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Le tournant de l'Internationale Communiste et la situation en Allemagne
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 26 septembre 1930 |
1. Les origines du dernier tournant[modifier le wikicode]
A notre époque, les tournants tactiques, même très importants, sont absolument inévitables. Ils sont le résultat de tournants abrupts dans la situation objective (instabilité des rapports internationaux; fluctuations brusques et irrégulières de la conjoncture; répercussions brutales des fluctuations économiques au niveau politique; mouvements impulsifs des masses qui ont le sentiment de se trouver dans une situation sans issue, etc.). L'étude attentive des changements dans la situation objective est aujourd'hui une tâche beaucoup plus importante et en même temps infiniment plus difficile qu'avant la guerre, à l'époque du développement "organique" du capitalisme. La direction du parti se trouve maintenant dans la situation d'un chauffeur qui conduit sa voiture sur une route de montagne en lacets. Un tournant pris à contretemps, une trop grande vitesse, font courir aux voyageurs et à la voiture de très graves dangers, qui peuvent être mortels.
La direction de l'Internationale Communiste nous a donné, ces dernières années, des exemples de tournants très brusques. Le dernier en date, nous l'avons observé au cours des derniers mois. Quelle est la raison des tournants de l'Internationale Communiste depuis la mort de Lenine ? Est-ce dû à des changements de la situation objective ? Non. On peut affirmer en toute certitude qu'à partir de 1923, l'Internationale Communiste n'a pris à temps aucun tournant tactique fondé sur une analyse correcte des changements intervenus dans les conditions objectives. Au contraire, chaque tournant est en fait le résultat d'une aggravation insupportable de la contradiction entre la ligne de l'Internationale Communiste et la situation objective. Et nous le constatons encore une fois aujourd'hui.
Le IX° plenum du Comité exécutif de l'Internationale Communiste, le VI° Congrès et surtout le X° plenum s'étaient orientés vers un essor brusque et linéaire de la révolution ("la troisième période"), essor que la situation objective à cette époque excluait totalement, après les sévères défaites en Angleterre et en Chine, l'affaiblissement des partis communistes dans le monde entier, et surtout dans les conditions d'expansion commerciale et industrielle que connaissait toute une série de pays capitalistes. Le tournant tactique de l'Internationale Communiste à partir de février 1928 était ainsi en totale contradiction avec le cours réel de l'histoire. Cette contradiction a donné naissance à des tendances aventuristes, à l'isolement prolongé des partis, à leur affaiblissement organisationnel, etc. La direction de l'Internationale Communiste n'a effectué un nouveau tournant qu'en février 1930, lorsque ces phénomènes avaient déjà un caractère nettement menaçant; ce tournant était en retrait et à droite par rapport à la tactique de la "troisième période". Par une ironie du sort, sans pitié pour le suivisme, ce nouveau tournant tactique de l'Internationale Communiste coïncida dans le temps avec un nouveau tournant dans la situation objective. La crise internationale d'une gravité sans précédent ouvre sans doute de nouvelles perspectives de radicalisation des masses et de bouleversements sociaux. C'est précisément dans ces conditions qu'un tournant à gauche était possible et nécessaire : il fallait impulser un rythme rapide à la montée révolutionnaire. Cela aurait été tout à fait correct et nécessaire si, pendant ces trois dernières années, la direction de l'Internationale Communiste avait mis à profit, comme il se devait, la période de reprise économique, doublée du reflux du mouvement révolutionnaire, pour renforcer les positions du parti dans les organisations de masse, et principalement dans les syndicats. Dans ces conditions, le chauffeur aurait pu et aurait dû en 1930 passer de seconde en troisième ou, du moins, se préparer à le faire dans un avenir proche. En fait, on assista au processus inverse. Pour ne pas tomber dans le précipice, le chauffeur dut rétrograder de la troisième qu'il avait passée trop tôt, en seconde; s'il avait suivi une ligne stratégique juste, il aurait été obligé d'accélérer.
Telle est la contradiction flagrante entre les nécessités tactiques et les perspectives stratégiques, dans laquelle, conséquence logique des erreurs de leur direction, se retrouvent aujourd'hui les partis communistes de toute une série de pays.
C'est en Allemagne que cette contradiction se manifeste sous la forme la plus nette et la plus dangereuse. En effet, les dernières élections y ont révélé un rapport de forces tout à fait original, qui est le résultat non seulement des deux périodes de stabilisation en Allemagne depuis la guerre, mais aussi des trois périodes d'erreurs de l'Internationale Communiste.
2. La victoire parlementaire du parti communiste à la lumière des tâches révolutionnaires[modifier le wikicode]
Aujourd'hui la presse officielle de l'Internationale Communiste présente les résultats des élections en Allemagne comme une grandiose victoire du communisme; cette victoire mettrait le mot d'ordre "l'Allemagne des Soviets" à l'ordre du jour. Les bureaucrates optimistes refusent de réfléchir sur la signification du rapport de forces que révèlent les statistiques électorales. Ils analysent l'augmentation des voix communistes indépendamment des tâches révolutionnaires et des obstacles nés de la situation objective.
Le parti communiste a obtenu environ 4 600 000 voix contre 3 300 000 en 1928. Ce gain de 1 300 000 voix est énorme si l'on se place du point de vue de la mécanique parlementaire "normale", compte tenu de l'augmentation générale du nombre des électeurs. Mais les gains du parti communiste paraissent bien pâles face à la progression fulgurante des fascistes qui passent de 800 000 voix à 6 400 000. Le fait que la social-démocratie, malgré des pertes importantes, ait gardé ses principaux cadres et récolté plus de voix ouvrières que le parti communiste, a une tout aussi grande importance dans l'appréciation des élections.
Pourtant, si l'on cherche quelles sont les conditions intérieures et internationales susceptibles de faire basculer avec le plus de force la classe ouvrière du côté du communisme, on ne peut donner un exemple meilleur que celui de la situation actuelle en Allemagne : le nœud coulant du plan Young, la crise économique, la décadence des dirigeants, la crise du parlementarisme, la façon effrayante dont la social-démocratie au pouvoir se démasque elle-même. La place du Parti Communiste allemand dans la vie sociale du pays, malgré le gain de 1 300 000 voix, demeure faible et disproportionnée du point de vue des conditions historiques concrètes.
La faiblesse des positions du communisme est indissolublement liée à la politique et au fonctionnement interne de l'Internationale Communiste; elle se révèle de manière encore plus criante si nous comparons le rôle social actuel du parti communiste et ses tâches concrètes et urgentes dans les conditions historiques présentes.
Il est vrai que le parti communiste lui-même ne comptait pas sur un tel accroissement. Mais cela prouve qu'avec ses erreurs et ses défaites répétées, la direction du parti communiste a perdu l'habitude des perspectives et des objectifs ambitieux. Hier, elle sous-estimait ses propres possibilités, aujourd'hui elle sous-estime de nouveau les difficultés. Un danger est ainsi multiplié par un autre.
La première qualité d'un authentique parti révolutionnaire est de savoir regarder la réalité en face.
3. Les hésitations de la grande bourgeoisie[modifier le wikicode]
A chaque tournant de la route de l'histoire, à chaque crise sociale, il faut encore et toujours réexaminer le problème des rapports existant entre les trois classes de la société actuelle : la grande bourgeoisie avec à sa tête le capital financier, la petite bourgeoisie oscillant entre les deux principaux camps, et, enfin, le prolétariat.
La grande bourgeoisie qui ne constitue qu'une fraction infime de la nation ne peut se maintenir au pouvoir sans appui dans la petite bourgeoisie de la ville et de la campagne, c'est-à-dire parmi les derniers représentants des anciennes couches moyennes, et dans les masses qui constituent aujourd'hui les nouvelles couches moyennes. A l'heure actuelle, cet appui revêt deux formes principales, politiquement antagoniques, mais historiquement complémentaires : la social-démocratie et le fascisme. En la personne de la social-démocratie, la petite bourgeoisie, qui est à la remorque du capital financier, entraîne derrière elle des millions de travailleurs.
Divisée, la grande bourgeoisie allemande hésite aujourd'hui. Les désaccords internes ne portent que sur le choix du traitement à appliquer aujourd'hui à la crise sociale. La thérapeutique sociale-démocrate rebute une partie de la grande bourgeoisie, parce que ses résultats ont un caractère incertain et qu'elle risque d'entraîner de trop grands frais généraux (impôts, législation sociale, salaires). L'intervention chirurgicale fasciste apparaît à l'autre partie trop risquée et non justifiée par la situation. En d'autres termes, la bourgeoisie financière dans son ensemble hésite quant à l'appréciation de la situation, car elle ne trouve pas encore de raisons suffisantes pour proclamer l'avènement de sa "troisième période", où la social-démocratie doit céder impérativement la place au fascisme; de plus, chacun sait que lors du règlement de comptes général, la social-démocratie sera récompensée pour les services rendus par un pogrome général. Les hésitations de la grande bourgeoisie - vu l'affaiblissement de ses principaux partis - entre la social-démocratie et le fascisme sont le symptôme le plus manifeste d'une situation pré-révolutionnaire. Il est évident que ces hésitations cesseraient sur-le-champ, dès l'apparition d'une situation réellement révolutionnaire.
4. La petite bourgeoisie et le fascisme[modifier le wikicode]
Pour que la crise sociale puisse déboucher sur la révolution prolétarienne, il est indispensable, en dehors des autres conditions, que les classes petites bourgeoises basculent de façon décisive du côté du prolétariat. Cela permet au prolétariat de prendre la tête de la nation, et de la diriger.
Les dernières élections révèlent une poussée inverse, et c'est là que réside leur valeur symptomatique essentielle. Sous les coups de la crise, la petite bourgeoisie a basculé non du côté de la révolution prolétarienne, mais du côté de la réaction impérialiste la plus extrémiste, en entraînant des couches importantes du prolétariat.
La croissance gigantesque du national-socialisme traduit deux faits essentiels : une crise sociale profonde, arrachant les masses petites bourgeoises à leur équilibre, et l'absence d'un parti révolutionnaire qui, dès à présent, jouerait aux yeux des masses un rôle de dirigeant révolutionnaire reconnu. Si le parti communiste est le parti de l'espoir révolutionnaire, le fascisme en tant que mouvement de masse est le parti du désespoir contre-révolutionnaire. Lorsque l'espoir révolutionnaire s'empare de la masse entière du prolétariat, ce dernier entraîne immanquablement à sa suite, sur le chemin de la révolution, des couches importantes et toujours plus larges de la petite bourgeoisie. Or, dans ce domaine, les élections donnent précisément l'image opposée : le désespoir contre-révolutionnaire s'est emparé de la masse petite bourgeoise avec une force telle qu'elle a entraîné à sa suite des couches importantes du prolétariat.
Comment peut-on expliquer cela ? Dans le passé nous avons observé (Italie, Allemagne) un brusque renforcement du fascisme, victorieux ou du moins menaçant, à la suite d'une situation révolutionnaire épuisée ou manquée, à l'issue d'une crise révolutionnaire, au cours de laquelle l'avant-garde prolétarienne avait révélé son incapacité à prendre la tête de la nation, pour transformer le sort de toutes les classes, y compris celui de la petite bourgeoisie. C'est précisément cela qui a fait la force énorme du fascisme en Italie. Mais aujourd'hui en Allemagne, il ne s'agit pas de l'issue d'une situation révolutionnaire mais de son approche. Les fonctionnaires dirigeants du parti, optimistes par fonction, en tirent la conclusion que le fascisme arrivé "trop tard" est condamné à une défaite rapide et inévitable (Die Rote Fahne). Ces gens ne veulent rien apprendre. Le fascisme arrive "trop tard", si l'on se réfère aux crises révolutionnaires passées. Mais il apparaît assez tôt - à l'aube - pour la nouvelle crise révolutionnaire.
Qu'il ait eu la possibilité d'occuper une position de départ aussi forte à la veille d'une période révolutionnaire, et non à son terme, ne constitue pas le point faible du fascisme mais le point faible du communisme. La petite bourgeoisie, par conséquent, n'a pas besoin de nouvelles désillusions quant à la capacité du parti communiste à améliorer son sort; elle s'appuie sur l'expérience du passé, elle se souvient des leçons de l'année 1923, des bonds capricieux du cours ultra-gauche de Maslow-Thaelmann, l'impuissance opportuniste du même Thaelmann, le bavardage de la "troisième période", etc. Enfin, et c'est l'essentiel, sa méfiance pour la révolution prolétarienne se nourrit de la méfiance que des millions d'ouvriers sociaux-démocrates éprouvent à l'égard du parti communiste. La petite bourgeoisie, même si les événements l'ont complètement arrachée à l'ornière conservatrice, ne peut se tourner du côté de la révolution sociale que si cette dernière a la sympathie de la majorité des ouvriers. Cette condition très importante fait précisément défaut en Allemagne, et ce n'est pas par hasard.
La déclaration programmatique du Parti Communiste allemand avant les élections était entièrement et uniquement consacrée au fascisme en tant qu'ennemi principal. Cependant le fascisme est sorti vainqueur des élections, ayant rassemblé non seulement des millions d'éléments semi-prolétariens, mais aussi des centaines de milliers d'ouvriers de l'industrie. Cela montre que, malgré la victoire parlementaire du parti communiste, la révolution prolétarienne a subi globalement dans ces élections une grave défaite, qui n'est évidemment pas décisive, mais qui est préliminaire, et qui doit servir d'avertissement et de mise en garde. Elle peut devenir décisive, et le deviendra inévitablement, si le parti communiste n'est pas capable d'apprécier sa victoire parlementaire partielle en liaison avec cette défaite "préliminaire" de la révolution, et d'en tirer toutes les conclusions nécessaires.
Le fascisme est devenu en Allemagne un danger réel; il est l'expression de l'impasse aiguë du régime bourgeois, du rôle conservateur de la social-démocratie face à ce régime, et de la faiblesse accumulée du parti communiste, incapable de renverser ce régime. Qui nie cela est un aveugle ou un fanfaron.
En 1923, Brandler, en dépit de tous nos avertissements, surestimait monstrueusement les forces du fascisme. De cette appréciation fausse du rapport des forces est née une politique défensive, faite d'attente, de dérobade et de lâcheté. C'est ce qui a perdu la révolution. De tels événements ne sont pas sans laisser de traces dans la conscience de toutes les classes de la nation. La surestimation du fascisme par la direction communiste a créé l'une des causes du renforcement ultérieur du fascisme. L'erreur inverse, c'est-à-dire la sous-estimation du fascisme par la direction actuelle du parti communiste, peut mener la révolution à une défaite encore plus grave pour de longues années.
La question du rythme de développement qui, évidemment, ne dépend pas uniquement de nous, confère à ce danger une acuité particulière. Les poussées de fièvre enregistrées par la courbe des températures politiques et révélées lors des élections, permettent de penser que le rythme du développement de la crise nationale peut être très rapide. En d'autres termes, le cours des événements peut, dans un avenir très proche, faire resurgir en Allemagne, à une nouvelle hauteur historique, la vieille contradiction tragique entre la maturité de la situation révolutionnaire d'une part, la faiblesse et la carence stratégique du parti révolutionnaire d'autre part. Il faut le dire clairement, ouvertement et, surtout, suffisamment tôt.
5. Le parti communiste et la classe ouvrière.[modifier le wikicode]
Ce serait une erreur monstrueuse de se consoler en se disant que le parti bolchevique qui, en avril 1917, après l'arrivée de Lenine, commençait à se préparer à la conquête du pouvoir, avait moins de 80 000 membres et entraînait à sa suite, même à Pétrograd, à peine le tiers des ouvriers et une partie encore plus faible des soldats. La situation en Russie était tout à fait différente. Ce n'est qu'en mars que les partis révolutionnaires étaient sortis de la clandestinité, après trois années d'interruption de la vie politique, même étouffée, qui existait avant la guerre. Pendant la guerre la classe ouvrière s'était renouvelée approximativement pour 40%. La masse écrasante du prolétariat ne connaissait pas les bolcheviks, n'avait même jamais entendu parler d'eux. Le vote pour les mencheviks et les socialistes révolutionnaires, en mars et en juin, était simplement l'expression de ses premiers pas hésitants après son réveil. Dans ce vote, il n'y avait pas l'ombre d'une déception à l'égard des bolcheviks ou d'une méfiance accumulée, qui ne peut être que le résultat des erreurs du parti, vérifiées concrètement par les masses. Au contraire, chaque jour de l'expérience révolutionnaire de 1917 détachait les masses des conciliateurs et les poussait du côté des bolcheviks. D'où la croissance tumultueuse, irrésistible du parti et surtout de son influence.
Fondamentalement, la situation en Allemagne diffère sur ce point et sur beaucoup d'autres. L'apparition sur la scène politique du Parti Communiste allemand ne date pas d'hier, ni d'avant-hier. En 1923, la majorité de la classe ouvrière était derrière lui, ouvertement ou non. En 1924, dans une période de reflux, il recueillit 3 600 000 voix, c'est-à-dire un pourcentage de la classe ouvrière supérieur à celui d'aujourd'hui. Ce qui signifie que les ouvriers qui sont restés avec la social-démocratie, comme ceux qui ont voté cette fois-ci pour les nationaux-socialistes, ont agi ainsi non par simple ignorance, non parce que le réveil date seulement d'hier, non parce qu'ils ne savent pas encore ce qu'est le parti communiste, mais parce qu'ils ne croient pas en lui sur la base de leur propre expérience de ces dernières années.
Il ne faut pas oublier qu'en février 1928 le IX° plenum du Comité Exécutif de l'Internationale Communiste a donné le signal d'une lutte renforcée, extraordinaire et implacable, contre les "sociaux-fascistes". La social-démocratie allemande, durant presque toute cette période, était au pouvoir, et chacune de ses actions révélait aux masses son rôle criminel et infâme. Une crise économique gigantesque couronna le tout. Il est difficile d'imaginer des conditions plus favorables à l'affaiblissement de la social-démocratie. Pourtant, cette dernière a dans l'ensemble maintenu ses positions. Comment expliquer ce fait surprenant ? Par le seul fait que la direction du parti communiste a aidé par toute sa politique la social-démocratie, en la soutenant sur sa gauche.
Cela ne signifie nullement que le vote de cinq à six millions d'ouvriers et d'ouvrières pour la social-démocratie exprime leur confiance pleine et entière à son égard. Il ne faut pas prendre les ouvriers sociaux-démocrates pour des aveugles. Ils ne sont pas si naïfs quant à leurs dirigeants, mais ils ne voient pas d'autre issue dans la situation actuelle. Nous parlons, évidemment, des simples ouvriers, et non de l'aristocratie et de la bureaucratie ouvrières. La politique du parti communiste ne leur inspire pas confiance, non parce que le parti communiste est un parti révolutionnaire, mais parce qu'ils ne croient pas qu'il puisse remporter une victoire révolutionnaire et ne veulent pas risquer leur tête en vain. En votant, le cœur serré, pour la social-démocratie, ces ouvriers ne lui manifestent pas leur confiance; par contre ils expriment leur méfiance envers le parti communiste. C'est en cela que réside l'énorme différence entre la situation des communistes allemands et celle des bolcheviks russes en 1917.
Mais, les difficultés ne se limitent pas à ce problème. Une méfiance sourde à l'égard de la direction s'est accumulée à l'intérieur du parti et surtout chez les ouvriers qui le soutiennent ou simplement votent pour lui. Ce qui accroît ce qu'on appelle la "disproportion" entre l'influence du parti et ses effectifs; en Allemagne, une telle disproportion existe sans aucun doute, elle est particulièrement nette au niveau du travail dans les syndicats. L'explication officielle de la disproportion est à ce point erronée que le parti n'est pas en mesure de "renforcer" au niveau organisationnel son influence. La masse y est considérée comme un matériau purement passif, dont l'adhésion ou la non-adhésion au parti dépend uniquement de la capacité du secrétaire à forcer la main à chaque ouvrier. Le bureaucrate ne comprend pas que les ouvriers ont leur propre pensée, leur propre expérience, leur propre volonté et leur propre politique active ou passive à l'égard du parti. En votant pour le parti, l'ouvrier vote pour son drapeau, pour la Révolution d'Octobre, pour sa révolution future. Mais, en refusant d'adhérer au parti communiste ou de le suivre dans la lutte syndicale, il exprime sa méfiance envers la politique quotidienne du parti. Cette "disproportion" est en fin de compte un des canaux par où s'exprime la méfiance des masses envers la direction actuelle de l'Internationale Communiste. Et cette méfiance, créée et renforcée par les erreurs, les défaites, le bluff et les tromperies cyniques des masses de 1923 à 1930, représente l'un des principaux obstacles sur la route de la victoire de la révolution prolétarienne.
Sans confiance en soi, le parti ne gagnera pas la classe. S'il ne gagne pas le prolétariat, il n'arrachera pas les masses petites bourgeoises au fascisme. Ces deux faits sont indissolublement liés.
6. Retour à la "deuxième période" ou en avant, une nouvelle fois, vers la "troisième période" ?[modifier le wikicode]
Si l'on adopte la terminologie officielle du centrisme, il faut formuler le problème de la manière suivante. La direction de l'Internationale Communiste a imposé aux sections nationales la tactique de la "troisième période", c'est-à-dire la tactique de soulèvement révolutionnaire immédiat, à une époque (1928) qui se caractérisait essentiellement par des traits de la "deuxième période" : stabilisation de la bourgeoisie, reflux et déclin de la révolution. Le tournant qui s'est opéré en 1930 marquait le refus de la tactique de la "troisième période" et un retour à la tactique de la "deuxième période". Alors que ce tournant faisait son chemin dans l'appareil bureaucratique, des symptômes très importants témoignaient clairement, au moins en Allemagne, du rapprochement effectif de la "troisième période". Cela ne prouve-t-il pas la nécessité d'un nouveau tournant vers la tactique de la "troisième période", qui vient juste d'être abandonnée ?
Nous recourons à ces termes pour rendre plus accessible l'énoncé du problème à ceux dont la conscience est encombrée par la méthodologie et la terminologie de la bureaucratie centriste. Mais en aucun cas nous ne faisons nôtre cette terminologie qui masque la combinaison du bureaucratisme stalinien avec la métaphysique boukharinienne. Nous rejetons la conception apocalyptique de la "troisième" période en tant que dernière : leur nombre jusqu'à la victoire du prolétariat est une question de rapport de forces et de changements dans la situation; tout ceci ne peut être vérifié qu'au travers de l'action. Mais nous rejetons l'essence même du schématisme stratégique, avec ses périodes numérotées. Il n'y a pas de tactique abstraite, mise au point à l'avance, que ce soit pour la "deuxième" ou la "troisième" période. Naturellement on ne peut arriver à la victoire et à la conquête du pouvoir sans soulèvement armé. Mais comment arriver au soulèvement ?
Les méthodes et le rythme de mobilisation des masses dépendent non seulement de la situation objective en général, mais aussi et avant tout, de l'état dans lequel se trouve le prolétariat au début de la crise sociale dans le pays, des rapports entre le parti et la classe, entre le prolétariat et la petite bourgeoisie, etc. L'état du prolétariat au seuil de la "troisième période" dépend à son tour de la tactique appliquée par le parti dans la période précédente.
Le changement tactique normal et naturel, correspondant au tournant actuel dans la situation en Allemagne, aurait dû être une accélération du rythme, une progression des mots d'ordre et des méthodes de lutte. Mais ce tournant tactique n'aurait été normal et naturel que si le rythme et les mots d'ordre de la lutte d'hier avaient correspondu aux conditions de la période précédente. Mais il n'en était pas question. La contradiction aiguë entre la politique ultra-gauche et la stabilisation de la situation est l'une des causes du tournant tactique. C'est pourquoi, au moment où le nouveau tournant de la situation objective, parallèlement au regroupement général défavorable des forces politiques, a apporté au communisme un fort gain de voix, le parti s'avère stratégiquement et tactiquement plus désorienté, embarrassé et dérouté qu'il ne l'a jamais été.
Pour expliquer la contradiction dans laquelle est tombé le Parti Communiste allemand, comme la majorité des autres sections de l'Internationale Communiste, mais beaucoup plus profondément qu'elles, prenons la comparaison la plus simple. Pour sauter une barrière, il faut d'abord prendre son élan en courant. Plus la barrière est haute, plus il importe de commencer à courir à temps, ni trop tard ni trop tôt, pour atteindre l'obstacle avec la force nécessaire. Cependant, depuis février 1928, et surtout depuis juin 1929, le Parti communiste allemand n'a fait que prendre son élan. Il n'y a rien d'étonnant à ce que le parti ait commencé à s'essouffler et à traîner des pieds. L'Internationale Communiste donna enfin un ordre :"ralentissez !". Mais à peine le parti hors d'haleine avait-il retrouvé une allure plus normale, qu'apparemment surgissait devant lui une barrière non imaginaire, bien réelle, qui risquait d'exiger un saut révolutionnaire. La distance suffirait-elle pour prendre de l'élan ? Fallait-il renoncer au tournant et le remplacer par un contre-tournant ? - telles sont les questions tactiques et stratégiques qui se posent au parti allemand dans toute leur acuité.
Pour que les cadres dirigeants du parti soient à même de trouver une réponse correcte à ces questions, ils doivent avoir la possibilité d'apprécier le chemin à suivre, en liaison avec l'analyse de la stratégie des dernières années et de ses conséquences, telles qu'elles sont apparues aux élections. Si, faisant contrepoids à cela, la bureaucratie réussissait par ses cris de victoire à étouffer la voix de l'autocritique politique, le prolétariat serait inévitablement entraîné dans une catastrophe plus effroyable que celle de 1923.
7. Les variantes possibles du développement ultérieur[modifier le wikicode]
La situation révolutionnaire, qui pose au prolétariat le problème immédiat de la conquête du pouvoir, est composée d'éléments objectifs et subjectifs, qui sont liés entre eux et se conditionnent mutuellement dans une large mesure. Mais cette interdépendance est relative. La loi du développement inégal s'applique aussi entièrement aux facteurs de la situation révolutionnaire. Le développement insuffisant de l'un d'eux peut conduire à l'alternative suivante : soit la situation révolutionnaire ne parviendra même pas à l'explosion et se résorbera, soit, parvenue à l'explosion, elle se terminera par la défaite de la classe révolutionnaire. Quelle est, à cet égard, la situation en Allemagne aujourd'hui ?
1 . Nous sommes indubitablement en présence d'une crise nationale profonde (économie, situation internationale). La voie normale du régime parlementaire bourgeois n'offre aucune issue.
2 . La crise politique de la classe dominante et de son système de gouvernement est absolument incontestable. Ce n'est pas une crise parlementaire mais la crise de la domination de classe de la bourgeoisie.
3 . Cependant la classe révolutionnaire est encore profondément divisée par des contradictions internes. Le renforcement du parti révolutionnaire au détriment du parti réformiste en est à son tout début et se produit, pour le moment encore, à un rythme qui est loin de correspondre à la profondeur de la crise.
4 . Dés le début de la crise, la petite bourgeoisie a occupé une position qui menace le système actuel de domination du capital, mais qui est en même temps mortellement hostile à la révolution prolétarienne.
En d'autres termes, nous sommes en présence des conditions objectives fondamentales de la révolution prolétarienne; une de ses conditions politiques existe (l'état de la classe dirigeante); l'autre condition politique (l'état du prolétariat) ne fait que commencer à évoluer dans le sens de la révolution, mais, du fait de l'héritage du passé, ne peut pas évoluer rapidement; enfin, la troisième condition politique (l'état de la petite bourgeoisie) penche non du côté de la révolution prolétarienne mais du côté de la contre-révolution bourgeoise. Cette dernière condition n'évoluera dans un sens favorable que si des changements radicaux interviennent au sein même du prolétariat, c'est-à-dire si la social-démocratie est liquidée politiquement Nous sommes confrontés ainsi à une situation profondément contradictoire. Certaines de ses composantes mettent à l'ordre du jour la révolution prolétarienne; mais d'autres excluent toute possibilité de victoire dans une période très proche, car elles impliquent une profonde modification préalable du rapport des forces politiques.
Théoriquement, on peut imaginer certaines variantes dans l'évolution ultérieure de la situation actuelle en Allemagne ces variantes dépendent autant de causes objectives, dont la politique des ennemis de classe, que de l'attitude du parti communiste lui-même. Indiquons schématiquement quatre variantes possibles du développement.
1 . Le parti communiste effrayé par sa propre stratégie (la troisième période), avance à tâtons, avec la plus grande prudence, en cherchant à éviter toute action risquée; il laisse échapper sans combat une situation révolutionnaire. Ce sera, la répétition sous une autre forme de la politique de Brandler en 1921-1923. Les brandlériens et les semi-brandlériens l'intérieur et à l'extérieur du parti pousseront dans cette direction, qui reflète la pression de la social-démocratie.
2 . Sous l'influence de son succès aux élections, le parti effectue, au contraire, un tournant brutal à gauche, se lançant dans une lutte directe pour le pouvoir et, devenu le parti d'une minorité active, subit une défaite catastrophique. Le fascisme, l'agitation criarde et imbécile de l'appareil, qui n'élève en rien la conscience des masses, mais au contraire l'obscurcit, le désespoir et l'impatience d'une partie de la classe ouvrière, et surtout de la jeunesse en chômage, tout cela pousse dans cette direction.
3 . Il est possible aussi que la direction, sans renoncer à quoi que ce soit, s'efforce de trouver empiriquement une voie intermédiaire entre les deux premières variantes et accomplisse ainsi une nouvelle série d'erreurs; mais elle mettra tant de temps à surmonter la méfiance des masses prolétariennes et semi-prolétariennes que, pendant ce même temps, les conditions objectives auront le temps d'évoluer dans un sens défavorable pour la révolution, cédant la place à une nouvelle période de stabilisation. Le parti allemand est poussé avant tout dans cette direction éclectique, qui allie un suivisme général à un aventurisme dans des cas particuliers, par la direction stalinienne de Moscou qui redoute de prendre une position claire et se prépare à l'avance un alibi, c'est-à-dire la possibilité de rejeter sur les "exécutants" la responsabilité, à droite ou à gauche selon les résultats. C'est une politique que nous connaissons bien, qui sacrifie les intérêts historiques internationaux du prolétariat aux intérêts de "prestige" de la direction bureaucratique. Les présupposés théoriques d'une telle orientation sont déjà donnés dans la Pravda du 16 septembre.
4 . Terminons par la variante la plus favorable ou plus exactement la seule favorable : grâce à l'effort de ses éléments les meilleurs et les plus conscients, le parti allemand se rend pleinement compte de toutes les contradictions de la situation actuelle. Par une politique juste, audacieuse et souple, le parti a encore le temps, à partir de la situation actuelle, d'unir la majorité du prolétariat et d'obtenir que les masses semi-prolétariennes et les couches les plus exploitées de la petite bourgeoisie changent de camp. L'avant-garde prolétarienne en tant que dirigeant de la nation des travailleurs et des opprimés, accède à la victoire. La tâche des bolcheviks-léninistes (de l'Opposition de gauche) est d'aider le parti à orienter sa politique dans cette voie.
Il serait tout à fait inutile de chercher à deviner laquelle de ces variantes a le plus de chances de se réaliser dans une proche période. C'est en luttant et non en se livrant à des conjectures qu'on résout de telles questions.
Une lutte idéologique implacable contre la direction centriste de l'Internationale Communiste est un élément indispensable de ce combat. Moscou a déjà donné le signal d'une politique de prestige bureaucratique, qui couvre les erreurs passées et prépare les erreurs de demain, par ses cris hypocrites sur le nouveau triomphe de la ligne.
Tout en exagérant de façon invraisemblable la victoire du parti, en minimisant de façon non moins invraisemblable les difficultés et en interprétant même le succès des fascistes comme un facteur positif de la révolution prolétarienne, la Pravda émet cependant une petite réserve. "Les succès du parti ne doivent pas lui tourner la tête." La politique perfide de direction stalinienne est ici encore fidèle à elle-même. L'analyse de la situation est faite dans l'esprit de l'ultra-gauchiste non critique. Ce qui pousse consciemment le parti sur la voie de l'aventurisme. En même temps, Staline se prépare un alibi avec la phrase rituelle sur "le vertige du succès". C'est précisément cette politique à courte vue et sans scrupule qui peut perdre la révolution allemande.
8. Où est l'issue ?[modifier le wikicode]
Ci-dessus, nous avons donné une analyse sans aucune enjolivure ni indulgence des difficultés et des dangers qui relèvent entièrement de la sphère politique subjective; ils découlent principalement des erreurs et des crimes de la direction des épigones et, aujourd'hui, compromettent manifestement la nouvelle situation révolutionnaire qui, à notre avis, est en train de se créer. Les fonctionnaires soit ignoreront notre analyse, soit renouvelleront leurs stocks d'injures. Mais il ne s'agit pas de ces fonctionnaires incurables, mais du sort du prolétariat allemand. Dans le parti, y compris dans l'appareil, il y a bon nombre de gens qui observent et réfléchissent, et que le caractère aigu de la situation forcera à réfléchir demain avec une intensité redoublée. C'est à eux que nous destinons notre analyse et nos conclusions.
Toute situation de crise contient des facteurs importants d'indétermination. Les états d'esprit, les opinions et les forces, aussi bien hostiles qu'alliées, se forment dans le processus même de la crise. Il est impossible de les prévoir à l'avance de façon mathématique. Il faut les mesurer dans la lutte, par la lutte, et apporter à sa politique les corrections nécessaires en se fondant sur ces mesures tirées de la vie.
Peut-on estimer à l'avance la force de la résistance conservatrice des ouvriers sociaux-démocrates ? Non. A la lumière des événements des dernières années cette force apparaît gigantesque. Mais le fond du problème est que la politique erronée du parti, qui a trouvé son expression la plus achevée dans la théorie absurde du social-fascisme, est ce qui a le plus favorisé la cohésion de la social-démocratie. Pour mesurer la capacité réelle de résistance de la social-démocratie, il faut trouver un autre instrument de mesure, c'est-à-dire que les communistes se donnent une tactique correcte. Si cette condition est remplie - et ce n'est pas une mince condition - on découvrira à relativement court terme, à quel point la social-démocratie est rongée de l'intérieur.
Ce qui a été dit ci-dessus s'applique également au fascisme, mais sous une autre forme. Il s'est développé dans des conditions différentes, grâce au levain de la stratégie zinovievo-stalinienne. Quelle est sa force offensive ? Quelle est sa stabilité ? A-t-il atteint son point culminant, comme nous l'affirment les optimistes de profession, ou en est-il seulement à ses premiers pas ? Il est impossible de le prédire mécaniquement. On ne peut le déterminer qu'à travers l'action. C'est précisément à l'égard du fascisme, qui est un rasoir dans les mains de l'ennemi de classe, qu'une politique erronée du parti communiste peut, dans un délai très court, conduire à un résultat fatal. Par ailleurs, une politique juste peut - il est vrai à beaucoup plus long terme - miner les positions du fascisme.
Lors des crises du régime, le parti révolutionnaire est beaucoup plus fort dans la lutte de masse extra-parlementaire, que dans le cadre du parlementarisme. A une seule condition cependant : qu'il comprenne correctement la situation et qu'il soit capable de lier pratiquement les besoins réels des masses aux tâches de la conquête du pouvoir. Actuellement, tout se ramène à cela.
Aussi ce serait une très grave erreur de ne voir dans situation allemande actuelle que des difficultés et des dangers. Non, la situation offre également d'énormes possibilités à condition qu'elle soit analysée en profondeur et utilisée directement.
Que faut-il pour cela ?
1 . Un tournant forcé "à droite", alors que la situation évolue "à gauche", demande un examen attentif, consciencieux et habile de l'évolution ultérieure des autres composantes de la situation.
Il faut rejeter immédiatement l'opposition abstraite entre méthodes de la deuxième et de la troisième période. Il faut prendre la situation comme elle est, avec toutes ses contradictions et dans la dynamique vivante de son développement. Il faut s'adapter attentivement aux changements réels de cette situation, et agir sur elle dans le sens de son développement effectif et non par complaisance pour les schémas de Molotov ou Kuusinen.
S'orienter dans la situation est la tâche la plus difficile la plus importante. On ne peut s'en acquitter par des méthodes bureaucratiques. Les statistiques, aussi importantes soient-elles sont insuffisantes pour cet objectif. Il faut être quotidiennement à l'écoute en profondeur du prolétariat et des travailleurs en général. Il faut non seulement mettre en avant des mots d'ordre vitaux et entraînants, mais aussi se soucier de la manière dont ils sont repris par les masses. Seul un parti qui a partout des dizaines de milliers d'antennes, qui recueille leurs témoignages, qui examine tous les problèmes et qui élabore activement une position collective, peut atteindre un tel objectif.
2 . Le fonctionnement interne du parti est indissolublement lié à ce problème. Des gens désignés par Moscou indépendamment de la confiance ou de la méfiance du parti à leur égard, ne peuvent mener les masses à l'assaut de la société capitaliste. Plus le régime actuel du parti est artificiel, plus profonde sera la crise au jour et à l'heure de la décision. De tous les "tournants", le plus urgent et le plus nécessaire concerne le régime interne du parti. C'est une question de vie ou de mort.
3 . Le changement du régime du parti est une condition mais aussi une conséquence du changement d'orientation. L'un est impensable sans l'autre. Le parti doit s'arracher à cette atmosphère hypocrite, conventionnelle, où l'on passe sous silence les idéaux réels et où l'on glorifie des valeurs fictives, en un mot à l'atmosphère pernicieuse du stalinisme, qui est le résultat non pas d'une influence idéologique et politique, mais d'une grossière dépendance matérielle de l'appareil et des méthodes de commandement qui en découlent.
Pour arracher le parti à sa prison bureaucratique, il est indispensable de vérifier globalement la "ligne générale" de la direction allemande, depuis 1923 et même depuis les journées de mars 1921. L'opposition de gauche a donné, dans une série de documents et de travaux théoriques, son appréciation sur toutes les étapes de la politique officielle funeste de l'Internationale Communiste. Cette critique doit devenir un des acquis du parti. Il ne réussira pas à l'éluder ni à la passer sous douce. Le parti ne s'élèvera pas à la hauteur de ses tâches grandioses sans une libre appréciation de son présent à lumière de son passé.
4 . Si le parti communiste, malgré des conditions extraordinairement favorables, s'est révélé impuissant à ébranler sérieusement l'édifice social-démocrate avec la formule du "social-fascisme", par contre le fascisme réel menace maintenant ce même édifice non avec les formules purement verbales d'un radicalisme fictif, mais avec les formules chimiques des explosifs. Pour vraie que soit l'affirmation selon laquelle la social-démocratie a préparé par toute sa politique l'épanouissement du fascisme, il n'en reste pas moins vrai que le fascisme une menace mortelle surtout pour cette même social-démocratie, dont toute la splendeur est indissolublement liée aux formes et aux méthodes de l'état démocratique, parlementaire et pacifiste.
Il ne fait aucun doute que les dirigeants de la social-démocratie et une mince couche de l'aristocratie ouvrière préfère en dernière instance une victoire du fascisme à la dictature révolutionnaire du prolétariat. Mais précisément, l'imminence de ce choix est à l'origine des immenses difficultés que connaît la direction social-démocrate face à ses propres ouvriers La politique de front unique des ouvriers contre le fascisme découle de toute la situation. Elle offre au parti communiste d'énormes possibilités. Mais la condition du succès réside dans l'abandon de la pratique et de la théorie du "social-fascisme" dont la nocivité devient dangereuse dans les conditions actuelles.
La crise sociale provoquera inévitablement de profondes fissures dans l'édifice social-démocrate. La radicalisation des masses touchera également les ouvriers sociaux-démocrates bien avant qu'ils cessent d'être des sociaux-démocrates. Il nous faudra inévitablement conclure avec les différentes organisations et fractions sociales-démocrates des accords contre le fascisme, en posant aux dirigeants des conditions précises devant les masses. Seuls des opportunistes apeurés, alliés de Tchang-Kaï-Chek et Wan-Jing-Weï, peuvent se lier les à l'avance contre ces accords par une obligation formelle. Il faut abandonner les déclarations creuses des fonctionnaires contre le front unique, pour revenir à la politique unique telle qu'elle fut formulée par Lenine et toujours appliquée par les bolcheviks, et tout particulièrement en 1917.
5 . Le problème du chômage est l'un des éléments les plus importants de la crise politique actuelle. La lutte contre la capitaliste et pour la journée de travail de 7 heures reste toujours à l'ordre du jour. Mais seul le mot d'ordre de coopération large et systématique avec l'URSS peut porter cette lutte à la hauteur des tâches révolutionnaires. Dans sa déclaration programmatique pour les élections, le Comité central du parti allemand déclare qu'après leur arrivée au pouvoir les communistes mettront au point une coopération avec l'URSS. Cela ne fait aucun doute. Mais il faut pas opposer la perspective historique aux tâches politiques de l'heure. C'est dès aujourd'hui qu'il faut mobiliser ouvriers et, en premier lieu, les chômeurs, sous le mot de large coopération économique avec la République des Soviets. Le Gosplan de l'URSS doit élaborer avec la participation des communistes et des spécialistes allemands, un plan de coopération économique qui, partant du chômage se développe en une coopération générale, englobant les principales branches de l'économie. Le problème n'est pas de promettre une réorganisation de l'économie après la prise du pouvoir, mais d'arriver au pouvoir. Le problème n'est pas promettre une coopération entre l'Allemagne soviétique mais de gagner aujourd'hui les masses à cette coopération en la liant étroitement à la crise et au chômage et en développant en un plan gigantesque de réorganisation sociale des deux pays.
6 . La crise politique en Allemagne remet en question le régime que le traité de Versailles a instauré en Europe. Le Comité central du Parti Communiste allemand dit qu'une fois au pouvoir, le prolétariat allemand liquidera les documents de Versailles. Et c'est tout? L'abolition du traité Versailles serait ainsi la plus haute conquête de la révolution prolétarienne ! Par quoi sera-t-il remplacé? Cette manière négative de poser le problème rapproche le parti des nationaux-socialistes. Etats unis soviétiques d'Europe, voilà le seul mot d'ordre correct apportant une solution au morcellement de l'Europe, qui menace non seulement l'Allemagne mais aussi l'Europe entière d'une décadence économique et culturelle totale.
Le mot d'ordre d'unification prolétarienne de l'Europe en même temps une arme très importante dans la lutte contre le chauvinisme abject des fascistes, contre leur croisade contre la France. La politique la plus dangereuse et la plus incorrecte est celle qui consiste à s'adapter passivement à l'ennemi, à se faire passer pour lui. Aux mots d'ordre de désespoir national et de folie nationale, il faut opposer les mots d'ordre qui proposent une solution internationale. Mais pour cela, il est indispensable de nettoyer le parti du poison du national-socialisme dont l'élément essentiel est la théorie du socialisme dans seul pays.
Pour condenser tout ce qui a été dit ci-dessus en une formule simple, posons la question de la manière suivante : la tactique du Parti Communiste allemand doit-elle, dans la période immédiate, être placée sous le signe de l'offensive ou la défensive ? A cela nous répondons : de la défensive.
Si l'affrontement avait lieu aujourd'hui, conséquence de l'offensive du parti communiste, l'avant-garde prolétarienne se briserait contre le bloc constitué par l'Etat et le fascisme, la majorité de la classe ouvrière se cantonnant dans une neutralité craintive et perplexe, la petite bourgeoisie, quant à elle soutenant dans sa majorité directement le fascisme.
Une position défensive implique une politique de rapprochement avec la majorité de la classe ouvrière allemande et le front unique avec les ouvriers sociaux-démocrates et sans parti contre le danger fasciste.
Nier ce danger, le minimiser, le traiter à la légère est le plus grand crime que l'on puisse commettre aujourd'hui contre la révolution prolétarienne en Allemagne.
Que va "défendre" le parti communiste ? La constitution de Weimar ? Non, nous laissons ce soin à Brandler. Le parti communiste doit appeler à la défense des positions matérielles et intellectuelles que la classe ouvrière a déjà conquises dans l'Etat allemand. C'est le sort de ses organisations politiques et syndicales, de ses journaux et de ses imprimeries, de ses clubs et de ses bibliothèques, qui est en jeu. L'ouvrier communiste doit dire à l'ouvrier social-démocrate : "La politique de nos partis est inconciliable; mais si les fascistes viennent cette nuit détruire le local de ton organisation, je viendrai à ton aide, les armes à la main. Promets-tu au cas où ce même danger menacerait mon organisation d'accourir à mon aide ?" Telle est la quintessence de la politique de la période actuelle. Toute l'agitation doit être menée dans cet esprit.
Plus nous développerons cette agitation avec persévérance, avec sérieux, avec réflexion, sans les hurlements et les forfanteries dont les ouvriers sont si las, plus les mesures organisationnelles défensives que nous allons proposer dans chaque usine, dans chaque quartier ouvrier, seront pertinentes, moins grand sera le danger que l'attaque des fascistes nous prenne au dépourvu, plus grande sera l'assurance que cette attaque soudera et non divisera les rangs des ouvriers.
En effet, les fascistes, du fait de leur succès vertigineux, du fait du caractère petit bourgeois, impatient et indiscipliné de leur armée, seront enclins à passer à l'attaque dans une proche période. Chercher à les concurrencer actuellement dans cette voie serait une mesure non seulement désespérée mais aussi mortellement dangereuse. Au contraire, plus les fascistes apparaîtront aux yeux des ouvriers sociaux-démocrates et à l'ensemble des masses travailleuses comme le camp qui attaque, plus nous aurons de chances non seulement d'écraser l'offensive des fascistes, mais aussi de passer à une contre-offensive victorieuse. La défense doit être vigilante, active et courageuse. L'état-major devra couvrir du regard tout le champ de bataille et tenir compte de tous les changements pour pas laisser passer un nouveau retournement de la situation lorsqu'il s'agira de donner le signal de l'assaut général.
Il y a des stratèges qui se prononcent toujours et dans n'importe quelles circonstances pour la défensive. Les brandlériens, par exemple, sont de ceux-là. S'étonner de ce qu'aujourd'hui encore ils parleront de défensive, serait tout à fait puéril ils le font toujours. Les brandlériens sont un des porte-voix la social-démocratie. Nous devons par contre nous rapprocher des ouvriers sociaux-démocrates sur le terrain de la défensive pour les entraîner ensuite dans une offensive décisive. Les brandlériens en sont tout à fait incapables. Lorsque le rapport de forces se modifiera de façon radicale en faveur de révolution prolétarienne, les brandlériens apparaîtront une nouvelle fois comme un poids mort et comme un frein de la révolution. C'est la raison pour laquelle une politique défensive visant au rapprochement avec les masses sociales-démocrates ne doit en aucun cas impliquer une atténuation des contradictions avec l'état-major brandlérien, derrière lequel il n'y pas et il n'y aura jamais les masses.
Dans le cadre du regroupement de forces, caractérisé ci-dessus, et les tâches de l'avant-garde prolétarienne, les méthodes de répression physique appliquées par la bureaucratie stalinienne en Allemagne et dans d'autres pays contre les bolcheviks-léninistes, prennent une signification toute particulière. C'est un service direct rendu à la police sociale-démocrate et aux troupes de choc du fascisme. En contradiction totale avec les traditions du mouvement révolutionnaire prolétarien, ces méthodes répondent parfaitement à la mentalité des bureaucrates petits bourgeois, qui tiennent à leur salaire garanti d'en haut et qui craignent de le perdre avec l'irruption de la démocratie à l'intérieur du parti. Les infamies des staliniens doivent faire l'objet d'un large travail d'explication, le plus concret possible, visant à démasquer le rôle des fonctionnaires les plus indignes de l'appareil du parti. L'expérience de l'URSS et d'autres pays prouve que ceux qui luttent avec la plus grande frénésie contre l'opposition de gauche, sont de tristes sires qui ont absolument besoin de dissimuler à la direction leurs fautes et leurs crimes : dilapidation des fonds communs, abus de fonction, ou tout simplement incapacité totale. Il est tout à fait clair que la dénonciation des exploits brutaux de l'appareil stalinien contre les bolcheviks-léninistes sera d'autant plus couronnée de succès que nous développerons plus largement notre agitation générale sur la base des tâches exposées ci-dessus.
Si nous avons examiné le problème du tournant tactique de l'Internationale Communiste uniquement à la lumière de la situation allemande c'est parce que la crise allemande place le Parti communiste allemand une nouvelle fois au centre de l'attention de l'avant-garde prolétarienne mondiale, et parce qu'à la lumière de cette crise tous les problèmes apparaissent avec le plus grand relief. Il ne serait pas difficile de montrer que ce qui est dit ici s'applique, plus moins, aussi aux autres pays.
En France, toutes les formes prises par la lutte des classes depuis la guerre ont un caractère infiniment moins aigu et décisif qu'en Allemagne. Mais les tendances générales du développement sont les mêmes, sans parler, bien évidemment, de la dépendance directe qui lie le sort de la France à celui de l'Allemagne. Les tournants de l'Internationale Communiste ont en tout cas un caractère universel. Le Parti Communiste français, proclamé par Molotov dès 1928 premier candidat pouvoir, a mené ces deux dernières années une politique tout à fait suicidaire. Il n'a pas vu en particulier l'essor économique. Un tournant tactique fut annoncé en France au moment où la remontée économique cédait la place à une crise. Ainsi les mêmes contradictions, les mêmes difficultés et les mêmes tâches, dont nous avons parlé à propos de l'Allemagne, sont aussi à l'ordre du jour en France.
Le tournant de l'Internationale Communiste, en liaison avec le tournant de la situation, place l'Opposition communiste de gauche devant des tâches nouvelles et extrêmement importantes. Ses forces sont réduites. Mais chaque courant se développe parallèlement à ses tâches. Les comprendre clairement, c'est posséder un des gages les plus importants de la victoire.