sa Majesté sur cette question » (sic). Il raconte ensuite qu'un diplomate a pris contact avec la rédaction de la Pravda et de Rabotchaia Gazeta, journaux bolcheviques qui réclament le rapatriement de tous les Russes, indépendamment de leurs opinions sur la paix et la guerre, et... constate qu' « il est impossible d'obliger ces gens-là à entendre raison[461] ». Le 29 avril, Trotsky et ses camarades russes reçoivent l'ordre de préparer leur paquetage. Ignorant leur destination, ils commencent par refuser d'embarquer. Le commandant britannique doit leur avouer qu'ils vont être embarqués à destination de la Russie sur le navire danois Helig Olaf Tous les prisonniers sont informés. Le même jour, les détenus russes quittent le camp d'Amherst sous les applaudissements et les vivats des prisonniers allemands et au son d'une marche révolutionnaire jouée par un orchestre de fortune.

Cette fois, c'est le bon départ – les Britanniques ont infiltré un mouchard à bord[462]. Après un voyage maritime de presque trois semaines, qui s'achève le 17 mai, le petit groupe des anciens émigrés traverse la Finlande en direction de Pétrograd, dans le même train et le même wagon que les social-patriotes belges Emile Vandervelde et Henri de Man, avec lesquels la conversation, on s'en doute, tourne court.

Imaginant les pensées de son ancien geôlier, vétéran des guerres coloniales, le colonel Morris, Trotsky écrit : «Ah, si nous lui étions tombés entre les pattes sur la côte-sud-africaine ![463] »

Ils sont sans doute nombreux et vont l'être de plus en plus, du côté des classes possédantes, ceux qui souhaiteraient que leur tombe entre les pattes celui-là, cet homme apparemment seul, qui vient, en deux mois, de prendre la tête de la gauche du Parti socialiste américain, puis de devenir en quelques jours l'idole de centaines de marins allemands prisonniers de guerre.

D'autant que cet homme seul, pour la deuxième fois de sa vie, va plonger dans le maelström de la révolution où il a déjà une première fois, douze ans auparavant, fait ses preuves.

XI. La marche au pouvoir[modifier le wikicode]

Trotsky – Lev Davidovitch, ou encore L.D., comme disent ses proches en Russie – avait été en 1905 le premier émigré socialiste à revenir dans la Russie en révolution. En 1917, et ce n'est pas de son fait, il ne fut pas loin d'être le dernier. En 1905, il avait scruté, et de loin et d'avance, la montée de la révolution avant de plonger dans le mouvement. En 1917, il arrivait après un internement et un long voyage maritime, c'est-à-dire avec une coupure d'un bon mois dans son information – à une période où les événements commençaient à se dérouler sur un rythme fiévreux.[464]

A la frontière russe – la gare de Bieloostrov –, un comité d'accueil, des fleurs, des drapeaux, des banderoles, des chants. Il y a là une délégation bolchevique de Petrograd, conduite par le métallo G.O. Fedorov et une délégation de la Mejraionka, « l'organisation inter-rayons », dont il ignore l'existence et que dirige Ouritsky[465], Fedorov développe l'idée qu'il faut marcher vers la dictature du prolétariat, et Trotsky approuve chaleureusement[466]. Il découvre, en même temps que son accord avec les bolcheviks sur l'orientation, l'existence d'une organisation proche, en train de discuter avec les bolcheviks la perspective d'une fusion, dans l'attente de son arrivée. L'organisation inter-rayons compte dans ses rangs nombre de ses anciens collaborateurs de la Pravda de Vienne et de Borba ; M.S. Ouritsky, A.A. Joffé, Karakhane, Iouréniev, Lounatcharsky sont parmi ses animateurs, et elle rassemble environ 3 000 ouvriers à Petrograd même[467].

C'est enfin la gare de Finlande, l'arrivée à Petrograd. Il y a foule. De nouveau, Fedorov et Ouritsky prennent la parole pour l'accueillir, et il répond par un bref discours dans lequel il parle de la « nouvelle révolution » qui sera « nôtre ». Il raconte :

« Lorsque, soudain, on m'enleva à bout de bras, je me rappelai immédiatement Halifax, où je m'étais trouvé dans la même situation. Mais maintenant, c'étaient des mains amies qui me soulevaient. Nous étions entourés d'une quantité de drapeaux. J'aperçus le visage empreint d'émotion de ma femme, les faces pâles et inquiètes de mes garçons qui se demandaient si c'était en bien ou en mal qu'on me portait ainsi : la révolution les avait déçus une première fois[468]. »

Au soviet, le menchevik internationaliste N.N. Soukhanov, assis à la tribune, découvre tout d'un coup derrière lui ce Trotsky qu'il connaît depuis 1903. Le président de séance, le menchevik Tchkheidzé, ne l'accueille pas officiellement, mais déjà, de la salle, fusent des cris : on veut entendre l'ancien président du soviet de 1905, hier encore prisonnier des Anglais[469].

De l'intervention de Trotsky, nous avons un résumé par Soukhanov : elle est modérée et prudente. Il parle, bien entendu, de la solidarité prolétarienne internationale et de la lutte révolutionnaire pour la paix. Il dit aussi que la formation du gouvernement de coalition comprenant des ministres socialistes signifie que le soviet s'est laissé prendre au piège de la bourgeoisie. Il se prononce pour le pouvoir des soviets et finit en saluant la révolution russe, « prologue de la révolution internationale[470] ». Les ministres socialistes sont mal à l'aise ; plusieurs font des réponses. Les bolcheviks font un geste significatif en proposant de faire entrer Trotsky dans l'exécutif du soviet, en hommage à son rôle en 1905. Il n'est pas moins significatif que mencheviks et s.r. acceptent cette proposition de mauvais gré, précisant qu'il n'aura voix que consultative, ce qui, après tout, lui suffit probablement pour le moment[471].

Trotsky a d'abord besoin en effet de se mettre au courant. Entre le 27 mars – date de son départ de New York avec des informations éparses et incomplètes sur la révolution de février – et le 4/17 mai 1917 où il arrive enfin à Petrograd, il a été à l'écart et même dans l'ignorance de développements capitaux qui doivent cependant déterminer son comportement politique et en particulier ses relations avec les bolcheviks.

Ces derniers n'avaient joué en février qu'un rôle secondaire : ils n'étaient dans le soviet qu'une vingtaine – sur quatre cents environ – pour repousser la composition du premier gouvernement provisoire. Les premiers dirigeants sortis de la clandestinité, Chliapnikov et Molotov, ont été surtout attentistes. En revanche, avec le retour d'exil de Staline et de Kamenev le 12/25 mars, c'est une ligne conciliatrice qui s'exprime dans la Pravda : elle défend la ligne du « défensisme révolutionnaire » et ne se distingue guère de la ligne social-patriote. Elle se prononce pour un « contrôle » sur le gouvernement provisoire, le « soutien » du soviet dirigé par mencheviks et s.r., la négociation avec les mencheviks pour la réunification.

L'arrivée de Lénine, le 3/16 avril, renverse la situation. Sur le quai même, sans répondre au discours « défensiste » de Tchkheidzé, il salue dans ses camarades l'avant-garde de l'armée prolétarienne mondiale. A la sortie de la gare, puis dans le local du parti, il commence à développer les idées qu'il exprimera dans les « thèses d'avril », rejetant toute forme de « défensisme », de « contrôle » ou de « soutien » du gouvernement provisoire, appelant à la lutte pour le pouvoir des soviets, la fondation d'une nouvelle Internationale, l'abandon du terme « social-démocrate » – la « chemise sale » – et l'adoption de celui de « communiste ».

Il l'emporte en quelques jours dans cette bataille menée au pas de charge contre les vieux-bolcheviks dont Kamenev et Rykov sont les porte-parole, la conférence du parti le suivant à une large majorité.

Ce ralliement à la lutte pour la « dictature du prolétariat » est-il un alignement sur les perspectives tracées par Trotsky au lendemain de la révolution de 1905 ? Les « vieux-bolcheviks », comme disait Lénine, ont farouchement résisté et continuent à grogner contre ce qu'ils considèrent comme un « ralliement au trotskysme ». Polémiquant à ce sujet contre Trotsky, son ancienne secrétaire, Raya Dunayevskaya, devait écrire, dans un livre édité en 1981, après avoir rappelé combien Lénine dut peiner pour « réarmer le parti » et surmonter la résistance des vieux-bolcheviks :

« C'est en partie vrai. Mais toute la vérité, c'est cependant que ce n'est pas la théorie de la Révolution permanente qui a « réarmé le parti » mais les fameuses thèses d'avril de Lénine. [...] Ce n'est pas la théorie de la Révolution permanente de Léon Trotsky, mais la dialectique de la révolution qui a conduit Lénine aussi bien aux thèses d'avril qu'à la rédaction de L'Etat et la Révolution et la mise à l'ordre du jour du parti bolchevique de la prise du pouvoir. Et c'est alors que Trotsky a rejoint Lénine, et non pas Lénine Trotsky[472]. »

Par ailleurs, le développement récent du parti bolchevique, précisément, sa croissance foudroyante, son influence grandissante et en particulier l'autorité de ses militants dans les usines, ont fait de lui ce « parti de masses », dont Trotsky avait affirmé pendant des années qu'il était rendu impossible par le sectarisme et l'autoritarisme des bolcheviks. L'existence même de ce parti et la façon dont il s'est déployé démontrent à l'évidence que ce n'est pas seulement en animant le « bloc d'août » que Trotsky a eu tort contre Lénine, mais dans les questions d'organisation et surtout celle de la construction du parti depuis 1903.

Angelica Balabanova croit relever chez Trotsky, lors de son arrivée, une certaine « mauvaise humeur[473] ». On ne peut exclure qu'elle ait bien vu. La situation de l'arrivant est délicate : son accord fondamental avec Lénine sur les questions essentielles lui pose le problème de son attitude vis-à-vis du parti qu'il a combattu pendant quinze ans. Peu lui importe sans doute la rumeur qui court dans les milieux politiques de la capitale, selon laquelle il serait revenu « pire que Lénine lui-même ». Le problème, c'est que ses proches camarades, anciens de la Pravda et de Borba, animateurs de l'organisation inter-rayons – 4 000 membres environ, une influence certaine dans les cadres ouvriers de la capitale – ont refusé, avant la conférence d'avril, le rapprochement avec le parti bolchevique dont ils jugeaient, à cette époque où Kamenev et Staline dirigeaient la Pravda, qu'il suivait une ligne « opportuniste ». Après l'adoption des thèses d'avril, les réserves politiques sont tombées, mais méfiance et anciens griefs demeurent...

Trotsky expliquera plus tard qu'il fut, dès son arrivée, convaincu de la nécessité d'entrer dans les rangs bolcheviques, mais qu'il attendit un peu, le temps de convaincre l'organisation inter-rayons. Le 7/20 mai, c'est ensemble que les deux organisations mettent sur pied pour Trotsky la réunion de bienvenue au cours de laquelle il explique son hostilité totale à la réunification avec les mencheviks, dont une fraction importante de la direction bolchevique n'a pas encore abandonné la perspective. Le 10/23 mai, nouvelle réunion commune pour étudier les problèmes de la fusion. C'est la première fois depuis Zimmerwald que Trotsky revoit Lénine, venu en compagnie de Zinoviev et de Kamenev. Lénine est convaincu qu'ils vont travailler ensemble : il a déjà proposé que Trotsky soit appelé à la tête de la Pravda et a été là-dessus mis en minorité à la direction.

Sur cette entrevue, nous ne disposons que des notes prises par Lénine[474], sur la base desquelles Isaac Deutscher écrit d'ailleurs que Trotsky sous-estimait à l'époque l'ampleur du tournant opéré par Lénine, puisqu'il l'interrogeait encore sur la formule de « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie[475] ». Lénine propose l'entrée immédiate des gens de l'organisation inter-rayons dans le parti, avec les postes responsables à la direction et à la Pravda.

Trotsky se dérobe. Il prend acte du fait que le parti s'est, selon sa formule, « débolchevisé », et qu'il a maintenant une optique résolument internationaliste. Mais c'est pour cela qu'il hésite devant l'entrée d'un parti qui s'appellerait toujours « bolchevique ». Il préférerait un parti nouveau, résultant d'une fusion, portant un nom nouveau. La concession n'apparaît sans doute pas possible à Lénine, déjà aux prises avec les critiques qui l'accusent d'avoir capitulé devant Trotsky sur les perspectives : il ne la fera pas. On peut sans doute épiloguer sans fin sur les raisons qui ont ainsi maintenu Trotsky dans une attitude de réserve[476]. Faut-il, comme Deutscher, faire intervenir l'amour-propre[477] ? Nous préférons l'explication par le souci de mieux s'informer et donc d'attendre, peut-être aussi de se donner le temps de vaincre les résistances de certains dans l'organisation inter-rayons...

Dès ce moment, en tout cas, Trotsky est engagé totalement aux côtés de Lénine et du parti bolchevique dans le travail pratique. Après un tour d'exploration auprès de la rédaction de Novaia Jizn, de Gorky, l'organisation inter-rayons lance le 16 juin le premier numéro de Vpered (En avant), primitivement hebdomadaire, qui sortira irrégulièrement une quinzaine de numéros avant la fusion avec les bolcheviks.

Le domaine de Trotsky, celui où il est irremplaçable, c'est l'agitation. Avec ses deux camarades d'organisation, Lounatcharsky et Volodarsky, mais plus qu'eux, il devient l'un des orateurs les plus populaires des auditoires ouvriers :

« Meetings dans les usines, dans les écoles, dans les théâtres. dans les cirques, dans les rues, sur les places... Je rentrais exténué, après minuit, je trouvais dans un demi-sommeil agité les meilleurs arguments que j'aurais dû opposer à nos adversaires politiques, et, à sept heures du matin, parfois plus tôt, j'étais tiré de mon sommeil par des cognements indésirables à ma porte : on venait me chercher pour un meeting à Peterhof, des matelots de Cronstadt étaient venus me prendre en bateau à moteur pour m'emmener chez eux. [...] Il se trouvait qu'en trois, quatre ou cinq endroits, j'étais attendu par des milliers d'ouvriers qui patientaient une ou deux et trois heures[478]. »

Trotsky est incontestablement un immense orateur, à la voix étincelante – éclairs bien plus que tonnerre. C'est pourquoi il est à ce point réclamé. Un historien stalinien de l'époque Gorbatchev se permet de raconter qu'il parle tellement qu'il ne trouve pas de temps pour faire le travail pratique[479]. Mais A.V. Lounatcharsky, dans ses Silhouettes révolutionnaires, qui furent publiées en 1923, a donné de Trotsky orateur un portrait de connaisseur :

« Trotsky est à mon sens le plus grand orateur de ce temps. Il m'a été donné d'entendre les plus grands orateurs parlementaires, toutes les vedettes du socialisme, les plus fameux orateurs de la bourgeoisie : à l'exception de Jaurès, je n'en vois aucun qu'on puisse comparer à Trotsky.

« Une prestance magnétique, le geste large et beau, un rythme tout-puissant, une voix infatigable, une merveilleuse solidité de phrase, une fabuleuse richesse d'images, une ironie brûlante, un pathétique débordant, une logique extraordinaire et projetant dans sa lumière les éclairs de l'acier, telles sont les vertus dont ruissellent les discours de Trotsky. Il peut lancer des flèches acérées, parler par épigrammes : il peut prononcer aussi de majestueux discours politiques, comme seul Jaurès a su en prononcer. J'ai vu Trotsky parler trois heures durant dans le plus absolu silence, devant un auditoire debout et médusé et buvant ses paroles[480]. »

Cet orateur gigantesque d'une époque où l'on ignore encore la « sono », a deux auditoires de prédilection : les marins de Cronstadt et les fidèles du Cirque moderne. C'est en mai, lors du conflit entre leur soviet et le gouvernement provisoire qu'il est devenu l' « idole » des marins de Cronstadt en les défendant contre les menaces de répression et en les aidant à exprimer leurs positions. Le 26 mai, répondant au soviet aux accusations lancées contre les cronstadtiens, il avait lancé sa formule célèbre :

« Quand un général contre-révolutionnaire essaiera de passer un nœud coulant autour du cou de la révolution, les Cadets savonneront la corde et les marins de Cronstadt viendront mourir avec nous[481]. »

C'est lui qui a rédigé de sa main le célèbre Manifeste de Cronstadt du 31 mai qui se termine par l'affirmation que les soviets prendront un jour le pouvoir[482].

Le Cirque moderne est, selon l'expression de Natalia Ivanovna, son « Club des Jacobins[483] », mais un club de masses. Il y prend la parole presque tous les soirs, parfois en pleine nuit. Les auditeurs, « des ouvriers, des soldats, de laborieuses mères de famille, des adolescents venus de la rue, les opprimés, les bas-fonds de la capitale » sont entassés au point qu'il ne peut parfois atteindre la tribune que porté à bout de bras au-dessus des têtes. Personne ne fume dans « cette atmosphère lourde de respirations et d'attente », mais il n'y a « aucune lassitude [...] dans la tension électrique de cette agglomération humaine[484] ». C'est en revenant une nuit d'un meeting au Cirque moderne qu'il découvre qu'il est suivi par un inconnu : c'est un étudiant en mathématiques qui a décidé de veiller sur sa sécurité[485]. Ainsi commence avec Igor Moiséiévitch Poznansky un lien qui ne sera défait que par la mort.

C'est à peu près au même moment que ses deux garçons – douze et dix ans – font la connaissance d'un jeune marin de vingt-cinq ans, N.I. Markine, qui deviendra bientôt l'ange tutélaire de la famille. Natalia Ivanovna raconte, pour Victor Serge :

« Markine, un grand gars au front élevé, plutôt taciturne, au regard concentré, mais qui savait si bien sourire, se prit tout de suite d'affection pour les deux enfants. Quand [il] sut que nous étions, dans la maison même, entourés d'hostilité, il intervint très discrètement, mais sans doute très énergiquement ; et comme les marins révolutionnaires jouissaient d'un grand respect, tout changea du jour au lendemain [...] les saluts aimables succédèrent aux visages renfrognés... Markine allait devenir pour Trotsky un précieux collaborateur et un valeureux compagnon d'armes[486]. »

Accusé par l'ambassadeur britannique Buchanan d'avoir été payé par le gouvernement allemand, Trotsky avait déjà interpellé publiquement le ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire sur cette question. Le 5/18 mai, lors du premier congrès pan-russe des soviets, il mit solennellement en cause Milioukov – qui avait soutenu Buchanan – en le qualifiant d' « infâme calomniateur[487] ».

Il serait d'ores et déjà difficile, même si les interventions de Trotsky révèlent des divergences avec certains vieux-bolcheviks, d'en découvrir avec Lénine. Au premier congrès pan-russe des soviets, qui s'ouvre au début juin, les délégués de l'organisation inter-rayons ne sont que dix à côté de quelque 200 bolcheviks. Mais Trotsky est l'un des principaux porte-parole du bloc de ces deux organisations. Il cherche à convaincre mencheviks et s.r. que la tentative d'arrêter la révolution, qui caractérise leur politique, les voue à tomber dans les bras de la contre-révolution. Il s'indigne de l'expulsion comme « agent allemand » du socialiste suisse Robert Grimm. Il montre que la seule perspective de victoire de la révolution russe passe par la révolution européenne, et d'abord allemande et, sous les huées, explique que les soldats russes sont prêts à verser leur sang pour la révolution, mais refusent de le faire pour la Bourse de Paris et l'impérialisme britannique[488].

Le 2/15 juillet, c'est un état de fait que vise à régulariser la décision de la conférence de Petrograd de l'organisation inter-rayons de rejoindre le parti bolchevique à son prochain congrès, récemment convoqué. Pendant les « journées de juillet », Trotsky et ses camarades combattent pour contrôler et canaliser vers des manifestations pacifiques le mouvement explosif des travailleurs de Petrograd. Il arrache le s.r. Tchernov à une foule en colère qui menaçait de lui faire un mauvais parti. Au lendemain des journées de juillet et de l'inculpation de Lénine, Zinoviev et Kamenev, il se fait leur avocat. Le 17/30 juillet, il affirme à l'exécutif du soviet de Petrograd :

« Lénine s'est battu pour la révolution pendant trente ans. J'ai moi-même lutté pendant vingt ans contre l'oppression des masses populaires. Nous ne pouvons qu'être pleins de haine contre le militarisme allemand. Quiconque affirme autre chose ignore ce qu'est un révolutionnaire[489]. »

La presse ayant, en dépit de tout, laissé entendre qu'il était en train de s'éloigner de Lénine au moment du déferlement de la grande calomnie, il écrit une lettre ouverte, qui paraît dans Novaia Jizn, dans laquelle il souligne qu'il est d'accord sur tous les points avec les militants inculpés et qu'il a joué le même rôle qu'eux en juillet[490] – ce qui lui vaut d'être inculpé, le 23 juillet, et d'être arrêté, par surprise chez son ami Larine, où il loge, après l'avoir indiqué par téléphone au procureur qui lui a fait croire qu'il le cherchait pour la défense du militant bolchevique Raskolnikov[491]. En 1987, « l'historien » V.M. Ivanov prétendra qu'il « s'est présenté aux autorités, préférant être incarcéré[492] »!

Le voici donc pour la deuxième fois enfermé dans la prison des Kresty (Croix) où il a déjà séjourné après son arrestation en 1905. Il refuse de répondre aux interrogatoires dès qu'il s'aperçoit que le magistrat instructeur, qui l'interroge sur... son voyage de retour de Suisse avec Lénine, le prend pour Martov[493]. Il va rester en prison jusqu'au 4 septembre. La première partie de son séjour est placée sous le signe de l'isolement et du secret le plus rigoureux : Natalia Ivanovna ne le rencontre que de l'autre côté d'une grille[494]. Mais quand le général Kornilov tente de marcher sur Petrograd à la tête de ses troupes et que s'organise la résistance ouvrière avec la participation déterminante des bolcheviks, les choses changent. Les portes des cellules s'ouvrent, et ces dernières deviennent, comme écrit Raskolnikov, autant de « clubs des Jacobins[495] ». Trotsky n'abuse pas de cette relative liberté de mouvements : il sort scrupuleusement pour faire la promenade quotidienne, mais s'isole, le reste du temps, dans sa cellule où il travaille pour la presse bolchevique. Le congrès du parti s'est tenu sans lui à partir du 8/21 août. Le rapport qu'il devait y présenter l'a finalement été par Staline. Il a été élu au comité central, ainsi que son ami M.S. Ouritsky, tandis que Joffé est suppléant.

Trotsky ne consacre que quelques lignes de Ma Vie à ce nouveau séjour de quarante jours aux Kresty. Nous avons pourtant des informations concrètes par les Mémoires de Raskolnikov, les souvenirs de Natalia Ivanovna, et quelques brèves remarques dans l'Histoire de la Révolution russe. Raskolnikov est en cellule dans le même quartier et discute souvent avec lui des problèmes du jour[496]. Quand les détenus débattent d'un projet de grève de la faim, Trotsky refuse de se joindre à un mouvement jugeant le moyen d'action excessif par rapport à son objectif[497]. Natalia Ivanovna, de son côté, le décrit discutant avec animation dans la cour de la prison avec de jeunes ouvriers, soldats et marins, « tous amers et indignés[498] ». Elle lui rend souvent visite et le trouve toujours de bonne humeur. Les deux garçons vont aussi à la prison, tout seuls, et apportent des colis de vivres[499].

A la nouvelle de la tentative de putsch de Kornilov, Trotsky, tournant en rond dans la cour avec Raskolnikov, parle de la « lâcheté » des ministres qui devraient mettre le rebelle hors la loi, pour que tout soldat ait le droit de l'abattre[500]. Dans l'Histoire... , il raconte que des cronstadtiens – de l'équipage de l'Aurora, semble-t-il – lui demandèrent à la prison si le moment n'était pas venu d'arrêter les ministres. Il leur répondit non : «Tirez sur Kornilov. On règlera ensuite les comptes avec Kérensky[501]. » Il a le même comportement avec les soldats envoyés pour renforcer la garde de la prison et qui se montrent disposés à libérer les bolcheviks emprisonnés : « Ce geste aurait été le signal d'une insurrection immédiate et l'heure n'en avait pas encore sonné[502]. »

Libéré sous caution le 4/17 septembre, il reprend le cycle des réunions et des meetings, mais l'aventure de Kornilov a changé le cours des choses et considérablement renforcé l'élan révolutionnaire, quelque peu perturbé par la répression de juillet. Le 9/22 septembre, un vote décisif d'orientation a lieu au soviet de Petrograd. Les bolcheviks pensent qu'il leur manque cent voix pour être majoritaires, ce qui dénote d'importants progrès. Trotsky fait préciser aux tenants de la liste adverse, mencheviks et s.r., qu'ils comptent bien sur Kérensky, dans la même liste, avec eux. Les bolcheviks obtiennent 519 voix contre 414 et 67 abstentions[503].

Le 25 septembre/8 octobre, le soviet élit son nouveau présidium, dominé par les bolcheviks. Douze ans après, Trotsky redevient président du soviet de Petrograd. Fidèle à lui-même, toujours soucieux de souligner la continuité du combat et de donner confiance aux siens, il assure dans son discours que ce n'est pas lui qui prend aujourd'hui à Tchkheidzé la présidence du soviet, mais Tchkheidzé qui la lui restitue... Il souligne la différence entre 1905 et 1917 : dans le moment présent, la formation d'un nouveau présidium, la réélection de l'ancien président du temps de la première révolution constituent des étapes dans la montée révolutionnaire qui mène à la victoire. Inspiré par les mêmes conceptions qui l'avaient conduit dans Bilan et Perspectives à essayer de décrire la « dictature du prolétariat », il s'écrie :

« Nous appartenons à des partis différents et nous aurons plus d'une fois à croiser le fer. Mais nous dirigerons le travail du soviet de Petrograd dans le respect des droits et de la totale indépendance des fractions ; jamais le bras du présidium ne servira à opprimer une minorité[504]. »

Certains ironiseront peut-être sur une déclaration d'intentions, qui ne se choquent pas des promesses électorales jamais tenues et des mandats toujours trahis... Il était bon cependant de rappeler ici que les bolcheviks, à cette date, avaient l'ambition de construire une démocratie socialiste pluraliste.

Il faut avouer aussi que le travail du biographe est difficile. Il ne peut être question de retracer ici dans le détail l'histoire de la révolution russe et notamment de la marche à l'insurrection d'Octobre et à l'instauration du pouvoir des soviets. Mais la biographie de Trotsky ne se distingue pas de cette histoire dont nous relaterons les grandes lignes.

C'est à la conférence d'État, du 14/27 au 21 septembre/5 octobre 1917, que Trotsky, libéré depuis quelques jours et qui n'a encore que peu participé à l'activité de direction de son nouveau parti, va apparaître pour la première fois comme un de ses porte-parole. Avec cette convocation, les mencheviks ont fait une double tentative pour limiter et contrôler l'activité de Kérensky et surtout pour barrer aux soviets la route du pouvoir. Son mode de désignation la met à l'abri de toute surprise. Sur les 900 délégués, 100 environ sont désignés par l'exécutif des soviets, 300 par la douma et le reste par des organisations dites « apolitiques » aussi inattendues que les coopératives, voire les zemstvos élus... avant la guerre[505].

Trotsky présente le rapport devant la fraction bolchevique. Dans la conférence même, il fait une intervention très remarquée, tournant en ridicule Kérensky qui vient de rétablir la peine de mort ... et jure qu'il ne veut pas l'appliquer. Il fait même crouler de rire la salle en comparant la répression contre les bolcheviks au lendemain des journées de Juillet et celle qui a frappé les Cadets après la korniloviade[506]. C'est Kamenev qui a la responsabilité d'exposer, à la conférence, le point de vue des bolcheviks. De toute évidence, il n'exclut pas une rupture de la majorité avec Kérensky et la constitution d'un gouvernement socialiste homogène.

Dans les jours qui suivent, parviennent cependant au comité central les deux premières lettres de Lénine exigeant un tournant vers l'insurrection. La réaction de la majorité du comité central est négative, et les lettres sont tenues sous le boisseau[507]. Mais Trotsky se sent encouragé à défendre une position dure : il déclare qu'il faut exclure l'hypothèse d'un gouvernement patronné par la conférence d'Etat et propose de mettre en avant le mot d'ordre du pouvoir des soviets. La direction bolchevique se divise, le 4/17 octobre, sur l'attitude à tenir à l'égard de la conférence démocratique – à laquelle les délégués bolcheviques prennent part – et du « préparlement », le « soviet de la République » qu'elle se prépare à désigner en attendant... l'élection de la Constituante.

Kamenev est favorable à la participation : selon lui, on pourra ainsi se lier aux éléments hésitants du bloc mencheviks-s.r. Trostky soutient qu'il faut quitter la conférence démocratique et boycotter le préparlement : c'est à ses yeux une condition préalable de l'engagement vers la lutte révolutionnaire pour le pouvoir des soviets mise à l'ordre du jour par l'ensemble de la situation. Il l'emporte de justesse sur le boycottage du préparlement, mais la marge est si faible que la décision est renvoyée à la réunion commune du C.C. et des délégués à la conférence démocratique[508], dont la prise de position en faveur de la participation – par 77 voix contre 50 – conduit le C.C. à inverser alors la sienne.

Lénine se déchaîne contre ces décisions. Il pense que son parti aurait dû boycotter la conférence démocratique et que c'est une erreur d'y avoir participé. A fortiori,il faut absolument boycotter le préparlement qu'elle a désigné, et il accumule les arguments en faveur de l'insurrection pour le pouvoir des soviets avant qu'il ne soit trop tard. Le comité central ne le suit pas. Une fois de plus, les vieux-bolcheviks, en la personne de Zinoviev et Kamenev, opposent à Lénine et à ses positions qu'ils jugent « aventuristes », une résistance acharnée[509]. De son exil de Finlande, Lénine approuve Trotsky pour s'être prononcé en faveur du boycottage[510].

Il existe, en réalité, entre les deux hommes des nuances sur la base d'un accord fondamental sur l'essentiel. Lénine, persuadé que l'exécutif à majorité menchevique issu du premier congrès pan-russe des soviets va s'employer efficacement à repousser la date de la convocation du deuxième congrès pan-russe, ne veut pas lier l'insurrection à ce congrès, même par un calendrier indicatif : il pense que le parti doit déclencher l'insurrection en son nom et sous sa responsabilité propre. Mieux placé pour jauger les capacités des dirigeants mencheviques à résister à la pression de la base qui exige le congrès, Trotsky ne les croit pas capables de retarder indéfiniment sa convocation et préfère donc que l'insurrection, immédiatement endossée par le congrès, apparaisse comme le couronnement, la réalisation pratique du mot d'ordre du parti pour « tout le pouvoir aux soviets ». Cette position implique une articulation entre les dates du congrès et de l'insurrection, ainsi que la nécessité que cette dernière soit formellement organisée au nom d'un organisme soviétique. Lénine va sans doute, jusqu'au bout, redouter qu'elle ne constitue que la façade d'une attitude hésitante et temporisatrice qui lui paraît alors plus dangereuse que celle de Zinoviev et de Kamenev, laquelle a au moins le mérite d'être publiquement exprimée.

Lénine finit par surmonter la résistance du C.C., à cause de son immense autorité, bien sûr, car ses camarades lui ont tenu tête autant qu'ils ont pu. Mais aussi et surtout à cause du mouvement d'opinion qui pousse des millions de Russes vers les bolcheviks depuis la tentative de Kornilov. Soukhanov note que les masses sentent et respirent « bolchevique ». Le 5 octobre, sous le bombardement des lettres de Lénine, le C.C., renversant une fois de plus sa position, décide de boycotter le préparlement[511]. A l'ouverture de ce dernier, le 7/20 octobre, Trotsky prononce une déclaration de dix minutes expliquant le départ des bolcheviks. Sa péroraison ne laisse aucun doute.

« Petrograd est en danger ! La Révolution est en danger ! Le peuple est en danger ! Nous nous adressons au peuple. Tout le pouvoir aux soviets[512] ! »

Le 10 / 17 octobre, à la réunion secrète du C.C. – qui se tient dans l'appartement de... Soukhanov en son absence –, Lénine est là. Lénine plaide avec passion : c'est maintenant ou jamais et il ne faut pas laisser passer ce moment favorable à l'insurrection. Il l'emporte, Zinoviev et Kamenev s'obstinant dans leur refus. La résolution adoptée dit que la prise du pouvoir est « à l'ordre du jour[513] ». Tout n'est pas réglé, mais l'orientation générale est désormais très claire.

Président du soviet de Petrograd, Trotsky est appelé à jouer un rôle déterminant dans un schéma où les soviets prennent leur place, comme il l'a proposé : dès le 12/25 octobre, il a obtenu du congrès des soviets de la région Nord la convocation, le 20 octobre/2 novembre, du congrès pan-russe des soviets – entérinée aussitôt par l'exécutif des soviets.

C'est dans les revers militaires et la menace allemande que les bolcheviks vont trouver l'argument essentiel pour les mesures militaires permettant la préparation de l'insurrection. Après la chute de Riga aux mains des Allemands le 3 septembre, le haut-commandement soutient en effet la nécessité – probablement incontestable d'un simple point de vue militaire – de prélever pour le front balte des troupes stationnées à Petrograd. Les bolcheviks utilisent des commentaires maladroits, comme celui de l'ancien ministre Rodzianko : Trotsky affirme que la bourgeoisie, défaitiste, veut livrer la flotte et la capitale à Guillaume II. Et c'est à son instigation que, le 12/25 octobre, le comité exécutif du soviet de Petrograd prend une décision capitale : la formation, sous son autorité, d'un comité militaire révolutionnaire comprenant le présidium du soviet et celui de sa section de soldats, des représentants des marins, des cheminots, des postiers des comités d'usine, syndicats, ainsi que des organisations militaires du parti et des milices[514]. Il s'agit d'établir la liaison avec la flotte et les unités stationnées en Finlande, avec les troupes du front, et de contrôler l'ensemble des mesures de défense de cette région. Le C.M.R. du soviet se réserve le pouvoir d'affecter les unités nécessaires à la défense de la capitale, le recensement personnel des unités, la préparation d'un plan général de défense et « le maintien de la discipline révolutionnaire ».

Le sens de la constitution du comité militaire révolutionnaire est clair : c'est un véritable coup d'État à froid. Émanation du soviet de Petrograd, il se substitue à toutes les autorités émanant du gouvernement provisoire et du haut-commandement et concentre entre ses mains – au nom du soviet – tout le pouvoir militaire dans la capitale et dans sa province. La dualité de pouvoirs entre le gouvernement provisoire et les soviets est en train de se résoudre en faveur du pouvoir soviétique, avec ce transfert de l'autorité sur les forces armées que le gouvernement provisoire et le corps des officiers vont se révéler impuissants à empêcher. Les bolcheviks font face aux accusations. Au menchevik qui l'interroge à la séance du soviet du 16 octobre pour savoir ce qu'est exactement cet « état-major révolutionnaire pour une prise du pouvoir », Trotsky rétorque en demandant s'il pose la question au nom de Kérensky, du contre-espionnage ou de la police secrète[515].

Il reste à gagner la garnison, les soldats, unité par unité. Dans ce travail décisif, qui exige tension et travail des dirigeants, activité et initiatives de milliers de militants, le rôle de Trotsky est particulièrement important, peut-être décisif. Soukhanov, pourtant son adversaire politique, lui rend un hommage admiratif :

« S'arrachant au travail de l'état-major révolutionnaire, Trotsky en personne se précipitait de l'usine Oboukhovsky à celle de Trubochny, des ateliers de Poutilov à ceux de la Baltique, de l'école de cavalerie aux casernes ; il semblait parler dans tous les endroits à la fois. Son influence, tant dans les masses que sur les chefs, était immense. Il était le personnage central de ces journées et le héros principal de cette remarquable page d'histoire[516] … »

Empruntons à Soukhanov la description de l'une de ces réunions de masse, à la Maison du Peuple, le 22 octobre/5 novembre, « journée du soviet » devant quelque 3 000 auditeurs, ouvriers, soldats et gens du peuple. Trotsky commence par créer l'atmosphère nécessaire en invoquant les souffrances indicibles du soldat au front, dans les tranchées. Puis, avec ses souvenirs de la Grande Révolution française, acclamé par la foule, il interpelle le bourgeois :

« Vous, bourgeois, vous avez deux bonnets de fourrure. Donnez-en un au soldat qui gèle dans sa tranchée. Vous avez de bonnes bottes ? Restez chez vous. Le soldat en a besoin[517]. »

Soukhanov commente :

« Autour de moi régnait presque l'extase. Il semblait que la foule allait d'un moment à l'autre entonner, sans discussion ni signal, un hymne religieux. [...] Trotsky formula je ne sais quelle résolution brève et générale, disant quelque chose comme : " Nous défendrons la cause des ouvriers et des paysans jusqu'à la dernière goutte de notre sang. Qui est pour ? " Mille hommes comme un seul levèrent la main. Je voyais les mains levées et les yeux brûlants des hommes, des femmes, des adolescents, des ouvriers, des soldats, des moujiks – et de petits-bourgeois typiques. [...] La foule dense tendait les mains[518]. »

Trotsky fait monter encore la tension en martelant à la tribune de sa puissante voix métallique :

« Que ce vote soit votre serment – de défendre de toutes vos forces au prix de n'importe quel sacrifice – le soviet – qui a pris sur lui la grande tâche – de mener la révolution jusqu'à sa victoire – et de donner au peuple la terre, le pain et la paix[519]... »

Et Soukhanov, qui s'est un peu attardé sur « cette scène réellement magnifique », conclut :

« Dans tout Pétersbourg, la même scène se déroulait plus ou moins. [...] Des milliers et des dizaines de milliers, des centaines de milliers de gens. [...] En fait, c'était déjà une insurrection. Tout avait commencé[520] ... »

Il n'y aura malheureusement pas de Soukhanov pour décrire le meeting du lendemain, 23 octobre/6 novembre, à la forteresse Pierre-et-Paul. La question est venue à l'ordre du jour du comité militaire révolutionnaire : ce dernier ne contrôle pas la forteresse. Or elle contient des armes et des munitions, peut servir de refuge au gouvernement dans le cas de combats de rues, de forteresse aux troupes de la contre-révolution et rend très difficile, de par sa position, la prise du Palais d'Hiver.Antonov-Ovseenko propose de la prendre d'assaut, par surprise. Trotsky répond que ce n'est pas nécessaire : il suffira d'un meeting pour convaincre la garnison. Il va se présenter seul à la forteresse, avec Lachévitch, obtient que soit convoqué le meeting, parle et convainc. Les soldats se placent à la disposition du comité militaire révolutionnaire. La forteresse a changé de camp[521].

Il n'y a pas de vie personnelle pour Trotsky dans son emploi du temps de ces quelques mois décisifs de 1917. La famille n'a réussi à se loger, non sans mal, que dans l'appartement de camarades où elle dispose d'une seule pièce. On vit des rations, plutôt chiches, et, comme en témoigne Natalia Ivanovna, de « rares aubaines[522] ». Trotsky ne prend ni distractions ni repos, rencontre rarement ses deux garçons à la maison, entrevoit ses filles, le temps d'un sourire, au Cirque moderne[523]. Il part tôt le matin et travaille dans son bureau de l'Institut Smolny, « une grande pièce carrée, nue, sommairement meublée, visitée chaque jour par des centaines de délégués[524] ». Pas soucieux d'élégance, il s'habille cependant en évitant tout laisser-aller. Il prend ses repas au réfectoire de Smolny : « soupes claires aux choux, au poisson, kacha (pâte de gruau), compotes, thé[525] ». Un an auparavant, pendant son séjour espagnol, il fumait. Il ne fume plus du tout et vitupère fermement la tabagie. Il se déplace à pied.

Il a trente-huit ans. Il est « militant » depuis déjà vingt ans. Il a derrière lui plus de trois années de prison, deux de déportation et dix d'exil à l'étranger. Il est encore très juvénile d'allure avec ses cheveux noirs et drus. Ce révolutionnaire professionnel approche d'une grande victoire.

Le rôle de Trotsky grandit dans le parti où il n'est pourtant pas évident que la vieille garde l'ait accueilli avec empressement : les vieux-bolcheviks, même s'ils ne suivent pas Zinoviev et Kamenev jusqu'au bout, n'en font pas moins des réserves sur l'orientation vers l'insurrection. Très rapidement, les choses s'enveniment. Zinoviev et Kamenev ont déjà diffusé dans le parti, le 11/24 octobre, leur lettre « Sur le Moment présent » contre la décision de préparer l'insurrection[526]. Le 18/31, Novaia Jizn, l'organe de Maksim Gorky, publie une lettre où Kamenev explique, au nom également de Zinoviev, que le recours à l'insurrection armée serait « une démarche inadmissible, périlleuse pour le prolétariat et la révolution[527] ». Trotsky est ainsi amené à démentir, au soviet, tout préparatif d'insurrection, ajoutant toutefois que les ouvriers et les soldats suivraient comme un seul homme un tel mot d'ordre s'il était lancé par le soviet[528]. Kamenev proclame aussitôt son accord avec cette déclaration : Lénine parle de la « filouterie » commise par ce dernier et demande l'exclusion du parti, comme « briseurs de grève », de Zinoviev et Kamenev[529].

Le gouvernement provisoire n'ignore rien. Pourtant il ne tente rien, sans doute parce qu'il ne peut rien. Ses ordres ne sont pas suivis d'effets, ou, s'ils le sont, ceux-ci sont aussitôt annulés. Le comité militaire révolutionnaire, sous la présidence de Trotsky, se dépense, lui. Le 24 octobre/6 novembre, il désigne des délégués aux Postes, aux Chemins de fer, au Ravitaillement. Trotsky harangue au Cirque moderne et gagne un bataillon de motocyclistes, parle au soviet de Petrograd[530], réunit à Smolny les premiers délégués au congrès panrusse des soviets. Il donne l'ordre de rouvrir les journaux fermés par le gouvernement provisoire, cependant qu'ouvriers et soldats occupent les locaux de la rédaction et les imprimeries de la presse de droite. Ce même jour, en fin d'après-midi, il dément, une fois de plus, devant le soviet de Petrograd, les rumeurs sur la préparation d'une insurrection. Les dirigeants du soviet sont prêts à employer les armes en cas d'attaque gouvernementale : « Menace déclarée », écrira-t-il, qui était « le camouflage politique du coup qui devait être porté dans la nuit ». Rencontrant à Smolny le dirigeant bolchevique des marins de Cronstadt, Flerovsky, il le renvoie dans la garnison où il trouvera l'ordre de marcher sur Petrograd à l'aube du 25 octobre/6 novembre[531].

Les mouvements de troupes précédant les premières opérations commencent ce même jour vers 2 heures du matin. A la séance du comité exécutif qui siège avec les délégués déjà arrivés pour le congrès des soviets, les socialistes conciliateurs attaquent une fois de plus, par la bouche de Dan, qui décrit une situation d'apocalypse dans laquelle la contre-révolution domine : pour lui, l'insurrection serait pure folie et mènerait la révolution à sa perte.

Cette fois, au nom du comité militaire révolutionnaire, du parti bolchevique et des soviets, Trotsky répond ouvertement. Rejetant sa couverture d'arguments défensifs, revendiquant la responsabilité de l'insurrection déjà commencée, il entreprend de galvaniser les délégués :

« Si vous ne tremblez pas, il n'y aura pas de guerre civile, vu que les ennemis capituleront sur-le-champ, et vous occuperez la place qui vous appartient de droit, celle de maîtres de la terre russe. »

Il ne va prendre, cette nuit-là, qu'un tout petit nombre d'heures de sommeil, se couchant à quatre heures, tout habillé, sur un divan. Une cigarette imprudemment allumée provoque son évanouissement : en fait, il n'a pas mangé depuis quarante-huit heures[532].

Les détachements d'insurgés ont progressé pendant la nuit. Au petit matin, ils occupent les ponts, les gares, le bâtiment des postes, la Banque d'Etat, la plupart des imprimeries de presse. A 10 heures du matin le 25 octobre/6 novembre, Smolny lance un communiqué, de victoire : « Le gouvernement provisoire est déposé. Le pouvoir d'Etat est passé aux mains du comité militaire révolutionnaire[533]. »

En fait, on n'en est pas encore là, il s'en faut, et toutes les autorités sont encore concentrées autour du gouvernement provisoire dans le Palais d'Hiver. Mais il y a très peu de heurts. Marins et soldats, gardes rouges, ont désarmé sans combat plusieurs détachements d'élèves-officiers, une des rares forces sur lesquelles le gouvernement provisoire croyait pouvoir compter. Vers midi, soldats et marins en armes occupent l'entrée du Palais Marie où siège le préparlement, lequel décide aussitôt de suspendre « provisoirement » son activité. A 14 h 35, Trotsky présente au soviet de Petrograd un rapport sur l'insurrection. Il souligne vigoureusement l'absence de victimes et ajoute un peu imprudemment : « Le Palais d'Hiver n'est pas encore pris, mais son sort sera réglé dans quelques instants. » Lénine, présent à cette séance, prend la parole et rappelle aux présents le programme de cette révolution.

Pendant que les ministres du gouvernement provisoire s'agitent en rond et palabrent, pendant que les insurgés, dans un incontestable désordre et avec un retard qui approche les 24 heures sur le plan du comité militaire révolutionnaire, continuent à se concentrer autour du Palais d'Hiver, le deuxième congrès pan-russe des soviets se réunit enfin pour la première fois à Smolny. La séance est ouverte, au nom de l'exécutif ancien par le menchevik Dan, dans son uniforme de médecin militaire. Sur 650 délégués présents – à la fin il y en aura 900 – avec voix délibérative, on en a compté 390 qui se réclament des bolcheviks. Trotsky évalue à environ un quart ce qu'il appelle « l'opposition conciliatrice de toutes nuances ». Le présidium, choisi à la proportionnelle, comporte 14 bolcheviks, une très large majorité face à 11 minoritaires. Sur la liste bolchevique, Lénine figure en tête, suivi par Trotsky. Malgré leur opposition à l'insurrection, Zinoviev et Kamenev arrivent immédiatement après eux. C'est Kamenev qui est porté à la présidence de cette séance historique. Les premiers coups de canon tirés par la forteresse Pierre-et-Paul, vont ponctuer la lecture qu'il fait de l'ordre du jour.

Dans la première partie de la séance, les orateurs mencheviks et s.r. de droite se succèdent à la tribune dans une tension accrue par la canonnade, des tirs à blanc du croiseur Aurora sur le Palais d'Hiver. Ces hommes qui ont participé à la conférence d'Etat de Kerensky, à la conférence démocratique puis au pré parlement ne veulent pas cautionner une minute de plus le congrès des soviets. L'orateur du Bund propose aux adversaires de l'insurrection de quitter la salle pour se rendre sans armes, avec la douma municipale, au Palais d'Hiver et périr avec le gouvernement. Cette proposition, accueillie par des bordées d'injures, entraîne vers le Palais d'Hiver 70 délégués environ. Après leur départ, Martov formule une proposition désespérée de « compromis », condamnant l'insurrection bolchevique et décidant l'arrêt des travaux du congrès jusqu'à la conclusion d'un accord général entre tous les partis socialistes. C'est évidemment à Trotsky qu'il appartient de répondre, de la tribune où il est à côté de Martov dans une grappe de délégués :

« Ce qui est arrivé, c'est une insurrection et non point un complot. Le soulèvement des masses populaires n'a pas besoin de justification. Nous avons donné de la trempe à l'énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats de Petrograd. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l'insurrection et non pour un complot. Notre insurrection a vaincu et maintenant l'on nous fait une proposition : renoncez à votre victoire, concluez un accord. Avec qui ? Je le demande : avec qui devons nous conclure un accord ? Avec les misérables petits groupes qui sont sortis d'ici ? Mais nous les avons vus tout entiers. Il n'y a plus personne derrière eux en Russie. »

Et de vouer les conciliateurs à la « poubelle de l'Histoire[534] ».

La séance est suspendue à 2 heures du matin pour une demi-heure. A la reprise, Kamenev peut annoncer la chute du Palais d'Hiver, enlevé, non par un assaut mais par une infiltration, qui a provoqué une ruée massive, l'arrestation de tous les ministres à l'exception de Kerensky. Quelques minutes après, on annonce le passage du côté de l'insurrection de la première unité envoyée contre elle par Kerensky.

Les délégués qui restent en séance – l'écrasante majorité – votent alors à la quasi-unanimité l'Appel aux ouvriers, soldats et paysans de la Russie, par lequel le congrès des soviets ratifie l'insurrection et en fixe les objectifs : une paix démocratique, la confiscation des biens des propriétaires fonciers, de l'Eglise et de la Couronne, la reconnaissance du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, le transfert de tout le pouvoir aux soviets, la défense de la révolution par « l'armée révolutionnaire ». M. F.X. Coquin, qui pense que cet appel, concentré du programme des bolcheviks, « reflétait fidèlement l'idéal démocratique d'une large majorité du pays », ajoute ces remarques capitales :

« Il dépassait même infiniment les frontières de la nouvelle " république soviétique "; en quelques phrases d'une portée universelle, la révolution russe déclarait achever par une libération économique l'émancipation politique proclamée un siècle plus tôt par la Révolution française[535] ... »

Pour Trotsky qui, un peu plus de dix années auparavant, était arrivé, à travers son expérience de la révolution de 1905, à la conclusion qu'une nouvelle révolution éclaterait en Russie et s'engagerait dans cette voie, c'était sans aucun doute une justification formidable. Eut-il alors le temps d'y penser ? On peut en douter : il ne s'était même pas aperçu que la révolution s'était produite le jour même de son trente-huitième anniversaire. Natalia Ivanovna décrit le spectacle qu'elle découvrit à Smolny en y revenant au matin du 26 octobre, après ces fantastiques journées de « délire lucide » :

« Je ne vis que des visages décomposés par la fatigue, salis par les barbes naissantes, des yeux cernés et bouffis. Léon Davidovitch avait les traits tirés, il était blême, épuisé, surexcité. Mais une grande joie austère l'emportait sur tout autre sentiment – et l'on n'avait pas une minute à perdre pour suffire à la tâche[536] … »

En atteignant l'objectif, jugé par beaucoup inaccessible, du pouvoir dans l'ancien empire des tsars, Trotsky et ses camarades n'ont gagné aucun droit à la pause. Bien au contraire, ils ont maintenant devant eux des problèmes qu'ils n'ont jamais considérés que de loin et seulement gagné le droit d'endosser personnellement les responsabilités les plus décisives dans le domaine des revendications des masses, de la Paix, du Pain, de la Terre, mais aussi de la révolution mondiale.

Pendant plus d'un demi-siècle, en Union soviétique, les dirigeants ont fait avec tous les moyens d'Etat, tout ce qui était humainement possible pour chasser jusqu'au nom de Trotsky de l'histoire de cette insurrection d'Octobre qu'il a dirigée. Lui-même, dans son Histoire de la Révolution russe, minimise son propre rôle pour mieux créditer de la victoire Lénine qui l'a conçue et les masses qui l'ont remportée.

C'est pourquoi il nous semble utile de conclure ce chapitre en donnant la parole à l'un des meilleurs historiens contemporains de la révolution russe, l'Américain Alexander Rabinowitch, assurant, en 1980, au terme d'un rapport sur « Lénine et Trotsky dans la révolution d'Octobre » :

« Si Trotsky n'avait pas été présent à Petrograd et si, avec d'autres dirigeants locaux fondamentalement proches du point de vue de Lénine, il n'était pas intervenu pour adapter les directives de Lénine aux réalités de la situation politique existante, les bolcheviks auraient très bien pu commettre un suicide politique. [...] Si l'on pense à l'étroite collaboration entre Lénine et Trotsky pendant la Révolution d'Octobre, il est difficile de contester l'exactitude du commentaire souvent cité de Lénine, fait une semaine après la prise du pouvoir, sur la conduite de Trotsky depuis son retour d'émigration : " Depuis ce moment ", Lénine aurait remarqué, " il n'y a pas eu un meilleur bolchevik que lui "[537]. »

XII. L'assaut du ciel[modifier le wikicode]

Les princes qui gouvernaient le monde en 1917 ont sans doute évalué à sa juste valeur le risque créé par la victoire de la révolution d'Octobre. Son souvenir, en tout cas, n'est pas près de s'effacer de la mémoire des hommes – indépendamment du sort que lui a réservé l'avenir. L'une des raisons essentielles est évidemment que personne, dans l'Histoire, n'avait encore pris d'engagements d'une portée analogue à ceux que les bolcheviks avaient pris à la face du monde en faisant adopter par le deuxième congrès pan-russe des soviets les « décrets » visant à satisfaire les trois revendications de la Paix, de la Terre et du Pain.[538]

Les peuples de Russie, à commencer par les soldats, aspiraient à la paix et l'avaient démontré de mille et une manières. Mais ce n'était pas n'importe quelle paix que les bolcheviks avaient revendiquée au nom des soldats et qu'ils promettaient maintenant aux anciens sujets du tsar. C'était une « paix démocratique », une paix « juste », sans annexions ni sanctions, respectant le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. Or il était bien évident que, même au pouvoir dans l'ancien empire du tsar, les bolcheviks ne disposaient nullement des moyens de donner à leurs mandants une telle paix.

Pendant toute la guerre, ils n'avaient cessé d'insister dans leur propagande et leur agitation sur le fait qu'une paix de cette nature ne pourrait jamais être arrachée aux puissances impérialistes belligérantes et qu'il fallait d'abord abattre ces régimes sanglants avant de pouvoir avancer vers la réalisation d'un programme par essence international, ce qui impliquait une révolution victorieuse au moins dans plusieurs pays.

En outre, au cours des semaines de préparation politique de l'insurrection, en réponse à une question mille et mille fois posée, Trotsky n'avait cessé de proclamer que la révolution victorieuse aurait à se défendre par les armes contre ses ennemis impérialistes, à préconiser le « défensisme révolutionnaire », à livrer, pour se défendre, une « guerre révolutionnaire ». Mais les dizaines de millions d'hommes –ouvriers, paysans, soldats, jeunes gens – qui avaient suivi ou précédé les bolcheviks pendant les mois décisifs, attendaient d'eux une paix immédiate. Pouvait-on raisonnablement escompter, dans les conditions concrètes de la guerre en cette fin de 1917, une paix démocratique et juste ? La volonté de paix des soldats russes protégeait-elle éventuellement avec une suffisante efficacité le pays d'une invasion ou d'une intervention étrangère, ou tout simplement de la poursuite de la guerre jusqu'à une paix séparée dont la révolution russe avait ouvert la perspective pour les puissances centrales ? Ces deux contradictions, à elles seules, hypothéquaient déjà, et à très court terme, la réalisation du programme des bolcheviks.

Il en était de même avec la revendication de la Terre. Les paysans russes la voulaient comme leurs frères sous l'uniforme voulaient la paix – et pour des raisons identiques. Ils avaient fait plus d'un pas en ce sens, avaient dans de nombreux cas imposé de force le partage et n'entendaient pas se laisser dépouiller d'une conquête si chère et si âprement disputée. Mieux que les autres, les bolcheviks l'avaient compris, puisqu'ils avaient ratifié, par le décret sur la terre, une politique de partage qui n'était pas la leur. C'était là, bien entendu, une politique à court terme, dont le résultat – ils le savaient – ne pouvait être que la stagnation, voire la régression économique. Aucun dirigeant bolchevique ne doutait alors que la solution socialiste du problème de la terre, conforme au programme des socialistes historiques qu'ils étaient, pût être autre qu'une collectivisation voulue par la majorité des ruraux sur la base de la mécanisation sur une grande échelle de l'agriculture. Mais une telle issue n'était pas moins éloignée dans le temps que ne l'était la « paix juste et démocratique ». Plus grave peut-être : la révolution agraire, conforme à la volonté des classes paysannes de l'ancien empire, ne répondait pas aux besoins économiques du pays et entrait en contradiction avec les objectifs socialistes de la révolution d'Octobre.

Cette nouvelle politique n'assurait pas non plus d'ailleurs le Pain que les bolcheviks promettaient aussi pour l'immédiat. La rentabilité de 25 millions de petites propriétés paysannes travaillant dans des conditions moyenâgeuses ne permettait pas d'espérer raisonnablement l'amélioration d'un ravitaillement des villes dont la guerre puis la révolution avaient déjà détruit le mécanisme et gravement endommagé les canaux de circulation. La reprise de l'activité industrielle était également compromise dès le départ : les mesures en faveur des ouvriers, et tout particulièrement la mise en place du contrôle ouvrier sur les entreprises, étaient considérées par la classe patronale comme une déclaration de guerre à laquelle elle répondait immédiatement sur le terrain économique avec ses armes propres – retrait des capitaux, lock-out – en d'autres termes fermetures massives, marasme et chômage. Ainsi, les bolcheviks, qui souhaitaient commencer prudemment, en ce domaine, par un contrôle, lequel eût constitué pour les travailleurs un véritable apprentissage, se trouvaient-ils au pied du mur de l'improvisation, ne disposant ni de recettes ni d'outils pour simplement remettre en marche la production industrielle désorganisée par la guerre et la tension excessive de la machine.

Enfin, la question posée par le succès de l'insurrection d'Octobre à Petrograd était celle de l'extension de l'autorité du gouvernement bolchevique – du pouvoir des soviets si l'on préfère – de la seule capitale à l'ensemble du pays.

Bien entendu, les bolcheviks n'étaient ni aveugles ni sourds, et les débats qu'ils menaient entre eux tout en se préparant à agir font apparaître que les problèmes soulevés a posteriori par nombre d'historiens, et, de façon générale, la précarité de leur situation ne leur échappaient nullement. Déjà, dans leur « Lettre sur le moment présent » destinée à combattre les arguments de Lénine en faveur de l'insurrection, Zinoviev et Kamenev avaient rassemblé les arguments qui pouvaient être opposés à la décision de passer à l'insurrection en soulignant qu'elle risquait de mettre en jeu non seulement le destin du parti lui-même, mais, au-delà, celui de la révolution russe et de la révolution internationale pour toute une période historique.

Zinoviev et Kamenev, partant de l'aspiration généralisée et incontestée de la masse des soldats à la paix, avaient signalé très nettement qu'ils ne croyaient pas à la possibilité d'une « guerre révolutionnaire » : les masses ne suivraient pas les bolcheviks si ces derniers, arrivés seuls au pouvoir, se trouvaient obligés de mener une telle guerre contre les Puissances centrales. Ils contestaient de même l'analyse de Lénine selon laquelle la majorité des paysans étaient en train de se ranger derrière les bolcheviks et les soutiendraient dans la voie de l'insurrection... Ils assuraient, de plus, que l'on devait s'attendre, dans le cas d'élections à la Constituante, à un vote massif des paysans en faveur des s.r. Sur la question du ravitaillement, ils s'étaient contentés d'écrire: « Il y a du pain à Petrograd pour deux ou trois jours. Pouvons-nous donner du pain aux insurgés ? » Ainsi ces deux dirigeants bolcheviques avaient-ils exprimé un scepticisme raisonné sur les possibilités d'appliquer le programme de l'insurrection que la majorité du comité central avait décidée, passant outre à leur mise en garde.

Bien entendu, la victoire de l'insurrection avait démenti au moins en partie les prévisions pessimistes de Zinoviev et Kamenev dont la « Lettre sur le moment présent » assurait notamment que la direction de leur parti sous-estimait gravement les forces de la contre-révolution et leur volonté de combattre, et surestimait en revanche le sentiment militant des masses ouvrières de Petrograd. Il n'en restait pas moins que, sur la base d'une analyse différente du rapport des forces et du développement de la révolution, les deux dirigeants opposaient à Lénine une ligne distincte, celle de la « pression », du « revolver sur la tempe de la bourgeoisie », consistant en une combinaison entre Assemblée constituante et soviets qui serait devenue « base politique » d'une victoire réelle du parti bolchevique, obligeant la Constituante à des concessions sous sa pression et celle du bloc qu'il pourrait, dans ces conditions, animer sans s'engager seul au pouvoir.

C'est d'ailleurs cette discussion qui se poursuit au lendemain de l'insurrection à travers une polémique dont nous parlerons plus loin. Les bolcheviks « conciliateurs », qui préconisent alors un « gouvernement socialiste de coalition » à la place du gouvernement purement bolchevique, remettent en cause les résultats de l'insurrection et par conséquent le bien-fondé même de cette dernière. Le 4 novembre 1917 – une semaine après l'insurrection victorieuse –, le point de vue d'une importante fraction de la direction est exprimé dans une déclaration de Noguine, commissaire du peuple et membre de la direction du parti, qui affirme :

« Nous considérons qu'un gouvernement purement bolchevique n'a pas d'autre choix que de se maintenir par la terreur politique. C'est dans cette voie que s'est embarqué le conseil des commissaires du peuple. Nous ne pouvons suivre ce cours qui conduira à la séparation entre les organisations des masses prolétariennes et les dirigeants des affaires politiques, à l'établissement d'un gouvernement irresponsable et à l'anéantissement de la révolution et du pays[539]. »

Peut-on penser que cette prévision s'est révélée juste et que l'histoire a justifié un avertissement[540] dont, tout de même, un certain nombre d'éléments de base n'étaient pas à l'époque perceptibles ? Il ne nous semble pas que cette prédiction ait eu alors plus de solidité et de fondement que celle de Trotsky, en 1904, dans Nos Tâches politiques, sur la genèse de la dictature : le phénomène sociopolitique qu'on appellera le stalinisme repose sur des fondements et connut un développement qui ne peuvent se résumer par de simples analogies structurelles ou formelles.

Il reste que le gouvernement purement bolchevique présidé par Lénine ne pouvait pas ne pas se heurter à des résistances ni renoncer d'avance à l'emploi de la répression contre les menaces de soulèvement et de guerre civile. La « terreur politique » que Noguine redoutait était mise à l'ordre du jour par le cours des événements comme une question concrète incontournable. Et elle était d'abord mise à l'ordre du jour par le rapport de forces dans le pays.

Est-ce vraiment, comme le suggèrent ceux qui fondent leur analyse sur les résultats des élections à l'Assemblée constituante, une minorité de la population, y compris de la population laborieuse, qui a soutenu en octobre et dans les semaines suivantes, la prise du pouvoir par les bolcheviks ? Si tel était le cas, les analyses de Noguine constitueraient une prophétie non seulement facile à formuler, mais indiscutable, ce qui poserait cependant la question des raisons pour lesquelles le régime a connu une telle durée dans les conditions les plus difficiles.

Dans son Histoire de la Révolution russe Trotsky évalue à 25 000 ou 30 000 au plus le nombre de soldats, marins et gardes rouges qui ont participé directement en octobre aux opérations militaires qui ont constitué l'insurrection[541]. Ce chiffre est évidemment loin de soutenir la comparaison avec le raz de marée humain coulant en février dans les grèves de masses et les manifestations de rue. Cela signifie-t-il que la base de la révolution s'était rétrécie au fur et à mesure de son approfondissement ? Le paradoxe serait difficilement explicable. Trotsky répond par avance aux arguments que des adversaires pourraient tirer de ses propres évaluations : il souligne que l'insurrection d'Octobre à Petrograd a constitué en dernière analyse la phase finale du développement de la révolution, avec la réalisation de tâches bien définies et par là même limitées. Il explique que la bataille a été en réalité gagnée au cours de l'étape précédente, pendant laquelle se sont mobilisés pour une action directe « défensive sur la forme, prenant l'offensive au fond », des centaines de milliers de soldats et d'ouvriers. Il semble approcher de très près la vérité quand il écrit :

« En réalité, ce fut le plus grand soulèvement de masses de toute l'Histoire. Les ouvriers n'avaient pas besoin de sortir sur la place pour fusionner : ils constituaient sans cela politiquement, moralement, un ensemble. [...] Ces masses invisibles marchaient plus que jamais au pas des événements. [...] C'est seulement avec de grosses réserves derrière eux que les contingents révolutionnaires pouvaient marcher avec tant d'assurance[542] … »

Il semble bien que, sur ce point, l'Histoire lui ait donné raison : dans les jours qui suivent Octobre, en effet, le pays se rallie de façon majoritaire au pouvoir des soviets, c'est-à-dire au nouveau gouvernement bolchevique. Les bolcheviks ont une nette majorité dans les 20 millions d'électeurs du deuxième congrès pan-russe des soviets. Ils vont recueillir plus de 10 millions de voix aux élections à la Constituante un peu plus tard (23,9 %), dans une élection qui reflète sans aucun doute une situation et un rapport des forces déjà remis en cause. On peut évidemment s'attacher à ce dernier point et minimiser leur position en soulignant qu'ils n'ont pas obtenu la majorité, même relative, aux élections au suffrage universel. En fait, comme l'admet Deutscher, ils ont avec eux « la masse de la classe ouvrière urbaine, les éléments prolétarisés de la paysannerie et une très large portion de l'armée, bref les éléments les plus dynamiques de la population : de la continuité de leur soutien dépendait l'avenir de la révolution[543] ». Le nombre de suffrages exprimés une seule fois dans un contexte précis ne peut être plus significatif qu'un tel appui social, surtout renouvelé.

Contre les bolcheviks conciliateurs dans leur propre parti, contre les mencheviks et les s.r., contre les commentaires à venir de nombre de spécialistes, Lénine et Trotsky ont pensé, en octobre 1917, qu'ils disposaient dans le pays d'un véritable crédit, d'une base réelle pour trouver une issue dans l'élan de la révolution. Cette base existait, et la Pravda expliquait parfaitement la situation en reparaissant le 26 octobre sous son véritable titre, après des semaines de suspension quand elle écrivait :

« Ils veulent que nous soyons seuls à relever le gant, pour que nous soyons seuls à régler les terribles difficultés qui sont posées au pays... Eh bien, nous prenons le pouvoir tout seuls, nous appuyant sur les suffrages du pays et comptant sur l'aide amicale du prolétariat européen. »

Et le journal bolchevique d'ajouter pourtant aussitôt:

« Ayant pris le pouvoir, nous appliquerons aux ennemis de la Révolution et à ceux qui la sabotent, le gant de fer. Ils ont rêvé de la dictature de Kornilov... Nous leur donnerons la dictature du prolétariat[544]. »

Curieusement, et en dépit de ce que pourraient suggérer ses réflexions d'autrefois sur le « terrorisme » des Jacobins, c'est Trotsky qui est le premier à brandir contre les adversaires du nouveau régime la menace de la Terreur. Le 1° décembre, à une réunion de l'exécutif des soviets, il menace :

« La Russie est coupée en deux, entre deux camps irréconciliables, celui de la bourgeoisie et celui du prolétariat. [...] Il n'y a rien d'immoral à ce que le prolétariat achève une classe finissante : c'est notre droit. Vous vous indignez de la terreur sans masque que nous appliquons à nos ennemis de classe, mais laissez-moi vous dire que, dans un mois au plus, elle prendra des formes plus effrayantes, copiées sur le modèle de la Grande Révolution française. Ce n'est pas la forteresse, c'est la guillotine qui attend nos ennemis[545]. »

Cette déclaration fait quelque bruit. Elle peut être spectaculairement orchestrée dans une polémique, mais elle n'est qu'une pièce dans un débat plus vaste et plus complexe. L'une des premières décisions des bolcheviks au pouvoir n'a-t-elle pas été, contre l'opinion de Lénine d'ailleurs, l'abolition de la peine de mort ? N'est-ce pas Trotsky en personne qui a fait libérer sur parole les élèves-officiers arrêtés à Petrograd en tentant de résister par les armes à l'insurrection, et même le général Krasnov, qui a tenté de conduire ses troupes sur la capitale au lendemain de l'insurrection ? Et Trotsky n'oublie jamais de le rappeler à l'occasion : les mêmes mencheviks et s.r. qui ont accepté de siéger jusqu'au bout dans des assemblées factices comme le préparlement, n'ont pas hésité à quitter le congrès des soviets quand celui-ci a décidé de revendiquer le pouvoir pour lui. Le refus de reconnaître le pouvoir des soviets était à terme le signal de la lutte armée contre lui.

Faut-il conclure, comme le font aujourd'hui les plus bienveillants des commentateurs, que Lénine et Trotsky, en lançant l'assaut contre le gouvernement provisoire, seraient en définitive tombés dans un piège qui leur aurait été tendu par les socialistes conciliateurs ? Dès 1918, Rosa Luxemburg s'opposait fermement à cette interprétation en écrivant à la fin d'une brochure où elle n'avait pourtant pas manifesté un excès d'indulgence à l'égard des bolcheviks :

« Dans cette dernière période où nous sommes à la veille des batailles décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme a été et est encore tout juste la brûlante question du jour: non pas tel ou tel détail de tactique, mais la capacité d'action du prolétariat, la force de l'action des masses, la volonté d'avoir le pouvoir dans le socialisme en général. A cet égard, les Lénine et les Trotsky, avec leurs amis ont été les premiers qui aient devancé le prolétariat mondial par leur exemple : ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier [...] : « J'ai osé cela ! » [...] Il leur reste le mérite impérissable dans l'Histoire d'avoir pris la tête du prolétariat en conquérant le pouvoir politique et en posant dans la pratique le problème de la réalisation du socialisme[546]. »

Et, de la cellule où elle a été jetée par le gouvernement allemand, dans l'attente de la révolution dont elle ne doute pas qu'elle va lui ouvrir les portes de sa prison, la prisonnière ajoute :

« En Russie, le problème ne pouvait être que posé ; il ne pouvait pas être résolu en Russie. Et c'est en ce sens que l'avenir appartient partout au bolchevisme[547]. »

La militante allemande est sans doute la première qui ait fait apparaître avec autant de netteté que le débat autour de l'opportunité de la révolution d'Octobre recèle en réalité un débat plus profond, sous-jacent à tous les développements révolutionnaires, sur le rapport de la révolution dans un seul pays à la révolution mondiale – et, comme nous allons le voir, le rapport des révolutionnaires à la révolution.

Tout au long de l'année 1917, Trotsky le répète à l'adresse des « conciliateurs » pris de panique devant le déferlement du mouvement des masses et qui rêvent d'arrêter la marée montante : la révolution n'est pas un complot dont quelques personnes, « chefs » ou « révolutionnaires », « meneurs» ou « conspirateurs », tireraient les ficelles et qu'on pourrait déclencher en appuyant sur un bouton et arrêter en serrant les freins. La révolution est le mouvement organique même d'une société, la façon dont elle surmonte ses contradictions. Elle implique des milliers et finalement des millions d'individus, indépendamment des intentions, des déclarations ou des actions des révolutionnaires dont l'unique possibilité d'intervenir est d'y exprimer, de leur mieux, consciemment, le processus inconscient qui met les masses en mouvement.

Selon Trotsky, comme selon tous les marxistes de son temps, c'est l'antagonisme fondamental entre les classes qui constitue par conséquent la force motrice de la lutte entre révolution et contre-révolution, chacune recouvrant un camp de classe. La révolution, se concrétisant par la mobilisation, la mise en marche de millions d'hommes et de femmes, se fraie son chemin à travers les obstacles de toute nature, ébranle la société de bas en haut et de haut en bas, démonétise ou détruit les institutions apparemment les plus stables, affaiblit et met en pièces l'Etat, décompose l'armée, balaie les idées reçues et les préjugés séculaires, fait triompher perspectives et comportements nouveaux, libérant d'immenses réserves d'espoir, d'énergie, de combativité, donnant force matérielle aux aspirations et aux idées, rendant ainsi l'oppression définitivement intolérable. Dans ce cadre, l'insurrection – en l'occurrence celle d'Octobre – est l'opération chirurgicale qui couronne de façon à la fois organisée et consciente le développement organique et inconscient de la révolution : l'insurrection n'a de sens que parce qu'elle est l'aboutissement, le prolongement, la pointe aiguisée de la révolution, parce qu'elle va dans le sens de son triomphe, portée par elle et l'aide à aboutir.

Celui qui veut œuvrer à la victoire de la révolution – et tel est en principe le désir de tout socialiste de cette époque – ne peut que chercher à lui frayer un chemin, à l'aider à surmonter et détruire les obstacles, à la conduire jusqu'à sa victoire à travers l'insurrection qui trace le trait définitif, proclame l'ordre nouveau après la destruction de l'ancien. Que peut faire celui qui est opposé non seulement à l'insurrection, mais à la révolution elle-même, quels que soient les motifs qui l'inspirent ? Peut-on arrêter la révolution par des discours et des appels, des arguments de raison et de patience ? C'est là, au fond, ce que les partis conciliateurs –mencheviks et s.r. –, pour des raisons qu'ils ne dissimulaient pas, ont tenté de faire depuis la révolution de Février et sans grand succès. La révolution, dont la force physique et matérielle balaie les obstacles sur sa route – l'expérience le démontre – ne peut être arrêtée que par une force matérielle, l'usage des armes et de la violence, la guerre civile, en d'autres termes la contre-révolution armée – sous quelque couverture idéologique que ce soit. Trotsky l'a répété sous toutes ses formes, tout au long des mois précédant l'insurrection, à ses anciens amis « conciliateurs » qu'il ne désespère jamais de convaincre : dans l'opposition entre les classes fondamentales, en période de crise révolutionnaire, il n'y a ni « juste milieu » ni position de neutralité possible. En revanche – et c'est la loi qui régit le sort des modérés et fait dire aux conteurs que « la révolution dévore ses enfants» –, la logique de toute tentative d'arrêter la révolution a conduit tout droit ses défenseurs – quelles que soient la qualité et l'intégrité de tel ou tel – dans les rangs de la contre-révolution, laquelle, en période de guerre civile, ne peut être, au bout du compte, que le bras armé de la soldatesque la plus brutale, de la réaction noire ; la guerre civile de Russie en sera une claire illustration.

La question posée dans le débat d'octobre-novembre 1917 entre bolcheviks autour de l'insurrection serait-elle donc en quelque sorte la réfraction d'un autre débat non moins capital : celui sur les chances de la révolution russe de se développer à court terme en révolution européenne ? C'est un débat déjà terriblement faussé à partir du moment où il est mené un demi-siècle plus tard et où les intervenants ont sur les acteurs historiques l'énorme avantage apparent de connaître « la suite ». A fortiori, lorsqu'il est mené par des historiens dont on connaît la propension à valoriser le fait accompli et à le justifier au lieu de l'expliquer, au détriment des possibles qui ne se sont pas concrétisés.

Il nous faut donc maintenant nous poser la question de savoir quels étaient, en dehors de l'analyse générale de la crise du capitalisme, les éléments qui pouvaient alors conforter Lénine et Trotsky dans une analyse dont la perspective de la révolution européenne était évidemment la poutre maîtresse ?

Le premier de ces éléments était évidemment la révolution russe elle-même. Tous deux, en des termes différents, l'avaient, nous l'avons vu, prévue depuis 1905 en tant que « seconde révolution russe ». Trotsky l'avait, depuis, constamment envisagée comme la première étape de la révolution européenne, ce qu'il avait brillamment exposé dans Bilan et Perspectives. Ses prévisions s'étaient donc réalisées et particulièrement dans leur partie la plus fragile, leur pronostic le plus aléatoire : en s'emparant du pouvoir à Pétrograd, les bolcheviks, suivant l'expression de Rosa Luxemburg, avaient « pris la tête du prolétariat mondial » et assuré une avance formidable sur la voie qui menait inéluctablement à la révolution européenne.

Peut-on examiner la situation européenne en général et allemande en particulier de façon empirique, en faisant le décompte des éléments et tendances qui pèsent dans la direction de telle ou telle conclusion ? Il semble bien que non. Les bolcheviks, par exemple, voient, dans l'organisation, au sein de la marine de guerre allemande, d'un réseau clandestin se fixant des objectifs d'action pour la paix, la preuve de la montée des masses et de la recherche d'organismes autonomes pouvant exprimer les revendications et la poussée que les appareils traditionnels combattent. Nombre d'historiens voient, au contraire, une classe ouvrière allemande d'abord partie prenante dans l'enthousiasme guerrier, puis laminée par la guerre et la répression et surtout prisonnière de la politique de collaboration de classes de ses dirigeants traditionnels, parti et syndicats. Personne ne nie, bien entendu, la possibilité du développement en Allemagne de courants, voire d'organisations conséquentes d'opposition à la guerre. A la fin 1917 pourtant, l'observateur relève que les têtes d'une éventuelle révolution, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, sont en prison, que les réseaux clandestins ont été décimés après les mouvements de grève d'avril, qu'aucune action de masse ne semble s'annoncer.

L'argument est très faible. Qui, en effet, aurait pu prédire, en novembre 1916, à Lénine au travail dans une bibliothèque de Zürich, ou à Trotsky errant en Espagne, flanqué de ses « mouchards », qu'ils se trouveraient portés au pouvoir une année plus tard par une insurrection victorieuse à Pétrograd ? C'était pourtant cet invraisemblable – plus invraisemblable que tout, et notamment qu'une révolution allemande en 1918 – qui s'était réalisé. Dès l'année suivante, Trotsky, devenu chef des armées, allait retrouver dans son bureau, arrêté comme espion, le fonctionnaire Charles Faux-Pas-Bidet, qui avait, deux ans auparavant, « machiné » son expulsion de France[548]...

Mais le principal argument, celui qui pèse le plus lourd, dans l'appréciation que portent Lénine et Trotsky en faveur de la révolution allemande est la tradition de la classe ouvrière. Bien que la révolution ait débuté en Russie et que celle-ci ait été le premier théâtre d'une victoire prolétarienne, ni Lénine ni Trotsky ne remettaient en question l'importance décisive du poids spécifique d'un prolétariat moderne et instruit dans la société allemande, trempé par son passage par la « vieille école » de la formation social-démocrate à travers le parti qui avait été à leurs yeux le modèle pendant des années. Conscients de la dégénérescence du Parti social-démocrate sous le poids de l'opportunisme de ses dirigeants qui l'avaient, au moment décisif, mis à la remorque des classes dirigeantes en en faisant une force auxiliaire de l'Union sacrée, ils n'en étaient pas moins convaincus de la vitalité des traditions de classe, prolétariennes, de la conscience socialiste, plus développées en Allemagne que partout ailleurs. Pour eux, l'explosion au grand jour de la crise de la société allemande, la crise révolutionnaire inévitable en Allemagne allaient en faire des facteurs décisifs pour la victoire. Ni l'un ni l'autre n'ont jamais douté pendant la guerre que le prolétariat allemand trouvait son expression historique dans les figures de Liebknecht et de Luxemburg. La faiblesse des groupes clandestins rassemblés à leur initiative, la sévérité de la répression leur paraissaient des traits communs avec la situation en Russie dans la période précédant la révolution. Il y avait en outre la guerre, le grand accélérateur commun, qui ne pouvait pas ne pas mettre en marche les foules qu'elle frappait si durement, commençant par les pays les plus faibles pour s'étendre finalement aux plus forts.

L'ultime argument des Lénine et des Trotsky qui édifiaient leur politique sur la base de l'inéluctabilité de la révolution allemande et européenne, reposait sur l'exemplarité ou, si l'on préfère, sur la valeur d'entraînement de la révolution russe. On se retrouve ici au cœur du débat.

L'un des arguments les plus forts en faveur de l'insurrection d'Octobre et des perspectives des révolutionnaires résidait précisément dans le fait qu'en dépit des sceptiques et des faibles chances qu'on lui avait généralement attribuées, elle avait finalement rencontré le succès. La révolution d'Octobre attestait qu'au moins pour un temps un « impossible » avait été réalisé : les bolcheviks, en prenant le pouvoir dans un pays arriéré, à majorité rurale écrasante, avec un prolétariat proportionnellement numériquement faible et politiquement jeune, avaient remporté la victoire dans le cas de figure où ce développement paraissait le plus invraisemblable. Les émigrés qui usaient depuis des années leurs redingotes sur les chaises des bibliothèques d'Occident venaient d'être portés au pouvoir par l'élan des masses qui les avaient ignorés pendant des dizaines d'années et n'avaient commencé à connaître leurs noms que quand ils avaient été qualifiés d'espions et d'agents allemands. Comment douter, dans ces conditions, que la tâche des révolutionnaires des pays avancés d'Occident en serait facilitée ?

La tentative même et a fortiori la victoire d'Octobre, parce qu'elle élargissait de façon presque démesurée le champ du possible, étaient pour les révolutionnaires d'Occident exemple en même temps qu'assurance, encouragement en même temps que directive. C'est ce que Rosa Luxemburg exprimait quand elle mettait à l'actif de la révolution russe la « volonté » de combattre et de s'emparer du pouvoir. L'insurrection d'Octobre était en elle-même mobilisation, appel au combat, première offensive. Elle devait être d'autant plus entendue qu'elle avait abouti.

Nous n'aborderons que dans les chapitres suivants la question de la révolution européenne et de l'isolement final de la révolution dans les limites – par-dessus le marché singulièrement rétrécies – de l'ancien empire du tsar. Mais nous avons dû mentionner ici les problèmes de la révolution internationale, parce que cette dernière constitue, en 1917, l'objectif essentiel de Trotsky comme de Lénine à travers l'insurrection d'Octobre. Or cet élément capital de toute appréciation de la politique des bolcheviks est généralement passé sous silence ou sommairement écarté par la plupart des discussions autour d'Octobre, mentionné dans le meilleur des cas comme une « illusion » qui aurait précisément faussé les calculs et dévoyé les perspectives, transformant l'insurrection d'Octobre en la spectaculaire manifestation d'une sanglante utopie : en s'emparant du pouvoir seuls, dans un pays arriéré et à bien des égards encore en plein Moyen Age, les bolcheviks se seraient eux-mêmes condamnés à ce qui fut le déroulement des années suivantes dans le pays de la victoire révolutionnaire, et la dictature stalinienne aurait été le fruit monstrueux d'une entreprise contre nature...

Nous ne pouvons suivre ces raisonnements qui relèvent également en dernière analyse de ce que nous avons appelé l'adoration du fait accompli. Les historiens qui écrivent aujourd'hui, dans les années quatre-vingts, savent depuis longtemps – au moins dans les grandes lignes – ce qui s'est passé et ce qui ne s'est pas passé en Europe au début des années vingt. Mais c'est faire vraiment bon marché de la richesse et des contradictions, de l'infini des virtualités de l'histoire humaine, et se comporter plus en idéologue qu'en chercheur que d'étayer un jugement sur la politique de Lénine et de Trotsky en 1917 à partir de l'histoire des années 1918-1923 en Europe. Et ne faudrait-il pas, dans ces conditions, ouvrir de nouveau le dossier des autres révolutions – celles qui se sont vraiment produites, en Europe centrale, par exemple, à cette époque –, ou celles du passé, notamment de cette année 1793 où les jacobins introduisirent dans la constitution un suffrage universel qui allait mettre plus d'un siècle à s'inscrire dans la réalité ?

Sans vouloir ouvrir ici un procès contre des méthodes de plus en plus répandues dans la démarche de généralisation en histoire, ne peut-on tout de même signaler que cette discrimination n'apparaît guère innocente ? Que, selon cette conception, la décision d'insurrection constitue une « erreur » et la croyance en la révolution européenne une « illusion », alors que la victoire de la contre-révolution en Europe est, elle, dotée de toutes les qualités de l'accompli, du réel et du raisonnable ? En d'autres termes, cette histoire-là, qui se proclame « objective », est en réalité très partisane, puisqu'elle aboutit inéluctablement à justifier des conceptions conservatrices ou, au mieux, prudemment réformistes, et condamne toujours la révolution comme une « utopie » ou une « aventure ».

Nous ne mentionnerons ici que pour mémoire la question du pouvoir soviétique : pouvoir mis sur pied par les masses qui s'y incarnent, État sans armée permanente, sans police ni bureaucratie, « État à bon marché », écrit Lénine, à la veille de l'insurrection, dans L'Etat et la Révolution, où il reprend les thèmes, longtemps négligés, de Marx et Engels sur le dépérissement de l'Etat, le passage du gouvernement des hommes à l'administration des choses. La majorité des commentateurs académiques d'aujourd'hui ne prennent même pas la peine d'examiner sérieusement dans quelle mesure les organes soviétiques peuvent à cette époque – et pendant combien de temps – refléter ces orientations et de quelle manière, bref quelle est alors la réalité de la démocratie soviétique, de la pluralité des partis intervenant à l'intérieur des soviets, de la conviction des partisans du pouvoir soviétique que ce dernier apportait aux masses ouvrières et paysannes de Russie plus de liberté, de droits et de dignité – une conviction qui reposait autant sur la réalité du moment que sur leur démarche théorique.

Nous ne voyons pas non plus l'intérêt de suivre Isaac Deutscher, alors même qu'il se fait l'avocat des inspirateurs et dirigeants d'Octobre, quand il assure qu'initialement « la démocratie plébéienne des soviets ne se pensait pas comme un Etat monolithique ou totalitaire[549] ». Cette remarque est certainement exacte, mais elle souffre d'une anachronisme évident dans la mesure où, sous la forme de « l'Etat monolithique ou totalitaire », elle introduit dans le débat de 1917 ce que nous avons appelé « la suite », à savoir le stalinisme.

Nous ne suivrons pas non plus ceux qui assurent que la république soviétique a entamé sa première année d'existence sous le signe du pillage de l'alcool dans les caves et des gigantesques saouleries, « bacchanales démentes », comme écrit Antonov-Ovseenko[550]. L'effet littéraire est sans doute impressionnant, mais ce n'est rien de plus. De telles orgies reflétaient en effet le passé et l'arriération de la société russe, la volonté de provoquer de la part de ses derniers défenseurs, comme la détermination d'une certaine pègre de « brûler la révolution au feu de l'alcool[551] ».

Pourquoi placer le début du régime soviétique sous le signe de cette orgie ? Pourquoi ne pas le placer au contraire sous le signe inverse et non moins réel de l'initiative prise par une poignée de militants bolcheviques, autour du marin Markine, de protéger et, en cas d'impossibilité, de détruire les stocks d'alcool ? Pourquoi préférer le spectacle hallucinant des beuveries géantes, près des palais, au tableau tracé par Trotsky dans un passage célèbre de Ma Vie, le vin et les alcools coulant par les ruisseaux vers la Neva, et Markine, revolver au poing, combattant « pour la lucidité d'Octobre[552] » ?

Car cet épisode est déjà en lui-même un moment de la guerre civile, le signe annonciateur de la résistance acharnée du Vieux Monde. Historiquement, l'insurrection d'Octobre constitue en effet une césure : elle tranche, dessinant une ligne de clivage nette entre ses partisans et ses adversaires, une ligne qui sera désormais, qu'on le veuille ou non, celle de la révolution et de la contre-révolution, des rouges et des blancs. Elle est en ce sens le signal d'une guerre civile qui avait déjà traîné depuis plusieurs mois dans le cadre de l'ancien empire, allait traîner encore plusieurs mois dans celui de la nouvelle république des soviets, pour s'embraser finalement, avec l'intervention directe et indirecte des grandes puissances, mêlant ainsi inextricablement guerre impérialiste et guerre civile, et une guerre civile réellement internationale. Certains arguments dans les débats historiographiques contemporains ne sont au fond que l'écho déformé de ceux au moyen desquels les uns et les autres se préparaient alors à la guerre civile en lui fabriquant des justifications. N'est-il pas plus loyal de l'admettre franchement ? Pour l'historien qui veut à tout prix se faire « juge » tout en s'affirmant « objectif », ne serait-il pas plus fécond, quand il s'agit de « juger» les acteurs de 1917, de s'en tenir à la situation telle qu'elle apparaissait à cette date et non telle qu'elle peut apparaître, après plus d'un demi-siècle de développements historiques, qui ne peuvent être sérieusement abordés dans le cadre d'une étude sur 1917 ?

C'est en tout cas l'attitude qui s'impose pour l'historien qui a entrepris d'écrire la biographie de Trotsky. Comment ne pas devenir le conteur d'une histoire de fou dite à des idiots, si l'on trouve absurde que ce dernier, depuis des années, ne concevait la révolution qu'internationale et n'attendait de sa victoire en Russie que le signal de son extension à l'échelle mondiale ? Comment ne pas se faire, a priori, procureur ou psychiatre si l'on cherche à retracer la vie de cet homme en tournant systématiquement en dérision l'objectif qu'il a poursuivi consciemment tout au long de sa vie et dans ses tournants les plus décisifs ?

  1. La source principale de ce chapitre est l'autobiographie de Trotsky, Ma Vie. Nous avons utilisé la première édition, chez Rieder, en trois volumes et y faisons référence comme, M. V., suivi du numéro du tome. Ce texte, dont tous les spécialistes se sont accordés pour le traiter comme un témoignage valable, a reçu quelques éclairages de l'étude d'Edmund Wilson, « Trotsky, the young eagle », To the Finland Station, Londres, 1940 et l'étude de Steven Englund et Larry Ceplair, « Un Essai de psycho-­histoire : portrait d'un jeune révolutionnaire »; Revue d'Histoire moderne et contempo­raine, 1977, pp. 524-543, mais surtout de Max Eastman, The Young Trotsky.Isaac Deutscher, dans son Trotsky, vol. I, Le Prophète Armé, a utilisé les mêmes sources, à l'exception de la dernière. Nous y faisons référence comme P.A., 1.
  2. Marx et Engels, Werke, vol. 34, p. 374.
  3. Trotsky, M.V., I, p. 23.
  4. Ibidem, pp, 23-24.
  5. Ibidem, p. 40.
  6. Ibidem, p. 58.
  7. Ibidem, p. 76.
  8. Ibidem, pp. 71-72.
  9. Ibidem, p. 73.
  10. Ibidem, pp. 82-83.
  11. Ibidem, p. 83.
  12. Ibidem, p. 88.
  13. Ibidem, p. 87.
  14. Ibidem, p. 103.
  15. Deutscher, P.A., I, p. 33.
  16. Ibidem, p. 36.
  17. Trotsky, M.V., p. 98.
  18. Ibidem, p. 112-113.
  19. Ibidem, p. 116.
  20. Ibidem, p. 106.
  21. Ibidem, p. 107.
  22. Ibidem, p. 102.
  23. Ibidem, p. 114.
  24. Ibidem, p. 115-123.
  25. Ibidem, p. 124.
  26. Deutscher, op. cit., p.35.
  27. Trotsky, M.V., p. 147.
  28. Ibidem, p. 104.
  29. Ibidem, p. 149.
  30. Ibidem, p. 146-147.
  31. F. Mauriac,Mémoires intérieurs, p. 196.
  32. Ibidem.
  33. Eastman, Y.T., p. 3.
  34. Ibidem, p. 5.
  35. Aux ouvrages indiqués à la fin du chapitre précédent. il faut ajouter : Grigori A. Ziv, Trotsky : kharakterisiika (pro litchnym vospominianianiam), New York, 1921, un témoignage malveillant, et l'enquête plutôt bienveillante de Max Eastman, parue en 1925 à New York, dont nous avons utilisé une réédition à Londres en 1980 intitulée The Young Trotsky (ci-dessous Y.T.). Pour le contexte historique du mouvement ouvrier, voir Richard Pipes, Social-Democracy and the Saint-Petersburg Labor Movement 1885-1897, Cambridge, Ma, 1963.
  36. Trotsky, M. V., I, p. 158.
  37. Ibidem.
  38. Eastman, Y. T., p. 16.
  39. Ibidem, pp. 15-27.
  40. Ziv, op. cit., p. 5.
  41. M.V., I, p. 171.
  42. Ibidem.
  43. Ibidem, p. 162.
  44. Ibidem, pp. 162-163.
  45. Ibidem, p. 163.
  46. Pipes, op. cit., pp. 76-98 et 99-116.
  47. Eastman, Y. T.. pp. 21-23.
  48. Ibidem., p. 23.
  49. Ziv. op. cit., p. 12 et Eastman, Y.T., p. 38.
  50. Deutscher, op. cit., I, n. 2, p. 52.
  51. Eastman, Y.T.,p. v.
  52. Ziv, op. cit., p. 33.
  53. Eastman, Y.T., pp. 32-33.
  54. Ibidem, p. 38.
  55. M.V., I, p. 168.
  56. Ibidem, p. 19.
  57. M.V., I, p. 168.
  58. Ibidem, p. 171.
  59. Eastman, Y.T.,p. 31.
  60. Ziv, op. cit., p. 18.
  61. M.V., I, p. 173.
  62. Ibidem, p. 176.
  63. Ziv, op. cit., p 23.
  64. Ibidem, pp. 176-177.
  65. Eastman, Y.T.,pp. 43-44.
  66. Ibidem, p. 41.
  67. Ziv, op. cit., p. 26.
  68. Eastman, Y.T., p. 43.
  69. Ziv, op. cit.,pp. 11-12.
  70. Ibidem, p. 12.
  71. Ibidem, p. 20.
  72. Deutscher, op. cit., I, p. 61.
  73. Ibidem, p. 12.
  74. Ibidem, pp. 35-36.
  75. On trouvera une remarquable mise au point sur le livre de Ziv et l'utilisation qu'en a faite Isaac Deutscher dans un article de Michel Kehrnon. « A Propos d'une Source de Deutscher », Cahiers Léon Trotsky, n° 2, 1979. pp. 89-98.
  76. Eastman, Y.T., p. 43.
  77. Ibidem, pp. 25-26.
  78. Ibidem, p. 42.
  79. Ibidem, p. 45.
  80. Ibidem, p. 48.
  81. Ibidem.
  82. Ibidem.
  83. Ibidem, p. 54.
  84. Eastman, Y.T., pp. 52-53.
  85. Trotsky, M.V., I, p. 184.
  86. Ibidem, pp. 184-185.
  87. Ibidem, p. 185.
  88. Ibidem, p. 186.
  89. Eastman, Y.T., p. 55.
  90. Ibidem, pp. 56-57.
  91. Ibidem, pp. 58-59.
  92. M.V., I, p. 187.
  93. Eastman, Y.T., p. 58.
  94. Ibidem, p. 59.
  95. M.V., I, p. 189.
  96. Rowney, op. cit., p. 63.
  97. M.V.,, I, pp. 190-191.
  98. Ibidem, p. 193.
  99. Ibidem, pp. 188-189.
  100. Eastman, Y.T., p. 60.
  101. M.V., I, p. 189.
  102. Ziv, op. cit., p. 36.
  103. Ibidem, p. 39.
  104. M. V., 1. p. 196.
  105. Eastman, Y. T., p. 60.
  106. Cité par G. Migliardi, « Trotski dal menscevismo alla "rivoluzione permanente" », Rivista Storica del Socialismo, n° 3,1960, pp. 89-129. La phrase est citée p. 92.
  107. Eastman, Y. T., pp. 64-66.
  108. Trotsky, Sotch. XX, pp. 226-240.
  109. Ibidem, pp. 167-170.
  110. Ibidem, pp. 27-32.
  111. Ibidem, pp. 27-32.
  112. Ibidem, p. 20.
  113. Ibidem, pp. 41-67.
  114. Ibidem, pp. 20-27.
  115. Ibidem, pp. 195-199.
  116. Ibidem, pp. 116-118.
  117. Ibidem, pp. 33-40, 41-67.
  118. Ibidem, pp. 3-9.
  119. Ibidem, pp. 195-199.
  120. Ibidem, pp. 180-181.
  121. Ibidem, pp. 147-162.
  122. Ibidem, pp. 181-195.
  123. Ibidem, pp. 199-204.
  124. Ibidem, p. 173.
  125. Ibidem, pp. 215-226.
  126. Rowney. op. cit., p. 79.
  127. Sotch,, XX, p. 179.
  128. Ibidem, p. 171.
  129. Ibidem, pp. 83-86.
  130. Ibidem, pp. 78-79.
  131. Ibidem, pp. 199-204.
  132. Ibidem, pp. 78-79.
  133. Eastman, Y. T., p. 64.
  134. M.V., I, p. 208.
  135. Eastman, Y.T., p. 71.
  136. Ibidem, p. 62.
  137. M.V., I. pp. 208-209.
  138. Winston Churchill, « Trotsky », in Great Contemporaries, p. 200, pour cette attaque qui n'est pas la plus basse.
  139. V. M. Ivanov, « On refait un Visage au petit Judas »., Sovietskaia Rossia, 27 septembre 1987.
  140. Ziv, op. cit.,pp. 45-46.
  141. Eastman, op. cit., p. 72.
  142. La physionomie générale des sources change avec ce chapitre. Si Ma Vie et Le Prophète armé demeurent, il faut y ajouter les souvenirs de Natalia Ivanovna repris par Victor Serge dans Vie et mort de Léon Trorsky, Paris, 1951. (Nous utilisons l'édition de 1973.) Il faut y ajouter le Lénine de Trotsky, et son Rapport de la délégation sibérienne. Compte rendu du congrès de 1903 et de la scission. Parmi les recueils de documents, nous avons utilisé la correspondance Akselrod-Martov, Pisma P.B. Akselroda i Iu. Martova 1901-1916, Berlin, 1924 et 1903. Second Congress of the Russian Social­-Democratic Labour Party, le texte du procès-verbal du 2e congrès P.O.S.D.R. Pour les histoires générales, on a eu recours à des classiques, Leopold H. Haimson, The Russian Marxists and the Origins of Bolshevism, 1971. Leonard Schapiro, The Communist Party of the Soviet Union, Londres, 1960 et Israel Getzler, Martov, A political Biogra­phy of a Russian Social-democrat, Melbourne, 1967.
  143. E. Wilson, To the Finland Station (éd. 1972), p. 416.
  144. M.V., I, pp. 211-212.
  145. Ibidem, p. 214.
  146. V.M. Ivanov, dans Sovietskaia Rossia, 27 septembre 1987.
  147. M.V., I, p. 223.
  148. Trotsky, Lénine, p, 12.
  149. Ibidem, p. 14.
  150. M.V., I, p. 227.
  151. V.M. Ivanov (cf. n. 5) précise qu'elle était « fille d'un marchand de la première guilde ».
  152. Victor Serge, Vie et Mort (ci-après V.M,. p. 16).
  153. M.V., I, p. 233.
  154. Ibidem, pp. 233-234.
  155. M.V., I, p. 235.
  156. Trotsky, Lénine, pp. 34-35.
  157. M.V., I, p. 240.
  158. L. Schapiro. op. cit., p. 43.
  159. Protokoly (2e congrès, ci-dessous Prot,), p. 136.
  160. Haimson, op, cit,, pp. 167-169.
  161. lbidem, pp.169-171.
  162. Prot. p. 22.
  163. Ibidem, p. 148.
  164. Ibidem, p. 149.
  165. Sam H. Baron, Plekhanov, The Father of Russian Marxism, 1963, p. 236.
  166. M.V., I, p. 261.
  167. Englund & Ceplair. « Un essai de psycho-histoire, Portrait d'un jeune révolutionnaire. Léon Trotsky ». Revue d'histoire moderne et contemporaine, n° 24, 1977, p. 536.
  168. M.V., I, pp. 252-253.
  169. Englund & Ceplair, op. cit., p. 537.
  170. Lénine, Œuvres, t. VI., p. 527.
  171. Trotsky, Rapport de la Délégation sibérienne (ci-dessous R.D.S.), trad. Fr. Paris, 1970 (Authier), p. 60.
  172. R.D.S.,ibidem.
  173. Ibidem, p. 85.
  174. Pisma P.B. Akselroda, pp. 94-96.
  175. Ibidem, p. 104.
  176. Iskra, n° 53, 25 novembre 1903.
  177. G. Migliardi, « Una polémica inedita contra Plejanov », Pensiero e azione ... I, pp. 71-84.
  178. R.D.S., p. 89.
  179. Ibidem, p. 93.
  180. Iskra, 15 mars 1904.
  181. Pisma Akselroda, op, cit., pp, 101-104.
  182. Ibidem, pp. 110-111.
  183. « Pisma obo svem », Iskra, n° 55, 15 décembre 1903, & n° 59, 18 février 1904.
  184. Nos tâches politiques (N.T.P.), p. 48.
  185. Ibidem, p. 69.
  186. Ibidem, p. 93.
  187. Ibidem, p. 103.
  188. Ibidem, p. 147.
  189. Ibidem.
  190. Ibidem, pp. 126-127.
  191. Ibidem, p. 144.
  192. Ibidem, p. 148.
  193. Ibidem, p. 159.
  194. Ibidem, pp. 159-160.
  195. Ibidem, p. 163.
  196. Cité ibidem, p. 183.
  197. Ibidem, pp. 187-189.
  198. Ibidem, p. 190.
  199. Ibidem, p. 192.
  200. Ibidem, p. 195.
  201. Ibidem, pp. 198-199.
  202. Ibidem, pp. 201-203.
  203. Ibidem, pp. 40 & 42.
  204. Adam B. Ulam. The Bolsheviks, New York, 1965, éd. 1968, p. 197.
  205. N.S. Weber. « Parvus. Luxemburg and Kautsky on the 1905 Russian Revolution : The Relationship with Trotsky », Australian Journal of Politics and History, n° 3, 1975, pp. 39-53.
  206. Zeman & Scharlau, op. cit., p. 66.
  207. M.V., I, p. 261.
  208. Iskra. n° 82, 1° janvier 1905.
  209. Deutscher, op. cit., II, p. 157.
  210. Il s'agit de la brochure qui sera finalement titrée Do deviatogo Janvar. Genève, 1905.
  211. Trotsky, Sotch. II, p. 3.
  212. M.V., I, p. 259.
  213. Préface de Do deviatogo Janvar, p. IX.
  214. M.V., I, p. 262.
  215. Les meilleurs ouvrages disponibles au moment où je rédigeais ce travail sont ceux de Solomon M. Schwarz. The Russian Revolution of 1905, Chicago, 1967 et de Sidney Harcave. First Blood : the Russian Revolution of 1905. New York, 1964. Nous n'avons pu prendre connaissance du travail d'Abraham Ascher, The Revolution of 1905. Russia in Disarray, Stanford, 1988. Outre G. Migliardi, déjà cité note 24, chap. III et le recueil de Trotsky. 1905,comprenant Bilan et Perspectives, que nous avons utilisé dans son édition française de 1969, l'étude de G. Migliardi. « La Rivoluzione rusa del 1905 », dans Pensiero e azione. op. cit., pp. 133-146. Il faut ajouter l'article de D.K. Rowney « Development of Trotsky's Theory of Revolution 1898-1907 », dans Studies in Comparative Communism. n° 10, 1977 (1/2) pp 18-33, et Rex Winsbury. « Trotsky in 1905 : the Attempted Revolution of 1905 was the Prologue to greater Events in 1917 ». History Today, n° 26, avril 1976. pp. 213-222. La première partie de Zeman & Scharlau de The Merchant of Revolution …, est d'un grand intérêt.
  216. M.V., I, pp. 263-264.
  217. Ibidem, pp. 264-265.
  218. Ibidem. p. 265.
  219. Iskra, n° 90, 3 mars 1905 et n° 93, 17 mars 1905, signés « T ».
  220. M.V., I, p. 267.
  221. Ibidem, pp. 268-269.
  222. Ibidem, p. 271.
  223. Trotsky, 1905,p. 108.
  224. Ibidem, pp. 108-109.
  225. Ibidem, p. 109.
  226. Ibidem.
  227. Ibidem.
  228. Edmund Wilson, To the Finland Station, p. 425.
  229. 1905, p. 119.
  230. Ibidem, p. 128.
  231. Zeman & Scharlau, op. cit., pp. 82-83.
  232. Ibidem, p. 83.
  233. Ibidem, p. 84.
  234. Die neue Zeit, n° 24, 1ère partie, 1906, p. 113.
  235. Cité dans 1905, p. 150.
  236. Ibidem, p. 152.
  237. Ibidem, p. 156.
  238. Ibidem, p. 167.
  239. M.V., III, p. 16.
  240. A.V. Lounatcharsky, extrait de Revoljucionnye silhuety. Moscou, 1923 ; traduction française « Silhouette de Trotsky », Cahiers Léon Trotsky n° 12, décembre 1982, p.45.
  241. M.V., II, p. 14.
  242. Ibidem, p. 15.
  243. Ibidem, p. 46.
  244. Les éléments bibliographiques sont les mêmes que pour le chapitre précédent.
  245. Trotsky, Sotch., II, I, 1, pp. 459-460.
  246. Trotsky, 1905,p. 253.
  247. Ibidem, pp. 255-256.
  248. Ibidem, pp. 262-263.
  249. Ibidem, p. 269.
  250. Ibidem, p. 276.
  251. Ibidem, p. 278.
  252. Ibidem, p. 282.
  253. Ibidem.
  254. Ibidem, p. 283.
  255. Ibidem, p. 285.
  256. Ibidem, p. 288.
  257. Ibidem, p. 258.
  258. Ibidem, p. 259.
  259. Ibidem, p. 410.
  260. Ibidem, p.412.
  261. Ibidem, p.417.
  262. Ibidem.
  263. Ibidem, p. 419.
  264. Ibidem, p. 421.
  265. Ibidem, p. 419.
  266. Ibidem, p. 420.
  267. Ibidem, p. 424.
  268. Ibidem, p. 425.
  269. Ibidem, p. 429.
  270. Ibidem, p. 434.
  271. Ibidem, p. 455.
  272. Ibidem, p. 462.
  273. Ibidem, pp. 462-463.
  274. Ibidem, p. 463.
  275. La Révolution trahie, in De la Révolution, p. 324.
  276. Ibidem, p. 283, n. 1.
  277. M.V., III, p. 37.
  278. Ibidem, p. 38.
  279. Ibidem, p. 39.
  280. Confidence de Natalia Ivanovna à John Gunther, « Trotsky at Elba », Harpers' Magazine, n° 166, avril 1933.
  281. « Nos différends », Przeglad Socialdemokratuczny, juillet 1908, dans 1905, p. 374.
  282. Ibidem.
  283. Ibidem.
  284. Ibidem, pp. 384-385.
  285. « Die Entwicklungstendenzen der russischen Sozialdemokratie », Die neue Zeit, 9 septembre 1910.
  286. Raya Dunayevskaya, Rosa Luxemburg. Women's Liberation and Marx's Philosophy of Revolution, New Jersey, 1981, pp. 171-172.
  287. « Der Arbeiterdeputierrat und die Revolution », Die neue Zeit, XXV, 2, 1906, n° 7, p. 85.
  288. Ma Vie, déjà cité, est l'une des principales sources de ce chapitre, avec Victor Serge, Vie et mort de Trotsky. Il faut y ajouter Guerre et Révolution, 2 vol., Paris 1974, traduction française d'assez médiocre qualité de Vojna i Revoljucija,Moscou, 1922 (ci-dessous G.R.). Nous avons utilisé plusieurs témoignages viennois reproduits dans Leo Trotzki in den Augen von Zeitgenossen, Hamburg, 1979 (ci-dessous AvZ), et la traduction anglaise des écrits de Trotsky sur la guerre des Balkans, un ouvrage de 540 pages, The Balkan Wars, New York, 1980. Enfin, sur la Pravda de Vienne, il faut se reporter à Frederick Corney, « Trotski and the Vienna Pravda », 1908-1912 », Canadian Slavonic Papers, n° 3, 1985, pp. 248-268.
  289. R. Luxemburg, « Lettre à Bogdanov », 13 août 1909, Vive la Lutte, Paris, 1976, p. 313-314.
  290. Ma Vie, II, p. 59.
  291. 1905, p. 463.
  292. M.V., II, pp. 60 & 61.
  293. Ibidem, p. 61.
  294. Ibidem, pp. 62-63.
  295. Ibidem, p. 63.
  296. Ibidem, pp. 64-65.
  297. Ibidem, p. 51.
  298. Ibidem.
  299. Ibidem, pp. 63-64.
  300. Kievskaia Mysl (ci-dessous K.M.), 15 octobre 1915 ; G. R.,II, p. 32.
  301. M.V., II, p. 60.
  302. K.M., 6 avril 1915, G.R., II, pp. 11-12.
  303. M.V., II, p. 48.
  304. Lettre de l'été 1911 de Rosa Luxemburg à Luise Kautsky. Vive la Lutte, p. 339, où Trotsky, « individu douteux », est stigmatisé pour sa « grossièreté ».
  305. M.V., II, p. 57.
  306. G.R., 1, p. 37.
  307. J. Deutsch, Ein werter Weg, cité dans AdZ, p. 33.
  308. M.V., II, p. 52.
  309. K.M., 3 janvier 1909, reproduit dans Polititcheskii Siluety.
  310. Ibidem, 29 juin 1908.
  311. Victor Serge, V.M.T., I. p. 29.
  312. « Die revolutionare Romantik und Asew », Die neue Zeit, mai 1909, pp. 184-187.
  313. « Terrorismus », Kampf n° 11, 1911.
  314. « Leo Tolstoï », 15 septembre 1909, Die neue Zeit.
  315. « Intelligentsia et socialisme », Sovrenenyi Mir, novembre 1910.
  316. « Sur l'intelligentsia. Contre le messianisme russe ». K.M., 4 mars 1912.
  317. M.V., II, p. 55.
  318. K.M., 30 décembre 1908, 30 avril 1909, 27 mai 1911, entre autres.
  319. Franco Nicolini, « Trotsky et la psychanalyse », Nuova Revista Storica, n° 5/6, 1978, pp. 605-625.
  320. M. Olgin, « Biographical Notes » in L. Trotsky, Our Revolution, New Haven, 1973, pp. 18-19.
  321. M.V., II, p. 85.
  322. P. Garvi, Vospominiania Petersburg 1906PetersburgOdessa-Vena, 1912, New York, 1961, p. 9.
  323. F. Corney, « Trotski and the Viennese Pravda », Canadian Slavonic Papers, pp. 249-251.
  324. Ibidem, p. 51, n. 16.
  325. M.V., II, pp. 70-71.
  326. L. Schapiro, The Communist Party of the Soviet Union, p. 115.
  327. Pravda (Vienne) 16 octobre 1908.
  328. F. Corney, loc. cit., pp. 255-259.
  329. Pravda, 12 février 1910.
  330. « Die russische Sozialdemokratie », Vorwärts, 28 août 1910.
  331. « Die Entwicklungstendenzen der russischen Sozialdemokratie », Die neue Zeit, 9 septembre 1910.
  332. M.V., II, pp. 67-68.
  333. R. Luxemburg, Lettres à Karl et Luise Kautsky, Paris, 1970, p. 97.
  334. L. Schapiro, op. cit., p. 124.
  335. Ibidem, pp. 125-126.
  336. Ibidem, p. 127.
  337. Ibidem, pp. 127-128.
  338. Pravda, 26 novembre 1924, où la lettre, interceptée autrefois par l'Okhrana, est publiée et commentée par Staline.
  339. Vorwärts, 30 mars 1912.
  340. M.V., II, p. 76.
  341. The Balkan Wars, New York, 1980 (ci-dessous, B.W.)
  342. B.W., pp. 285-287.
  343. Ibidem, pp. 421-444.
  344. Ibidem, pp. 404-412.
  345. P. Broué, « Rako », Cahiers Léon Trotsky, n° 17, p. 23.
  346. A. Vaksberg « La Reine des Preuves », Literatournaia Gazeta, 27 janvier 1988.
  347. B.W., p. 316.
  348. Ma Vie (M.V.) et Guerre et Révolution (G.R.) sont essentiels pour ce chapitre. Il faut y ajouter Alfred Rosmer, Le Mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, 2 vol., Paris 1936 & 1959, et Annie Kriegel, Aux Origines du Communisme français, 2 vol., Paris, 1964.
  349. G.R., I, pp. 56-57.
  350. Ibidem, p. 50.
  351. Cité dans AdZ. p. 35.
  352. M.V., II, pp. 89-90 et G.R., I, pp. 36-37.
  353. G.R., I, p. 44.
  354. M.V., II, pp. 94-95.
  355. F. Brupbacher, 60 Jahre Ketzer, Zurich, 1935, pp. 188-189.
  356. G.R., I, p. 53.
  357. Ibidem.
  358. M.V., II, p. 92.
  359. G.R., I, p. 57.
  360. M.V., pp. 93-94.
  361. G.R., I, p. 107.
  362. Ibidem, p. 63.
  363. A. Rosmer, « Trotsky à Paris pendant la Première Guerre mondiale », Cahiers Léon Trotsky n° 12, 1982, p. 20.
  364. M.V., II, pp. 99-100.
  365. G.R., I, p. 18.
  366. G.R., I, p. 17.
  367. Golos, 8 janvier 1915.
  368. M.V., II. p. 104.
  369. Deutscher, op. cit., II, p. 292.
  370. Naché Slovo, 13 février 1915.
  371. Deutscher, op. cit., p. 302.
  372. Rosmer, Le Mouvement ouvrier, op. cit., p. 246.
  373. Getzler, op. cit, pp. 181-182.
  374. A.V. Lounatcharsky, « Polititcheskii siluety », traduction française dans Cahiers Léon Trotsky, n° 12. 1982, pp. 45-49.
  375. Martinet, « Quelques souvenirs », Ibidem, p. 13.
  376. Ab. P. van Goudoever, « Cristian Racovski and Nashé Slovo, 1914-1916 », Romanian History, pp. 109-140 ; la citation, pp. 118-119.
  377. Naché Slovo,14 février 1915.
  378. Naché Slovo, 19 janvier 1916.
  379. Annie Kriegel, Aux Origines du Communisme français, Paris. 1964, t. l, p. 94.
  380. M.V., II, p. 104.
  381. P. Monatte, Trois scissions syndicales, p. 240.
  382. Ibidem.
  383. Rosmer, C.L.T., op. cit., p. 18.
  384. Ibidem.
  385. Martinet, op. cit., p. 9.
  386. M.V., II, p. 105.
  387. Rosmer & Martinet, op. cit. passim.
  388. Traduction française dans l'édition de 1964 de Littérature et Révolution, pp.246-257.
  389. M.V., II, p. 107.
  390. Lettre de Rosmer à Monatte, 25 septembre 1915, les archives Monatte, Syndicalisme révolutionnaire et Communisme, p. 203.
  391. Ibidem.
  392. Ibidem, p. 204.
  393. Rosmer, Mouvement ouvrier, op. cit., t. I, pp. 379-382.
  394. G.B., II, pp. 23-52.
  395. A. Kriegel, op. cit., t. I, p. 138.
  396. Ibidem.
  397. Archives de l'Okhrana, Hoover Institution.
  398. Ibidem.
  399. M.V., II, p. 110.
  400. M.V., II, p. 117.
  401. A Ma Vie et Guerre et Révolution, il convient d'ajouter quelques travaux. Pour l'Espagne, les souvenirs de Trotsky, Mis Peripecias en Espana, 1929, réédités sous le titre En España, 1977, et l'article de Victor Marquez Reviriego, «Trotsky turista sin libertad y viajero exceptional : España 1916. », Tiempo de Historia n° 1. 1975 (16). pp. 116-120. Sur le séjour aux Etats-Unis, avant tout Theodore Draper, The Roots of American Communism, New-York, 1967, et l'article de Frederick Charles Giffin, « Leon Trotsky in New York City », New York History, 49, 1968 (4), pp. 391-403. Sur l'internement au Canada, voir William Rodney, « Broken Journal : Trotsky in Canada 1917 », Queen's Quarterly, 1967, n° 4, pp. 649-655, et Phyllis Blakeley, « Trotsky in Halifax », Atlantic Advocate, novembre 1964, pp. 42-48.
  402. G.R., II, pp. 230-234.
  403. Ibidem, pp. 231-232.
  404. Ibidem, pp. 232-233.
  405. Ibidem, p. 234.
  406. Ibidem.
  407. Ibidem.
  408. J. Guttiere Alvarez, « Les " Péripéties " de Trotsky en Espagne ». Cahiers Léon Trotsky n° 10, 1982, n. 6.
  409. Ibidem.
  410. Ibidem, p. 7.
  411. Ibidem.
  412. M.V., II, p. 125.
  413. Guttierez, op. cit., p. 8.
  414. M.V., II, pp. 125-126.
  415. Guttierez. op. cit., pp. 7-8.
  416. M.V., II, p. 126.
  417. Ibidem, p.131.
  418. Ibidem, pp. 130-131.
  419. Guttierez, op. cit., pp. 9-10.
  420. M.V., II, p. 132.
  421. Guttierez, op. cit., p. 10.
  422. M.V., II, p. 133.
  423. Gérard Roche, « L'Aigle et le Lion », Cahiers Léon Trotsky, n° 25, 1986, p. 31.
  424. M.V., II, p. 134.
  425. Ibidem.
  426. Draper, Roots…, p. 77.
  427. Novy Mir, 16 janvier 1917, G.R., II, p. 242.
  428. M.V., II, p. 139.
  429. Draper, Roots, op. cit., p. 77.
  430. M. V., II, p. 137.
  431. Ibidem, p. 139.
  432. Serge, Vie et Mort, p. 36.
  433. M.V., II, p. 139.
  434. Ibidem, p. 140.
  435. G.R., I, p. 29.
  436. Draper, Roots,pp. 80-82.
  437. M.V., II, p. 142.
  438. Ibidem.
  439. Draper, Roots, pp. 80-82.
  440. Novy Mir, 7 février 1917, G.R., II, p. 250.
  441. Novy Mir, 7 février 1917, G.R.,II, p. 248.
  442. Draper, Roots, pp. 82-83.
  443. Ibidem, pp. 83-84.
  444. Ibidem, pp. 84-85.
  445. Ibidem, pp. 86-87.
  446. Novy Mir, 13 mars 1917, G.R., II, p. 283.
  447. Novy Mir, 16 mars 1917, G.R., II. p. 285.
  448. Ziv, op. cit., pp. 68-69.
  449. Ibidem.
  450. Novy Mir, 21 mars 1917, G.R., II, p. 295.
  451. Die Zukunft, avril 1917, G.R., II, pp. 298-299.
  452. M.V., II, p. 146.
  453. Ibidem, pp. 146-147.
  454. I. Deutscher, op. cit., II, p. 130.
  455. Rodney, op. cit., p. 651.
  456. Ibidem, p. 655.
  457. M.V., II, p. 152.
  458. Rodney, op. cit., p. 656.
  459. Ibidem, p. 659.
  460. Pravda, 16 avril 1917, cité dans M .V.,II, pp. 154-155.
  461. David R. Jones, « The Trotsky Affair : April 1917 », Revue canadienne américaine d'études slave, p. 330.
  462. Rodney, op. cit., p. 663.
  463. M.V., II, p. 156.
  464. Ma Vie montre l'événement vu par Trotsky et l'Histoire de la Révolution russe tel qu'il l'a reconstitué (on renvoie à l'édition Rieder, la première). On utilise aussi l'abrégé de N.N. Soukhanov, The Russian Révolution of 1917, 2 vol., New-York, 1962, le recueil des minutes du comité central Les Bolcheviks et la Révolution d'Octobre, Paris, 1964, le récit de F.F. Raskolnikov, Kronstadt i Piter v 1917 godu,Moscou, 1925 (traduction anglaise, Kronstadt and Petrograd in 1917, Londres. 1932). On a également fait référence à l'ouvrage de l'historien américain Alexander Rabinowitch, The Bolsheviks Come to Power, New York, 1978.
  465. M.V., II, p. 159.
  466. Trotsky, « La Révolution défigurée », De la Révolution,Paris, 1963.
  467. Ibidem.
  468. M.V., II, p. 160.
  469. Soukhanov, op. cit., l, p. 339.
  470. Ibidem, p. 76.
  471. M. V. II, p. 160.
  472. Rava Dunayevskava, « Trotsky's Theory of Permanent Revolution », Women's Liberation and Marx's Philosophy of Revolution. pp. 269-270.
  473. A. Balabanova, Memoirs of a Rebel, p. 135.
  474. Leninskii Sbomik, IV, pp. 300-303.
  475. I. Deutscher, op. cit., I, p. 343.
  476. Leninskii Sbomik II, pp. 300-303.
  477. I. Deutscher, op. cit. p. 347.
  478. M.V., II, pp. 169-170.
  479. V.M. Ivanov « On refait un visage au petit Judas », Sovietskaia Rossia, 25 septembre 1987.
  480. A.V. Lounatcharsky, op. cit., p. 47.
  481. Trotsky, Sotchinenija, III, 1, p. 52.
  482. Raskolnikov, Kronstadt i Piter, traduction anglaise Kronstadt and Petersburg. p. 104. Ce manifeste est publié dans le volume III des Sotchinenija daté du 27 mai 1917; il avait été publié dans la Pravda du 31 mai.
  483. Victor Serge, Vie et Mort, p, 46.
  484. M.V., II, pp. 170-171.
  485. Ibidem, p. 172.
  486. V.S., op. cit., p. 48.
  487. Pravda, 5 mai 1917 : G.R., II, pp. 304-308.
  488. Izvestia, 7 juin 1917.
  489. Ibidem, 21 juillet 1917.
  490. Novaia Jizn, 10 juillet 1917.
  491. Raskolnikov, op. cit., pp. 214-217; VS, op. cit., p. 52.
  492. V.M. Ivanov, op. cit.
  493. V.S., op. cit., p. 53.
  494. Ibidem.
  495. Raskolnikov, op. cit., p. 230.
  496. Ibidem, pp. 217-218, 224.
  497. Ibidem, p. 225.
  498. V.S., op. cit., p. 53.
  499. Ibidem, p. 54.
  500. Ibidem, p. 57.
  501. Histoire de la Révolution Russe, Paris, 1931, III, p. 322.
  502. M. V, II, p. 100.
  503. Ibidem.
  504. Ibidem, pp. 201-202.
  505. Soukhanov, op. cit., II. p. 258.
  506. Sotchinenija, III, pp. 27 5-293.
  507. A. Rabinowitch, op. cit., pp. 177-178.
  508. Les Bolcheviks et la Révolution d'Octobre (ci-dessous BRDO), p 103.
  509. Ibidem, p. 115.
  510. Lénine " Notes d'un publiciste ", Œuvres, 26, p. 51.
  511. B.R.D.O., p. 128.
  512. Rabotchii Put, 8 octobre 1917.
  513. B.R.D.O., p. 137-139.
  514. J.J. Marie, « Le comité militaire révolutionnaire du soviet de Petrograd et son président., Cahiers du Monde russe et soviétique, 7, 1967.
  515. Soukhanov, op. cit., II. p. 262.
  516. Ibidem, p. 578.
  517. Ibidem, p. 584.
  518. Ibidem, p. 585.
  519. Ibidem.
  520. Ibidem.
  521. Ibidem, p. 595-596.
  522. V. Serge, op. cit., p. 64.
  523. Ibidem, p. 65.
  524. Ibidem, p. 64.
  525. Ibidem, p. 65.
  526. B.R.D.O., p. 140-146.
  527. Ibidem, p. 174-175.
  528. Rabotchii Put, 20 octobre 1917.
  529. B.R.D.O., p. 166-173.
  530. Trotsky, Histoire (H.R.S.), IV, p. 293.
  531. Ibidem, IV, p. 305.
  532. M. V., II, p. 208.
  533. H.R.R., IV, p. 312.
  534. Soukhanov, op. cit., II, pp. 639-640.
  535. F.X. Coquin, La Révolution russe, p. 105.
  536. Victor Serge, op. cit., l, p. 78.
  537. A. Abramowitch, « Lenin and Trotsky in October Revolution ». Il Pensiero e Azione politica di Lev Trosky (colloque de Follonica), Florence, 1982, II, pp. 199-208.
  538. Ce chapitre, conclusion de la première partie, est appuyé sur l'ensemble des travaux utilisés dans les chapitres précédents.
  539. B.R.D.O., p. 198.
  540. Deutscher, op. cit., I, p. 442.
  541. Trotsky, H.R.R., t. IV, p. 401.
  542. Ibidem, p. 318.
  543. Deutscher, op. cit., I, p. 423.
  544. Pravda, 26 octobre 1917.
  545. Compte rendu cité dans Keep, The Debate on Soviet Power, p. 177.
  546. Rosa Luxemburg, La Révolution russe, éd. 1964, pp. 70-71.
  547. Ibidem, p. 71.
  548. M.V., II, pp. 127-128.
  549. Deutscher, op. cit., p. 422.
  550. V.A. Antonov-Ovseenko, Zapiski o Gajdanskoj Vojne, I, pp. 19-20.
  551. M.V., II, p. 167.
  552. Ibidem, pp. 167-168.
  1. Cette « absence » de la mère – ce manque d'amour – est considéré comme la clé de la personnalité de Trotsky et de son conflit « ambivalent » avec le père dans l'intéressante étude d'E. Victor Wolfenstein, The Revolutionary Personality : Lenin, Trotsky, Gandhi. Princeton, 1967, pp. 57 sq.
  2. Le gymnase comportait des études « classiques» avec les humanités (latin, grec), tandis que l'école réale était un établissement où l'on suivait des études qu'on appelait « modernes », sans les humanités, avec dominante scientifique et étude de langues vivantes. La différence entre gymnase et école réale est celle qui existait en France il y a trente ans entre « lycée classique» et « collège moderne ».
  3. Le populisme apparut dans les années soixante. Il affirmait la possibilité pour la Russie paysanne de passer au socialisme sans traverser le stade capitaliste. Les Intellectuels allant au peuple, les héros qui se sacrifient par des actes exemplaires, les minorités agissantes, etc. constituent d'autres thèmes et symboles du populisme d'où plus tard se dégagera le marxisme russe.
  4. L'hectographie est un procédé de reproduction d'un texte qui permet de tirer une centaine d'exemplaires d'un texte dactylographié ou manuscrit avec l'utilisation d'un papier, d'une encre spéciaux et d'alcool. Intermédiaire entre la machine à alcool et la ronéo, l'hectographe permettait une diffusion clandestine limitée.
  5. Il s'agit sans doute de deux ouvrages en français, Matérialisme historique et A la mémoire du Manifeste communiste.
  6. Dans un « Essai de psycho-histoire », Englund et Ceplair (Revue d'Histoire moderne et contemporaine, n° 24, 1977, p. 537) montrent beaucoup de légèreté sur le plan de l'élaboration des données de base destinées à leur psycho-analyse : par exemple ils écrivent n. 56, p. 537 : « Natalia Sedova [...] était presque le contraire de Sokolov­skaia : menue, attirante, étudiante d’art, plus ou moins apolitique, complètement dévouée à son mari.» A peu près autant de sottises que de mots, car Aleksandra Lvovna était également menue et attirante, et complètement dévouée à Trotsky, au-delà de leur mariage, et loin d'être « plus ou moins apolitique », Natalia était militante Iskriste.
  7. Dans le texte en question, Lénine indiquait que la seule question de principe posée au congrès et objet de désaccord était le § 1 des statuts du parti. Il démentait l'existence de « désaccords dans les questions relatives aux moyens d'appliquer le centra­lisme, à ses limites, à son caractère, etc. ».
  8. La souquenille est une grande blouse que portaient cochers et forçats.
  9. L'as de carreau, marque désignant un forçat, était imprimé sur la souquenille.
  10. Dans le cours de la crise du parti – fraction bolchevique – après l'échec de la fraction qui souhaitait le boycott de la douma, deux fractions s'étaient constituées et se manifestèrent à partir de 1908. D'une part les « otzovistes » étaient partisans du rappel des députés social-démocrates à la douma. D'autre part, les « ultimatistes » étaient partisans d'un « ultimatum » pour amener ces députés à une ligne plus juste et la soumission au parti.
  11. La bibliothèque viennoise de Trotsky lui sera restituée par le gouvernement austro-hongrois au cours des pourparlers de Brest-Litovsk.
  12. C'est en 1908, à l'intérieur des groupes « de gauche », « ultimatiste », et « otzoviste » (cf. chapitre précédent : CH VIII, la note de bas de page sur ces deux groupes) que se constitua, avec Bogdanov, Gorky et Lounatcharsky un groupe d'intellectuels : là, Lounatcharsky et ses camarades portés sur la littérature commencèrent à exprimer une sorte de mystique prolétariennede la « collectivité » comme religion de l'avenir, qu'ils appelèrent « construction de Dieu ». C'est ce groupe qui inspira en 1909 la fameuse école de Capri que Lénine critiqua durement et s'efforça de détruire à travers le noyautage des élèves par ses partisans.