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Lettre à la génération future des dirigeants du parti, Février 1937
Auteur·e(s) | Nikolaï Boukharine |
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Écriture | février 1937 |
Je quitte la vie. Je ne baisse pas la tête devant la hache prolétarienne, qui doit être aussi impitoyable que vertueuse. Je suis accablé par l'impuissance ressentie face à la machine infernale qui, avec des méthodes moyenâgeuses, déploie une force titanesque, produit des mensonges à la chaîne selon un plan soigneusement concerté et dont l'audace rivalise avec l'assurance.
Dzerjinski n'est plus, les grandes traditions de la Tchéka, lorsque l'idéal révolutionnaire inspirait toutes ses actions et justifiait la cruauté des coups qu'elle portait aux ennemis, afin de protéger l'Etat des assauts de la contre-révolution, ont peu à peu sombré dans l'oubli. A cette époque, les organes de la Tchéka méritaient toute notre confiance, notre respect, et nul n'aurait songé à contester leur autorité. Aujourd'hui, les organes du NKVD, dans leur majorité, constituent une organisation dégénérée de bureaucrates sans idéaux, moralement déchus mais grassement rémunérés; avides de médailles et de gloire, ils se parent de l'autorité passée de la Tchéka à seule fin d'alimenter la méfiance maladive de Staline (j'ai peur d'en dire plus); ils inventent des histoires sordides ne se rendant pas compte qu'ils creusent leur propre tombe, car l'Histoire ne tolère pas les témoins d'aussi ténébreuses affaires.
Ces organes au pouvoirs "extraordinaires" ont les moyens de réduire à néant n'importe quel membre du CC ou du Parti, d'en faire un traître, un saboteur ou un espion. Si Staline se mettait à avoir des doutes concernant sa propre personne, ces soupçons seraient immédiatement confirmés.
Des nuées orageuses se sont accumulées au-dessus du Parti. A moi seul, qui ne suis en rien coupable, je vais entraîner dans ma perte des milliers d'innocents. Car il faut bien créer une organisation, "une organisation boukharinienne" qui n'a jamais existé ni aujourd'hui (cela fait sept ans que je n'ai plus l'ombre d'un désaccord avec le Parti), ni dans le passé, au temps de l'opposition de droite. J'ignorais tout des dispositions secrètes de Rioutine et Ouglanov. J'ai simplement exposé publiquement mes positions, conjointement à Rykov et Tomsky.
Je suis membre du Parti depuis l'âge de dix-huit ans, et le combat pour les intérêts de la classe ouvrière, pour la victoire du socialisme, est l'unique but de ma vie. Récemment, le journal qui porte le nom sacré de Pravda a publié un mensonge ignoble, en affirmant que, moi, Nikolaï Ivanovitch, je souhaiterais détruire les conquêtes d'Octobre et restaurer le capitalisme. C'est d'une impudence inouïe. Le seul mensonge qui soit comparable en effronterie et en irresponsabilité, serait d'affirmer que Nikolaï Romanov a consacré sa vie à la lutte contre le capitalisme et la monarchie, au combat pour la victoire de la révolution prolétarienne.
Je me suis plus d'une fois trompé sur les voies de la construction du socialisme, je demande seulement que la postérité ne me juge pas plus sévèrement que Vladimir Ilitch ne l'a fait. Les premiers, nous nous sommes engagés vers un but unique, empruntant un chemin que personne n'avait encore pris. C'était une autre époque, avec d'autres pratiques. Dans la Pravda, une colonne était réservée à la discussion, tout le monde y participait, les uns comme les autres nous nous efforcions de trouver des voies nouvelles, nous nous disputions, pour nous réconcilier ensuite et avancer ensemble.
Je m'adresse à vous, génération future des dirigeants du Parti, sur qui repose la mission historique de dénouer l'incroyable écheveau de crimes, qui dans cette époque terrible croît de jour en jour, s'enflamme comme de l'étoupe et étouffe le Parti.
Je m'adresse à tous les membres du Parti.
Dans ces jours, qui sont peut-être les derniers de mon existence, je garde la conviction que la vérité historique lavera mon nom de toute la boue dont il a été souillé.
Jamais je n'ai été un traître. J'aurais donné, sans hésiter, ma vie pour sauver celle de Lénine. J'aimais Kirov, je n'ai pas comploté contre Staline.
Je demande à la génération future des dirigeants du Parti, hommes jeunes et intègres, de lire ma lettre devant le plénum du Parti, de réhabiliter ma mémoire et de me réintégrer dans le Parti.
Sachez camarades que sur le drapeau que vous portez, en marche triomphale vers le communisme, il y a aussi une goutte de mon sang !