Lettre à Alfred Rosmer, 26 juin 1930. Pour une discussion politique

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Cher ami,

Vous êtes injuste quand vous voulez m'imputer la responsabilité de la crise de la Ligue[1].

Vous connaissez mon appréciation de M[olinier]. Elle était à peu près la vôtre. Il y a peu de temps vous m'avez écrit : "s'il y avait deux M[olinier], les choses marcheraient mieux", etc.

Je vous ai écrit sur la C[ommission] E[xécutive] non parce que M[olinier] est mon "homme de confiance" (qu'est-ce que cela peut signifier ?) mais parce que Marg[uerite] m'a écrit il y a quelque temps sur les mauvais rapports entre M[olinier] et N[aville]. Je m'imagine très bien l'atmosphère psychologique et la base politique de leur animosité réciproque (je connais les deux) et c'est précisément à cause de cela que j'ai trouvé dangereux l'évincement de M[olinier] de la C[ommission] E[xécutive]. Vous m'avez donné des raisons que j'avais devinées à peu près et dont le poids je ne puis pas nier (sic). Mais il y avait une autre question : on n'a pas seulement évincé M[olinier], mais on a doublé N(aville] (par G[érard]). Dans cette seconde question, plus importante de mon point de vue, vos arguments ("l'amitié" etc.) m'ont démontré que toutes mes tentatives réitérées d'attirer votre attention sur le danger des méthodes de N[aville] sont restées tout à fait vaines et qu'au lieu de lui opposer une résistance, tout à fait nécessaire pour son éducation, vous le protégez, vous le doublez par ses "amis". Ce n'est [pas] un reproche, c'est une constatation nécessaire pour mon exposé.

Vous savez que Liova est en amitié avec M[olinier] et J[eanne] et en correspondance permanente. Il m'a parlé - assez prudemment, à cause de ma réserve dans des questions pareilles - sur la question M[olinier]-N[aville] et la C[ommission] E[xécutive]. Après votre lettre je lui ai dit votre argument (sur les inconvénients d'introduire M[olinier] dans la C[ommission] E[xécutive]) en me solidarisant avec lui (beaucoup plus que je ne l'étais en fait). Liova m'avait parlé quelques fois sur les divergences (le 1° Mai, la manifestation indochinoise). Quelques arguments de M[olinier] m'ont paru d'autant plus valables qu'ils touchaient les mêmes points qui m'opposent à N[aville] pendant toute cette année et sur lesquels je cherchais votre soutien, hélas en vain. Malgré cela, je disais quelquefois à Léon : "M[olinier] a le droit, bien entendu, de lutter contre cela qu'il considère comme des fautes; mais si tu veux donner à ton ami un bon conseil, écris-lui qu'il ne pousse pas sa lutte à l'extrême". Je n'ai jamais écrit là-dessus à M[olinier] puisque il ne s'est [pas] adressé directement à moi. Vous voyez jusqu'à quel point vous êtes en erreur quand vous supposez que M[olinier] soit (sic) encouragé par ma défense de sa candidature pour la C[ommission] E[xécutive]. Frankel racontait beaucoup de choses à L[éon] qui les racontait à N[atalia] (à cause de ma " réserve "). Il s'agit toujours de la même chose : N[aville] traite les camarades en canaille, il est hautain, grossier, il ne tolère aucune critique, tout se fait "entre trois", personne n'y participe. Il n'y a que l'estime commune pour A. R[osmer] qui soutient les choses en équilibre précaire, mais on croit que R[osmer] ménage et même protège N[aville] de trop (pour ne pas citer trop, je ne citerais pas Ranc qui, lui aussi, avait été bien mécontent de N[aville]). Tout cela coïncidait totalement avec mon expérience personnelle. C'est pourquoi je restais tout le temps très inquiet. je vous ai écrit sans résultat (c'est-à-dire sans même une réponse franche). Je n'ai pas voulu insister pour ne pas paraître un conseiller indésirable. Je vous envoie ci-joint une lettre que j'avais écrite à Marg[uerite] le 20. 1. et que je gardais, depuis, dans mon tiroir (il y en a d'autres).

De l'autre côté M[olinier], J[eanne] etc. ne peuvent pas ne pas connaître mes divergences avec N[aville] (l'attitude envers le parti, la participation dans les différentes manifestations ouvrières du parti, la question du "complot", l'organisation internationale etc. etc.) parce que j'ai suffisamment discuté là-dessus avec les camarades des deux groupes.

On apprenait aussi de temps en temps (toujours par hasard) que j'avais fait telle et telle proposition sur La V[érité], sur le travail, qu'on n'a pas d'ailleurs communiquée (en dehors de trois) à personne pour la discuter. Cela a aussi contribué au mécontentement. Et puisque, pendant toute une année, je ne réussissais pas grand-chose avec des lettres privées, je me suis décidé de m'adresser directement à l'organisation pour faciliter la discussion sur les questions litigieuses et pour débarrasser, par avance, la discussion de l'élément personnel (M[olinier]-N[aville]). C'est ainsi que j'ai écrit les trois lettres (russe et deux françaises). Autant pour le passé.

Maintenant pour l'avenir. S'il n'y avait que choisir entre différents camarades, la question serait pour moi bien simple. Mais c'est pas (sic) comme ça qu'elle se présente. Il s'agit du régime de la Ligue, et de sa politique. Il s'agit des divergences sérieuses qui avaient commencé bien avant la "question de R. M[olinier] " et sans aucun rapport avec celle-ci. La question M[olinier] est pour moi plutôt une illustration, un exemple. Je puis pas accepter l'écrasement de M[olinier] sans abdiquer les idées que je défendais et défends contre N[aville], sous une certaine " neutralité " (non bienveillante cher ami) de votre part[2]. Il faut donc chercher autre chose, plus conforme au caractère d'une organisation ouvrière et révolutionnaire.

Vous ne pouvez pas maintenant refuser de mener la discussion sur les divergences politiques, en tant que M[olinier] en soulève la question. Cette discussion doit être autant que possible impersonnelle.

Je comprends bien votre aversion contre (sic) la discussion, mais vous pouvez très bien n'y pas participer en passant le temps à Prinkipo (j'espère que vous y viendrez, coûte que coûte).

Après la discussion. il y aura la question personnelle de M[olinier]. Je suis tout à fait prêt de l'inviter ici avec J[eanne] pour un certain temps (après votre départ d'ici) et puis - on verra.

La question épineuse, c'est la rédaction de La V[érité] pendant votre absence. Mon opinion : ni N[aville] ni Glérard] ne doivent pas rédiger La V[érité]. La raison formelle : ils doivent s'occuper de La Lutte [de Classes]. Or à qui la rédaction intérimaire? Aux camarades moins brillants, Gourget, Frank, quelques-uns des groupes nationaux.

J'insiste sur ce plan. Vous devez venir ici avec Mar[guerite] si elle a la moindre possibilité de se libérer pour quelque temps. Nous serons, avec N[atalia], très heureux de passer l'été avec vous. Avec l'aide de Frankel nous pourrions même faire ici le Bulletin internat[ional].

Voilà ma proposition. J'attendrai avec impatience votre réponse que j'espère affirmative.

Tout à vous deux,

Votre.

  1. La crise faisait rage au sein de la Ligue communiste. Après les critiques de Frank sur la manifestation des Indochinois, Rosmer avait contre-attaqué et fait décider par la C.E., en juin, de " démissionner " Molinier du secrétariat de la région parisienne. Selon une lettre de Molinier à Sédov, le 12 juin, Rosmer aurait brandi comme principal argument la désertion de Molinier en 1929. Mais le 24 juin, toujours dans une lettre à Sédov, Molinier indique que Rosmer l'a accusé de faire un "travail fractionnel" avec les belges, Charleroi ayant envoyé une lettre où étaient repris point par point les arguments de Molinier et de Frank. Le 27 juin, à une assemblée générale des militants de la région parisienne, avait eu lieu un vote "pour ou contre la démission de Molinier" : 10 pour, 20 contre et une abstention.
  2. Il est incontestable que Trotsky ne se rend pas compte que toute l'affaire a été d'un bout à l'autre menée par Raymond Molinier et son groupe. Le 9 janvier 1930, celui-ci écrivait à Sédov : "Ce soir, réunion de notre fraction et décision de débarquer Naville et de régler la deuxième étape prévue. On ne peut plus piétiner." Le 27 juin, jour où Marguerite écrivait la lettre ci-dessous, Molinier écrivait à Sédov : "La vérité est que Rosmer est d'une formidable faiblesse...".